TROISIÈME SECTION
AFFAIRE SPERISEN c. SUISSE
(Requête no 22060/20)
ARRÊT
Art 6 § 1 (pénal) • Défaut d’impartialité de la présidente de l’instance d’appel ayant jugé du bien-fondé de l’accusation pénale dirigée contre le requérant • Prise de position par la magistrate, alors juge de détention, sur la culpabilité de l’intéressé • Craintes du requérant objectivement justifiées
STRASBOURG
13 juin 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Sperisen c. Suisse,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Pere Pastor Vilanova, président,
Jolien Schukking,
Yonko Grozev,
Darian Pavli,
Ioannis Ktistakis,
Andreas Zünd,
Oddný Mjöll Arnardóttir, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu :
la requête (no 22060/20) dirigée contre la Confédération suisse et dont un ressortissant suisse et guatémaltèque, M. Erwin Johann Sperisen (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 27 mai 2020,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement suisse (« le Gouvernement »),
la décision de traiter en priorité la requête (article 41 du règlement de la Cour) ;
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 11 avril et 16 mai 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
INTRODUCTION
1. La présente affaire concerne la procédure pénale dirigée contre le requérant. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, celui-ci met en cause l’impartialité de la présidente de la formation judiciaire au sein de la chambre pénale d’appel et de révision de la cour de Justice du canton de Genève qui s’est prononcée en appel sur le bien-fondé de l’accusation pénale le concernant.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1970 ; il est détenu à Krauchthal. Il a été représenté par Me F. Baier, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. A. Chablais, de l’Office fédéral de la justice.
1. LES POURSUITES PÉNALES DIRIGÉES CONTRE LE REQUÉRANT, SA MISE EN DÉTENTION PROVISOIRE ET SA PREMIÈRE CONDAMNATION
4. Du 22 juillet 2004 au 26 mars 2007, le requérant, qui a la double nationalité guatémaltèque et suisse, occupa le poste de directeur général de la Police nationale civile du Guatemala (« la PNC »), soit le degré hiérarchique le plus élevé de la PNC. Pendant qu’il était à la tête de cette institution, le requérant supervisa une opération policière visant à rechercher et à capturer dix-neuf détenus qui s’étaient évadés, le 22 octobre 2005, du centre pénitentiaire « El Infiernito » (« l’opération Gavilán »), à laquelle il participa. Il prit également part à l’opération qui fut menée le 25 septembre 2006 en vue de reprendre le contrôle effectif de l’établissement pénitentiaire « Ferme de réhabilitation de Pavón » (« l’opération Pavo Real »).
5. En 2007, peu après avoir quitté ses fonctions à la tête de la PNC, le requérant quitta le Guatemala pour s’installer à Genève avec sa famille.
6. Le 20 juillet 2007, la Communauté genevoise d’action syndicale ainsi que plusieurs organisations non gouvernementales déposèrent une plainte pénale dirigée contre lui, lui reprochant d’avoir commis plusieurs infractions dans le cadre de son activité au sein de la PNC et notamment d’avoir été impliqué dans des exactions extrajudiciaires qui avaient été commises lors des opérations Gavilán et Pavo Real.
7. Le 31 août 2012, le requérant fut arrêté en exécution d’un mandat d’amener qui avait été délivré par le Ministère public genevois.
8. Le 3 septembre 2012, le tribunal des mesures de contrainte ordonna le placement en détention du requérant pour une durée de trois mois. Celui-ci fut détenu en conséquence à la prison de Champ-Dollon. Par la suite, et jusqu’à l’annulation de la première condamnation du requérant (paragraphe 14 ci‑dessous), cette détention fut régulièrement prolongée et les demandes de mise en liberté successivement déposées par l’intéressé furent toutes rejetées.
9. Par un acte d’accusation du 10 janvier 2014, le requérant fut accusé, en substance, d’avoir participé, le 25 septembre 2006, en qualité de coauteur à l’exécution de six détenus et en qualité d’auteur direct à l’exécution d’un septième détenu dans le cadre de l’opération Pavo Real (charge I.1), et d’avoir été impliqué comme coauteur dans l’exécution extrajudiciaire de trois prisonniers lors de l’opération Gavilán (charges II.2 et III.3).
10. Par un jugement du 6 juin 2014, le tribunal criminel du canton de Genève acquitta le requérant des chefs d’accusation d’assassinat concernant les faits ayant eu lieu le 22 octobre 2005 (charges II.2 et III.3 de l’acte d’accusation) et le reconnut coupable de ces mêmes infractions au regard de l’opération Pavo Real qui avait été conduite le 25 septembre 2006 (ch. I.1 de l’acte d’accusation).
11. Le requérant et le Ministère public interjetèrent chacun appel de ce jugement.
12. Par un arrêt du 12 juillet 2015, la chambre pénale d’appel et de révision de la cour de justice du canton de Genève (« la CPAR »), siégeant en une formation de sept juges présidée par la juge A. C. F-B., rejeta l’appel du requérant, admit celui du Ministère public et, statuant à nouveau, condamna le requérant pour assassinat à raison des faits visés sous les charges II.2 et III.3 de l’acte d’accusation, confirmant le jugement de première instance pour le surplus.
13. Le requérant forma contre ledit arrêt un recours en matière pénale.
14. Par un arrêt du 29 juin 2017, le Tribunal fédéral annula l’arrêt du 12 juillet 2015 et renvoya la cause devant la juridiction d’appel afin qu’elle y fût rejugée, et il rejeta pour le surplus, comme étant irrecevable, le recours formé par le requérant. Il considéra que la procédure cantonale n’avait pas offert au requérant des garanties suffisantes, eu égard à l’impossibilité pour lui d’être confronté à plusieurs témoins qui avaient été entendus aux fins d’établir son rôle dans les évènements du 25 septembre 2006, et que la CPAR avait insuffisamment motivé sa décision relativement à l’appréciation de certaines preuves.
2. LA DEMANDE DE MISE EN LIBERTÉ DU REQUÉRANT ET LA RÉCUSATION DE LA JUGE A. C. F-B.
1. La demande de mise en liberté du requérant et la procédure y relative
15. Le 12 juillet 2017, le requérant déposa une demande de mise en liberté, invoquant une insuffisance des charges retenues contre lui.
16. Par une ordonnance du 18 juillet 2017, la juge A. C. F-B., agissant en qualité de juge de la détention, rejeta ladite demande. Les parties pertinentes de l’ordonnance se lisent comme suit :
« a. de l’existence de charges suffisantes
1.1. À l’instar de la détention provisoire, la détention pour des motifs de sûreté ne peut être ordonnée que lorsque le prévenu est fortement soupçonné d’avoir commis un crime ou un délit (« charges suffisantes ») et qu’il y a sérieusement lieu de craindre qu’il se soustraie à la procédure pénale ou à la sanction prévisible en prenant la fuite (« risque de fuite » ; art. 221 al. 1 let. a CPP), qu’il compromette la recherche de la vérité en exerçant une influence sur des personnes ou en altérant des moyens de preuves (« risque de collusion » ; art. 221 al. 1 let. b CPP), qu’il compromette sérieusement la sécurité d’autrui par des crimes ou des délits graves après avoir déjà commis des infractions du même genre (« risque de réitération » ; art. 221 al. 1 let. c CPP).
Pour qu’une personne soit placée ou maintenue en détention préventive, il doit exister à son égard des charges suffisantes ou des indices sérieux de culpabilité, c’est-à-dire des raisons plausibles de la soupçonner d’avoir commis une infraction ; il n’appartient cependant pas au juge de la détention de procéder à une pesée complète des éléments à charge et à décharge et d’apprécier la crédibilité des personnes qui mettent en cause le prévenu ; il doit uniquement examiner s’il existe des indices sérieux de culpabilité justifiant une telle mesure, étant précisé que l’intensité des charges propres à motiver un maintien en détention préventive n’est pas la même aux divers stades de l’instruction pénale en ce sens que, si des soupçons, même encore peu précis, peuvent être suffisants dans les premiers temps de l’enquête, la perspective d’une condamnation doit apparaître vraisemblable après l’accomplissement des actes d’instruction envisageables (ATF 137 IV 122 consid. 3.2 p. 126 s). »
17. Le 14 août 2017, le requérant forma un recours en matière pénale contre l’ordonnance du 18 juillet 2017.
18. Par un arrêt du 20 septembre 2017, le Tribunal fédéral admit partiellement le recours et annula l’ordonnance du 18 juillet 2017, renvoyant l’affaire à l’instance précédente afin que celle-ci prononçât, à bref délai, la mise en liberté du requérant moyennant les mesures de substitution qu’elle estimerait utiles. Les passages pertinents en l’espèce de l’arrêt se lisent comme suit :
« 4.3 De tels indices constituaient certainement des éléments suffisants pour placer et maintenir un certain temps en détention le responsable hiérarchique d’une police nationale, soupçonné d’avoir participé à plusieurs exécutions extra-judiciaires de détenus. S’agissant d’investigations portant sur des faits intégralement contestés, remontant alors à près de dix ans et à mener principalement à l’étranger, notamment par le biais de commissions rogatoires, une longue enquête était inévitable, ce qui justifiait une détention provisoire d’une durée certaine. Au fil du temps, la procédure avait pour but de renforcer les soupçons d’origine, de manière à ce que le renvoi en jugement - même si une telle opération n’est par principe pas assurée de conduire à une condamnation - s’accompagne d’éléments forts rendant vraisemblable un verdict de culpabilité. Pris à eux seuls, les éléments qui viennent d’être énoncés au considérant 4.2 ne paraissent toutefois pas suffisants pour fonder une détention pour des motifs de sûreté d’une durée telle que celle que connaît maintenant la procédure. Il appartient cependant encore au juge de la détention de prendre aussi en compte les éléments sur lesquels porteront, lors du nouveau procès, l’administration et l’appréciation des preuves par le juge du fond.
(...)
Dans ces conditions, force est de constater que les soupçons pesant sur le recourant d’avoir participé, au Guatemala entre novembre 2005 et septembre 2006, à dix exécutions extra-judiciaires de détenus - même s’ils continuent à parler en faveur d’une culpabilité - ont diminué depuis le dernier examen des conditions de détention par la Cour de céans (...) Les infractions reprochées au recourant sont certes d’une extrême et rare gravité, mais cette seule circonstance - de nature à entraîner une peine très lourde, telle qu’une mesure privative de liberté à vie - ne saurait ni justifier par elle-même une détention avant jugement de longue durée, ni exclure d’envisager toute mesure de substitution à la privation de liberté (...) »
19. Le 22 septembre 2017, après réception de l’arrêt du 20 septembre 2017, la juge A. C. F-B. tint une audience et ordonna la mise en liberté provisoire du requérant ainsi que diverses mesures de substitution dont le port d’un bracelet électronique. Celles-ci firent l’objet d’adaptations successives jusqu’à l’arrestation du requérant aux fins d’exécution de la peine prononcée à la suite de sa condamnation définitive (paragraphe 28 ci‑dessous).
2. Les demandes de récusation dirigées contre la juge A. C. F-B. et la procédure y relative
20. Le 27 septembre 2017, le requérant forma une première demande de récusation de la juge A. C. F-B., reprochant à celle-ci, en substance, un parti pris qui l’aurait notamment amenée à refuser, le 18 juillet 2017, la mise en liberté que l’intéressé avait sollicitée (paragraphe 16 ci‑dessus).
21. Invitée à se prononcer sur ladite demande de récusation, la juge A. C. F-B., dans ses observations du 3 octobre 2017, estima que celle‑ci était irrecevable pour tardiveté et qu’elle devait en tout état de cause être rejetée pour défaut de fondement. Les parties pertinentes en l’espèce desdites observations se lisent comme suit :
« 7.1. La demande de récusation est davantage motivée en ce qui concerne l’ordonnance de refus de mise en liberté OARP/58/2017 du 18 juillet 2017, le requérant faisant grief à son auteure d’avoir retenu que sa condamnation demeurait vraisemblable nonobstant l’arrêt du 29 juin 2017, sans être suivie par ce même Tribunal fédéral.
7.2. Il est constant que la première question que le juge de la détention doit trancher est celle de la suffisance des charges, étant rappelé que si des soupçons, même encore peu précis, peuvent être suffisants dans les premiers temps de l’enquête, la perspective d’une condamnation doit apparaître vraisemblable après l’accomplissement des actes d’instruction envisageables (ATF 137 IV 122 consid. 3.2 p. 126 s). Le juge appelé à statuer sur une demande de mise en liberté au stade de la procédure d’appel ne peut donc guère éluder la question de la vraisemblance d’une condamnation.
À ce chapitre, l’ordonnance de refus de mise en liberté commence par prendre acte des considérations qui ont conduit le Tribunal fédéral à annuler partiellement l’arrêt de la CPAR - ce qui, soit dit en passant, confirme qu’il n’est pas question de ne pas en tenir compte -. Poursuivant l’analyse des considérants du Tribunal fédéral, l’ordonnance énumère ensuite les points sur lesquels l’arrêt cantonal n’avait pas été annulé, pour en déduire que subsistaient, « pour le juge de la détention, de[s] charges suffisantes qui rendent la perspective d’une condamnation vraisemblable », étant relevé que le Tribunal fédéral n’a pas enjoint la CPAR d’acquitter le prévenu, comme il aurait pu le faire s’il avait retenu que le dossier était vide ou que la responsabilité d’Erwin SPERISEN dans les exécutions extrajudiciaires était impossible à établir.
Contrairement à ce que soutient le requérant, le Tribunal fédéral saisi d’un recours contre ladite ordonnance est parvenu à une conclusion tout à fait similaire : après s’être livré à la même démarche consistant à identifier les points sur lesquels l’arrêt de la CPAR n’avait pas été annulé (consid. 4.2 de l’arrêt 18_344/2017 du 20 septembre 2017) le Tribunal fédéral a en effet relevé que ces éléments « continu[ai]ent de parler en faveur de la culpabilité ».
7.3. Après avoir retenu que ces charges avaient diminué depuis la précédente décision - ce que l’ordonnance du 18 juillet 2017 de la CPAR ne nie évidemment pas - le Tribunal fédéral a ensuite estimé que « en regard de la privation de liberté subie par le recourant depuis plus de cinq années, les différents indices déjà mentionnés [...] ne constitu[ai]ent pas des éléments suffisants pour justifier absolument un maintien en détention pour des motifs de sûreté sans envisager des mesures de substitution.
C’est donc en définitive sous l’angle de la proportionnalité que le Tribunal fédéral a émis un avis différent, tout en préconisant des mesures de substitution, ce qu’il n’aurait pas fait s’il avait estimé que les charges n’étaient tout simplement pas suffisantes. »
22. Le 9 octobre 2017, le requérant forma une seconde demande de récusation de la juge A. C. F-B., lui reprochant un parti pris qu’il fondait cette fois-ci sur les termes employés dans ses observations du 3 octobre 2017.
23. Par un arrêt du 31 octobre 2017, la CPAR rejeta les demandes de récusation introduites par le requérant, estimant qu’à supposer qu’elles ne fussent pas tardives, elles étaient infondées. Les parties pertinentes en l’espèce de cet arrêt se lisent comme suit :
« Au surplus, statuant en sa qualité de juge de la détention, et sous l’angle de la vraisemblance, la citée n’a fait que reprendre, dans son ordonnance du 18 juillet 2017, les considérants de l’arrêt du Tribunal fédéral du 29 juin 2017, aux termes desquels il subsiste dans le dossier un certain nombre d’éléments parlant en faveur de la culpabilité du requérant. Il est rappelé qu’à ce stade, le juge de la détention n’a pas à procéder à un examen complet des éléments à charge et à décharge. Le Tribunal fédéral n’a d’ailleurs pas dit que les charges étaient insuffisantes mais qu’ayant diminué suite à sa décision du 29 juin 2017, elles ne pouvaient plus, sous l’angle de la proportionnalité, justifier absolument la poursuite de la détention avant jugement au-delà de cinq ans. La citée n’a pas dit autre chose dans sa décision du 18 juillet 2017 et ses observations du 3 octobre 2017. Elle a d’ailleurs utilisé les termes figurant dans la jurisprudence. Il ne s’agit pas là d’un avis donné sur le fond, seul le requérant examinant à tort la situation sous cet angle.
Les termes utilisés par la citée ne permettent enfin pas de retenir qu’elle ne serait pas en mesure de déférer à l’arrêt du Tribunal fédéral du 29 juin 2017, quelle que doive finalement être l’issue de la procédure au fond. Le requérant ne cite d’ailleurs aucune des circonstances exceptionnelles devant être réalisées selon la jurisprudence pour conduire à la récusation du juge pour ce motif. »
24. Le requérant forma un recours contre ledit arrêt.
25. Par un arrêt du 30 janvier 2018, le Tribunal fédéral le débouta, rejetant, par substitution de motifs, la première demande de récusation comme « manifestement tardive » au motif que le requérant n’avait pas agi « sans délai » après avoir appris, le 19 juillet 2017, l’identité de la magistrate qui avait statué la veille sur sa demande de mise en liberté du 12 juillet 2017 ainsi que la teneur de la décision rendue. Quant à la seconde demande de récusation, le Tribunal fédéral l’estima recevable mais l’écarta sur le fond. Les parties pertinentes en l’espèce de l’arrêt se lisent comme suit :
« 4.3 En l’espèce, la magistrate incriminée a indiqué, en sa qualité de juge de la détention (art. 233 CPP), que le dossier concernant le recourant contenait des charges suffisantes rendant la perspective d’une condamnation vraisemblable et continuant à parler en faveur de la culpabilité.
4.3.1 Une telle terminologie est inhérente à l’application des dispositions sur la détention avant jugement. L’art. 221 al. 1 CPP pose en effet comme condition préalable à la privation de liberté l’existence de forts soupçons d’avoir commis un crime ou un délit, ce que la jurisprudence traduit parfois par la nécessité d’avoir des « indices sérieux de culpabilité » (en dernier lieu : arrêt 18_534/2017 du 12 janvier 2018 consid. 4.1) ou par la perspective d’une « condamnation qui doit apparaître avec une certaine vraisemblance » (en dernier lieu : ATF 143 IV 316 consid. 3.2 p. 319). La doctrine utilise aussi des expressions telles que « présomption de culpabilité » ou « présomption grave et précise de culpabilité » (...)
Par l’emploi des termes litigieux, la juge incriminée s’est limitée à utiliser des expressions consacrées par la doctrine et la jurisprudence en matière de contrôle de la détention. Sans empiéter sur les prérogatives du juge du fond (ATF 143 IV 330 consid. 2.1 p. 333), elle n’a pas dépassé le rôle attribué par la loi au juge de la détention et consistant à constater la présence - ou l’absence - de soupçons susceptibles de justifier un maintien en détention. À aucun moment, elle n’a émis une opinion définitive sur cette question, se bornant à évoquer la vraisemblance d’une condamnation et à rappeler que des éléments du dossier, parmi d’autres à décharge, continuaient à parler en faveur d’un verdict de culpabilité, reprenant à cet égard la terminologie de la Cour de céans (arrêt 18_344/2017 du 20 septembre 2017 consid. 4.4). Une telle appréciation reste mesurée et ne consacre pas une opinion fermement établie conduisant immanquablement à une condamnation du recourant. La présente situation n’est en rien comparable avec celle du magistrat qui se déclare « convaincu de l’innocence du prévenu » et en conclut qu’une condamnation n’est « tout simplement pas possible » (ATF 138 IV 142 consid. 2.4 p. 146 s.).
4.3.2 La jurisprudence de la CourEDH opère aussi une distinction entre le regard que porte sur le dossier le juge de la détention et celui que porte le juge du fond. Le simple fait qu’un juge ait déjà pris des décisions avant le procès, notamment au sujet de la détention provisoire, ne peut justifier en soi des appréhensions quant à son impartialité. La question portant sur le placement en détention provisoire ne se confond pas avec la question portant sur la culpabilité de l’intéressé ; on ne saurait assimiler des soupçons à un constat formel de culpabilité. Des circonstances particulières peuvent toutefois, dans une affaire donnée, mener à une autre conclusion (affaire Cardona Serrat c. Espagne, arrêt CourEDH du 26 octobre 2010, requête no 38715/06, § 30 ss et les références citées) (...) Comme on l’a vu, la magistrate incriminée s’est limitée, dans ses observations du 3 octobre 2017, à utiliser des expressions consacrées en matière de contrôle de la détention, sans affirmer que le recourant serait pénalement responsable des infractions qui lui sont reprochées : cela ne saurait dénoter une apparence de parti pris à l’encontre du recourant. Aucun reproche n’est par ailleurs formulé à son égard sur la manière dont elle a présidé l’audience de remise en liberté du recourant, organisée immédiatement après l’annulation de son ordonnance de maintien en détention du 18 juillet 2017. Il n’est pas non plus fait état de déclarations ou d’attitudes inadéquates ou partiales dans la mise en place de l’audience de jugement prévue le 16 avril 2018. Enfin, contrairement à la jurisprudence précitée de la CourEDH, la magistrate concernée - même si elle est destinée à présider l’audience en question - n’apportera dans la délibération qu’une seule voix sur les sept exprimées par la composition formant la cour (cf. art. 351 al. 2 2ème phrase CPP). »
3. LA CONDAMNATION DÉFINITIVE DU REQUÉRANT
26. Par un arrêt du 27 avril 2018, la CPAR, siégeant en une formation présidée par la juge A. C. F-B. et composée de sept juges, admit partiellement l’appel du requérant et annula le jugement rendu le 6 juin 2014 par le tribunal criminel du canton de Genève. Elle acquitta le requérant des chefs d’accusation visés aux points II.2 et III.3 de l’acte d’accusation, mais le reconnut coupable de complicité d’assassinats concernant les chefs d’accusation visés au point I.1 dudit acte, le condamnant à quinze ans de privation de liberté, les jours de détention effectués avant jugement ainsi que ceux accomplis au titre des mesures de substitution au jour du prononcé devant être déduits de la peine. Par ailleurs, se fondant sur l’acquittement partiel du requérant, la CPAR refusa de lui octroyer l’indemnisation qu’il avait demandée.
27. Le 5 septembre 2018, le requérant attaqua ledit arrêt, se plaignant, entre autres, d’un défaut d’impartialité de la juge A. C. F-B. en raison de la motivation de l’ordonnance du 18 juillet 2017 ainsi que de celle des observations du 3 octobre 2017 relatives à la demande de récusation qu’il avait introduite.
28. Par un arrêt du 14 novembre 2019, notifié au requérant le 28 novembre 2019, le Tribunal fédéral admit partiellement le recours formé par l’intéressé et annula l’arrêt du 27 avril 2018 en sa partie portant rejet, en conséquence du prononcé d’un acquittement partiel, de la demande d’indemnisation de celui-ci, renvoyant la cause à la cour cantonale afin qu’elle statuât à nouveau sur cette question. Le Tribunal fédéral rejeta le recours pour le surplus, pour autant qu’il était recevable, confirmant la condamnation du requérant. En ce qui concerne le défaut allégué d’impartialité de la juge A. C. F-B., le Tribunal fédéral se prononça comme suit :
« 9.7 Le recourant invoque ensuite la violation de son droit à un procès équitable en relation avec la récusation de la Présidente de la cour cantonale à laquelle il reproche, dans une ordonnance du 18 juillet 2017, d’avoir indiqué : « Il s’agit là, pour le juge de la détention, de charges suffisantes qui rendent la perspective d’une condamnation vraisemblable ».
Ces questions ont fait l’objet de l’arrêt 1B_512/2017 du 30 janvier 2018, dans lequel le Tribunal fédéral a jugé le moyen irrecevable, la demande de récusation ayant été présentée tardivement. Il s’ensuit que ce point, exorbitant de l’objet du litige tel qu’il résulte de la décision de renvoi, ne peut, de surcroît, être réexaminé sous peine de remettre en cause l’autorité de chose jugée de l’arrêt 1B_512/2017 (...)
12.3 Le recourant ne soutient pas avoir allégué des conditions de détention illicites devant la cour cantonale. Il n’invoque aucun déni de justice sur ce point. Les faits allégués, selon lesquels il aurait été confiné 23 heures par jour dans 9 mètres carrés durant plus de cinq ans ne ressortent pas non plus de l’arrêt entrepris, qui [lie] la cour de céans (art. 105 al. 1 LTF). Il suffit dès lors de relever qu’il n’incombe pas à l’autorité de jugement de rechercher d’office, même en l’absence de toute allégation en ce sens, l’existence de mesures de contrainte illicites tout au long de la procédure et de statuer sur la réparation de leurs conséquences (v. arrêt 6B_1071/2015 du 18 juillet 2016 consid. 4.1), de sorte que ce point n’est pas l’objet de la procédure devant le Tribunal fédéral (art. 80 al. 1 LTF). »
LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT
29. L’article 30 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse (Recueil systématique (« RS ») 101) du 18 avril 1999, est ainsi libellé :
« Art. 30 Garanties de procédure judiciaire
1 Toute personne dont la cause doit être jugée dans une procédure judiciaire a droit à ce que sa cause soit portée devant un tribunal établi par la loi, compétent, indépendant et impartial (...) »
30. Le chapitre 6 (articles 56‑60) du code de procédure pénale suisse (RS 312.0) du 5 octobre 2007 (« le CPP ») régit la récusation. L’article 58 du CPP se lit comme suit :
« Art. 58 Récusation demandée par une partie
1 Lorsqu’une partie entend demander la récusation d’une personne qui exerce une fonction au sein d’une autorité pénale, elle doit présenter sans délai à la direction de la procédure une demande en ce sens, dès qu’elle a connaissance du motif de récusation ; les faits sur lesquels elle fonde sa demande doivent être rendus plausibles.
2 La personne concernée prend position sur la demande. »
31. La section 4 du CPP, qui régit la détention provisoire et la détention pour des motifs de sûreté, contient l’article 221, qui énonce ce qui suit :
« Art. 221 Conditions
1 La détention provisoire et la détention pour des motifs de sûreté ne peuvent être ordonnées que lorsque le prévenu est fortement soupçonné d’avoir commis un crime ou un délit et qu’il y a sérieusement lieu de craindre :
a. qu’il se soustraie à la procédure pénale ou à la sanction prévisible en prenant la fuite ;
b. qu’il compromette la recherche de la vérité en exerçant une influence sur des personnes ou en altérant des moyens de preuves ;
c. qu’il compromette sérieusement la sécurité d’autrui par des crimes ou des délits graves après avoir déjà commis des infractions du même genre.
2 La détention peut être ordonnée s’il y a sérieusement lieu de craindre qu’une personne passe à l’acte après avoir menacé de commettre un crime grave. »
32. L’article 92 de la loi sur le Tribunal fédéral (RS 173.110) du 17 juin 2005 est ainsi libellé :
« Art. 92 Décisions préjudicielles et incidentes concernant la compétence et les demandes de récusation
1 Les décisions préjudicielles et incidentes qui sont notifiées séparément et qui portent sur la compétence ou sur une demande de récusation peuvent faire l’objet d’un recours.
2 Ces décisions ne peuvent plus être attaquées ultérieurement. »
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION À RAISON D’UN DÉFAUT D’IMPARTIALITÉ DE LA JUGE A. C. F-B.
33. Le requérant se plaint d’un défaut d’impartialité de la présidente de la CPAR en raison des termes employés par elle dans l’ordonnance du 18 juillet 2017 et dans ses observations du 3 octobre 2017 pour retenir qu’il existait contre l’intéressé des « charges suffisantes qui rend[ai]ent la perspective d’une condamnation vraisemblable ». Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, qui se lit comme suit en ses passages pertinents en l’espèce :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
1. Thèses des parties
1. Le Gouvernement
34. Le Gouvernement expose que les demandes de récusation que le requérant avait formées contre la juge A. C. F-B. ont été rejetées par un arrêt définitif rendu par le Tribunal fédéral le 30 janvier 2018, et que la requête a été introduite devant la Cour le 27 mai 2020. Il estime en conséquence que le grief est irrecevable pour non-respect du délai de six mois.
35. À titre subsidiaire, le Gouvernement soulève une exception de non‑épuisement des voies de recours internes. Il indique à cet égard que le Tribunal fédéral, dans son arrêt du 30 janvier 2018, a jugé que la demande de récusation du 27 septembre 2017 avait été introduite tardivement par le requérant, et qu’il a réitéré cette conclusion dans son arrêt du 14 novembre 2019. Le Gouvernement argue que l’action tardive du requérant équivaut à un défaut d’exercice des voies de recours internes, et il considère en conséquence que l’intéressé n’est pas recevable à formuler son grief devant la Cour.
36. Le Gouvernement estime ensuite que les allégations que le requérant a formulées contre la juge A. C. F-B. dans les demandes de récusation introduites par lui les 27 septembre et 9 octobre 2017 n’étaient pas de nature à faire naître un doute quant à l’impartialité de l’intéressée. Il renvoie à cet égard au considérant 4 de l’arrêt du 30 janvier 2018 (paragraphe 25 ci‑dessus), exposant notamment que la terminologie utilisée par la juge A. C. F-B., qui agissait en qualité de juge de la détention, était inhérente à l’application des dispositions sur la détention avant jugement. La juge s’est bornée, tant dans son ordonnance du 18 juillet 2017 que dans ses observations du 3 octobre 2017, à employer des expressions consacrées en matière de contrôle de la détention, sans affirmer que le requérant serait reconnu coupable des infractions qui lui étaient reprochées ni émettre à aucun moment d’opinion définitive sur cette question. Pour le Gouvernement, elle n’a fait qu’évoquer la vraisemblance d’une condamnation en rappelant que des éléments du dossier, parmi d’autres à décharge, continuaient à parler en faveur d’un verdict de culpabilité, reprenant à cet égard la terminologie du Tribunal fédéral.
37. Enfin, le Gouvernement considère que le requérant sort de son contexte l’observation du Tribunal fédéral selon laquelle la juge dont la récusation était demandée n’apporterait dans la délibération qu’une seule voix sur les sept. Il indique que le Tribunal fédéral, à ce stade de son raisonnement, avait déjà constaté qu’il n’y avait pas de doute sur l’impartialité de l’intéressée et se bornait à relever, par cette remarque, que la situation était différente de celle évoquée dans l’arrêt Cardona Serrat c. Espagne (no 38715/06, 26 octobre 2010).
38. Au vu de ce qui précède, le Gouvernement invite la Cour à déclarer le grief relatif à l’impartialité de la juge A. C. F‑B. irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
2. Le requérant
39. Le requérant conteste l’argument du Gouvernement selon lequel il aurait dû saisir la Cour après chacun des arrêts incidents rendus par le Tribunal fédéral au cours de la procédure interne, et notamment après celui du 30 janvier 2018 portant rejet de ses demandes de récusation. Il se réfère sur ce point à l’article 92 de la loi sur le Tribunal fédéral (paragraphe 32 ci‑dessus), qui dispose que les décisions préjudicielles et incidentes doivent être entreprises immédiatement sous peine de forclusion, et déduit de cette disposition que les arrêts incidents ne mettent nullement fin à la procédure, arguant qu’ils ne sauraient dès lors être qualifiés de décision interne définitive rendue après le processus d’épuisement des voies de recours internes, au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. À cet égard, il plaide qu’il a diligemment procédé à l’épuisement requis et qu’il a saisi la Cour dans les six mois à compter de la notification de l’arrêt du Tribunal fédéral du 14 novembre 2019, lequel, indique-t-il, confirmait sa seconde condamnation et mettait ainsi fin à la procédure nationale. Le requérant estime avoir ainsi donné aux juridictions suisses, conformément au système prévu par la Convention, l’occasion de redresser les violations de la Convention qu’il leur reprochait.
40. S’appuyant ensuite sur la jurisprudence de la Cour en matière d’impartialité des tribunaux (Castillo Algar c. Espagne, 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, Gómez de Liaño y Botella c. Espagne, no 21369/04, 22 juillet 2008 et Cardona Serrat, précité), le requérant soutient qu’en énonçant, tant dans son ordonnance du 18 juillet 2017 que dans ses observations du 3 octobre 2017, que la condamnation de l’intéressé était « vraisemblable », la juge A. C. F-B. a de toute évidence donné à penser, d’une part, qu’il existait des indices suffisants pour permettre de conclure qu’un délit avait été commis et qu’il était pénalement responsable de ce délit et, d’autre part, qu’elle s’était déjà formé une opinion non seulement quant à l’existence d’indices se rapportant aux éléments du délit, mais également sur des questions relatives à la culpabilité du requérant.
41. Enfin, renvoyant à divers articles du CPP, le requérant argue que le rôle assigné à la juge A. C. F-B. en sa qualité de présidente de la formation judiciaire de la CPAR appelée à juger l’intéressé était central, expliquant qu’elle devait, à ce titre, assumer la direction de l’intégralité de la procédure et des débats d’appel, statuer sur les réquisitions de preuves du requérant, nommer les juges assesseurs et directement superviser la rédaction du jugement approuvé par la composition de la formation judiciaire qu’elle présidait.
2. Appréciation de la Cour
1. Sur la recevabilité
a) Principes généraux
42. La Cour rappelle que le délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 de la Convention, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, vise à assurer la sécurité juridique en garantissant que les affaires qui soulèvent des questions au regard de la Convention soient examinées dans un délai raisonnable et que les décisions passées ne soient pas indéfiniment susceptibles d’être remises en cause. Cette règle marque la limite temporelle du contrôle opéré par les organes de la Convention et indique aux particuliers comme aux autorités de l’État la période au-delà de laquelle ce contrôle ne s’exerce plus. À cet égard, la Cour souligne que les règles énoncées à l’article 35 § 1 concernant l’épuisement des voies de recours internes et le délai de six mois sont étroitement liées, car non seulement elles figurent dans le même article mais, de plus, elles sont exprimées dans une même phrase dont la construction grammaticale implique une telle corrélation. Ainsi, en règle générale, le délai de six mois commence à courir à la date de la décision définitive intervenue dans le cadre du processus d’épuisement des voies de recours internes. L’article 35 § 1 ne saurait être interprété d’une manière qui exigerait qu’un requérant saisisse la Cour de son grief avant que la situation relative à la question en jeu n’ait fait l’objet d’une décision définitive au niveau interne, faute de quoi le principe de subsidiarité en serait atteint (Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, §§ 129‑131, 19 décembre 2017).
43. L’article 35 § 1 de la Convention impose également de soulever devant l’organe interne adéquat, au moins en substance et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l’on entend formuler par la suite devant la Cour ; il commande en outre l’emploi des moyens de procédure propres à empêcher une violation de la Convention. Une requête ne satisfaisant pas à ces exigences doit en principe être déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 72, 25 mars 2014).
44. La Cour souligne qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales et, notamment, aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Ceci est particulièrement vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux des règles de nature procédurale telles que les délais régissant le dépôt de documents ou l’introduction de recours. La Cour estime par ailleurs que la réglementation relative aux formalités et aux délais à respecter pour former un recours vise à assurer une bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique, et que les intéressés doivent s’attendre à ce que ces règles soient appliquées (Ankerl c. Suisse, 23 octobre 1996, § 34, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, Poirot c. France, no 29938/07, § 38, 15 décembre 2011, et Vermeersch c. Belgique, no 49652/10, § 60, 16 février 2021).
b) Application des principes en l’espèce
1. Quant à l’ordonnance du 18 juillet 2017
45. La Cour note que le requérant considère que la juge A. C. F-B. a manqué d’impartialité et qu’il s’appuie à cet égard sur les termes qu’elle a utilisés notamment dans son ordonnance du 18 juillet 2017. Elle observe ensuite que l’article 58 du CPP offrait au requérant une voie de recours sous la forme d’une demande de récusation qu’il devait présenter « sans délai » dès la prise de connaissance par lui du motif de récusation. Or, tant dans son arrêt du 30 janvier 2018 que dans son arrêt du 14 novembre 2019, le Tribunal fédéral a jugé que le requérant n’avait pas respecté cette condition, ayant présenté sa demande de récusation plusieurs mois après avoir pris connaissance de ladite ordonnance (paragraphes 25 et 28 ci-dessus). La Cour ne voit rien d’arbitraire dans la manière dont le Tribunal fédéral a établi les faits pertinents et appliqué l’article 58 du CPP dans les circonstances de la cause. Il ressort de l’interprétation du droit interne donnée par le Tribunal fédéral que le requérant n’a pas observé les règles applicables, dont le respect est l’une des conditions qu’il convient de remplir pour satisfaire à l’exigence d’épuisement des recours internes posée par l’article 35 § 1 de la Convention.
46. Dès lors, le grief fondé sur l’article 6 § 1 de la Convention relativement à un défaut d’impartialité de la juge A. C. F-B. découlant des termes utilisés par elle dans son ordonnance du 18 juillet 2017 est irrecevable pour défaut d’épuisement des voies de recours internes, et il doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
2. Quant aux observations de la juge A. C. F-B. du 3 octobre 2017
47. La Cour note que la seconde demande de récusation du requérant se fondait sur les termes utilisés par la juge A. C. F-B. dans ses observations du 3 octobre 2017, et que, tout comme la première, elle a été rejetée par la CPAR par l’arrêt incident du 31 octobre 2017 (paragraphe 23 ci‑dessus). Le requérant a contesté cet arrêt en vertu de l’article 92 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 qui prévoit une voie de recours spécifique contre les arrêts incidents rejetant une demande de récusation (paragraphe 32 ci‑dessus), et le Tribunal fédéral a considéré que la seconde demande de récusation était recevable, l’examinant au fond (paragraphe 23 ci‑dessus). La Cour rappelle que l’article 35 § 1 de la Convention commande l’emploi des moyens de procédure propres à empêcher une violation de la Convention, et elle note que, selon l’article 92 de la loi sur le Tribunal fédéral, à défaut d’action, l’intéressé n’aurait pu attaquer l’arrêt du 31 octobre 2017 ultérieurement.
48. Quand bien même la question d’un défaut d’impartialité de la juge A. C. F-B. en raison de termes utilisés par elle dans ses observations du 3 octobre 2017 aurait été tranchée par le Tribunal fédéral dans son arrêt du 30 janvier 2018, la Cour ne saurait souscrire à l’argument du Gouvernement selon lequel le requérant aurait dû saisir la Cour dans les six mois suivant l’adoption dudit arrêt. En effet, la question relative au bien-fondé des charges pénales dirigées contre le requérant a été définitivement tranchée le 14 novembre 2019, date à laquelle le Tribunal fédéral a confirmé la condamnation de l’intéressé que la CPAR avait prononcée dans son arrêt du 27 avril 2018. Aux yeux de la Cour, exiger du requérant l’introduction de deux requêtes devant elle à des dates différentes pour tenir compte de cette spécificité du droit interne relèverait d’une interprétation par trop formaliste du délai de six mois (Sociedad Anónima del Ucieza c. Espagne, no 38963/08, § 45, 4 novembre 2014). Par ailleurs, elle rappelle que, en l’absence de circonstances particulières, un grief relatif à l’article 6 de la Convention est déclaré irrecevable comme prématuré lorsqu’il porte sur une procédure pénale pendante devant les juridictions internes (Lowry c. Portugal (déc.), no 42296/98, 6 juillet 1999, Robleh c. France (déc.), no 50018/99, 18 octobre 2005, Gungormez c. Turquie, no 38734/04, 18 novembre 2008).
49. En l’espèce, le requérant a saisi la Cour le 27 mai 2020, soit dans les six mois suivant la date de notification de l’arrêt du Tribunal fédéral du 14 novembre 2019, à savoir le 29 novembre 2019 (paragraphe 29 ci‑dessus). La Cour estime donc que le grief fondé sur l’article 6 § 1 de la Convention et tiré d’un défaut d’impartialité de la juge A. C. F-B. découlant des termes utilisés par elle dans ses observations du 3 octobre 2017 n’est pas tardif.
50. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
51. La Cour rappelle que l’impartialité se définit d’ordinaire par l’absence de préjugés ou de parti pris et peut s’apprécier de diverses manières. Selon la jurisprudence constante de la Cour, il convient, aux fins de l’article 6 § 1, de l’apprécier selon une démarche subjective tenant compte de la conviction personnelle et du comportement du juge, c’est-à-dire consistant à rechercher si celui-ci n’a pas fait montre de parti pris ou de préjugés personnels dans le cas d’espèce, ainsi que selon une démarche objective consistant à déterminer si le tribunal offrait, notamment à travers sa composition, des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à son impartialité (voir, par exemple, Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 118, CEDH 2005-XIII, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 93, CEDH 2009, Morice c. France [GC], no 29369/10, § 73, CEDH 2015, et Ilnseher c. Allemagne [GC], nos 10211/12 et 27505/14, § 287, 4 décembre 2018).
52. La Cour rappelle également que le fait qu’un juge de première instance ou d’appel ait déjà pris des décisions avant le procès, notamment au sujet de la détention provisoire, ne peut justifier en soi les appréhensions du requérant quant à l’impartialité de ce juge. Ce qui compte est la portée et la nature des mesures en question (Hauschildt c. Danemark, 24 mai 1989, § 50, série A no 154, Nortier c. Pays-Bas, 24 août 1993, § 33, série A no 267, Saraiva de Carvalho c. Portugal, 22 avril 1994, § 35, série A no 286‑B, Cardona Serrat c. Espagne, précité, § 31, 26 octobre 2010, Alony Kate c. Espagne, no 5612/08, § 49 et suiv., 17 janvier 2012, et Ionuţ‑Laurenţiu Tudor c. Roumanie, no 34013/05, § 81, 24 juin 2014).
53. En particulier, dans l’affaire Hauschildt, la Cour a relevé que, pour proroger la détention provisoire du requérant, les magistrats de la cour d’appel s’étaient appuyés explicitement sur un article de la loi sur l’administration de la justice qui leur demandait de s’assurer de l’existence de « soupçons particulièrement renforcés » quant à la commission par l’intéressé des infractions dont on l’accusait, ce qui signifiait, selon les explications officielles, qu’il leur fallait avoir la conviction d’une culpabilité « très claire ». La Cour a jugé que, de ce fait, « l’écart entre la question à trancher pour recourir audit article et le problème à résoudre à l’issue du procès dev[enait] alors infime » et que, « l’impartialité des juridictions compétentes pouvait paraître sujette à caution » (Hauschildt, précité, §§ 51‑52).
54. Dans les affaires Nortier et Saraiva de Carvalho, la Cour a considéré que, contrairement à la situation en cause dans l’affaire Hauschildt, les juges nationaux avaient cherché à établir non pas des « soupçons particulièrement renforcés » mais des « indices sérieux », en vérifiant que « de prime abord l’accusation portée par le ministère public reposait sur des données valables » (Nortier, précité, § 35) ou des « indices suffisants », de sorte que « l’appréciation sommaire des données disponibles » ne pouvait passer pour « un constat formel de culpabilité » (Saraiva de Carvalho, précité, § 38).
55. Dans les affaires Cardona Serrat et Alony Kate, la Cour a estimé que les conclusions des magistrats, agissant en qualité de juges de la détention, selon lesquelles il existait « des indices suffisants pour permettre de conclure qu’un délit avait été commis » et que les requérants étaient « pénalement responsable[s] de ce délit » démontraient que les juges en question avaient « une idée préconçue sur la question sur laquelle ils étaient appelés à se prononcer ultérieurement en tant que membres de la formation de jugement » (Cardona Serrat, précité, § 35, et Alony Kate, précité, § 56).
56. Enfin, dans l’affaire Ionuţ-Laurenţiu Tudor, la Cour a considéré que la conclusion des juges nationaux selon laquelle les « indices sérieux » qui existaient contre le requérant permettaient de conclure que l’intéressé avait « probablement commis les faits dont il était accusé » ne pouvait résulter d’une appréciation sommaire des données disponibles aux fins de la détention et qu’elle supposait « un examen plus approfondi des éléments produits en vue d’asseoir la culpabilité du requérant ». La Cour a jugé que, dès lors, « l’écart entre l’appréciation portée sur l’opportunité du maintien en détention et l’établissement de la culpabilité à l’issue du procès [était] devenu minime » (Ionuţ-Laurenţiu Tudor, précité, § 84).
57. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour constate d’emblée que les éléments du dossier ne démontrent pas que la juge A. C. F-B. ait fait preuve d’hostilité ou de malveillance pour des raisons personnelles à l’égard du requérant. La Cour empruntera donc la démarche objective (paragraphe 51 ci‑dessus) pour vérifier s’il y avait une raison légitime de redouter un défaut d’impartialité de sa part.
58. La Cour relève que la juge A. C. F-B., en tant que présidente de la formation judiciaire de la CPAR chargée d’examiner en appel l’affaire pénale dirigée contre le requérant, a agi également en qualité de juge de la détention (paragraphes 15‑19 ci‑dessus). Invitée à répondre à la demande de récusation dirigée à son encontre à la suite de l’annulation de l’ordonnance prorogeant la détention de sûreté du requérant (paragraphe 18 ci‑dessus), elle a réitéré, dans ses observations du 3 octobre 2017, les termes selon lesquels il existait, à l’encontre de l’intéressé, des « charges suffisantes » qui rendaient la perspective d’une condamnation « vraisemblable » et que des éléments du dossier pénal « continu[ai]ent de parler en faveur de la culpabilité » (paragraphe 21 ci‑dessus).
59. La Cour observe que, selon l’article 221 du CPP, la détention pour des motifs de sûreté peut être ordonnée à condition que le prévenu soit « fortement soupçonné d’avoir commis un crime ou un délit » (paragraphe 31 ci‑dessus). Dans son arrêt du 30 janvier 2018, le Tribunal fédéral a indiqué que les tribunaux suisses avaient interprété cette condition comme exigeant, en pratique, l’existence d’« indices sérieux de culpabilité » ou une perspective de « condamnation qui doit apparaître avec une certaine vraisemblance ». Selon le Tribunal fédéral, l’utilisation d’une telle terminologie était donc « inhérente à l’application des dispositions sur la détention avant jugement », et « [p]ar l’emploi des termes litigieux, la juge incriminée s’est limitée à utiliser des expressions consacrées par la doctrine et la jurisprudence en matière de contrôle de la détention » (paragraphe 25 ci‑dessus).
60. La Cour estime que la conclusion de la juge A. C. F-B. quant à « la vraisemblance d’une condamnation » et à l’existence dans le dossier d’éléments continuant « à parler en faveur d’un verdict de culpabilité » ne pouvait résulter d’une appréciation sommaire des données disponibles aux fins de la détention, et qu’elle supposait un examen plus approfondi des éléments produits en vue d’asseoir la culpabilité du requérant. La Cour note à cet égard que la juge A. C. F-B. s’est exprimée sur la nécessité du maintien du requérant en détention non pas au début de l’enquête pénale dirigée contre l’intéressé, mais au moment où le dossier d’instruction était déjà complet et finalisé. La Cour tient également compte de ce qu’elle avait présidé la formation de jugement de la CPAR ayant condamné le requérant en appel le 12 juillet 2015 avant le renvoi de l’affaire devant la même instance par le Tribunal fédéral (paragraphes 12-14 ci‑dessus). Quand bien même la juge en cause se serait bornée à employer, dans ses observations du 3 octobre 2017 (paragraphe 21 ci‑dessus), des expressions standardisées, la Cour considère que celles-ci dépassaient l’énoncé d’un simple soupçon et qu’elles démontraient que l’écart entre l’appréciation portée sur l’opportunité du maintien en détention du requérant et l’établissement de sa culpabilité à l’issue du procès était devenu minime (Hauschildt, précité, § 52, et Ionuţ‑Laurenţiu Tudor, précité, § 84).
61. Dès lors, le requérant pouvait raisonnablement craindre que la juge A. C. F-B. eût une idée préconçue sur la question de sa culpabilité lorsqu’elle serait appelée à se prononcer, quelques mois plus tard, en tant que membre de la formation de jugement de la CPAR qui, par son arrêt du 27 avril 2018, l’a condamné à quinze ans de privation de liberté. La Cour constate par ailleurs que la juge A. C. F-B. présidait cette formation (Cardona Serrat, précité, § 37).
62. La Cour rappelle par ailleurs que l’existence de procédures nationales destinées à garantir l’impartialité, et notamment de règles en matière de déport des juges, est un facteur pertinent à prendre en compte pour apprécier si le tribunal a été impartial (Micallef, précité, § 99). Tout en notant que le CPP suisse prévoit une procédure de récusation des magistrats siégeant au sein d’une autorité pénale (paragraphe 30 ci‑dessus), la Cour constate que l’utilisation de cette procédure par le requérant n’a pas permis de dissiper les doutes de l’intéressé quant à l’impartialité de la juge A. C. F-B.
63. Enfin, la Cour estime que le fait que la juge A. C. F-B. ait été appelée à se prononcer au sein d’une formation élargie de sept juges n’est pas déterminant au regard de la question de l’impartialité objective examinée sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, dès lors que le secret des délibérations ne permettait pas au requérant de connaître l’influence réelle que la juge A. C. F-B. aurait pu avoir au cours de celles-ci (Morice, précité, § 89, et Sigríður Elín Sigfúsdóttir c. Islande, no 41382/17, § 57, 25 février 2020).
64. Eu égard à l’ensemble de ces éléments, la Cour estime que les craintes du requérant quant à l’impartialité de la juge A. C. F-B. pouvaient passer pour objectivement justifiées. Il s’ensuit que l’instance d’appel, à savoir la formation judiciaire de la CPAR présidée par la juge A. C. F-B. qui a jugé du bien-fondé de l’accusation pénale dirigée contre le requérant, n’a pas présenté les garanties d’impartialité exigées par l’article 6 § 1 de la Convention.
65. Partant il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en tant qu’il garantit le droit à un tribunal impartial.
2. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
66. Invoquant l’article 6 de la Convention, le requérant se plaint en outre de multiples autres violations de son droit à un procès équitable et du droit à la présomption d’innocence. La Cour rappelle qu’un tribunal dont le manque d’indépendance et d’impartialité a été établi ne peut, en toute hypothèse, garantir un procès équitable aux personnes soumises à sa juridiction (Sürer c. Turquie, no 20184/06, § 47, 31 mai 2016). Eu égard au constat de violation de l’article 6 § 1 de la Convention auquel elle est parvenue au paragraphe 65 ci‑dessus, la Cour considère qu’il ne s’impose pas d’examiner séparément la recevabilité et le fond des autres griefs fondés sur cet article.
3. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION
1. Sur la violation alléguée de l’article 3 de la Convention
67. Le requérant considère qu’il a été soumis à un traitement dégradant à raison des conditions de sa détention à la prison de Champ-Dollon. Il invoque l’article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
68. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes dans la mesure où l’intéressé ne s’est pas plaint de conditions de détention illicites devant la cour cantonale et qu’il n’a invoqué aucun déni de justice à cet égard devant le Tribunal fédéral. À titre subsidiaire, le Gouvernement estime que le grief est manifestement mal fondé, les conditions de la détention de l’intéressé n’ayant pas atteint, selon lui, le seuil de sévérité requis pour être qualifiées de traitement dégradant.
69. À l’instar du Gouvernement, la Cour note que le requérant n’a pas soulevé de grief relatif aux conditions de sa détention devant la CPAR (paragraphe 28 ci‑dessus). Eu égard aux principes relatifs à l’article 35 § 1 de la Convention rappelés au paragraphe 44 ci‑dessus, la Cour considère que le grief est irrecevable pour défaut d’épuisement des voies de recours internes, et qu’il doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
2. Sur la violation alléguée de l’article 5 § 3 de la Convention
70. Le requérant se plaint enfin de la durée, selon lui déraisonnable, de sa détention préventive, de sa détention de sûreté ainsi que de son assignation à résidence. Il invoque l’article 5 § 3 de la Convention, qui est ainsi libellé en ses passages pertinents en l’espèce :
« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »
71. Le Gouvernement excipe, à titre principal, de la tardiveté du grief. À titre subsidiaire, il argue que la détention du requérant, tout comme son assignation à résidence, étaient justifiées par des motifs pertinents et suffisants.
72. La Cour rappelle que la période à prendre en considération aux fins de l’article 5 § 3 de la Convention commence lorsque l’individu est arrêté ou privé de sa liberté, et elle prend fin lorsqu’on le libère et/ou qu’il est statué, même par une juridiction de première instance, sur les accusations dirigées contre lui (Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 85, 5 juillet 2016). En l’espèce, cette période a pris fin le 27 avril 2018, date à laquelle la CPAR a condamné le requérant à l’issue du réexamen de l’affaire pénale en appel (paragraphe 26 ci‑dessus). La requête ayant été introduite le 27 mai 2020, donc bien au-delà des six mois suivant ledit réexamen, le grief formulé sur le terrain de l’article 5 § 3 de la Convention est irrecevable pour tardiveté et il doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
73. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
74. Le requérant réclame une somme de 100 000 francs suisses (CHF) pour dommage moral. Il soutient qu’il a subi un préjudice grave, que sa famille et lui-même ont enduré des souffrances pendant près de neuf ans et qu’il n’a pas été en mesure de voir ses enfants grandir à la suite de son arrestation. Il considère qu’une indemnité pour tort moral se trouve dès lors justifiée.
75. Le Gouvernement expose que la requête porte en grande partie sur des vices de procédure, et il estime que le constat d’une violation de l’article 6 de la Convention constituerait, le cas échéant, une satisfaction équitable pour tout dommage moral que le requérant aurait pu éprouver.
76. La Cour considère que, compte tenu des circonstances de la cause, le constat de violation constitue en l’espèce une réparation suffisante pour le dommage moral subi par le requérant.
2. Frais et dépens
77. Le requérant réclame 96 000 CHF (environ 87 101 euros (EUR)) au titre des frais et dépens qu’il dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour, indiquant que cette somme correspond à deux cent quarante heures de travail accomplies par ses avocats à raison de 400 EUR l’heure.
78. Le Gouvernement estime que le montant réclamé par le requérant au titre des frais et dépens pour la procédure devant la Cour est excessif et manifestement déraisonnable. Il indique que les notes d’honoraires soumises par le requérant ne détaillent pas les tâches qui auraient été accomplies pendant lesdites deux cent quarante heures de travail et soutient que le nombre d’heures apparaît manifestement déraisonnable au vu du travail effectué. Enfin, le Gouvernement conteste la nécessité qu’il y aurait eu pour le requérant d’être représenté devant la Cour par deux avocats et argue que cette manière de procéder s’est traduite par une multiplication des heures de travail. Il considère en outre que le montant alloué au titre des frais de défense pour la procédure devant la Cour doit dépendre du nombre de violations constatées par celle-ci, et il estime en conséquence que ce montant ne devrait pas dépasser un total de 9 000 CHF au cas où tous les griefs de violation formulés par le requérant seraient retenus par la Cour.
79. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Selon l’article 60 § 2 du règlement, les prétentions soumises au titre de l’article 41 doivent être chiffrées, ventilées par rubrique et accompagnées des justificatifs pertinents, faute de quoi la Cour peut les rejeter, en tout ou en partie (Beeler c. Suisse [GC], no 78630/12, § 128, 11 octobre 2022). En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 15 000 EUR pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû par lui à titre d’impôt sur cette somme.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l’unanimité, recevable le grief formulé sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention relativement à un manque d’impartialité de la juge A. C. F-B. découlant des termes employés par elle dans ses observations du 3 octobre 2017 ;
2. Déclare, à l’unanimité, irrecevables les griefs fondés sur les articles 3 et 5 de la Convention ainsi que le grief fondé sur l’article 6 § 1 de la Convention relativement à un défaut d’impartialité de la juge A. C. F-B. découlant des termes utilisés par elle dans son ordonnance du 18 juillet 2017 ;
3. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en tant qu’il garantit le droit à un tribunal impartial ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la recevabilité et le fond du restant des griefs fondés sur l’article 6 de la Convention ;
5. Dit, à l’unanimité, que le constat de violation de l’article 6 § 1 de la Convention constitue en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par le requérant ;
6. Dit, par six voix contre une,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 15 000 EUR (quinze mille euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 juin 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan Blaško Pere Pastor Vilanova
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Grozev.
P.P.V.
M.B.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE GROZEV
(Traduction)
1. Je ne puis souscrire au constat de violation de l’article 6 § 1 auquel la majorité est parvenue en l’espèce concernant l’allégation de manquement des juridictions internes à leur obligation de garantir le droit à un tribunal impartial. Ma principale préoccupation est qu’une telle violation impose aux juridictions internes des exigences contradictoires, découlant de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 5, d’une part, et de celle relative à l’article 6, d’autre part. Des exigences qui sont difficiles à satisfaire si l’on suit l’approche stricte adoptée par la majorité. Pour maintenir l’harmonie entre les deux volets de la jurisprudence de la Cour, il aurait en effet fallu adopter une approche plus équilibrée dans l’appréciation des griefs fondés sur l’article 6 et tirés d’un défaut allégué d’impartialité, en tenant compte non seulement des termes exacts employés, dont le requérant estimait qu’ils révélaient un défaut d’impartialité, mais aussi d’autres circonstances particulières de l’affaire. En l’espèce, cela aurait impliqué de tenir compte de ce que la formulation litigieuse avait été utilisée dans le cadre du contrôle de la détention provisoire du requérant à un stade très avancé de la procédure, après que les condamnations avaient été confirmées à plusieurs degrés de juridiction et après que le Tribunal fédéral avait ordonné le renvoi de l’affaire en formulant des instructions spécifiques.
2. Les déclarations litigieuses faisaient initialement partie de la décision de maintien en détention provisoire du requérant, laquelle fut confirmée ultérieurement dans la procédure relative à la demande de récusation de la juge A.C. F-B, qui avait eu à connaître de la demande de mise en liberté. Ce fait revêt une importance particulière, car il fait entrer en jeu la jurisprudence de la Cour relative à l’article 5. Même si d’un strict point de vue conventionnel, l’article 5 ne s’appliquerait pas à ce stade de la procédure interne, il était toujours question d’une détention provisoire du point de vue du droit interne. La Cour, à juste titre, accorde une grande attention à la question de la légalité de la détention provisoire et de l’existence d’un contrôle adéquat. Elle a toujours insisté sur le fait qu’une détention provisoire doit être fondée sur des raisons plausibles de soupçonner l’intéressé d’avoir commis l’infraction dont il est accusé. L’existence de « raisons plausibles de soupçonner » qu’une infraction a été commise présuppose celle de faits ou renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction (Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan, no 15172/13, § 88, 22 mai 2014, et Erdagöz c. Turquie, 22 octobre 1997, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI). Si une personne est détenue au sens de l’article 5 § 1 c), la juridiction interne doit pouvoir examiner si, oui ou non, il y a suffisamment d’éléments pour faire naître un soupçon raisonnable qu’elle a commis une infraction, car l’existence d’un tel soupçon est essentielle à la « légalité » de sa détention au regard de la Convention (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 58, CEDH 1999-II).
3. Sur la question des garanties procédurales consacrées par l’article 5, la Cour a dit que les juridictions internes ne peuvent considérer comme dénués de pertinence, ou omettre de prendre en compte, des faits concrets invoqués par le détenu et susceptibles de jeter un doute sur l’existence des conditions indispensables à la « légalité », au sens de la Convention, de la privation de liberté (Ilijkov c. Bulgarie, no 33977/96, § 94, 26 juillet 2001). Si la juridiction interne n’expose aucun motif adéquat ou rend plusieurs décisions stéréotypées n’offrant aucune réponse aux arguments du requérant, il peut y avoir violation en ce que la garantie prévue par l’article 5 § 4 se retrouverait vidée de sa substance (G.B. et autres c. Turquie, no 4633/15, § 176, 17 octobre 2019).
4. J’estime que pour statuer sur le grief fondé sur l’article 6 et tiré d’un défaut allégué d’impartialité, il aurait été nécessaire de tenir compte de ces exigences découlant de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 5, et en particulier de l’obligation de s’assurer de l’existence de raisons plausibles de soupçonner qu’une infraction a été commise et de l’obligation d’exposer des motifs adéquats qui ne soient ni répétitifs ni stéréotypés. Or, la majorité ne l’a pas fait. Elle s’est plutôt concentrée sur la formulation employée par la juge A.C. F-B dans ses observations du 3 octobre 2017, en l’examinant de manière isolée et en s’appuyant sur deux arguments clés. Or, j’éprouve des difficultés à souscrire à ces deux arguments.
5. Le premier argument clé est que « la conclusion de la juge A. C. F-B. quant à « la vraisemblance d’une condamnation » et à l’existence dans le dossier d’éléments continuant « à parler en faveur d’un verdict de culpabilité » ne pouvait résulter d’une appréciation sommaire des données disponibles aux fins de la détention, et qu’elle supposait un examen plus approfondi des éléments produits en vue d’asseoir la culpabilité du requérant. » Si la jurisprudence de la Cour exige clairement dans les décisions précédant le procès l’emploi d’un langage plus neutre, centré strictement sur les questions relatives à la détention, les motifs de la détention doivent néanmoins être examinés sur la base des faits de la cause et des motifs adéquats doivent être fournis. La majorité constate, en exprimant son approbation, que la juge a employé « dans ses observations du 3 octobre 2017 [...] des expressions standardisées » (paragraphe 60 de l’arrêt). Dans sa jurisprudence relative à l’article 5, la Cour adopte toutefois une approche différente. Ainsi qu’il a déjà été souligné, cette disposition commande expressément aux juridictions internes d’apprécier les éléments de preuves rassemblées par elles, de répondre aux arguments militant en faveur de la demande de libération, de motiver leur décision de manière adéquate et d’éviter les formulations répétitives et stéréotypées. Compte tenu de ces exigences conventionnelles, et étant donné que la formulation employée par la juge A.C. F-B. quant à « la vraisemblance d’une condamnation » et à l’existence dans le dossier d’éléments continuant « à parler en faveur d’un verdict de culpabilité » était couramment utilisée dans les décisions de détention provisoire rendues en droit interne, j’ai du mal à me montrer aussi critique à son égard.
6. Le deuxième argument clé sur lequel la majorité fonde son constat de violation de l’article 6 consiste à dire que « la juge A. C. F-B. s’est exprimée sur la nécessité du maintien du requérant en détention non pas au début de l’enquête pénale dirigée contre l’intéressé, mais au moment où le dossier d’instruction était déjà complet et finalisé. » (paragraphe 60 de l’arrêt). Cet argument ne me paraît pas lui non plus particulièrement convaincant. Le déroulement de la procédure pénale à différents degrés de juridiction et la participation du même juge à un nouvel examen de l’affaire, pratique que la Convention ne prohibe pas, soulèvent des difficultés particulières tant sur la question de l’apparence de neutralité que sur celle des formulations employées. Ces difficultés sont telles qu’elles nécessitent une analyse plus contextuelle. Dans le cas d’espèce, les propos de la juge A.C. F-B. que le requérant a trouvés problématiques ont été formulés après que cette même juge avait, en appel, déclaré le requérant coupable de tous les faits qui lui étaient reprochés. Il est évident qu’au stade du réexamen de l’affaire, l’exigence de neutralité ne saurait faire perdre de vue qu’il y a déjà eu condamnation. De plus, les griefs consistant à dire que les termes employés laissaient supposer un défaut d’impartialité doivent être appréciés non pas de manière abstraite, mais à l’aune de la question spécifique pendante devant la juridiction d’appel, en l’espèce, les motifs sur lesquels le Tribunal fédéral avait fondé sa décision de renvoyer l’affaire devant la cour d’appel pour un nouvel examen. Examinée sous cet angle, la formulation litigieuse ne semble pas soulever des objections telles qu’elles seraient de nature à justifier un constat de violation de l’article 6 avec toutes les conséquences qui en découlent. Cette conclusion apparaît encore confirmée par le fait que le requérant ne s’est plaint des propos en cause que tardivement et que la formation d’appel présidée par la juge A.C. F-B. a finalement changé d’avis et acquitté le requérant de deux des chefs d’accusation pour lesquels le même tribunal l’avait auparavant déclaré coupable. S’est ainsi trouvée confirmée la conclusion à laquelle le Tribunal fédéral était parvenu dans son examen de la demande de récusation du juge A.C. F-B., à savoir que rien dans les termes employés par la juge ne donnait à penser qu’elle manquerait d’impartialité et qu’elle n’aborderait pas les questions soulevées par le Tribunal fédéral avec ouverture d’esprit.
7. En conclusion, les circonstances de l’espèce, ainsi que la crainte d’une atteinte aux garanties procédurales découlant de l’article 5 de la Convention, me conduisent à conclure qu’il n’y a pas eu en l’espèce déni du droit à un tribunal impartial.