République Tunisienne
Cour de cassation
Chambres réunies
Affaire n° 80956
Arrêt rendu en date du 11-04-2019
(…)
Sur le fond:
Attendu que, les recherches dans la présente affaire ont débuté suite à la réception du procureur général près de la Cour d’Appel de Tunis le 2 Novembre 2016 une dénonciation par le nommé A., un agent de sûreté ayant le grade d’inspecteur principal à l’Unité nationale de recherche sur les crimes terroristes, les crimes organisés et les crimes contre la sécurité du territoire national, dont l’objet est que son supérieur S., le directeur de l’unité, l’a convoqué durant le mois d’Octobre 2016 à l’occasion des enquêtes encourues dans une affaire terroriste. En se présentant dans le bureau de son supérieur. il a trouvé avec lui le nommé C. et une autre personne de nationalité libyenne nommé W. Il lui a demandé s’il y a une possibilité d’intervenir pour acquitter un accusé dans une affaire terroriste, nommé M. Il a su ensuite de ses collègues que S. leur a demandé aussi d’essayer d’acquitter l’accusé précité, en ajoutant que C. se rendait assez souvent à l’unité pour intervenir, vu sa relation avec ses supérieurs.
Cette dénonciation est restée sans suite jusqu’à ce que C. a été soumis sous l’assignation à résidence en vertu d’une décision rendue par le Ministre de l’Intérieur le 23 Mai 2017. Le 25 Mai 2017, le procureur général près la Cour d’Appel de Tunis, l’a transféré à la justice militaire qui s’est saisie de l’affaire.
(…)
Après avoir fini les recherches, le juge d’instruction militaire a exclu l’incident relatif à la dénonciation d’A. du cadre de la criminalisation et n’en a pas issu d’effet, vu qu’il n’y a aucune preuve sur la crédibilité de son contenu. Par ailleurs, il s’est basé sur les faits survenus le 29 février 2016, relatifs au recrutement de W. au profit de la sûreté nationale tunisienne, pour lui donner un aspect criminel. Et ce en application des dispositions de l’article 60 bis, premièrement et troisièmement et l’article 60 quater du code pénal, vu qu’il a considéré qu’il y a suffisamment de preuves de la commission d’infractions d’attentat contre la sûreté extérieure de l’Etat et de trahison, après avoir reconnu la compétence de la justice militaire pour en statuer, ce qui a été confirmé en appel par la chambre d’accusation.
Les moyens de pourvoi de l’inculpé I. :
-La Violation des règles de la compétence juridictionnelles du juge d’instruction militaire pour trancher cette affaire : Les actes aient un aspect terroriste, le pôle judiciaire de la lutte contre le terrorisme est donc seul compétent. En effet, la loi organique n° 26 de l’an 2015, octroi en vertu des articles 40, 44 et 49 le pouvoir de mettre en mouvement et d’exercer l’action publique au procureur de la république près du tribunal de première instance de Tunis. L’instruction dans ces affaires ainsi que le jugement revient aussi de la compétence exclusive des juges du pôle judiciaire de la lutte contre le terrorisme uniquement, à l’exclusion de tous les autres tribunaux judiciaires ou militaires.
En outre, les travaux du juge d’instruction militaire ont été caractérisés par les violations suivantes :
-La nullité des procédures de poursuite par la violation des dispositions de l’article 72 du CPP en ce sens que les interrogatoires ne sont pas cotés et paraphé en toutes ses pages.
-La violation des dispositions de l’article 51 du CPP, qui interdit au juge d’instruction d’instruire sur des faits non visés par la décision du ministère public, qui l’a saisi.
- La faiblesse de justification issue de l’outrage aux droits de la défense, la violation de l’article 9 de la loi n° 82-70 relative au statut général des forces de sûreté intérieure et les articles 53, 69 et 72 du CPP.
Les moyens de pourvoi de l’inculpé S. :
- La violation des règles de la compétence (l’article 49 de la loi organique n° 2015- 26 et l’article 52 du CPP) alors que le pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme est l’organe compétent.
-L’outrage aux droits de la défense issu de la violation de l’article 9 de la loi n° 82-70 relatif au statut général des forces de sûreté intérieure.
-Dépassement du juge d’instruction militaire de ce qui a été consigné au réquisitoire d’information, ce qui est une violation aux dispositions de l’article 51 du CPP.
-La violation du juge d’instruction des dispositions des articles 53, 69 et 72 du CPP.
-Déviation de la décision attaquée quant aux procédures, l’excès de pouvoirs en violant les procédures de convocation et d’interrogatoire, avec la nullité du mandat de dépôt à l’encontre d’I. et S., l’excès de pouvoirs et l’absence d’éléments matériaux et moraux des infractions.
Les moyens de pourvoi de l’inculpé C. :
- La violation du juge d’instruction militaire des règles de disjonction, vu qu’il a disjoint l’affaire relative à C., sans aucun motif légal, violant ainsi les dispositions des articles 129, 130 et 131 du CPP.
-La faiblesse de justification de la décision attaquée, l’erreur dans l’application des dispositions de l’article 60 bis premièrement du code pénal, vu que le demandeur C. a communiqué des données aux autorités sécuritaires tunisiennes et a veillé d’établir des relations entre ces autorités et certains libyens, contrairement à ce qui a été mentionné dans la décision attaquée, vu qu’il n’a pas veillé à obtenir l’un des secrets de la défense afin de le divulguer , dont les dispositions de l’article 60 bis premier et troisième du code pénal ne peuvent être appliquées sans les lier à l’article 60 quater du même code, qui a défini le secret de défense.
LA COUR
Attendu que la cour a décidé de joindre les affaires ayant les numéros suivants :81052/81057/81056/81058/81016/81014/81011 et 81012, à la présente affaire, vu l’unité de l’objet, le motif et les parties.
1-Sur la validité de la saisie :
Attendu que, l’article 273 du CPP, stipule que : « L'arrêt de cassation remet la cause en l'état où elle était avant la décision cassée, et ce, dans la limite des moyens admis.
Si, après cassation avec renvoi, la juridiction de renvoi ne se conforme pas à la décision de la cour de cassation et si un deuxième pourvoi soulevant les mêmes moyens est formé, la cour de cassation, toutes chambres réunies, tranche le conflit l'opposant à la juridiction de renvoi.
L'arrêt rendu par les chambres réunies s'impose à la juridiction de second renvoi ».
Attendu qu’il s’avère des articles susmentionnés que pour saisir les chambres réunies deux conditions doivent être fournies ; le pourvoi soulève le même motif, et la juridiction de renvoi ne se conforme pas à la décision de la cour de cassation.
Attendu que, la chambre d’accusation près la cour d’appel de Tunis, en sa qualité de juridiction de renvoi ne s’est pas conformée, en vertu de sa décision n° 10/4574, datée du 25-9-2018, à l’arrêt de la cour de cassation n° 77302, daté du 23-8-2018, en ce qui concerne la même question juridique pour laquelle la cassation a eu lieu ; l’autorité juridictionnelle compétente pour statuer sur les actes objet de poursuite.
Attendu qu’à la lumière de ce qui précède les conditions légales exigées pour saisir les chambres réunies, en application des dispositions de l’article 273 du CPP, sont réunies.
2-Sur les problématiques juridiques objet de saisie :
Attendu que, les problématiques juridiques au sein de la présente affaire se sont limitées à :
Premièrement : La description des actes attribués aux inculpés et leur fournir la qualification juridique correcte ; Sont-ils des infractions terroristes, conformément à la loi n° 2015-26 datée du 7 août 2015, dont le jugement revient à la compétence exclusive des juges du pôle judiciaire de la lutte contre le terrorisme ? ou au contraire n’ont pas un aspect terroriste et sort par leur nature du cadre de la compétence attribuée au pôle de lutte contre le terrorisme ?
Deuxièmement : A quel point il a été prouvé que l’arrêt attaqué est tombé dans la faiblesse de justification, l’erreur dans l’application de la loi et la dénaturation des faits, ainsi que la méconnaissance de l’article 168 quater du code des procédures pénales ?
Premièrement : Sur la compétence juridictionnelle :
Attendu que, la compétence en terminologie juridictionnelle est le pourvoir octroyé par la loi à une juridiction pour trancher un litige bien déterminé, soit le cadre des affaires où elle peut exercer son autorité et les limites qui y sont reconnues face aux autres juridictions.
Attendu que, tant que le pouvoir de juger exige la réunion des conditions de la compétence d’attribution, elle est considérée d’une part une question préliminaire à déterminer et d’autre part concerne l’ordre public, qu’on ne peut dépasser, vu qu’elles portent sur le bon déroulement de la justice et l’organisation juridictionnelle de l’Etat.
Attendu que, le fait de considérer l’une des règles de compétence comme relative à l’ordre public, exige de la juridiction de la prendre en considération d’office, à n’importe quel état des procédures et à n’importe quelle phase de l’action, même pour la première fois par devant la cour de cassation qui prononce son incompétence pour statuer sur l’action, même ni l’un ou l’autre des adversaires n’y persiste.
Attendu que, vu l’effet de ces règles, la présente cour doit, avant de statuer sur le fond, déterminer l’autorité compétente pour connaitre les actes attribués aux inculpés : les juridictions militaires, conformément au point 4 de l’article 5 du code des procédures et des sanctions militaires et l’article 22 de la loi organique n° 8270, datée du 6 août 1982, portant statut général des forces de sécurité intérieure, ou le pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme, conformément aux articles 40, 41, 43 et 49 de la loi organique n° 2015-26, datée du 7 août 2015, relative à la lutte contre le terrorisme et le blanchiment d’argent.
Attendu que, pour déterminer l’autorité juridictionnelle compétente, ceci exige de préciser la qualification juridique des actes attribués aux inculpés, en les mettant dans leur cadre et circonstances, ainsi que ses conditions et les données objectives y afférentes pour savoir s’il s’agit d’infractions terroristes ou d’infractions non terroristes
(…)
Attendu que, la démarche du juge d’instruction militaire dans la lecture des faits et après lui la chambre d’accusation, mène logiquement et nécessairement - en le suivant - que le juge d’instruction militaire était saisi suite à l’incident du mois d’octobre 2016, qui l’a dépassé pour instruire un incident antérieur survenu le 29-2-2016, dont l’objet est l’inculpé C. était un intermédiaire pour rapprocher le libyen W. de la direction des services spéciaux afin de l’utiliser comme source d’informations concernant des terroristes tunisiens qui se sont enfuis en Lybie. Le nommé W. rend ses services aux autorités de sûreté chargées d’enquêter sur les crimes terroristes en échange d’acquitter des terroristes daechiens impliqués dans des affaires terroristes.
Attendu qu’indépendamment de l’établissement de ces faits et l’existence ou le défaut d’existence d’infractions punies par la loi, ces données de fait rentrent dans le cadre des dispositions de l’article 34 de la loi organique n° 201526 du 7 août 2015, qui stipule que : « Est coupable d’une infraction terroriste et puni de dix à vingt ans d’emprisonnement et d’une amende de cinquante mille à cent mille dinars, quiconque commet, intentionnellement, l’un des actes suivants :
-Renseigner, arranger, faciliter, aider, servir d’intermédiaire, organiser, par tout moyen, même gratuitement, l’entrée ou la sortie d’une personne du territoire tunisien, légalement ou clandestinement, qu’elle soit à partir des points de passage ou autres en vu de commettre l’une des infractions prévues par la présente loi.
-Divulguer, fournir ou publier, directement ou indirectement, par tout moyen, des informations au profit d’une organisation ou entente terroriste ou des personnes en rapport avec les infractions terroristes prévues par la présente loi, pour aider à commettre ou dissimuler ces infractions ou en tirer profit ou assurer l’impunité de ses auteurs… ».
Attendu que, la loi organique n° 2015 -26 datée du 7 août 2015, relative à la lutte contre le terrorisme et la répression du blanchiment d’argent est le seul cadre législatif pour la lutte contre le terrorisme, tel que stipulé par son article premier dont aucune soupçon relative à la commission d’infractions terroristes ne peut être traitée en dehors de cette loi, ce qui a été expliqué par l’article quatrième qui stipule que : « Les dispositions du code pénale, du code des procédures pénales, du code des procédures et des sanctions militaires et les textes relatifs à certaines infractions et les procédures y relatives s’appliquent sur les infractions relatives à cette loi, autant qu’elles ne s’opposent pas avec ses dispositions … », le cas échant, la loi de 2015 sera appliquée.
Attendu que, le doute de l’existence relative à la commission d’infractions terroristes, tels que prouvé par les faits exposés antérieurement, en contrepartie de l’existence de soupçon que les agents de la force intérieure ont commis des infractions portant atteinte à la sûreté intérieure ou extérieure de l’Etat pour les mêmes faits, rend de la loi organique n° 2015 -26, datée du 7 août 2015 relative à la lutte contre le terrorisme et la répression du blanchiment d’argent avancée pour être appliquée.
(…)
Attendu qu’en outre, le législateur de la loi organique n° 2015-26, datée du 7 août 2015 relative à la lutte contre le terrorisme et la répression du blanchiment d’argent s’est rendu compte de l’existence de plus qu’une seule qualification juridique sur un même fait ou sa production de deux infractions différentes (terroriste et droit commun, terroriste et militaire, terroriste et de change ou terroriste et de douane…), tel est le cas de la présente affaire. Il a attribué au pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme exclusivement, sans autres juridictions judiciaires ou militaires, la priorité de trancher les infractions terroristes et les infractions connexes commises sur le territoire national ou à l’extérieur (articles 40, 41, 49, 83 et 85) et il a imposé aux juges judiciaires et aux juges militaires de renoncer aux affaires relatives aux infractions terroristes et les infractions connexes pour le compte du pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme (article 143).
Attendu qu’en se basant sur les dispositions juridiques et les faits mentionnés, il s’avère que l’examen de l’objet de l’affaire est attribué au pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme et est exclu du cadre de la justice militaire. En foi de quoi, le procureur de la république près du tribunal de première instance de Tunis est compétent de mettre en mouvement l’action publique et de l’exercer. Cependant l’instruction- si le procureur de la république voit la nécessité d’ouvrir une information judiciaire- est assurée uniquement par les juges du pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme.
Attendu que, les chambres réunies statuant sur la présente affaire en leur qualité de cassation militaire, appliquent ce qui est stipulé par le code des procédures et des sanctions militaires et contrôle la validité des procédures et la saisie.
Attendu que, l’article 33 du code des procédures et des sanctions militaires stipule que : « Si la cour de cassation annule l’arrêt ou le jugement attaqué pour incompétence, elle prononce le renvoi devant la juridiction militaire compétente.
Si elle annule l’arrêt ou le jugement attaqué pour tout autre motif, elle renvoie l’affaire devant une juridiction militaire qui n’en a pas encore connue… ».
Attendu que, ledit article 33 a reconnu la possibilité d’annuler les jugements et les arrêts attaqués par la cour de cassation, tant qu’il lui s’avère que les faits de l’affaire ne sont pas de la compétence de la cour militaire, et dans ce cas il est nécessairement décidé de renvoyer l’affaire au tribunal compétent ; l’annulation et le renvoi sont deux conditions interdépendants.
Attendu que, l’examen de la présente affaire est de la compétence du pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme et hors de la compétence de la cour militaire, en foi de quoi, l’arrêt attaqué sera annulé et le dossier sera renvoyé au procureur de la république près du tribunal de première instance de Tunis.
Attendu que, l’annulation de la décision de la chambre d’accusation attaquée, mène à l’annulation des actes judiciaires y dérivés, y compris les mandats judiciaires.
Attendu que, tant que la cour a prononcé l’annulation de la décision de la chambre d’accusation et les actes y dérivés, y compris les mandats judiciaires, elle doit ordonner de libérer les inculpés en état d’arrestation en application des dispositions de l’article 92 du CPP. L’article 92 susvisé permet la mise en liberté « en tout état de cause à la juridiction saisie de l'affaire ».
Attendu que, le terme « juridiction saisie » était absolu, il permet donc la demande de mise en liberté même devant la cour de cassation lorsqu’elle est saisie du dossier. Cette interprétation est une bonne application non seulement de la loi mais aussi de la constitution qui a confié en son article 102 au pouvoir judiciaire de garantir sa supériorité, d’établir la justice, la souveraineté de la loi et la protection des droits et des libertés.
Deuxièmement : Sur le reste des moyens :
Attendu que, l’annulation pour l’incompétence juridictionnelle et la saisie d’une nouvelle autorité juridictionnelle compétente, ne laisse aucune obligation pour statuer sur le reste des moyens, relatifs à la faiblesse de justification, l’erreur à l’application de la loi et la dénaturation des faits.
POUR CES MOTIFS
Les chambres réunies de la Cour de Cassation a décidé d’accepter les demandes de cassation numéro 81011, 81012, 81014, 81016, 81056, 81057, 81058, 80656 et 81052 quant à la forme, et quant au fond, l’annulation de la décision de la chambre d’accusation attaquée, ainsi que tous les actes y dérivés, y compris les mandats judiciaires, à cause de l’incompétence juridictionnelle et renvoyer le dossier à monsieur le procureur de la république près du tribunal de première instance de Tunis, pour la saisie et l’exemption.