TROISIÈME SECTION
AFFAIRE CATANĂ c. ROUMANIE
(Requête no 10473/05)
ARRÊT
STRASBOURG
29 janvier 2013
DÉFINITIF
29/04/2013
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Catană c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Ján Šikuta,
Luis López Guerra,
Nona Tsotsoria,
Kristina Pardalos,
Johannes Silvis, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 janvier 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 10473/05) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet Etat, M. ConstantinCristian Catană (« le requérant »), a saisi la Cour le 14 février 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me Vasile Anton, avocat à Piatra Neamţ. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme Catrinel Brumar, du ministère des Affaires étrangères.
3. A la suite du déport de M. Corneliu Bîrsan, juge élu au titre de la Roumanie (article 28 du règlement), le président de la chambre a désigné Mme Kristina Pardalos pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 26 § 4 de la Convention et article 29 § 1 du règlement).
4. Le requérant se plaignait des mauvaises conditions de détention subies dans le dépôt de la police de Bacău, de l’absence de recours effectif pour contester sa détention provisoire, du non-respect de la présomption d’innocence et d’une atteinte à son droit au respect de sa vie privée.
5. Le 30 août 2011, la chambre a décidé de communiquer au Gouvernement les griefs tirés des articles 3, 5 § 4, 6 § 2 et 8 de la Convention et de déclarer le restant de la requête irrecevable. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Le requérant est né en 1969 et réside à Piatra Neamţ.
7. A l’époque des faits, le requérant était juge au tribunal de première instance de Piatra Neamţ. Dans une affaire pénale inscrite au rôle dudit tribunal figurait comme inculpé un certain B.C.V.
A. L’interpellation du requérant à la suite d’un flagrant délit
8. Le 18 octobre 2004, B.C.V. dénonça le requérant au siège local du Parquet national anticorruption à Bacău (« le PNA »), en indiquant que celui-ci lui avait demandé de l’argent pour rendre une décision qui lui fût favorable dans l’affaire pénale dans laquelle il était inculpé. Le PNA autorisa immédiatement l’enregistrement des conversations entre B.C.V. et le requérant. La somme d’argent que B.C.V. devait remettre au requérant fut traitée avec une substance fluorescente.
9. Le même jour, les enquêteurs surprirent le requérant en flagrant délit alors qu’il recevait l’argent de B.C.V. Après avoir été surpris en flagrant délit, le requérant fut conduit au siège du parquet. Il fut informé des accusations portées contre lui et interrogé par la suite, en présence de son avocat. Le PNA entama des poursuites pénales contre le requérant du chef de corruption passive.
B. La détention provisoire du requérant
1. Le placement du requérant en détention provisoire
10. Le 18 octobre 2004, à 23 h 50, le PNA ordonna le placement du requérant en garde à vue. Le requérant fut transféré en voiture du siège du parquet au dépôt de la police départementale de Bacău. Le requérant allègue qu’à sa sortie du siège du parquet, plusieurs représentants des médias l’auraient filmé et photographié, avant qu’il ne monte dans le véhicule, alors qu’il était menotté et entouré par des agents cagoulés.
11. Le 19 octobre 2004, à la demande du PNA, la cour d’appel de Bacău ordonna le placement du requérant en détention provisoire pour une durée de vingt-cinq jours.
2. La prolongation de la détention provisoire du requérant le 12 novembre 2004
12. Le 12 novembre 2004, le PNA demanda à la cour d’appel de Bacău de prolonger la détention provisoire du requérant. Par un arrêt rendu le même jour à 12 heures, en présence du requérant et de l’avocat que celui-ci avait choisi, la cour d’appel rejeta la demande du PNA et révoqua la mesure de détention provisoire, au motif qu’il n’y avait pas de preuves que la remise en liberté du requérant présentait un danger pour l’ordre public. La cour d’appel ordonna la remise en liberté immédiate du requérant.
13. Le même jour, à 14 h 30, le PNA forma un pourvoi en recours contre cet arrêt devant la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») de Bucarest, qui se trouvait à environ 290 km du lieu de détention du requérant. Etant donné que la base légale du maintien en détention du requérant arrivait à son terme le jour même, la Haute Cour devait rendre son jugement toujours le 12 novembre 2004.
14. La citation à comparaître à l’audience fut transmise par la Haute Cour à l’administration du lieu de détention du requérant à 19 h 47. Elle indiquait que le requérant devait comparaître devant la Haute Cour le même jour à 19 heures. A 19 h 57, l’administration du lieu de détention informa par télécopie la Haute Cour qu’en raison du délai très court, le transfert de l’intéressé ne pouvait pas avoir lieu. La citation à comparaître fut remise effectivement au requérant à 20 heures. L’avocat choisi par le requérant ne fut pas cité à comparaître.
15. La Haute Cour se réunit en audience à 21 heures afin de juger le recours du parquet. Constatant l’absence du requérant et de l’avocat qu’il avait choisi, la Haute Cour nomma un avocat commis d’office afin de représenter l’intéressé dans la procédure. Par un arrêt définitif rendu le 12 novembre 2004 à 21 heures, la Haute Cour accueillit le recours du PNA, cassa l’arrêt rendu par la cour d’appel et ordonna le maintien du requérant en détention provisoire pour soixante jours.
3. La remise en liberté du requérant
16. Par un arrêt définitif du 7 janvier 2005, la Haute Cour ordonna la remise en liberté du requérant. L’intéressé fut remis en liberté le jour même.
C. Le communiqué de presse du 19 octobre 2004
17. Le 19 octobre 2004, le PNA rendit public un communiqué de presse concernant l’arrestation du requérant. Le communiqué de presse était rédigé dans les termes suivants :
« Les procureurs du service départemental de Bacău du Parquet national anticorruption ont mis en examen, le 18 octobre 2004, le magistrat Catană Constantin Cristian, juge au tribunal de première instance de Piatra Neamţ, du chef de corruption passive. Ce dernier a été surpris en flagrant délit alors qu’il recevait 500 euros de la part d’une personne qui avait la qualité d’inculpé dans un dossier pénal (...)
Il a été établi à partir des preuves instruites dans l’affaire que le juge Catană Constantin-Cristian a demandé (...) 600-700 euros (sur lesquels il a reçu effectivement 500 euros) à un homme d’affaires de Piatra Neamţ, en lui promettant une issue favorable dans une affaire pénale inscrite au rôle du tribunal de première instance. Avant de demander cette somme, le magistrat s’était renseigné auprès du défenseur de l’homme d’affaires sur sa situation sociale et matérielle, et dans un court délai, il avait contacté le dénonciateur afin de « mettre au point les termes de la négociation » (...). Ainsi, les deux se sont rencontrés dans un restaurant de Piatra Neamţ, où le juge a demandé de l’argent à titre de pot‑de-vin, en fixant également la date à laquelle l’argent devait lui être remis (...) ».
18. Dans un article publié le 20 octobre 2004, dans le journal local Monitorul, il fut noté que :
« L’enquête menée hier au siège du parquet départemental de Neamţ s’est déroulée dans le plus grand secret, la presse n’était pas autorisée à entrer après 18 heures dans le siège de l’institution, les portes étant fermées avec des cadenas ; personne n’a voulu donner de renseignements. »
D. Les conditions de détention
19. Du 19 octobre 2004 au 7 janvier 2005, le requérant, qui souffrait de tuberculose, fut détenu au dépôt de la police départementale de Bacău. Pendant sa détention dans cet établissement, il fut placé dans une cellule dont la superficie était de 12,54 m², pour quatre lits.
1. La version du requérant
20. Le requérant indique que la cellule de détention n’était pas raccordée à l’eau et qu’elle ne bénéficiait pas d’un groupe sanitaire propre. Il avait accès aux toilettes trois fois par jour selon un horaire préétabli. Entre 22 heures et 5 heures du matin, l’accès au groupe sanitaire n’était pas permis. L’espace aménagé pour la douche n’était pas suffisamment chauffé, compte tenu des températures très basses en hiver.
21. La cellule ne bénéficiait ni de lumière naturelle ni de lumière artificielle suffisantes. Le requérant indique que, pendant son séjour, il n’est jamais sorti en promenade en plein air. Il dit avoir été enfermé dans la cellule avec des détenus condamnés, alors qu’en raison de sa qualité de magistrat, il aurait dû être enfermé dans des locaux spéciaux.
22. Il indique qu’il n’a été vu par un médecin qu’une seule fois pendant son séjour, et seulement à la suite d’une demande écrite à cette fin. Il souligne également que dans le dépôt de la police il n’y avait pas d’installation pour recevoir des visites autour d’une table (c’est-à-dire, dans un espace sans cloison).
2. La version du Gouvernement
23. Le Gouvernement indique que la cellule dans laquelle le requérant a été détenu était chauffée, pourvue de lumière naturelle et artificielle, et aérée. Le mobilier et la literie étaient en bon état. Chaque détenu bénéficiait d’un espace de vie de 6 m3, étant donné que la cellule avait un volume de 37,62 m3.
24. La salle d’eau accessible à partir du même couloir que la cellule était dotée de cinq lavabos, trois douches et quatre toilettes. Les détenus avaient accès aux sanitaires tous les jours pendant quinze minutes pour l’hygiène personnelle et avaient accès aux douches une fois par semaine. L’accès à la salle d’eau était interdit pendant la nuit.
25. Les dispositions légales ne prévoyaient pas de modalités spéciales pour l’incarcération des magistrats par rapport à celles prévues pour les autres détenus. Le requérant bénéficiait d’une promenade journalière d’une heure dans la cour de la police. Tous les détenus étaient soumis à un contrôle médical lors du placement en détention et lorsqu’un diagnostic de tuberculose était posé, ils étaient transférés dans un hôpital-prison.
E. La procédure pénale contre le requérant
26. Par un réquisitoire du 10 novembre 2004, le PNA ordonna le renvoi en jugement du requérant pour corruption passive. Par un arrêt du 4 décembre 2006, la cour d’appel de Ploiesti condamna le requérant du chef de corruption passive à trois ans de prison avec sursis. Sur pourvoi en recours du requérant, par un arrêt définitif du 27 juin 2007, la Haute Cour confirma le bien-fondé de l’arrêt rendu par la cour d’appel.
II. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT
A. Rapports et normes émanant du Conseil de l’Europe
27. Dans son rapport au gouvernement de la Roumanie en date du 11 décembre 2008, réalisé à la suite de sa visite dans le pays du 8 au 19 juin 2006, y compris au dépôt de la police départementale de Bacău, le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (« le CPT ») avait constaté que dans ce dépôt les détenus n’avaient accès aux toilettes que trois fois par jour et jamais pendant la nuit, ce qui les obligeait à utiliser des seaux pour satisfaire leurs besoins naturels. En outre, au dépôt de Bacău, les toilettes communes étaient ouvertes et la salle de douches était dans un état lamentable (voir le paragraphe 35 de ce rapport). Le CPT en appelait aux autorités roumaines pour qu’elles prennent des mesures immédiates afin que les détenus placés dans les dépôts de Bacău puissent toujours avoir accès aux toilettes lorsque nécessaire. En outre, le CPT recommandait que les dispositions qui s’imposent soient prises en vue de garantir que chaque détenu bénéficie d’au moins 4 m² d’espace de vie dans les cellules collectives. Il recommandait également la prise de mesures afin d’améliorer de manière significative les conditions matérielles dans les cellules, en mettant particulièrement l’accent sur l’accès à la lumière naturelle, l’aération, ainsi que l’état des douches.
28. Les extraits pertinents de la Recommandation no(2006)2 du Comité des Ministres aux Etats membres sur les règles pénitentiaires européennes, adoptée le 11 janvier 2006, sont reproduits dans les arrêts Enea c. Italie ([GC], no 74912/01, § 48, CEDH 2009-) et Rupa c. Roumanie (no 1) (no 58478/00, § 88, 16 décembre 2008).
B. Droit interne
29. Selon l’article 159 du code de procédure pénale, la présence de l’inculpé est obligatoire lors du jugement de tout recours formé contre une décision maintenant ou prolongeant sa détention provisoire.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
30. Invoquant l’article 3 de la Convention, le requérant se plaint des mauvaises conditions de détention qu’il a dû subir pendant sa détention au dépôt de la police de Bacău, du 19 octobre 2004 au 7 janvier 2005, en méconnaissance de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
31. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
32. En renvoyant aux faits pertinents, le Gouvernement considère que les conditions de détention subies par le requérant n’atteignent pas le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention.
33. Le requérant maintient que les conditions de sa détention dans les locaux de la police de Bacău ont constitué un traitement contraire à l’article 3 de la Convention.
34. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention impose à l’Etat de s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, §§ 92-94, CEDH 2000-XI). Lorsqu’on évalue les conditions de détention, il y a lieu de prendre en compte leurs effets cumulatifs ainsi que les allégations spécifiques du requérant (Dougoz c. Grèce, no 40907/98, § 46, CEDH 2001-II).
35. En l’espèce, la Cour observe que le requérant se plaint des mauvaises conditions de détention auxquelles il aurait été confronté durant les deux mois et dix-neuf jours passés au dépôt de la police de Bacău. S’agissant en particulier de l’espace personnel accordé au requérant dans ce dépôt de police, la Cour observe que l’intéressé a subi les effets d’une situation de surpopulation carcérale (voir, mutatis mutandis, Colesnicov c. Roumanie, no 36479/03, §§ 78-82, 21 décembre 2010 et Budaca c. Roumanie, no 57260/10, §§ 40-45, 17 juillet 2012). En effet, même en s’en tenant aux renseignements fournis par le Gouvernement, le requérant, qui partageait sa cellule avec trois autres personnes, disposait d’un espace individuel réduit, de 3,13 m², ce qui était en dessous de la norme recommandée par le CPT pour les cellules collectives (paragraphe 27 ci‑dessus). L’insuffisance d’espace de vie individuel semble avoir été aggravée en l’espèce notamment par la possibilité très limitée de passer du temps à l’extérieur de la cellule. Ainsi, l’intéressé était confiné la majeure partie de la journée, bénéficiant d’un temps de promenade d’une heure par jour et d’un droit d’accès à la salle d’eau de quinze minutes par jour et aux douches une fois par semaine.
36. Outre le problème de la surpopulation carcérale, les allégations du requérant quant à l’accès restreint aux toilettes sont plus que plausibles et reflètent des réalités déjà décrites par le CPT à la suite de ses visites dans les dépôts de police roumains (paragraphe 27 ci-dessus).
37. Même si la Cour admet qu’en l’espèce rien n’indique qu’il y ait eu véritablement intention d’humilier ou de rabaisser le requérant pendant sa détention au dépôt de la police de Bacău, l’absence d’un tel but ne saurait exclure un constat de violation de l’article 3. La Cour estime que les conditions de détention en cause, que le requérant a dû supporter pendant une période de deux mois et presque trois semaines, n’ont pas manqué de le soumettre à une épreuve d’une intensité qui excédait le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention.
Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION
38. Le requérant se plaint d’une atteinte au principe de l’égalité des armes, en faisant valoir que les autorités n’ont pas pris les mesures nécessaires pour assurer sa présence à l’audience du 12 novembre 2004 devant la Haute Cour portant sur son maintien en détention provisoire. L’article 5 § 4 de la Convention est ainsi libellé :
« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
A. Sur la recevabilité
39. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
40. Le requérant estime qu’il n’a pas bénéficié d’une procédure contradictoire et que le principe de l’égalité des armes a été méconnu lors de l’audience du 12 novembre 2004 devant la Haute Cour, de sorte qu’il n’a pas eu un recours effectif pour contester sa détention provisoire.
41. Le Gouvernement relève que le requérant avait été correctement cité à comparaître à l’audience du 12 novembre 2004 devant la Haute Cour et qu’il a été informé du contenu du jugement contesté. Etant donné que le jugement rendu en première instance avait ordonné la remise en liberté immédiate de l’intéressé, il était prévisible, tant pour le requérant que pour son avocat, que le parquet allait se pourvoir en recours. De plus, comme la base légale de la détention provisoire du requérant expirait le même jour, il était nécessaire que la Haute Cour juge le pourvoi en recours du parquet le 12 novembre 2004.
42. Le Gouvernement relève également que la Haute Cour a rendu son jugement après que le requérant eut reçu la citation. En outre, la Haute Cour avait nommé un avocat commis d’office afin de représenter les intérêts du requérant. Rien n’indique que cet avocat n’ait pas étudié le dossier ou qu’il n’ait pas répondu aux moyens de recours du parquet.
43. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 5 § 4 de la Convention, les personnes arrêtées ou détenues ont droit à un examen du respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « légalité », au sens de l’article 5 § 1, de leur privation de liberté (Brogan et autres c. RoyaumeUni, 29 novembre 1988, § 65, série A no 145‑B). Pour les personnes détenues dans les conditions énoncées à l’article 5 § 1 c), une audience est nécessaire (Kampanis c. Grèce, 13 juillet 1995, § 47, série A no 318‑B). En particulier, un procès portant sur un recours formé contre une détention ou sa prolongation doit garantir l’égalité des armes entre les parties, le procureur et le détenu (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 58, CEDH 1999-II et Włoch c. Pologne, no 27785/95, § 126, CEDH 2000‑XI).
44. En l’espèce, la Cour observe que, par un arrêt rendu le 12 novembre 2004 à 12 heures en présence du requérant et de son avocat, la cour d’appel de Bacău a ordonné la remise en liberté immédiate de l’intéressé. Le parquet forma un recours contre ce jugement et l’affaire fut jugée le soir même devant la Haute Cour à Bucarest.
45. La Cour réitère qu’un Etat qui se dote d’un recours contre les décisions portant sur la détention provisoire doit accorder aux intéressés les mêmes garanties en appel qu’en première instance. La présence des requérants et de leurs avocats à l’audience en premier ressort ne saurait dispenser l’Etat de l’obligation d’assurer également devant la juridiction de recours leur comparution personnelle ou celle de leurs représentants, afin de garantir l’égalité des armes avec le procureur qui demande à une telle juridiction le maintien de la détention (Samoilă et Cionca c. Roumanie, no 33065/03, §§ 73-74, 4 mars 2008, et, mutatis mutandis, Kampanis, précité, § 47). En l’espèce, le respect de cette obligation revêtait une importance particulière, vu qu’il était demandé à cette juridiction d’infirmer une décision ordonnant la remise en liberté de l’intéressé.
46. La Cour relève que la Haute Cour a jugé la présence à l’audience de l’intéressé nécessaire, puisqu’il avait été cité à comparaître. L’intéressé devait être cité à comparaître pour une audience devant la Haute Cour prévue le 12 novembre 2004 à 19 heures. Or, la citation ne lui fut effectivement remise que le même jour à 20 heures. La Cour note également que bien que l’audience se soit en fait tenue devant la Haute Cour à 21 heures, le requérant n’a jamais été informé que l’audience avait été reportée de 19 heures à 21 heures. De plus, le requérant était détenu et les autorités pénitentiaires avaient informé la Haute Cour de l’impossibilité de transférer l’intéressé à l’audience, faute de temps (paragraphe 14 ci-dessus). Dès lors, dans les circonstances concrètes de l’espèce, la citation n’avait pas été faite avec diligence afin de pouvoir assurer la présence effective de l’intéressé à l’audience.
47. S’agissant de la possibilité pour l’avocat choisi par le requérant d’assister à l’audience devant la Haute Cour, il convient de noter qu’il n’avait pas été cité dans la procédure et qu’il n’y a pas d’indication dans le dossier sur la manière dont le requérant, détenu, aurait pu l’informer de la tenue de l’audience. En tout état de cause, compte tenu du très court laps de temps entre la notification et l’heure de l’audience ainsi que de la distance entre Bacău et Bucarest, la Cour estime que la possibilité pour l’avocat de se rendre en temps utile à l’audience était pratiquement nulle. De plus, il serait excessif de reprocher à un avocat de ne pas avoir prévu qu’une décision de remise en liberté favorable à son client serait contestée par le parquet et de ne pas s’être déplacé préventivement au siège de la juridiction de recours pour parer à une simple éventualité.
48. Il est vrai que la Haute Cour avait nommé un avocat commis d’office afin de représenter l’intéressé dans la procédure. Sans se prononcer sur la manière concrète dont l’avocat commis d’office a rempli ses obligations, la Cour ne peut que constater que celui-ci avait été nommé sur-le-champ, qu’il ne connaissait pas son client, et que, contrairement au procureur, il n’a bénéficié que de peu de temps pour préparer sa défense.
49. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que les autorités ont manqué à leur devoir d’assurer au requérant une participation adéquate et une défense effective lors de la procédure qui s’est déroulée le 12 novembre 2004 devant la Haute Cour, procédure dont l’issue était déterminante pour le maintien ou la fin de sa détention (voir, mutatis mutandis, Tarău c. Roumanie, no 3584/02, §§ 68-70, 24 février 2009, et Goddi c. Italie, 9 avril 1984, § 27, série A no 76). Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION
50. Le requérant estime que le contenu du communiqué de presse du PNA du 19 octobre 2004 a méconnu son droit à la présomption d’innocence garanti par l’article 6 § 2 de la Convention, ainsi libellé :
« 2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »
Sur la recevabilité
51. Le Gouvernement excipe de l’irrecevabilité de ce grief pour non‑épuisement des voies de recours internes, en faisant valoir que le requérant a omis de saisir les juridictions nationales d’une action en responsabilité civile délictuelle sur le fondement des articles 998 et 999 du code civil combinés avec l’article 54 du décret no 31/1954 et l’article 6 § 2 de la Convention. Il soutient ensuite que ce grief est manifestement mal fondé.
52. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement.
53. La Cour n’estime pas nécessaire d’examiner la question de l’épuisement des voies de recours internes car, en tout état de cause, elle considère que ce grief est irrecevable pour les motifs indiqués ci-dessous.
54. La Cour rappelle que, si le principe de la présomption d’innocence consacré par le paragraphe 2 de l’article 6 figure parmi les éléments du procès pénal équitable requis par l’article 6 § 1, il ne se limite pas à une garantie procédurale en matière pénale : sa portée est plus étendue et exige qu’aucun représentant de l’Etat ne déclare qu’une personne est coupable d’une infraction avant que sa culpabilité ait été établie par un tribunal (Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, §§ 35‑36, série A no 308). Une atteinte à la présomption d’innocence peut émaner non seulement d’un juge ou d’un tribunal, mais aussi d’autres autorités publiques (Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, §§ 41‑42, CEDH 2000-X).
55. L’article 6 § 2 ne saurait toutefois empêcher, au regard de l’article 10 de la Convention, les autorités de renseigner le public sur des enquêtes pénales en cours, mais il requiert qu’elles le fassent avec toute la discrétion et toute la réserve que commande le respect de la présomption d’innocence (Allenet de Ribemont, précité, § 38).
56. En l’espèce, la Cour relève que le communiqué de presse incriminé informait le public de la décision du parquet de mettre en examen le requérant du chef de corruption passive. Tout en soulignant l’importance du choix des termes employés par les agents de l’Etat, la Cour rappelle que ce qui importe aux fins de l’application de la disposition précitée, c’est le sens réel des déclarations en question, et non leur forme littérale (Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 126, 28 novembre 2002). Or, en l’espèce, le communiqué de presse faisait état de ce que le requérant avait été surpris en flagrant délit, ainsi que des circonstances concrètes constatées lors de la procédure de flagrance. Les faits relatés par le communiqué de presse peuvent se comprendre comme une manière pour le parquet d’affirmer qu’il y avait des preuves suffisantes pour justifier sa décision de mise en examen de l’intéressé (voir, mutatis mutandis, Butkevičius c. Lituanie, no 48297/99, § 52, CEDH 2002‑II).
57. En outre, la Cour note que le retentissement de l’affaire et l’importance qu’elle revêtait aux yeux de l’opinion publique résultaient de la position occupée par le requérant, juge au tribunal de première instance de Piatra Neamţ, dans le contexte de la lutte contre la corruption, un sujet de préoccupation tant pour les autorités nationales que pour le grand public.
58. Eu égard à ce qui précède, la Cour ne décèle, en l’espèce, aucune atteinte à la présomption d’innocence. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
59. Le requérant se plaint d’une atteinte à son droit au respect de sa vie privée, en faisant valoir qu’il a été photographié et filmé le 19 octobre 2004, alors qu’il avait été arrêté et menotté. La Cour examinera ces allégations du requérant sous l’angle de l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Sur la recevabilité
60. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours par le requérant, en faisant valoir qu’il a omis de saisir les juridictions nationales d’une action en responsabilité civile délictuelle contre les journalistes et les autorités judiciaires, sur le fondement des articles 998 et 999 du code civil combinés avec l’article 54 du décret no 31/1954 et les articles 8 et 10 de la Convention. Il produit plusieurs décisions définitives dans lesquelles les juridictions nationales ont fait droit à des actions en responsabilité civile engagées par des particuliers contre des journalistes et différents groupes de presse. Il indique également qu’en se fondant sur l’article 89 § 1 de la loi no 504/2002 sur l’audiovisuel, l’intéressé aurait pu saisir le Conseil national de l’audiovisuel pour dénoncer l’atteinte à son droit au respect de sa vie privée.
61. Sur le fond du grief, le Gouvernement relève qu’aucune autorisation n’avait été donnée par le parquet pour l’enregistrement des images. Il souligne qu’il n’y a aucune preuve que le requérant ait été filmé lors de son arrestation et qu’aucune preuve n’atteste l’implication des autorités dans l’éventuelle prise d’images. Du reste, des journalistes se sont plaints, au contraire, de l’absence de toute collaboration de la part des enquêteurs (paragraphe 18 ci-dessus).
62. Le requérant indique que dans la mesure où, après son interpellation, il n’avait pas quitté le siège du parquet et où tout contact avec l’extérieur, à l’exception de son épouse, lui avait été interdit, il paraît évident que c’étaient les autorités qui avaient informé les médias de son arrestation. Il considère que le fait d’avoir été filmé et photographié représente une atteinte à son droit au respect de sa vie privée qui est bien, en l’espèce, imputable aux autorités.
63. La Cour note à titre liminaire que, bien que le requérant fournisse plusieurs articles de journaux parus dans les jours suivant son arrestation, aucun de ces articles ne s’accompagne de la photo du requérant supposément réalisée dans les conditions dénoncées par l’intéressé. De plus, aucun document attestant que des images auraient été prises et diffusées n’a été versé au dossier.
64. La Cour note ensuite qu’à supposer même que les allégations du requérant quant à la prise d’images fussent étayées, d’après les observations des parties, il n’est pas établi que les journalistes avaient été informés par les autorités de la présence du requérant au siège du parquet. S’il est vrai qu’après son interpellation le requérant s’était trouvé sous l’autorité des enquêteurs, ce seul élément ne permet pas d’indiquer avec certitude que la présence des médias près du siège du parquet avait l’aval des autorités et la Cour ne saurait spéculer sur ce point. Par ailleurs, la prise d’images dénoncée aurait eu lieu à l’extérieur du siège du parquet (voir, a contrario, Toma c. Roumanie, no 42716/02, § 91, 24 février 2009). Partant, la partie du grief visant l’ingérence dans la vie privée du requérant par le fait d’avoir été photographié et filmé avec l’aval de la police est manifestement mal fondée et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
65. Dans le cas où les journalistes auraient filmé et photographié le requérant sans l’accord des autorités, l’intéressé aurait dû engager une action civile devant les tribunaux afin d’obtenir réparation des préjudices subis, comme cela lui était loisible en vertu des dispositions du code civil régissant la responsabilité civile délictuelle (Pop Blaga c. Roumanie (déc.), no 37379/02, § 146, 10 avril 2012). Il s’ensuit que cette partie du grief est irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
66. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
67. Le requérant réclame 230 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel représentant les salaires qu’il n’a pas perçus en raison de la procédure engagée contre lui et le coût d’un crédit qu’il a contracté. Il réclame également 2 250 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.
68. Le Gouvernement souligne que le requérant n’a présenté aucun document pour étayer sa demande faite au titre du préjudice matériel et estime que la somme sollicitée au titre du préjudice moral est excessive. Il estime qu’un éventuel constat de violation pourrait constituer une réparation suffisante au titre de la satisfaction équitable.
69. La Cour relève que la seule base à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside en l’espèce dans la violation de l’article 3 pour ce qui est des mauvaises conditions de détention ainsi que de l’article 5 § 4 de la Convention. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. Elle estime cependant que le requérant a subi un tort moral indéniable, auquel le seul constat de violation ne saurait remédier. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 3 900 EUR pour dommage moral.
B. Frais et dépens
70. Le requérant demande également 1 000 EUR pour les frais et dépens et présente des justificatifs pour cette somme.
71. Le Gouvernement relève que le requérant n’a ni ventilé ni justifié la somme sollicitée à ce titre.
72. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 1 000 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
73. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 3 et 5 § 4 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 3 900 EUR (trois mille neuf cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 29 janvier 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Marialena TsirliJosep Casadevall
Greffière adjointePrésident