120 V 481
67. Arrêt du 13 octobre 1994 dans la cause F. contre ASSURA,
Caisse-maladie et accidents et Tribunal arbitral des assurances,
Genève
A.- Alors qu'elle bénéficiait d'un congé de maternité, le docteur
F., médecin-assistante à la Permanence X, rédigea le 21 juin 1988, à
l'intention de Dame P., sur une feuille à l'en-tête de la Permanence,
une ordonnance par laquelle elle prescrivait à Véronique P., née en
1984, fille de la prénommée, une cure de Somatonorm - médicament
favorisant la croissance des enfants - pour une durée de six mois, à
raison de trois flacons de 2 mg par semaine, soit 72 flacons au total.
En réalité, ainsi qu'elle le déclara à un inspecteur de police le 3
septembre 1990, le docteur F., qui est d'origine polonaise, savait
que le médicament n'était pas destiné à Véronique P., qu'elle n'avait
jamais examinée, mais à un enfant polonais en bas âge souffrant de
troubles de la croissance et auquel ce médicament avait été prescrit
par son médecin
Considérant en droit:
1.- a) Est litigieuse l'exclusion de la recourante du droit de
traiter les assurés de l'intimée, de leur prescrire ou de leur
fournir des médicaments, de leur prescrire ou d'appliquer des
traitements scientifiquement reconnus ou de faire des analyses. La
présente contestation n'a donc pas pour objet l'octroi ou le refus de
prestations d'assurance. Le Tribunal fédéral des assurances doit dès
lors se borner à examiner si les premiers juges ont violé le droit
fédéral, y compris par l'excès ou par l'abus de leur pouvoir
d'appréciation, ou si les faits pertinents ont été constatés d'une
manière manifestement inexacte ou incomplète, ou s'ils ont été
établis au mépris de règles essentielles de procédure (art. 132 en
corrélation avec les art. 104 let. a et b et 105 al. 2 OJ).
b) Lorsque le pouvoir d'examen du Tribunal fédéral des assurances
est limité par l'art. 105 al. 2 OJ, la possibilité d'alléguer des
faits nouveaux ou de faire valoir de nouveaux moyens de preuve est
très restreinte. Selon la jurisprudence, seules sont admissibles dans
ce cas les preuves que l'instance inférieure aurait dû réunir
d'office, et dont le défaut d'administration constitue une violation
de règles essentielles de
2.- a) En vertu de l'art. 24 LAMA, si, pour des motifs graves
tirés soit de sa personne, soit de son activité professionnelle, une
caisse conteste à un médecin, un pharmacien, un chiropraticien, une
sage-femme, un membre du personnel paramédical ou un laboratoire le
droit de traiter ses assurés, de leur prescrire ou de leur fournir
des médicaments, de leur prescrire ou d'appliquer des traitements
scientifiquement reconnus ou de faire des analyses, il appartient au
tribunal arbitral institué conformément à l'art. 25 LAMA de prononcer
l'exclusion et d'en fixer la durée.
b) L'art. 24 LAMA tend à garantir qu'un traitement médical ne
puisse être administré que par des personnes qui non seulement sont
au bénéfice des connaissances professionnelles suffisantes, mais qui
possèdent également les qualités morales voulues. La loi ne définit
pas les "motifs graves" au sens de cette disposition légale. C'est
donc à la jurisprudence et à la doctrine qu'il revient de poser les
règles y relatives (ATF 106 V 40 consid. 5a).
D'après MAURER, par "motifs graves" au sens de l'art. 24 LAMA, il
faut entendre des motifs qui ébranlent profondément le rapport de
confiance entre la caisse-maladie et l'intéressé (Schweizerisches
Sozialversicherungsrecht, vol. II, p. 376). Par exemple, en cas de
certificats médicaux destinés à l'assureur ou de notes d'honoraires
non conformes à la vérité, en particulier lorsque le médecin ment à
l'assureur, voire commet une escroquerie à son détriment (ATF 106 V
41 ad consid. 5a/aa).
L'art. 55 LAA est le pendant dans l'assurance-accidents de l'art.
24 LAMA. Selon GHELEW, RAMELET ET RITTER, sont réputés graves les
motifs qui ne permettent raisonnablement plus d'attendre de
l'assureur la prise en charge du traitement prodigué par le
dispensateur de soins incriminé (Commentaire de la loi sur
l'assurance-accidents, p. 194). Et ces auteurs de mentionner, comme
motifs justifiant l'exclusion, la violation de la législation ou de
l'éthique professionnelle, les manquements répétés et intentionnels
dans l'établissement des certificats et dans l'application des
tarifs, et d'autres actes pénalement punissables réprimés par les
art. 112 ss LAA.
3.- En l'espèce, la question de la qualification en droit pénal du
comportement de la recourante peut dès lors rester indécise.
Contrairement à ce qu'a laissé entendre la recourante lors de
l'audience du 14 juin 1993 devant le tribunal arbitral, celle-ci
savait, lorsqu'elle a établi l'ordonnance litigieuse du 21 juin 1988,
que Véronique P. était la fille de Dame P. A cet égard, ses premières
déclarations à la police sont parfaitement claires. Au demeurant, il
est invraisemblable qu'elle n'ait pas remarqué la concordance des
noms de famille de Dame P. et de l'enfant auquel la cure de
Somatonorm était apparemment prescrite.
La recourante sachant que Véronique P. était le nom de la fille de
Dame P., elle savait donc aussi que l'indication de ce nom sur
l'ordonnance n'était qu'un stratagème suggéré par ses deux
interlocutrices, sous le prétexte d'éviter des difficultés avec le
pharmacien.
Or, sur le vu de la quantité prescrite, la recourante devait se
demander si les deux femmes qui s'adressaient à elle étaient en
mesure de payer directement au pharmacien le prix élevé du
médicament. Elle ne pouvait non plus ignorer qu'en établissant une
ordonnance au nom de l'enfant Véronique P., domiciliée chez sa mère,
à Genève, elle courait le risque qu'on abuse de sa bonne foi pour
tenter d'obtenir des prestations indues de la caisse. Pourtant, elle
n'a pris aucune précaution et a fait preuve d'une légèreté et d'une
imprudence incompatibles avec ses devoirs de médecin.
En d'autres termes, en tant que médecin praticien, connaissant ou
devant connaître le fonctionnement de l'assurance-maladie en Suisse
et notamment le système du tiers payant qui est appliqué à la prise
en charge des
4.- S'agissant de la mesure de la sanction, il convient
d'appliquer le principe de proportionnalité (ATF 106 V 43 consid.
5c). En faveur de la recourante, on doit retenir qu'elle a agi par
commisération et dans un but désintéressé, sans se douter,
apparemment, que son ordonnance serait utilisée de manière abusive
par Dame P., pour tenter de faire payer le médicament à l'intimée.
Par ailleurs, la caisse n'a, grâce à la diligence dont a fait preuve
l'une de ses employées, subi aucun dommage puisqu'elle n'a pas eu à
payer le prix élevé du médicament fourni par le pharmacien.
Le jugement attaqué est erroné dans la mesure où il paraît se
fonder essentiellement sur la violation des devoirs de la recourante
à l'égard du malade qui a finalement bénéficié du traitement
médicamenteux. Or, cela relève, le cas échéant, d'une autre procédure
disciplinaire. La sanction de l'art. 24 LAMA est destinée à protéger
les caisses-maladie et non pas les assurés - si ce n'est de manière
indirecte - contre les fautes et les abus des fournisseurs de soins.
En outre, il n'appartient pas aux organes d'exécution de la LAMA, y
compris le tribunal arbitral de l'art. 25 LAMA, de réprimer
d'éventuels manquements à la déontologie médicale.
Il faut enfin tenir compte du fait que l'exclusion n'est prononcée
que pour les assurés d'ASSURA et que les patients soignés par la
recourante qui sont assurés auprès d'autres caisses ne sont pas
concernés.
Une exclusion de six mois paraît dès lors appropriée à l'ensemble
des circonstances.
5.- (Frais et dépens)