DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ÖNKOL c. TURQUIE
(Requête no 24359/10)
ARRÊT
STRASBOURG
17 janvier 2017
DÉFINITIF
29/05/2017
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Önkol c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 décembre 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 24359/10) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, M. Raif Önkol et Mme Saliha Önkol (« les requérants »), ont saisi la Cour le 9 avril 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Mes R. Bataray Saman et S. Çelebi, avocats à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Les requérants allèguent en particulier que le décès de leur fille, Ceylan Önkol, survenu à la suite de l’explosion d’une munition, s’analyse en une violation de l’article 2 de la Convention sous ses volets matériel et procédural.
4. Le 13 mai 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés respectivement en 1960 et en 1956 et résident à Diyarbakır.
6. Le 28 septembre 2009, aux alentours de 13 heures, la fille des requérants, alors âgée de 12 ans, fut tuée par l’explosion d’une munition dans un champ situé près du village de Şenlik, dans le département de Lice, à Diyarbakır.
A. L’enquête pénale menée à la suite du décès de la fille des requérants
7. À 13 h 20, le frère de la victime et le maire du village de Yayla informèrent la gendarmerie et le parquet de l’explosion.
8. Le même jour, trois sergents de la gendarmerie de Abalı établirent un rapport selon lequel la zone où avait eu lieu l’explosion était un endroit où la population locale soutenait le terrorisme et où il était dangereux de se rendre. Le rapport mentionnait que le parquet approuvait cette description et que ce dernier avait donné l’ordre de transporter le corps de la défunte à la gendarmerie pour y effectuer un examen médical.
9. Vers 17 h 45, toujours le même jour, des photos de la défunte et de la zone où eut lieu l’explosion furent prises et le corps de la défunte fut transporté par les requérants et quelques villageois à la gendarmerie pour que soit pratiqué l’examen médicolégal.
10. Au cours de cette même journée, Raif Önkol fut entendu par le procureur de la République de Lice. Il déclara porter plainte contre les responsables de la mort de sa fille, quels qu’ils puissent être, et contre les forces de l’ordre qui ne s’étaient pas rendues sur les lieux de l’explosion. Son avocat demanda à ce que des enquêteurs aillent sur place afin de procéder à l’examen des lieux et d’éviter l’altération des preuves. Il remit aux gendarmes des morceaux de l’engin explosif retrouvés sur place par le maire du village.
11. Toujours le même jour, le frère de la défunte fut entendu par le procureur de la République. Il déclara quant à lui que sa jeune sœur était allée faire paître des bêtes vers 11 h 30 et que, peu de temps après son départ, il avait entendu un son similaire à celui d’un tir d’obus de mortier suivi d’une explosion, avant de retrouver sa sœur, morte. Il déclara qu’elle emportait toujours une serpe avec elle qui avait dû, selon lui, être confondue avec une arme.
12. À 19 h 40 ce soir-là, le procureur de la République de Lice établit un rapport d’examen dans lequel il décrivait la zone où était survenu le décès de Ceylan Önkol comme une région dont une partie des habitants apportaient leur soutien au terrorisme de sorte que, selon lui, se rendre sur place présentait pour l’heure un très grand danger. Il précisait à cet égard que, peu de temps avant les faits en cause, des vivres appartenant aux terroristes séparatistes, de nombreux engins explosifs de fabrication artisanale et du nitrate d’ammonium avaient été retrouvés dans cette zone. Il jugeait donc préférable de se rendre sur les lieux de l’explosion un autre jour et sous escorte militaire. Le procureur de garde fut averti et se rendit à la gendarmerie, de même que l’équipe médicale devant pratiquer l’examen médicolégal et un photographe. L’équipe médicale rechercha la présence d’éclats de munition sur le corps de la défunte. Elle ne constata aucune trace d’éclat au niveau du visage et des bras mais releva de nombreux éclats au niveau du torse et à divers autres endroits du corps. Elle conclut que la mort datait de six à sept heures et qu’elle était due à la destruction par explosion des organes internes, de sorte qu’une autopsie classique n’était pas nécessaire.
13. Le 29 septembre 2009, le procureur de la République de Lice adressa une lettre au commandement de gendarmerie de Lice dans laquelle il demandait, entre autres :
– quel était le type d’explosif ayant causé la mort de Ceylan Önkol ;
– s’il y avait eu des affrontements entre les forces de sécurité et des membres de l’organisation terroriste près de la zone de l’explosion et si les forces de l’ordre y avaient mené des opérations ;
– s’il avait été retrouvé près de cette zone des équipements appartenant à l’organisation terroriste en question et si cette dernière y avait enterré des mines antipersonnel.
Le procureur de la République précisait en outre que le frère de la défunte avait déclaré avoir entendu un son similaire à celui d’un tir d’obus de mortier et demanda si les forces de l’ordre avaient utilisé une telle arme le jour du décès de Ceylan Önkol ou avant, si les unités militaires proches de la zone en question possédaient de telles armes et quelle était leur portée.
14. Le même jour, un rapport d’enquête fut établi par les autorités militaires rattachées au commandement de gendarmerie de Lice. Selon ce rapport, aucun obus de mortier n’avait été tiré le jour des faits et la gendarmerie de Abalı et celle de Yayla, qui se trouvaient à 9 km à vol d’oiseau du lieu de l’explosion, possédaient des obus de mortier dont la portée maximale était de 5,75 km. Le rapport indiquait également qu’il serait possible d’examiner les lieux sous escorte militaire le lendemain.
15. Le 30 septembre 2009, un rapport d’examen des lieux de l’explosion fut établi par le procureur de la République de Lice. Ce rapport indiquait que la zone en question se trouvait à 200-250 mètres du mont Cemal, qu’il y avait un léger creux dans le sol à l’endroit où la munition avait explosé et que des signes de cette explosion étaient visibles sur deux arbres.
16. Durant l’examen des lieux, un habitant du village de Şenlik, F.Ş., fut entendu par le procureur de la République en tant que témoin. L’intéressé déclara que la défunte était de sa famille, qu’il se trouvait à 300-400 mètres de la zone au moment de l’explosion, qu’il n’avait pas entendu de son similaire à celui d’un tir d’obus de mortier avant l’explosion, qu’il avait vu la mère et les frères de la défunte lorsqu’il s’était rendu sur place, que le corps de Ceylan Önkol était resté par terre un certain temps, que peu après l’explosion des journalistes s’étaient rendus sur les lieux, et qu’il avait vu que la famille de la victime avait donné certaines pièces métalliques aux journalistes.
17. Le même jour, eu égard à la nature des faits et afin de garantir le bon déroulement de la procédure ainsi que la recherche et la préservation des preuves, le tribunal correctionnel de Lice prononça, sur demande du procureur de la République de Lice, le secret de l’instruction en vertu de l’article 10 de la loi relative à la lutte contre le terrorisme et de l’article 157 du code de procédure pénale.
18. Le 5 octobre 2009, le procureur de la République de Lice recueillit les dépositions de quatre personnes : S.Ş. et A.Ş., résidant au village de Yayla, F.E., résidant au village de Şenlik, et H.G., l’imam du village de Abalı.
19. S.Ş. déclara qu’il connaissait la défunte, qu’il avait entendu l’explosion mais qu’il n’avait pas compris de quoi il s’agissait, qu’il n’avait pas vu de soldats en opération le jour de la mort de Ceylan ni même avant et qu’il avait seulement vu un soldat de loin environ deux mois auparavant.
20. A.Ş. déclara à son tour qu’il n’était pas au village le jour de l’explosion et qu’il n’avait pas vu de soldats dans les environs depuis longtemps.
21. Quant à F.E., il indiqua qu’il était le maire du village de Şenlik, qu’il avait appelé la sous-préfecture pour informer les autorités de l’explosion, qu’il s’était rendu à la gendarmerie de Abalı et qu’il avait appelé le parquet. L’intéressé déclara en outre que, à la demande du commandant de gendarmerie, il s’était rendu sur place, accompagné d’un imam, afin de ramener le corps de la défunte. Il ajouta qu’il n’avait pas vu de soldats en opération dans les environs du lieu de l’explosion depuis août 2008.
22. H.G. déclara quant à lui qu’il était l’imam du village de Abalı, que les autorités militaires lui avaient dit de se rendre sur les lieux de l’explosion pour conseiller les proches de la défunte mais que, une fois arrivé sur place, il n’avait parlé à personne et n’avait pas pris de photos des lieux.
23. Le 6 octobre 2009, les dépositions des proches de la défunte furent recueillies. Le frère de Ceylan Önkol déclara s’être rendu sur les lieux de l’explosion et avoir appelé les maires des villages alentour qui lui auraient dit que le procureur de la République ne viendrait pas pour des raisons de sécurité mais que l’imam avait été chargé de prendre des photographies. Il dit également que les villageois présents sur place avaient fait venir la presse et qu’une équipe de télévision était arrivée. Il affirma en outre ne pas avoir vu de militaires, ni le jour des faits ni précédemment, mais soutint, sans en expliquer les raisons, que sa sœur avait été prise pour cible. Enfin, il indiqua que la zone où sa sœur était décédée se trouvait entre trois ou quatre gendarmeries et qu’elle était donc sous surveillance permanente.
24. Entendu le même jour, le père de la défunte déclara ne pas avoir vu de militaires le jour des faits mais qu’il en avait vu passer une semaine ou deux auparavant.
25. La mère de la défunte dit quant à elle ne pas savoir qui avait contacté la presse et ne pas avoir vu de militaires, ni le jour des faits ni avant.
26. Le 12 octobre 2009, le tribunal correctionnel de Lice rejeta l’opposition formée par Raif Önkol quant au secret de l’instruction.
27. Le même jour, un rapport d’expertise fut établi par deux spécialistes en explosifs de la direction de la sûreté de Diyarbakır rattachée à la section de lutte contre le terrorisme. Il ressort de ce rapport que les experts se sont rendus sur les lieux de l’explosion le 30 septembre 2009 et qu’ils y ont pris des photographies et des vidéos. Le rapport mentionnait que les vêtements de la défunte avaient été envoyés au laboratoire de criminologie de Diyarbakır afin que soit établie la nature de l’explosif à l’origine du décès, de même que les morceaux de métal extraits du corps et ceux prélevés sur le lieu de l’explosion par les villageois ou remis aux autorités par l’avocat des requérants. Selon ce rapport, les experts avaient également prélevé des échantillons de terre, examiné les photographies prises et les vidéos enregistrées par des civils le jour des faits et relevé que, le 9 octobre 2009, le laboratoire en recherche criminologique de Diyarbakır avait établi que les morceaux de métal qui lui avaient été transmis provenaient d’une arme tirant des munitions de 40 mm. Après un descriptif de l’ensemble des blessures constatées au niveau des organes internes et sur le corps de la défunte, le rapport mentionnait que les mains, les pieds et les genoux de celle-ci n’étaient pas endommagés et déduisait de ce constat que, au moment des faits, la jeune fille devait être agenouillée. Il indiquait que l’explosion avait causé des blessures à l’avant de son corps et à l’intérieur de ses avant-bras et de ses poignets, lesquels présentaient également des brûlures. Il concluait que Ceylan Önkol avait frappé la munition en question avec sa serpe, retrouvée déformée près de l’endroit de l’explosion. Le rapport précisait que si la jeune fille avait été touchée par un tir de mortier, une roquette ou un obus, son corps aurait été déchiqueté, un trou plus vaste aurait été creusé lors de l’explosion et des dégâts plus importants auraient été visibles sur les arbres alentour.
28. À une date non précisée, un rapport d’enquête fut établi à la suite de la demande du 14 octobre 2009 du procureur de la République de Lice. Ce rapport dressait la liste des affrontements survenus entre les forces de l’ordre et les terroristes du PKK dans la région où avait eu lieu l’explosion. Le rapport indiquait notamment les dates et les lieux de ces affrontements ainsi que le type d’armes utilisées lors de ceux-ci. Il mentionnait également que les membres de l’organisation terroriste se rendaient très souvent dans les zones habitées de la région pour se procurer des vivres et obtenir des informations, qu’ils utilisaient les villages de Birlik et de Şenlik comme lieux de passage et qu’ils y allaient pour rendre visite aux membres de leur famille qui y résidaient. D’après le rapport, il n’était pas possible de déterminer si la munition litigieuse était du même type que celles que possédaient les membres de l’organisation terroriste. En effet, le rapport indiquait qu’il s’agissait d’un type de munition pouvant être obtenu très facilement et que l’organisation en question était connue pour se procurer toutes sortes d’armes. Aux termes de ce rapport, à la suite de l’explosion, au lieu d’alerter les autorités compétentes, les proches de la victime avaient informé les médias locaux et les organisations et associations locales partisanes de l’organisation terroriste en question. La famille de la victime aurait menti sur les faits pour obtenir une indemnisation et avait transformé la situation en une affaire politique. Enfin, le rapport précisait qu’il relevait de la responsabilité juridique et morale des forces de l’ordre de faire la lumière sur les faits survenus et que celles-ci poursuivaient leurs recherches en ce sens.
29. Le 15 octobre 2009, le procureur de la République de Lice demanda au tribunal correctionnel de Lice de lever le secret de l’instruction eu égard à l’état des preuves.
30. Le même jour, le tribunal correctionnel de Lice accepta la demande du procureur de la République et leva le secret de l’instruction.
31. Le 30 décembre 2009, les avocats des requérants écrivirent au procureur de la République de Lice pour faire valoir que ni les gendarmes ni le procureur de garde ne s’étaient rendus sur place immédiatement après les faits, de sorte que les éléments de preuve n’avaient pu être recueillis correctement. Ils contestaient le secret de l’instruction et l’accomplissement des actes d’enquête par des gendarmes qui auraient dû, d’après eux, être considérés comme des suspects. Ils critiquaient également la partialité avec laquelle les actes d’enquête avaient été effectués : selon eux, ceux-ci ne visaient pas à établir la réalité des faits mais tendaient plutôt à engager la responsabilité de la famille de la victime et des terroristes. Ils contestaient en outre l’accusation selon laquelle la famille de la victime avait cherché à obtenir une indemnisation.
32. Le 31 décembre 2009, Raif Önkol porta plainte contre le commandant de la gendarmerie de Abalı pour manquement à son devoir et incitation du peuple à la haine et à l’hostilité sur la base d’une discrimination. Il reprochait au commandant le contenu d’un procès-verbal dressé après les faits dans lequel ce dernier écrivait que les gens de la région souhaitaient que tout type d’événement soit qualifié d’acte terroriste pour pouvoir obtenir une indemnisation de la part de l’État.
33. Le 20 janvier 2010, le procureur de la République de Lice interrogea le commandement de la gendarmerie et celui de la brigade pour savoir :
– s’ils avaient eu des unités militaires mobiles sous leur commandement le jour de l’explosion ou avant celui-ci ;
– si une quelconque opération avait été menée le jour de l’explosion ou avant celui-ci sur les lieux en cause ;
– s’ils possédaient des lance-grenades de 40 mm et le cas échéant, quel était le nombre de ces armes et le nom des personnes qui les utilisaient ;
– si les unités militaires situées à la base de Tapantepe possédaient des armes ayant les mêmes caractéristiques que celle qui avait causé le décès de Ceylan Önkol.
34. Par deux lettres, datées respectivement du 27 janvier 2010 et du 9 avril 2010, le commandement de la gendarmerie et le commandement de la brigade répondirent aux questions du procureur de la République de Lice. Il ressort de ces lettres qu’aucune opération n’avait été menée par les autorités militaires le jour de l’explosion ou avant celui-ci sur les lieux en question. Ces lettres indiquaient par ailleurs que les munitions de 40 mm comme celle ayant causé l’explosion litigieuse étaient utilisées avec des lance-grenades T‑40 et MK-19 dont la portée maximale était de 350 m et de 1 500 m respectivement. Elles donnaient aussi le nombre d’armes de ce type appartenant aux unités militaires situées à proximité des lieux de l’explosion.
35. Un rapport du 11 février 2010 établi par le laboratoire de police criminelle précisait les caractéristiques des munitions d’un lance-grenades de 40 mm et les effets causés par ce type de munition lors de son explosion. Il ressort de ce rapport que ce type de munition causerait tout d’abord des marques de déformation sur l’objet avec lequel il aurait été frappé. À la suite de la description des blessures constatées au niveau des organes et du corps de la fille des requérants, le rapport indiquait que, lors de l’explosion, la jeune fille avait dû s’agenouiller pour frapper avec sa serpe la munition en question, qui se trouvait au sol.
36. Le 12 août 2010, un rapport d’expertise fut établi par un expert médicolégal à la demande des requérants. Ceux-ci demandèrent à savoir quels types de blessures pouvaient être causées par l’explosion d’une munition de 40 mm selon que celle-ci se trouvait au sol ou avait été tirée à distance. L’expert examina le procès-verbal d’examen médicolégal du corps de la victime, le rapport d’examen des lieux de l’explosion des 28 et 30 septembre 2009, le rapport d’expertise du 12 octobre 2009 établi par les deux spécialistes en explosifs, les photographies prises durant l’examen du corps et celles prises lors de l’examen des lieux de l’explosion. Dans son rapport, l’expert relevait que l’examen des lieux par les autorités était intervenu deux jours après les faits et que le médecin qui avait procédé à l’examen du corps, qui n’était pas un spécialiste de médecine légale, n’avait pas demandé une autopsie classique. Le rapport concluait que l’explosion avait pu avoir lieu sans intervention de la jeune fille, devant elle, au sol ou à proximité du sol.
37. Le 23 décembre 2010, le procureur de la République de Lice prononça un non-lieu à poursuivre quant à la plainte présentée le 31 décembre 2009 par le requérant contre le commandant de la gendarmerie de Lice. Il releva pour ce faire que le commandant, lors de la rédaction de son procès-verbal, n’avait aucunement eu l’intention d’insulter qui que ce soit et ne pouvait avoir commis une infraction d’incitation du peuple à la haine dès lors que celle-ci exigeait, pour être réalisée, la publicité des propos. Or, le procès-verbal du commandant faisait partie de l’instruction et était dès lors couvert par le secret.
38. Le 19 mars 2012, le procureur de la République de Lice demanda à l’usine d’armement de l’État (« MKE ») de lui soumettre un rapport d’expertise afin de pouvoir déterminer la cause exacte du décès de la fille des requérants. Il voulait en particulier savoir si la munition en question se trouvait au sol au moment de l’explosion ou si elle avait été tirée à distance.
39. Dans un rapport du 20 avril 2012, l’expert en chef de la MKE, eu égard à l’ensemble du contenu du dossier d’enquête et en particulier aux photographies des lieux de l’explosion et de la victime, conclut que la fille des requérants avait frappé la munition qui se trouvait au sol avec un objet en acier et avait par conséquent provoqué l’explosion.
40. Le 19 juillet 2012, le procureur de la République de Lice demanda au commandement de la 2ème brigade motorisée de lui signaler les affrontements armés dans la région au cours desquels une arme tirant des munitions de 40 mm avait été utilisée.
41. Par une lettre du 9 août 2012, le commandement de la 2ème brigade motorisée répondit que, depuis 1998, douze affrontements avaient eu lieu dans la région entre les forces de sécurité et les membres de l’organisation terroriste séparatiste et qu’il ne disposait d’aucune donnée indiquant qu’une telle arme avait été utilisée par l’armée durant ces affrontements.
42. Le 18 février 2013, le procureur de la République de Lice rendit une ordonnance de non-lieu à l’encontre des officiers du commandement de la gendarmerie de Abalı quant à la plainte du requérant pour manquement à leur devoir. Il avançait en particulier que, avant l’explosion en cause, des vivres et plusieurs engins explosifs appartenant à des membres de l’organisation terroriste avaient été retrouvés et qu’il y avait eu un total de douze affrontements armés dans la région depuis 1998. Il indiquait ainsi que, depuis juin 2012, sept soldats et quinze membres de l’organisation terroriste avaient perdu la vie lors de ces affrontements. Il ajoutait que, dans ces conditions, les autorités militaires n’avaient aucune intention de manquer à leur devoir d’enquête.
43. Le 20 mars 2013, la direction de la sûreté de Diyarbakır envoya une lettre au procureur de la République de Lice en réponse au courrier du 19 février 2013 de ce dernier. Aux termes de cette lettre, un grand nombre d’armes tirant des munitions de 40 mm avait été retrouvé lors d’opérations menées à la suite des aveux de membres de l’organisation terroriste qui avaient été arrêtés.
44. Le 24 avril 2014, le procureur de la République de Lice émit un avis de recherche permanent dans le but d’identifier les auteurs de l’acte en cause jusqu’à la prescription des faits. En conséquence, les forces de l’ordre poursuivirent leurs recherches et établirent des rapports trimestriels.
B. L’action en réparation devant les instances administratives
45. Le 15 janvier 2010, les requérants adressèrent au ministère de la Défense une demande d’indemnisation pour dommages matériel et moral en raison du décès de leur fille. Cette demande resta sans suite.
46. En 2010, à une date qui n’a pas été spécifiée, les requérants saisirent le tribunal administratif de Diyarbakır (« le tribunal administratif ») d’une action en réparation du préjudice causé par le décès de leur fille. Ils demandaient 100 000 livres turques (TRY) (soit environ 45 000 euros (EUR)) pour préjudice matériel et 150 000 TRY (environ 69 000 EUR) pour préjudice moral, ainsi que des intérêts moratoires sur ces sommes.
47. Le 24 septembre 2014, le tribunal administratif rendit son jugement sur le fond de l’affaire. Dans les attendus du jugement, il considérait, à la lumière des conclusions de l’enquête pénale menée en l’espèce, que la fille des requérants était décédée à la suite de l’explosion d’une munition qui se trouvait au sol au moment des faits et que rien dans le dossier ne permettait pas déterminer l’origine de ladite munition. Néanmoins, il concluait à la responsabilité objective de l’État, laquelle nécessitait obligatoirement, selon lui, une indemnisation même en cas d’absence de faute de service imputable aux agents de l’État en vertu de l’article 125 de la Constitution. Il accorda ainsi 28 208,85 TRY (environ 10 000 EUR) aux requérants, assortis d’intérêts moratoires à compter de la date de recours devant l’administration, à savoir le 15 janvier 2010.
48. Le 3 décembre 2014, le jugement du tribunal administratif fut notifié à la partie requérante.
49. Le 10 décembre 2014, les requérants formèrent un pourvoi devant le Conseil d’État contre le jugement rendu par le tribunal administratif. Ils estimaient en particulier que l’explosion qui avait causé la mort de leur fille était de nature à établir que l’administration n’avait pas rempli correctement sa mission de sécurisation de la zone et avait, par conséquent, commis une faute de service.
50. D’après les documents contenus dans le dossier, la procédure demeure pendante devant le Conseil d’État.
EN DROIT
I. SUR LES EXCEPTIONS DU GOUVERNEMENT
51. Le Gouvernement soutient que la Cour n’a pas été régulièrement saisie au regard de l’article 47 de son règlement et du paragraphe 11 de l’instruction pratique concernant l’introduction de l’instance. Il argue tout d’abord que les requérants ont exprimé leur volonté de saisir la Cour par une lettre de trois pages datée du 8 avril 2010 et contenant les noms des requérants, le nom de leur représentant, les faits de la cause et leurs griefs. Il indique que les requérants avaient mentionné dans cette lettre qu’ils allaient envoyer leur formulaire de requête et ses annexes dans les plus brefs délais. Cependant, ils ne les auraient soumis à la Cour que le 18 octobre 2012, soit deux ans, six mois et dix jours après la date d’envoi de la première lettre.
52. Ensuite, le Gouvernement soutient qu’il convient de rejeter la requête au motif que les faits et les griefs exposés par les requérants ont été décrits dans le formulaire de requête sur quatorze pages sans être accompagnés d’un résumé. Il ajoute que le sexe et la profession des requérants, Raif et Saliha Önkol, n’ont pas été indiqués dans le formulaire de requête. Il rappelle à cet égard que le formulaire de requête a été complété par les avocats des requérants et considère que ceux-ci n’avaient aucune raison de ne pas satisfaire aux exigences de l’article 47 du règlement de la Cour. Il invite donc la Cour à rejeter la requête.
53. Les requérants contestent la thèse du Gouvernement.
54. La Cour rappelle que, d’après l’article 47 de son règlement, tel qu’il était en vigueur lors de la soumission de la présente affaire devant elle, tout formulaire de requête devait notamment comporter un exposé des faits ainsi qu’un exposé de la ou des violations de la Convention alléguées et des arguments pertinents.
55. En l’espèce, la Cour note que, dans le formulaire de requête du 8 avril 2010, la partie requérante a explicitement décrit les faits et clairement indiqué les violations de la Convention dont elle se plaignait. Par conséquent, elle estime que les griefs du requérant ont été soulevés conformément à l’article 47 § 1 de son règlement.
56. S’agissant de la disposition de l’instruction pratique invoquée par le Gouvernement, la Cour souligne que son observation ne fait pas partie des critères de recevabilité énoncés à l’article 35 de la Convention.
57. Dès lors, le Gouvernement n’est nullement fondé à demander le rejet de la présente requête au seul motif qu’il en juge la rédaction trop longue. Il convient donc de ne pas tenir compte des arguments du Gouvernement sur ce point (voir, dans le même sens, Levent Bektaş c. Turquie, no 70026/10, § 31, 16 juin 2015).
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
58. Invoquant l’article 2 de la Convention, les requérants allèguent que l’État est responsable de la mort de leur fille. À cet égard, ils affirment qu’elle a été tuée par un tir des gendarmes. Sous l’angle des articles 2 et 13 de la Convention, ils dénoncent également l’absence d’enquête effective aux fins d’établir les responsabilités en cause. En outre, ils soutiennent que, même à supposer, comme l’affirment les autorités internes, que leur fille ait joué avec un engin explosif, la responsabilité de l’État se trouve engagée car, selon eux, il revient à celui-ci de nettoyer les zones d’habitation des explosifs qui s’y trouvent et d’adopter les mesures de sécurité nécessaires. Invoquant l’article 3 de la Convention, les intéressés affirment avoir souffert moralement du décès de leur fille, de l’absence de résultat des poursuites et de la façon dont ils ont été traités durant la procédure. Se fondant sur les mêmes faits, ils invoquent également l’article 17 de la Convention.
La Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 55, CEDH 2015), estime qu’il convient d’examiner les griefs des requérants sous l’angle de l’article 2 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »
59. Le Gouvernement combat la thèse des requérants.
A. Sur la recevabilité
60. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient d’abord que, dans un arrêt adopté le 17 septembre 2013, la Cour constitutionnelle turque a conclu à la violation du volet procédural du droit à la vie à cause de l’absence d’une enquête pénale effective et dissuasive et a octroyé une certaine somme aux demandeurs au titre du dommage moral.
61. Le Gouvernement argue que, compte tenu des conclusions de la Cour dans sa décision Uzun c. Turquie (déc.), no 10755/13, 30 avril 2013, les requérants auraient dû introduire un recours individuel devant la Cour constitutionnelle.
62. Il reproche ensuite aux requérants de ne pas avoir épuisé les voies de recours internes puisque l’action en réparation introduite par les intéressés est toujours en cours devant les juridictions nationales.
63. Pour ce qui est de l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes en raison de l’absence d’introduction d’un recours individuel devant la Cour constitutionnelle, les requérants contestent la thèse du Gouvernement et soutiennent avoir utilisé les voies de recours internes disponibles et accessibles à l’époque de l’introduction de leur requête.
64. S’agissant de l’action en réparation, laquelle est pendante devant le Conseil d’État, les requérants indiquent qu’ils se plaignent exclusivement de l’impunité des personnes qui ont tué leur fille et qu’ils n’ont soulevé aucun grief relatif au déroulement de la procédure administrative.
65. La Cour rappelle que l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie normalement à la date d’introduction de la requête devant elle. Cependant, comme elle l’a indiqué maintes fois, cette règle ne va pas sans exceptions, lesquelles peuvent être justifiées par les circonstances particulières de chaque cas d’espèce (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001 V (extraits)). La Cour s’est ainsi écartée du principe général susmentionné dans des affaires dirigées contre certains États membres concernant des recours qui avaient pour objet la durée excessive de procédures (Fakhretdinov et autres c. Russie (déc.), nos 26716/09, 67576/09 et 7698/10, 23 septembre 2010, et Taron c. Allemagne (déc.), no 53126/07, 29 mai 2012). Elle a fait de même dans certaines affaires dirigées contre la Turquie qui soulevaient des questions liées au droit de propriété (İçyer c. Turquie (déc.), no 18888/02, §§ 73‑87, CEDH 2006 I, Altunay c. Turquie (déc.), no 42936/07, 17 avril 2012, et Arıoğlu et autres c. Turquie (déc.), no 11166/05, 6 novembre 2012).
66. La Cour note que, à la suite d’amendements constitutionnels entrés en vigueur le 23 septembre 2012, un recours individuel devant la Cour constitutionnelle a été mis en place dans le système juridique turc. Le nouvel article 148 § 3 de la Constitution donne compétence à cette juridiction pour examiner, après épuisement des voies de recours ordinaires, les recours formés par tout individu s’estimant lésé dans ses droits et libertés fondamentaux protégés par la Constitution ou par la Convention européenne des droits de l’homme et ses Protocoles.
67. De surcroît, elle rappelle que la situation personnelle des requérants fait partie des circonstances dont il lui faut tenir compte dans l’examen de la question de l’épuisement des voies de recours (Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 286, CEDH 2012 (extraits)). Elle note que les griefs des intéressés portent sur l’article 2 de la Convention. Elle observe en outre que la présente requête a été introduite le 8 avril 2010, c’est-à-dire environ deux ans et cinq mois avant la création de ce nouveau recours, et environ sept mois après les faits à l’origine de ladite requête. Il est vrai que, lorsque les requérants ont saisi la Cour, l’enquête pénale dont ils se plaignaient était toujours pendante devant le procureur de la République. Cependant, eu égard à l’objet principal de la présente requête, la Cour estime en l’espèce qu’il serait peu conforme à l’équité de demander aux requérants d’épuiser une voie de recours créée en 2012.
68. La Cour observe d’ailleurs qu’elle déjà statué en ce sens dans l’affaire Şükrü Yıldız c. Turquie (no 4100/10, §§ 42-45, 17 mars 2015) concernant l’article 3 de la Convention et dans l’affaire Öztünç c. Turquie (no 14777/08, §§ 50-60, 9 février 2016) concernant l’article 2.
69. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut à l’absence en l’espèce de circonstances particulières justifiant de déroger à la règle générale selon laquelle les voies de recours internes à épuiser s’apprécient à la date à laquelle la requête a été introduite devant la Cour. Elle estime donc que les requérants n’ont pas à se voir opposer l’obligation de soumettre à la Cour constitutionnelle leur grief visant l’article 2 de la Convention, et rejette en conséquence l’exception du Gouvernement.
70. Quant à la deuxième exception soulevée par le Gouvernement, la Cour rappelle que dans les affaires où il est allégué que la mort a été infligée volontairement ou qu’elle est survenue à la suite d’une agression ou de mauvais traitements, l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 implique qu’une forme d’enquête officielle effective, de nature pénale, soit menée (Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, §§ 169-170, 14 avril 2015).
71. En l’occurrence, la Cour observe que les requérants soutiennent principalement que leur fille a été tuée par un tir des forces de sécurité et qu’aucune enquête pénale propre à identifier les responsables n’a été menée en l’espèce. En ce qui concerne ces griefs, une action en réparation ne saurait dispenser l’État de son obligation de mener une investigation pouvant conduire à l’identification et à la punition des responsables.
72. À titre subsidiaire, la Cour remarque que les requérants estiment que, à supposer même que leur fille ait joué et, par conséquent, ait causé l’explosion de la munition en cause, l’État devait quand même être tenu responsable de son décès au regard de son obligation positive d’adopter les mesures de sécurité nécessaires pour la sécurité des personnes.
73. S’agissant de ce grief, la Cour note que, lorsque la mort n’a pas été causée intentionnellement et qu’elle est due à une négligence de la part d’agents de l’État, notamment dans l’application de la réglementation relative à la destruction de projectiles militaires non explosés, une voie de réparation peut être considérée comme adéquate et suffisante et comme répondant au critère du « système judiciaire effectif » et que l’exercice de ce recours est nécessaire pour l’introduction d’une requête devant elle (Hayri Aslan et autres c. Turquie (déc.), no 18751/05, 30 novembre 2010). À ce sujet, elle rappelle avoir également conclu que la voie indemnitaire administrative était une voie de recours effective pour les proches de victimes décédées dans des circonstances similaires à celles de la présente cause (Ercan Bozkurt c. Turquie, no 20620/10, § 57, 23 juin 2015, et Yılmaz c. Turquie (déc.), no 7755/10, § 51, 24 mai 2016).
74. La Cour observe que l’action en réparation introduite par les requérants est actuellement en cours devant les juridictions internes (paragraphes 45-50 ci-dessus). Compte tenu du fait que la question qui se pose en l’espèce concernant les allégations formulées par les requérants relatives à l’absence de mesures appropriées pour prévenir le décès de leur fille est indissociable de la réaction judiciaire des juridictions internes, la Cour estime que le grief des requérants est prématuré puisque la procédure est toujours pendante en droit interne (Süleyman Ege c. Turquie, no 45721/09, § 49, 25 juin 2013, et Ata c. Turquie, no 30798/10, § 29, 20 septembre 2016).
75. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que, à l’exception de leur grief relatif à l’obligation de l’État de prendre des mesures pour prévenir le décès de leur fille, les requérants ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’eux pour épuiser les voies de recours internes concernant leurs griefs tirés des volets matériel et procédural de l’article 2 de la Convention.
76. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
1) Sur l’usage de la force meurtrière
a) Thèses des parties
77. Les requérants soutiennent que leur fille Ceylan Önkol a été tuée par les forces de sécurité lors d’une opération militaire.
78. Le Gouvernement argue que, en l’espèce, les forces de sécurité n’ont pas recouru à la force létale. Il avance tout d’abord qu’il n’existe aucune information, document ou témoignage étayant les allégations des requérants selon lesquelles leur fille avait été tuée par une munition tirée par les forces de sécurité.
79. De plus, le Gouvernement indique que, durant l’enquête pénale, le parquet avait demandé plusieurs rapports d’expertise, lesquels concluaient que si la victime aurait été frappée par un tir de mortier, une roquette ou un obus, comme le soutiennent les requérants, son corps aurait été déchiqueté et un trou plus vaste aurait été creusé autour d’elle.
80. Le Gouvernement assure aussi qu’il était impossible de tirer une munition de 40 mm à partir des bases militaires les plus proches du lieu de l’explosion notamment parce que la portée maximale des lanceurs n’était pas suffisante pour l’atteindre.
b) Appréciation de la Cour
81. La Cour rappelle en particulier que, pour apprécier les preuves, elle adopte le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Toutefois, une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (voir, parmi d’autres, Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 181, CEDH 2011 (extraits)). Sensible à la nature subsidiaire de sa mission, la Cour reconnaît qu’elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance, à moins que cela ne soit rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie (Giuliani et Gaggio, précité, § 180, et Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 182). Toutefois, lorsque des allégations sont formulées sur le terrain de l’article 2 de la Convention, elle doit se montrer particulièrement vigilante, quand bien même certaines procédures et investigations auraient déjà été menées au plan interne (Aktaş c. Turquie, no 24351/94, § 271, CEDH 2003-V (extraits), et Giuliani et Gaggio, précité, § 182).
82. La Cour note qu’en l’espèce une enquête officielle a été menée au sujet de l’allégation des requérants selon laquelle leur fille avait été tuée par les forces de sécurité. Il ressort des conclusions de cette enquête que Ceylan Önkol était décédée à la suite de l’explosion d’une munition militaire dont l’origine n’a pas pu être déterminée et qui se trouvait au sol lorsqu’elle a explosé. Sans préjudice de ses conclusions relatives à l’aspect procédural de l’article 2 de la Convention, la Cour considère, à la lumière de l’ensemble des documents qui lui ont été présentés, qu’il n’existe pas suffisamment d’éléments convaincants pour conclure à l’existence d’un tir effectué par des agents de l’État pour tuer la fille des requérants.
83. Par conséquent, eu égard aux éléments dont elle dispose et en l’absence de preuves tangibles, la Cour considère qu’une conclusion selon laquelle la fille des requérants avait été tuée par des agents de l’État relève de l’hypothèse et de la spéculation. Dans ces conditions, elle estime qu’il n’est pas établi au-delà de tout doute raisonnable que Ceylan Önkol a été tuée par les forces de l’ordre.
84. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son aspect matériel.
2) Sur l’enquête pénale menée en l’espèce
a) Thèses des parties
85. Les requérants considèrent que l’enquête menée au sujet du décès de leur fille n’a pas été effective. Tout d’abord, ils soutiennent qu’ils n’ont pas été associés à cette enquête à raison de la décision du tribunal correctionnel de Lice relative au secret de l’instruction. Ensuite, ils se plaignent que le procureur de la République ne se soit pas rendu sur la zone de l’explosion le jour du décès de leur fille.
86. Enfin, ils arguent que l’enquête menée en l’espèce n’a pas été approfondie en vue d’identifier et de punir les responsables. Ils indiquent que l’enquête a été menée et les preuves collectées par des agents des forces de sécurité qui, selon eux, auraient dû être considérés comme étant des suspects. Ils dénoncent l’absence d’indépendance de l’enquête à cet égard et considèrent par ailleurs que l’absence de condamnation des responsables s’explique par la culture d’impunité qui persiste en Turquie concernant les violations des droits de l’homme dont les auteurs sont les forces de sécurité.
87. Le Gouvernement combat la thèse des requérants. Il estime tout d’abord que l’obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat.
88. Il déclare ensuite qu’une enquête pénale a été ouverte le jour même du décès de la fille des requérants et qu’elle a été minutieusement menée par le procureur de la République de Lice, une autorité judiciaire indépendante et impartiale.
89. Le Gouvernement soutient que le procureur de la République ne s’est rendu sur les lieux de l’explosion que deux jours après le décès de Ceylan Önkol car il avait préalablement fallu prendre des mesures pour sécuriser la zone. En effet, il affirme que celle-ci avait souvent été utilisée par des terroristes. Il assure que ce délai de deux jours n’a pas compromis l’effectivité de l’enquête.
90. Le Gouvernement indique aussi que les preuves ont été collectées et examinées par des experts qui n’avaient aucune relation avec les membres des forces de sécurité susceptibles de devenir des suspects, notamment le personnel de la gendarmerie de Abalı.
91. Il soutient par ailleurs que les proches de la défunte ont pu suffisamment participer à l’enquête litigieuse. À cet égard, il déclare que le secret de l’instruction, justifié par des raisons relatives à la protection de la vie privée des personnes liées à l’enquête et aux intérêts de la justice, a été levé peu après son prononcé. Il allègue que la restriction apportée aux droits des requérants n’a pas constitué une atteinte disproportionnée à leur droit consacré par l’article 2 de la Convention.
92. Enfin, le Gouvernement considère qu’il n’existe aucune lacune dans la conduite de l’enquête pénale menée par les autorités nationales. À cet égard, rappelant qu’il s’agit d’une obligation de moyens, il soutient que, malgré tous les efforts fournis, il n’a pas été possible pour les autorités judiciaires d’identifier les responsables du décès de la fille des requérants.
b) Appréciation de la Cour
93. Pour les principes généraux concernant les critères d’effectivité d’une enquête et l’indépendance des autorités impliquées, la Cour renvoie à ses arrêts Anguelova c. Bulgarie (no 38361/97, § 138, CEDH 2002‑IV), Natchova et autres c. Bulgarie ([GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 160, CEDH 2005‑VII), Ramsahai et autres c. Pays-Bas ([GC], no 52391/99, §§ 324-325, CEDH 2007‑II), Giuliani et Gaggio c. Italie ([GC], précité, §§ 298-306), Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni ([GC], no 55721/07, § 167, CEDH 2011), Mustafa Tunç et Fecire Tunç (précité, §§ 169-182), et Armani Da Silva c. Royaume-Uni ([GC], no 5878/08, §§ 229-239, CEDH 2016).
94. En l’occurrence, la Cour observe en premier lieu que, à la suite du décès de Ceylan Önkol, le procureur de la République de Lice a ouvert une enquête pénale, et que les premières mesures d’enquête ont été prises le jour même. Elle note que le procureur de la République a notamment entendu les proches de la victime et que l’examen médicolégal de celle-ci a déterminé la cause du décès. Elle relève que, le lendemain des faits, le parquet a écrit une lettre au commandement de gendarmerie de Lice afin de déterminer le type de l’explosif ayant causé la mort de la fille des requérants. Elle constate que le procureur de la République a en outre précisé l’allégation du frère de la victime, selon laquelle celle-ci avait été tuée par les forces de sécurité, et qu’il a demandé si les forces de l’ordre avaient utilisé une telle arme le jour de l’explosion ou auparavant, si les unités militaires présentes à proximité de la zone en question possédaient de telles armes et quelle était leur portée. Elle note que le rapport d’enquête établi le jour même par le commandement de gendarmerie de Lice indique qu’aucun obus de mortier n’a été utilisé le jour du décès de Ceylan Önkol. Le 30 septembre 2009, le procureur de la République s’est rendu sur les lieux de l’explosion et a établi un rapport. Durant cet examen des lieux, F.Ş., un membre de la famille de la défunte, a été entendu par le procureur de la République en tant que témoin. Celui-ci soutenait qu’il n’avait pas entendu de son similaire à celui d’un tir d’obus de mortier avant l’explosion. Durant l’enquête pénale, les autorités d’investigation ont recueilli les dépositions de plusieurs témoins. À l’exception du frère de la victime, qui a affirmé que sa sœur avait été prise pour cible par les autorités militaires, aucun de ces témoins n’a affirmé que la jeune fille avait été tuée par les forces de l’ordre. Les personnes entendues ont toutes soutenu qu’elles n’avaient pas vu de soldats en opération le jour des faits ni avant et qu’elles n’avaient pas non plus entendu de son similaire à celui d’un tir d’obus de mortier avant l’explosion. Au cours de l’enquête, plusieurs rapports d’expertise ont été établis. Les vêtements de la victime, les morceaux de métal extraits du corps de celle-ci, des échantillons de terre ainsi que les photographies prises et les films réalisés sur le lieu de l’explosion et lors de l’examen de la victime ont été examinés. La nature de la munition explosée a ainsi pu être déterminée. Le procureur de la République a recherché la liste de tous les affrontements survenus entre les forces de l’ordre et les membres du PKK dans la région pour pouvoir déterminer si la munition en question avait été utilisée par les forces de sécurité ou non. Il a été établi durant l’enquête que les autorités militaires n’avaient, ni le jour de l’explosion, ni avant, mené d’opération sur les lieux en question. L’investigation a montré que le type de munition en cause était utilisé avec des lance-grenades dont la portée maximale était inférieure à la distance séparant les unités militaires qui possédaient de telles armes du lieu de l’explosion. Ainsi, le rapport du laboratoire de police criminelle précisait les caractéristiques de la munition en cause et les effets causés par son explosion et indiquait que ce type de munition était tout d’abord susceptible de causer des marques de déformations sur l’objet avec lequel il avait été frappé. Le rapport concluait que Ceylan Önkol devait avoir tapé sur la munition en question, qui se trouvait au sol, avec sa serpe. Les requérants ont aussi fait établir un rapport d’expertise aux termes duquel l’expert médicolégal, qui a fait un examen sur dossier, a estimé que l’explosion avait aussi pu avoir lieu sans intervention de la jeune fille, devant elle, au sol ou à proximité du sol. À la suite de ce rapport, le parquet a exigé un autre rapport d’expertise. Celui-ci a été établi par l’expert en chef de la MKE, qui concluait que la fille des requérants avait frappé la munition, qui se trouvait au sol, avec un objet en acier et qu’elle avait par conséquent provoqué l’explosion. Après avoir constaté qu’il n’existait aucune donnée indiquant que ce type de munition avait été utilisé par les forces de sécurité au cours des douze affrontements qui avaient eu lieu dans la région entre les forces de sécurité et les membres de l’organisation terroriste, le procureur de la République de Lice a émis un avis de recherche permanent dans le but d’identifier les auteurs des actes en cause jusqu’à la prescription des faits.
95. La Cour observe que les requérants se plaignent d’abord du secret de l’instruction. Elle rappelle sa position selon laquelle l’accès à la procédure dont doivent bénéficier le public ou les proches de la victime peut être accordé à d’autres stades de la procédure (Giuliani et Gaggio, précité, § 304). Elle avait aussi déjà dit que si les exigences du procès équitable peuvent inspirer l’examen des questions procédurales considérées sous l’angle d’autres dispositions, telles que les articles 2 ou 3 de la Convention, les garanties offertes ne s’apprécient pas nécessairement de la même manière (voir, mutatis mutandis, Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, §§ 218 et 220).
96. En l’occurrence, la Cour observe que le secret de l’instruction a été prononcé le 30 septembre 2009 et levé le 15 octobre 2009 par le tribunal correctionnel de Lice. À partir de cette dernière date, les requérants ont pu accéder au dossier d’enquête. Par conséquent, on ne saurait considérer qu’ils ont été dans l’impossibilité d’exercer effectivement leurs droits.
97. La Cour note ensuite que les requérants se plaignent que le procureur de la République ne se soit pas rendu sur le lieu de l’explosion le jour même et que le Gouvernement l’explique par la nécessité de garantir la sécurité des autorités judiciaires.
98. La Cour relève qu’il est en principe primordial que les autorités d’enquête se rendent sur le lieu de commission d’une infraction alléguée pour pouvoir recueillir correctement les éléments de preuves. Cependant, elle estime que l’absence de déplacement sur les lieux desdites autorités ne constitue pas une violation per se de l’article 2 de la Convention. Pour conclure à une telle violation, la Cour doit être convaincue qu’une telle déficience a nui à la qualité de l’enquête pénale et a affaibli la capacité des enquêteurs à établir les circonstances de l’espèce.
99. En l’occurrence, la Cour observe que le procureur de la République n’a pas pu se rendre sur la zone litigieuse pour des raisons de sécurité convaincantes. Elle estime de surcroît que la partie requérante n’étaye pas sa thèse selon laquelle le retard de deux jours des autorités d’enquête pour se rendre sur le lieu de l’explosion a rendu l’enquête pénale menée en l’espèce ineffective. En effet, au regard des démarches entreprises durant les étapes ultérieures de l’enquête, la Cour ne voit pas en quoi ce retard aurait pu porter préjudice à l’efficacité de celle-ci.
100. S’agissant ensuite du grief relatif à l’indépendance de l’enquête, la Cour note d’emblée que les requérants ne l’explicitent aucunement. Ces derniers se contentent de dire que les actes d’enquête ont été effectués par des membres des forces de sécurité. Or, en l’espèce, la Cour relève que l’investigation a été menée par le procureur de la République de Lice et que les membres de la gendarmerie et de la police impliqués dans l’enquête n’avaient aucun lien hiérarchique avec les suspects initiaux, notamment le personnel de la gendarmerie de Abalı.
101. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que l’enquête a été suffisamment indépendante au regard de l’article 2 de la Convention.
102. La Cour constate que, durant l’enquête pénale, les autorités nationales semblent avoir pris toutes les mesures nécessaires pour élucider l’affaire. Elle observe que l’enquête n’a toutefois pas été au-delà du stade préliminaire et que les autorités d’investigation semblent avoir attribué l’acte à une organisation terroriste sans pour autant pouvoir mettre quiconque en accusation.
103. Cela étant, la Cour rappelle que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité de l’enquête dépendent des circonstances de l’espèce. Ils s’apprécient sur la base de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (voir, parmi d’autres, Fatma Kaçar c. Turquie, no 35838/97, § 74, 15 juillet 2005).
104. En l’occurrence, les requérants se plaignent que l’enquête n’ait abouti à aucune mise en accusation. Or la Cour n’est pas en mesure de déceler une lacune imputable aux autorités et susceptible de mettre en cause l’effectivité de l’enquête.
105. Ainsi, il ressort des éléments du dossier d’instruction et des informations fournies par les parties que l’enquête, sans avoir permis d’identifier le ou les responsables du décès de Ceylan Önkol, n’a pas été dénuée d’efficacité, et qu’on ne saurait soutenir que les autorités compétentes sont restées passives face aux circonstances dans lesquelles la fille des requérants a été tuée.
106. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 sous son aspect procédural.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION
107. Les requérants estiment, d’une manière générale, qu’ils ont fait l’objet d’un traitement discriminatoire en raison de leur origine kurde. À ce titre, ils dénoncent une violation de l’article 14 de la Convention.
108. Eu égard à l’ensemble des éléments dont elle dispose et pour autant qu’elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour relève que les requérants présentent leur assertion de manière très générale, sans étayer leur grief.
109. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit également être rejetée, en application de l’article 35 § 4 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des volets matériel et procédural de l’article 2 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous ses volets matériel et procédural.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 janvier 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley NaismithJulia Laffranque
GreffierPrésidente