CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE SANOFI PASTEUR c. FRANCE
(Requête no 25137/16)
ARRÊT
Art 6 (civil) • Procès équitable • Point de départ du délai de prescription d’une action en indemnisation à partir de la consolidation de la maladie • Maladie évolutive insusceptible de consolidation • Droit interne donnant plus de poids au droit des victimes de dommages corporels à un tribunal qu’au droit des personnes responsables de ces dommages à la sécurité juridique • Choix non mis en cause en tant que tel au vu d’une marge d’appréciation importante reconnue aux États • Absence d’imprescriptibilité
STRASBOURG
13 février 2020
DÉFINITIF
13/06/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Sanofi Pasteur c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :
Síofra O’Leary, présidente,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Ganna Yudkivska,
André Potocki,
Yonko Grozev,
Lәtif Hüseynov,
Anja Seibert-Fohr, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 janvier 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 25137/16) dirigée contre la République française et dont une personne morale de droit français ayant son siège social à Lyon, la société anonyme Sanofi Pasteur (« la société requérante »), a saisi la Cour le 28 avril 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La société requérante est représentée par Me E. Baraduc, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
3. La société requérante se plaint en particulier de ce que, en méconnaissance de l’article 6 § 1 de la Convention, les modalités de fixation du point de départ du délai de prescription d’une action en réparation dirigée contre elle ont, de fait, rendu cette action imprescriptible, et de ce que la Cour de cassation a rejeté sans indiquer de motif sa demande de questions préjudicielles à la Cour de Justice de l’Union européenne (« CJUE »).
4. Le 11 septembre 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. En sa qualité d’élève infirmière, X, née en 1972, fut assujettie à l’obligation de vaccination contre l’hépatite B. Entre 1992 et 1994, elle reçut ainsi plusieurs injections d’un vaccin fabriqué par la société requérante. Cette dernière ne précise pas la date à laquelle ce vaccin a été mis sur le marché. La cour d’appel de Toulouse (arrêt du 10 février 2014 ; paragraphes 9-11 ci-dessous) retient que cette date est antérieure au 30 juillet 1988, date limite de transposition de la directive no 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux (paragraphes 28-33 ci-dessous).
6. Une sclérose en plaques lui fut diagnostiquée en 1993, puis, en 1999, la maladie de Crohn et, en 2004, une polymyosite.
1. Les décisions des juridictions administratives
7. Imputant ces affections au vaccin contre l’hépatite B qui lui avait été administré, X saisit en 2002 le juge administratif sur le fondement de l’article L. 3111-9 du code de la santé publique d’une action en responsabilité de l’État. Elle obtint gain de cause ; l’État fut condamné à lui payer 656 803,83 euros (EUR) en réparation de ses préjudices et à lui servir une rente annuelle de 10 950 EUR (jugement du tribunal administratif de Toulouse du 5 juillet 2007 ; arrêt de la cour administrative d’appel du 10 décembre 2009).
2. Les décisions des juridictions judicaires
1. Le jugement du tribunal de grande instance de Toulouse du 3 septembre 2012 et l’arrêt de la cour d’appel de Toulouse du 10 février 2014
8. En 2005, X assigna la société requérante devant le juge civil afin d’obtenir réparation à raison de l’aggravation des préjudices dont elle avait obtenu l’indemnisation devant le juge administratif. Elle arguait d’un manquement de la société requérante à l’obligation de sécurité résultant des articles 1135 et 1147 du code civil, interprétés à la lumière de la directive no 85/374.
9. Le tribunal de grande instance de Toulouse, par un jugement du 3 septembre 2012, puis la cour d’appel de Toulouse, par un arrêt du 10 février 2014, déclarèrent l’action recevable, faisant courir la prescription décennale à partir de la consolidation du dommage. Sur ce dernier point, l’arrêt du 10 février 2014 est ainsi rédigé :
« (...) en présence d’un dommage corporel, le délai de prescription de l’action en responsabilité civil, décennal (...), ne court qu’à compter de la consolidation du dommage. En l’espèce, les experts qui ont examiné [X] dans le cadre de la procédure administrative n’ont pas fixé de date de consolidation, et il n’est pas contesté que l’état de [X] évolue. Le délai de prescription de l’action intentée par [X] à l’encontre du fabricant du vaccin auquel elle impute l’aggravation de son préjudice n’a donc pas couru, son action n’est pas prescrite (...) »
10. Sur le fond, le tribunal de grande instance de Toulouse déclara la société requérante responsable du préjudice de X après avoir précisé ceci :
« Avant la transposition dans le code civil, en 1998, de la directive européenne du 25 juillet 1985, relative à la responsabilité du fait des produits défectueux, il résulte des articles 1135 et 1147 du code civil, interprétés à la lumière de cette directive, que le fabricant du vaccin, tenu d’une obligation de sécurité de résultat, est responsable du dommage causé par le défaut de sécurité du vaccin, sauf à établir l’existence d’une cause exonératoire, totalement imprévisible et irrésistible (...) »
11. Confirmant le jugement entrepris, la cour d’appel de Toulouse souligna ce qui suit :
« (...) Le vaccin administré à [X] a été émis sur le marché avant le 30 juillet 1988, date limite de transposition de la directive du 25 juillet 1985. L’action repose donc sur les dispositions des articles 1135 et 1147 du code civil qui, en matière de produit défectueux, imposent au fabricant d’un vaccin une obligation de sécurité de résultat : il est tenu de livrer un produit exempt de tout défaut de nature à créer un danger pour les personnes, un produit qui offre la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre. Un tel fabricant se trouve donc responsable du dommage causé par le défaut de sécurité du vaccin sauf à établir l’existence d’une cause exonératoire totalement imprévisible et irrésistible.
En l’espèce, [X], âgée de 19 ans et élève infirmière en parfait état de santé, a reçu les 19 février 1992, 19 mai 1992 et 20 juin 1992 des injections du vaccin Hevac B contre l’hépatite B et, le 19 septembre 1994, le rappel de vaccin Génhevac. À la suite de chacune de ces injections, elle a présenté des troubles qui ont permis de diagnostiquer en février 1996 une affection démyélinisante de type sclérose en plaques.
Le premier juge a justement retenu par des motifs que la cour adopte que : en l’état de la science, la cause de la maladie demeure inconnue et l’hypothèse la plus probable d’explication de son mécanisme est l’existence d’une perturbation d’ordre immunologique ; la maladie est causée par un ensemble de facteurs génétiques et environnementaux ; le propre d’un vaccin est d’agir sur le système immunitaire ; en conséquence, la science ne peut exclure que la vaccination contre l’hépatite B soit un facteur déclenchant de la sclérose en plaques, très probablement sur certains terrains génétiques propices ; [X] est porteur d’un marqueur sanguin DOCTEUR 15 dont les études scientifiques ont montré qu’il constituait un facteur de risque.
Il en résulte que la manifestation de symptômes caractéristiques d’une poussée de sclérose en plaques dans les jours suivants les injections du vaccin qui constitue une stimulation forte du système immunitaire, alors que le sujet ne présentait aucun signe de pathologie neurologique débutante, et que le vaccin a mis en évidence la présence d’un facteur de risque non précisé par le fabricant sur le produit qui lui a été injecté en 1992 et 1994, constituent des présomptions suffisamment graves, précises et concordantes au sens de l’article 1353 du code civil, pour admettre l’existence d’un lien de causalité entre la vaccination litigieuse et la sclérose en plaques dont [X] est affectée.
Le premier juge a justement retenu que la sclérose en plaques et les maladies auto-immunes développées par [X], maladie de Crohn et polymyosite, se rattachent à la même perturbation du système immunitaire et aux traitements lourds y afférents, de sorte qu’il n’y a pas lieu de distinguer selon les conséquences de ces différentes maladies.
La causalité présumée entre l’affection et la vaccination entraîne, associée à l’absence de certitude sur l’innocuité du vaccin, une présomption de défectuosité du vaccin administré à [X] de février à juin 1992 puis en septembre 1994 qui ne pourrait être combattue que par la preuve scientifique que ce n’est pas le vaccin qui a déclenché l’affection dans des conditions normales d’utilisation. Or la [société requérante] ne démontre pas que l’affection est uniquement liée à des facteurs étrangers au vaccin. (...) »
12. Constatant que le juge administratif avait condamné l’État à indemniser ce préjudice, le juge civil ordonna « avant dire droit sur l’indemnisation d’une aggravation du préjudice », une expertise visant notamment à dire si l’état actuel de la victime caractérisait une aggravation du préjudice déjà réparé.
2. L’arrêt de la Cour de cassation du 12 novembre 2015
13. La société requérante se pourvut en cassation contre l’arrêt du 10 février 2014. X forma un pourvoi incident.
14. Dans son premier moyen en cassation, invoquant notamment le principe de sécurité juridique et l’article 1 du Protocole no 1, elle reprochait à la cour d’appel d’avoir fixé le point de départ de la prescription à la date de consolidation du dommage, alors que la pathologie de X était par nature insusceptible d’une telle consolidation, ce qui avait eu pour effet de rendre son action imprescriptible.
15. Dans la cinquième branche de son second moyen, la société requérante reprochait au juge du fond d’avoir retenu une présomption de défectuosité du vaccin administré, ne pouvant être combattue que par la preuve scientifique que ce n’était pas le vaccin qui avait déclenché l’affection, et d’avoir fondé sa conclusion sur la considération qu’elle n’avait pas démontré que l’affection était uniquement liée à des facteurs étrangers au vaccin. Soulignant que la responsabilité d’un fabricant du fait d’un produit défectueux était subordonnée à la preuve d’un défaut de sécurité du produit et que la seule implication d’un produit dans la réalisation du dommage ne suffisait pas à établir son défaut, elle dénonçait une inversion de la charge de la preuve, en violation de l’article 1315 du code civil (ancien article 1353 du code civil), aux termes duquel « celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver [;] réciproquement, celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l’extinction de son obligation » (paragraphe 24 ci-dessous).
16. Dans la sixième branche du second moyen, la société requérante soulignait que le défaut de sécurité d’un médicament pouvait résulter d’un défaut d’information du patient quant à des effets secondaires connus au moment de la mise en circulation. Elle reprochait en conséquence au juge du fond d’avoir retenu que le défaut de sécurité du vaccin était présumé. Selon elle, il aurait dû vérifier si le défaut de sécurité allégué pouvait résulter d’un défaut d’information quant à des effets indésirables du vaccin qui auraient été connus à l’époque de la vaccination. N’ayant pas procédé de la sorte, le juge du fond aurait privé sa décision de base légale au regard de l’article 1382 du code civil (devenu l’article 1240), aux termes duquel « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ».
17. Dans le contexte des cinquième et sixième branches de son second moyen en cassation, la société requérante demanda à la Cour de cassation, à titre subsidiaire, de transmettre à la CJUE des questions préjudicielles portant sur l’interprétation de la directive 85/374.
18. Les deux premières questions préjudicielles proposées visaient l’article 4 de la directive, qui établit que la victime est obligée de prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage. Elles entendaient inviter la CJUE à préciser si cet article s’opposait à ce que la preuve du défaut de sécurité du produit soit constituée par la seule preuve du lien de causalité entre le produit et le dommage, ou par la seule existence de présomptions de lien de causalité entre le produit et le dommage. La troisième question préjudicielle visait l’article 6 de cette directive, qui indique qu’un produit est défectueux lorsqu’il n’offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre compte tenu de toutes les circonstances, et notamment de l’usage du produit qui peut être raisonnablement attendu et du moment de la mise en circulation du produit. La société requérante souhaitait que la CJUE soit invitée à préciser si cet article s’opposait à ce que le défaut de sécurité d’un vaccin résulte d’un effet indésirable inconnu du fabricant au moment de sa mise en circulation lorsque cet effet indésirable ne remet pas en cause l’usage du produit qui peut être raisonnablement attendu.
19. Le rapporteur souligna notamment ce qui suit dans son rapport :
« (...) Sur le fondement juridique de l’action
(...) Le tribunal a jugé que le litige devait être soumis aux dispositions des articles 1135 et 1147 du code civil, interprétés à la lumière de la directive, de sorte que le fabricant du vaccin était tenu à une obligation de sécurité de résultat, sauf à établir l’existence d’une cause exonératoire totalement imprévisible (...). Ce fondement juridique a été confirmé par la cour d’appel, celle-ci ayant précisé que le vaccin administré à [X] a été mis sur le marché avant le 13 juillet 1988, date limite de transposition de la directive.
À cet égard, on rappellera qu’il résulte de l’article 19 de la directive que le délai de transposition de ce texte expirait le 30 juillet 1988 et de l’article 17 de celle-ci qu’elle ne s’applique pas aux produits mis en circulation avant la date à laquelle les dispositions visées à l’article 19 entrent en vigueur.
En principe, l’obligation d’interprétation conforme ne s’applique qu’à l’égard de dispositions d’une directive non transposée dans les délais ou mal transposée et dont l’effet direct ne peut être invoqué (1ère civ, 24 janvier 2006, B. 34).
Dans l’arrêt, précité, du 24 janvier 2006, nous avons jugé que « la cour d’appel qui a constaté que les produits litigieux avaient été mis en circulation en février 1985 en a exactement déduit, conformément à l’article 17 de la Directive no 85/374 du 25 juillet 1985 et dès lors qu’il s’agissait d’un délai de prescription, qu’il n’y avait pas lieu à interprétation du droit national à la lumière de celle-ci. »
Si l’exigence d’interprétation conforme n’est donc pas justifiée, le choix de l’article 1147 ou de l’article 1382 du code civil, selon le cas, semble constituer le fondement juridique approprié. Selon le même arrêt de 2006, la 1ère chambre civile a, en effet, considéré que « la cour d’appel ayant à statuer sur la responsabilité au regard des articles 1147 et 1382 du code civil, n’avait pas à se référer la Directive dont les dispositions étaient sans incidence sur son appréciation » et « qu’elle a d’abord, à bon droit retenu que tout producteur était responsable des dommages causés par son produit, tant à l’égard des victimes immédiates que des victimes par ricochet, sans qu’il y ait lieu de distinguer selon qu’elles avaient la qualité de parties contractantes ou de tiers » (voir, dans le même sens, sur le fondement toutefois des articles 1147 et 1384, alinéa 1er, 1ère civ, 28 avril 1998, B. 158) (...) ».
20. L’avocat général indiqua en particulier ce qui suit dans son avis :
« (...) 1. Le régime de responsabilité applicable
La cour d’appel, comme le tribunal de grande instance, considérant que le vaccin administré à [X] en 1992 a été mis sur le marché avant le 30 juillet 1988, date limite de transposition de la directive no 85-374 du 25 juillet 1985, ont estimé que le droit national, sur le fondement des articles 1135 et 1147 du code civil, était applicable à la lumière et selon les finalités de cette directive.
M. le conseiller rapporteur souligne à juste titre que les rapports entre [X] et le laboratoire ne sont pas de nature contractuelle, observant que c’est sur la base de l’article 1382 du code civil que les moyens sont fondés, et qu’il convient d’examiner les questions soulevées.
Le droit interne doit-il pour autant être interprété à la lumière et selon les finalités de la directive comme le soutient le demandeur au pourvoi ?
La société Sanofi affirme, sans pour autant donner de date précise ou d’indication sur cette date au dossier, que le vaccin administré a été mis en circulation « peu de temps » avant la vaccination intervenue courant 1992, soit après le 30 juillet 1988, mais avant la loi du 10 mai 1998 qui a transposé la directive en droit interne.
L’arrêt attaqué (...) a estimé que « le vaccin administré à [X] a été mis sur le marché avant le 30 juillet 1988 », élément de fait apprécié souverainement, et qui est de peu d’impact quant au délai de prescription.
Dans une affaire similaire de vaccination anti-hépatite B effectuée en 1994, suivie pour la patiente de l’apparition de sclérose en plaques, vous avez jugé que les textes en vigueur applicables, articles 1147 et 1382 du code civil, doivent être interprétés à la lumière de directive CEE no 85-374 du 25 juillet 1985, dont la transposition aurait dû intervenir avant le 30 juillet 1988 (Civ 1ère, 23 septembre 2003, no 1-13.063, Bull no 188).
(...) 3. La responsabilité du fait de produits défectueux
La responsabilité du producteur est soumise à la condition que le demandeur prouve, outre le dommage, le défaut du produit, et le lien de causalité entre le défaut et le dommage (article 4 de la directive du 25 juillet 1985 repris à l’identique par l’article 1386-9 du code civil).
Rappelons que la vaccination de [X] remonte à 1992, plus un rappel en 1994, ce qui exclut l’application des articles 1386-1 et suivants, issus de la loi du 19 mai 1998, transposant la directive du 25 juillet 1985 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux.
Nous avons vu plus haut que dans ce cas de figure, hors la question touchant à la prescription de l’action, la jurisprudence appliquait le droit interne à la lumière de la directive (civ 1ère, 23 septembre 2003, Bull. no188).
Dans l’affaire qui vous est soumise, la cour d’appel, après avoir indiqué que le producteur est tenu à une obligation de sécurité de résultat, sauf à démontrer l’existence d’une cause exonératoire totalement imprévisible et irrésistible, énonce les éléments qui en l’espèce constituent des présomptions graves, précises et concordantes d’un lien de causalité entre la vaccination et les maladies dont [X] est affectée. La causalité ainsi établie associée à l’incertitude sur l’innocuité du vaccin démontre le défaut du produit.
(...) A supposer le lien de causalité établi, encore faut-il que le défaut du produit soit démontré.
Selon l’article 6 de la directive repris par l’article 1386-4 du code civil : Un produit est défectueux lorsqu’il n’offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre compte tenu de toutes les circonstances, et notamment : a) de la présentation du produit ; b) de l’usage du produit qui peut être raisonnablement attendu ; c) du moment de la mise en circulation du produit.
Le considérant no 6 de la directive énonce clairement : "... que le caractère défectueux d’un produit doit se faire non pas de l’inaptitude à l’usage mais du défaut de sécurité à laquelle le grand public peut légitimement s’attendre".
Le défaut du produit, qui doit être caractérisé, et sur lequel la cour de cassation exerce son contrôle, s’apprécie donc en fonction de ce que le public est en droit d’attendre, qui met en danger la sécurité des usagers indépendamment de l’utilisation à laquelle il est destiné. La seule implication du produit dans le dommage ne suffit pas à caractériser sa défectuosité.
Le défaut de sécurité du produit, en fonction du rapport bénéfices/risques, doit présenter une gravité importante, qui excède l’attente légitime de sécurité des consommateurs appelés à l’utiliser, compte tenu des circonstances entourant sa mise sur le marché, et des informations données quant aux risques liés à son utilisation, qui doivent être appréciées au moment de sa mise en circulation (Civ 1ère, 24 janvier 2006 no 03-19.534, rapport Gallet p.11; Civ 1ère 3 mars 1998 Bull. no 95). (...) »
21. Le 12 novembre 2015, la première chambre civile de la Cour de cassation rejeta les pourvois par un arrêt ainsi motivé :
« (...) Sur le premier moyen du pourvoi principal : (...) attendu qu’après avoir énoncé à bon droit qu’en présence d’un dommage corporel, le délai de prescription de l’action en responsabilité civile fondée sur l’administration d’un vaccin pratiquée en 1992, décennal en application des articles 2270-1 du code civil et L. 110-4 du code de commerce, dans leur rédaction antérieure à celle issue de la loi no 2008-561 du 17 juin 2008, invoqués par les parties, ne court qu’à compter de la consolidation du dommage, la cour d’appel, qui a constaté qu’aucune date de consolidation de l’état de santé de Mme X, qui continuait d’évoluer, n’avait été fixée, en a exactement déduit que le délai de prescription de l’action engagée par cette dernière n’avait pas couru et que son action n’était pas prescrite ; (...)
Sur le second moyen du pourvoi principal : (...) attendu que (...) la cour d’appel (...) a fait ressortir l’existence de présomptions graves, précises et concordantes d’un défaut de la vaccination litigieuse à l’origine de la sclérose en plaques contractée par Mme X ; (...)
Par ces motifs et sans qu’il y ait lieu de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne :
Rejette les pourvois (...) »
3. Le jugement du tribunal de grande instance de Toulouse du 17 novembre 2015
22. Par un jugement du 17 novembre 2015, au vu du rapport d’expertise, le tribunal de grande instance de Toulouse condamna la société requérante à payer à X : 8 050 EUR au titre du déficit fonctionnel permanent ; 1 500 EUR au titre des souffrances endurées et du préjudice esthétique ; une rente annuelle de 5 475 EUR pour l’assistance d’une tierce personne ; 2 000 EUR de frais de procédure. Non frappé d’appel, ce jugement est définitif.
2. LE DROIT INTERNE PERTINENT
1. Le code de la santé publique
23. À l’époque des faits de la cause, l’article L. 3111-9 du code de la santé publique était ainsi libellé :
« Sans préjudice des actions qui pourraient être exercées conformément au droit commun, la réparation d’un dommage imputable directement à une vaccination obligatoire pratiquée dans les conditions mentionnées au présent chapitre, est supportée par l’État.
Jusqu’à concurrence de l’indemnité qu’il a payée, l’État est, s’il y a lieu, subrogé dans les droits et actions de la victime contre les responsables du dommage. »
2. Le code civil
24. Les dispositions pertinentes du code civil sont les suivantes (version en vigueur à l’époque des faits de la cause) :
Article 1135
« Les conventions obligent non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que l’équité, l’usage ou la loi donnent à l’obligation d’après sa nature. »
Article 1147
« Le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, toutes les fois qu’il ne justifie pas que l’inexécution provient d’une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu’il n’y ait aucune mauvaise foi de sa part. »
Article 1315
« Celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver.
Réciproquement, celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l’extinction de son obligation. »
Article 1353
« Les présomptions qui ne sont point établies par la loi, sont abandonnées aux lumières et à la prudence du magistrat, qui ne doit admettre que des présomptions graves, précises et concordantes, et dans les cas seulement où la loi admet les preuves testimoniales, à moins que l’acte ne soit attaqué pour cause de fraude ou de dol. »
Article 1382
« Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. »
Article 2270-1
« Les actions en responsabilité civile extracontractuelle se prescrivent par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation. (...) »
25. La Cour de cassation a précisé qu’en cas d’action en responsabilité visant à l’indemnisation du préjudice corporel, seule la date de la consolidation fait courir le délai de prescription puisqu’elle seule permet au demandeur de mesurer l’étendue de son dommage (Cass 1ère civ. 1er juin 1999, B. 178 ; Cass. 2ème civ., 4 mai 2000, no 97-21.731 ; Cass 2ème civ. 11 juillet 2002, no 01-02.182).
26. L’article 1386-1 du code civil était ainsi libellé (rédaction issue de la loi no 98-389 du 19 mai 1998 ; paragraphe 28 ci-dessous ; il s’agit aujourd’hui de l’article 1245 du code civil) :
« Le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit, qu’il soit ou non lié par un contrat avec la victime. »
3. Le code de commerce
27. À l’époque des faits de la cause, l’article L. 110-4 du code de commerce était ainsi rédigé :
« Les obligations nées à l’occasion de leur commerce entre commerçants ou entre commerçants et non-commerçants se prescrivent par dix ans si elles ne sont pas soumises à des prescriptions spéciales plus courtes. (...) »
3. Le droit de l’Union européenne pertinent
1. La directive 85/374
28. La directive 85/374 instaure un régime de responsabilité sans faute incombant au producteur lorsqu’un dommage a résulté du défaut de son produit. Elle a été transposée tardivement en droit français par la loi no 98‑389 du 19 mai 1998, après un arrêt de manquement de la CJUE du 12 janvier 1993 (C-293/91 ; EU:C:1993:4).
29. L’article 1 de la directive est ainsi rédigé :
« Le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit. »
30. L’article 3 § 1 de la directive précise que le terme « producteur » désigne le fabricant d’un produit fini, le producteur d’une matière première ou le fabricant d’une partie composante, et toute personne qui se présente comme producteur en apposant sur le produit son nom, sa marque ou un autre signe distinctif.
31. Les articles 4 et 6 de la directive sont libellés comme suit :
Article 4
« La victime est obligée de prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage. »
Article 6
« 1. Un produit est défectueux lorsqu’il n’offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre compte tenu de toutes les circonstances, et notamment:
a) de la présentation du produit;
b) de l’usage du produit qui peut être raisonnablement attendu;
c) du moment de la mise en circulation du produit.
2. Un produit ne peut être considéré comme défectueux par le seul fait qu’un produit plus perfectionné a été mis en circulation postérieurement à lui. »
32. Les articles 10, 11 et 19 de la directive sont ainsi rédigés:
Article 10
« 1. Les États membres prévoient dans leur législation que l’action en réparation prévue par la présente directive se prescrit dans un délai de trois ans à compter de la date à laquelle le plaignant a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l’identité du producteur. (...) »
Article 11
« Les États membres prévoient dans leur législation que les droits conférés à la victime en application de la présente directive s’éteignent à l’expiration d’un délai de dix ans à compter de la date à laquelle le producteur a mis en circulation le produit, même qui a causé le dommage, à moins que durant cette période la victime n’ait engagé une procédure judiciaire contre celui-ci. »
Article 17
« La présente directive ne s’applique pas aux produits mis en circulation avant la date à laquelle les dispositions visées à l’article 19 entrent en vigueur. »
Article 19
« 1. Les États membres mettent en vigueur les dispositions législatives, réglementaires et administratives nécessaires pour se conformer à la présente directive au plus tard trois ans à compter de la notification de la présente directive. Ils en informent immédiatement la Commission. (...) »
33. L’article 21 de la loi no 98-389 du 19 mai 1998 (paragraphe 28 ci-dessus) précise que les dispositions transposées de la directive sont applicables aux produits dont la mise en circulation est postérieure à la date de son entrée en vigueur (21 mai 1998), même s’ils ont fait l’objet d’un contrat antérieur.
2. L’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et la jurisprudence Cilfit de la CJUE
34. L’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (« TFUE » ; ancien article 234 du Traité instituant la Communauté européenne) prévoit la saisine à titre préjudiciel de la CJUE en ces termes :
« La Cour de justice est compétente pour statuer, à titre préjudiciel :
a) sur l’interprétation du présent traité,
b) sur la validité et l’interprétation des actes pris par les institutions de la Communauté (...) ;
(...)
Lorsqu’une telle question est soulevée devant une juridiction d’un des États membres, cette juridiction peut, si elle estime qu’une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la Cour de justice de statuer sur cette question.
Lorsqu’une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour de justice. »
35. Interprétant cette disposition, la CJUE a précisé ce qui suit dans l’affaire S.r.l. CILFIT et Lanificio di Gavardo S.p.a. c. Ministère de la santé (C-283/81, arrêt du 6 octobre 1982, ECLI:EU:C:1982:335, § 21) :
« (...) une juridiction dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne est tenue, lorsqu’une question de droit [de l’Union] se pose devant elle, de déférer à son obligation de saisine, à moins qu’elle n’ait constaté que la question soulevée n’est pas pertinente ou que la disposition [de l’Union] en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour ou que l’application correcte du droit [de l’Union] s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable; l’existence d’une telle éventualité doit être évaluée en fonction des caractéristiques propres au droit [de l’Union], des difficultés particulières que présente son interprétation et du risque de divergences de jurisprudence à l’intérieur de la Communauté. »
36. S’agissant de l’initiation de la procédure préjudicielle, la CJUE a indiqué ceci dans l’affaire György Katz c. István Roland Sós (C-404/07, 9 octobre 2008, ECLI:EU:C:2008:553, § 37) :
« (...) il appartient au juge national et non aux parties au litige au principal de saisir la Cour. La faculté de déterminer les questions à soumettre à la Cour est donc dévolue au seul juge national et les parties ne sauraient en changer la teneur (...) »
37. Dans son jugement du 9 novembre 2010 dans l’affaire VB Pénzügyi Lízing Zrt. v. Ference Schneider (C-137/08, ECLI:EU:C:2010:659, § 28), la CJUE a précisé ce qui suit :
« (...) le système instauré à l’article 267 TFUE en vue d’assurer l’unité de l’interprétation du droit de l’Union dans les États membres institue une coopération directe entre la Cour et les juridictions nationales par une procédure étrangère à toute initiative des parties (...) »
38. Le 25 novembre 2016 the CJUE a publié une actualisation de ses « recommandations à l’attention des juridictions nationales relatives à l’introduction de procédures préjudicielles » (2016/C 439/01), dont la partie pertinente est la suivante :
« 3. La compétence de la Cour pour statuer, à titre préjudiciel, sur l’interprétation ou la validité du droit de l’Union s’exerce à l’initiative exclusive des juridictions nationales, que les parties au litige au principal aient ou non exprimé le souhait d’une saisine de la Cour. Dans la mesure où elle est appelée à assumer la responsabilité de la décision judiciaire à intervenir, c’est en effet à la juridiction nationale saisie d’un litige – et à elle seule – qu’il appartient d’apprécier, au regard des particularités de chaque affaire, tant la nécessité d’une demande de décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’elle pose à la Cour. »
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION à RAISON des modalités de fixation DU POINT DE DéPART DE LA PRESCRIPTION
39. La société requérante se plaint de ce que la fixation du point de départ de la prescription de l’action de X à la date de la consolidation du dommage a, de fait, rendu cette action imprescriptible dès lors que la maladie à la base du dommage était insusceptible de consolidation. Elle en déduit une violation du principe de sécurité juridique, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, et une atteinte à son droit au respect de ses biens, garanti par l’article 1 du Protocole no 1.
40. La Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (voir, par exemple, Fernandes de Oliveira c. Portugal [GC], no 78103/14, § 81, 31 janvier 2019), estime approprié d’examiner ce grief sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention uniquement, dont les parties pertinentes sont ainsi libellées :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
1. Sur la recevabilité
41. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) La société requérante
42. La société requérante souligne que si le demandeur en réparation doit pouvoir agir en justice dans un délai suffisant, compatible avec la connaissance effective de son dommage, celui dont la responsabilité est recherchée doit se voir reconnaître le droit à un point de départ effectif de la prescription afin de ne pas être indéfiniment exposé à un recours : il doit pouvoir se prévaloir de l’acquisition de la prescription sans que le demandeur puisse lui opposer par opportunité la nature évolutive de sa pathologie et l’absence de consolidation. Elle rejette la thèse du Gouvernement selon laquelle il n’y a pas imprescriptibilité en l’espèce dès lors que l’action se prescrira en tout cas dix ans après le décès de la victime. Selon elle, le caractère imprescriptible d’une action doit s’apprécier au regard de son titulaire initial plutôt que de ses ayants-droits. Par ailleurs, l’incertitude quant à la date du décès et le « délai glissant » qui en résulte ne permettent pas de déterminer une date certaine. En toute hypothèse, le recours à la date de consolidation en présence d’une pathologie évolutive aboutirait à une « souplesse excessive » et menacerait donc gravement la sécurité juridique.
43. La société requérante concède qu’il existe des pathologies évolutives et des dommages dont la manifestation est tardive. Elle observe cependant que tel n’est pas le cas de la sclérose en plaques lorsqu’elle est rapprochée d’une vaccination contre l’hépatite B, la proximité entre l’acte vaccinal et l’apparition des premiers symptômes étant l’un des éléments retenus par les juridictions pour établir un lien de causalité entre l’un et l’autre ; dès que le diagnostic est posé à la suite des premiers symptômes, le malade sait que sa maladie est sujette à aggravation. Or en l’espèce, la demandeuse en réparation, X, avait connaissance de son dommage avant que dix ans se soient écoulés après sa vaccination puisqu’elle avait engagé une procédure contre l’État dans ce délai.
44. La société requérante rejette la thèse consistant à dire qu’il n’y a pas imprescriptibilité de l’action dès lors qu’il y a eu en l’espèce indemnisation non du dommage initial mais d’une aggravation de celui-ci, chaque aggravation faisant naître un droit d’action distinct. Selon elle, il y a imprescriptibilité dès lors que la consolidation ne peut jamais être établie, comme c’est le cas pour la sclérose en plaques. Elle marque également son désaccord avec le Gouvernement en ce qu’il soutient qu’imposer au demandeur d’agir en justice pour chaque aggravation de son dommage serait contraire à l’article 6 § 1 parce que, s’agissant d’un phénomène progressif s’appréciant dans la durée, l’aggravation du dommage ne pourrait bien souvent être datée. Elle observe sur ce point que la sclérose en plaques évolue par poussées, qui correspondent en général à une période d’hospitalisation susceptible de caractériser une aggravation et qui peuvent donc être datées. Elle ajoute que le fait que la victime soit le cas échéant contrainte d’exercer des recours successifs pour voir réparer chaque aggravation de son préjudice est la conséquence de l’impossibilité en droit français de demander réparation d’un dommage futur, et observe que le demandeur est en situation d’agir dès l’apparition des symptômes de la sclérose en plaques ou, du moins, dès que le diagnostic de la maladie est posé.
b) Le Gouvernement
45. Le Gouvernement indique tout d’abord que, contrairement à ce que soutient la société requérante, l’action qui a été dirigée contre elle n’était pas imprescriptible. Il souligne que la cour d’appel de Toulouse a souverainement estimé que le vaccin administré à la demandeuse avait été mis sur le marché avant la date limite de transposition de la directive 85/374 (soit avant le 30 juillet 1988) de sorte que cette directive était inapplicable, et qu’il convenait de retenir le délai de droit commun de dix ans à compter de la consolidation du dommage. Il ajoute que, si le point de départ de ce délai est susceptible d’être reporté lorsque le dommage de la victime s’aggrave, il commence à courir, en tout état de cause, au décès de celle-ci ; ainsi, l’action de ses ayant droits est prescrite, au plus tard, dix ans après son décès. Le Gouvernement souligne aussi que lorsqu’elle fixe le point de départ du délai de prescription à la date de la consolidation du dommage, la jurisprudence analyse l’aggravation du dommage comme un nouveau dommage ; la réparation du dommage initial est définitivement fixée lors du premier jugement, et ni l’évaluation du préjudice originaire ni cette condamnation ne peuvent être remises en cause lors de la procédure relative à l’indemnisation complémentaire. Comme il y a alors deux actions distinctes, dont le fait générateur est identique mais qui portent sur des dommages et des préjudices distincts, la société requérante ne pourrait soutenir que l’absence de consolidation de la maladie de la plaignante a conféré un caractère imprescriptible à l’action de cette dernière.
46. Le Gouvernement soutient qu’en estimant que le dies a quo du délai de prescription se situait au jour de la consolidation du dommage, les juridictions françaises n’ont pas fait montre d’une souplesse excessive aboutissant à supprimer les conditions de procédures établies par la loi. Il souligne que ce n’est qu’à la date de consolidation que le demandeur peut connaître l’étendue de son dommage. Il souligne aussi que l’objectif est de permettre aux personnes atteintes de pathologies évolutives d’avoir un accès effectif à un tribunal. Or retenir comme point de départ du délai de prescription la date de la vente du vaccin priverait ces personnes de toute possibilité de recours lorsque leur pathologie se manifeste tardivement. Quant à retenir la date de l’aggravation du dommage, cela imposerait à la victime de pouvoir déterminer précisément la date d’apparition des symptômes de l’aggravation de sa maladie, alors qu’ils sont par nature progressifs, et de l’obliger à multiplier les recours en justice à chaque aggravation, ce qui ferait peser sur elle un formalisme excessif, source de potentielles difficultés financières et d’insécurité juridique.
47. Le Gouvernement estime de plus que le principe de sécurité juridique a été respecté dès lors qu’en décidant de ne pas faire prévaloir le délai de prescription prévu par la directive 85/374 précitée et en fixant le point de départ du délai de prescription au jour de la consolidation, la Cour de cassation a appliqué une jurisprudence établie, selon laquelle, pendant la période intermédiaire comprise entre la fin du délai de transposition d’une directive et l’entrée en vigueur de la loi de transposition, le juge national doit appliquer les règles issues du droit commun dès lors qu’une interprétation conforme de la directive aurait conduit à une interprétation contra legem du droit national (Cass. 1ère, 26 septembre 2012, no 11‑18.117).
48. Le Gouvernement considère en outre que la société requérante n’a pas été empêchée de se défendre : elle a eu la possibilité devant les juridictions internes de contester les deux rapports d’expertise qui ont établi les éléments de fait sur lesquelles elles se sont fondées pour constater un lien de causalité entre l’injection et la survenance des pathologies ainsi que la défectuosité du produit ; elle a également pu solliciter une nouvelle expertise. Il ajoute qu’il n’y a pas eu atteinte au principe de l’égalité des armes entre les parties puisque le 3 septembre 2012, le tribunal de grande instance de Toulouse a, avant dire droit, ordonné une expertise très précise pour évaluer l’aggravation du préjudice de la demandeuse.
49. Selon le Gouvernement, la fixation du dies a quo du délai de prescription au jour de la consolidation a permis de trouver un juste équilibre entre le droit à l’égalité des armes et la sécurité juridique de la société requérante et le droit d’accès à un tribunal de la victime.
2. Appréciation de la Cour
50. La Cour rappelle que les délais légaux de péremption ou de prescription, qui figurent parmi les restrictions légitimes au droit à un tribunal, ont plusieurs finalités importantes : garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions, mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives peut-être difficiles à contrer, et empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé à partir d’éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé (voir, par exemple, Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, §§ 51-52, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, Stagno c. Belgique, no 1062/07, § 26, 7 juillet 2009, et Howald Moor et autres c. Suisse, nos 52067/10 et 41072/11, §§ 71-72, 11 mars 2014).
51. Sur la base de ce constat, la Cour a examiné dans l’affaire Oleksandr Volkov c. Ukraine (no 21722/11, §§ 138-140, CEDH 2013) la situation d’un juge révoqué pour rupture de serment, qui se plaignait de l’absence en droit interne de délais de prescription dans ce type de procédure. Elle a observé que le requérant s’était trouvé placé dans une situation difficile, ayant dû monter un dossier de défense à l’égard de faits dont certains étaient survenus dans un passé lointain. Soulignant qu’une approche aussi illimitée des affaires disciplinaires concernant des membres de l’ordre judiciaire menaçait gravement la sécurité juridique, elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1 à raison de l’atteinte portée au principe de la sécurité juridique par l’absence de délais de prescription.
52. La Cour a par ailleurs souligné à plusieurs reprises que le principe de sécurité juridique, qui tend notamment à garantir une certaine stabilité des situations juridiques et à favoriser la confiance du public dans la justice, constitue l’un des éléments fondamentaux de l’État de droit (voir, par exemple, Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 116, 29 novembre 2016).
53. Cela étant, la Cour a également jugé que, dans les affaires d’indemnisation de victimes d’atteinte à l’intégrité physique, les personnes concernées devaient avoir le droit d’agir en justice lorsqu’elles étaient effectivement en mesure d’évaluer le dommage subi, et que leur opposer un délai de prescription ayant expiré avant la date à laquelle le dommage était évalué pouvait porter atteinte à leur droit à un tribunal. Elle en a ainsi jugé dans l’affaire Eşim c. Turquie (no 59601/09, §§ 25-26, 17 septembre 2013), où le requérant avait été blessé par balle en 1990. Les médecins n’avaient découvert la balle logée dans sa tête qu’en 2007. Les tribunaux internes avaient jugé que son action en dommages-intérêts était prescrite car introduite après l’expiration du délai légal de cinq ans, lequel commençait à courir à la date de la commission de l’acte dommageable. La Cour a estimé qu’il ne pouvait raisonnablement être exigé du requérant qu’il dépose sa demande en réparation dans ce délai puisqu’il ignorait qu’une balle était logée dans sa tête à la date de son expiration.
54. La Cour est parvenue à une conclusion similaire dans l’affaire Howald Moor et autres (précitée, §§ 71-79), qui concernait des personnes qui avaient été exposées à l’amiante et dont l’action en réparation avait été rejetée comme étant prescrite. Le délai de la prescription décennale avait commencé à courir à la date de l’exposition à l’amiante alors que les requérants ne pouvaient se savoir malades dans ce délai étant donné la période de latence des maladies liées à l’exposition à cette substance. La Cour a notamment indiqué que, même si elle était convaincue des buts légitimes poursuivis par les règles de péremption ou de prescription appliquées, à savoir notamment la sécurité juridique, elle s’interrogeait sur le caractère proportionné de leur application au cas d’espèce, dès lors que l’application systématique de ces règles à des victimes de maladies ne pouvant être diagnostiquées que de longues années après les événements pathogènes était susceptible de priver les intéressés de la possibilité de faire valoir leurs prétentions en justice. Elle a ajouté que, lorsqu’il est scientifiquement prouvé qu’une personne est dans l’impossibilité de savoir qu’elle souffre d’une certaine maladie, une telle circonstance devrait être prise en compte pour le calcul du délai de péremption ou de prescription. Au vu des circonstances exceptionnelles de l’espèce, la Cour a jugé que l’application des délais de péremption ou de prescription avait limité l’accès à un tribunal à un point tel que le droit des requérantes s’en était trouvé atteint dans sa substance même.
55. Il est vrai que dans ces deux affaires les victimes n’avaient eu connaissance des affections qui les frappaient qu’après l’expiration du délai de prescription de l’action en réparation. En l’espèce, l’action en réparation n’était pas prescrite lorsque la sclérose en plaques dont souffre X a été diagnostiquée. Cela étant, comme indiqué précédemment (paragraphe 53 ci-dessus), d’un point de vue général, le droit à un tribunal est en cause lorsque l’action en réparation d’une victime d’atteinte à son intégrité physique se heurte à la prescription avant qu’elle ait été effectivement en mesure d’évaluer son préjudice. Or telle est la situation de X : compte tenu du caractère évolutif de la maladie dont elle souffre et en l’absence de consolidation de cette maladie, elle ne peut évaluer pleinement son préjudice et, de ce fait, n’est pas en mesure d’agir en justice contre la société ayant fabriqué le vaccin à une date antérieure à ladite consolidation en vue d’une complète réparation.
56. On est donc en l’espèce dans une situation où un droit qu’une personne tire de la Convention se trouve confronté à un droit qu’une autre personne tire également de la Convention : le droit à la sécurité juridique de la société requérante d’un côté, et le droit à un tribunal de X de l’autre.
57. Dans un tel cas de figure, la mise en balance des intérêts contradictoires des uns et des autres est difficile à faire, ce qui plaide en faveur de la reconnaissance d’une marge d’appréciation importante au bénéfice de l’État (voir, par exemple, mutatis mutandis, MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, § 142, 18 janvier 2011, et Ashby Donald et autres c. France, no 36769/08, § 40, 10 janvier 2013). S’agissant en particulier de la balance à faire dans le contexte de la prescription de l’action en réparation entre le droit d’accès à la justice de la victime et le droit à la sécurité juridique du défendeur, la Cour a par ailleurs souligné qu’en appliquant les règles de procédure pertinentes, les juridictions internes devaient éviter à la fois un excès de formalisme, qui porterait atteinte à l’équité de la procédure, et une souplesse excessive, qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois (Eşim, précité, § 21).
58. Eu égard à cette marge d’appréciation, la Cour n’entend donc pas s’immiscer dans les choix opérés par les États pour parvenir à cet équilibre.
59. La Cour constate que le droit français prévoit la prescription de l’action en responsabilité civile extracontractuelle. À l’époque des faits de la cause, le délai de prescription était de dix ans, et la Cour de cassation avait précisé qu’il courait à partir de la date de la consolidation lorsque l’action visait à l’indemnisation d’un préjudice corporel (paragraphes 24-25 ci‑dessus). Comme l’indique le Gouvernement, en fixant le point de départ du délai de prescription à la date de la consolidation, le droit positif entendait permettre à la victime d’obtenir l’entière réparation de son préjudice corporel, dont l’étendue ne peut être connue qu’après consolidation. Le choix ainsi opéré dans le système juridique français était donc de donner plus de poids au droit des victimes de dommages corporels à un tribunal qu’au droit des personnes responsables de ces dommages à la sécurité juridique. La Cour ne saurait le mettre en cause en tant que tel. Pour autant que de besoin, elle rappelle à cet égard l’importance que la Convention accorde à la protection de l’intégrité physique, qui relève des articles 3 et 8 de la Convention. Elle observe en outre que cette modalité, mise en œuvre dans le système juridique français, permet de prendre en compte le fait que les besoins des personnes atteintes d’une maladie évolutive telle que la sclérose en plaques, en termes par exemple d’assistance, sont susceptibles d’augmenter au fil de la progression de leur affection.
60. Par ailleurs, si la Cour comprend que la société requérante puisse estimer que la fixation du point de départ de la prescription à la date de la consolidation avait pour conséquence l’imprescriptibilité de l’action civile en réparation dès lors qu’il était question d’une maladie évolutive, elle ne partage pas complètement cette analyse. Elle observe en effet que le droit positif prévoyait un délai de prescription et fixait le point de départ de ce délai, lequel était toutefois décalé tant que la consolidation n’était pas constatée. De plus, ainsi que le souligne le Gouvernement, en l’absence de consolidation, le point de départ du délai de prescription commençait à courir au plus tard à la date du décès de la victime du dommage corporel, l’action des ayants droit étant alors prescrite dix ans après le décès. Il n’y avait donc pas à proprement parler imprescriptibilité.
61. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison des modalités de fixation du point de départ de la prescription de l’action en réparation dirigée contre la société requérante.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 § 1 DE LA CONVENTION à raison du Défaut de motivation DE LA Décision de rejet de la demande de questions préjudicielles à la CJUE
62. Invoquant l’article 6 § 1 précité, la société requérante se plaint du fait que la Cour de cassation a rejeté sans indiquer de motifs sa demande de questions préjudicielles à la CJUE.
1. Sur la recevabilité
63. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) La société requérante
64. La société requérante fait valoir que le refus de la Cour de cassation de renvoyer à la CJUE les questions préjudicielles relatives à la directive 85/374 qu’elle lui avait soumises n’était pas motivé au regard des critères Cilfit. Elle observe qu’en l’absence de motivation, on ne sait pas si ces questions ont été jugées non pertinentes, ou relatives à une disposition claire ou déjà interprétée par la CJUE, ou simplement ignorées. Elle indique que le jour où elle s’est prononcée en l’espèce, la Cour de cassation a renvoyé à la CJUE des questions préjudicielles similaires relatives à cette directive, dans une affaire comparable à la présente, qui l’opposait à une personne qui imputait la sclérose en plaques dont elle souffrait à l’injection du même vaccin contre l’hépatite B (Civ. 1ère, 12 novembre 2015, no 17-18.118).
65. La société requérante rejette la thèse du Gouvernement selon laquelle le juge interne n’avait pas à interpréter le droit national à la lumière de la directive 85/374 précitée dès lors que le vaccin avait été mis en circulation avant la date butoir de transposition de celle-ci. Elle observe à cet égard que la cour d’appel de Toulouse n’a pas examiné le litige à la lumière de la directive parce que le vaccin litigieux avait fait l’objet d’une autorisation de mise sur le marché avant cette date butoir. Or ce ne serait pas la date de mise sur le marché qui aurait dû être prise en considération mais celle de la mise en circulation effective. Le vaccin étant un produit qui se périme dans un délai de quelques mois, c’est à la date à laquelle le fabricant s’en dessaisit qu’il faudrait se placer pour apprécier l’applicabilité de la directive. En l’espèce, compte tenu des dates de péremption, la mise en circulation du vaccin serait nécessairement intervenue dans les dix-huit mois précédant la première injection, réalisée le 19 février 1992, soit après la date butoir de transposition du 30 juillet 1988. La société requérante en déduit que le juge national était tenu d’interpréter le droit interne à la lumière du texte de la directive et de la finalité de celle-ci. En tout état de cause, et à supposer que le vaccin ait été mis en circulation avant cette date, près de quatre ans avant la vaccination, il appartenait au juge interne, même avant l’expiration du délai de transposition de la directive, d’interpréter le droit interne de manière conforme à cette directive.
b) Le Gouvernement
66. Le Gouvernement rappelle que la question de savoir si un tribunal a manqué à son obligation de motiver doit s’apprécier dans son contexte. Il souligne ensuite que lorsque, dans le cadre d’une procédure devant une juridiction interne qui n’est pas susceptible de recours, une partie demande la saisine préjudicielle de la CJUE, les principes Cilfit ne s’appliquent que lorsqu’une question de droit de l’Union se pose. Tel ne serait pas le cas en l’espèce, dès lors que les trois questions préjudicielles soumises par la société requérante à la Cour de cassation visaient l’interprétation de la directive 85/374, et que le vaccin injecté en l’espèce a été mis en circulation avant le 30 juillet 1988, date butoir de la transposition de cette directive. Il résulterait en effet de la jurisprudence de la CJUE que, dans un tel cas, le juge interne n’a pas à interpréter le droit national à la lumière de la directive visée ; il doit seulement s’abstenir d’interpréter le droit national d’une manière qui risquerait de compromettre sérieusement, lorsqu’elle entrera en vigueur, la réalisation de l’objectif qu’elle poursuit.
67. Le Gouvernement en déduit que les juridictions internes devaient seulement appliquer le droit issu des articles 1382 et 1147 du code civil, de sorte que les questions préjudicielles soulevées par la société requérante n’étaient pas susceptibles d’avoir un impact sur la solution du litige. Ce serait donc au regard du caractère inopérant des questions préjudicielles soulevées que la Cour de cassation aurait rejeté le pourvoi « sans qu’il y ait lieu de poser une question préjudicielle à la CJUE ». Il estime que l’absence de motivation du refus de renvoyer des questions préjudicielles portant sur des dispositions par nature inapplicables au litige, c’est-à-dire l’absence de réponse à un moyen inopérant tiré de l’application de la directive européenne, n’a pas eu pour effet de violer le droit de la société requérante à un procès équitable. Il ajoute que ce refus n’était pas entaché d’arbitraire puisque le renvoi était en tout état de cause impossible dès lors que les normes du droit de l’Union ne pouvaient pas trouver à s’appliquer. Enfin, le Gouvernement souligne que, s’il est vrai que le jour où elle s’est prononcée en l’espèce, la Cour de cassation a renvoyé à la CJUE des questions préjudicielles similaires relatives à la directive 85/374 dans une autre affaire opposant la société requérante à une personne qui avait contracté une sclérose en plaques postérieurement à sa vaccination contre l’hépatite B, il s’agissait d’injections réalisées en décembre 1998 et en 1999, soit après l’entrée en vigueur de la loi du 19 mai 1998 transposant la directive ; l’action était ainsi fondée sur le nouvel article 1386-1 du code civil (paragraphe 26 ci-dessus), issu de cette transposition, et le droit de l’Union avait donc vocation à s’appliquer.
2. Appréciation de la Cour
68. Comme la Cour l’a exposé dans l’arrêt Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique (nos 3989/07 et 38353/07, § 56, 20 septembre 2011), il résulte du troisième alinéa de l’article 267 TFUE que, lorsqu’une question relative notamment à l’interprétation du Traité ou des actes pris par les institutions de l’Union européenne est soulevée dans le cadre d’une procédure devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne – telle, en l’espèce, la Cour de cassation –, cette juridiction est tenue d’en saisir la CJUE à titre préjudiciel. Cette obligation n’est toutefois pas absolue. Il ressort en effet de la jurisprudence Cilfit de la CJUE qu’il revient aux juridictions nationales dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne comme aux autres juridictions nationales, d’apprécier si une décision sur un point de droit de l’Union est nécessaire pour leur permettre de rendre leur décision. L’arrêt précise à cet égard qu’en conséquence, elles ne sont pas tenues de renvoyer une question d’interprétation de droit de l’Union soulevée devant elles lorsqu’elles constatent que « [cette question] n’est pas pertinente », que « la disposition [de l’Union] en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour [de justice] » ou que « l’application correcte du droit [de l’Union] s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable » (paragraphes 35-38 ci-dessus).
69. La Convention ne garantit pas, comme tel, un droit à ce qu’une affaire soit renvoyée à titre préjudiciel par le juge interne devant la CJUE (Baydar c. Pays-Bas, no 55385/14, § 39, 24 avril 2018 ; voir aussi Ullens de Schooten et Rezabek, précité, § 57). L’article 6 § 1 met toutefois à la charge des juridictions internes une obligation de motiver au regard du droit applicable les décisions par lesquelles elles refusent de poser une question préjudicielle, d’autant plus lorsque le droit applicable n’admet un tel refus qu’à titre d’exception. La Cour en a déduit que, lorsqu’elle est saisie sur ce fondement d’une allégation de violation de l’article 6 § 1, sa tâche consiste à s’assurer que la décision de refus critiquée devant elle est dûment assortie de tels motifs. Cela étant, elle a rappelé que, s’il lui revient de procéder rigoureusement à cette vérification, il ne lui appartient pas de connaître d’erreurs qu’auraient commises les juridictions internes dans l’interprétation ou l’application du droit pertinent (Ullens de Schooten et Rezabek, précité, §§ 60-61, et Dhahbi c. Italie, no 17120/09, § 31, 8 avril 2014). Sur ce dernier point, elle a également rappelé qu’il revient au premier chef aux autorités nationales, tout particulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne, le cas échéant en conformité avec le droit de l’Union européenne, le rôle de la Cour se limitant à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de leurs décisions (Ullens de Schooten et Rezabek, précité, § 54).
70. La Cour a ensuite précisé dans l’arrêt Ullens de Schooten et Rezabek (§ 62) que, dans le cadre spécifique du troisième alinéa de l’article 267 TFUE, cela signifie que les juridictions nationales dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne qui refusent de saisir la Cour de justice à titre préjudiciel d’une question relative à l’interprétation du droit de l’Union européenne soulevée devant elles, sont tenues de motiver leur refus au regard des exceptions prévues par la jurisprudence de la Cour de justice.
71. La Cour a confirmé ces principes dans des arrêts et décisions postérieurs, tout en précisant qu’ils ne faisaient pas obstacle à ce que, lorsqu’une juridiction interne supérieure rejette par une motivation sommaire une requête parce qu’elle ne soulève pas de questions juridique foncièrement importante où qu’elle n’a pas de chance d’aboutir, il est le cas échéant acceptable au regard de l’article 6 de la Convention, qu’elle ne traite pas explicitement de la demande de question préjudicielle soulevée dans le cadre de cette requête (voir, en particulier, Baydar, précité, §§ 42, 46 et 48). Il en va de même lorsque le recours est déclaré irrecevable pour non-respect des conditions de recevabilité (Astikos Kai Paratheristikos Oikodomikos Synetairismos Axiomatikon et Karagiorgos c. Grèce (déc.), nos 29382/16 et 489/17, § 47, 9 mai 2017). Dans de tels cas de figure, les réponses aux questions envisagées, quelles qu’elles soient, n’auraient pas d’effet sur le résultat de l’affaire (ibidem). La Cour admet aussi que, in concreto, les raisons de rejet de la demande de question préjudicielle au regard des critères Cilfit puissent se déduire de la motivation du reste de la décision de la juridiction concernée (Krikorian c. France (déc.), no 6459/07, §§ 97-99, 26 novembre 2013, Harisch c. Allemagne, no 50053/16, §§ 37-42, 11 avril 2019, et Ogieriakhi c. Irlande (déc.), no 57551/17, § 62, 30 avril 2019) ou de motifs quelque peu implicites indiqués dans la décision rejetant la demande (Repcevirág Szövetkezet c. Hongrie, no 70750/14, §§ 57-58, 30 avril 2019).
72. En l’espèce, les questions préjudicielles que la société requérante souhaitait voir transmises par la Cour de cassation à la CJUE, qui visaient l’interprétation des articles 4 et 6 de la directive 85/374, étaient formulées avec précision et selon les modalités requises par le droit interne (paragraphes 17-18 ci-dessus) (comparer avec Somorjai c. Hongrie, no 60934/13, §§ 59-60, 28 août 2018). Cela n’a du reste pas prêté à controverse entre les parties.
73. Par ailleurs, la Cour de cassation n’a pas déclaré le pourvoi de la société requérante non admis comme étant irrecevable ou non fondé sur des moyens sérieux, mais l’a rejeté. On ne se trouve donc pas dans le premier cas évoqués au paragraphe 71 ci-dessus.
74. Ensuite, en réponse à la demande de la société requérante relative à la saisine préjudicielle de la CJUE, la Cour de cassation s’est limitée à indiquer qu’elle concluait au rejet du pourvoi de la société requérante « sans qu’il y ait lieu de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne » (paragraphe 21 ci-dessus).
75. La Cour de cassation ne s’est donc pas expressément référée à l’un des trois critères Cilfit, et rien n’indique qu’elle aurait estimé que les dispositions de droit de l’Union en cause avaient « déjà fait l’objet d’une interprétation » par la CJUE ou que « l’application correcte du droit de l’Union européenne s’imposait avec une telle évidence qu’elle ne laissait place à aucun doute raisonnable » ; le Gouvernement ne le soutient du reste pas.
76. Le Gouvernement semble en revanche considérer que la formule « sans qu’il y ait lieu de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne » indique que la Cour de cassation a retenu que les questions n’étaient « pas pertinentes ». Il fait valoir à cet égard qu’aucune question d’interprétation de la directive 85/374 ne pouvait se poser dès lors que le vaccin litigieux avait été mis sur le marché avant la date butoir de sa transposition.
77. La Cour ne voit cependant dans les motifs de l’arrêt de la Cour de cassation aucun élément dont il pourrait être déduit que telle aurait été l’approche de la Cour de cassation.
78. Certes, l’arrêt de la Cour de cassation contient du moins une référence aux questions préjudicielles soulevées par la société requérante (par le biais de la formule « sans qu’il y ait lieu de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne ») (voir, par contraste, Dhahbi, précité). Néanmoins, cet arrêt n’indique pas les raisons pour lesquelles il a été considéré que les questions soulevées ne méritaient pas d’être transmise à la CJUE (ibidem, §§ 32-34 ; voir aussi Schipani et autres c. Italie, no 38369/09, §§ 70-71, 21 juillet 2015, ainsi que Baltic Master LTD. c. Lituanie, no 55092/16, §§ 41-43, 16 avril 2019). La motivation de l’arrêt de la Cour de cassation ne permet donc pas d’établir si ces questions ont été examinées à l’aune des critères Cilfit et, le cas échant, au regard duquel ou desquels de ces critères la haute juridiction a décidé de ne pas les transmettre à la CJUE.
79. Enfin, la Cour estime que les circonstances de l’espèce appelaient tout particulièrement une motivation explicite de la décision de ne pas saisir la CJUE des questions préjudicielles formulées par la société requérante.
80. Elle observe en effet qu’il ressort du dossier que l’avocat général a examiné dans son avis devant la Cour de cassation la question de savoir si la directive 85/374 devait être prise en compte alors qu’en méconnaissance du délai prévu par son article 19 (qui avait expiré le 30 juillet 1988), elle n’avait pas été transposée en droit français à l’époque des faits (la transposition ayant été opérée par la loi no 98-389 du 19 mai 1998). Il a rappelé que la Cour de cassation avait jugé en 2003 dans une affaire similaire que le droit interne applicable devait être interprété à la lumière de cette directive, notant par ailleurs que telle avait été l’approche du juge du fond en l’espèce. Elle note au surplus que le jour où elle s’est prononcée en l’espèce, la Cour de cassation a renvoyé à la CJUE des questions préjudicielles similaires relatives à cette directive, dans une affaire comparable à certains égards à la présente à laquelle la société requérante était partie (paragraphes 64 et 67 ci-dessus). Dans ce contexte et vu l’enjeu de la procédure pour la société requérante, il était particulièrement important que la raison du rejet de sa demande de saisine préjudicielle de la CJUE soit explicitée.
81. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION et 1 du protocole no 1 à raison D’UNE PRéTENDUE CONDAMNATION DE LA Société requérante sur le fondement d’une double présomption irréfragable
82. Invoquant les articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1, la société requérante se plaint d’avoir été « condamnée » sur le fondement d’une double présomption de causalité entre la vaccination et les pathologies de X, d’une part, et la défectuosité du vaccin, d’autre part ; dès lors qu’il s’agirait d’une présomption de facto irréfragable, il y aurait là non seulement une atteinte à son droit à un procès équitable, mais aussi une atteinte disproportionnée au droit au respect de ses biens.
83. Le Gouvernement soutient que la société requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes, au sens de l’article 35 de la Convention. Il lui reproche en premier lieu de ne pas avoir formulé ce grief devant la Cour de cassation, notant à cet égard que, si elle s’est plainte dans la cinquième branche de son deuxième moyen en cassation d’un renversement de la charge de la preuve, elle n’a pas pour autant dénoncé une violation du droit à un procès équitable et du droit au respect des biens. Ensuite, s’agissant spécifiquement de l’article 1 du Protocole no 1, le Gouvernement constate que la décision qui a eu un effet direct sur le patrimoine de la société requérante n’est pas celle qui a ensuite donné lieu à l’arrêt de cassation du 12 novembre 2015, qui se borne à constater la recevabilité de l’action en réparation et la responsabilité de la société requérante, mais le jugement du tribunal de grande instance de Toulouse du 17 novembre 2015, qui la condamne à verser certaines sommes au titre de la réparation (paragraphe 22 ci-dessus). Or, observe le Gouvernement, la société requérante n’a pas interjeté appel de ce jugement.
84. La société requérante réplique qu’elle a soulevé ce grief en substance devant la Cour de cassation dans le cadre de la cinquième branche de son second moyen.
85. La Cour rappelle que la règle de l’épuisement préalable des voies de recours internes que pose l’article 35 § 1 de la Convention n’exige pas seulement que les requêtes aient été adressées aux tribunaux internes compétents et qu’il ait été fait usage des recours effectifs permettant de contester les décisions déjà prononcées ; le grief dont on entend saisir la Cour doit d’abord être soulevé, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant ces mêmes juridictions nationales appropriées (voir, parmi de nombreux autres, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 142, CEDH 2010). En l’espèce, la société requérante a soulevé devant la Cour de cassation la question de la charge de la preuve dans le cadre de la cinquième branche de son second moyen en cassation (paragraphe 15 ci-dessus). Toutefois, elle n’a évoqué dans ce moyen ni l’article 6 § 1 de la Convention, ni l’article 1 du Protocole no 1, et n’a tiré aucune conclusion quant à une atteinte à son droit à un procès équitable ou à son droit au respect de ses biens. La Cour en déduit qu’elle n’a pas, ne serait-ce qu’en substance, préalablement saisi la Cour de cassation du présent grief, et qu’elle n’a donc pas dûment épuisé les voies de recours internes.
86. Partant, cette partie de la requête est irrecevable en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
87. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
88. S’agissant de l’article 41 de la Convention, la société requérante indique que le constat de violation de la Convention constituerait en soi une satisfaction équitable suffisante et qu’il n’y aurait pas lieu de lui accorder une réparation pécuniaire au titre des violations constatées.
89. Le Gouvernement ne commente pas ce point.
90. La Cour prend acte de la déclaration de la société requérante. Elle retient que le constat de violation de l’article 6 § 1 figurant dans le présent arrêt constitue une satisfaction équitable pour tout dommage qu’aurait subi la société requérante.
2. Frais et dépens
91. La société requérante demande 14 000 euros (EUR) pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 15 000 EUR pour ceux engagés devant la Cour. Il fournit des notes d’honoraires correspondant à ces montants.
92. Le Gouvernement considère que la somme avancée par la société requérante est excessive et que le montant de 5 000 EUR apparaît raisonnable.
93. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 5 000 EUR tous frais confondus et l’accorde à la société requérante.
3. Intérêts moratoires
94. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention et relatif aux modalités de fixation du point de départ de la prescription de l’action en réparation dirigée contre la société requérante ;
2. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention et relatif au défaut de motivation de la décision de rejet de la demande de la société requérante tendant à ce que des questions préjudicielles soient posées à la CJUE ;
3. Déclare la requête irrecevable pour le surplus ;
4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison des modalités de fixation du point de départ de la prescription de l’action en réparation dirigée contre la société requérante ;
5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison du défaut de motivation de la décision de rejet de la demande de la société requérante tendant à ce que des questions préjudicielles soient posées à la CJUE ;
6. Dit que le présent arrêt constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage pouvant avoir été subi par la société requérante ;
7. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la société requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
8. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 février 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia WesterdiekSíofra O’Leary
GreffièrePrésidente