120 Ib 390
54. Extrait de l'arrêt de la IIe Cour de droit public du 20 octobre
1994 dans la cause Willy Cretegny-Dupraz contre Conseil d'Etat du
canton de Genève (recours de droit administratif et recours de droit
public).
A.- Willy Cretegny-Dupraz exerce la profession de
viticulteur-encaveur et exploite le Domaine de la Devinière à
Satigny. Il écoule sa production soit par la vente directe dans sa
cave, soit par l'intermédiaire de revendeurs.
Le 6 août 1991, Willy Cretegny-Dupraz a sollicité auprès du
Département de justice et police du canton de Genève (ci-après: le
département) une patente pour étalage en vue de vendre sur les
marchés le vin issu de sa production. Par décision du 30 août 1991,
le département a refusé l'octroi de cette patente en se fondant sur
l'art. 19 de la loi genevoise du 27 octobre 1923 sur l'exercice des
professions ou industries permanentes, ambulantes et temporaires (en
abrégé: LPAT) qui selon lui exclut expressément les vins, spiritueux
et alcools des denrées pouvant faire l'objet d'un commerce ambulant
(art. 5 LPAT) ou temporaire (art. 6 LPAT), étant précisé que parmi
les professions temporaires se trouve l'étalage, c'est-à-dire
l'ouverture temporaire d'un débit de marchandises installé sur la
voie publique (art. 6 al. 1 lettre b LPAT).
Par arrêté du 23 décembre 1992, le Conseil d'Etat a rejeté un
recours formé par Willy Cretegny-Dupraz contre la décision précitée
au motif que l'interdiction de vendre du vin sur les marchés
découlait directement de l'art. 32quater al. 6 Cst. Le gouvernement
cantonal a expressément substitué cette motivation à celle du
Département de justice et police qui s'était fondé sur la législation
cantonale pour refuser l'autorisation sollicitée.
Agissant par la voie du recours de droit administratif, Willy
Cretegny-Dupraz conclut à l'annulation de l'arrêté pris le 23
décembre 1992 par le Conseil d'Etat et à ce qu'il soit autorisé à
vendre sur les marchés du canton de Genève le vin issu de sa
production. Il allègue notamment une violation de l'art. 32quater al.
6 Cst.
Parallèlement, Willy Cretegny-Dupraz a déposé un recours de droit
public contre le même acte.
Le Juge délégué a interpellé le Conseil d'Etat sur le point de
savoir s'il y avait cas échéant matière à appliquer en l'espèce la
loi genevoise du 12
Extrait des considérants:
3.- a) Bien que la patente ait été demandée selon la procédure
prévue par le droit cantonal, le Conseil d'Etat s'est fondé
exclusivement sur le droit fédéral pour la refuser, soit sur l'art.
32quater al. 6 Cst. Il a même exclu expressément l'application en
l'espèce de la loi cantonale sur la vente à l'emporter des boissons
alcooliques et, comme motif de refus, a substitué l'art. 32quater al.
6 Cst. au fondement que le département voulait trouver à l'art. 19
LPAT. Dans ces conditions, il s'agit bien d'une décision fondée sur
le droit fédéral (WALTER KÄLIN/MARKUS MÜLLER, Vom ungeklärten
Verhältnis zwischen Verwaltungsgerichtsbeschwerde und
staatsrechtlicher Beschwerde, ZBl 1993/94, p. 439 et 448; ALOIS
PFISTER, Staatsrechtliche und Verwaltungsgerichts-Beschwerde:
Abgrenzungsschwierigkeiten, RJB 1985/121, p. 549/550).
Mais la voie du recours de droit administratif n'est ouverte, selon
l'art. 97 OJ, que contre les décisions au sens de l'art. 5 PA (RS
172.021) fondées sur le droit public fédéral, par quoi on entend en
principe le droit administratif fédéral (ATF 118 Ia 118 consid. 1b p.
121; ALFRED KÖLZ/ISABELLE HÄNER, Verwaltungsverfahren und
Verwaltungsrechtspflege des Bundes, Zurich 1993, n. 224 et 225, p.
136/137; KÄLIN/MÜLLER, op.cit., p. 439). Il est vrai qu'en principe
le droit constitutionnel ne ressortit pas au droit administratif
fédéral. Cependant, une disposition de la Constitution fédérale -
pour autant qu'il ne s'agisse pas d'un droit constitutionnel des
citoyens-- entre dans la catégorie du droit public fédéral au sens de
l'art. 5 PA lorsqu'elle relève, par son objet, du droit administratif
et régit une matière de façon suffisamment précise pour être
immédiatement appliquée (PIERRE MOOR, Droit administratif, vol. II,
Berne 1991, p. 142). Tel est bien le le cas en l'espèce.
4.- Parmi les boissons spiritueuses (geistige Getränke) visées à
l'art. 32quater Cst. figure le vin (AUBERT, op.cit., n. 13 ad art.
32quater). Les boissons spiritueuses au sens de l'art. 32quater Cst.
ne se recoupent donc pas exactement avec les spiritueux au sens de
l'art. 390 de l'ordonnance du 26 mai 1936 sur les denrées
alimentaires et les objets usuels (ODA; RS 817.02), qui sont des
produits alcooliques obtenus par distillation (alcool de bouche, eau
de vie, liqueur ...). Du reste, dans le texte allemand de l'art. 390
ODA, il n'est pas question de "geistige Getränke" mais de
"Spirituosen".
5.- Le recourant soutient que l'interdiction incriminée serait
contraire à l'art. 32quater al. 4 2ème phrase Cst., d'après lequel
"les producteurs de vin et de cidre peuvent sans autorisation et sans
payer de droit, vendre le produit de leur propre récolte par
quantités de 2 l ou plus". Toutefois, il faut considérer que l'al. 6
de l'art. 32quater Cst., qui prohibe le colportage et les autres
modes de vente ambulante des boissons spiritueuses, vin compris, est
une disposition spéciale par rapport à l'alinéa 4. Autrement dit, la
liberté garantie aux producteurs de vin selon l'art. 32quater al. 4
2ème phrase Cst. ne s'étend pas au colportage et
6.- L'art. 32quater al. 6 Cst. a la teneur suivante dans les trois
langues officielles:
"Le colportage et les autres modes de vente ambulante des boissons
spiritueuses sont interdits."
"Das Hausieren mit geistigen Getränken sowie ihr Verkauf im
Umherziehen
sind untersagt."
"Per le bevande spiritose sono vietati il commercio ambulante e
ogni
forma di vendita girovaga."
La vente sur les marchés n'est pas du colportage au sens étroit,
par quoi l'on entend la vente au détail de produits que le marchand
porte avec lui et offre de maison en maison (ULRICH LUDER, Der
Hausierhandel im schweizerischen Recht, thèse Zurich 1945, p. 38 ss).
Dans une acception un peu plus large (LUDER, op.cit., p. 48), le
colportage comprend également la vente sur les routes et places, le
cas échéant avec un stand facilement amovible (sur la question de
l'assimilation de la vente par camion au colportage au sens large,
cf. LUDER, op.cit., p. 48 ss). Mais il s'agit toujours d'un marchand
qui se rend de façon continue de place en place. Si ces formes de
distribution tombent sous le coup de la notion de colportage ou de
vente ambulante au sens de l'art. 32quater al. 6 Cst., la question de
la vente sur les marchés est beaucoup plus délicate. En effet, il
s'agit d'une réunion de vendeurs dans un lieu déterminé, organisée le
plus souvent à des dates fixes et contrôlée en général par une
collectivité publique (LUDER, op.cit., p. 52). Par rapport à la vente
ambulante telle que décrite ci-dessus, le marché se différencie par
cette organisation; de plus, si les commerçants viennent au marché,
ils ne s'y déplacent pas à l'intérieur pour solliciter la clientèle
mais attendent celle-ci à l'emplacement qui leur est attribué. Il
faut dès lors par voie d'interprétation examiner si les marchés
doivent malgré tout être assimilés à une vente ambulante.
7.- Reste à déterminer si d'autres dispositions du droit fédéral
s'opposent à la délivrance de l'autorisation sollicitée.
a) L'art. 31 al. 1 ODA interdit le colportage proprement dit de
denrées alimentaires, soit l'offre de maison en maison de
marchandises que le vendeur porte avec lui. L'art. 31 al. 3 ODA
traite des autres modes de vente ambulante, notamment la vente sur la
voie publique, pour réserver les mesures de police sanitaire des
cantons. Même si la notion de vente ambulante est ici large et peut
viser la vente sur les marchés, il ne s'agit pas d'une interdiction.
De plus, le fait que le terme de vente ambulante soit ici pris dans
un sens large n'est pas déterminant pour le problème des boissons
alcooliques, qui fait l'objet de la réglementation spéciale de l'art.
367 ODA.
Dans les mêmes termes que ceux de l'art. 32quater al. 6 Cst.,
l'art. 367 al. 2 ODA interdit "le colportage, ainsi que la vente
ambulante des boissons visées dans le présent chapitre", soit en
particulier le vin. Toutefois, selon l'art. 367 al. 1 ODA, "aucune
vente sur la voie publique (dans les gares, etc.) ou aux enchères ni
aucune vente forcée d'une des boissons visées dans le présent
chapitre ne peuvent avoir lieu sans l'autorisation du laboratoire
officiel compétent". Cette dernière disposition - qui cite à titre
exemplatif la vente "dans les gares" - n'exclut donc pas la vente sur
les marchés. Autrement dit, la vente sur la voie publique peut être
autorisée, à l'exception du colportage et de la vente ambulante. Le
terme de vente ambulante a donc ici un sens plus étroit, puisqu'il ne
comprend pas toute vente sur la place publique. On ne peut donc
déduire des termes de l'art. 367 al. 2 ODA une interdiction de la
vente du vin sur les marchés. Il faut plutôt interpréter cette
disposition de la même manière que l'art. 32quater al. 6 Cst., soit
ne pas y voir une interdiction de vente des boissons alcooliques
concernées sur les marchés (sous réserve des dispositions cantonales
en la matière).
8.- En résumé, la décision attaquée, soit le refus de
l'autorisation sollicitée ne peut se fonder sur le droit fédéral. Le
Conseil d'Etat a exclu que le refus puisse se fonder sur la loi
cantonale de 1892 sur la vente à l'emporter des boissons alcooliques.
La situation est moins claire pour ce qui touche la loi genevoise de
1923 sur l'exercice des professions ou industries permanentes,
ambulantes et temporaires (en particulier l'art. 19 LPAT). En effet,
le Conseil d'Etat a certes substitué à la motivation du département
statuant en première instance sur la base de l'art. 19 LPAT une autre
motivation fondée sur l'application directe de l'art. 32quater al. 6
Cst. Il n'est toutefois pas certain, bien que cela soit possible,
qu'il ait voulu par là écarter l'art. 19 LPAT même pour le cas où
l'art. 32quater al. 6 Cst. ne serait pas applicable. Dès lors, point
n'est besoin de se demander si et à quelles conditions le Tribunal
fédéral pourrait cas échéant confirmer dans le cadre d'un recours de
droit administratif une décision cantonale en substituant à une règle
de droit fédéral une prescription du droit cantonal (sur le contrôle
de l'application du droit cantonal dans le cadre d'un recours de
droit administratif, cf. KÄLIN/MÜLLER, op.cit., p. 444 ss). En effet,
la situation n'étant pas claire, une substitution de motifs n'entre
de toute façon pas en ligne de compte (ATF 112 Ia 129 consid. 3c p.
135).
L'arrêté du Conseil d'Etat du 23 décembre 1992 doit en conséquence
être annulé. Il n'est en revanche pas possible d'autoriser
directement le recourant à vendre son vin sur les marchés du canton
de Genève, car il n'est pas établi que toutes les conditions que
pourrait poser le droit cantonal sont remplies, par exemple celles
découlant de la police sanitaire. Dans ces conditions, il n'est pas
non plus nécessaire d'examiner dans quelle mesure ces conditions
seraient ou non compatibles avec le droit fédéral.