GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE HURBAIN c. BELGIQUE
(Requête no 57292/16)
ARRÊT
Art 10 • Liberté d’expression • Éditeur d’un journal contraint à anonymiser l’archive sur Internet d’un article licite paru vingt ans auparavant, au nom du « droit à l’oubli » de l’auteur d’un accident mortel • Nécessité de préserver l’intégrité des archives de presse • Circonscription de la portée du « droit à l’oubli numérique », droit non autonome rattaché au droit au respect de la réputation • Établissement des critères et des règles de la mise en balance des différents droits en jeu • Prise en compte par les juridictions nationales de la nature et de la gravité des faits de nature judiciaire relatés dans l’article, l’absence d’actualité ou d’intérêt historique ou scientifique de celui-ci, ainsi que l’absence de notoriété de l’intéressé • Maintien en ligne de l’article en libre accès susceptible de créer un « casier judiciaire virtuel » eu égard à la réhabilitation de l’intéressé et au laps de temps important s’étant écoulé depuis la publication de l’article d’origine • Anonymisation ne constituant pas une charge exorbitante et excessive pour l’éditeur, tout en représentant la mesure la plus efficace pour la protection de sa vie privée pour l’intéressé • Mise en balance des intérêts en jeu par les tribunaux internes conforme aux exigences de la Convention • Ingérence réduite au strict nécessaire et proportionnée
STRASBOURG
4 juillet 2023
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
Table des matières
INTRODUCTION
PROCÉDURE
EN FAIT
I. LE CONTEXTE DE L’AFFAIRE
II. LA PROCÉDURE DEVANT LES JURIDICTIONS INTERNES
III. LA MISE À EXÉCUTION DE L’ARRÊT DU 25 SEPTEMBRE 2014
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
I. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES
A. La Constitution
B. Le code civil
C. La loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée à l’égard des traitements de données à caractère personnel
D. Le code d’instruction criminelle
E. Le code judiciaire
F. La jurisprudence des juridictions nationales concernant le « droit à l’oubli »
II. TEXTE ADOPTÉ PAR LES NATIONS UNIES
III. TEXTES ADOPTÉS AU SEIN DU CONSEIL DE L’EUROPE
A. La Convention pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel
B. La Recommandation no R(2000)13 du Comité des Ministres
C. La Recommandation Rec(2003)13 du Comité des Ministres
D. La Recommandation Rec(2012)3 du Comité des Ministres
IV. LE DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE
A. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
B. Les normes de l’Union européenne pertinentes relatives à la protection et au traitement des données personnelles
C. La jurisprudence pertinente de la CJUE et les lignes directrices y relatives
1. Google Spain SL et Google Inc. contre Agencia Española de Protección de Datos (AEPD) et Mario Costeja González (arrêt du 13 mai 2014, C‑131/12, EU:C:2014:317)
2. Lignes directrices relatives à l’exécution de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire « Google Spain et Inc. / Agencia Española de Protección de datos (AEPD) et Mario Costeja González », C-131/12
3. Deux arrêts rendus le 24 septembre 2019 par la CJUE relatifs à des questions préjudicielles concernant l’obligation de déréférencement pesant sur l’exploitant d’un moteur de recherche
4. TU et RE contre Google LLC (arrêt du 8 décembre 2022, C‑460/20, EU:C:2022:962)
V. ÉLÉMENTS DE DROIT ET DE PRATIQUE COMPARÉS
A. Les États contractants
B. Jurisprudence des hautes juridictions françaises
1. L’arrêt du 12 mai 2016 de la Cour de cassation, 1ère Ch. Civ
2. L’arrêt du 17 février 2021 de la Cour de cassation, 1ère Ch. Civ.
3. Les 13 arrêts du Conseil d’État français du 6 décembre 2019
C. L’arrêt NT1 et NT2 c. Google LLC [2018] EWHC 799 de la High Court (QB) d’Angleterre et du pays de Galles du 13 avril 2018
D. L’arrêt du 4 juin 2018 du Tribunal constitutionnel espagnol (no 58/2018)
E. Jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale allemande (Bundesverfassungsgericht) et de la Cour fédérale de justice allemande (Bundesgerichtshof)
1. L’arrêt 1 BvR 16/13 du 6 novembre 2019 (le droit à l’oubli I) de la Cour constitutionnelle fédérale
2. L’arrêt 1 Bvr 276/17 du 6 novembre 2019 (le droit à l’oubli II) de la Cour constitutionnelle fédérale
3. L’arrêt de la Cour fédérale de justice allemande du 26 janvier 2021 (VI ZR 437/19)
F. Jurisprudence de la Cour de cassation italienne
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
A. L’arrêt de la chambre
B. Thèses des parties
1. Le requérant
2. Le Gouvernement
C. Observations des tiers intervenants
1. Le tiers intervenant G.
2. Position commune des seize tiers intervenants représentés par l’organisation Article 19
D. L’appréciation de la Cour
1. Sur l’existence d’une ingérence « prévue par la loi » et visant un « but légitime »
2. Sur la «nécessité dans une société démocratique» de l’ingérence
a) Considérations liminaires relatives à la portée de l’affaire et à la terminologie utilisée
i. Portée de l’affaire
ii. Terminologie utilisée
b) Principes généraux
i. L’article 10 et la protection des archives de presse numériques
ii. L’article 8 et la protection du « droit à l’oubli »
iii. Sur les critères à appliquer par la Cour
c) L’application au cas d’espèce
i. La nature de l’information archivée
ii. Le temps écoulé depuis les faits, depuis la première publication et depuis la mise en ligne de la publication
iii. L’intérêt contemporain de l’information
iv. La notoriété de la personne revendiquant l’oubli et son comportement depuis les faits
v. Les répercussions négatives dues à la permanence de l’information sur Internet
vi. Le degré d’accessibilité de l’information dans des archives numériques
vii. L’impact de la mesure sur la liberté d’expression, plus précisément la liberté de la presse
d) Conclusion
DISPOSITIF
OPINION CONCORDANTE DU JUGE KRENC
OPINION DISSIDENTE DU JUGE RANZONI À LAQUELLE SE RALLIENT LES JUGES KŪRIS, GROZEV, EICKE ET SCHEMBRI ORLAND
En l’affaire Hurbain c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Marko Bošnjak, président,
Pere Pastor Vilanova,
Arnfinn Bårdsen,
Faris Vehabović,
Egidijus Kūris,
Iulia Antoanella Motoc,
Yonko Grozev,
Carlo Ranzoni,
Alena Poláčková,
Tim Eicke,
Jovan Ilievski,
Jolien Schukking,
Péter Paczolay,
Gilberto Felici,
Lorraine Schembri Orland,
Ana Maria Guerra Martins,
Frédéric Krenc, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 9 mars 2022, 23 novembre 2022 et 10 mai 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
INTRODUCTION
1. La présente affaire concerne la condamnation civile du requérant, l’éditeur responsable du quotidien belge Le Soir, à anonymiser, au nom du « droit à l’oubli », l’archive électronique en ligne d’un article mentionnant le nom complet de G., qui était le conducteur responsable d’un accident de la route mortel survenu en 1994. Dans sa requête, le requérant invoque l’article 10 de la Convention.
PROCÉDURE
2. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 57292/16) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet État, M. Patrick Hurbain (« le requérant »), a saisi la Cour le 26 septembre 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
3. Le requérant a été représenté par Mes A. Berenboom et S. Carneroli, avocats à Bruxelles. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme I. Niedlispacher, du service public fédéral de la Justice.
4. La requête fut attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Le 7 septembre 2018, la requête fut communiquée au Gouvernement. G. fut autorisé à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).
5. Le 22 juin 2021, une chambre de la troisième section composée de Georgios A. Serghides, président, Paul Lemmens, Georges Ravarani, María Elósegui, Darian Pavli, Anja Seibert-Fohr, Peeter Roosma, juges, ainsi que de Milan Blaško, greffier de section, décida de déclarer, à l’unanimité, la requête recevable et de conclure, par six voix contre une, qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 10 de la Convention. À l’arrêt était joint le texte de l’opinion dissidente du juge Pavli.
6. Le 16 septembre 2021, le requérant sollicita le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre au titre de l’article 43 de la Convention. Le 11 octobre 2021, le collège de la Grande Chambre fit droit à cette demande.
7. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
8. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
9. Le président de la Grande Chambre a autorisé seize organisations et entités différentes, toutes représentées par l’organisation Article 19, à soumettre des observations écrites (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement). G. a été informé que l’autorisation d’intervenir qui lui avait été accordée devant la chambre était prorogée devant la Grande Chambre. Lesdits tiers intervenants ont soumis des observations devant la Grande Chambre.
10. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 9 mars 2022.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
Mme I. Niedlispacher, Agent,
Mme I. Leclercq, co-agente, Conseillère;
– pour le requérant
Me A. Berenboom, Avocat, Conseil,
Ms S. Carneroli, Avocate, Conseil.
La Cour a entendu Mes Berenboom et Carneroli ainsi que Mmes Niedlispacher et Leclercq en leurs déclarations et en leurs réponses aux questions posées par des juges.
EN FAIT
11. Le requérant est né en 1959 et réside à Genappe (Belgique).
1. LE CONTEXTE DE L’AFFAIRE
12. Le requérant est l’éditeur responsable du journal Le Soir, l’un des principaux quotidiens d’information francophones de Belgique.
13. Dans une édition papier de 1994, un article, d’une vingtaine de lignes, qui portait sur une série d’accidents de la route mortels en l’espace de quelques jours, relatait un accident de voiture causé par G., alors qu’il était sous l’emprise de l’alcool, accident qui avait entraîné la mort de deux personnes et en avait blessé trois autres. L’article mentionnait le nom complet de G., qui était à l’époque médecin, métier qu’il pratique toujours actuellement. Celui-ci fut condamné pour ces faits en 2000 à une peine de deux ans de prison avec sursis. Il purgea sa peine et, en 2006, il fit l’objet d’une décision de réhabilitation.
14. Depuis le 13 juin 2008, le journal propose en version électronique sur son site internet ses archives depuis 1989, y compris l’article litigieux décrit ci‑dessus. Au moment de la mise en ligne des archives et pendant la procédure devant les juridictions internes, les articles étaient accessibles gratuitement sur le site internet.
15. Par des courriers des 15 juin 2010, 7 juillet 2010 et 19 août 2010, G. demanda au service juridique de la société anonyme (« S.A. ») Rossel et Compagnie, propriétaire du journal Le Soir, la suppression de cet article de ses archives électroniques ou, à tout le moins, son anonymisation. À l’appui de sa demande, G. fit valoir qu’il était médecin et que l’article apparaissait dans les résultats des moteurs de recherche lorsqu’était entré son nom, citant à titre d’exemples le moteur de recherche interne du journal et Google. Il craignait de ce fait d’être licencié ou de perdre sa clientèle, et il faisait référence à « un meurtre professionnel annoncé ».
16. Le 16 juin 2010, le service juridique de la S.A. Rossel et Compagnie refusa de supprimer l’article de ses archives. Le 29 décembre 2010, la S.A. Rossel et Compagnie mit en demeure, par lettre recommandée, l’administrateur délégué de Google Belgium de procéder au déréférencement de l’article litigieux. Des rappels furent ensuite envoyés par lettres recommandées les 24 janvier et 23 février 2011. Devant les juridictions internes ainsi que devant la Cour, le requérant a fait savoir que ces démarches sont restées sans réponse.
17. Le 30 mars 2012, G. soumit le litige au Conseil de déontologie journalistique (« CDJ »), organe d’autorégulation des médias francophones et germanophones de Belgique. Il indiquait que si l’on faisait à ce moment‑là une recherche sur le moteur de recherche du site www.lesoir.be à partir de ses nom et prénom, l’article du 10 novembre 1994 apparaissait en sixième position, c’est-à-dire sur la première page des résultats ; selon G., il s’agissait en fait du seul article sur le site www.lesoir.be à évoquer sa personne. Il ajoutait que quand on faisait sur Google une recherche le concernant associant son prénom et son nom, le premier résultat qui apparaissait était l’article du site www.lesoir.be.
18. Le 18 avril 2012, le CDJ déclara la demande irrecevable, le litige ne concernant pas selon lui un enjeu de déontologie journalistique. Il rappela les solutions qui avaient été mises en place par les éditeurs de presse belges en matière d’archives de presse électroniques, à savoir le droit de rectification (dans l’hypothèse où les informations étaient inexactes) et le droit de communication électronique (dans l’hypothèse où les informations étaient incomplètes).
2. LA PROCÉDURE DEVANT LES JURIDICTIONS INTERNES
19. Par exploit d’huissier du 24 mai 2012, G. cita le requérant devant le tribunal de première instance de Neufchâteau afin d’obtenir l’anonymisation de l’archive de presse électronique litigieuse sur le fondement de l’article 1382 du code civil. À défaut, si le requérant devait véritablement apporter la preuve technique irréfutable d’une impossibilité de procéder à une telle anonymisation, G. demanda la condamnation du requérant à assortir la version en ligne de l’article litigieux de balises informatiques de désindexation de manière à empêcher que l’article apparût comme résultat quand on saisissait son nom dans le moteur de recherche du site internet du journal. G. alléguait que, bien qu’il eût adressé au requérant une demande qu’il qualifiait de raisonnable et motivée en ce sens, le requérant avait maintenu l’article litigieux en ligne sans l’anonymiser ou le pourvoir de balises de désindexation et qu’il avait en cela commis une faute et porté atteinte à son « droit à l’oubli ».
20. Dans ses conclusions écrites, le requérant s’opposa à la mesure d’anonymisation et indiqua, entre autres, que G., dans sa demande introductive d’instance, faisait valoir que l’article était accessible à tout un chacun moyennant une simple recherche sur Internet à partir de ses nom et prénom, ce qui revenait selon le requérant à mettre en cause en réalité la puissance des moteurs de recherche. Le requérant relata en outre qu’il avait mis en demeure l’administrateur du moteur de recherche Google pour qu’il procédât au déréférencement de l’article litigieux. Or, le moteur de recherche refusant de s’exécuter de son plein gré, le requérant considérait qu’il appartenait au demandeur de le mettre en cause en tant que responsable de l’indexation de l’article litigieux. Le requérant avança que telle était la pratique, par exemple, en France où, selon lui, les tribunaux condamnaient régulièrement Google à déréférencer des contenus qui portaient atteinte à la vie privée de particuliers. Il ajouta que, à la différence de celles des éditeurs de presse, les activités de Google étaient purement commerciales, celui-ci ne pouvant pas faire prévaloir le droit à l’information ni le devoir d’archivage et de mémoire.
21. Par un jugement du 25 janvier 2013, le tribunal de première instance fit droit à l’essentiel des demandes de G. Constatant que le requérant n’avait apporté aucune preuve d’une impossibilité d’anonymiser l’article, le tribunal condamna celui-ci à remplacer, dans la version électronique de l’article litigieux figurant sur le site internet du journal et dans toute autre banque de données placée sous sa responsabilité, le nom et le prénom de G. par la lettre X. Le requérant fut condamné à payer un euro à G. à titre de dommage moral ainsi qu’aux dépens de G. Le tribunal rejeta les demandes de G. relatives à la communication aux parties et éventuellement à des tiers d’une version anonymisée de son jugement et à l’exécution provisoire de celui‑ci.
22. Le requérant interjeta appel contre ce jugement.
23. Dans ses conclusions écrites, le requérant fit valoir, entre autres, que le fonctionnement de la base de données du journal Le Soir ne permettait pas de modifier les articles archivés, et donc de remplacer le nom de G. par la lettre X. En outre, il argua que les balises informatiques de désindexation qui auraient pu empêcher que l’article litigieux fût référencé par les moteurs de recherche externes étaient des outils techniques de nature à générer des problèmes au niveau du site concerné et qu’elles étaient mises à sa disposition par les exploitants de ces moteurs, lesquels exigeaient l’ouverture d’un compte d’utilisateur. Il s’opposa dès lors à cette mesure. Enfin, il indiqua que, selon la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE »), les mesures d’obligation de filtrage et de blocage des communications électroniques avaient déjà été jugées comme devant nécessairement reposer sur une base légale nationale accessible, claire et prévisible, qui n’existait pas en l’espèce selon lui.
24. Dans ses conclusions de synthèse déposées devant la cour d’appel, G. demanda la confirmation du jugement de première instance.
25. Par un arrêt du 25 septembre 2014, la cour d’appel de Liège confirma le jugement entrepris en première instance dans toutes ses dispositions. La cour d’appel commença par relever expressément que les parties bénéficiaient chacune de droits fondamentaux – le droit à la liberté d’expression pour le requérant et le droit au respect de la vie privée et familiale pour G. – qui étaient garantis par des normes nationales et internationales, mais qui n’étaient ni absolus ni hiérarchisés, étant d’égale valeur. Elle s’est appuyée dans son raisonnement sur les articles 8 et 10 de la Convention.
26. En ce qui concerne le critère de légalité requis pour pouvoir déroger au principe de la liberté d’expression, la cour d’appel releva que le « droit à l’oubli » était considéré par la jurisprudence nationale et la doctrine comme faisant partie intégrante du droit au respect de la vie privée tel qu’il est consacré par l’article 8 de la Convention, l’article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et l’article 22 de la Constitution. Pour la cour d’appel, cela suffisait à rencontrer le critère de légalité permettant de déroger au principe de la liberté d’expression. La juridiction d’appel considéra que le requérant ne pouvait par ailleurs pas être suivi lorsqu’il soutenait que l’article 1382 du code civil n’était pas une base légale claire et prévisible. Elle précisa que cette disposition constituait le droit commun de la responsabilité et qu’il était applicable aux organes de presse, lesquels ne pouvaient ignorer que leur responsabilité pouvait être engagée si l’exercice de la liberté de la presse causait un préjudice découlant d’une atteinte à des droits d’autrui. Elle ajouta que, comme l’avait rappelé le tribunal de première instance, les articles 1382 et suivants du code civil tels qu’interprétés par la doctrine et la jurisprudence belges constituaient une loi suffisamment accessible, claire, précise et prévisible au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.
27. Elle écarta ensuite l’argument du requérant visant à dire que l’action de G. avait été introduite de manière erronée à son encontre car elle aurait dû être dirigée contre les exploitants de moteurs de recherche :
« L’indexation de l’article litigieux sur les moteurs de recherche n’est en effet possible que parce qu’il se trouve sur la banque de données du Soir de manière non anonymisée et sans aucune balise de désindexation. Comme déjà précisé ci-avant, [G.] est recevable à introduire son action à l’encontre de l’éditeur de presse en vue d’obtenir l’anonymisation de l’article le concernant, solution de nature à le faire disparaître des résultats des moteurs de recherche obtenus sur base de l’indication de ses nom et prénom. »
28. Concernant le « droit à l’oubli », qui, de l’avis du requérant, n’était pas applicable en l’espèce, la cour d’appel souligna :
« À côté de la traditionnelle facette du droit à l’oubli, liée à la redivulgation par la presse d’un passé judiciaire d’une personne, existe une seconde facette liée à l’effacement des données numériques et, en particulier, des données disponibles sur internet.
Le présent litige, qui concerne la numérisation d’archives journalistiques, est une problématique qui relève de la seconde facette du droit à l’oubli, étant le droit à l’oubli numérique. Ce droit à l’oubli numérique vise la possibilité pour une personne de demander l’effacement des données qui la concernent, et plus spécifiquement des données mises en ligne, après une période donnée. L’enjeu n’est donc plus d’empêcher ou de sanctionner la mise en lumière de faits anciens, mais d’obtenir la suppression d’informations disponibles sur internet (...).
Le droit à l’oubli numérique a tout récemment été consacré par la Cour de Justice de l’Union Européenne (C.J.U.E. (gr.ch.), 13.05.2014, aff. C-131/12).
Dans cet arrêt, la cour a considéré que la condition liée à la redivulgation de l’information se déduisait de l’effet de l’outil de recherche qui met « en une » une information qui, sinon, serait invisible sur la Toile (...).
Certes, cet arrêt concernait un litige opposant un citoyen espagnol à l’exploitant d’un moteur de recherche (Google). Les principes dégagés par cet arrêt peuvent toutefois être transposés en l’espèce dans la mesure où l’éditeur permet également une mise en une de l’article litigieux via le moteur de recherche de son site consultable gratuitement, mise en une qui est par ailleurs multipliée considérablement par le développement des logiciels d’exploration des moteurs de recherche du type Google. (...)
Le droit à l’oubli numérique n’est, à l’instar du droit à l’oubli traditionnel, pas sans limite et doit être strictement encadré dans la mesure où il est susceptible d’entrer en conflit avec la liberté d’expression dont bénéficie la presse.
La jurisprudence, notamment celle de la Cour de Justice de l’Union européenne, a défini plusieurs critères et conditions destinés à éclairer l’appréciation du juge appelé à se pencher sur le maintien d’un équilibre entre les droits fondamentaux consacrés notamment aux articles 8 et 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (cfr notamment [C.E.D.H]., 07.02.2012, Van Hannover contre Allemagne ; C.J.U.E. (gr.ch), 13.05.2014, Google contre Mario Costeja Gonzales ; civ. Namur, 17.11.1997, J.L.M.B., 1998, p. 781).
Ainsi, pour reconnaître un droit à l’oubli, il faut qu’il y ait une divulgation initiale licite des faits, que les faits soient d’ordre judiciaire, qu’il n’existe pas d’intérêt contemporain à la divulgation, qu’il y ait absence d’intérêt historique des faits, qu’il y ait un certain laps de temps entre les deux divulgations [ou plus exactement, s’agissant d’archive en ligne d’un article paru à l’époque des faits, un laps de temps entre la première diffusion de l’article, peu importe son support, et la demande d’anonymisation] , que la personne concernée n’ait pas de vie publique, qu’elle ait un intérêt à la resocialisation et qu’elle ait apuré sa dette. »
29. Selon la cour d’appel, « il convient de vérifier si, en l’espèce, à l’aune de ces différents critères, la limitation à la liberté de la presse, découlant de la demande formulée par [G.], poursuit un but légitime et répond à un impératif de proportionnalité conformément à l’article 10 § 2 de la Convention européenne des droits de l’homme ». À ce titre, la cour d’appel releva ce qui suit :
« Il n’est pas contesté que la divulgation initiale de l’article litigieux dans le quotidien Le Soir du 10.11.1994 était licite et que les faits y relatés étaient d’ordre judiciaire.
La redivulgation des faits, entendue dans le sens précisé ci-avant, ne revêt aucune valeur d’actualité.
[G.] n’exerce aucune fonction publique ; sa seule qualité de médecin ne justifie nullement le maintien, quelques 20 ans après les faits, de son identité dans l’article mis en ligne ; un tel maintien apparaît illégitime et disproportionné, dès lors qu’il n’apporte aucune plus-value à l’article et est de nature à porter indéfiniment et gravement atteinte à la réputation de [G.], lui créant un casier judiciaire virtuel, alors qu’il a non seulement été définitivement condamné pour les faits litigieux et a purgé sa peine mais qu’en outre, il a été réhabilité.
Vingt ans après les faits, l’identité d’une personne qui n’est pas une personne publique n’apporte aucune valeur ajoutée d’intérêt général à l’article litigieux, lequel ne contribue que de façon statistique à un débat public sur la sécurité routière.
Contrairement à ce que soutient [le requérant], supprimer les nom et prénom de [G.] ne rend pas l’information sans intérêt dès lors que cette suppression n’aura aucun impact sur l’essence même de l’information livrée, laquelle concerne un tragique accident de roulage dû notamment aux méfaits de l’alcool.
Les arguments développés par [le requérant], tirés du devoir de mémoire et de la nécessité de préserver le caractère complet et fidèle des archives, ne sont pas pertinents. En effet, il n’est nullement demandé de supprimer les archives mais uniquement d’anonymiser la version électronique de l’article litigieux ; les archives papier demeurent intactes tandis que [le requérant] conserve la possibilité de garantir l’intégrité de la version originale numérique.
Les faits divulgués dans l’article litigieux ne font assurément pas partie de l’histoire, s’agissant d’un banal, quoique tragique, fait divers dont il n’est nullement prétendu, ni a fortiori démontré, qu’il aurait reçu un retentissement particulier dans l’opinion publique.
Enfin, un laps de temps important (16 ans) s’est écoulé entre la première publication de l’article dans le quotidien « Le Soir » en novembre 1994 et la première demande d’anonymisation, formalisée dans un courrier daté du 15.06.2010, ce laps de temps totalisant à ce jour, depuis la première publication, quelques 20 années...
Comme déjà précisé ci-avant, il n’y a aucun intérêt public à connaître l’identité du responsable d’un accident de la route survenu voici près de 20 ans.
Il apparaît des développements qui précèdent que :
. [G.] remplit les conditions pour bénéficier d’un droit à l’oubli et que le maintien en ligne de l’article litigieux non anonymisé, de très nombreuses années après les faits qu’il relate, est de nature à lui causer un préjudice disproportionné par rapport aux avantages liés au respect strict de la liberté d’expression [du requérant].
. les conditions de légalité, de légitimité et de proportionnalité imposées par l’article 10 § 2 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme à toute limitation de la liberté d’expression sont en l’espèce réunies. »
30. Ensuite, la cour d’appel motiva sa décision comme suit :
« La demande d’anonymisation formulée par [G.] d’abord par courriers adressés au Soir et ensuite dans le cadre de la présente procédure est de nature à assurer un bon équilibre entre les droits en présence.
Un tel équilibre ne serait pas atteint par la mise en place d’un droit de rectification ou de communication numériques proposées par [le requérant] – laquelle consisterait en l’espèce, à permettre à l’intimé de publier un texte court, lié électroniquement à l’article d’origine, mentionnant la décision de réhabilitation – , de tels procédés n’étant pas adéquats, s’agissant de la problématique d’un article relatant une information devenue préjudiciable par l’écoulement du temps. Les procédés proposés par [le requérant] laisseraient en effet perdurer indéfiniment l’effet stigmatisant des infractions graves commises par [G.] et de la condamnation déjà purgée et rendraient vaine la décision de réhabilitation dont il a bénéficié.
La manière la plus efficace de préserver la vie privée de [G.] sans porter atteinte de manière disproportionnée à la liberté d’expression [du requérant] est d’anonymiser l’article litigieux figurant sur le site internet du Soir en remplaçant les nom et prénom de [G.] par la lettre X (...). »
31. La cour d’appel considéra qu’en refusant d’accéder à la demande d’anonymisation de l’article litigieux, le requérant n’avait pas agi comme aurait agi tout éditeur normalement prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances. À ses yeux, ce refus était constitutif d’une faute. Elle indiqua ensuite :
« C’est vainement que [le requérant] soutient que [G.] resterait en défaut de prouver la réalité d’un dommage que lui causerait le maintien en ligne de l’article litigieux non anonymisé. Une simple recherche à partir des nom et prénom de [G.] sur le moteur du site internet du Soir ou sur Google fait immédiatement apparaître l’article litigieux, ce qui assurément est source d’un préjudice, à tout le moins moral, dans le chef de [G.]. Une telle situation permet en effet à un large public, dont font nécessairement partie les patients, les collègues et les connaissances de [G.], d’avoir facilement connaissance de son passé judiciaire et est ainsi de nature à le stigmatiser, à nuire gravement à sa réputation et à le priver de la possibilité de se resocialiser normalement alors qu’il a, depuis de nombreuses années, purgé sa peine et été réhabilité par la justice. (...)
[Le requérant] soutient que le préjudice subi par [G.] trouverait uniquement sa cause dans les faits infractionnels commis en 1994 ainsi que dans l’indexation que fait Google des articles du journal Le Soir. Selon lui, aucun lien causal ne serait par contre établi entre le comportement fautif lui imputé et le dommage dont il est postulé indemnisation. Son raisonnement ne peut être suivi. La décision fautive [du requérant] de maintenir en ligne, de manière non anonymisée, l’article du 10.11.1994 est en lien causal nécessaire avec le préjudice décrit ci-dessus. Sans cette décision, les moteurs de recherche tels que Google ne renseigneraient pas l’existence de l’article litigieux et aucune atteinte quelconque au droit à l’oubli et à la réputation de [G.] ne serait à déplorer. »
32. La cour d’appel y ajouta que :
« (...) contrairement à ce que soutient [le requérant], le fait d’accueillir la demande formulée par [G.] n’a pas pour effet de conférer à chaque individu un droit subjectif de réécrire l’histoire ni de permettre une « falsification de l’histoire » ni de créer dans le chef [du requérant] une « responsabilité exorbitante ». La cour de céans, à l’instar des premiers juges, statue dans un litige précis opposant deux parties dans le cadre d’une action en responsabilité ponctuelle fondée sur l’article 1382 du Code civil, en veillant à tendre à un équilibre entre deux droits fondamentaux divergents que chacune de ces deux parties revendique. »
33. S’agissant de l’impossibilité invoquée par le requérant de procéder à l’anonymisation de l’archive litigieuse, la cour d’appel de Liège jugea que :
« [Le requérant] soutient que le fonctionnement de la base de données de son journal ne permettrait pas de « modifier » les articles qui sont archivés. (...) A l’appui de ses prétentions, il dépose un rapport technique établi le 21.06.2013 par son service technique (...). Un tel rapport, qui a été établi in tempore suspecto et qui émane de techniciens qui sont dans un rapport de dépendance vis-à-vis [du requérant], ne présente aucune garantie d’impartialité et n’a aucune valeur probante. Un tel rapport ne saurait, en tant que tel, suffire à constituer un début de preuve de l’impossibilité invoquée susceptible de justifier le recours à une expertise judiciaire. De plus, à la lecture de ce rapport, il n’est aucunement fait état d’une réelle impossibilité d’exécuter la mesure sollicitée (anonymisation de l’article litigieux) mais uniquement de risques et de coûts. La seule impossibilité dont il est fait état est l’« impossibilité matérielle de supprimer les journaux vendus, leurs collections disséminées, les multiples copies des contenus sur tous supports matériels ou numériques qui se trouvent dans le domaine public » (...), suppressions qui ne sont nullement sollicitées dans le cadre de la présente action. L’argument technique avancé par [le requérant] pour conclure au non-fondement de la demande dirigée à son encontre ne sera en conséquence pas retenu. »
34. Enfin, la cour d’appel rejeta l’appel incident formulé par G. par lequel celui‑ci réclamait la communication aux parties et, le cas échéant, à des tiers, d’une version anonymisée de l’arrêt.
35. Le requérant se pourvut en cassation. Dans un des moyens, il invoqua notamment une violation de l’article 10 de la Convention. Il indiqua en particulier que le « droit à l’oubli » n’était consacré ni par une loi interne claire, précise et accessible, ni par une norme internationale supérieure, mais seulement par la doctrine et la jurisprudence et il en déduisit que l’arrêt de la cour d’appel avait méconnu l’exigence de légalité de l’ingérence dans l’exercice par lui de sa liberté d’expression. En outre, le requérant avança que sa condamnation à altérer dans les archives en ligne le contenu d’un article paru dans le passé et figurant dans les archives physiques constituait une atteinte injustifiée à sa liberté d’expression. Il contesta notamment que la mise en ligne d’un tel article par un éditeur dans le cadre d’une archive numérique, à l’instar de la mise à disposition d’un article archivé par une bibliothèque, constituât une nouvelle divulgation au sens de la jurisprudence des tribunaux nationaux.
36. Par un arrêt du 29 avril 2016, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Elle considéra que l’argument du requérant tiré du fait que la cour d’appel avait fondé le « droit à l’oubli » numérique sur la doctrine et la jurisprudence, en leur reconnaissant une portée générale et règlementaire, manquait en fait. Elle indiqua ce qui suit :
« (...) Il suit [des] motifs [de l’arrêt de la cour d’appel], d’une part, que l’arrêt attaqué tient, comme il l’énonce d’ailleurs, le droit à l’oubli numérique pour une « composante intrinsèque du droit au respect de la vie privée » et considère que l’ingérence que la protection de ce droit peut justifier dans le droit à la liberté d’expression est fondée, non sur la doctrine et la jurisprudence, auxquelles il ne reconnaît pas une portée générale et réglementaire, mais sur les articles 8 de la [Convention], 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et 22 de la Constitution, d’autre part, qu’il ne se réfère à l’arrêt qu’il cite de la Cour de justice de l’Union européenne que pour soutenir la portée qu’il prête à ce droit à l’oubli. »
37. La Cour de cassation nota de surcroît que l’arrêt rendu en appel ne fondait pas le « droit à l’oubli numérique » sur les dispositions européennes ou nationales relatives à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel, à savoir la directive UE 95/46/CE (paragraphe 68 ci-dessous) ou la loi belge du 8 décembre 1992 (paragraphe 49 ci-dessous).
38. La Cour de cassation jugea en outre ce qui suit :
« Si les articles 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui protègent la liberté d’expression et, partant, la liberté de la presse, confèrent aux organes de la presse écrite le droit de mettre en ligne des archives numériques et au public celui d’accéder à ces archives, ces droits ne sauraient être absolus mais peuvent, dans les strictes limites prévues par ces dispositions conventionnelles, céder dans certaines circonstances le pas à d’autres droits également respectables.
Le droit au respect de la vie privée, garanti par les articles 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et 22 de la Constitution, qui, comme l’admet le moyen, en cette branche, comporte le droit à l’oubli permettant à une personne reconnue coupable d’un crime ou d’un délit de s’opposer dans certaines circonstances à ce que son passé judiciaire soit rappelé au public à l’occasion d’une nouvelle divulgation des faits, peut justifier une ingérence dans le droit à la liberté d’expression.
L’archivage numérique d’un article ancien de la presse écrite ayant, à l’époque des faits, légalement relaté des événements du passé désormais couverts par le droit à l’oubli ainsi entendu n’est pas soustrait aux ingérences que ce droit peut justifier dans le droit à la liberté d’expression.
Ces ingérences peuvent consister en une altération du texte archivé de nature à prévenir ou réparer une atteinte au droit à l’oubli.
Après avoir énoncé (...) que le litige concerne « une [...] facette » du droit à l’oubli qui vise « la possibilité pour une personne de demander l’effacement des données qui la concernent, et plus spécialement des données mises en ligne, après une période donnée », « l’enjeu n’[étant] plus d’empêcher ou de sanctionner la mise en lumière de faits anciens mais d’obtenir la suppression d’informations disponibles sur internet », l’arrêt attaqué considère qu’en mettant l’article litigieux en ligne, « [le demandeur] [a permis] une mise « en une » de [cet] article via le moteur de recherche de son site consultable gratuitement, mise « en une » qui est par ailleurs multipliée considérablement par le développement des logiciels d’exploration des moteurs de recherche du type Google ».
L’arrêt attaqué décide ainsi légalement que l’archivage en ligne de l’article litigieux constitue une nouvelle divulgation du passé judiciaire du défendeur pouvant porter atteinte à son droit à l’oubli.
En ajoutant, sur la base d’énonciations, qui gisent en fait, par lesquelles il met notamment en balance, d’une part, le droit à l’oubli du défendeur, d’autre part, le droit du demandeur de constituer des archives conformes à la vérité historique et du public à les consulter, que « [le défendeur] remplit les conditions pour bénéficier d’un droit à l’oubli », que « le maintien en ligne de l’article litigieux non anonymisé, de très nombreuses années après les faits qu’il relate, est de nature à lui causer un préjudice disproportionné par rapport aux avantages liés au respect strict de la liberté d’expression [du demandeur] » et que « les conditions de légalité, de légitimité et de proportionnalité imposées par l’article 10, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales à toute limitation de la liberté d’expression sont en l’espèce réunies », l’arrêt attaqué justifie légalement sa décision qu’« en refusant, dans le contexte propre à la cause et sans motif raisonnable, d’accéder à la demande d’anonymisation de l’article litigieux », le demandeur a commis une faute.
Il condamne, dès lors, légalement celui-ci à « remplacer, dans la version de l’article (...) paru le (...) figurant sur le site www.lesoir.be et toute autre banque de données placée sous sa responsabilité », le prénom et le patronyme du défendeur par la lettre X et à lui payer un euro à titre de dommage moral. »
3. LA MISE À EXÉCUTION DE L’ARRÊT DU 25 SEPTEMBRE 2014
39. Le 25 novembre 2014, G. assigna le requérant devant la cour d’appel de Liège sollicitant la condamnation de ce dernier à une astreinte pour non‑respect de l’arrêt du 25 septembre 2014, arrêt qui avait été signifié au requérant le 7 novembre 2014. Le 8 décembre 2014, le requérant informa la cour d’appel que l’archive diffusée en ligne avait été anonymisée le 21 novembre 2014.
40. Par un arrêt du 19 mars 2015, la cour d’appel de Liège rejeta la demande d’astreinte comme non-justifiée étant donné que l’article litigieux avait été anonymisé entre-temps. La cour d’appel nota toutefois, sur la base des pièces du dossier, que le requérant « n’[avait] manifesté aucun empressement ni aucune intention quelconque d’exécuter ledit arrêt » et le condamna dès lors à payer à G. les frais engagés par ce dernier dans ses démarches en vue de l’exécution de l’arrêt en cause.
41. Après l’anonymisation de l’article, au-dessous de la version en ligne, on pouvait lire, sous le titre « Version intégrale », une notice se référant à la décision judiciaire y relative et à la possibilité pour toute personne de prendre connaissance de l’édition originale de l’article sur simple demande adressée par mail.
42. Lors de l’audience tenue devant la Grande Chambre, le représentant du requérant a mentionné que le journal détient deux archives numériques : l’une en ligne, accessible au public, et l’autre, appelée « archive mère », non‑accessible au public. Il a indiqué également que le nom et le prénom de G. avaient été anonymisés tant sur le site internet du journal Le Soir que dans son archive numérique « mère » non-accessible au public.
43. Toutefois, le Gouvernement ainsi que le tiers intervenant G. ont indiqué dans leurs observations respectives déposées devant la Grande Chambre que, à la fin de l’année 2021, l’article litigieux était toujours accessible dans sa forme intégrale, non anonymisée, via le moteur de recherche interne du journal Le Soir. En revanche, lorsque l’on saisissait le nom de G. dans le moteur de recherche Google, l’article n’apparaissait plus dans les résultats.
44. En janvier 2022, après avoir appris cet état de fait, S.A. Rossel et Compagnie réanonymisa l’article litigieux. Ainsi, lorsque le nom de G. est introduit soit dans le moteur de recherche Google soit dans le moteur de recherche interne du journal Le Soir, la référence à l’article n’apparaît plus dans les résultats de la recherche.
45. Depuis janvier 2022, les archives du journal Le Soir sont disponibles uniquement pour les abonnés.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
1. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES
1. La Constitution
46. La Constitution belge garantit la liberté de manifester ses opinions en toute matière (article 19) et la liberté de la presse (article 25), ainsi que le droit au respect de la vie privée et familiale (article 22).
2. Le code civil
47. En vertu de l’article 1382 du code civil, « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ».
48. Cette disposition peut servir de fondement à des actions civiles pour abus de la liberté de la presse (Cass., 4 décembre 1952, Pas. 1953, I, p. 215 ; voir De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 26, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I).
3. La loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée à l’égard des traitements de données à caractère personnel
49. Selon l’article 8 § 1 de la loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée à l’égard des traitements de données à caractère personnel (« la loi relative à la protection de la vie privée »), en vigueur au moment des faits, le traitement de données à caractère personnel relatives à des litiges soumis aux cours et tribunaux ainsi qu’aux juridictions administratives, à des suspicions, des poursuites ou des condamnations ayant trait à des infractions, ou à des sanctions administratives ou des mesures de sûreté, était interdit. Toutefois, l’article 3 § 3 a) de la loi disposait que l’article 8 ne s’appliquait pas aux traitements de données à caractère personnel effectués aux seules fins de journalisme lorsque le traitement se rapportait à des données rendues manifestement publiques par la personne concernée ou à des données qui étaient en relation étroite avec le caractère public de la personne concernée ou du fait dans lequel elle était impliquée.
50. En vertu de l’article 14 de ladite loi, le président du tribunal de première instance, siégeant comme en référé, était compétent pour connaître de toute demande tendant à faire rectifier, supprimer ou interdire d’utiliser toute donnée à caractère personnel inexacte ou, compte tenu du but du traitement, incomplète ou non pertinente, dont l’enregistrement, la communication ou la conservation étaient interdits, au traitement de laquelle la personne concernée s’était opposée ou encore qui avait été conservée au‑delà de la période autorisée.
51. La loi du 8 décembre 1992 a été abrogée par la loi du 30 juillet 2018 relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel. L’article 24 § 2 de cette dernière loi dispose qu’un certain nombre d’articles du règlement 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 (paragraphe 69 ci‑dessous) ne s’appliquent pas aux traitements de données à caractère personnel effectués à des fins journalistiques. L’article 17 du règlement ne figure pas parmi ces articles.
4. Le code d’instruction criminelle
52. Les articles 621 à 634 du Code d’instruction criminelle prévoient la possibilité pour un condamné, moyennant un certain nombre de conditions, de demander sa réhabilitation. Celle-ci est accordée par la cour d’appel.
53. La partie pertinente de l’article 624 est ainsi libellée :
« La réhabilitation est subordonnée à un temps d’épreuve au cours duquel le requérant (...) doit (...) avoir fait preuve d’amendement et avoir été de bonne conduite. »
54. La partie pertinente de l’article 634 se lit ainsi :
« La réhabilitation fait cesser, pour l’avenir, dans la personne du condamné, tous les effets de la condamnation, sans préjudice des droits acquis aux tiers.
Notamment : (...) elle empêche que cette décision (...) soit mentionnée dans les extraits du casier judiciaire (...). »
55. Par la mesure de réhabilitation, le législateur poursuit principalement la réinsertion sociale du condamné et cette mesure sert tant l’intérêt du condamné que l’intérêt de la société (Cour constitutionnelle, arrêt no 41/2012 du 8 mars 2012). Toutefois, la réhabilitation d’une personne condamnée n’a pas pour effet d’occulter, comme s’ils n’avaient jamais existé, les faits qui, constatés judiciairement, ont fondé la condamnation de la personne réhabilitée (Cass., 23 avril 1997, Pas. 1997, I, no 199).
5. Le code judiciaire
56. La règle selon laquelle le juge ne peut pas statuer ultra petita est inscrite à l’article 1138, 2o du Code judiciaire et constitue une application particulière du principe dispositif qui procède d’un principe général de droit selon la Cour de cassation (Cass., 20 février 2002, R.G. P.01.1045.F ; Cass., 26 juin 2008, R.G. C.06.0405.N ; Cass., 18 sept. 2014, R.G. C.12.0237.F).
57. L’article 1138, 2o du Code judiciaire se lit ainsi :
« Il n’y a pas d’ouverture de requête civile, mais seulement, et contre les décisions rendues en dernier ressort, possibilité de pourvoi en cassation pour contravention à la loi : (...)
2o s’il a été prononcé sur choses non demandées ou adjugé plus qu’il n’a été demandé ; »
6. La jurisprudence des juridictions nationales concernant le « droit à l’oubli »
58. Avant les faits à l’origine du présent litige, le « droit à l’oubli » avait été reconnu par des juridictions du fond comme faisant partie intégrante du droit au respect de la vie privée (voir, par exemple, Cour d’appel Bruxelles (réf.), 21 décembre 1995, J.T., 1996, p. 47, Tribunal prem. inst. Bruxelles, 30 juin 1997, J.T. 1997, p. 710, Tribunal prem. inst. Namur, 17 novembre 1997, J.T., 1998, p. 187, Tribunal prem. inst. Namur, 27 septembre 1999, Auteurs & Média, 2000, p. 471, Tribunal prem. inst. Bruxelles, 20 septembre 2001, Auteurs & Média, 2002, p. 77). Ce droit a par la suite également été reconnu par la Cour de cassation (Cass., 29 avril 2016, C.15.0052.F, dans l’affaire du requérant, et Cass., 8 novembre 2018, C.16.0457.F).
2. TEXTE ADOPTÉ PAR LES NATIONS UNIES
59. La Déclaration universelle sur les archives a été élaborée à l’initiative du Conseil international des archives (ICA) et adoptée à Paris par l’UNESCO le 10 novembre 2011. Cette déclaration, qui n’a pas d’effet contraignant, donne une définition des archives qui englobe toutes les prises de décisions, tous les actes, tous les documents officiels, quel que soit leur format, que le support soit papier, numérique, audiovisuel ou d’autre type. Elle établit comme objectifs, entre autres, que i) les archives soient gérées et conservées dans des conditions qui en assurent l’authenticité, l’intégrité et la plus grande marge d’utilisation et ii) que les archives soient rendues accessibles à tous, dans le respect des lois en vigueur et des droits des personnes.
3. TEXTES ADOPTÉS AU SEIN DU CONSEIL DE L’EUROPE
1. La Convention pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel
60. Les passages pertinents en l’espèce de la Convention pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel du 28 janvier 1981 (« la Convention 108 ») sont ainsi libellés :
Article 1er – Objet et but
« Le but de la présente Convention est de garantir, sur le territoire de chaque Partie, à toute personne physique, quelles que soient sa nationalité ou sa résidence, le respect de ses droits et de ses libertés fondamentales, et notamment de son droit à la vie privée, à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel la concernant (« protection des données »). »
Article 3 – Champ d’application
« 1. Les Parties s’engagent à appliquer la présente Convention aux fichiers et aux traitements automatisés de données à caractère personnel dans les secteurs public et privé.
(...) »
Article 5 – Qualité des données
« Les données à caractère personnel faisant l’objet d’un traitement automatisé sont :
a) obtenues et traitées loyalement et licitement ;
b) enregistrées pour des finalités déterminées et légitimes et ne sont pas utilisées de manière incompatible avec ces finalités ;
c) adéquates, pertinentes et non excessives par rapport aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées ;
d) exactes et si nécessaire mises à jour ;
e) conservées sous une forme permettant l’identification des personnes concernées pendant une durée n’excédant pas celle nécessaire aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées. »
Article 6 – Catégories particulières de données
« Les données à caractère personnel révélant l’origine raciale, les opinions politiques, les convictions religieuses ou autres convictions, ainsi que les données à caractère personnel relatives à la santé ou à la vie sexuelle, ne peuvent être traitées automatiquement à moins que le droit interne ne prévoie des garanties appropriées. Il en est de même des données à caractère personnel concernant des condamnations pénales. »
Article 9 – Exceptions et restrictions
« (...)
2. Il est possible de déroger aux dispositions des articles 5, 6 et 8 de la présente Convention lorsqu’une telle dérogation, prévue par la loi de la Partie, constitue une mesure nécessaire dans une société démocratique :
(...)
b) à la protection de la personne concernée et des droits et libertés d’autrui. »
61. Le 18 mai 2018, lors de sa 128e session à Elseneur, le Comité des Ministres a adopté un Protocole d’amendement comportant une version modernisée de cette Convention (« la Convention 108+ »). Les dispositions pertinentes de cette nouvelle version, qui n’est pas encore entrée en vigueur, se lisent ainsi :
Article 6 – Catégories particulières de données
« 1. Le traitement : (...)
–– de données à caractère personnel concernant des infractions, des procédures et des condamnations pénales et des mesures de sûreté connexes ;
(...)
n’est autorisé qu’à la condition que des garanties appropriées, venant compléter celles de la présente Convention, soient prévues par la loi.
2. Ces garanties doivent être de nature à prévenir les risques que le traitement de données sensibles peut présenter pour les intérêts, droits et libertés fondamentales de la personne concernée, notamment un risque de discrimination. »
Article 11 – Exceptions et restrictions
« 1. Aucune exception aux dispositions énoncées au présent chapitre n’est admise, sauf au regard des dispositions de l’article 5 paragraphe 4, de l’article 7 paragraphe 2, de l’article 8 paragraphe 1 et de l’article 9, dès lors qu’une telle exception est prévue par une loi, qu’elle respecte l’essence des droits et libertés fondamentales, et qu’elle constitue une mesure nécessaire et proportionnée dans une société démocratique : (...)
b. à la protection de la personne concernée ou des droits et libertés fondamentales d’autrui, notamment la liberté d’expression. »
62. Le rapport explicatif du Protocole d’amendement à la Convention 108 souligne, relativement aux articles 6 et 11 précités, ce qui suit :
Article 6 – Catégories particulières de données
« 55. (...) L’exigence de garanties appropriées, venant compléter celles de la Convention, n’exclut pas la possibilité, prévue par l’article 11, d’apporter des exceptions ou des restrictions aux droits des personnes concernées, énumérées à l’article 9.
(...)
57. Certaines catégories de traitements de données peuvent comporter un risque particulier pour les personnes concernées, indépendamment du contexte du traitement. (...) Des risques analogues sont posés par le traitement de données concernant des infractions pénales (y compris présumées), des condamnations pénales (reposant sur le droit pénal et dans le cadre d’une procédure pénale) et les mesures de sécurité connexes (notamment la privation de liberté), nécessitant des garanties appropriées pour les droits et libertés des personnes concernées. »
Article 11 – Exceptions et restrictions
« 96. L’alinéa b concerne les droits et libertés fondamentales des parties privées, dont ceux de la personne concernée elle-même (par exemple lorsque ses intérêts vitaux sont menacés parce qu’elle est portée disparue) ou ceux d’autrui, tels que la liberté d’expression, y compris la liberté d’expression journalistique, académique, artistique ou littéraire, le droit de communiquer des informations et d’en recevoir, la confidentialité de la correspondance et des communications, les secrets professionnels ou commerciaux ainsi que d’autres secrets protégés par la loi. Cela devrait s’appliquer notamment aux traitements de données à caractère personnel dans le domaine de l’audiovisuel et dans les documents d’archives d’actualités et d’organes de presse. Pour tenir compte de l’importance du droit à la liberté d’expression dans toute société démocratique, il y a lieu de retenir une interprétation large des notions liées à cette liberté, telles que le journalisme.
97. Le deuxième paragraphe donne la possibilité de restreindre les dispositions des articles 8 et 9 pour certains traitements de données effectués à des fins archivistiques dans l’intérêt public, à des fins de recherche scientifique ou historique, ou à des fins statistiques qui ne posent aucun risque identifiable pour les droits et libertés fondamentales des personnes concernées. Par exemple, cela peut être le cas lors de l’utilisation de données pour des travaux statistiques, dans le domaine public comme dans le domaine privé, dans la mesure où ces données sont publiées sous une forme agrégée et à condition que des garanties appropriées en matière de protection des données soient en place (voir paragraphe 50). »
2. La Recommandation no R(2000)13 du Comité des Ministres
63. Dans sa Recommandation no R(2000)13 aux États membres sur une politique européenne en matière de communication des archives, adoptée le 13 juillet 2000, lors de la 717e réunion des Délégués des Ministres, le Comité des Ministres considère que les archives constituent une partie essentielle et irremplaçable du patrimoine culturel contribuant à préserver la pérennité de la mémoire de l’humanité. Il note en outre la complexité des problèmes liés à la communication des archives, aussi bien à l’échelle nationale qu’à l’échelle internationale, résultant de la variété des situations constitutionnelles et juridiques, des contraintes contradictoires de transparence et de secret, de la protection de la vie privée et de l’accès à la connaissance historique, problèmes perçus dans chaque pays différemment par l’opinion publique. Le Comité des Ministres recommande que les gouvernements des États membres prennent les mesures et les actions nécessaires afin d’adopter une législation en matière de communication d’archives s’inspirant de plusieurs principes énoncés dans une annexe à sa recommandation, ou d’aligner leur législation existante sur les mêmes principes. Les passages pertinents de l’annexe à la Recommandation sont ainsi libellés :
« III. Modalités de communication des archives publiques
5. L’accès aux archives publiques constitue un droit. (...)
7. La législation doit prévoir :
a. soit l’ouverture sans restriction particulière des archives publiques ;
b. soit un délai général de protection.
7.1. Des exceptions à cette règle générale, nécessaires dans une société démocratique, peuvent le cas échéant être prévues pour assurer la protection :
(...)
b. des particuliers contre la divulgation de données relatives à leur vie privée.
10. Si pour protéger les intérêts mentionnés à l’article 7.1, les archives sollicitées ne sont pas librement communicables, l’autorisation exceptionnelle peut être donnée pour une communication par extraits ou avec occultation partielle. L’utilisateur en sera informé.
IV. Communication des archives privées
12. Il convient d’essayer d’aligner, mutatis mutandis, chaque fois que cela est possible, les conditions de communication des archives privées sur celles des archives publiques. »
3. La Recommandation Rec(2003)13 du Comité des Ministres
64. La Recommandation Rec(2003)13 du Comité des Ministres aux États membres sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales, adoptée le 10 juillet 2003, lors de la 848e réunion des Délégués des Ministres, souligne l’importance des reportages réalisés par les médias sur les procédures pénales pour informer le public, rendre visible la fonction dissuasive du droit pénal et permettre au public d’exercer un droit de regard sur le fonctionnement du système judiciaire pénal. Le Comité des Ministres recommande, tout en reconnaissant la diversité des systèmes juridiques nationaux en ce qui concerne les procédures pénales, aux gouvernements des États membres de prendre ou de renforcer, le cas échéant, toutes mesures qu’ils considèrent nécessaires en vue de la mise en œuvre des principes annexés à la recommandation, dont les passages pertinents sont ainsi libellés :
« Principes concernant la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales
Principe 1 – Information du public par les médias
Le public doit pouvoir recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires et des services de police à travers les médias. Les journalistes doivent en conséquence pouvoir librement rendre compte de et effectuer des commentaires sur le fonctionnement du système judiciaire pénal, sous réserve des seules limitations prévues en application des principes qui suivent.
(...)
Principe 8 – Protection de la vie privée dans le contexte de procédures pénales en cours
La fourniture d’informations sur les personnes suspectées, accusées ou condamnées, ainsi que sur les autres parties aux procédures pénales devrait respecter leur droit à la protection de la vie privée conformément à l’article 8 de la Convention. Une protection particulière devrait être offerte aux parties qui sont des mineurs ou d’autres personnes vulnérables, aux victimes, aux témoins et aux familles des personnes suspectées, accusées ou condamnées. Dans tous les cas, une attention particulière devrait être portée à l’effet préjudiciable que la divulgation d’informations permettant leur identification peut avoir à l’égard des personnes visées dans ce Principe. »
4. La Recommandation Rec(2012)3 du Comité des Ministres
65. La Recommandation du Comité des Ministres aux États membres sur la protection des droits de l’homme dans le contexte des moteurs de recherche, adoptée le 4 avril 2012, lors de la 1139e réunion des Délégués des Ministres, souligne l’importance des moteurs de recherche qui contribuent à faciliter l’accès aux contenus Internet et à rendre la toile mondiale utile au public. Elle identifie plusieurs mesures à la charge des États membres, considérant comme essentiel que les moteurs de recherche soient libres d’explorer et d’indexer les informations qui sont ouvertement accessibles sur Internet et qui sont destinées à être diffusées massivement. Elle constate que l’action des moteurs de recherche peut cependant affecter la liberté d’expression et atteindre le droit de rechercher, de recevoir et de communiquer des informations, et qu’elle a également un impact sur le droit à la vie privée et à la protection des données à caractère personnel en raison de la nature invasive des moteurs de recherche ou de leur capacité à pénétrer et à indexer des contenus qui, bien que dans l’espace public, n’étaient pas destinés à la communication directe de masse (ou à la communication de groupe), ainsi que du traitement des données en général et de la durée de leur conservation.
66. En outre, la recommandation retient que, en combinant différentes informations sur une personne, les moteurs de recherche en créent une image qui ne correspond pas nécessairement à la réalité ou à l’image qu’elle souhaiterait donner d’elle-même. Les résultats de recherche combinés représentent pour cette personne un risque bien plus grand que si les données sur internet la concernant restaient séparées. Même des données à caractère personnel oubliées depuis fort longtemps peuvent refaire surface à l’occasion d’une recherche par l’intermédiaire d’un moteur de recherche. Dans le cadre de l’éducation aux médias, les utilisateurs devraient être informés de leur droit à faire supprimer des données personnelles incorrectes ou excessives des pages web originales tout en respectant le droit à la liberté d’expression. Les moteurs de recherche devraient répondre rapidement aux demandes d’utilisateurs d’effacer leurs données à caractère personnel à partir (d’extraits) des copies des pages web que les fournisseurs de moteurs de recherche stockent encore éventuellement (dans leur « cache » ou en tant que « snippets ») une fois le contenu original effacé. La recommandation ajoute qu’il est indispensable de garantir le respect des dispositions applicables à la protection de la vie privée et des données à caractère personnel, à commencer par l’article 8 de la Convention et l’article 9 de la Convention 108, qui prévoient des conditions strictes pour assurer la protection des personnes contre toute ingérence illicite dans leur vie privée et contre l’utilisation abusive de leurs données à caractère personnel.
4. LE DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE
1. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
67. Les articles 7, 8 et 11 de la charte sont ainsi libellés :
Article 7 – Respect de la vie privée et familiale
« Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications. »
Article 8 – Protection des données à caractère personnel
« 1. Toute personne a droit à la protection des données à caractère personnel la concernant.
2. Ces données doivent être traitées loyalement, à des fins déterminées et sur la base du consentement de la personne concernée ou en vertu d’un autre fondement légitime prévu par la loi. Toute personne a le droit d’accéder aux données collectées la concernant et d’en obtenir la rectification.
3. Le respect de ces règles est soumis au contrôle d’une autorité indépendante. »
Article 11 – Liberté d’expression et d’information
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières.
2. La liberté des médias et leur pluralisme sont respectés. »
2. Les normes de l’Union européenne pertinentes relatives à la protection et au traitement des données personnelles
68. La directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 (« directive 95/46/CE ») relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données a pour but de protéger les libertés et droits fondamentaux des personnes physiques (notamment leur droit à la vie privée) lors du traitement des données à caractère personnel, tout en éliminant les obstacles à la libre circulation de ces données. Les dispositions pertinentes de cette directive étaient ainsi libellées :
Article 8
Traitements portant sur des catégories particulières de données
« (...)
5. Le traitement de données relatives aux infractions, aux condamnations pénales ou aux mesures de sûreté ne peut être effectué que sous le contrôle de l’autorité publique ou si des garanties appropriées et spécifiques sont prévues par le droit national, sous réserve des dérogations qui peuvent être accordées par l’État membre sur la base de dispositions nationales prévoyant des garanties appropriées et spécifiques. Toutefois, un recueil exhaustif des condamnations pénales ne peut être tenu que sous le contrôle de l’autorité publique.
Les États membres peuvent prévoir que les données relatives aux sanctions administratives ou aux jugements civils sont également traitées sous le contrôle de l’autorité publique.
(...) »
Article 9
Traitements de données à caractère personnel et liberté d’expression
« Les États membres prévoient, pour les traitements de données à caractère personnel effectués aux seules fins de journalisme ou d’expression artistique ou littéraire, des exemptions et dérogations au présent chapitre, au chapitre IV et au chapitre VI dans la seule mesure où elles s’avèrent nécessaires pour concilier le droit à la vie privée avec les règles régissant la liberté d’expression. »
Article 12
Droit d’accès
« Les États membres garantissent à toute personne concernée le droit d’obtenir du responsable du traitement :
(...)
b) selon le cas, la rectification, l’effacement ou le verrouillage des données dont le traitement n’est pas conforme à la présente directive, notamment en raison du caractère incomplet ou inexact des données ;
(...) »
Article 14
Droit d’opposition de la personne concernée
« Les États membres reconnaissent à la personne concernée le droit :
a) au moins dans les cas visés à l’article 7 points e) et f), de s’opposer à tout moment, pour des raisons prépondérantes et légitimes tenant à sa situation particulière, à ce que des données la concernant fassent l’objet d’un traitement, sauf en cas de disposition contraire du droit national. En cas d’opposition justifiée, le traitement mis en œuvre par le responsable du traitement ne peut plus porter sur ces données ;
(...) »
69. Le règlement 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (« RGPD ») a abrogé la directive 95/46/CE du 24 octobre 1995. Il est entré en vigueur le 25 mai 2018. Le considérant 153 et les dispositions pertinentes des articles 4, 10, 17, 22 et 85 de ce règlement disposent ce qui suit :
[considérant] (153)
« Le droit des États membres devrait concilier les règles régissant la liberté d’expression et d’information, y compris l’expression journalistique, universitaire, artistique ou littéraire, et le droit à la protection des données à caractère personnel en vertu du présent règlement. Dans le cadre du traitement de données à caractère personnel uniquement à des fins journalistiques ou à des fins d’expression universitaire, artistique ou littéraire, il y a lieu de prévoir des dérogations ou des exemptions à certaines dispositions du présent règlement si cela est nécessaire pour concilier le droit à la protection des données à caractère personnel et le droit à la liberté d’expression et d’information, consacré par l’article 11 de la Charte. Tel devrait notamment être le cas des traitements de données à caractère personnel dans le domaine de l’audiovisuel et dans les documents d’archives d’actualités et bibliothèques de la presse. En conséquence, les États membres devraient adopter des dispositions législatives qui fixent les exemptions et dérogations nécessaires aux fins d’assurer un équilibre entre ces droits fondamentaux. Les États membres devraient adopter de telles exemptions et dérogations en ce qui concerne les principes généraux, les droits de la personne concernée, le responsable du traitement et le sous-traitant, le transfert de données à caractère personnel vers des pays tiers ou à des organisations internationales, les autorités de contrôle indépendantes, la coopération et la cohérence, ainsi que les situations particulières de traitement des données. Lorsque ces exemptions ou dérogations diffèrent d’un État membre à l’autre, le droit de l’État membre dont relève le responsable du traitement devrait s’appliquer. Pour tenir compte de l’importance du droit à la liberté d’expression dans toute société démocratique, il y a lieu de retenir une interprétation large des notions liées à cette liberté, telles que le journalisme. »
Article 4
Définitions
« Aux fins du présent règlement, on entend par :
(...)
4) «profilage», toute forme de traitement automatisé de données à caractère personnel consistant à utiliser ces données à caractère personnel pour évaluer certains aspects personnels relatifs à une personne physique, notamment pour analyser ou prédire des éléments concernant le rendement au travail, la situation économique, la santé, les préférences personnelles, les intérêts, la fiabilité, le comportement, la localisation ou les déplacements de cette personne physique; (...) »
Article 10
Traitement des données à caractère personnel relatives aux condamnations pénales et aux infractions
« Le traitement des données à caractère personnel relatives aux condamnations pénales et aux infractions ou aux mesures de sûreté connexes fondé sur l’article 6, paragraphe 1, ne peut être effectué que sous le contrôle de l’autorité publique, ou si le traitement est autorisé par le droit de l’Union ou par le droit d’un État membre qui prévoit des garanties appropriées pour les droits et libertés des personnes concernées. Tout registre complet des condamnations pénales ne peut être tenu que sous le contrôle de l’autorité publique. »
Article 17
Droit à l’effacement (« droit à l’oubli »)
« 1. La personne concernée a le droit d’obtenir du responsable du traitement l’effacement, dans les meilleurs délais, de données à caractère personnel la concernant et le responsable du traitement a l’obligation d’effacer ces données à caractère personnel dans les meilleurs délais, lorsque l’un des motifs suivants s’applique :
a) les données à caractère personnel ne sont plus nécessaires au regard des finalités pour lesquelles elles ont été collectées ou traitées d’une autre manière ;
b) la personne concernée retire le consentement sur lequel est fondé le traitement, conformément à l’article 6, paragraphe 1, point a), ou à l’article 9, paragraphe 2, point a), et il n’existe pas d’autre fondement juridique au traitement ;
c) la personne concernée s’oppose au traitement en vertu de l’article 21, paragraphe 1, et il n’existe pas de motif légitime impérieux pour le traitement, ou la personne concernée s’oppose au traitement en vertu de l’article 21, paragraphe 2 ;
d) les données à caractère personnel ont fait l’objet d’un traitement illicite ;
e) les données à caractère personnel doivent être effacées pour respecter une obligation légale qui est prévue par le droit de l’Union ou par le droit de l’État membre auquel le responsable du traitement est soumis ;
f) les données à caractère personnel ont été collectées dans le cadre de l’offre de services de la société de l’information visée à l’article 8, paragraphe 1.
2. Lorsqu’il a rendu publiques les données à caractère personnel et qu’il est tenu de les effacer en vertu du paragraphe 1, le responsable du traitement, compte tenu des technologies disponibles et des coûts de mise en œuvre, prend des mesures raisonnables, y compris d’ordre technique, pour informer les responsables du traitement qui traitent ces données à caractère personnel que la personne concernée a demandé l’effacement par ces responsables du traitement de tout lien vers ces données à caractère personnel, ou de toute copie ou reproduction de celles-ci.
3. Les paragraphes 1 et 2 ne s’appliquent pas dans la mesure où ce traitement est nécessaire :
a) à l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information ;
(...)
d) à des fins archivistiques dans l’intérêt public, à des fins de recherche scientifique ou historique ou à des fins statistiques conformément à l’article 89, paragraphe 1, dans la mesure où le droit visé au paragraphe 1 est susceptible de rendre impossible ou de compromettre gravement la réalisation des objectifs dudit traitement ;
(...) »
Article 22
Décision individuelle automatisée, y compris le profilage
« 1. La personne concernée a le droit de ne pas faire l’objet d’une décision fondée exclusivement sur un traitement automatisé, y compris le profilage, produisant des effets juridiques la concernant ou l’affectant de manière significative de façon similaire.
2. Le paragraphe 1 ne s’applique pas lorsque la décision :
a) est nécessaire à la conclusion ou à l’exécution d’un contrat entre la personne concernée et un responsable du traitement ;
b) est autorisée par le droit de l’Union ou le droit de l’État membre auquel le responsable du traitement est soumis et qui prévoit également des mesures appropriées pour la sauvegarde des droits et libertés et des intérêts légitimes de la personne concernée ; ou
c) est fondée sur le consentement explicite de la personne concernée.
(...) »
Article 85
Traitement et liberté d’expression et d’information
« 1. Les États membres concilient, par la loi, le droit à la protection des données à caractère personnel au titre du présent règlement et le droit à la liberté d’expression et d’information, y compris le traitement à des fins journalistiques et à des fins d’expression universitaire, artistique ou littéraire.
2. Dans le cadre du traitement réalisé à des fins journalistiques ou à des fins d’expression universitaire, artistique ou littéraire, les États membres prévoient des exemptions ou des dérogations (...) si celles-ci sont nécessaires pour concilier le droit à la protection des données à caractère personnel et la liberté d’expression et d’information. (...) »
70. Le 7 juillet 2020, le Comité européen de la protection des données a adopté des Lignes directrices 5/2019 sur les critères du droit à l’oubli au titre du RGPD dans le cadre des moteurs de recherche. Ces lignes directrices rappellent que le « droit à l’oubli » a été spécialement inscrit à l’article 17 du RGPD afin de tenir compte du droit de demande de déréférencement établi dans l’arrêt de la CJUE C-131/12, Google Spain. Les parties pertinentes s’agissant du traitement nécessaire à l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information disent notamment :
« 50. La Cour [JUE] a également établi une distinction entre, d’une part, la légitimité dont peut disposer l’éditeur de sites web pour diffuser des informations et, d’autre part, la légitimité du fournisseur de moteur recherche. La Cour a reconnu que l’activité d’un éditeur de sites web pouvait être effectuée aux seules fins de journalisme, auquel cas l’éditeur bénéficierait des exemptions applicables établies par les États membres au titre de l’article 9 de la directive (actuellement, article 85, paragraphe 2, du RGPD). À cet égard, dans l’arrêt « M.L. et W.W. c. Allemagne » du 28 juin 2018, la CEDH indique que la mise en balance des intérêts en jeu peut aboutir à des résultats différents selon la demande en cause, et établit une distinction entre une demande d’effacement dirigée i) contre l’éditeur initial dont l’activité se trouve au cœur de ce que la liberté d’expression entend protéger, et ii) contre un moteur de recherche dont l’intérêt principal n’est pas de publier l’information initiale sur la personne concernée, mais notamment de permettre de repérer toute information disponible sur cette personne et d’établir ainsi un profil de celle-ci.
51. Ces considérations doivent être appréciées dans le cas des plaintes relatives à l’article 17 du RGPD, car, dans ces décisions, les droits des personnes concernées qui ont introduit une demande de déréférencement doivent être mis en balance avec les intérêts des internautes à accéder aux informations. »
3. La jurisprudence pertinente de la CJUE et les lignes directrices y relatives
1. Google Spain SL et Google Inc. contre Agencia Española de Protección de Datos (AEPD) et Mario Costeja González (arrêt du 13 mai 2014, C‑131/12, EU:C:2014:317)
71. Dans l’affaire Google Spain SL et Google Inc., ci‑après « Google Spain », la CJUE était appelée à définir la portée des droits et obligations découlant de la directive 95/46/CE à l’égard de moteurs de recherche de données sur Internet. À l’origine de l’arrêt se trouvait l’introduction par un ressortissant espagnol d’une réclamation auprès de l’agence espagnole de protection des données contre un quotidien espagnol et contre Google. Le ressortissant s’était plaint que, lorsqu’un internaute introduisait son nom dans le moteur de recherche de Google, la liste de résultats affichait des liens vers deux pages du quotidien mentionnant son nom en relation avec une vente aux enchères conduite à la suite d’une saisie. L’intéressé avait demandé au quotidien soit de supprimer ou de modifier les pages en cause pour en faire disparaître ses données personnelles, soit de recourir à certains outils fournis par les moteurs de recherche pour protéger ces données. Il avait également demandé à Google de supprimer ou d’occulter ses données personnelles afin qu’elles disparaissent des résultats de recherche et des liens du quotidien. Alors que l’agence espagnole avait rejeté la réclamation dirigée contre le quotidien – la publication par ce dernier des informations en cause était légalement justifiée étant donné qu’elle avait eu lieu sur ordre d’un ministère – elle avait accueilli celle dirigée contre Google, qui avait saisi à son tour la justice espagnole d’un recours. C’est dans le cadre de ce litige judiciaire que la CJUE avait été saisie de l’affaire à titre préjudiciel.
72. La CJUE a estimé que les opérations menées par l’exploitant d’un moteur de recherche devaient être qualifiées de « traitements de données » dont celui-ci était « responsable » (article 2 b et d de la directive 95/46/CE), et ce indépendamment du fait que ces données avaient déjà fait l’objet d’une publication sur Internet et qu’elles n’avaient pas été modifiées par le moteur de recherche. Elle a indiqué que, dans la mesure où l’activité d’un moteur de recherche se distinguait du traitement effectué par les éditeurs de sites web et s’y ajoutait, et qu’elle affectait de manière additionnelle les droits fondamentaux de la personne concernée, l’exploitant de ce moteur devait notamment assurer que les garanties prévues par la directive pussent développer leur plein effet. Par ailleurs, compte tenu de la facilité avec laquelle des informations publiées sur un site web pouvaient être répliquées sur d’autres sites, une protection efficace et complète des personnes concernées, notamment de leur droit au respect de leur vie privée, ne pouvait effectivement être réalisée si ces personnes devaient d’abord ou en parallèle obtenir l’effacement des informations les concernant auprès des éditeurs de sites web. La CJUE a conclu que l’exploitant d’un moteur de recherche était obligé de supprimer de la liste de résultats, affichée à la suite d’une recherche effectuée à partir du nom d’une personne, des liens vers des pages web publiées par des tiers et contenant des informations relatives à cette personne, également dans l’hypothèse où ce nom ou ces informations n’avaient pas été effacés préalablement ou simultanément de ces pages web, et ce, le cas échéant, même lorsque leur publication en elle-même sur ces pages était licite.
73. La CJUE a ajouté que même un traitement initialement licite de données exactes pouvait devenir, avec le temps, incompatible avec la directive lorsque ces données n’étaient plus nécessaires au regard des finalités pour lesquelles elles avaient été collectées ou traitées. Elle a précisé que cela était notamment le cas lorsqu’elles apparaissaient inadéquates, qu’elles n’étaient pas ou plus pertinentes ou étaient excessives au regard de ces finalités et du temps qui s’était écoulé. La CJUE a conclu que si, au regard des articles 7 et 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, garantissant respectivement le droit au respect de la vie privée et le droit à la protection des données à caractère personnel, la personne concernée avait un droit à ce que l’information en question relative à sa personne ne fût plus liée à son nom par une liste de résultats – sans que cela présuppose qu’une telle inclusion cause un préjudice à cette personne – et si elle pouvait ainsi demander que l’information ne fût plus mise à la disposition du grand public du fait de son inclusion dans une telle liste de résultats, ces droits prévalaient, en principe, non seulement sur l’intérêt économique de l’exploitant du moteur de recherche, mais également sur l’intérêt de ce public à accéder à cette information lors d’une recherche portant sur le nom de cette personne. Selon la CJUE, l’équilibre entre les intérêts du demandeur et l’intérêt du public à accéder à l’information pouvait toutefois dépendre, dans des cas particuliers, de la nature de l’information en question et de sa sensibilité pour la vie privée de la personne concernée ainsi que de l’intérêt du public à disposer de cette information, lequel pouvait varier, notamment, en fonction du rôle joué par cette personne dans la vie publique.
74. S’agissant de la spécificité du traitement effectué par l’exploitant d’un moteur de recherche, la CJUE s’exprimait dans ces termes :
« 37. De plus, l’organisation et l’agrégation des informations publiées sur Internet effectuées par les moteurs de recherche dans le but de faciliter à leurs utilisateurs l’accès à celles-ci peut conduire, lorsque la recherche de ces derniers est effectuée à partir du nom d’une personne physique, à ce que ceux-ci obtiennent par la liste de résultats un aperçu structuré des informations relatives à cette personne trouvables sur Internet leur permettant d’établir un profil plus ou moins détaillé de la personne concernée. (...)
80. À cet égard, il importe d’emblée de relever que, ainsi qu’il a été constaté aux points 36 à 38 du présent arrêt, un traitement de données à caractère personnel, tel que celui en cause au principal, réalisé par l’exploitant d’un moteur de recherche, est susceptible d’affecter significativement les droits fondamentaux au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel lorsque la recherche à l’aide de ce moteur est effectuée à partir du nom d’une personne physique, dès lors que ledit traitement permet à tout internaute d’obtenir par la liste de résultats un aperçu structuré des informations relatives à cette personne trouvables sur Internet, qui touchent potentiellement à une multitude d’aspects de sa vie privée et qui, sans ledit moteur de recherche, n’auraient pas ou seulement que très difficilement pu être interconnectées, et ainsi d’établir un profil plus ou moins détaillé de celle-ci. En outre, l’effet de l’ingérence dans lesdits droits de la personne concernée se trouve démultiplié en raison du rôle important que jouent Internet et les moteurs de recherche dans la société moderne, lesquels confèrent aux informations contenues dans une telle liste de résultats un caractère ubiquitaire (voir, en ce sens, arrêt eDate Advertising e.a., C‑509/09 et C‑161/10, EU:C:2011:685, point 45). »
75. Concernant la différence entre le traitement effectué par l’éditeur d’une page web et celui effectué par l’exploitant d’un moteur de recherche, la CJUE relevait ce qui suit :
« 85. En outre, le traitement par l’éditeur d’une page web, consistant dans la publication d’informations relatives à une personne physique, peut, le cas échéant, être effectué « aux seules fins de journalisme » et ainsi bénéficier, en vertu de l’article 9 de la directive 95/46, de dérogations aux exigences établies par celle-ci, tandis que tel n’apparaît pas être le cas s’agissant du traitement effectué par l’exploitant d’un moteur de recherche. Il ne peut ainsi être exclu que la personne concernée soit, dans certaines circonstances, susceptible d’exercer les droits visés aux articles 12, sous b), et 14, premier alinéa, sous a), de la directive 95/46 contre ledit exploitant, mais non pas contre l’éditeur de ladite page web.
86. Enfin, il importe de constater que non seulement le motif justifiant, en vertu de l’article 7 de la directive 95/46, la publication d’une donnée à caractère personnel sur un site web ne coïncide pas forcément avec celui qui s’applique à l’activité des moteurs de recherche, mais que, même lorsque tel est le cas, le résultat de la mise en balance des intérêts en cause à effectuer en vertu des articles 7, sous f), et 14, premier alinéa, sous a), de cette directive peut diverger selon qu’il s’agit du traitement effectué par l’exploitant d’un moteur de recherche ou de celui effectué par l’éditeur de cette page web, étant donné que, d’une part, les intérêts légitimes justifiant ces traitements peuvent être différents et, d’autre part, les conséquences qu’ont lesdits traitements pour la personne concernée, et notamment pour sa vie privée, ne sont pas nécessairement les mêmes.
87. En effet, dans la mesure où l’inclusion dans la liste de résultats, affichée à la suite d’une recherche effectuée à partir du nom d’une personne, d’une page web et des informations qui y sont contenues relatives à cette personne facilite sensiblement l’accessibilité de ces informations à tout internaute effectuant une recherche sur la personne concernée et peut jouer un rôle décisif pour la diffusion desdites informations, elle est susceptible de constituer une ingérence plus importante dans le droit fondamental au respect de la vie privée de la personne concernée que la publication par l’éditeur de cette page web. »
2. Lignes directrices relatives à l’exécution de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire « Google Spain et Inc. / Agencia Española de Protección de datos (AEPD) et Mario Costeja González », C-131/12
76. Dans les Lignes directrices relatives à l’exécution de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire « Google Spain et Inc. / Agencia Española de Protección de datos (AEPD) et Mario Costeja González », C-131/12, adoptées le 26 novembre 2014, le Groupe de travail « Article 29 » sur la protection des données indiquait notamment ce qui suit :
« 11. Les personnes concernées ne sont pas tenues de s’adresser, préalablement ou simultanément, au site web d’origine pour exercer leurs droits vis-à-vis des moteurs de recherche. Il existe deux traitements différents, chacun ayant ses propres raisons de légitimité et des incidences spécifiques sur les droits et intérêts des personnes. Toute personne peut considérer qu’il vaut mieux, compte tenu des circonstances, s’adresser en premier lieu à l’administrateur du site web d’origine pour demander la suppression d’informations ou l’application de protocoles « noindex » auxdites informations, mais l’arrêt n’exige rien de tel.
(...)
18. Les moteurs de recherche inclus dans des pages web n’ont pas les mêmes effets que les moteurs de recherche « externes ». D’une part, ils ne couvrent que les informations contenues dans les pages web en question. D’autre part, et même si un utilisateur effectue une recherche sur la même personne dans plusieurs pages web, les moteurs de recherche internes n’établiront pas de profil complet de la personne concernée et les résultats n’auront pas d’incidence grave sur elle. Dès lors, de manière générale, le droit au déréférencement ne devrait pas s’appliquer aux moteurs de recherche à la portée restreinte, en particulier dans le cas d’outils de recherche de sites web ou de journaux.
(...)
21. D’un point de vue matériel, et comme déjà mentionné, l’arrêt indique expressément que ce droit ne concerne que les résultats obtenus à partir de recherches portant sur le nom d’une personne et ne donne jamais à penser que la suppression complète de la page des index du moteur de recherche est requise. La page doit continuer à être accessible en utilisant d’autres termes de recherche. Il y a lieu de relever que l’arrêt emploie le terme de « nom » sans autre précision. On peut dès lors en conclure que le droit s’applique aux différentes versions possibles du nom, y compris les noms de famille ou les différentes orthographes du nom. »
77. Comme le droit au déréférencement doit être concilié avec le droit du public à avoir accès à une information et avec la liberté d’expression de celui dont émane l’information, la deuxième partie des lignes directrices concerne des critères communs que les autorités de protection des données sont invitées à appliquer pour traiter des plaintes qu’elles reçoivent à la suite de refus de déréférencement par les moteurs de recherche afin de résoudre le conflit des droits et intérêts. D’après ces lignes directrices, dans la plupart des cas, il faudra tenir compte de plus d’un critère avant de prendre une décision car aucun critère n’est déterminant à lui seul. Chaque critère doit être appliqué à la lumière des principes établis par la CJUE et, en particulier, en vertu de « l’intérêt [du grand] public à accéder à [l’information en question] ». Présentés sous forme de questions/réponses, ces critères sont les suivants :
« 1. Le résultat de la recherche concerne-t-il une personne physique ? Le résultat apparaît-il en réponse à une recherche effectuée sur la base du nom de la personne concernée ?
2. La personne concernée joue-t-elle un rôle dans la vie publique ? La personne concernée est-elle une personne publique ?
3. La personne concernée est-elle mineure d’âge ?
4. Les données sont-elles exactes ?
5. Les données sont-elles pertinentes et non excessives ?
a) Les données se rapportent-elles à la vie professionnelle de la personne concernée ?
b) Le résultat de la recherche conduit-il à des informations consistant prétendument en un discours de haine, de la diffamation, de la calomnie ou des délits similaires à l’encontre de la personne qui a introduit une plainte ?
c) Est-il clair que les données reflètent des opinions personnelles ou semble-t-il qu’il s’agit de faits vérifiés ?
6. L’information est-elle sensible au sens de l’article 8 de la directive 95/46/CE ?
7. Les données sont-elles à jour ? Les données sont-elles disponibles plus longtemps qu’il n’est nécessaire pour la finalité du traitement ?
8. Le traitement des données cause-t-il un préjudice à la personne concernée ? Les données ont-elles une incidence négative disproportionnée sur le respect de la vie privée de la personne concernée ?
9. Le résultat de la recherche renvoie-t-il à des informations qui mettent la personne concernée en danger ?
10. Dans quel contexte l’information a-t-elle été publiée ?
a) Le contenu en a-t-il été volontairement rendu public par la personne concernée ?
b) Le contenu était-il destiné à être publié ? La personne concernée aurait-elle raisonnablement pu savoir que le contenu serait rendu public ?
11. Le contenu d’origine a-t-il été publié à des fins journalistiques ?
12. L’éditeur des données a-t-il la compétence (ou l’obligation) légale de publier les données à caractère personnel ?
13. Les données concernent-elles une infraction pénale ? »
78. En ses parties pertinentes, la réponse à la deuxième question/au deuxième critère se lit ainsi :
« La Cour a prévu une exception pour les demandes de déréférencement émanant de personnes concernées qui jouent un rôle dans la vie publique, lorsqu’existe un intérêt du grand public à avoir accès à des informations concernant ces personnes. Le critère est plus large (...) que celui appliqué aux « personnes publiques ».
Qu’est-ce qu’un « rôle dans la vie publique » ?
Il n’est pas possible d’établir avec certitude le type de rôle dans la vie publique qu’une personne physique doit jouer pour justifier l’accès du public à des informations sur ladite personne au moyen d’une recherche sur l’internet.
Cependant, à titre d’exemple, les hommes et les femmes politiques, les hauts fonctionnaires, les hommes et les femmes d’affaires et les membres des professions libérales (réglementées) peuvent généralement être considérés comme jouant un rôle dans la vie publique. Il y a des raisons de permettre au public de rechercher des informations concernant le rôle et les activités de ces personnes dans la vie publique. »
79. La réponse à la huitième question/au huitième critère se lit ainsi :
« La personne concernée n’est pas tenue de prouver un quelconque préjudice pour demander le déréférencement ; en d’autres termes, un préjudice ne constitue pas une condition nécessaire pour pouvoir exercer le droit reconnu par la Cour. Toutefois, s’il est prouvé que la disponibilité du résultat d’une recherche cause un préjudice à la personne concernée, une telle preuve constituerait un argument de poids en faveur du déréférencement.
(...)
Les données pourraient avoir une incidence négative disproportionnée sur la personne concernée si un résultat de recherche se rapporte à un délit mineur ou futile qui ne fait plus – ou n’a peut-être jamais fait – l’objet d’un débat public et s’il n’y a pas de grand intérêt public à ce que cette information soit disponible. »
80. La réponse à la treizième question/au treizième critère se lit ainsi :
« Les États membres de l’Union peuvent avoir des approches différentes quant à la publication d’informations concernant des contrevenants et leurs infractions. Il peut exister des dispositions légales particulières qui ont une incidence sur la disponibilité de ce type d’informations au fil du temps. Les autorités chargées de la protection des données traiteront ce type de cas conformément aux principes et approches en vigueur dans leur État membre. De manière générale, les autorités chargées de la protection des données sont davantage susceptibles d’envisager le déréférencement de résultats de recherche ayant trait à des délits relativement mineurs qui ont été perpétrés il y a longtemps, que d’envisager celui-ci pour des délits plus graves qui ont été commis plus récemment. Toutefois, ces questions exigent d’être examinées avec précaution et seront traitées au cas par cas. »
3. Deux arrêts rendus le 24 septembre 2019 par la CJUE relatifs à des questions préjudicielles concernant l’obligation de déréférencement pesant sur l’exploitant d’un moteur de recherche
81. Dans le premier arrêt ([GC et autres c/ Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL)](https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?docid=218106&doclang=FR), [C-136/17](http://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=218106&pageIndex=0&doclang=fr&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=1722719), EU:C:2019:773), la CJUE était appelée à vérifier si l’interdiction ou les restrictions relatives au traitement de certaines catégories de données personnelles sensibles s’appliquaient également aux exploitants de moteurs de recherche. Mme G.C. et MM. A.F., B.H. et E.D. avaient agi devant le Conseil d’État (France) contre la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) concernant quatre décisions par lesquelles celle-ci avait refusé de mettre en demeure la société Google Inc. de procéder à des déréférencements de divers liens inclus dans la liste de résultats affichée à la suite d’une recherche effectuée à partir de leurs noms respectifs. Ces liens menaient à des pages internet publiées par des tiers qui contenaient, notamment, un photomontage satirique visant une femme politique qui avait été mis en ligne sous pseudonyme, ainsi que des articles mentionnant la qualité de responsable des relations publiques de l’Église de scientologie de l’un des intéressés, la mise en examen d’un homme politique et la condamnation pour faits d’agression sexuelle sur mineur d’un autre intéressé. Le Conseil d’État avait soumis à la CJUE plusieurs questions portant sur l’interprétation des règles de droit de l’Union européenne cherchant notamment à savoir si, eu égard aux responsabilités, aux compétences et aux possibilités spécifiques de l’exploitant d’un moteur de recherche, l’interdiction faite aux autres responsables de traitement de traiter des données relevant de certaines catégories particulières (comme les opinions politiques, les convictions religieuses ou philosophiques ainsi que la vie sexuelle) était également applicable à un tel exploitant.
82. Après avoir rappelé ses conclusions dans l’arrêt Google Spain (paragraphes 72‑73 ci-dessus), la CJUE a souligné que le RGPD, entré en vigueur par la suite, et notamment son article 17, paragraphe 3, sous a), consacrait explicitement l’exigence d’une mise en balance entre, d’une part, les droits fondamentaux au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel, consacrés par les articles 7 et 8 de la Charte, et, d’autre part, le droit fondamental à la liberté d’information, garanti par l’article 11 de la Charte.
83. La CJUE a conclu ensuite que, lorsque l’exploitant d’un moteur de recherche était saisi d’une demande de déréférencement portant sur un lien vers une page internet sur laquelle des données sensibles étaient publiées, il devait, sur la base de tous les éléments pertinents du cas d’espèce et compte tenu de la gravité de l’ingérence dans les droits fondamentaux de la personne concernée au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel, vérifier si l’inclusion de ce lien dans la liste de résultats, qui était affichée à la suite d’une recherche effectuée à partir du nom de cette personne, s’avérait strictement nécessaire pour protéger la liberté d’information des internautes potentiellement intéressés à avoir accès à cette page internet au moyen d’une telle recherche.
84. Enfin, en ce qui concerne les pages internet contenant des données relatives à une procédure judiciaire en matière pénale menée contre une personne donnée, la CJUE s’est référée à l’arrêt de la Cour M.L. et W.W. c. Allemagne (nos 60798/10 et 65599/10, 28 juin 2018), pour en déduire ce qui suit :
« 77. Il appartient ainsi à l’exploitant d’un moteur de recherche d’apprécier, dans le cadre d’une demande de déréférencement portant sur des liens vers des pages web sur lesquelles sont publiées des informations relatives à une procédure judiciaire en matière pénale menée contre la personne concernée, qui se rapportent à une étape antérieure de cette procédure et ne correspondent plus à la situation actuelle, si, eu égard à l’ensemble des circonstances de l’espèce, telles que notamment la nature et la gravité de l’infraction en question, le déroulement et l’issue de ladite procédure, le temps écoulé, le rôle joué par cette personne dans la vie publique et son comportement dans le passé, l’intérêt du public au moment de la demande, le contenu et la forme de la publication ainsi que les répercussions de celle-ci pour ladite personne, cette dernière a droit à ce que les informations en question ne soient plus, au stade actuel, liées à son nom par une liste de résultats, affichée à la suite d’une recherche effectuée à partir de ce nom.
78. Il importe toutefois d’ajouter que, quand bien même l’exploitant d’un moteur de recherche devrait constater que tel n’est pas le cas en raison du fait que l’inclusion du lien en cause s’avère strictement nécessaire pour concilier les droits au respect de la vie privée et à la protection des données de la personne concernée avec la liberté d’information des internautes potentiellement intéressés, cet exploitant est, en tout état de cause, tenu, au plus tard à l’occasion de la demande de déréférencement, d’aménager la liste de résultats de telle sorte que l’image globale qui en résulte pour l’internaute reflète la situation judiciaire actuelle, ce qui nécessite notamment que des liens vers des pages web comportant des informations à ce sujet apparaissent en premier lieu sur cette liste. »
85. Dans le second arrêt, daté du 24 septembre 2019 (Google c/ Commission nationale de l’informatique et des libertés, C‑507/17, EU:C:2019:772), la CJUE a précisé que le droit de l’Union européenne n’imposait pas à l’exploitant d’un moteur de recherche de procéder à un déréférencement sur l’ensemble des versions de son moteur de recherche. Elle a ajouté qu’il était néanmoins tenu de procéder au déréférencement sur les versions correspondant à l’ensemble des États membres et de mettre en place des mesures décourageant les internautes d’avoir, à partir de l’un des États membres, accès aux liens en cause figurant sur les versions hors Union européenne de ce moteur. La CJUE a de plus indiqué que le droit de l’Union européenne ne s’opposait pas à ce qu’une autorité de contrôle ou une autorité judiciaire d’un État membre pût effectuer une mise en balance entre les droits fondamentaux en présence, à l’aune des standards nationaux de protection des droits fondamentaux et, au terme de celle-ci, enjoindre, le cas échéant, à un exploitant d’un tel moteur de recherche de procéder à un déréférencement sur l’ensemble des versions dudit moteur.
4. TU et RE contre Google LLC (arrêt du 8 décembre 2022, C‑460/20, EU:C:2022:962)
86. Dans cette affaire, la Cour fédérale de justice allemande a demandé à la CJUE d’interpréter le RGPD, qui régit notamment le droit à l’effacement (« droit à l’oubli »), ainsi que la directive 95/46/CE, lus à lumière de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, dans le cadre d’un litige dans lequel Google avait rejeté, en 2015, la demande de deux dirigeants d’un groupe de sociétés d’investissements de déréférencer des résultats obtenus lors d’une recherche effectuée à partir de leurs noms. Ces résultats reprenaient des liens vers certains articles parus la même année, lesquels auraient contenu des allégations inexactes. De plus, ils avaient demandé à Google que des photos d’eux, affichées sous la forme de vignettes (thumbnails), soient supprimées de la liste des résultats d’une recherche d’images effectuée à partir de leurs noms, cette liste n’affichant que les vignettes en tant que telles, sans reprendre les éléments du contexte de la publication des photos sur la page Internet référencée.
87. Dans cet arrêt, la CJUE a conclu notamment que, dans la mise en balance qui doit être faite entre les intérêts et droits en présence, le droit à la liberté d’expression et d’information ne peut pas être pris en compte lorsque, à tout le moins, une partie des informations figurant dans le contenu référencé qui ne présentent pas une importance mineure se révèlent inexactes. Elle a ajouté qu’il appartenait d’une part au demandeur de déréférencement d’établir l’inexactitude manifeste des informations ou d’une partie de celles‑ci qui n’est pas d’importance mineure, sans être pour autant tenu, en principe, de produire, dès le stade précontentieux, une décision juridictionnelle obtenue contre l’éditeur du site internet en cause, même sous la forme d’une décision prise en référé. D’autre part, l’exploitant d’un moteur de recherche ne saurait être tenu d’exercer un rôle actif dans la recherche d’éléments de fait qui ne sont pas étayés par la demande de déréférencement, aux fins d’en déterminer le bien-fondé. Par conséquent, si la demande de déréférencement est étayée par des éléments de preuve pertinents et suffisants, établissant le caractère manifestement inexact des informations figurant dans le contenu référencé, l’exploitant du moteur de recherche est tenu de faire droit à cette demande. En ce qui concerne l’affichage des photos sous la forme de vignettes, la CJUE a précisé qu’une mise en balance distincte des droits et des intérêts concurrents s’imposait. Il y a lieu de tenir compte de leur valeur informative sans prendre en considération le contexte de leur publication sur la page Internet d’où elles sont extraites. Cependant, tout élément textuel qui accompagne directement l’affichage des photos dans les résultats de recherche et qui est susceptible d’apporter un éclairage sur la valeur informative de celles-ci doit être pris en compte.
5. ÉLÉMENTS DE DROIT ET DE PRATIQUE COMPARÉS
1. Les États contractants
88. Les données dont la Cour dispose, notamment celles contenues dans une étude portant sur trente-trois États membres du Conseil de l’Europe[1], font apparaître que dans douze États les autorités ou juridictions compétentes ont eu à connaître de demandes de modification (suppression ou anonymisation), au nom du « droit à l’oubli », de données personnelles accessibles sur le site internet d’un organe de presse. Dans quatre de ces États, il a été fait droit à une telle demande de suppression ou d’anonymisation des données personnelles dans des situations particulières qui concernaient notamment des informations relatives à la santé des personnes concernées. Il semble que les deux seules fois où l’anonymisation ou la suppression de données relatives à des poursuites ou des condamnations pénales d’une personne a été ordonnée, il s’agissait d’une personne acquittée ou d’informations fausses.
89. L’ensemble des États membres visés par l’étude et qui ont été confrontés à une demande d’anonymisation ou de suppression de données personnelles dans un article de presse ont indiqué que ces demandes avaient été examinées au cas par cas, selon les circonstances de l’espèce et à l’aune de la mise en balance des divers intérêts en jeu. Une grande variété de critères avait pour cela été pris en compte, se recoupant en partie avec ceux développés dans la jurisprudence de la Cour (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, 7 février 2012 et Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, CEDH 2012).
90. Sept des douze États membres concernés par pareille demande ont expressément indiqué qu’une distinction était faite en fonction de la qualité de la partie défenderesse, en particulier selon que la demande était formulée contre un organe de presse ou un moteur de recherche. Cela semble s’expliquer au moins en partie par le droit de l’Union européenne applicable, qui prévoit que le droit à l’effacement ne s’applique pas dans la mesure où le traitement des données est nécessaire, notamment, à l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information, ainsi qu’à des fins archivistiques dans l’intérêt public. Si ce sont parfois (en partie) les mêmes critères qui sont utilisés pour l’examen d’une demande de déréférencement visant un moteur de recherche que ceux qui sont utilisés lorsqu’il s’agit d’une demande de modification d’une publication par un organe de presse, il semble que la pertinence de ces critères et le poids qui leur est accordé diffèrent selon l’objet de la demande et la qualité de la partie défenderesse.
91. Par ailleurs, dans les États qui ont eu à connaître d’une demande de modification d’un article de presse publié sur Internet, le fait que la version papier du même article restait intacte n’a pas été un élément pris en compte par les juridictions et autorités compétentes. En revanche, la Cour de cassation italienne a souligné qu’il est important d’appliquer des mesures qui permettent que l’archive papier et l’archive électronique d’une même publication restent identiques.
92. Enfin, des mesures moins attentatoires à la liberté d’expression ont été examinées par les autorités ou tribunaux compétents dans au moins cinq États. Dans un autre État, il semble que les juridictions internes ne puissent examiner l’existence de mesures moins attentatoires à la liberté d’expression que si de telles mesures ont été demandées par la partie requérante.
93. La pratique de quelques hautes juridictions nationales des États membres concernés par l’étude tranchant des demandes formulées contre des exploitants de moteurs de recherche, des organismes de presse ou des sites d’information en ligne est présentée plus en détail ci-dessous.
2. Jurisprudence des hautes juridictions françaises
1. L’arrêt du 12 mai 2016 de la Cour de cassation, 1ère Ch. Civ
94. La Cour de cassation française a été appelée à trancher une action fondée sur l’article 38 de la loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés et sur l’article 1382 du code civil que les requérants avaient engagée en 2010 aux fins de voir ordonner la suppression des données à caractère personnel les concernant, lesquelles faisaient l’objet de traitements automatisés par le site internet LesEchos.fr. Les deux requérants, des traders auxquels le Conseil des marchés financiers avait infligé une sanction en 2003, sollicitaient l’effacement de leurs noms d’un article publié en 2006, puis archivé gratuitement sur le site du journal Les Echos, après que le Conseil d’État eut réformé la décision de leur retirer leur carte d’intervenant sur les marchés financiers et de leur interdire d’exercer en réduisant la sanction à un simple blâme.
La Cour de cassation s’est exprimée dans ces termes :
« Mais attendu qu’en retenant, par des motifs non critiqués, que le fait d’imposer à un organe de presse, soit de supprimer du site internet dédié à l’archivage de ses articles, qui ne peut être assimilé à l’édition d’une base de données de décisions de justice, l’information elle-même contenue dans l’un de ces articles, le retrait des nom et prénom des personnes visées par la décision privant celui-ci de tout intérêt, soit d’en restreindre l’accès en modifiant le référencement habituel, excède les restrictions qui peuvent être apportées à la liberté de la presse, la cour d’appel a légalement justifié sa décision, abstraction faite des motifs surabondants critiqués par la première branche ; »
2. L’arrêt du 17 février 2021 de la Cour de cassation, 1ère Ch. Civ.
95. Cette affaire concernait le représentant légal d’une société spécialisée dans la supplémentation nutritionnelle, qui avait été déclaré coupable, par un arrêt définitif de 2009, des faits d’exercice illégal de la pharmacie, de commercialisation de médicaments sans autorisation de mise sur le marché, d’infraction à la réglementation de la publicité des médicaments et, par un arrêt de 2011, de fraude fiscale et d’omission d’écritures en comptabilité, cette condamnation ayant été annulée par une décision de 2019 de la Cour de révision et de réexamen des condamnations pénales. En 2016, le requérant, après avoir découvert fortuitement qu’une page lui était consacrée sur un certain site internet, qu’elle faisait état de ces condamnations pénales et invitait au moyen d’un lien hypertexte à consulter l’avis de décès de son père publié sur un deuxième site et soutenant que cette publication portait atteinte à l’intimité de sa vie privée, avait assigné l’auteure de la page litigieuse, sur le fondement de l’article 9 du code civil (relatif au droit au respect de la vie privée), en indemnisation de son préjudice et suppression de cette page. Devant la Cour de cassation, le requérant reprochait à la cour d’appel qui avait rejeté son action de s’être bornée à relever, dans l’exposé des faits, que le site internet litigieux se présentait comme ayant vocation à parler des « croyances irrationnelles » et traitait de sujets tels que la théorie du complot, l’homéopathie, l’ésotérisme, la guérison spirituelle ou encore l’électromagnétisme, sans identifier le sujet d’intérêt général concret abordé par les propos de la défenderesse, qui aurait été de nature à justifier la publication d’informations afférentes à sa vie privée.
96. La Cour de cassation a accueilli le pourvoi et a annulé la décision de la juridiction inférieure pour défaut de base légale. Renvoyant à la jurisprudence de la Cour (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 99, 100 et 102, CEDH 2015 (extraits)), et Bédat c. Suisse [GC] (no 56925/08, § 64, 29 mars 2016)), elle a estimé qu’il appartenait au juge saisi de mettre les droits fondamentaux en balance en fonction des intérêts en jeu et de privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime. Elle a jugé que, face à une demande de suppression d’information relative à une procédure judiciaire, il appartenait aux juridictions de rechercher si la publication en cause s’inscrivait dans un débat d’intérêt général, justifiant la reproduction des condamnations pénales. Elle a exposé que le fait que des informations fussent déjà dans le domaine public ne les soustrayait pas nécessairement à la protection de l’article 8 de la Convention, l’intérêt à publier ces informations devant être mis en balance avec des considérations liées à la vie privée. Elle a précisé que celles‑ci entraient en jeu dans les situations où des informations avaient été recueillies sur une personne bien précise, où des données à caractère personnel avaient été traitées ou utilisées et où les éléments en question avaient été rendus publics d’une manière ou dans une mesure excédant ce à quoi les intéressés pouvaient raisonnablement s’attendre (Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, §§ 134-136, 27 juin 2017).
3. Les 13 arrêts du Conseil d’État français du 6 décembre 2019
97. Par 13 arrêts du 6 décembre 2019, le Conseil d’État a fixé les conditions dans lesquelles doit être respecté le droit au déréférencement sur Internet prévu par le RGPD, livrant ainsi un mode d’emploi du « droit à l’oubli ». Ces arrêts ont été adoptés à la lumière de l’arrêt de la CJUE rendu le 24 septembre 2019 en réponse à une question du Conseil d’État (paragraphe 81 et suiv. ci-dessus).
98. Selon le Conseil d’État, les grands principes du cadre dans lequel un exploitant de moteur de recherche doit respecter le droit au déréférencement sont les suivants :
. Le juge se prononce en tenant compte des circonstances et du droit applicable à la date à laquelle il statue.
. Le déréférencement d’un lien associant au nom d’un particulier une page web contenant des données personnelles le concernant est un droit.
. Le « droit à l’oubli » n’est pas absolu. Une balance doit être effectuée entre le droit à la vie privée du demandeur et le droit à l’information du public.
. L’arbitrage entre ces deux libertés fondamentales dépend de la nature des données personnelles.
99. Dans ces arrêts, trois catégories de données personnelles étaient concernées : a) des données dites sensibles (données les plus intrusives dans la vie d’une personne comme celles concernant sa santé, sa vie sexuelle, ses opinions politiques, ses convictions religieuses, etc.), b) des données pénales (relatives à une procédure judiciaire ou à une condamnation pénale), et c) des données touchant à la vie privée sans être sensibles. La protection dont bénéficient les deux premières catégories est la plus élevée : il ne peut être légalement refusé de faire droit à une demande de déréférencement que si l’accès aux données sensibles ou pénales à partir d’une recherche portant sur le nom du demandeur est strictement nécessaire à l’information du public. Pour la troisième catégorie, il suffit qu’il existe un intérêt prépondérant du public à accéder à l’information en cause.
100. Le Conseil d’État a considéré que les différents critères à prendre en compte lors de la mise en balance des droits en présence étaient : les caractéristiques des données personnelles en cause (leur nature, leur contenu, leur caractère plus ou moins objectif, leur exactitude, leur source, les conditions et la date de leur mise en ligne ainsi que les répercussions de leur référencement pour l’intéressé), le rôle social du demandeur (sa notoriété, son rôle dans la vie publique et sa fonction dans la société) et les conditions dans lesquelles les données ont été rendues publiques (par exemple, si l’intéressé a de lui-même rendu ces informations publiques) et restent par ailleurs accessibles.
3. L’arrêt NT1 et NT2 c. Google LLC [2018] EWHC 799 de la High Court (QB) d’Angleterre et du pays de Galles du 13 avril 2018
101. L’affaire concerne les demandes adressées par deux hommes d’affaires à Google aux fins d’obtenir le déréférencement de plusieurs liens vers des articles de presse portant sur des affaires immobilières controversées pour lesquelles ils avaient d’ailleurs été condamnés. Le premier homme d’affaires (NT1) avait été condamné à la fin des années 1990 à une peine de prison pour conspiration et il avait été remis en liberté conditionnelle et réhabilité à la suite d’une modification avec effet rétroactif de la loi, en 2014. Le deuxième homme d’affaires (NT2) avait été condamné au début des années 2000 pour conspiration et avait été incarcéré pendant six semaines puis remis en liberté conditionnelle.
102. Dans son examen du « droit à l’oubli », la High Court s’est fondée sur l’arrêt de la CJUE C-131/12, Google Spain (paragraphe 71 et suiv. ci‑dessus) ainsi que sur les Lignes directrices adoptées pour la mise en application de cet arrêt (paragraphe 76 ci-dessus). La High Court a effectué une mise en balance en partant du principe de l’égalité entre le droit au respect de la vie privée et à la protection des données personnelles, d’une part, et le droit à la liberté d’expression et d’information, d’autre part. Elle a considéré que ce principe était conforme aux conclusions de la CJUE, laquelle n’a pas laissé entendre que, dans ce type d’affaires, l’intérêt pour le public d’accéder à l’information aurait, de manière inhérente, une valeur moindre que le droit au respect de la vie privée. Elle a également estimé que Google ne saurait bénéficier d’une exception liée à des activités menées à des fins journalistiques.
103. La High Court a jugé, à la lumière des circonstances de l’espèce, que NT1 était une personne publique jouant un rôle limité dans la vie publique et que l’information concernant sa condamnation pénale, n’étant pas liée à sa vie personnelle, ne revêtait pas un caractère privé mais relevait de l’intérêt public étant donné qu’elle concernait un délit économique ayant fait l’objet de poursuites pénales et d’une condamnation. Cette haute juridiction a estimé que, bien que l’information eût été sensible, le préjudice prétendument subi par NT1 était lié à ses affaires et concernait des périodes antérieures à celle pour laquelle il aurait pu dénoncer le traitement de cette information par Google. Elle a considéré que, de plus, NT1 ne pouvait revendiquer aucune aspiration à une protection de sa vie privée car l’information avait été rendue publique dans le contexte de l’information du public sur les affaires pénales, ce qui était selon elle le résultat normal et prévisible du comportement délictueux du requérant lui-même.
104. La High Court a également examiné en détail l’effet de la réhabilitation dans le contexte de la revendication d’un « droit à l’oubli ». D’après elle, la réhabilitation marquait le moment à partir duquel une personne condamnée devait pouvoir jouir de son droit au respect de la vie privée et s’opposer à toute utilisation continue ou redivulgation d’une information relative à son délit, à sa condamnation ou à la sanction qui lui a été infligée. Elle a en outre considéré que la réhabilitation d’une personne constituait un facteur de poids dans l’examen d’une demande de déréférencement, facteur qui devrait tout de même être mis en balance avec la liberté d’expression et d’information. En l’espèce, la High Court a pris en considération les circonstances exceptionnelles dans lesquelles NT1 avait bénéficié d’une réhabilitation à la suite d’un changement récent de la loi, son comportement trompeur après sa sortie de la prison et le fait qu’il n’avait pas admis sa culpabilité et qu’il ne témoignait pas de regrets pour ses actes. Notant en outre que NT1 poursuivait ses activités dans le monde des affaires, la High Court a jugé que l’information relative à son passé gardait sa pertinence et permettait au public de se faire une idée de son honnêteté. Elle a rejeté dès lors la demande de déréférencement.
105. Tout en suivant les mêmes lignes de raisonnement, la High Court a accueilli la demande de déréférencement formée par NT2. Elle a jugé notamment que l’information litigieuse n’était plus d’actualité ou pertinente et que les utilisateurs de Google n’avaient pas un intérêt légitime suffisant susceptible de justifier l’accessibilité continue de cette information. Elle a ajouté que de plus, NT2 aurait, de toute manière, bénéficié de la réhabilitation suivant les règles classiques en la matière. Elle a enfin précisé que ses activités du moment portaient sur un domaine différent de celui dans lequel il avait exercé à l’époque des faits et que, dès lors, son passé criminel était peu ou n’était pas pertinent pour les personnes avec lesquelles il pouvait s’engager dans des relations d’affaires.
4. L’arrêt du 4 juin 2018 du Tribunal constitutionnel espagnol (no 58/2018)
106. L’arrêt vise une information d’actualité publiée par le journal El Pais en 1985, qui a été ultérieurement mise en ligne dans le cadre des archives numériques du journal, et qui décrivait en détail le placement en détention pour trafic de drogues de deux personnes. Plus de vingt ans plus tard, en 2009, alors qu’elles avaient été remises en liberté et réhabilitées, ces personnes ont appris que l’article en question apparaissait parmi les premiers résultats d’une recherche effectuée à partir de leurs noms à l’aide des moteurs de recherche les plus utilisés. Dans leur demande introductive d’instance, elles réclamaient a) la suppression ou l’anonymisation des archives par le journal El Pais ainsi que b) le déréférencement des liens vers l’article en question par les exploitants des moteurs de recherche, tels Google, ainsi que par le journal El Pais lui-même. Si les deux premières juridictions espagnoles ont fait droit à ces demandes, la Cour suprême a accueilli le recours du journal et a rejeté la partie de l’action concernant la modification de la page web et la désindexation de cette page par le moteur de recherche interne du site web du journal.
107. Le Tribunal constitutionnel a été ainsi amené à effectuer une mise en balance de différents droits, dont le « droit à l’oubli », qu’il a défini comme étant un aspect du droit fondamental à la protection contre le traitement des données à caractère personnel. Il a précisé que bien qu’il constituât également un mécanisme de garantie pour la protection des droits au respect de la vie privée et à l’honneur, avec lesquels il était étroitement lié, il demeurait toutefois un droit fondamental autonome. Le Tribunal a estimé en outre que le « droit à l’oubli » n’était pas absolu et que, en règle générale, la liberté d’information l’emportait sur le droit au respect de la vie privée ou sur le droit à l’auto-détermination informationnelle dont le « droit à l’oubli » découlait.
108. Le Tribunal a entendu faire application de sa jurisprudence constante relative à la mise en balance du droit au respect à la vie privée et du droit à la liberté d’information, jurisprudence qui coïncide avec celle de la Cour. Il a toutefois jugé que deux critères déterminants devaient être ajoutés à cet exercice, étant donné que la protection des données personnelles était en jeu : l’écoulement du temps et la publication de l’information en cause sur Internet. En effet, après avoir constaté que les informations litigieuses étaient véridiques et d’intérêt public car portant sur une affaire pénale, le Tribunal constitutionnel a estimé qu’il était essentiel d’introduire quelques nuances à sa jurisprudence antérieure :
« Comme exposé antérieurement, la pertinence publique de l’information est déterminée tant par l’objet de celle-ci que par la situation de la personne à laquelle elle se réfère. Mais, le caractère digne d’intérêt de l’information peut également être en lien avec son « actualité » c’est-à-dire avec son rapport, plus ou moins immédiat, avec le temps présent. Le sujet ou l’objet d’une information peut être pertinent dans un sens abstrait, mais s’il fait référence à un événement qui s’est produit il y a des années, sans aucun lien avec un événement actuel, il peut avoir perdu une partie de son intérêt public ou informationnel pour acquérir, ou non, un intérêt historique, statistique ou scientifique. Malgré son importance incontestable, ce type d’intérêt n’est pas directement lié à la formation d’une opinion publique informée, libre et plurielle, mais au développement général de la culture qui, évidemment, sert de substrat à la formation des opinions. Pour cette raison, dans ces cas, pourrait être remise en cause la prévalence du droit à l’information [art. 20.1 d) CE] sur le droit à la vie privée d’une personne (art. 18.1 CE) qui, après un certain temps, choisit de demander que ces données et informations, qui auraient pu avoir une pertinence publique à leur époque, soient oubliées. Bien entendu, lorsque l’information d’actualité en question a été numérisée et est contenue dans une archive de presse, l’atteinte au droit à la vie privée s’accompagne d’une atteinte au droit à l’autodétermination informationnelle (art. 18.4 CE). »
109. Rappelant la jurisprudence de la Cour en la matière (Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni (nos 1 et 2), nos 3002/03 et 23676/03, CEDH 2009), le Tribunal constitutionnel a affirmé que la presse, en mettant ses bases de données à la disposition du grand public, remplissait une double fonction : d’une part, celle de garantir la pluralité des informations qui se trouvait à la base de la construction des sociétés démocratiques, et, d’autre part, celle de constituer des archives à partir d’informations déjà publiées, extrêmement utiles pour la recherche historique. Il a indiqué que, bien que l’une et l’autre jouent un rôle important dans la formation libre d’une opinion publique, elles ne méritaient pas un niveau de protection équivalent au titre de la protection de la liberté d’information, puisque l’une des fonctions était principale et l’autre secondaire. D’après le Tribunal, cela entraînait un effet immédiat sur la mise en balance entre la liberté d’information et la protection de l’honneur, de la vie privée et des données personnelles.
110. Le Tribunal a rappelé ensuite les conclusions de la CJUE dans son arrêt C-131/12, Google Spain (paragraphe 71 et suiv. ci-dessus) selon lesquelles « cet équilibre [entre les différents droits fondamentaux] peut toutefois dépendre, dans des cas particuliers, de la nature de l’information en question et de sa sensibilité pour la vie privée de la personne concernée ainsi que de l’intérêt du public à disposer de cette information, lequel peut varier, notamment, en fonction du rôle joué par cette personne dans la vie publique (point 81). » En l’espèce, il a indiqué que la pertinence publique de l’information, disponible dans des archives journalistiques numériques, pouvait être remise en question par l’écoulement du temps. Il a ajouté que s’il était vrai que le sujet de l’information d’actualité avait été, et continuait d’être, d’un grand intérêt public lorsque l’on abordait la question de la toxicomanie et du trafic de drogue, toujours est-il que les personnes concernées n’étaient pas des personnalités publiques à l’époque des faits ou de l’arrêt.
111. Le Tribunal constitutionnel a noté que l’information litigieuse concernait des événements passés sans aucun impact sur le présent, et que sa diffusion actuelle contribuait peu au débat public. Il a estimé que, de plus, le crime concerné ni n’était particulièrement grave ni n’avait eu d’impact particulier sur la société à l’époque. En conséquence, selon le Tribunal, l’écoulement d’un délai de trente ans après les faits faisait complètement disparaître l’intérêt initial que l’affaire pénale avait pu susciter. En revanche, le préjudice que la diffusion actuelle de l’information dont l’intérêt se limitait à son statut d’archive journalistique produisait pour l’honneur, la vie privée et le droit à la protection des données personnelles des intéressés était particulièrement grave compte tenu du sérieux discrédit jeté sur leur vie personnelle et professionnelle par les informations diffusées (participation à un délit, toxicomanie). Ce préjudice a été donc considéré comme disproportionné par rapport au peu d’intérêt actuel que suscitait le fait divers. Dès lors, pour le Tribunal, la désindexation de l’article en question par le moteur de recherche interne du journal à partir du nom des personnes concernées constituait une mesure adéquate, nécessaire et proportionnée.
112. Le Tribunal a ajouté que, en tout état de cause, l’information pourrait être retrouvée au moyen d’une recherche thématique, temporelle, géographique ou de tout autre type de recherche effectuée pour des intérêts journalistiques. Il a précisé que, de plus, en cas de désindexation, l’information continuait d’être disponible sur papier et en format numérique, la restriction judiciaire portant exclusivement sur un mode d’accès particulier à celle-ci. La proportionnalité de la mesure était ainsi assurée. Le Tribunal a conclu que dans ces conditions, la modification du contenu de l’information par l’effacement des noms ou l’anonymisation, qui aurait impliqué une ingérence plus grave dans la liberté de la presse qu’une simple limitation de sa diffusion, n’était plus nécessaire.
5. Jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale allemande (Bundesverfassungsgericht) et de la Cour fédérale de justice allemande (Bundesgerichtshof)
1. L’arrêt 1 BvR 16/13 du 6 novembre 2019 (le droit à l’oubli I) de la Cour constitutionnelle fédérale
113. Dans ce premier arrêt, la Cour constitutionnelle fédérale a examiné les contours du « droit à l’oubli » dans le cadre d’un litige opposant le requérant à une entreprise de presse. À l’origine de l’arrêt se trouvait une action tendant à obtenir qu’il fût interdit à la partie défenderesse de mentionner le nom du requérant dans les reportages relatant le crime qu’il avait commis (assassinat) et pour lequel il avait été condamné en 1982. En effet, les trois articles consacrés à cette affaire parus en 1982 et en 1983 dans l’édition imprimée du magazine Der Spiegel, dans lesquels le nom du requérant était mentionné, étaient disponibles gratuitement et sans restriction d’accès depuis 1999 dans les archives en ligne de la partie défenderesse. Les articles susmentionnés figuraient parmi les premiers résultats lorsque l’on effectuait une recherche à partir du nom du requérant au moyen de l’un des moteurs de recherche les plus répandus. Le requérant avait pris connaissance de cette situation pour la première fois en 2009, sept ans après avoir été remis en liberté. La Cour fédérale de justice avait rejeté cette action, estimant que le grand public possédait un intérêt légitime à pouvoir s’informer, sur le fondement des articles originaux non altérés, au sujet des événements de l’histoire contemporaine, comme le procès auquel la personne et le nom du requérant demeuraient inextricablement liés.
114. La Cour constitutionnelle fédérale a jugé que le contrôle de constitutionnalité en matière de protection contre de possibles atteintes aux droits fondamentaux du fait de la diffusion d’articles et d’informations portant sur une personne donnée s’opérait à l’aune de la dimension du droit général de la personnalité de celle-ci limitant le droit d’autrui à s’exprimer, et non à l’aune du droit à l’auto-détermination en matière d’informations. Cette haute juridiction a considéré que ce dernier droit garantissait la possibilité reconnue à l’individu d’influer de façon différenciée sur la question de savoir dans quel contexte et de quelle manière les données à caractère personnel le concernant étaient accessibles à des tiers et pouvaient être utilisées par ces derniers et que, de ce fait, il permettait à l’individu d’avoir un mot substantiel à dire sur ce que l’on lui imputait. Pour cette haute juridiction, il s’agissait d’une manifestation autonome découlant du droit général de la personnalité, possédant son propre contenu et qui le distinguait des autres manifestations de ce droit.
115. S’agissant du droit général de la personnalité, la Cour constitutionnelle fédérale a observé que, vu les conditions de communication à l’ère d’Internet, l’élément du temps revêtait une importance particulière lorsqu’il s’agissait d’apprécier si un individu possédait un droit à la protection. Elle a estimé que l’ordre juridique devait protéger une personne contre le fait que des positions défendues, des propos tenus et des actes commis par cette dernière pussent lui être publiquement reprochés sans limite dans le temps. Pour la Cour constitutionnelle fédérale, l’individu ne pouvait avoir l’opportunité d’un nouveau départ en toute liberté que s’il disposait de la possibilité de faire retirer la mention des faits passés. Selon cette haute juridiction, la dimension temporelle de la liberté individuelle incluait la possibilité de se faire oublier.
116. La Cour constitutionnelle fédérale a indiqué qu’il ne découlait pas du droit général de la personnalité un droit à faire supprimer sur Internet toute information personnelle qui avait pu être échangée dans le cadre des communications en ligne. En particulier, selon cette haute juridiction, il n’existait pas de droit à filtrer selon une décision discrétionnaire et reflétant les vues personnelles de l’individu concerné les informations publiquement disponibles et à limiter ces informations à ceux des aspects que l’individu concerné estimait pertinents et appropriés par rapport à l’idée qu’il avait de lui-même.
117. Du côté de l’entreprise de presse, la Cour constitutionnelle a estimé qu’il convenait de prendre en considération la liberté d’expression et la liberté de la presse, y compris la mise à disposition du public des archives en ligne.
118. La Cour constitutionnelle fédérale a considéré que la portée de la protection contre la diffusion d’articles de presse dans un cas particulier était déterminée à l’issue d’une mise en balance des droits fondamentaux en conflit qui devait prendre pleinement en compte les circonstances concrètes de l’espèce. En l’occurrence, elle a défini l’objet du litige comme portant sur la question de savoir si un article publié de manière initialement licite pouvait légalement continuer à être diffusé de nombreuses années plus tard, et donc après un changement des circonstances. Selon cette haute juridiction, lors de la mise en balance, des exigences s’appliquaient en matière de procédure (déterminant dans quels cas un changement de circonstances devait être pris en compte). De même, elle a estimé que des critères matériels pouvaient également être identifiés pour l’appréciation de l’effet de l’écoulement du temps entre la première publication d’informations et leur diffusion ultérieure (comme l’impact et le sujet de l’article litigieux, le contexte plus large des événements dans lesquels l’information s’inscrivait, y compris le comportement de la personne visée, ou l’ampleur de la diffusion en ligne des informations). Elle a considéré qu’il était en revanche exclu de conclure à un besoin de protection en raison de l’écoulement du temps en reprenant schématiquement les obligations en matière d’utilisation, de diffusion ou de suppression d’informations prévues dans d’autres contextes.
119. En dernier lieu, la Cour constitutionnelle a jugé que la conciliation des différents droits fondamentaux en jeu exigeait la prise en compte du fait qu’il existait plusieurs manières dont la protection contre la diffusion permanente sur Internet d’anciennes publications pouvait être assurée. Ensuite, elle a indiqué que pour trancher la question d’un éventuel droit à la protection contre cette diffusion, la recherche d’une solution intermédiaire entre, d’une part, la suppression complète de tous les éléments individualisés d’une publication et, d’autre part, l’obligation de supporter sans réserve de tels éléments pouvait dans un premier temps se fonder sur les intérêts respectifs des parties en conflit. Elle a précisé que, plus concrètement, il fallait tenir compte de la mesure dans laquelle un opérateur d’archives en ligne disposait de moyens qui lui permettaient, afin de protéger les personnes concernées, d’exercer une influence sur l’identification et la diffusion sur Internet des articles concernés. Elle a ajouté que cette constatation valait particulièrement en ce qui concernait les moteurs de recherche, qui revêtaient une importance déterminante dans la diffusion d’informations sur Internet. Elle a noté que la mise en balance devait rechercher une efficacité réelle suffisante des mesures adoptées, qui en outre devaient être raisonnables pour l’opérateur d’archives en cause.
120. Si, d’après la Cour constitutionnelle fédérale, la détermination des obligations plus détaillées à imposer aux opérateurs d’archives en ligne relevait principalement de la compétence des juridictions ordinaires, qui bénéficiaient d’une large marge d’appréciation, l’objectif était de parvenir à une conciliation qui permette d’une part de préserver dans la plus large mesure possible le libre accès au texte d’origine et d’autre part de suffisamment limiter malgré tout cet accès dans un cas particulier lorsqu’existait un besoin concret de protection des personnes concernées – notamment contre des recherches par nom lancées au moyen d’un moteur de recherche.
121. La Cour constitutionnelle fédérale a conclu que la Cour fédérale de justice n’avait pas évalué suffisamment les préjudices causés au requérant du fait de la diffusion ultérieure des articles dans des circonstances modifiées par le passage du temps. Elle a ajouté que, eu égard au grave préjudice causé au requérant du fait de l’accessibilité générale des publications litigieuses, la décision de la Cour fédérale de justice ne prenait pas en considération la question de la mise en place de possibilités de protection échelonnée, et donc d’éventuelles mesures intermédiaires constituant un moyen plus clément qu’il était plus raisonnable d’imposer à la partie défenderesse que la suppression des articles en question ou leur altération au moyen d’une censure numérique du nom du requérant.
2. L’arrêt 1 Bvr 276/17 du 6 novembre 2019 (le droit à l’oubli II) de la Cour constitutionnelle fédérale
122. Dans un deuxième arrêt, la Cour constitutionnelle fédérale a examiné les contours du « droit à l’oubli » dans le cadre d’une procédure opposant la requérante à un moteur de recherche. La requérante alléguait que si son nom était entré dans un moteur de recherche, l’un des résultats affichés renvoyait vers la transcription d’une émission de télévision versée à des archives en ligne en 2010. Dans cette émission, un traitement inéquitable à l’égard d’un salarié licencié avait été reproché à la requérante, dont le nom avait été explicitement mentionné. Le litige portant sur un domaine qui avait été entièrement harmonisé par le droit de l’Union européenne, la Cour constitutionnelle fédérale a alors appliqué la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
123. Elle a conclu que, dans la mesure où des personnes concernées exigeaient d’un exploitant de moteur de recherche qu’il s’abstînt de rechercher et d’afficher des liens vers certains contenus sur Internet, la mise en balance à opérer dans un tel cas devait prendre en compte non seulement les droits de la personnalité des individus concernés (articles 7 et 8 de la Charte) mais aussi, dans le contexte de la liberté d’entreprise des exploitants de moteurs de recherche (article 16 de la Charte), les droits fondamentaux des fournisseurs de contenu concernés et l’intérêt des internautes à obtenir des informations.
124. Elle a exposé que, dans la mesure où, sur le fondement de l’examen du contenu concret d’une publication en ligne, une interdiction d’afficher certains résultats d’une recherche avait été prononcée et où le fournisseur de contenu s’était donc vu privé d’un moyen important dont il aurait autrement pu disposer pour la diffusion de ce contenu, une telle interdiction constituait une ingérence dans la liberté d’expression du fournisseur de contenu (article 11 de la Charte). Elle a précisé que, en revanche, l’exploitant du moteur de recherche ne pouvait invoquer l’article 11 en ce qui concernait l’affichage des résultats de recherches lancées à l’aide de ce moteur de recherche car l’objectif de ces services de recherche n’était pas de diffuser certaines opinions. La Cour constitutionnelle fédérale, rappelant que la CJUE exigeait une prise en compte de l’intérêt du grand public à l’accès à l’information en tant que manifestation de la liberté d’information garantie par l’article 11 de la Charte, a ajouté qu’il devait également être tenu compte du rôle revenant à la presse dans une société démocratique. Elle a observé à cet égard que ce n’étaient toutefois pas tant les droits individuels des utilisateurs, en vertu de l’article 11 de la Charte, à l’accès à l’information fournie par le site internet concrètement concerné qui se trouvaient affectés, mais plutôt la liberté d’information en tant que principe qu’il convenait de prendre en considération dans le cadre d’une mise en balance à l’occasion d’une restriction apportée au droit garanti par l’article 16 de la Charte.
125. La Cour constitutionnelle fédérale a également noté que l’importance des seuls intérêts économiques de l’exploitant du moteur de recherche ne suffisait en principe pas en elle-même, dans le cadre de la mise en balance, pour justifier une restriction du droit à la protection des personnes concernées. L’intérêt du public en matière d’information et surtout les droits fondamentaux de tiers devant être pris en compte revêtaient à cet égard un poids plus important. Dès lors, pour cette haute juridiction, il n’était pas présumé en l’espèce – contrairement à ce qui avait été le cas dans certaines affaires tranchées par la CJUE, qui concernaient cependant des situations différentes de celle de la présente affaire – que la protection du droit général de la personnalité devait primer. Au contraire, cette haute juridiction pensait que les droits fondamentaux concurrents devaient être mis en balance sur un pied d’égalité. Elle exposait que, de même que l’individu ne pouvait décider unilatéralement à l’égard des médias quelles informations devaient pouvoir être diffusées à son sujet dans le cadre de la communication publique, il ne possédait pas non plus un tel pouvoir de disposition unilatérale à l’égard des exploitants de moteurs de recherche.
126. La Cour constitutionnelle a jugé que, dans le cadre de la mise en balance, l’appréciation d’un article dans son contexte initial n’était pas suffisante, et qu’il fallait aussi prendre en compte le caractère facile et permanent de l’accès aux informations à l’aide d’un moteur de recherche. Elle a ajouté qu’il convenait notamment de tenir compte de l’importance de l’écoulement du temps entre la publication initiale et son affichage parmi les résultats d’une recherche lancée au moyen d’un moteur de recherche, comme l’exigeait l’esprit du régime juridique prévu par l’article 17 du RGPD fondé sur un « droit à l’oubli ».
3. L’arrêt de la Cour fédérale de justice allemande du 26 janvier 2021 (VI ZR 437/19)
127. L’affaire portait sur la licéité de la publication, en mars 2017, de deux articles de presse relatant les activités du requérant dans le cadre d’une paroisse ainsi que sur leur maintien dans des archives de presse en ligne. Le requérant demandait leur suppression.
128. Selon la Cour fédérale de justice allemande, dans la mesure où il n’était pas question de la publication initiale ou d’une republication, mais de la conservation d’un article accessible au public, en particulier dans les archives de la presse, la licéité devait être appréciée sur la base d’une nouvelle mise en balance des intérêts concurrents protégés par les droits fondamentaux existant au moment de la demande de suppression en question. La Cour fédérale a indiqué que dans ce contexte, la licéité initiale d’un article constituait toutefois un facteur essentiel qui justifiait l’intérêt légitime élevé des organes de presse à maintenir cet article à la disposition du public de manière permanente sans nouvel examen ou modification. Elle a précisé qu’en effet, dans ce cas, la presse avait déjà respecté les conditions lui incombant lors de la publication initiale et pouvait donc en principe exiger de ne pas avoir à se pencher à nouveau sur les articles et leur objet.
129. La Cour fédérale a en outre indiqué que les intérêts de la personne concernée devaient être mis en balance avec les intérêts de la presse et du public en général à l’accessibilité permanente d’un article initialement licite, compte tenu de l’évolution des circonstances. Elle a exposé à cet égard que les tribunaux devaient notamment tenir compte de la gravité de l’atteinte à la personnalité résultant de la persistance de l’information malgré le temps écoulé, du passage du temps depuis l’inclusion de l’article dans l’archive, du comportement de la personne concernée dans l’intervalle, y compris des éventuelles redivulgations, de l’effet concret, continu ou s’estompant, produit par la publication de presse litigieuse à une large échelle, du rang d’apparition de l’information à l’issue d’une recherche effectuée à partir d’un nom sur Internet, de l’intérêt général à la persistance d’informations publiées initialement de manière licite et de l’intérêt tiré des droits fondamentaux des fournisseurs de contenu à un archivage et à une mise à disposition de leurs contenus en principe inchangés. Elle a ajouté que des mesures restrictives par rapport à la mise à disposition sans entrave et sans modification d’articles de presse initialement licites dans des archives en ligne n’étaient raisonnables que si les conséquences d’une telle mise à disposition étaient particulièrement graves pour les personnes concernées et que ces mesures ne remettaient donc pas fondamentalement en cause une telle mise à disposition au-delà de cas isolés.
130. En l’espèce, la Cour fédérale de justice allemande a constaté qu’aucune circonstance ne permettait de conclure que le maintien des articles de presse initialement licites dans les archives de la défenderesse entraînerait des conséquences particulièrement graves pour le requérant.
6. Jurisprudence de la Cour de cassation italienne
131. La tendance de la Cour de cassation italienne est d’accorder une certaine priorité à la protection des données, à un degré directement proportionnel au laps de temps qui s’est écoulé depuis la publication initiale de l’information concernée.
132. La Cour de cassation italienne a ordonné la suppression de l’information uniquement dans les affaires dans lesquelles il n’y avait aucun intérêt public au maintien de celle-ci et où l’information était en fait publiée en violation du droit au respect de la vie privée de la personne concernée (arrêt no 15160/2021). Elle estime que s’il y a un intérêt public à l’accessibilité de l’information litigieuse mais que la diffusion des données personnelles n’est pas essentielle (par exemple, parce que la personne concernée n’est pas une personne publique), le seul recours effectif est le déréférencement. La suppression de l’information ne doit être utilisée qu’en dernier recours (arrêt no 13524/2021). Elle considère qu’il convient de lui préférer l’actualisation ou la contextualisation de l’information dans l’article concerné, qui doit refléter l’évolution de l’information qui était véridique et publiée légalement à l’origine, mais qui n’est plus d’actualité. Ainsi, selon cette haute juridiction italienne, la nature historique intrinsèque de toute archive interdit son « amputation » par la suppression de l’information. Pour cette juridiction, la rapidité d’accès à une archive en ligne justifie seulement un remède spécial pour la personne concernée, remède qui ne remet pas en cause le maintien de la publication originale. De plus, de cette manière, l’archive papier et l’archive numérique d’une même publication restent identiques (arrêts nos 5525/2012, 7559/2020 et 9147/2020).
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
133. Le requérant allègue que sa condamnation à anonymiser la version archivée de l’article litigieux sur le site internet du journal Le Soir constituait une violation de la liberté d’expression, de la liberté de la presse et de la liberté de diffuser des informations. Il invoque l’article 10 de la Convention, qui, en ses parties pertinentes, est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
1. L’arrêt de la chambre
134. La chambre a conclu, par six voix contre une, à une non-violation de l’article 10 de la Convention. Elle a estimé que la condamnation civile du requérant constituait une ingérence dans ses droits garantis par cet article, ingérence qui était prévue par la loi et qui poursuivait le but légitime de la protection de la réputation et des droits d’autrui, en l’espèce le droit au respect de la vie privée de G.
135. S’agissant de la nécessité de l’ingérence, la chambre a d’abord souligné qu’il s’agissait pour les juridictions nationales de mettre en balance d’une part, la liberté d’expression du requérant en tant qu’éditeur, en particulier son droit de communiquer des informations au public, et d’autre part, le droit de G. à la protection de sa vie privée. Tout en rappelant les principes généraux relatifs à la mise en balance des droits qu’elle entendait appliquer en l’espèce (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, §§ 78‑84, 7 février 2012), la chambre a précisé toutefois la spécificité de la mise à disposition d’archives numériques sur Internet et en a déduit que les juridictions internes devaient être particulièrement vigilantes lorsqu’elles faisaient droit à une demande d’anonymisation ou de modification de la version électronique d’un article archivé qui était motivée par le droit au respect de la vie privée. En outre, la chambre a considéré que les critères qui devaient être pris en compte quand étaient concernés la mise en ligne ou le maintien à disposition d’une publication archivée étaient en principe les mêmes que ceux utilisés par la Cour concernant une publication initiale. Cela étant, certains de ces critères pouvaient revêtir plus ou moins de pertinence eu égard aux circonstances de l’espèce et au passage du temps.
136. La chambre a conclu que les juridictions internes avaient mis en balance les droits en présence conformément aux critères énoncés dans la jurisprudence de la Cour, en attachant une importance particulière au préjudice subi par G., ainsi qu’au fait que l’anonymisation de l’article litigieux sur le site internet du journal Le Soir laissait intactes les archives en tant que telles et constituait la mesure la plus efficace parmi celles qui étaient envisageables en l’espèce, sans pour autant porter atteinte de manière disproportionnée à la liberté d’expression du requérant. De l’avis de la chambre, les motifs avancés par les juridictions internes étaient pertinents et suffisants de sorte qu’elle n’apercevait pas de raisons sérieuses de substituer son avis à celui des juridictions internes et d’écarter le résultat de la mise en balance effectuée par celles-ci.
2. Thèses des parties
1. Le requérant
137. Devant la Grande Chambre, le requérant soutient que sa condamnation à anonymiser l’article litigieux constituait une ingérence qui n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Il indique que la présente affaire concerne des archives de presse numériques, dont le but est selon lui de préserver l’ensemble des informations pour les générations futures de manière exhaustive. Il ajoute que, dès lors, l’écoulement du temps ne peut pas être pris en compte lorsqu’il s’agit de déterminer l’existence ou non d’une ingérence. Il estime que l’archivage journalistique n’a donc pas une finalité limitée dans le temps.
138. Le requérant considère que la présente affaire présente six caractéristiques principales particulières : a) le caractère licite de l’archive, son exactitude n’étant selon lui pas discutée ; b) la nature du document maintenu en ligne, qui est à ses yeux une archive et non une information du jour ; c) sa conséquence : une archive a de l’avis du requérant vocation à se maintenir dans le temps même si elle a un impact sur le droit de la personne concernée au respect de sa réputation ; d) le fait que l’éditeur doit vérifier l’incidence potentiellement disproportionnée de l’accessibilité de l’archive sur le respect de la vie privée du défendeur non pas au moment où l’information est diffusée mais au moment où le défendeur formule sa demande d’anonymisation ; e) la qualité de la personne concernée, ici une personne physique exerçant une profession libérale (médecin) ; et f) le fait que la personne concernée n’a pas demandé aux moteurs de recherche de déréférencer l’archive. À la lumière de ces caractéristiques, le requérant estime que le seuil d’accessibilité des critères énoncés dans l’arrêt Axel Springer AG est tellement bas que n’importe quelle personne mentionnée dans des archives peut estimer réunir les conditions pour obtenir l’anonymisation. Il expose que les critères que la Cour emploie doivent permettre de tenir compte de la spécificité de la protection des archives numériques.
139. Le requérant considère que l’intégrité des archives est un critère fondamental dans la mise en balance des droits en présence, la mission des organes de presse même étant ici en cause selon lui. Il estime que le rôle d’une archive est de pérenniser l’information publiée licitement à un moment donné, et qu’elle doit donc rester authentique, fiable et intègre. Il ajoute que dès lors qu’archiver est une fonction de la presse (fonction accessoire, mais d’une importance certaine, dans l’acceptation de la Cour), assimilée donc à un traitement de données justifié aux fins de journalisme, l’effacement d’informations journalistiques se heurte à un obstacle de taille : les données traitées initialement dans le cadre de l’actualité et justifiées par la finalité journalistique demeurent selon lui toujours adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire au regard de cette même finalité lorsqu’elles sont archivées. Il pense également que la tentative de justifier la mesure d’anonymisation par l’existence d’une archive papier est archaïque, inexacte et inadéquate étant donné que, selon lui, l’avenir de l’édition dépend de la migration vers l’électronique et que donc les archives papier auraient vocation à disparaître. Il indique que l’importance des archives numériques est d’ailleurs affirmée par la Cour elle-même (M.L. et W.W. c. Allemagne, nos 60798/10 et 65599/10, § 90, 28 juin 2018).
140. Pour le requérant, les individus ne doivent pas être habilités à restreindre l’accès du public à des informations les concernant qui ont été publiées par des tiers, sauf lorsque ces informations sont à caractère privé ou de nature diffamatoire et que leur publication n’est pas justifiée par d’autres raisons. Le requérant avance que, comme la limitation de l’accès à des informations que le public a le droit de recevoir, en vertu de l’intérêt général, doit être justifiée par des raisons particulièrement impérieuses, l’existence d’un préjudice important doit être démontrée par toute personne voulant restreindre cet accès, en particulier s’il s’agit d’une information publique. Aux yeux du requérant, il ne suffirait donc pas qu’une personne reproche les effets d’un « casier judiciaire virtuel » ; elle doit démontrer concrètement son dommage. Or le requérant affirme qu’en l’espèce, G., qui alléguait un préjudice grave, ne l’a jamais démontré devant les juridictions nationales. De plus, la chambre n’aurait pas vérifié si un tel préjudice a été démontré par G.
141. S’agissant du critère du débat d’intérêt public, le requérant estime que le fait de rechercher, lorsqu’une demande d’anonymisation est formulée, quelles sont les informations qui doivent être sauvegardées et celles qui peuvent être oubliées fait peser sur lui une obligation excessive et, en même temps, dangereuse pour la démocratie car l’intérêt d’une archive pour le public ne diminuerait pas nécessairement avec le passage du temps. Tout au contraire, selon le requérant, le journaliste, le chercheur, l’historien, le sociologue ou le public doit pouvoir faire des recherches sur des événements passés, y compris sur des faits divers qui seraient un genre à part entière, témoins essentiels de leur temps, de l’état d’une société ou de l’évolution d’une civilisation. Pour le requérant, le critère de l’intérêt public est, par conséquent, inapte à déterminer l’existence ou non d’une ingérence.
142. Le requérant considère en outre qu’il faut tenir compte de la nature de l’information publiée : dans la mise en balance des droits en jeu, la personne intéressée qui souhaite protéger sa vie privée doit selon lui démontrer une atteinte au caractère privé (confidentiel et/ou d’intimité personnelle) et non public de l’information contenue dans les archives. Il indique qu’en l’espèce, l’information litigieuse est devenue publique car G. avait commis une infraction grave. Il ajoute qu’en outre, bien que les antécédents judiciaires soient des données sensibles, tel qu’il ressortirait d’ailleurs de la lecture de la directive 95/46/CE (paragraphe 68 ci-dessus) ou de la loi belge sur la vie privée (paragraphe 49 ci-dessus), ils peuvent faire cependant l’objet d’une publication à des fins journalistiques et ensuite d’un archivage à ces mêmes fins (voir, également, au niveau de l’Union européenne, le considérant 153 et les articles 17 et 85 du RGPD, paragraphe 69 ci-dessus). Le requérant expose qu’en revanche, l’activité de référencement des moteurs de recherche, qui serait d’abord d’ordre économique, n’entre pas dans le champ de l’exception « aux fins de journalisme ».
143. Par ailleurs, se référant aux lignes directrices adoptées par le groupe de travail « Article 29 » en 2014 (paragraphes 77 et 78 ci-dessus) – qui, à ses yeux, peuvent s’appliquer également aux éditeurs, mais avec une certaine souplesse – le requérant considère que la qualité de la personne visée par l’information doit être prise en compte. En l’espèce, le requérant dit que même si G. n’était pas une personne publique, il faut considérer que, par sa profession de médecin, il était un « notable », qui jouait un rôle dans la vie publique locale et que dès lors, il y a des raisons de permettre au public de rechercher des informations concernant le rôle et les activités de cette personne dans la vie publique.
144. Pour ce qui est de la gravité de la mesure litigieuse, le requérant fait valoir que, dans la mise en balance des droits, l’existence de mesures moins attentatoires à la liberté d’expression qui auraient pu être adoptées est un critère à privilégier compte tenu du but qui serait recherché par celui qui souhaite bénéficier d’un « droit à l’oubli ». Selon le requérant, à côté du « droit à l’oubli », il existe un « devoir de l’organisation de la mémoire » qui passerait par une gradation des mesures à mettre en place pour répondre aux demandes d’oubli qui visent les contenus journalistiques exacts, devoir qui incomberait aux moteurs de recherche et aux organes de presse. La gradation irait a minima d’un déréférencement par les moteurs de recherche et d’une désindexation par les éditeurs jusque, a maxima, au retrait pur et simple du contenu. D’après le requérant, la voie à suivre dans l’application du « droit à l’oubli » est la véritable question soulevée par la présente affaire.
145. Le requérant indique qu’en l’occurrence, alors que G. avait justifié sa demande d’anonymisation par la résurgence de l’archive sur Google, il n’a à aucun moment saisi les moteurs de recherche d’une demande de déréférencement (voir aussi M.L. et W.W c. Allemagne, précité, § 114). Il estime que les juridictions nationales bénéficient d’une marge d’appréciation en la matière et doivent, tout en respectant le principe dispositif qui leur interdit de se prononcer ultra ou extra petita, prendre en considération l’efficacité réelle des solutions disponibles et leur caractère raisonnable pour l’entreprise de presse concernée. Or en l’espèce, les juridictions belges ont, à ses yeux, manqué à cette obligation. Selon le requérant, le principe de subsidiarité imposait en l’occurrence de rendre l’archive inaccessible avant de toucher à l’intégrité de son contenu : de manière générale, et comme le confirmerait d’ailleurs la jurisprudence européenne majoritaire (voir M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, l’arrêt de la CJUE C-131/12, Google Spain, paragraphe 71 et suiv. ci-dessus, l’arrêt de la CJUE C-136/17, GC et autres, paragraphe 81 et suiv. ci-dessus, et les Lignes directrices adoptées le 7 juillet 2020 par le Comité européen de protection des données, paragraphe 70 ci‑dessus), le déréférencement entraînerait une ingérence nettement moins grave et, dès lors, préférable à la modification de l’archive de presse qui, elle, constituerait bien une mesure de censure et une réécriture de l’histoire au fil du temps.
146. Le requérant avance que de surcroît, lors de l’examen de la proportionnalité, il faut prendre en compte l’effet selon lui gravement dissuasif de l’anonymisation d’un article de presse archivé. D’ailleurs, toute obligation d’examiner à un stade ultérieur la licéité d’un article, à la suite de la demande de la personne concernée, comporterait le risque que la presse préfère s’abstenir de conserver des informations, des articles, des photos ou des reportages dans ses archives en ligne ou y omette les éléments individualisés susceptibles de faire l’objet d’une telle demande. De plus, cette obligation de vérification continue des archives requerrait des investissements en temps et en personnel.
147. Le requérant considère en outre que la réhabilitation de G. ne saurait accorder à celui-ci un « droit à l’oubli », car ni les dispositions nationales en la matière (paragraphe 55 ci-dessus), ni la jurisprudence de la Cour (M.L. et W.W c. Allemagne, précité, § 88) ne sembleraient interdire qu’il soit fait référence à des faits qui ont motivé une condamnation réhabilitée.
148. Enfin, le requérant fait valoir que l’article litigieux avait été publié dans le respect des devoirs et responsabilités éthiques et déontologiques incombant aux médias, qui autorisent selon lui l’inclusion dans un reportage d’éléments individualisés, tel le nom complet d’une personne, d’autant plus que la manière de traiter un sujet relèverait de la liberté journalistique. En outre, le requérant dit avoir indiqué en toute bonne foi à G. qu’il existait des mesures moins attentatoires à la liberté d’expression telles que la communication électronique à effectuer par l’éditeur du journal ainsi que le déréférencement de l’article par les exploitants des moteurs de recherche. Il avance également que même dans le cas d’un article diffamatoire, la Cour n’a pas estimé qu’il appartenait aux autorités judiciaires de réécrire l’histoire en ordonnant le retrait de toute trace d’un tel article du domaine public (Węgrzynowski et Smolczewski c. Pologne, no 33846/07, § 65, 16 juillet 2013).
2. Le Gouvernement
149. Le Gouvernement ne conteste pas que la condamnation du requérant à anonymiser l’article litigieux constitue une ingérence dans l’exercice par celui‑ci des droits garantis par l’article 10 de la Convention. Il estime que cette ingérence poursuivait un but légitime au sens de l’article 10 § 2, à savoir la protection de la vie privée de G. S’agissant de la légalité de l’ingérence, le Gouvernement réitère les arguments qu’il a exposés devant la chambre, concluant que la condamnation du requérant repose sur une base suffisamment accessible, claire, précise et prévisible.
150. Sur le terrain de la nécessité de l’ingérence, le Gouvernement argue que la présente affaire concerne la mise en balance, d’une part, du droit du public à s’informer sur les événements du passé à l’aide des archives de la presse et, d’autre part, du « droit à l’oubli » d’une personne ayant fait l’objet d’une publication disponible sur Internet, droits qui ne sont pas absolus selon lui. Le Gouvernement indique en outre que le choix des mesures visant à garantir le respect de l’article 8 – dont serait issu le « droit à l’oubli » – ressort de la marge d’appréciation des États, qui leur permettrait de s’adapter aux circonstances de chaque cause ainsi qu’aux évolutions technologiques futures. Se référant à l’arrêt Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni (nos 1 et 2) (nos 3002/03 et 23676/03, § 45, CEDH 2009), il ajoute que le rôle de la presse consistant à maintenir des archives accessibles au public est secondaire par rapport à sa fonction principale et que les États bénéficient probablement d’une latitude plus large pour établir un équilibre entre les intérêts concurrents lorsque les informations sont archivées et portent sur des événements passés que lorsqu’elles ont pour objet des événements actuels.
151. Il considère que, en l’espèce, la mesure litigieuse a été prise en vertu d’une juste pondération des droits en présence réalisée par les juridictions nationales au regard des critères définis par la Cour. En effet, pour le gouvernement belge, la Grande Chambre devrait confirmer la ligne de jurisprudence, qui aurait d’ailleurs été suivie par la chambre, selon laquelle les critères qui doivent être pris en compte quand sont concernés la mise en ligne ou le maintien à disposition d’une publication archivée sont en principe les mêmes que ceux utilisés par la Cour dans le cadre d’une publication initiale. Selon le Gouvernement, certains d’entre eux peuvent toutefois revêtir plus ou moins de pertinence eu égard aux circonstances de l’espèce (par exemple, la publication sur Internet et non sur papier ou le fait d’opposer le « droit à l’oubli » à un éditeur de presse et non à un exploitant de moteur de recherche) et au passage du temps. D’après le Gouvernement, avec l’écoulement du temps, une personne devrait avoir la possibilité de reconstruire sa vie sans être confrontée par des membres du public à ses erreurs du passé.
152. Le Gouvernement estime néanmoins que d’autres critères pourraient également être pris en considération en fonction des circonstances de l’espèce. À ses yeux, un premier critère serait l’intégrité des archives. Pour lui, ce principe, à la base de tout archivage, ne signifie pas pour autant que l’accessibilité à une archive doit être absolue, tel qu’il ressortirait d’ailleurs de « la Déclaration universelle sur les archives » (paragraphe 59 ci-dessus) ou des dispositions de l’article 17 du RGPD (paragraphe 69 ci-dessus). En outre, pour le Gouvernement, une archive, susceptible de connaître une multitude de supports, ne doit pas être accessible à tous sur Internet. D’après lui, la mesure d’anonymisation ordonnée en l’espèce ne met pas en cause l’intégrité des archives, mais limite uniquement l’accès public sur Internet à un article concernant le nom de G. Les archives papier demeureraient intactes, et des personnes intéressées, par exemple des chercheurs, pourraient toujours demander accès à la version numérique non anonymisée de l’article.
153. Selon le Gouvernement, un autre critère pertinent en l’espèce est l’écoulement du temps depuis la publication initiale, critère qui influerait de façon déterminante sur le poids à accorder aux autres éléments qui font déjà partie de l’exercice de mise en balance des droits effectué par la Cour : l’existence d’un débat d’intérêt général ou la notoriété de la personne visée. Le Gouvernement précise que d’autres critères s’y ajoutent : la réhabilitation de G., les devoirs et les responsabilités incombant aux médias dans le respect du droit et des principes d’un journalisme responsable, qui seraient distincts de ceux des moteurs de recherche, ainsi que l’étendue de la diffusion de l’information. Il expose que ces critères ont été jugés déterminants par plusieurs hautes juridictions en Europe quand celles-ci ont été amenées à trancher des litiges relatifs au « droit à l’oubli » (voir la partie « Éléments pertinents de droit et pratique comparés » ci-dessus).
154. Ensuite, le Gouvernement affirme que l’anonymisation était une mesure nécessaire dans une société démocratique au regard des circonstances de la cause et notamment de l’écoulement du temps qui avait selon lui rendu la publication préjudiciable. Il indique que les juridictions nationales ont bien examiné, comme elles y étaient tenues, dans le respect de leur marge d’appréciation, du principe du dispositif et de l’exigence d’un procès dans un délai raisonnable, si des mesures moins attentatoires à la liberté d’expression étaient envisageables et qu’elles ont ainsi tenu compte de : a) l’objet principal de la demande introductive d’instance (l’anonymisation de l’archive de presse et non le déréférencement), b) l’inadéquation de la mesure de contextualisation de l’article par l’introduction d’un texte supplémentaire et c) la position du requérant, lequel aurait rejeté clairement la possibilité de mettre en place des balises de désindexation. Si le Gouvernement estime que le déréférencement est, de manière générale, la mesure la moins attentatoire à la liberté d’expression, il pense qu’en l’espèce, les juridictions belges ont condamné le requérant à la mesure la plus adaptée aux faits de la cause, en tenant compte de la gradation des mesures proposées par celui-ci. Il ajoute que par ailleurs, une éventuelle désindexation opérée par le journal Le Soir serait une atteinte plus grave à la liberté d’expression car l’article litigieux ne serait plus indexé dans les moteurs de recherche externes et donc ne serait plus accessible, et cela quel que soit le thème de recherche, hormis lors d’une recherche sur son site d’origine.
155. Le Gouvernement allègue que la présente affaire doit être distinguée des affaires ayant trait au « droit à l’oubli » que la Cour a examinées jusqu’à présent. En premier lieu, il faut selon lui la distinguer de l’affaire M.L. et W.W. c. Allemagne, précitée, compte tenu des circonstances propres de l’espèce, en particulier d’une absence de notoriété de G., d’une absence de contact de sa part avec la presse, d’un intérêt moindre des faits relatés dans l’article litigieux, et du fait que G. avait été réhabilité. Il indique en deuxième lieu qu’elle se distingue des faits en cause dans l’arrêt Węgrzynowski et Smolczewski, précité, et que, dans cette dernière affaire, le requérant demandait le retrait pur et simple de l’article diffamatoire dont la mise en ligne avait eu lieu simultanément à sa publication dans les éditions papier du quotidien. Or, selon le Gouvernement, c’était ce contexte factuel et procédural bien précis qui aurait permis à la Cour de considérer que le retrait de l’article se serait apparenté à une réécriture de l’Histoire. Pour lui, il ne se déduit nullement de cet arrêt que toute modification, aussi légère soit-elle, d’un article mis en ligne par rapport à l’article initial, doive être assimilée à une réécriture de l’histoire contraire à la liberté d’expression et prétendument inconciliable avec les principes de l’archivage.
156. Enfin, le Gouvernement soutient que la mesure d’anonymisation de l’article mis en ligne ne peut avoir d’effet dissuasif sur le comportement des organes de presse, lesquels ne seraient amenés à prendre de telles mesures que lorsqu’une demande a été formulée par une personne concernée et cela à la lumière des circonstances de chaque cas d’espèce, après une mise en balance des droits, sans qu’un droit absolu à l’oubli puisse être consacré. Par ailleurs, des considérations purement économiques ne pourraient à elles seules modifier cet équilibre.
157. Le Gouvernement conclut en rappelant que les juridictions belges ont statué dans un litige précis opposant deux parties dans le cadre d’une action en responsabilité, en veillant à tendre à un équilibre entre deux droits fondamentaux divergents revendiqués selon lui par chacune des parties. Il indique que les décisions ont été prises après un examen des critères dégagés par la Cour et une mise en balance raisonnable des intérêts en présence. Aux yeux du Gouvernement, il n’y a dès lors pas de raisons suffisamment fortes pour substituer l’appréciation de la Cour à celle des juridictions nationales.
3. Observations des tiers intervenants
1. Le tiers intervenant G.
158. Le tiers intervenant G. est la personne qui a demandé l’anonymisation de son nom dans l’article en cause en l’espèce. Il évoque l’épreuve douloureuse qu’il aurait vécue à l’occasion de ses démarches en vue de conserver le bénéfice du pardon, de l’oubli et de la réhabilitation que la société lui aurait accordé. Il affirme en particulier devant la Grande Chambre que le requérant a dans un premier temps mis à exécution la décision judiciaire le condamnant à l’anonymisation de l’article pour ensuite faire machine arrière et mettre en ligne l’article non anonymisé.
159. En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence, le tiers intervenant estime que même si la Grande Chambre entendait employer les nouveaux critères développés dans son arrêt Biancardi c. Italie (no 77419/16, 25 novembre 2021) au lieu de ceux consacrés dans sa jurisprudence bien établie relative à la mise en balance du droit au respect de la vie privée et la liberté d’expression, développés dans les arrêts Von Hannover et Axel Springer AG, la solution des juridictions belges devrait être confirmée.
160. Il insiste sur le caractère passé de l’article qui lui conférerait une protection moindre, sur l’impact majeur que produirait selon lui la nouvelle publication de l’article sur Internet par la mise en ligne des archives, sur l’absence totale d’intérêt public qu’il y aurait à pouvoir connaître son nom complet dans cet article, qui d’ailleurs constituerait une information à caractère sensible, sur l’absence de sévérité qui caractériserait la mesure prise contre le requérant et sur l’exigence de bonne foi qui s’imposerait dans les activités des médias. Il estime aussi que l’intégrité des archives ne saurait revêtir un caractère absolu, une modification minime apportée aux archives électroniques pouvant d’après lui être acceptée dès lors que les archives papier restent intactes.
161. S’agissant notamment de l’obligation de rechercher des mesures moins attentatoires à la liberté d’expression, il déclare qu’alors qu’il aurait lui-même proposé devant le tribunal de première instance, comme alternative à l’anonymisation, le placement d’une balise de désindexation, c’est le requérant qui a rejeté à ce moment-là cette solution. Il ajoute qu’en revanche, le requérant n’avait proposé comme mesure alternative que la publication d’un communiqué rectificatif, qui ne constituait pas selon lui une solution utile dans le cas d’espèce. Pour ce qui est d’un éventuel recours à la procédure de déréférencement, le tiers intervenant soutient que sa préférence pour l’anonymisation était justifiée par le fait que plusieurs moteurs de recherche existaient sur le marché et que l’état des connaissances techniques à l’époque de son action donnait à penser que des balises de désindexation différentes devaient être placées pour chacun des moteurs de recherche, ce qui mettait à son avis en doute leur efficacité. Enfin, il estime que la modification minime d’une archive en ligne doit être perçue différemment quand il s’agit, comme en l’espèce selon lui, de la version en ligne d’un article publié initialement uniquement en version papier, car, dans ce cas, l’archive en ligne ne viserait pas à informer le public, mais plutôt à générer du trafic sur le site internet de l’éditeur et donc des recettes commerciales.
2. Position commune des seize tiers intervenants représentés par l’organisation Article 19
162. Seize organisations et entités différentes, toutes représentées par l’organisation Article 19, ont présenté un mémoire commun. Ces organisations et entités sont : Article 19, Global Campaign for Free Expression, le Centre pour la démocratie et l’état de droit, le professeur David Kaye, Digital Security Lab Ukraine, Electronic Frontier Foundation, The European Centre for Press & Media Freedom, Guardian News Media Limited, The Helsinki Foundation for Human Rights, le Centre des droits de l’homme de l’Université de Gand, l’Union hongroise pour les libertés civiles, International Press Institute, Times Newspapers Ltd, Mass Media Defence Centre, Media Defence, Nyugat et Open Net Association.
163. Les tiers intervenants considèrent que si une mise en balance des droits en présence doit être effectuée, l’effacement d’une information contenue dans une archive de presse numérique ne constitue pas une atteinte proportionnée à la liberté d’expression et produit un effet délétère sur l’intégrité de l’archive, qui constitue selon eux une partie essentielle du processus de collecte et de diffusion d’informations. Ils indiquent que toute atteinte portée à l’accessibilité et à l’intégrité d’une information numérique va à l’encontre des valeurs protégées par l’article 10 de la Convention car, selon eux, elle a) empêche les journalistes et les autres acteurs qui assurent des fonctions de « chien de garde » de prendre connaissance de l’information, entravant ainsi l’investigation ou la divulgation d’informations d’intérêt public, et b) risque d’entraîner l’annulation ou la modification de la mémoire historique ou la création d’une image incorrecte ou déformée du passé, entravant la prise des décisions et l’engagement de la responsabilité.
164. Les tiers intervenants avancent que le « droit à l’oubli » n’est pas consacré par une norme internationale. Ils relatent que dans un premier temps, avec la jurisprudence de la CJUE C-131/12, Google Spain, ce droit a été consacré dans le contexte de la protection des données à caractère personnel et sa portée a été limitée à plusieurs égards, ne visant que les moteurs de recherche. Ils ajoutent que si le « droit à l’oubli » a été ultérieurement formalisé dans le RGPD, toujours est-il que l’article 17 de ce règlement prévoit une exception à l’effacement pour les données traitées à des fins journalistiques, exception qui connaît selon eux une mise en œuvre variée dans les législations nationales. Les tiers intervenants exposent qu’à l’extérieur de l’Union européenne, le « droit à l’oubli » n’est pas reconnu de manière expresse par des instruments internationaux ou constitutionnels. Ils précisent en outre que, au niveau international, de nombreuses juridictions refusent de reconnaître et d’appliquer un « droit à l’oubli » alors que d’autres ne le feraient que pour ordonner le déréférencement par les moteurs de recherche, sans l’opposer aux éditeurs d’archives de presse. Ils indiquent que même dans un contexte européen, dans le peu de cas où les tribunaux ont appliqué le « droit à l’oubli » relativement aux archives de presse, ils n’ont pas ordonné la suppression totale de l’information.
165. À la lumière de la jurisprudence de la Cour, les tiers intervenants estiment que les restrictions d’accès ou la modification d’une archive de presse numérique sont rarement justifiées et exigent que des circonstances exceptionnelles soient réunies pour ce faire. Ils considèrent en outre qu’une présomption d’intégrité des archives de presse numériques doit exister et que toute atteinte à cette intégrité doit faire l’objet du contrôle le plus rigoureux. Ils avancent que lors de ce contrôle, qui présuppose à leur avis la mise en balance des droits en présence, il convient de vérifier si la mesure choisie constitue la mesure la moins attentatoire pour atteindre le but poursuivi. Ils pensent que le déréférencement par les exploitants des moteurs de recherche ou la désindexation par l’éditeur de contenu, bien qu’ils restent en principe à leurs yeux des atteintes injustifiées à la liberté de la presse, sont des mesures moins attentatoires à la liberté d’expression. Ils exposent que lorsque l’on applique ces mesures, l’information reste tout de même accessible et l’intégrité des archives n’est pas touchée. En outre, ces mesures permettent selon eux d’éviter la création d’un profil public d’une personne donnée. Ils arguent qu’en cas d’anonymisation, l’information perdra sa pertinence et pourra simplement cesser d’exister. Selon les tiers intervenants, il ne faudra pas ignorer l’effet qu’une mesure de modification pourra produire sur la presse, laquelle pourrait avoir une réaction démesurée en effaçant des données afin d’éviter des litiges ou une éventuelle responsabilité. En outre, de l’avis des tiers intervenants, de tels litiges pourraient engendrer des coûts très élevés de nature à conduire à terme à la cessation de l’activité (ils citent à titre d’exemple le cas du journal mis en cause dans le récent arrêt Biancardi (précité)).
166. Enfin, les tiers intervenants considèrent que trois critères supplémentaires doivent être pris en compte par la Cour lorsque le « droit à l’oubli » est opposé à la presse. En premier lieu, ils estiment qu’il convient de vérifier si la personne invoquant le « droit à l’oubli » a subi un préjudice sérieux qui va au-delà d’un simple embarras ou d’une gêne. Ils pensent que, lorsqu’il s’agit, dans le contexte du « droit à l’oubli », de la modification d’une information véridique et publique, seul un préjudice sérieux peut justifier la modification d’une archive. En deuxième lieu, ils préconisent de tenir compte de la nature même d’une archive, qui est à leurs yeux censée préserver des publications, y compris des données personnelles, en dépit du passage du temps. Cet aspect entretient à leur avis un lien direct avec la pertinence des publications au cours du temps, la personne visée par une telle publication pouvant devenir une personne publique ou un article pouvant devenir pertinent pour la recherche académique, scientifique ou historique. De plus, selon les tiers intervenants, les informations anciennes peuvent être utiles pour la comparaison avec des faits récents ou peuvent acquérir de nouvelles significations ; de même, les informations judiciaires devraient à leur sens également rester disponibles. En troisième lieu, ils considèrent qu’il faut prendre en compte le droit du public d’avoir accès à l’information publiée par des tierces personnes, à l’exception des informations strictement privées ou diffamatoires ou dont la publication n’est pas justifiée pour d’autres raisons.
4. L’appréciation de la Cour
1. Sur l’existence d’une ingérence « prévue par la loi » et visant un « but légitime »
167. La Cour constate qu’il n’est pas controversé entre les parties que la condamnation du requérant à anonymiser la version archivée de l’article litigieux sur le site internet du journal Le Soir a constitué une ingérence dans l’exercice par celui-ci du droit à la liberté d’expression et à la liberté de la presse, protégé par l’article 10 de la Convention.
168. En outre, devant la Grande Chambre, le requérant n’a pas réitéré les arguments qu’il avait présentés devant la chambre au sujet d’une éventuelle absence de base légale prévisible pour l’ingérence. Dès lors, la Grande Chambre ne voit pas de raison de s’écarter des conclusions de la chambre sur ce point.
169. De même, l’existence d’un but légitime, à savoir la protection de la réputation et des droits d’autrui, en l’espèce le droit au respect de la vie privée de G., n’est pas davantage contestée par les parties. La Cour souscrit à cette appréciation.
170. Par conséquent, il reste à la Grande Chambre à rechercher si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
2. Sur la « nécessité dans une société démocratique » de l’ingérence
a) Considérations liminaires relatives à la portée de l’affaire et à la terminologie utilisée
1. Portée de l’affaire
171. Il convient de souligner d’emblée les particularités de cette affaire qui influera de manière déterminante l’appréciation que la Cour en fera en l’espèce.
172. En premier lieu, la Cour prend note de l’affirmation du requérant formulée lors de l’audience devant la Grande Chambre, selon laquelle, à part l’archive papier, il existe une double archive numérique de l’article litigieux, à savoir, d’une part, l’archive « mère » qui n’est pas accessible au public et, d’autre part, l’archive qui est diffusée en ligne et accessible au public. Lors de son examen, elle tiendra compte de ce contexte particulier de l’affaire, à savoir l’existence de ces trois archives. La Cour observe ensuite que la cour d’appel de Liège a condamné le requérant à anonymiser la version archivée de l’article litigieux sur le site internet du journal Le Soir et dans toute autre banque de données se trouvant sous sa responsabilité (paragraphe 21 ci‑dessus). La Cour relève toutefois que la motivation de l’arrêt de la cour d’appel de Liège ne vise que l’anonymisation de l’article mis en ligne sur le site internet du journal Le Soir (voir notamment les paragraphes 29 et 30 ci‑dessus). Qui plus est, la même cour d’appel a considéré que l’anonymisation de l’archive en ligne suffisait pour conclure que son arrêt du 25 septembre 2014 avait été exécuté (paragraphes 39-40 ci-dessus). Quoi qu’il en soit, dès lors que les arguments que le requérant a soulevés à l’appui de son grief tiré de l’article 10 de la Convention, aussi bien devant les tribunaux internes ainsi que devant la Cour, portent sur l’anonymisation du seul article mis en ligne sur le site internet du journal Le Soir, la Cour concentrera son examen sur cet aspect de l’affaire, et cela bien que, selon les dires du requérant à l’audience, l’archive mère aurait également été anonymisée (paragraphe 42 ci-dessus).
173. Deuxièmement, la Cour observe que la grande majorité des affaires relatives à un conflit entre le droit à la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée qu’elle a examinées jusqu’à présent concernait des publications initiales relatant des aspects privés de la vie d’un individu ou de sa famille (voir, parmi beaucoup d’autres, Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, n⁰ 12268/03, 23 juillet 2009, Axel Springer AG, précité, Couderc and Hachette Filipacchi Associés c. France [GC] (no 40454/07, ECHR 2015 (extraits)). À la différence de ces affaires est en cause en l’espèce la mise en ligne en 2008 et le maintien à disposition depuis lors de la version archivée d’un article initialement publié en 1994 dans la version papier du journal Le Soir, version en ligne que le requérant a dû anonymiser en remplaçant le nom complet de G. par la lettre X.
174. Il s’ensuit qu’en l’occurrence c’est uniquement la permanence de l’information sur Internet, et non la publication initiale d’une information en tant que telle qui est concernée. En outre, il s’agit d’un article qui a été publié à l’époque d’une manière légale et non diffamatoire. Enfin, force est de constater qu’il s’agit d’une information publiée et puis archivée sur le site internet d’un organe de presse à des fins de journalisme, qui se trouve au cœur de la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention.
2. Terminologie utilisée
175. La Cour observe qu’au niveau terminologique, plusieurs termes ont été employés pour indiquer la variété des moyens utilisés pour la mise en œuvre du « droit à l’oubli » auquel se réfèrent les tribunaux nationaux (voir également Biancardi, précité, § 53). En effet, de manière générale, le « droit à l’oubli » peut donner lieu en pratique à différentes mesures qui peuvent être prises par les exploitants de moteurs de recherche ou par les éditeurs de presse. Ces mesures visent soit le contenu même d’un article archivé, comme, par exemple, la suppression, la modification ou l’anonymisation d’un article, soit la limitation de l’accessibilité de l’information. Dans ce dernier cas, la limitation de l’accès peut s’effectuer à la fois par les moteurs de recherche et par les éditeurs de presse. Pour des raisons de clarté et de cohérence, dans la présente affaire, la Cour emploiera le terme de « déréférencement » pour désigner les mesures prises par les exploitants de moteurs de recherche et le terme « désindexation » pour indiquer les mesures mises en place par l’éditeur de presse en charge du site internet sur lequel est archivé l’article litigieux (ibidem, §§ 55-56).
b) Principes généraux
1. L’article 10 et la protection des archives de presse numériques
176. La Cour a constamment déclaré que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, la liberté d’expression est assortie d’exceptions, qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 101, CEDH 2012, Couderc et Hachette Filipacchi Associés France, précité, § 88, et Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016).
177. S’agissant de la liberté de la presse, si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général. Ainsi, la mission d’information comporte nécessairement des « devoirs et des responsabilités » ainsi que des limites que les organes de presse doivent s’imposer spontanément (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 89, et Von Hannover (no 2), précité, § 102).
178. À la fonction de la presse qui consiste à diffuser des informations et des idées sur des questions d’intérêt général s’ajoute le droit pour le public d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, §§ 59 et 62, CEDH 1999‑III, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 71, CEDH 2004‑XI, et Von Hannover (no 2), précité, § 102). En outre, toute mesure limitant l’accès à des informations que le public a le droit de recevoir doit être justifiée par des raisons particulièrement impérieuses (Timpul Info-Magazin et Anghel c. Moldova, no 42864/05, § 31, 27 novembre 2007).
179. De plus, il n’appartient pas à la Cour, ni d’ailleurs aux juridictions internes, de se substituer à la presse dans le choix du mode de compte rendu à adopter dans un cas donné (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 89) ou du mode d’exercice de la profession, y compris du canal de transmission des opinions ou des informations (voir, mutatis mutandis, Frăsilă et Ciocîrlan c. Roumanie, no 25329/03, § 63, 10 mai 2012).
180. À l’heure actuelle, le contenu de la liberté de la presse doit être évalué à la lumière des évolutions de la technologie de l’information, car l’information journalistique n’est plus seulement l’actualité publiée dans la presse écrite ou audiovisuelle. Comme la Cour l’a affirmé à plusieurs reprises, au rôle premier de la presse d’être un « chien de garde » s’ajoute une fonction accessoire mais néanmoins d’une importance certaine, qui est de constituer des archives à partir d’informations déjà publiées et de les mettre à la disposition du public. À cet égard, la Cour a jugé que la mise à disposition d’archives sur Internet contribue grandement à la préservation et à l’accessibilité de l’actualité et des informations. Les archives numériques constituent en effet une source précieuse pour l’enseignement et les recherches historiques, notamment en ce qu’elles sont immédiatement accessibles au public et généralement gratuites (Times Newspapers Ltd, précité, §§ 27 et 45, Węgrzynowski et Smolczewski, précité, § 59, et M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 90) quoique la Cour observe que les archives de presse tendent de plus en plus à devenir accessibles moyennant rétribution. Cette fonction de la presse, tout comme l’intérêt légitime correspondant du public à y accéder, est certainement protégée par l’article 10 de la Convention (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 102).
181. La Cour rappelle que, dans l’affaire Times Newspapers Ltd (précité, § 45), elle a estimé que « les États bénéficient probablement d’une latitude plus large pour établir un équilibre entre les intérêts concurrents lorsque les informations sont archivées et portent sur des événements passés que lorsqu’elles ont pour objet des événements actuels. À cet égard, le devoir de la presse de se conformer aux principes d’un journalisme responsable en vérifiant l’exactitude des informations publiées est vraisemblablement plus rigoureux en ce qui concerne celles qui ont trait au passé – et dont la diffusion ne revêt aucun caractère d’urgence – qu’en ce qui concerne l’actualité, par nature périssable ». La Cour souligne toutefois que ces considérations doivent être interprétées en tenant compte du contexte particulier de l’affaire en question qui concernait le maintien dans une archive de presse numérique d’articles critiqués comme étant diffamatoires, leur exactitude même étant mise en cause. En deuxième lieu, il est d’une importance cruciale que la Convention soit interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les garanties concrètes et effectives, et non pas théoriques et illusoires. Si la Cour devait faillir à maintenir une approche dynamique et évolutive, pareille attitude risquerait de faire obstacle à toute réforme ou amélioration (voir, mutatis mutandis, Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 74, CEDH 2002‑VI).
182. Au sujet des archives de presse numériques, la Cour a déjà souligné leur rôle important en vue de permettre au public de connaître l’histoire contemporaine, et à la presse d’accomplir, de cette manière aussi, sa mission de participer à la formation de l’opinion démocratique (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 101-102). De son côté, la Recommandation no R (2000)13 du Comité des Ministres aux États membres sur une politique européenne en matière de communication des archives note, elle aussi, que les archives constituent une partie essentielle et irremplaçable du patrimoine culturel permettant de préserver la pérennité de la mémoire de l’humanité (paragraphe 63 ci-dessus). Même dans le contexte d’une publication diffamatoire, la Cour a conclu que « ce n’est pas le rôle des autorités judiciaires de réécrire l’histoire en ordonnant le retrait du domaine public de toute trace de publications passées qui, par des décisions judiciaires définitives, ont été jugées constituer des atteintes injustifiées à la réputation d’individus » (Węgrzynowski et Smolczewski, précité, § 65).
183. La Cour relève également l’émergence, au cours de la dernière décennie, d’un consensus quant à l’importance des archives de presse. Ainsi, dans le contexte spécifique du traitement des données à caractère personnel au niveau de l’Union européenne, le RGPD prévoit explicitement une exception au droit à l’effacement des données à caractère personnel dès lors que le traitement de ces données est nécessaire à l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information (article 17 § 3 a)). Tout comme dans la directive 95/46/CE qui lui a précédé, des exemptions et des dérogations pour le traitement réalisé à des fins journalistiques, si elles sont nécessaires pour concilier le droit à la protection des données à caractère personnel et la liberté d’expression et d’information, doivent en outre être prévues dans la législation des États membres de l’Union (article 85 § 2). Selon le considérant 153 du RGPD, une attention particulière est à accorder au traitement de données à caractère personnel « dans les documents d’archives d’actualités et bibliothèques de la presse » (paragraphe 69 ci-dessus). Dans la même ligne, dans le cadre du Conseil de l’Europe, le rapport explicatif de la Convention 108+ précise que les exceptions et restrictions prévues à l’article 11 de cette Convention devraient s’appliquer « notamment aux traitements de données à caractère personnel (...) dans les documents d’archives d’actualités et d’organes de presse » (paragraphe 62 ci-dessus).
184. Or, pour que la presse puisse remplir adéquatement sa fonction dérivée de la constitution des archives, elle doit pouvoir établir et maintenir des archives complètes. La Cour considère – avec le requérant (paragraphe 139 ci-dessus) – que le rôle d’une archive étant de pérenniser l’information publiée licitement à un moment donné, elle doit, en règle générale, rester authentique, fiable et intègre.
185. Ceci fait de l’intégrité des archives de presse numériques le fil conducteur de tout examen d’une demande tendant à la suppression ou à la modification de tout ou partie d’un article archivé qui contribue à la préservation de la mémoire, et cela d’autant plus s’il s’agit d’un article dont la licéité n’a jamais été mise en cause, comme en l’espèce.
186. Enfin, même si la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention n’est pas absolue, y compris quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions d’intérêt général, et eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour estime que les autorités nationales doivent toutefois être particulièrement vigilantes lorsqu’elles examinent une demande de suppression ou de modification de la version électronique d’un article archivé, dont la licéité n’a pas été mise en cause lors de sa publication initiale, pour les besoins du droit au respect de la vie privée. De telles demandes exigent un examen approfondi.
2. L’article 8 et la protection du « droit à l’oubli »
187. La Cour observe que les tribunaux nationaux ont en l’espèce construit leur raisonnement autour du « droit à l’oubli » réclamé par le docteur G. Cependant, les déclinaisons de la notion de « droit à l’oubli » sont variées. Dans ce contexte, il appartient à la Cour de circonscrire, au regard de la Convention, la portée des prétentions tirées de ce « droit » pour les besoins de la présente espèce.
188. La Cour rappelle d’emblée que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008). Outre qu’elle a jugé dans de nombreuses affaires que le droit à la vie privée consacré par l’article 8 protégeait l’intégrité physique et morale de la personne, pouvant donc englober de multiples aspects de l’identité d’un individu, tels l’identification et l’orientation sexuelle, le nom, ou des éléments se rapportant au droit à l’image (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 86), la Cour a également précisé que la vie privée s’étendait aux activités professionnelles ou commerciales (Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251‑B) ou au droit de vivre en privé, loin de toute attention non voulue (Smirnova c. Russie, nos 46133/99 et 48183/99, § 95, CEDH 2003‑IX (extraits)). L’article 8 de la Convention protège aussi un droit à l’épanouissement personnel et celui de nouer et de développer des relations avec ses semblables et le monde extérieur (S. et Marper, précité, § 66). Il existe donc une zone d’interaction entre l’individu et des tiers qui, même dans un contexte public, peut relever de la « vie privée » (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 83, P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, no 44787/98, § 56, CEDH 2001‑IX, et Sõro c. Estonie, no 22588/08, § 56, 3 septembre 2015).
189. S’agissant plus particulièrement du droit au respect de la réputation, la Cour a conclu que la réputation d’une personne, quand bien même celle‑ci serait critiquée dans le cadre d’un débat public, était un attribut de son identité personnelle et de son intégrité psychologique et relevait donc aussi de sa « vie privée » (voir, récemment, Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 97, 25 septembre 2018). Cependant, pour que l’article 8 entre en ligne de compte, comme dans d’autres domaines relevant de sa protection, l’atteinte à la réputation doit atteindre un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée. Cette condition vaut à la fois pour la réputation sociale et pour la réputation professionnelle. De même, on ne saurait invoquer cette disposition pour se plaindre d’une atteinte à sa réputation qui résulterait de manière prévisible de ses propres actions, telle une infraction pénale. Cette règle n’est pas limitée à l’atteinte à la réputation, mais a été consolidée en un principe plus large selon lequel tout préjudice personnel, social, moral et économique qui peut être considéré comme une conséquence prévisible de la perpétration d’une infraction pénale ne saurait servir de fondement à un grief selon lequel une condamnation pénale constituerait en soi une atteinte au droit au respect de la « vie privée ». Ce principe plus large vaut non seulement pour les infractions pénales mais aussi pour les irrégularités d’une autre nature qui engagent d’une certaine manière la responsabilité juridique d’une personne et emportent des conséquences négatives prévisibles sur la « vie privée » (ibidem, §§ 98 et 112).
190. La Cour rappelle aussi que les considérations liées à la vie privée entrent en jeu dans les situations où des informations ont été recueillies sur une personne bien précise, où des données à caractère personnel ont été traitées ou utilisées et où les éléments en question ont été rendus publics d’une manière ou dans une mesure excédant ce à quoi les intéressés pouvaient raisonnablement s’attendre. Elle a reconnu que la protection des données à caractère personnel joue un rôle fondamental pour l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale consacré par l’article 8 de la Convention (Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, §§ 136-137, 27 juin 2017). La Cour a en outre conclu que l’article 8 de la Convention consacre le droit à une forme d’auto‑détermination informationnelle, qui autorise les personnes à invoquer leur droit à la vie privée en ce qui concerne des données qui, bien que neutres, sont collectées, traitées et diffusées à la collectivité, selon des formes ou modalités telles que leurs droits au titre de l’article 8 peuvent être mis en jeu (ibidem, § 137).
191. Depuis plusieurs années, suite au développement de la technologie et des outils de communication, un nombre croissant de personnes ont cherché à faire protéger les intérêts qu’elles tirent de ce que l’on appelle communément le « droit à l’oubli ». Il repose sur l’intérêt d’une personne à faire effacer, modifier ou limiter l’accès à des informations passées qui affectent la perception actuelle de cette personne. En cherchant à faire disparaître ces informations, les intéressés veulent éviter de se faire reprocher indéfiniment leurs actes ou déclarations publiques antérieures et cela dans des contextes variables, tels que, par exemple, l’embauche ou les relations d’affaires.
192. En effet, il apparaît qu’une information concernant une personne ayant fait l’objet d’une publication disponible sur Internet depuis un certain temps peut avoir un impact négatif considérable sur la perception de cette personne dans l’opinion publique. À cela s’ajoutent d’autres risques aux effets nuisibles : d’une part, l’agrégation des informations qui peut conduire à l’établissement d’un profil d’une personne (à cet égard, voir aussi, la Recommandation Rec(2012)3 du Comité des Ministres aux États membres sur la protection des droits de l’homme dans le contexte des moteurs de recherche – paragraphe 66 ci-dessus – ainsi que l’arrêt CJUE C‑131/12, Google Spain – paragraphe 74 ci-dessus), et, d’autre part, l’absence de contextualisation des informations qui peut entraîner qu’une personne qui consulte un article mis en ligne sur une autre personne peut obtenir une présentation fragmentaire et déformée de la réalité. De surcroît, et indépendamment de la fréquence réelle des recherches liées à un nom particulier, il y a lieu de mentionner, comme conséquence de la mise en ligne d’une information concernant une personne, la menace permanente et la peur qui en découle pour cette personne de pouvoir être à tout moment de nouveau confrontée à son passé sans y être préparée.
193. Dans ce contexte, la question qui se pose à la Cour est celle de savoir si l’article 8 offre une protection contre ces effets négatifs et, dans l’affirmative, dans quelle mesure.
194. À cet égard, il convient de noter d’emblée que la notion de « droit à l’oubli » comporte de multiples facettes, qu’elle est en voie de construction et que son application en pratique connaît déjà beaucoup de particularités. Tout d’abord, le « droit à l’oubli », défini comme aspect du droit au respect de la vie privée, s’est forgé dans la pratique judiciaire nationale dans le cadre de la reprise par la presse d’informations à caractère judiciaire déjà divulguées par le passé. La personne revendiquant l’oubli poursuit en fait la condamnation de la personne ayant repris ces informations. Il apparaît d’ailleurs que, dans la présente requête, la cour d’appel de Liège a fait l’application des critères que la jurisprudence nationale avait établis au préalable par rapport à cette modalité du « droit à l’oubli » (paragraphe 28 ci‑dessus). Pour sa part, la Cour, bien qu’elle n’ait fait pas explicitement référence à une telle notion du « droit », a jugé que, après l’écoulement d’un certain temps et en particulier à l’approche de la sortie de prison d’une personne condamnée, et, d’autant plus, après sa libération définitive, l’intérêt de celle-ci est de ne plus être confrontée à son acte en vue de sa réintégration dans la société. Le laps de temps entre la condamnation pénale, la mise en liberté et la nouvelle publication a constitué un élément déterminant pour son examen (Österreichischer Rundfunk c. Autriche, no 35841/02, §§ 68‑69, 7 décembre 2006, et, récemment, Mediengruppe Österreich Gmbh c. Autriche, no 37713/18, §§ 68-70, 26 avril 2022).
195. Ensuite, une nouvelle modalité de ce « droit à l’oubli » s’est développée dans la pratique judiciaire nationale dans le contexte de la numérisation des articles de presse qui a engendré leur diffusion extensive sur les sites internet des journaux respectifs. L’effet de cette diffusion a été simultanément renforcé par le référencement réalisé par les moteurs de recherche. Cette modalité, consacrée au niveau terminologique comme le « droit à l’oubli numérique », a concerné dans la pratique judiciaire des demandes de suppression ou de modification des données disponibles sur Internet ou de limitation de leur accès, demandes adressées à l’éditeur de presse ou à l’exploitant d’un moteur de recherche. Dans ce cas, n’est plus en cause la réapparition d’une information, mais la permanence d’une information sur Internet. Le débat contemporain sur cette modalité du « droit à l’oubli » a été certainement renforcé par l’arrêt de la CJUE C‑131/12, Google Spain, concernant une demande de déréférencement des liens vers des pages internet d’un quotidien espagnol par un exploitant de moteur de recherche.
196. Dans ce nouveau contexte, en plus du droit au respect à la vie privée, les juridictions et autorités nationales prennent comme appui le droit à la protection des données à caractère personnel, ayant acquis un caractère autonome dans certains systèmes de droit (voir les considérations de la High Court ou du Tribunal constitutionnel espagnol – paragraphes 102 et 107 respectivement ci-dessus). Dans une autre optique, dans le cas particulier des demandes de modification d’un article de presse dirigées contre des éditeurs de presse, le « droit à l’oubli » ne peut avoir comme fondement que la seule protection de la personnalité, qui se distingue donc de l’auto‑détermination informationnelle, relative, elle, à la protection des données à caractère personnel (voir l’arrêt « Droit à l’oubli I » de la Cour constitutionnelle fédérale allemande – paragraphe 114 ci-dessus). Les juridictions belges ayant examiné la présente affaire n’ont pas fondé le « droit à l’oubli numérique » sur les dispositions européennes ou nationales relatives à la protection des données à caractère personnel (voir, notamment, paragraphe 37 ci-dessus).
197. Pour sa part, la Cour a examiné quelques affaires seulement relatives à des demandes de suppression ou de modification d’articles de presse contenus dans des archives numériques. Dans ces requêtes, introduites sous l’angle de l’article 8 de la Convention, la Cour a défini les intérêts des requérants comme relevant de la protection de la réputation, la notion de « droit à l’oubli » n’étant mentionnée que récemment, dans la dernière des affaires énumérées dans le présent paragraphe. À chaque fois, la Cour a estimé que les tribunaux nationaux, en rejetant les demandes des requérants, avaient ménagé un juste équilibre entre, d’une part, la liberté d’expression et le droit d’accès du public à l’information et, d’autre part, le droit des requérants à la protection de leur réputation :
a) Dans l’affaire Węgrzynowski et Smolczewski (précitée), deux avocats se plaignaient qu’un article de presse portant atteinte à leur réputation demeurait accessible au public sur le site internet d’un journal et ils en demandaient la suppression. Dans l’article il était allégué que les requérants avaient fait fortune en assistant des hommes politiques pour des transactions commerciales douteuses. Les tribunaux polonais, dans une action pour diffamation séparée, avaient déjà jugé que l’article en question n’était pas fondé sur des informations suffisantes et était contraire aux droits des intéressés. Dans cet arrêt, la Cour a notamment rappelé que l’Internet, qui est un outil d’information et de communication qui se distingue particulièrement de la presse écrite, desservant des milliards d’usagers partout dans le monde, n’est pas et ne sera peut-être jamais soumis aux mêmes règles ni au même contrôle. Aussi, la reproduction de matériaux tirés de la presse écrite et celle de matériaux tirés de l’Internet peuvent être soumises à un régime différent. Les règles régissant la reproduction des seconds doivent manifestement être ajustées en fonction des caractéristiques particulières de la technologie de manière à pouvoir assurer la protection et la promotion des droits et libertés en cause.
b) L’affaire Fuchsmann c. Allemagne (no 71233/13, 19 octobre 2017) concernait le rejet par les tribunaux allemands de la demande formulée en juillet 2002 par le requérant – un entrepreneur de niveau international – qui souhaitait obtenir le retrait de certaines déclarations faites à son sujet dans un article publié dans la version en ligne du New York Times en juin 2001 et l’accusant de contrebande d’or et détournement de fonds ainsi que de prétendus liens avec le crime organisé russe. La Cour a souscrit aux conclusions des juridictions allemandes, en relevant que l’article litigieux contribuait à un débat d’intérêt général, qu’il présentait un certain intérêt dès lors que le requérant était un homme d’affaires allemand exerçant au niveau international dans le secteur des médias, qu’il reposait sur une base factuelle suffisante, que l’auteur de l’article avait parfaitement respecté ses obligations et responsabilités journalistiques, que l’article ne renfermait ni insinuations ni déclarations polémiques, que les informations divulguées concernaient essentiellement la vie professionnelle du requérant et que les conséquences de l’article en Allemagne étaient limitées.
c) L’affaire M.L. et W.W. c. Allemagne (précitée) concernait le refus de la Cour fédérale de justice d’ordonner à trois médias différents l’anonymisation de dossiers de presse concernant la condamnation des requérants pour le meurtre d’un acteur connu, les requérants étant mentionnés par leurs noms complets. Pour conclure à l’absence de violation de l’article 8 de la Convention à l’égard des requérants visés par ces dossiers, la Cour a eu égard au fait que les reportages litigieux contribuaient toujours, au moment de l’introduction de leurs demandes d’anonymisation, à un débat d’intérêt général, à la circonstance que les requérants n’étaient pas de simples personnes inconnues du public, au comportement des requérants envers la presse à laquelle ils se sont adressés postérieurement à leur condamnation en vue d’obtenir la révision de celle-ci, à la circonstance que les reportages relataient les faits de manière objective et sans l’intention de présenter les requérants d’une manière dénigrante ou de nuire à leur réputation, ainsi qu’à l’accessibilité limitée des informations litigieuses.
198. Ce n’est que très récemment que la Cour a examiné une procédure relative à la désindexation d’un article publié par un journal en ligne dans une requête introduite sur le terrain de l’article 10 de la Convention. En effet, dans l’affaire Biancardi (précitée), le requérant, ancien rédacteur-en-chef d’un journal en ligne, avait été condamné au civil pour avoir conservé sur le site internet de son journal un article datant de 2008 relatant une bagarre dans un restaurant, article qui donnait des détails sur la procédure pénale ouverte à ce sujet. La Cour a estimé que non seulement les fournisseurs de moteurs de recherche sur Internet, mais aussi les administrateurs de journaux ou d’archives journalistiques accessibles en ligne, comme le requérant, pouvaient être tenus de désindexer des documents. La Cour a conclu que le requérant a subi une ingérence dans son droit de diffuser des informations, garanti par la Convention, mais que cette ingérence poursuivait un but légitime à savoir la protection de la réputation du restaurateur et était nécessaire. Pour ce faire, elle a pris en compte les critères suivants : la durée du maintien en ligne de l’article en cause, le caractère sensible des données ainsi que la gravité de la sanction imposée. La Cour a jugé que la liberté d’expression du requérant n’avait donc pas été méconnue, d’autant plus qu’il n’avait pas été effectivement tenu de retirer l’article du site internet.
199. Il en ressort donc que, sous l’angle de la Convention, le « droit à l’oubli numérique » a été rattaché à l’article 8 et plus précisément au droit au respect de la réputation, quelle que soit la modalité exigée pour assurer l’oubli recherché : la suppression ou la modification d’un article de presse archivé sur Internet ou la limitation de son accessibilité par la désindexation incombant à un organe de presse. En effet, pour la Cour, la prétention à l’oubli ne constitue pas un droit autonome protégé par la Convention et, pour autant qu’elle est couverte par l’article 8, ne peut concerner que certaines situations et informations. En tout état de cause, à ce jour la Cour n’a validé aucune suppression ou modification d’informations publiées licitement à des fins de journalisme et archivées sur un site internet d’un organe de presse.
3. Sur les critères à appliquer par la Cour
200. La question que la Cour est appelée à trancher dans la présente affaire est celle de savoir si les décisions par lesquelles les juridictions belges ont ordonné au requérant d’anonymiser l’article litigieux dans sa version électronique figurant sur le site internet du journal Le Soir, au nom du « droit à l’oubli », ont constitué une violation de la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention. À ce titre, elle devra déterminer si cette anonymisation reposait sur des motifs pertinents et suffisants dans les circonstances particulières de l’espèce et notamment si elle était proportionnée au but légitime poursuivi.
201. Maintes fois saisie de litiges appelant un examen du juste équilibre à ménager entre la liberté d’expression et différents aspects du droit au respect de la vie privée dans des affaires concernant des publications initiales, la Cour a développé une jurisprudence abondante en la matière, établissant les critères pour la mise en balance de ces droits et la marge d’appréciation des États contractants dans ce contexte. Dans son arrêt Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France (précité, §§ 90-93), rendu sous l’angle de l’article 10 de la Convention, la Cour a résumé ainsi les principes généraux en la matière :
« 90. Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports entre individus relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants, et ce que les obligations à la charge de l’État soient positives ou négatives (...). De même, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (...). Toutefois, cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand celles‑ci émanent d’une juridiction indépendante. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions de la Convention invoquées (...)
91. Dans les affaires qui nécessitent une mise en balance entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression, la Cour considère que l’issue de la requête ne saurait en principe varier selon que l’affaire a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet du reportage ou, sous l’angle de l’article 10, par l’éditeur qui l’a publié. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect (...). Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas.
92. Selon la jurisprudence constante de la Cour, la condition de « nécessité dans une société démocratique » commande de déterminer si l’ingérence litigieuse correspondait à un besoin social impérieux, si elle était proportionnée au but légitime poursuivi, et si les motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier sont pertinents et suffisants (...). La marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales pour déterminer s’il existe pareil « besoin » et quelles mesures doivent être adoptées pour y répondre n’est pas illimitée, elle va de pair avec un contrôle européen exercé par la Cour, qui doit dire en dernier ressort si une restriction se concilie avec la liberté d’expression telle que la protège l’article 10. Si la mise en balance à laquelle ont procédé les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis dans la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle‑ci substitue son avis à celui des juridictions internes (...) »
202. La question se pose toutefois de savoir si, compte tenu du caractère spécifique de la présente affaire, lequel réside dans le fait qu’elle concerne les archives électroniques d’une publication plutôt que sa version initiale, les critères utilisés jusqu’à ce jour par la Cour pour arbitrer un conflit entre des droits tirés respectivement des articles 10 et 8 de la Convention, doivent être adaptés.
203. À ce sujet, pour confirmer en l’espèce, la position des juridictions belges et conclure que la liberté d’expression du requérant n’avait pas été méconnue, la chambre s’est appuyée sur les critères classiques examinés dans des affaires relatives à des publications initiales et résumés dans l’arrêt Axel Springer AG (précité, §§ 89-95) : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le mode d’obtention des informations et leur véracité, le contenu, la forme et les répercussions de la publication ainsi que la gravité de la mesure imposée au requérant. Les mêmes critères avaient été pris en compte par la Cour par le passé dans des affaires ayant trait à des demandes d’altération du contenu d’une archive de presse numérique (Fuchsmann, précité, § 34, et M.L et W.W. c. Allemagne, précité, § 96).
204. En revanche, dans l’affaire Biancardi (précité, §§ 57-71), qui concernait une demande de désindexation par le propriétaire d’un journal en ligne, la Cour a récemment considéré que des nouveaux critères devaient être pris en compte dans la pondération des droits en jeu, à savoir : la durée du maintien en ligne de l’article en cause, le caractère sensible des données ainsi que la gravité de la sanction imposée.
205. La Grande Chambre, pour sa part, estime que son appréciation doit tenir compte du contexte diffèrent de la présente affaire, comparé à celui des affaires concernant des publications initiales. Eu égard aux principes généraux mentionnés ci-dessus, et en particulier à la nécessité de préserver l’intégrité des archives de presse, ainsi que, dans une certaine mesure, à la pratique des tribunaux des États membres du Conseil de l’Europe (paragraphes 88‑132 ci-dessus), la Cour estime que la mise en balance de ces différents droits de valeur égale à effectuer lors de l’examen d’une demande d’altération d’un contenu journalistique archivé en ligne doit prendre en considération les critères suivants : i) la nature de l’information archivée ; ii) le temps écoulé depuis les faits, depuis la première publication et depuis la mise en ligne de la publication ; iii) l’intérêt contemporain de l’information ; iv) la notoriété de la personne revendiquant l’oubli et son comportement depuis les faits ; v) les répercussions négatives dues à la permanence de l’information sur Internet ; vi) le degré d’accessibilité de l’information dans des archives numériques, et vii) l’impact de la mesure sur la liberté d’expression, plus précisément la liberté de la presse.
206. Le plus souvent, il faudra tenir compte de plusieurs critères à la fois afin de décider de la protection à accorder à la vie privée face aux autres intérêts en présence et aux moyens qui ont été mis en œuvre pour donner effet à cette protection dans un cas donné (au sujet de ces moyens, voir paragraphe 241 ci-dessous). La protection de la vie privée dans le contexte d’une revendication à l’oubli ne saurait donc être considérée en faisant abstraction des moyens avec lesquels elle a été mise en œuvre concrètement. Sous cet angle, il s’agira de procéder à une mise en balance en vue de conclure si, eu égard au poids des intérêts concurrents et à l’intensité des moyens mis en œuvre dans le cas concret, le poids donné au « droit à l’oubli », à travers le droit au respect de la vie privée, ou à la liberté d’expression a été excessif ou non.
207. Dans ce contexte, la Cour rappelle avoir déjà reconnu dans l’affaire M.L. et W.W. c. Allemagne (précité, § 97), – à l’instar de la CJUE dans son arrêt C-131/12, Google Spain (voir paragraphes 71 et suiv. ci-dessus) ainsi que dans les arrêts qui ont suivi concernant le déréférencement par les moteurs de recherche –, que :
« c’est avant tout en raison des moteurs de recherche que les informations sur les requérants tenues à disposition par les médias concernés peuvent facilement être repérées par les internautes. Il n’en demeure pas moins que l’ingérence initiale dans l’exercice par les requérants de leur droit au respect de la vie privée résulte de la décision des médias concernés de publier ces informations et, surtout, de les garder disponibles sur leurs sites internet, fût-ce sans intention d’attirer l’attention du public, les moteurs de recherche ne faisant qu’amplifier la portée de l’ingérence en question. Cela dit, en raison de cet effet amplificateur concernant le degré de diffusion des informations et de la nature de l’activité dans laquelle s’inscrit la publication de l’information sur la personne concernée, les obligations des moteurs de recherche à l’égard de la personne concernée par l’information peuvent être différentes de celles de l’éditeur à l’origine de l’information. Par conséquent, la mise en balance des intérêts en jeu peut aboutir à des résultats différents selon que se trouve en cause une demande d’effacement dirigée contre l’éditeur initial de l’information dont l’activité se trouve en règle générale au cœur de ce que la liberté d’expression entend protéger, ou contre un moteur de recherche dont l’intérêt principal n’est pas de publier l’information initiale sur la personne concernée, mais notamment de permettre, d’une part, de repérer toute information disponible sur cette personne et, d’autre part, d’établir ainsi un profil de celle-ci. »
208. En outre, les personnes concernées ne sont pas tenues de s’adresser, préalablement ou simultanément, au site internet d’origine pour exercer leurs droits vis-à-vis des moteurs de recherche, dès lors qu’il s’agit ici de deux formes de traitement différentes, chacune ayant sa propre légitimité et des incidences spécifiques sur les droits et intérêts des personnes (dans ce sens, voir également les Lignes directrices relatives à l’exécution de l’arrêt de Google Spain, adoptées le 26 novembre 2014, par le Groupe de travail « Article 29 » sur la protection des données, paragraphe 76 ci-dessus). L’on ne saurait pas non plus conditionner l’examen d’une action contre l’éditeur d’un site internet de presse à une demande de déréférencement préalable. Pour la Cour, cette distinction entre les activités des exploitants de moteurs de recherche et celles des éditeurs de presse garde son importance dans l’examen qu’elle fera de toute ingérence dans la liberté d’expression, y compris le droit du public à recevoir des informations, fondée sur une prétention à l’oubli.
209. Enfin, la Cour estime que l’on ne saurait pas ignorer l’effet dissuasif sur la liberté de la presse qui se dégage de l’obligation pour un éditeur d’anonymiser un article initialement publié de manière licite (voir également la position des tiers intervenants – paragraphe 165 in fine ci-dessus). En effet, l’obligation d’examiner à un stade ultérieur la licéité du maintien en ligne d’un article à la suite d’une demande émanant d’une personne qui s’en estime victime, laquelle obligation implique une mise en balance de tous les intérêts en jeu, comporte le risque que la presse s’abstienne à l’avenir de conserver des articles dans ses archives en ligne ou qu’elle omette des éléments individualisés dans des articles susceptibles de faire ultérieurement l’objet d’une telle demande (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 104). Cela étant, les fournisseurs de contenu ne sont tenus de vérifier et de mettre en balance les intérêts tirés de la liberté d’expression et du respect de la vie privée que lorsqu’une demande expresse est formulée à cet effet par la personne concernée.
210. À cet égard, la Cour rappelle que, pour que l’article 8 de la Convention entre en ligne de compte, l’atteinte à la réputation doit atteindre un certain niveau de gravité (paragraphe 189 ci-dessus). Dès lors, lorsqu’une personne intéressée formule une telle demande, il lui appartient de dûment étayer la gravité de l’atteinte résultant du maintien en ligne d’une archive de presse (voir, mutatis mutandis, l’arrêt du Tribunal constitutionnel espagnol – paragraphe 111 ci-dessus, l’arrêt « Droit à l’oubli I » de la Cour constitutionnelle fédérale allemande – paragraphe 121 ci-dessus, et l’arrêt de la Cour fédérale allemande du 26 juin 2021 – paragraphe 129 ci-dessus ; en sens contraire, voir l’arrêt de la CJUE C-131/12, Google Spain – paragraphe 73 ci-dessus et Lignes directrices adoptées pour sa mise à l’exécution – paragraphes 77 et 79 ci-dessus).
211. Il en résulte que même si, dans le cadre d’une mise en balance entre le droit à la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée, ces deux droits sont à considérer comme étant de même valeur, il n’en découle pas pour autant que les critères à appliquer dans le cadre de cet exercice ont tous le même poids. Dans ce contexte, en effet, il importe de faire droit au principe de la préservation de l’intégrité des archives de presse, ce qui implique de veiller à ce que les modifications et a fortiori suppressions d’archives soient limitées au strict nécessaire, de façon à prévenir tout effet dissuasif de telles mesures sur l’exercice par la presse de sa mission d’information et d’archivage. Aussi convient-il d’accorder, dans l’application des critères susmentionnés, une attention particulière à une pondération adéquate entre, d’une part, les intérêts des particuliers qui demandent la modification ou la suppression d’un article les concernant dans les archives de presse et, d’autre part, l’impact de pareilles demandes sur les éditeurs de presse concernés mais aussi, le cas échéant, sur le fonctionnement de la presse tel que décrit ci‑dessus.
c) L’application au cas d’espèce
212. La Cour note d’emblée que la cour d’appel de Liège s’est fondée sur les critères suivants pour ordonner l’anonymisation de l’archive en ligne litigieuse : il faut qu’il y ait une divulgation initiale licite des faits, que les faits soient d’ordre judiciaire, qu’il n’existe pas d’intérêt contemporain à la divulgation, qu’il y ait absence d’intérêt historique des faits, qu’il y ait un certain laps de temps entre les deux divulgations, que la personne concernée n’ait pas de vie publique, qu’elle ait un intérêt à la resocialisation et qu’elle ait apuré sa dette (paragraphe 28 ci-dessus).
213. Il appartient à présent à la Cour de vérifier, eu égard à la marge d’appréciation dont les autorités nationales disposent lorsqu’il s’agit d’arbitrer un conflit entre l’article 8 et l’article 10 de la Convention, si l’examen auquel la cour d’appel de Liège a procédé cadre avec celui qui résulte des critères énoncés ci-dessus (paragraphe 205 ci-dessus), dont l’application doit tenir compte aussi de la spécificité des affaires qui portent sur l’altération, au nom du « droit à l’oubli », d’un article de presse licite archivé en ligne. Si tel est le cas, il faudrait des raisons sérieuses pour que la Cour substitue son avis à celui de ladite cour d’appel (paragraphe 201 ci‑dessus).
1. La nature de l’information archivée
214. S’agissant de la nature de l’information en question, la Cour considère qu’il convient de rechercher tout d’abord si l’information litigieuse concerne la vie privée, professionnelle ou publique de la personne concernée et si elle a un impact social ou si, au contraire, elle relève de la sphère intime de la vie privée, ce qui la rendrait particulièrement sensible.
215. À cet égard, la Cour observe que dans le domaine spécifique de la protection à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel, la Convention 108 du Conseil de l’Europe en la matière, (paragraphe 60 ci-dessus) ainsi que sa version modernisée, la Convention 108+ (paragraphe 61 ci-dessus), et la directive 95/46/CE (paragraphe 68 ci-dessus) qualifient de « particulières » les données de nature pénale. En revanche, les Lignes directrices relatives à la mise en exécution de l’arrêt de la CJUE C-131/12, Google Spain (paragraphe 77 ci-dessus), l’arrêt de la CJUE C-136/17, GC et autres (paragraphes 83 et 84 ci-dessus) ou les arrêts du Conseil d’État français qui s’en sont suivis (paragraphe 99 ci‑dessus), font une distinction entre les données dites « sensibles » – car plus intrusives dans la vie privée – et les données « pénales », lesquelles bénéficient d’une protection élevée par rapport aux données qui touchent à la vie privée sans pour autant être « sensibles ». Pour sa part, la Cour a qualifié, dans sa jurisprudence récente, les données pénales comme étant des données sensibles (Biancardi, précité, § 67).
216. La Cour rappelle ensuite que la manière de traiter un sujet relève de la liberté journalistique et que l’article 10 de la Convention laisse aux journalistes le soin de décider quels détails doivent être publiés pour assurer la crédibilité d’une publication, sous réserve que les choix que ceux-ci opèrent à cet égard soient fondés sur les règles d’éthique et de déontologie de leur profession (Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 186, M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 105 ; voir, également, la Recommandation Rec(2003)13 du Comité des Ministres aux États membres sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales – paragraphe 64 ci-dessus). En tout état de cause, dans le cas d’articles de presse sur des procédures pénales, l’inclusion d’éléments individualisés, tel le nom complet de la personne visée, constitue un élément important (Fuchsmann, précité, § 37) et ne saurait, à elle seule, poser problème sur le terrain de la Convention, bien que le nom d’une personne relève de la sphère personnelle protégée par l’article 8 (S. et Marper, précité, § 66). Il en va ainsi tant au moment de la publication initiale que lors de son archivage en ligne.
217. En l’espèce, l’article litigieux relate plusieurs accidents de la route ayant eu lieu en 1994 en l’espace de quelques jours, l’accident causé par G. en étant un parmi d’autres. L’article faisait mention du nom de G. en entier et décrivait les circonstances de cet accident. La Cour considère que, même si l’article ne concernait pas une enquête pénale en cours ou une condamnation pénale, il portait certainement sur des faits qui ont conduit par la suite à une telle condamnation. Elle souscrit dès lors à la conclusion de la cour d’appel de Liège qui notait que les faits relatés étaient d’ordre judiciaire (paragraphe 29 ci-dessus).
218. La Cour considère que le caractère judiciaire de l’information en cause soulève, entre autres, la question de la nature et de la gravité de l’infraction qui a fait l’objet de la publication initiale. Ce critère a déjà été utilisé par la Cour dans sa jurisprudence antérieure ainsi que par d’autres juridictions en Europe dans l’examen d’affaires similaires (voir M.L et W.W. c. Allemagne, précité, § 111 ; l’arrêt de la CJUE C-136/17, GC et autres – paragraphe 84 ci-dessus –, ainsi que l’arrêt n⁰ 58/2018 du Tribunal constitutionnel espagnol – paragraphe 111 ci-dessus).
219. Dans la présente affaire, la Cour observe que l’article litigieux présentait, de manière succincte et objective, une série de faits divers relatant des événements avérés et que, dans la procédure interne, G. n’a à aucun moment allégué que des mises à jour ou des rectifications de ces informations étaient nécessaires. Cependant, de l’avis de la Cour, quoique tragiques, ces faits ne sauraient rentrer dans la catégorie des infractions dont l’importance, en raison de leur gravité, n’est pas affectée par le passage du temps. Il convient d’observer en outre que les faits pour lesquels G. a été condamné n’ont fait l’objet d’aucune médiatisation, à l’exception de l’article litigieux, et que l’affaire n’a eu aucun retentissement dans les médias, que ce soit à l’époque des faits relatés ou au moment de la mise en ligne de la version archivée de l’article (voir, a contrario, M.L et W.W. c. Allemagne, précité, § 105). Ce dernier élément a d’ailleurs été pris en compte par la cour d’appel de Liège dans son appréciation (paragraphe 29 ci-dessus).
2. Le temps écoulé depuis les faits, depuis la première publication et depuis la mise en ligne de la publication
220. De l’avis de la Cour, la pertinence d’une information est souvent étroitement liée à son actualité. Contrairement à ce que soutient le requérant (paragraphe 137 ci-dessus), elle estime que l’écoulement d’un laps de temps important a un impact sur la question de savoir si une personne peut bénéficier d’un « droit à l’oubli ». À l’instar du Gouvernement, elle note que l’écoulement du temps depuis la publication initiale est un des critères mis en avant par les juridictions nationales en Europe dans des affaires portant sur la même question (paragraphe 153 ci-dessus et l’arrêt du Tribunal constitutionnel espagnol – paragraphe 108 ci-dessus – et celui de la Cour constitutionnelle fédérale allemande – paragraphe 115 ci-dessus).
221. En l’espèce, l’article litigieux, paru en 1994, a été mis en ligne dans les archives de presse du journal Le Soir en 2008. L’écoulement du temps a été un élément pertinent dans l’appréciation de la cour d’appel de Liège. Celle-ci a noté qu’un laps de temps important (seize ans) s’était écoulé entre la première publication de l’article et la première demande d’anonymisation, qui totalisait au jour du prononcé de l’arrêt quelques vingt années (paragraphe 29 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour considère que G., qui a bénéficié d’une réhabilitation en 2006, avait un intérêt légitime à revendiquer la possibilité de se resocialiser à l’abri du rappel permanent de son passé, après tout ce temps.
3. L’intérêt contemporain de l’information
222. En lien direct avec les considérations ci-dessus au sujet de la fonction de la presse dans la création et la conservation des archives, il convient ensuite de vérifier si l’article concerné contribue toujours à un débat d’intérêt général, s’il a acquis un intérêt lié à l’histoire, à la recherche ou d’ordre statistique (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 99, et l’arrêt du Tribunal constitutionnel espagnol – paragraphe 108 ci-dessus) ou s’il reste utile pour la contextualisation d’évènements récents en vue d’une meilleure compréhension de ceux-ci. La vérification de ces éléments est à opérer en se plaçant au moment où la personne concernée formule sa demande relative au « droit à l’oubli ».
223. Dans ce contexte, il convient de rappeler que, s’agissant de publications initiales, la Cour a toujours estimé que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression lorsqu’est en cause une question d’intérêt général. La marge d’appréciation des États est en effet réduite en matière de débat touchant à l’intérêt général (Éditions Plon c. France, no 58148/00, § 44, CEDH 2004‑IV, Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 96). Selon la jurisprudence, ont trait à l’intérêt général les questions qui touchent le public dans une mesure telle qu’il peut légitimement s’y intéresser, qui éveillent son attention ou le préoccupent sensiblement, notamment parce qu’elles concernent le bien-être des citoyens ou la vie de la collectivité. Tel est le cas également des questions qui sont susceptibles de créer une forte controverse, qui portent sur un thème social important, ou qui ont trait à un problème dont le public aurait intérêt à être informé. Toutefois, l’intérêt public ne se confond pas avec les attentes d’un public friand de détails quant à la vie privée d’autrui, ni avec le goût des lecteurs pour le sensationnel voire, parfois, pour le voyeurisme (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, §§ 101 et 103, et les références qui s’y trouvent citées). Dans cette optique, la contribution d’un article au débat d’intérêt général peut perdurer dans le temps, en raison soit de l’information elle-même ou d’éléments nouveaux intervenus depuis la publication, comme par exemple des développements ultérieurs dans la procédure judiciaire initiale.
224. Cependant, la spécificité des archives de presse numériques, qui concernent des informations qui sont rarement d’actualité, fait que leur contribution actuelle à un débat d’intérêt général n’est pas déterminante dans la plupart des cas. En l’absence d’une telle contribution, il convient de vérifier de surcroît si l’information ainsi archivée présente un autre type d’intérêt mentionné ci-dessus, comme par exemple quand elle est liée à l’histoire ou à la science.
225. En l’espèce, la cour d’appel de Liège a jugé que, vingt ans après les faits, l’identité d’une personne qui n’était pas une personne publique n’apportait aucune valeur ajoutée d’intérêt général à l’article litigieux, lequel ne contribuait que de façon statistique à un débat public sur la sécurité routière. D’après la cour d’appel, les faits divulgués dans l’article ne faisaient assurément pas partie non plus de l’histoire, s’agissant d’un banal – quoique tragique – fait divers dont il n’était nullement prétendu, ni a fortiori démontré, qu’il aurait reçu un retentissement particulier dans l’opinion publique (paragraphe 29 ci-dessus). La Cour n’aperçoit aucun motif de remettre en cause les appréciations dûment motivées de la juridiction nationale sur ce point.
4. La notoriété de la personne revendiquant l’oubli et son comportement depuis les faits
226. En règle générale, le rôle ou la fonction de la personne visée par un reportage et/ou une photo constituent un autre critère important à prendre en compte dans la mise en balance des droits garantis par les articles 8 et 10 de la Convention (Von Hannover (no 2), précité, § 110, et Axel Springer AG, précité, § 91). En effet, le caractère public ou notoire d’une personne influe sur la protection dont sa vie privée peut bénéficier. La Cour a ainsi reconnu à maintes reprises que le public avait le droit d’être informé de certains aspects de la vie privée des personnes publiques. Ce critère, applicable dans le cas de publications nouvelles, s’avère également pertinent s’agissant des archives de presse numériques (M.L. et W.W c. Allemagne, précité, §106).
227. La notoriété de la personne concernée doit être examinée à la lumière des circonstances de l’espèce et en se plaçant au moment où la demande relative au « droit à l’oubli » est formulée. Elle peut être antérieure ou concomitante aux faits visés par l’information litigieuse. En outre, si la notoriété d’une personne peut décliner dans le temps, celle-ci peut aussi connaître un regain de notoriété à une date ultérieure pour différents motifs.
228. De plus, le comportement de la personne concernée depuis les faits qui font l’objet de la première publication peut, dans certaines situations, justifier un refus d’appliquer un « droit à l’oubli » (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, §108). En revanche, le fait pour une personne de se tenir à l’écart des médias est un élément pouvant plaider en faveur de la protection de sa réputation.
229. En l’espèce, la cour d’appel de Liège a rappelé que G. n’exerçait aucune fonction publique. Contrairement à ce que soutient le requérant devant la Cour (paragraphe 143 ci-dessus), pour la cour d’appel, la seule qualité de médecin de G. ne justifiait nullement le maintien, quelques vingt ans après les faits, de son identité dans l’article mis en ligne (paragraphe 29 ci-dessus). Pour sa part, la Cour note que G. était une personne inconnue du grand public tant au moment des faits qu’au moment de sa demande d’anonymisation (voir, a contrario, M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 106). En outre, l’affaire n’a eu aucun retentissement dans les médias, que ce soit à l’époque des faits relatés ou au moment de la mise en ligne de la version archivée de l’article sur Internet.
230. La Cour note ensuite que les juridictions internes ne se sont pas explicitement prononcées sur la question du comportement de G. après les faits. Il n’y a pas non plus d’indications selon lesquelles G. aurait contacté les médias pour rendre sa situation publique, que ce soit au moment de la parution de l’article en 1994 ou à l’occasion de sa mise en ligne en 2008 (voir, a contrario, M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, §§ 108-109). Au contraire, toutes ses démarches témoignent de son souhait de se tenir à distance de toute publicité (paragraphes 15 et 21 in fine ci-dessus).
5. Les répercussions négatives dues à la permanence de l’information sur Internet
231. Comme il a été rappelé ci-dessus, dans les affaires portant sur la protection de la réputation sociale ou professionnelle d’une personne sur le terrain de l’article 8 de la Convention, la Cour a jugé que l’atteinte à la réputation d’un individu doit présenter un certain niveau de gravité et avoir été portée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (paragraphe 189 ci-dessus). À cet égard, elle note que le requérant rappelle que la limitation de l’accès à des informations que le public a le droit de recevoir en vertu de l’intérêt général doit être justifiée par des raisons particulièrement impérieuses et qu’il soutient que l’existence d’un préjudice important doit être démontrée concrètement par toute personne voulant restreindre cet accès, en particulier s’il s’agit d’une information publique (paragraphe 140 ci-dessus et, dans le même sens, les observations des 16 tiers intervenants, paragraphe 166 ci-dessus).
232. La Cour estime pertinentes ces considérations dans la présente affaire, laquelle concerne l’anonymisation d’une archive de presse numérique et non une demande de déréférencement formulée à l’égard de moteurs de recherche. Dès lors, en vue de justifier l’altération d’un article contenu dans une archive de presse numérique, la personne concernée doit pouvoir invoquer un préjudice grave pour sa vie privée et dûment l’étayer (paragraphe 210 ci-dessus).
233. À cet égard, s’agissant d’informations judiciaires, la Cour estime que, pour l’appréciation du préjudice subi par la personne concernée, il est important de prendre en compte les conséquences de la permanence de ces informations sur sa réintégration dans la société (voir paragraphe 194 ci‑dessus, M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 100, et aussi l’arrêt de la High Court – paragraphe 104 ci-dessus). Dans ce contexte, il convient, en lien direct avec le temps écoulé depuis les informations publiées, de vérifier si le casier judiciaire a été effacé et si la personne a été réhabilitée, sachant qu’il en va ici non seulement de l’intérêt de la personne condamnée, mais aussi de celui de la société elle-même et qu’un individu condamné peut légitimement aspirer à retrouver toute sa place dans la société après avoir purgé sa peine (voir, s’agissant du droit interne, paragraphe 55 ci-dessus). Toutefois, de l’avis de la Cour, la réhabilitation d’une personne ne peut justifier à elle seule la reconnaissance d’un « droit à l’oubli ».
234. En l’espèce, la cour d’appel de Liège a jugé que l’archivage électronique d’un article relatif au délit commis ne doit pas créer pour G. une sorte de « casier judiciaire virtuel », alors qu’il a purgé sa peine et qu’il a été réhabilité. Aux yeux de la cour d’appel, une simple recherche à partir des nom et prénom de G. sur le moteur de recherche du journal Le Soir ou sur Google faisait immédiatement apparaître l’article litigieux, ce qui assurément était source d’un préjudice, à tout le moins moral, dans le chef de G. Une telle situation permettait à un large public, dont font nécessairement partie les patients, les collègues et les connaissances de G. – qui exerce la profession de médecin –, d’avoir facilement connaissance de son passé judiciaire et était ainsi de nature à le stigmatiser, à nuire gravement à sa réputation et à le priver de la possibilité de se resocialiser normalement (paragraphes 29 et 31 ci‑dessus).
235. Sur ce point, la Cour n’aperçoit aucun motif sérieux de remettre en cause la décision, dûment motivée, de la cour d’appel de Liège.
6. Le degré d’accessibilité de l’information dans des archives numériques
236. En ce qui concerne l’accessibilité d’une publication, la Cour estime utile de rappeler que les sites internet sont des outils d’information et de communication qui se distinguent particulièrement de la presse écrite, notamment quant à leur capacité à emmagasiner et à diffuser l’information, si bien que les communications en ligne et leur contenu risquent bien plus que la presse écrite de porter atteinte à l’exercice et à la jouissance des droits et libertés fondamentaux, en particulier du droit au respect de la vie privée (Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 133, CEDH 2015, Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel c. Ukraine, no 33014/05, § 63, CEDH 2011 (extraits), et Cicad c. Suisse, no 17676/09, § 59, 7 juin 2016), et ce notamment en raison du rôle important que jouent les moteurs de recherche.
237. Cependant, il convient de tenir compte du fait qu’en général, la consultation des archives nécessite une démarche de recherche active par l’introduction de mots-clés sur la page dédiée aux archives d’un journal. Dès lors, en l’absence de pareille démarche, une publication contenue dans des archives numériques n’est pas, comme telle, susceptible d’attirer l’attention des internautes qui ne sont pas à la recherche d’informations précises à l’égard d’une certaine personne (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 113).
238. Dans la mise en balance des intérêts en jeu, il est important également de vérifier quel est le degré d’accessibilité de cette archive, c’est‑à‑dire si celle-ci est disponible en libre accès et gratuite ou si l’accès est restreint aux abonnés ou d’une autre manière.
239. En l’espèce, les juridictions internes ont observé que, lors de leur mise en ligne en 2008, les archives du journal Le Soir étaient disponibles à titre gratuit. Il n’est par ailleurs pas contesté que, au moment de l’introduction par G. de sa demande et pendant toute la procédure interne, ces archives ont continué à être disponibles en accès libre et gratuites (comparer avec M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 113, où l’accès à certains articles était payant ou restreint aux abonnés). Eu égard à cette grande accessibilité, la Cour estime à la suite de la cour d’appel de Liège que le maintien de l’article en cause dans les archives a certainement porté préjudice à G.
7. L’impact de la mesure sur la liberté d’expression, plus précisément la liberté de la presse
240. Il convient à présent d’examiner l’analyse par la cour d’appel de Liège de l’impact de la mesure litigieuse sur la liberté d’expression et la liberté de la presse. À cet effet, il y a lieu de rechercher notamment si la cour d’appel a, au départ d’une pondération adéquate entre, d’une part, les intérêts de G. et, d’autre part, ceux du requérant tenant à l’exercice de sa mission d’information et d’archivage, limité l’atteinte à celle-ci au strict nécessaire pour protéger le droit au respect de la vie privée invoqué par G.
241. La Cour note qu’à la lumière des évolutions techniques dans le domaine numérique, la pratique judiciaire européenne a identifié plusieurs types de mesures destinées à protéger la réputation et les droits d’autrui dans ce contexte. Leur complexité technique ainsi que leur impact sur les archives journalistiques et/ou sur l’accès à l’information varient considérablement. Ainsi, l’exploitant d’un moteur de recherche externe au fournisseur de contenu peut-il procéder notamment : a) à l’aménagement des résultats d’une recherche, avec pour effet de faire apparaître le lien vers le site internet en cause de manière moins proéminente sur la liste de résultats des liens ou b) au déréférencement complet ou partiel (uniquement lorsqu’une recherche est effectuée à partir du nom de la personne concernée) du lien dans les index du moteur de recherche. Pour sa part, l’éditeur d’un site internet peut notamment effectuer : a) la suppression de tout ou partie d’un texte contenu dans l’archive numérique ; b) l’anonymisation du nom de la personne concernée dans le texte ; c) l’ajout d’une notice au texte, donc l’actualisation du texte par une rectification électronique (dans l’hypothèse où les informations étaient inexactes) ou par une communication électronique (dans l’hypothèse où les informations étaient incomplètes) ; d) la désindexation du texte du moteur de recherche interne du site ; e) la désindexation complète ou partielle (uniquement lorsqu’une recherche est effectuée à partir du nom de la personne concernée) à l’égard des moteurs de recherche externes, sur la base de codes d’accès ou en donnant des instructions aux exploitants de ces moteurs des zones qui ne sont pas explorées par leurs programmes de recherche.
242. Eu égard à l’importance de l’intégrité des archives numériques de presse (paragraphe 185 ci-dessus), la Cour considère que l’examen par les juridictions nationales saisies de ce type de litige doit privilégier, parmi les diverses mesures dont l’application est sollicitée par la partie demanderesse, celle qui est tout à la fois la plus adaptée au but poursuivi par celle-ci, à le supposer justifié, et la moins attentatoire à la liberté de la presse dont l’éditeur concerné peut se prévaloir. Cette appréciation du type de mesure à privilégier pourra utilement se faire à la lumière de l’éventail des mesures disponibles énumérées au paragraphe 241 ci-dessus. Ne sont susceptibles d’être ordonnées que des mesures répondant à ce double objectif, même si cela pourrait impliquer le rejet de l’action de la partie demanderesse.
243. Pour sa part, dans sa jurisprudence concernant l’altération des archives de presse numériques, la Cour a examiné la nature des mesures adoptées au niveau national dans le contexte plus large des différentes mesures alternatives disponibles. Elle a ainsi pris en compte l’absence de démarches de la part des requérants en vue de contraindre les exploitants de moteurs de recherche à réduire la détectabilité des informations concernant les requérants (Fuchsmann, précité, § 53 et M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 114) ou de demander la rectification des informations qui leur faisaient grief (Węgrzynowski et Smolczewski, précité, §§ 66-67). En outre, récemment, dans l’affaire Biancardi (précité, § 70), pour conclure que la mesure de désindexation sous examen était proportionnée au regard de l’article 10 de la Convention, elle a observé qu’il n’était pas question d’imposer au journal de supprimer l’article litigieux de son archive numérique.
244. En l’espèce, dans ses démarches à l’égard du journal Le Soir ou du Conseil de déontologie journalistique, et plus tard devant les tribunaux, G. a fait valoir que si l’on faisait une recherche par ses nom et prénom avec le moteur de recherches du site internet du journal Le Soir ou sur Google, l’article litigieux apparaissait parmi les premiers résultats, ce qui avait un impact sur sa vie privée et professionnelle. Bien que la préoccupation majeure de G. ait été l’apparition de l’article litigieux lors des recherches effectuées sur Internet à l’aide de moteurs de recherche à partir de ce nom et prénom, il n’a pas souhaité défendre ses intérêts par une action dirigée contre les exploitants de ces moteurs, mais a choisi de la formuler contre le requérant. Il a demandé, à titre principal, l’anonymisation de l’article et, à titre subsidiaire, la désindexation de l’article litigieux dans le moteur de recherche interne du journal. Tiers intervenant dans la présente procédure devant la Cour, G. explique son choix par le fait que plusieurs moteurs de recherche existaient sur le marché et que l’état des connaissances techniques à l’époque de son action donnait à penser que des balises de désindexation différentes devaient être placées pour chacun de ces moteurs, ce qui aurait mis en doute l’efficacité de cette méthode (paragraphe 161 ci-dessus). C’est dans ce contexte précis qu’il convient de vérifier si, et dans l’affirmative, dans quelle mesure, les juridictions nationales ont examiné le poids de la mesure d’anonymisation de l’article litigieux.
245. En premier lieu, elles ont examiné l’argument du requérant selon lequel l’équilibre entre les droits en présence pouvait être atteint par la mise en place d’un droit de rectification ou de communication, c’est-à-dire par l’ajout d’un complément d’information à l’article litigieux. La cour d’appel a estimé qu’un tel procédé n’était pas adéquat en l’espèce puisqu’il laisserait perdurer indéfiniment l’effet stigmatisant des infractions graves commises par G. et de la condamnation déjà purgée et rendraient vaine la décision de réhabilitation dont il avait bénéficié (paragraphe 30 ci-dessus).
246. Deuxièmement, s’agissant du déréférencement dans les moteurs de recherche, il ressort des pièces du dossier que, devant la cour d’appel, le requérant a soutenu que seuls les moteurs de recherche avaient qualité pour répondre à la demande de G. et que ce dernier avait erronément dirigé sa demande à son encontre. Le requérant a en outre indiqué que le service juridique du journal Le Soir avait effectivement entrepris une telle démarche auprès de Google, mais que celle-ci est restée sans réponse. Cet argument a toutefois été rejeté par la cour d’appel qui a constaté que l’indexation de l’article par les moteurs de recherche n’était possible que parce qu’il se trouvait dans la banque de données du journal de manière non anonymisée et sans aucune balise de désindexation. À l’estime de la cour d’appel, G. était dès lors recevable à introduire son action à l’encontre du seul éditeur de presse en vue d’obtenir l’anonymisation de l’article le concernant, solution de nature à le faire disparaître des résultats des moteurs de recherche obtenus sur base de l’indication de ses nom et prénom (paragraphe 27 ci-dessus).
247. Troisièmement, l’alternative évoquée par G. devant le tribunal de première instance, à savoir la désindexation de l’article par l’éditeur du journal dans le moteur de recherche interne, n’a pas été examinée par ce tribunal, compte tenu du fait qu’il avait déjà accueilli la demande principale relative à l’anonymisation de l’article. Elle n’a pas non plus été examinée par la cour d’appel de Liège, dès lors que celle-ci n’était saisie d’aucune demande en ce sens par le requérant et que G., dans ses conclusions de synthèse, demandait la confirmation du jugement de première instance (paragraphe 24 ci‑dessus). Il n’est toutefois pas sans intérêt de noter que, devant les tribunaux, le requérant s’est opposé à la désindexation dans les moteurs de recherche externes, faisant valoir que les balises informatiques de désindexation étaient des outils techniques de nature à générer des problèmes au niveau du site concerné et que leur mise à disposition par les exploitants de ces moteurs supposait l’ouverture d’un compte d’utilisateur (paragraphe 23 ci-dessus).
248. Eu égard au cadre procédural du litige et en particulier aux restrictions imposées par le principe dispositif en matière civile en droit belge (paragraphes 56‑57 ci-dessus), la Cour considère tout d’abord qu’il ne saurait être reproché aux juridictions de s’être limitées à examiner la recevabilité et le bien-fondé de la demande formulée à titre principal par G. – l’anonymisation de l’article – qu’elles ont finalement accueillie.
249. La cour d’appel de Liège a ainsi estimé que la manière la plus efficace de préserver la vie privée de G. sans porter atteinte de manière disproportionnée à la liberté d’expression du requérant est d’anonymiser l’article litigieux figurant sur le site internet du journal Le Soir en remplaçant les nom et prénom de G. par la lettre X. La Cour rappelle à cet égard qu’elle a déjà considéré qu’une mesure d’anonymisation constitue une mesure moins attentatoire à la liberté d’expression qu’une suppression pure et simple d’un article (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 105). Elle relève que l’anonymisation constitue une mesure d’altération spécifique de l’archive en ce qu’elle porte exclusivement sur les nom et prénom de la personne concernée et n’affecte pas autrement le contenu de l’information livrée.
250. La Cour note ensuite que, dans son examen du caractère proportionné de cette mesure, la cour d’appel de Liège a pris soin de vérifier les effets de cette mesure à la fois pour G., pour le public qui est en droit d’avoir accès à l’information, ainsi que pour le requérant. Elle en a conclu que le fait d’accueillir la demande formulée par G. n’avait pas pour effet de conférer à chaque individu un droit subjectif de réécrire l’histoire, ni de permettre une « falsification de l’histoire », ni encore de créer dans le chef du requérant une « responsabilité exorbitante ».
251. En ce qui concerne l’importance qu’il convient d’accorder à l’intégrité des archives (paragraphe 185 ci-dessus), la Cour constate que la cour d’appel de Liège a pris cet élément en considération dans son raisonnement. En réponse aux arguments du requérant, tirés du devoir de mémoire et de la nécessité de préserver le caractère complet et fidèle des archives, cette cour d’appel a en effet précisé qu’il n’était nullement demandé de supprimer l’article des archives, mais uniquement d’anonymiser sa version électronique. Elle a en outre souligné que les archives papier demeuraient intactes et que le requérant conservait la possibilité de garantir l’intégrité de la version originale numérique (paragraphe 29 ci-dessus). Ainsi que la Cour l’a déjà noté (paragraphe 172 ci-dessus), cette motivation peut certes sembler en contradiction avec le dispositif de l’arrêt de cette cour d’appel qui a confirmé le jugement du tribunal de première instance de Neufchâteau dont l’ordre d’anonymisation s’étendait à toute banque de données placée sous la responsabilité du requérant. En outre, selon les dires du représentant du requérant à l’audience devant la Grande Chambre, l’anonymisation a été opérée à la fois dans l’archive diffusée en ligne et dans l’archive « mère » non accessible au public. Toutefois, il n’en demeure pas moins que la cour d’appel de Liège a considéré que l’anonymisation de la seule archive en ligne suffisait pour pouvoir conclure que son arrêt du 25 septembre 2014 avait été correctement exécuté. En toute hypothèse, il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur cette question, dès lors que le requérant se plaint uniquement devant elle de l’anonymisation de l’article mis en ligne sur le site internet du journal Le Soir (voir paragraphe 172 ci-dessus).
252. En l’occurrence, il importe à la Cour de relever que la version originale, non anonymisée, de l’article litigieux reste disponible en version papier et qu’elle peut être consultée par toute personne intéressée, remplissant ainsi son rôle intrinsèque d’archive.
253. Quant à l’appréciation par la cour d’appel de la possibilité technique pour le requérant de faire procéder à l’anonymisation de l’article sur le site du journal Le Soir, comme la chambre l’a relevé à juste titre, le requérant n’apporte pas d’éléments qui pourraient amener la Cour à estimer cette appréciation arbitraire ou manifestement déraisonnable. Au contraire, l’anonymisation a pu être effectuée peu de temps après la signification de l’arrêt de la cour d’appel de Liège au requérant (paragraphe 39 ci-dessus), ce qui dément l’impossibilité technique invoquée par celui-ci devant les juridictions internes.
254. Enfin, s’agissant de l’effet dissuasif que l’obligation pour un éditeur d’anonymiser un article initialement publié de manière licite pourrait avoir sur la liberté de la presse, la Cour estime qu’une telle obligation peut en principe relever des « devoirs et des responsabilités » incombant à la presse ainsi que des limites que les organes de presse peuvent se voir imposer (paragraphe 177 ci-dessus). Toutefois, dans les circonstances de la présente espèce, il ne ressort pas du dossier que l’anonymisation en question ait eu des répercussions telles sur l’exercice par le journal Le Soir de ses tâches journalistiques que cet exercice s’en serait trouvé concrètement affecté.
d) Conclusion
255. À la lumière de ce qui précède, la Cour note que les juridictions nationales ont pris en compte de manière cohérente la nature et la gravité des faits de nature judiciaire relatés dans l’article litigieux, l’absence d’actualité ou d’intérêt historique ou scientifique de celui-ci, ainsi que l’absence de notoriété de G. De plus, elles ont attaché de l’importance au préjudice grave souffert par G. suite au maintien en ligne de l’article litigieux en libre accès, laquelle est de nature à créer un « casier judiciaire virtuel », eu égard notamment au temps qui s’était écoulé depuis la publication de l’article d’origine. En outre, après un examen des mesures envisageables pour la mise en balance des droits en présence, examen dont l’étendue correspond aux normes procédurales en vigueur en Belgique, elles ont conclu que l’anonymisation litigieuse ne constituait pas, pour le requérant, une charge exorbitante et excessive, tout en représentant, pour G., la mesure la plus efficace pour la protection de sa vie privée.
256. Dans ces conditions et compte tenu de la marge d’appréciation dont disposent les États, la Cour conclut que les juridictions nationales ont soigneusement réalisé une mise en balance des droits en présence conforme aux exigences de la Convention, de sorte que l’ingérence dans le droit garanti par l’article 10 de la Convention découlant de l’anonymisation de l’article dans sa version électronique figurant sur le site internet du journal Le Soir a été réduite au strict nécessaire et peut dès lors, dans les circonstances de la cause, passer pour nécessaire dans une société démocratique et proportionnée. Elle n’aperçoit donc pas de raisons sérieuses pour substituer son avis à celui des juridictions internes et pour écarter le résultat de la mise en balance effectuée par celles-ci.
257. Par conséquent, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
Dit, par douze voix contre cinq, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’homme à Strasbourg, le 4 juillet 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Johan Callewaert Marko Bošnjak
Adjoint à la greffière Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante du juge Krenc ;
– opinion dissidente du juge Ranzoni, à laquelle se rallient les juges Kūris, Grozev, Eicke et Schembri Orland.
M.B.
J.C.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE KRENC
1. J’ai voté en faveur du constat de non-violation de l’article 10 de la Convention. Je voudrais préciser certains points qui ont fondé ma position dans la présente affaire qui est factuellement, techniquement et juridiquement complexe.
I. Quant aux principes
A. L’élasticité limitée des critères von Hannover
2. Tout d’abord, je souscris au présent arrêt en ce qu’il renonce à appliquer, comme tels, les critères développés dans l’arrêt Von Hannover c. Allemagne (no 2) ([GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 108‑113, CEDH 2012) et décide d’en énoncer de nouveaux, mieux adaptés au contentieux ici en cause (paragraphe 205 du présent arrêt). L’élasticité de ces critères Von Hannover, destinés à arbitrer les conflits classiques entre les articles 8 et 10 de la Convention en matière de presse, a en effet ses limites.
3. Le contentieux lié à la numérisation des archives de presse se révèle spécifique à un double titre au moins.
Il y a, tout d’abord, la spécificité du support. Avec l’internet, l’accès à l’information est devenu instantané, ubiquitaire et permanent. Ceci nous oblige à redéfinir de nouveaux équilibres entre la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée (voir notamment Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, CEDH 2015).
Il y a, ensuite, l’écoulement du temps qui contribue à diminuer – ou à augmenter[2] – l’intérêt de l’information et parallèlement à renforcer – ou à réduire – les attentes légitimes des personnes sur le terrain de leur vie privée. L’écoulement du temps peut ainsi faire bouger sensiblement les deux côtés de la balance « droit au respect de la vie privée » v. « liberté d’expression », qui ne sont pas éternellement figés.
Il a également pour effet que l’article publié en ligne revêt un intérêt non plus au regard de son actualité mais en tant qu’archive. La fonction de constitution d’archives vient dès lors se substituer à la mission première d’information de la presse.
4. L’adoption de nouveaux critères se justifie dès lors par le fait que le contentieux ici en cause ne porte pas sur la licéité de la publication initiale d’un article mais concerne son maintien en ligne (voir notamment paragraphe 174 du présent arrêt).
5. À mon humble avis, les nouveaux critères énoncés dans le présent arrêt ont pour mérite d’offrir, en ligne avec le principe de la subsidiarité, un cadre utile pour les juridictions nationales appelées à trancher des litiges concernant des archives en ligne. Tel est, à mes yeux, un des apports majeurs du présent arrêt.
B. L’importance de préserver l’intégrité des archives numériques de presse
6. Je souscris également au présent arrêt en ce qu’il souligne l’importance de préserver l’intégrité des archives numériques de presse. Le présent arrêt y voit un principe qu’il érige en « fil conducteur » (paragraphe 185 du présent arrêt). Je partage cette préoccupation.
7. De mon point de vue cependant, l’intégrité des archives ne peut être dissociée de leur accessibilité. Les deux vont de pair. À quoi bon, en effet, assurer l’intégrité des archives si celles-ci ne sont pas accessibles ou ne le sont qu’à des conditions strictes ou particulièrement onéreuses ? À cet égard, je note en l’espèce que si l’archive électronique de l’article litigieux était en libre accès durant la procédure interne, son accessibilité est désormais limitée car réservée aux seuls abonnés. Naturellement, le financement de la presse est essentiel afin que celle-ci puisse assumer son rôle de « chien de garde » dans une société démocratique. Toutefois, en présence d’une accessibilité limitée ou rendue compliquée pour les historiens, les chercheurs ou le public en général, l’argument de l’intégrité des archives se voit sensiblement déforcé.
II. Quant au cas d’espèce
A. La configuration du cas d’espèce et la teneur du contrôle subsidiaire de la Cour
i) La configuration du cas d’espèce
8. La présente affaire a ceci de particulier qu’elle concerne un conflit de droits : celui consacré par l’article 10 de la Convention et invoqué par le requérant devant la Cour, d’une part, et celui protégé par l’article 8 et revendiqué par G. devant les juridictions internes, d’autre part.
9. Dans un tel contexte, la Cour ne peut examiner l’affaire sous l’angle des seuls intérêts du requérant. Il lui revient d’examiner l’affaire dans sa globalité, au regard des intérêts du requérant et de G., comme les juridictions internes l’ont examinée. Il est d’ailleurs constant que l’issue d’une affaire ne pourrait varier selon qu’elle a été portée devant la Cour, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne affectée par la publication litigieuse ou, sous l’angle de l’article 10, par l’auteur ou l’éditeur de la publication (voir, parmi d’autres, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 91, CEDH 2015 (extraits)).
10. Cette tâche n’est point toujours aisée car devant la Cour, l’affaire n’est présentée que sous un seul prisme, à savoir celui du requérant débouté par les juridictions internes. La configuration du contentieux devant la Cour peut à cet égard poser des difficultés dès lors que la partie qui a obtenu gain de cause devant les juridictions internes n’est pas automatiquement partie devant la Cour. La seule possibilité dont cette partie dispose pour défendre ses intérêts devant la Cour, consiste à former une demande de tierce intervention sur le fondement de l’article 36 § 2 de la Convention, ce que G. a fait en l’espèce.
ii) Le contrôle subsidiaire de la Cour
11. Il est désormais bien établi dans la jurisprudence de la Cour que, lorsque la résolution d’un conflit entre l’article 8 et l’article 10 de la Convention s’est faite par les autorités nationales sur la base des critères énoncés par la Cour, il faut des « raisons sérieuses » pour que celle-ci substitue son appréciation à celle de ces autorités (paragraphe 201 du présent arrêt). En l’occurrence, de telles « raisons sérieuses » font, selon moi, défaut.
12. Juge interne, aurais-je pris une décision différente que celle retenue par les juridictions belges en l’espèce ? C’est possible. Mais telle n’est pas la question. Juridiction internationale, la Cour n’est pas une juridiction interne. Par conséquent, il ne lui appartient pas d’indiquer la solution qu’elle aurait préférée dans le cas d’espèce pour trancher le conflit de droits en présence. Elle ne peut avoir cette prétention. Il lui revient de dire si la solution retenue par les juridictions internes s’accorde avec les critères qu’elle a définis au regard de la Convention et cadre avec la marge d’appréciation dont les autorités nationales se voient reconnaître pour trancher des conflits interindividuels mettant en jeu des droits concurrents. Autrement dit, la Cour n’est pas appelée à procéder à sa propre mise en balance ; elle contrôle celle opérée par les juridictions internes.
13. Deux éléments ont spécialement emporté ma conviction en l’espèce : l’adjudication circonstanciée opérée par les juridictions internes (infra no 14 et suivants) et la prise en compte du souci de garantir une accessibilité de l’article litigieux (infra no 24 et suivants).
B. L’adjudication opérée par les juridictions internes
14. Différentes mesures peuvent être envisagées pour trancher les litiges découlant de la numérisation des archives de presse (voir le paragraphe 241 du présent arrêt).
Les mesures les plus « radicales » consistent en la suppression intégrale de l’archive (solution écartée dans l’affaire Wegrzynowski et Smolczewski c. Pologne, no 33846/07, 16 juillet 2013, au regard de l’article 8 de la Convention) ou, à l’opposé, en son maintien intégral (solution jugée compatible avec l’article 8 dans l’affaire M.L. et W.W. c. Allemagne, nos 60798/10 et 65599/10, 28 juin 2018).
Les autres options consistent en la désindexation de l’article (solution jugée compatible avec l’article 10 de la Convention dans l’affaire Biancardi c. Italie, no 77419/16, 25 novembre 2021), sa modification (solution écartée dans l’affaire Fuchsmann c. Allemagne, no 71233/13, 19 octobre 2017, au regard de l’article 8) ou encore l’insertion d’une notice (solution jugée compatible avec l’article 10 dans l’affaire Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni (nos 1 et 2), nos 3002/03 et 23676/03, CEDH 2009).
Je relève que, dans l’ensemble des affaires précitées, la Cour a, à chaque fois, validé le choix opéré par les autorités nationales, bien que les mesures litigieuses fussent, à chaque fois, différentes.
15. La présente affaire concerne une autre mesure sur laquelle la Cour ne s’était pas prononcée auparavant : l’anonymisation de l’archive numérique accessible au public. Ainsi que le présent arrêt le relève (paragraphe 249), il s’agit d’une mesure spécifique et limitée. Elle porte exclusivement sur les nom et prénom de la personne concernée et n’affecte pas le reste de l’information livrée. Elle concerne une donnée à caractère personnel qui relève du noyau dur de la vie privée, mais qui peut, dans certains cas, s’avérer essentielle à l’information livrée.
16. Qu’il me soit permis de noter au passage que la pratique de l’anonymisation n’est pas étrangère à notre Cour. Un requérant peut en effet solliciter et obtenir l’anonymat, et ce même postérieurement à la décision ou à l’arrêt intervenu, lorsque l’anonymisation est nécessaire pour garantir l’intégrité ou la vie privée du requérant[3]. De tels cas d’anonymisation ne sont pas rares en pratique.
17. En l’espèce, force est de constater que l’arrêt de la cour d’appel de Liège est longuement motivé au regard de la Convention. Après avoir identifié les droits en conflit, la cour d’appel de Liège a opéré, sous le contrôle de la Cour de cassation, une mise en balance circonstanciée en rencontrant, en substance, les critères définis par la Cour dans le présent arrêt.
18. De mon point de vue, une claire distinction doit être faite entre le maintien en ligne de l’article, d’une part, et le maintien de l’identité de G. dans cet article, d’autre part.
L’article « Série noire dans le Tournaisis : cinq morts en quatre jours » du 10 novembre 1994 présentait-il un intérêt contemporain ou historique au moment où G. a formulé sa demande auprès des juridictions internes, soit en 2012 ? Il est permis d’en douter. Toutefois, le fait que l’article ne présente pas un tel intérêt n’enlève absolument rien à la gravité des faits pour lesquels G. a été condamné et ensuite réhabilité. Je voudrais être clair sur ce point.
Cela dit, ce n’est pas le maintien de l’article en ligne qui est présentement discuté, mais le seul maintien des nom et prénom de G. dans cette archive numérique accessible au public. Par conséquent, la question n’est pas de savoir si l’article a, en tant que tel, un intérêt contemporain ou historique. La question est de savoir si la mention de l’identité de G. présente un tel intérêt. Á cet égard, il me paraît difficile de considérer que cette identité présente une pertinence pour l’information contenue dans cet article, a fortiori vingt ans après les faits.
19. On sait à cet égard que dans les affaires reposant sur un conflit classique entre les droits garantis par les articles 8 et 10 de la Convention, la Cour fait habituellement prévaloir les droits garantis par l’article 8 en l’absence de contribution de la publication litigieuse à un débat d’intérêt général et en l’absence de notoriété des personnes y visées (voir notamment Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, 27 juin 2017 et a contrario Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité). Certes, cette jurisprudence ne concerne pas les archives numériques de presse, mais ces critères d’appréciation présentent également une pertinence en l’espèce et sont d’ailleurs repris dans le présent arrêt parmi les éléments à prendre en considération (paragraphe 205).
20. En ce qui concerne les préjudices invoqués par les parties, G. disait souffrir, en sa qualité de médecin, de l’accessibilité de l’archive de presse (alors en total libre accès) mentionnant son nom. La cour d’appel de Liège s’est attachée à décrire le préjudice subi par G. lié au maintien en ligne de l’article litigieux vingt après les faits et l’a mis en balance avec le préjudice allégué par le requérant. Se référant aux différents courriers adressés par G. au requérant justifiant sa démarche, elle a relevé que la demande d’anonymisation était « dûment motivée par la situation professionnelle et familiale de [G.] ».
Celui-ci avait bénéficié en 2006 d’une réhabilitation ayant pour effet d’effacer sa condamnation de son casier judiciaire. Toutefois, le maintien de l’article en ligne avec son identité lui créait un « casier judiciaire virtuel » qui compromettait sa réinsertion.
À mes yeux, il n’a pas été démontré devant la Cour que le préjudice subi par le requérant en raison de l’anonymisation de l’archive électronique en ligne était plus grand que celui invoqué par G. en cas de maintien de son identité. En réalité, il m’est difficile de voir un grave préjudice pour le requérant découlant du remplacement des nom et prénom de G. par la lettre X.
21. Certes, postérieurement à l’arrêt de la cour d’appel de Liège, la Cour a estimé dans l’arrêt M.L. et W.W. c. Allemagne du 28 juin 2018 que le rejet par les juridictions allemandes de demandes d’interdiction de publication de données personnelles figurant sur le site internet d’une station radio, d’un hebdomadaire et d’un quotidien, n’a pas emporté violation de l’article 8 de la Convention. Plusieurs éléments importants distinguent toutefois cette affaire M.L. et W.W. et la présente affaire. Premièrement, le fait judiciaire au cœur des publications litigieuses dans l’affaire M.L. et W.W. avait suscité « une attention considérable » de l’opinion publique (§§ 98 et 106 de l’arrêt M.L. et W.W.). Deuxièmement, les requérants dans l’affaire M.L. et W.W. jouissaient d’une certaine notoriété du fait de la publicité donnée au procès (ibidem, § 106). Troisièmement, la Cour a spécialement épinglé le comportement des requérants dans l’affaire M.L. et W.W. qui s’étaient « tournés vers la presse » (ibidem, § 108) afin qu’une publicité fût donnée à leur demande de révision de leur condamnation. Ces trois éléments ont joué un rôle déterminant dans l’affaire M.L. et W.W. et ne se retrouvent pas dans la présente affaire. Á cela s’ajoute le fait que dans l’arrêt M.L. et W.W., le critère tenant à la contribution au débat d’intérêt général était rempli (ibidem, § 105).
22. Le principe de l’intégrité des archives numériques est cardinal et doit constituer le « fil conducteur ». On peut cependant admettre que dans des cas exceptionnels, ce principe, aussi cardinal soit-il, peut céder face à un intérêt tiré d’un autre droit concurrent garanti par la Convention. Il peut en aller ainsi lorsqu’une personne est nommément citée dans un article, alors que la mention de cette identité ne présente aucun lien avec l’information présentée et/ou lui cause ou risque de lui causer un important préjudice quant à son intégrité physique ou morale. Songeons par exemple au cas où une personne témoigne dans un article ou y exprime un point de vue, et est par la suite gravement menacée à raison de cette position. Songeons au cas où une personne est incidemment citée dans un article de presse en raison d’une activité qu’elle ne voudrait pas ou plus rendre librement accessible au public de manière permanente (voir Khelili c. Suisse, no 16188/07, 18 octobre 2011).
Écarter de manière radicale toute possibilité de mise en balance au nom d’un principe absolu de l’intégrité des archives numériques pourrait s’avérer problématique au regard des exigences concurrentes de l’article 8 qui méritent, conformément à notre jurisprudence, une égale attention (Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 123). De plus, il ne pourrait y avoir de protection absolue de l’intégrité des archives sur la base de l’article 10 de la Convention dans la mesure où cette disposition ne consacre pas un droit absolu.
C. « Droit à la mémoire » versus « droit à l’oubli » ?
23. À titre personnel, je ne suis pas pleinement convaincu par la reconnaissance, sous l’angle de l’article 10 de la Convention, d’un « droit à la mémoire » au profit de la presse qui viendrait, en quelque sorte, faire contre-poids au « droit à l’oubli » rattaché à l’article 8.
L’appropriation par la Cour de tels concepts doit se faire avec une prudence particulière afin d’éviter d’user de notions qui créeraient plus de questions qu’elles n’apporteraient de clarifications. En l’occurrence, ma réticence tient surtout au fait que, si un individu peut invoquer un droit propre à la réputation au titre de l’article 8 (Pfeifer c. Autriche, no 12556/03, § 35, 15 novembre 2007), j’éprouve des difficultés à considérer qu’un journaliste ou un éditeur de presse puisse détenir, sur le fondement de l’article 10, un droit (personnel) « à la mémoire » au nom de la collectivité.
D. L’accessibilité de l’article litigieux
24. Un autre élément de poids à mes yeux en l’espèce tient au fait que l’anonymisation de la version en ligne de l’article litigieux n’affecte pas l’accès à sa version intégrale. Je cite ici la cour d’appel de Liège car ces considérants sont importants : « il n’est nullement demandé de supprimer les archives mais uniquement d’anonymiser la version électronique de l’article litigieux ; les archives papier demeurent intactes tandis que [le requérant] conserve la possibilité de garantir l’intégrité de la version originale numérique » (paragraphe 29 du présent arrêt).
25. Certes, le dispositif de l’arrêt de la cour d’appel de Liège sème un doute qui est regrettable. En effet, ce dispositif « confirme le jugement entrepris dans toutes ses dispositions ». Or, le jugement entrepris – rendu par le tribunal de première instance de Neufchâteau – ordonnait l’anonymisation de la version de l’article figurant sur le site www.lesoir.be, mais aussi « dans toute autre banque de données placées sous [la] responsabilité [du requérant] ».
Néanmoins, la lecture de l’arrêt de la cour d’appel de Liège laisse peu de place à ce doute dès lors qu’il vise, tout au long de ses attendus, le seul maintien en ligne non anonymisé de l’article litigieux. Il y est énoncé notamment : « la manière la plus efficace de préserver la vie privée de l’intimé sans porter atteinte de manière disproportionnée à la liberté d’expression de l’appelant est d’anonymiser l’article litigieux figurant sur le site internet du Soir en remplaçant les nom et prénom de l’intimé par la lettre X » (je souligne) ; « la décision fautive de l’appelant de maintenir en ligne, de manière non anonymisée, l’article du 10.11.1994 est en lien causal nécessaire avec le préjudice décrit ci-dessus » (je souligne).
La faute retenue sous l’angle de l’article 1382 du Code civil consiste donc dans le maintien en ligne de l’article litigieux non anonymisé. Elle ne réside pas dans la conservation non anonymisée de cet article par le requérant dans l’ensemble de ses banques de données.
26. S’agissant de l’accessibilité de l’article, il convient de ne pas perdre de vue que l’anonymisation litigieuse n’affecte pas les possibilités de recherche de l’archive en ligne autres que celle fondée sur les nom et prénom.
27. À cet égard, peut-on présumer que les recherches opérées sur la base du nom d’une personne dans des archives électroniques s’effectuent à des fins de recherche scientifique ou historique ? Il est permis d’en douter, mais il ne me semble pas nécessaire de s’attarder sur ce point.
E. Des alternatives devaient-elles être privilégiées en l’espèce ?
28. Enfin, le présent arrêt envisage les alternatives à l’anonymisation litigieuse (paragraphes 240 à 254). Cette question ne peut être envisagée de manière théorique. Il importe d’y répondre au regard du cadre concret et précis du litige porté devant les juridictions internes, compte tenu des faits dont celles-ci avaient à connaître, des demandes qui leur étaient soumises par les parties et des pouvoirs dont elles disposaient.
29. Ainsi, au lieu de se tourner vers le requérant, G. eût-il dû se tourner vers les exploitants de moteurs de recherche ? J’entends l’argument qui consiste à dire qu’il faut, dans un cas comme celui de l’espèce, agir prioritairement contre les exploitants des moteurs de recherche[4]. Cependant, il n’est pas nécessaire de discuter cet argument car le dossier nous apprend que les démarches effectuées à trois reprises (courriers adressés les 29 décembre 2010, 24 janvier 2011 et 23 février 2011) par le requérant lui‑même auprès de Google Belgium, préalablement à l’introduction de la procédure judiciaire interne, se sont avérées vaines (paragraphe 16 du présent arrêt). Par conséquent, G. pouvait dès lors légitimement croire que solliciter le déréférencement était voué à l’échec.
30. Par ailleurs, les représentants du requérant ont plaidé devant la Cour qu’une autre alternative à l’anonymisation résidait dans la désindexation de l’article, et ils ont souligné que cette alternative n’avait pas été envisagée par les juridictions belges, alors qu’elle était moins préjudiciable à la liberté de la presse que l’anonymisation. Toutefois, force est de constater que le requérant s’était opposé à la désindexation devant les juridictions internes et qu’il n’a pas formé une telle demande devant la cour d’appel, bien qu’il fût appelant dans cette procédure. Il me paraît partant difficile de reprocher à la cour d’appel de ne pas avoir appliqué une mesure qui était jugée inadéquate par le requérant et qui n’a pas été sollicitée devant elle.
F. Conclusion
31. Au regard de tout ce qui précède, je n’ai pas vu, avec la majorité de mes collègues, de « raisons sérieuses » (supra no 11) autorisant la Cour à se substituer en l’espèce aux juridictions nationales dans la mise en balance des droits garantis par les articles 8 et 10 de la Convention.
III. Quant à la portée du présent arrêt
32. En fin de compte, le présent arrêt vient-il sacrifier la liberté de la presse au profit d’une valorisation excessive et dangereuse du droit au respect de la vie privée, en contraignant les éditeurs de presse à anonymiser systématiquement leurs archives de presse ? Assurément, non.
33. Il appartenait à la Cour de se prononcer sur le seul cas porté par G. devant les juridictions belges à l’encontre du requérant. Le constat de non‑violation de l’article 10 de la Convention auquel la Cour est parvenue, ne concerne donc que les circonstances propres à cette espèce. Il serait dès lors erroné de dégager du présent arrêt une obligation pour les éditeurs de presse d’anonymiser systématiquement l’ensemble de leurs archives en ligne.
Tout d’abord, toute mesure prise à l’égard des archives numériques de presse ne peut faire suite qu’à une demande expresse (paragraphe 209 du présent arrêt).
Ensuite, cette demande doit être dûment étayée et un « seuil de gravité » est requis afin de pouvoir invoquer une atteinte au titre de l’article 8 de la Convention (paragraphes 210 et 231 du présent arrêt).
Ce n’est, enfin, que dans l’hypothèse où ledit seuil est atteint, qu’il y a lieu de procéder à la mise en balance des droits en jeu au titre des articles 8 et 10 de la Convention, sur la base des critères énoncés par la Cour au paragraphe 205. Parmi ces critères, figurent, entre autres, l’intérêt contemporain, historique ou scientifique de l’article, ou encore la notoriété de la personne.
34. Dans le cas d’espèce, prenant en considération l’absence de ces éléments, les juridictions internes ont fait pencher la balance du côté de l’article 8. Ce n’est pas à dire que cette balance doit, à chaque fois, pencher de ce côté. Dans d’autres cas, l’intérêt historique de l’information peut conduire à une conclusion diamétralement opposée, sans que la Cour n’y trouve à redire sous l’angle de l’article 8 de la Convention.
35. Le risque allégué devant la Cour qu’un constat de non-violation de l’article 10 de la Convention dans la présente affaire reviendrait à cautionner voire à encourager les démarches douteuses visant à falsifier et à réécrire l’histoire, ne me paraît pas fondé. D’une part, je peine sincèrement à voir le lien avec le cas de G. dont la Cour avait à connaître. D’autre part, les critères posés dans le présent arrêt au paragraphe 205 permettent de prévenir efficacement un tel risque.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE RANZONI
À LAQUELLE SE RALLIENT LES JUGES
KŪRIS, GROZEV, EICKE ET SCHEMBRI ORLAND
I. Introduction
1. La présente affaire concerne la condamnation civile du requérant, éditeur responsable du quotidien belge Le Soir, à anonymiser, au nom du « droit à l’oubli », l’archive électronique en ligne d’un article mentionnant le nom complet de G., qui était le conducteur responsable d’un accident de la route meurtrier survenu en 1994. Invoquant l’article 10 de la Convention, le requérant allègue que l’obligation qui lui a été faite d’anonymiser cet article dans sa version archivée sur le site web du journal constitue une violation de la liberté d’expression, de la liberté de la presse et de la liberté de diffuser des informations.
2. L’affaire soulève donc la question nouvelle de l’application du « droit à l’oubli » par le biais d’une intervention directe sur l’intégrité des informations disponibles dans une archive de presse numérique d’un article dont la publication initiale a été licite et dont l’archivage a été effectué à des fins de journalisme. L’enjeu principal est de déterminer l’approche méthodologique à appliquer dans ce type d’affaires ainsi que les critères pertinents à prendre en considération.
3. À cet égard, je ne puis souscrire à l’approche choisie par la majorité de la Grande Chambre qui, à mon avis, considère le cas présent sous un faux prisme et le traite avec des instruments qui ont été développés dans d’autres circonstances, instruments qui ne sont pas adaptés aux besoins de l’ère moderne de la communication et aux défis que représentent les archives de presse numériques et leur accessibilité. La majorité a décidé d’examiner l’affaire dans une optique extrêmement étroite, limitée aux circonstances particulières du cas concret, et selon une interprétation trop bienveillante des arrêts nationaux. En ce sens, elle n’a pas procédé à un examen complet des nouvelles questions qui se posent dans ce contexte et des principes qui s’y appliquent, mais s’est contentée du minimum, ce qui ne semble pas digne d’une telle affaire de Grande Chambre. De surcroît, l’approche de la majorité risque d’affaiblir de manière considérable la liberté de la presse.
4. Dans ce qui suit, je n’aborderai pas en détail les insuffisances de la motivation de l’arrêt de la majorité et les critères que celle-ci applique. Je voudrais plutôt exposer brièvement la manière dont la Cour aurait dû, selon moi, examiner l’affaire. Cette approche aurait conduit au constat d’une violation de l’article 10 de la Convention. C’est le résultat pour lequel j’ai voté, en désaccord avec la majorité.
II. Approche alternative
A) Éléments à prendre en considération
5. Il s’agissait dans cette affaire pour la Grande Chambre de décider de la valeur qu’elle entend accorder aux archives de presse en ligne, mais aussi aux archives des médias en général. Veut-on permettre qu’à l’avenir les médias soient obligés d’apporter de manière quasi permanente des modifications ultérieures aux articles qu’ils ont initialement publiés de manière licite ? Quelles en seraient les conséquences ? Je pense, en particulier, que si les médias étaient menacés à tout moment d’une obligation de modifier le contenu de publications antérieures, ils se sentiraient obligés de faire preuve de beaucoup plus de retenue dans la couverture des événements. Ils seraient en outre fortement incités à accepter les demandes de modification d’informations archivées afin d’éviter des procédures judiciaires coûteuses et le risque d’être déboutés dans le cadre de ces procédures. Tout cela porterait atteinte au rôle de la presse tel qu’il est défini par la jurisprudence constante de la Cour et aurait un effet dissuasif certain, comme la Cour l’a indiqué notamment dans l’arrêt M.L. et W.W. c. Allemagne (nos 60798/10 et 65599/10, § 103‑104, 28 juin 2018) en mentionnant « le risque que la presse s’abstienne de conserver des reportages dans ses archives en ligne ou qu’elle omette des éléments individualisés dans des reportages ». Déjà dans l’arrêt Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni (nos 1 et 2) (nos 3002/03 et 23676/03, § 27, CEDH 2009) la Cour avait souligné que les archives sur Internet représentaient « un aspect essentiel du rôle joué par les sites Internet ». Dans l’arrêt Węgrzynowski et Smolczewski c. Pologne (no 33846/07, § 65, 16 juillet 2013), elle était allée encore plus loin en évoquant le risque de « réécrire l’histoire », et cela même dans le contexte d’une publication diffamatoire, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
6. Par conséquent – et d’autant plus dans le contexte géopolitique et social actuel – la Cour devrait renforcer la liberté de la presse et l’importance accordée aux archives de presse en ligne au lieu de les affaiblir. En ce sens, elle devrait protéger le souvenir public et donc le « droit à la mémoire » et non pas, au contraire, le mettre en danger en faisant prévaloir le « droit à l’oubli » par des moyens inappropriés et disproportionnés.
7. L’approche alternative proposée ici est tout à fait conforme aux tendances qui se dessinent dans de nombreux États membres. Les revendications d’oubli se multiplient dans ces États. Ces tendances résultent de la conjonction de la persistance des informations sur Internet et des fonctionnalités des moteurs de recherche. Il ne faut pas oublier que ce qui définit les contours du débat actuel sur ce qu’on appelle « le droit à l’oubli » et qui provoque la multiplication des demandes de protection de la vie privée, c’est surtout le pouvoir des moteurs de recherche de rendre l’information accessible. Sans ces moteurs de recherche, le cadre du débat serait totalement différent. Il conviendrait donc de mettre en exergue cette réalité et surtout de souligner que la réponse aux revendications à l’oubli devrait être sollicitée, en conséquence, en premier lieu auprès des moteurs de recherche. Cela correspond à ce que la Cour a noté dans l’arrêt M.L. et W.W. c. Allemagne (précité, §§ 89, 97 et 102), où elle a mis en avant le « rôle essentiel joué par la presse dans une société démocratique » et établi une distinction entre, d’une part, les moteurs de recherche avec leur « effet amplificateur » et, d’autre part, l’éditeur original de l’information, « dont l’activité se trouve en règle générale au cœur de ce que la liberté d’expression entend protéger ». Force est de constater que la Cour, jusqu’à l’arrêt d’aujourd’hui, n’a validé aucune suppression ou modification d’informations publiées licitement à des fins de journalisme et archivées sur un site internet d’un organe de presse (paragraphe 199 de l’arrêt).
8. À mon avis, la Grande Chambre aurait dû adopter un arrêt en phase avec ces réalités. Elle n’aurait pas dû non plus ignorer la tendance de la presse à migrer vers le numérique et la multiplication des portails d’information. Il me semble que les archives de presse « classiques », notamment celles conservées sur un support papier, vont progressivement disparaître, et que de nombreux journaux ne sont plus publiés qu’en ligne. Il serait donc primordial de tenir compte de cette tendance et d’apporter une réponse réaliste et adéquate à la demande de restreindre, voire d’empêcher l’accès à l’information.
9. La spécificité de la présente affaire réside dans le fait qu’elle concerne les archives électroniques en ligne d’une publication ancienne licite et non pas sa version initiale. Force est d’ajouter que l’archivage a été effectué sur le site internet d’un organe de presse à des fins de journalisme, ce qui se trouve au cœur de la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention. Selon moi, la méthode et les critères utilisés jusqu’à ce jour par la Cour pour arbitrer un conflit entre des droits tirés respectivement des articles 8 et 10 de la Convention ne s’appliquent pas à de telles affaires, du moins pas de la même manière que cela serait le cas lors de l’examen de la publication initiale d’un article. Le contentieux portant sur « le droit à l’oubli », comme déjà indiqué, est en train d’émerger au niveau européen. Il ne s’agit pas de la revendication d’un droit dont les contours ont été déjà établis et qu’il faudrait seulement « affiner ». La Grande Chambre aurait dû tenir dûment compte de ce contexte, qui est différent de celui dans lequel s’inscrivent les affaires concernant des publications initiales. Elle aurait également dû s’inspirer de la jurisprudence au niveau national au lieu d’aller à l’encontre d’une tendance claire.
10. La présente affaire concerne, en effet, davantage le « droit à la mémoire » sous l’angle de l’article 10 que le « droit à l’oubli » sous l’angle de l’article 8. En tout état de cause, la prétention à l’oubli d’une personne ne saurait s’ériger en un droit à voir modifier des faits publiés licitement et archivés sur les sites internet.
11. Compte tenu du rôle propre aux archives de presse, qui consiste à conserver une information, les effets du passage du temps ne devraient pas se voir accorder trop de poids lorsqu’il s’agit de déterminer si un article contenu dans des archives peut être modifié. En effet, une information publiée au sujet d’un événement antérieur, qui initialement ne tire son importance que comme nouvelle récente concernant une personne non publique, peut ultérieurement gagner en importance si la personne concernée parvient sur le devant de la scène publique. En outre, une information archivée peut avoir acquis un intérêt lié à l’histoire ou à la recherche ou d’ordre statistique, ou rester utile pour la contextualisation d’événements récents (paragraphe 222 de l’arrêt). Tous ces éléments plaident en faveur de la conservation des informations journalistiques qui ont été licitement publiées, quelle que soit leur contribution à un débat d’intérêt public actuel.
12. Les personnes concernées ne sont pas tenues de s’adresser, préalablement ou simultanément, au site internet d’origine pour exercer leurs droits vis-à-vis des moteurs de recherche, dès lors qu’il s’agit ici de deux formes de traitement différentes, chacune ayant sa propre légitimité et des incidences spécifiques sur les droits et intérêts des personnes (paragraphe 208 de l’arrêt). La distinction entre les activités des exploitants de moteurs de recherche et celles des éditeurs de presse – ces derniers pouvant invoquer la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention – est donc pour moi un point crucial dans l’examen qui devrait être fait de toute ingérence dans la liberté d’expression. Malheureusement, la majorité déprécie cette distinction dans son arrêt.
13. Dans ces conditions, et notamment à la lumière du principe de l’intégrité des archives de presse numériques et de leur importance primordiale, l’examen d’une demande de modification d’un contenu journalistique archivé en ligne ne devrait pas comporter une mise en balance de deux droits à niveau égal. Il demanderait plutôt une analyse de nécessité conduite sur le terrain du second paragraphe de l’article 10, c’est-à-dire un examen approfondi de l’existence d’un besoin social impérieux et de l’exigence d’une stricte proportionnalité. Le fil conducteur devrait être le principe selon lequel les archives de presse numériques, en règle générale, doivent rester authentiques et intègres, notamment si la légalité de la publication originale n’a pas été mise en cause.
14. Les considérations centrales pour un tel examen, qui représentent le noyau dur de l’approche proposée dans mon alternative, seraient les suivantes :
a) Dans les affaires portant sur la protection de la réputation sociale ou professionnelle d’une personne sur le terrain de l’article 8 de la Convention, la Cour a jugé que l’atteinte à la réputation d’un individu devait présenter un certain niveau de gravité et avoir été portée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (paragraphe 189 de l’arrêt). Compte tenu des circonstances de la présente affaire, pour justifier la modification d’un article licite contenu dans une archive de presse numérique, le préjudice invoqué contre la publication par la personne visée doit être grave et dûment étayé. L’ingérence dans la liberté d’expression ne peut donc être considérée comme nécessaire que pour des raisons particulièrement impérieuses liées à un préjudice grave encouru du fait de la permanence de l’information en question sur Internet. Un tel préjudice devrait nécessairement résulter du caractère particulièrement sensible de l’information publiée et/ou de la vulnérabilité de la personne concernée ; son ampleur dépendrait également du degré d’accessibilité de l’information concrète.
b) Si, en raison d’un préjudice grave, des mesures s’imposent pour la protection de la réputation ou des droits d’autrui, elles doivent, de manière à réduire l’impact sur la liberté d’expression, sur les archives et donc sur le « droit à la mémoire », viser de préférence la limitation de l’accès à la publication initiale, ce qui peut se faire notamment par le déréférencement de la publication par les moteurs de recherche. Seulement à défaut d’une telle possibilité, la modification rétrospective du contenu de l’archive devrait être envisagée, et cela uniquement comme une mesure de dernier recours, à titre d’ultima ratio.
c) Il conviendrait donc pour les juridictions nationales d’être particulièrement vigilantes lorsqu’elles examinent une demande d’altération de la version électronique archivée d’un article de presse licite aux fins du droit au respect de la vie privée. Par conséquent, elles devraient prendre en compte toutes les mesures alternatives envisageables pour s’assurer qu’il n’existe pas de mesures moins attentatoires à la liberté d’expression que la modification du texte de la publication initiale (pour un aperçu de telles mesures alternatives, voir le paragraphe 241 de l’arrêt). L’idée n’est pas que les juridictions doivent imposer de telles mesures en méconnaissant le principe dispositif applicable dans les procédures civiles. Cela n’a rien à voir avec le principe dispositif, mais les juridictions nationales devraient vérifier lors de l’examen de proportionnalité si de telles mesures moins attentatoires existent et, le cas échéant, débouter la personne concernée de sa demande de modification de l’archive en ligne.
15. Une application des éléments décrits ci-dessus aux circonstances de la présente affaire devrait s’opérer, de mon point de vue, comme suit (bien que je renonce à une motivation trop détaillée dans le contexte de cette opinion séparée).
B) Existence d’un besoin social impérieux
16. En ce qui concerne, premièrement, la nature de l’information archivée, la Cour a qualifié, dans sa jurisprudence récente, les données pénales comme étant des données sensibles (Biancardi c. Italie, no 77419/16, § 67, 25 novembre 2021). Elle a également noté que la manière de traiter un sujet relevait de la liberté journalistique (Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy [GC], no 931/13, § 186, 27 juin 2017, et M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 105). En tout état de cause, dans le cas d’articles de presse portant sur des procédures pénales, l’inclusion d’informations individualisées, tel le nom complet de la personne visée, constitue un élément important (Fuchsmann c. Allemagne, no 71233/13, § 37, 19 octobre 2017).
17. L’article litigieux relatait plusieurs accidents de la route, dont l’accident causé par G., et donc des faits de nature judiciaire qui n’étaient pas particulièrement sensibles. G. n’a pas étayé l’existence d’un préjudice grave pour lui. De plus, les juridictions nationales n’ont pas démontré concrètement que le maintien en ligne de l’article entraînait une telle atteinte grave à sa réputation. Elles se sont bornées à constater que l’archivage électronique créait un « casier judiciaire virtuel » pour une personne qui avait été réhabilitée. La majorité de la Grande Chambre a approuvé cette appréciation sans plus de justification, ce qui ne répond pas aux exigences énoncées aux paragraphes 231‑233 de l’arrêt. À mes yeux, l’information publiée n’était pas, à elle seule, de nature à justifier une mesure aussi attentatoire à la liberté d’expression que l’anonymisation d’un article de presse.
18. Deuxièmement, en référence à la situation de la personne revendiquant l’oubli, il convient notamment de constater que G. n’était pas une personne vulnérable pouvant réclamer une protection particulière telle que l’altération d’une archive de presse.
19. Troisièmement, en ce qui concerne l’accessibilité de l’information dans les archives numériques, il est à noter qu’en l’espèce les archives étaient disponibles en accès libre et gratuit. Cependant, ce fait ne saurait pas non plus justifier, à lui seul, une mesure impliquant l’altération d’une archive de presse en ligne. De surcroît, au moment où G. a demandé au requérant d’anonymiser l’article, celui-ci était disponible sur Internet depuis plus de deux ans déjà, ce qui rend d’autant plus remarquable le fait qu’il n’y ait pas eu de preuve réelle d’un préjudice grave.
20. Tout ce qui précède m’amène à conclure que dans les circonstances de l’espèce nul « besoin social impérieux » ne justifiait la mesure d’altération du texte qui avait été publié à l’époque d’une manière légale. En soi, cela me suffirait pour conclure à un manquement aux exigences de l’article 10 de la Convention. Toutefois, même en examinant séparément la proportionnalité de la mesure imposée, je parviendrais à un résultat identique, comme démontré ci-après.
C) Proportionnalité de la mesure
21. Afin de déterminer la gravité de la mesure imposée au requérant et son impact sur la liberté de la presse, plus concrètement sur le « droit à la mémoire », il faudrait rechercher si les juridictions nationales ont examiné le caractère proportionné de la mesure choisie et si des mesures moins attentatoires à la liberté d’expression étaient envisageables.
22. G. n’a pas souhaité défendre ses intérêts par une action visant les exploitants des moteurs de recherche, mais il a choisi de diriger son action contre le requérant. Il a demandé, à titre principal, l’anonymisation de l’article litigieux et, à titre subsidiaire, sa désindexation dans le moteur de recherche interne du journal.
23. Toutefois, l’absence d’une demande préalable de déréférencement ne saurait faire obstacle à ce que, dans le contexte d’une action contre l’éditeur d’un site internet de presse, les juridictions nationales prennent en compte les mesures alternatives dans leur examen. Cela non pas – comme déjà expliqué (voir le paragraphe 14 ci-dessus) – en vue de les imposer, au besoin en méconnaissant le principe dispositif, mais au moins dans le but de vérifier si pareilles mesures seraient plus à même d’assurer la protection de la vie privée de la personne intéressée (voir, pour la prise en compte des autres mesures disponibles, Węgrzynowski et Smolczewski, précité, §§ 12 et 66) et, le cas échéant, de débouter la personne concernée de sa demande de modification de l’archive numérique.
24. De plus, il ressort de l’étude de droit comparé que dans plusieurs États des mesures moins attentatoires à la liberté d’expression ont été examinées par les juridictions et autorités compétentes, et que certaines cours suprêmes n’ont pas hésité non plus à annuler des décisions adoptées par des juridictions inférieures lorsque celles-ci n’avaient pas pris en compte des possibilités de protection échelonnée et d’éventuelles mesures intermédiaires plus douces que l’anonymisation ou la suppression d’un article archivé en ligne (voir, par exemple, paragraphes 92, 121 et 132 de l’arrêt). Dans sa propre jurisprudence, la Cour a également déjà pris en compte le fait que des requérants n’avaient pas engagé de démarches en vue de contraindre les exploitants de moteurs de recherche à réduire la détectabilité des informations les concernant (Fuchsmann, § 53, et M.L. et W.W. c. Allemagne, § 114, tous deux précités) ou de demander la rectification des informations qui leur portaient tort (Węgrzynowski et Smolczewski, précité, §§ 66-67).
25. Ces considérations s’imposent d’autant plus en l’espèce que ce qui semble constituer l’origine du grief de G., ce n’est pas tant l’article publié en ligne sur le site internet de l’éditeur de presse que son accessibilité permanente à la suite de son référencement par les moteurs de recherche. Force est de constater d’ailleurs que le requérant et le Gouvernement s’accordent à dire que le déréférencement d’une publication par les moteurs de recherche est, de manière générale, préférable à la modification d’une archive (paragraphes 145 et 154 de l’arrêt) lorsqu’il s’agit de protéger autant que possible la liberté d’expression. Or les juridictions belges ont omis cet élément dans leur raisonnement et elles se sont bornées à examiner uniquement quelques mesures alternatives mentionnées par les parties (paragraphes 245‑247 de l’arrêt). G. avait toutefois à sa disposition plusieurs autres mesures qui, tout en produisant un résultat similaire pour lui, auraient été nettement moins attentatoires à la liberté de la presse et à l’intégrité des archives.
26. À la lumière de la tendance de la presse à migrer vers le numérique et de la multiplication des portails d’information en ligne, je considère en outre que, lors de l’examen d’une demande de modification d’un article de presse archivé sur Internet, le fait que la version papier du même article reste intacte, comme en l’espèce, n’est pas un élément à prendre en compte. Cette approche ne semble pas être contredite par la pratique des autorités compétentes dans les États membres du Conseil de l’Europe (paragraphes 91 et 132 de l’arrêt). Tout comme son but journalistique, la finalité historique d’une archive de presse qui contribue à la création d’une mémoire collective ne change pas sous l’effet du caractère numérique de son support. Dès lors, à mon avis, les archives disponibles en ligne devraient bénéficier de la même protection que les autres types d’archives, notamment celles en version papier. La majorité, cependant, dans sa tentative de limiter l’impact de son arrêt aux faits de l’espèce en précisant que les archives papier continuaient d’exister, ignore les réalités décrites ci-dessus (paragraphes 7-8) et s’abstient d’aborder la question systémique.
27. Enfin, il ne faudrait pas ignorer l’effet dissuasif sur la liberté de la presse qui se dégage de l’obligation pour un éditeur d’anonymiser un article licite (paragraphe 5 ci-dessus ; voir, dans ce contexte, également la position des seize tiers intervenants, résumée au paragraphe 165 de l’arrêt). En effet, l’obligation d’examiner à un stade ultérieur la licéité du maintien en ligne d’un article, à la suite d’une demande émanant d’une personne qui s’en estime victime, comporte le risque, entre autres, que la presse s’abstienne à l’avenir de conserver des articles dans ses archives en ligne ou qu’elle omette des éléments individualisés dans des articles susceptibles de faire ultérieurement l’objet d’une telle demande (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 104), ce qui serait préjudiciable à la liberté de la presse dans son ensemble, et donc au « droit à la mémoire ».
28. Même si la majorité rappelle le risque d’effet dissuasif dans les principes de l’arrêt (paragraphe 209), cet élément essentiel ne semble pas avoir joué un rôle pertinent dans l’application au cas d’espèce (paragraphe 254). En se contentant d’évaluer les effets sur le journal Le Soir uniquement, la majorité n’en tire pas les conclusions cohérentes et nécessaires et ne prend absolument pas en compte l’impact possible sur d’autres articles de presse et sur le fonctionnement des médias en général.
29. Eu égard à ce qui précède, selon moi, la mesure d’anonymisation que les juridictions nationales ont ordonnée en l’espèce n’a pas non plus satisfait à l’exigence de proportionnalité requise par l’article 10 de la Convention.
III. Conclusion
30. Au vu de l’ensemble des éléments analysés ci-dessus – l’absence d’un besoin social impérieux qui aurait justifié l’ingérence dans la liberté d’expression et le non-respect de l’exigence de proportionnalité –, je conclus que la mesure d’anonymisation de l’article litigieux figurant dans sa version électronique sur le site internet du journal n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » et que, dès lors, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
* * *
[1] Les États suivants sont concernés : Albanie, Allemagne, Autriche, Azerbaïdjan, Bosnie‑Herzégovine, Croatie, Danemark, Espagne, Estonie, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Irlande, Islande, Italie, Lettonie, Liechtenstein, Luxembourg, République de Moldova, Monténégro, Norvège, Pologne, Roumanie, Royaume-Uni, Fédération de Russie (qui, depuis la préparation de l’étude, a cessé d’être membre du Conseil de l’Europe (le 16 mars 2022) et d’être une Haute Partie contractante à la Convention (le 16 septembre 2022)), Saint-Marin, Serbie, Slovaquie, Slovénie, Suisse, République tchèque, et Ukraine. S’agissant du Royaume-Uni, l’étude s’étend à deux de ses trois juridictions, l’Angleterre et le pays de Galles, et l’Ecosse.
[2] Voir Éditions Plon c. France, no 58148/00, § 53 : « plus le temps passait, plus l'intérêt public du débat lié à l'histoire des deux septennats accomplis par le président Mitterrand l'emportait sur les impératifs de la protection des droits de celui-ci au regard du secret médical ».
[3] Voir à cet égard l’instruction pratique édictée par le président de la Cour le 14 janvier 2010.
[4] Encore faut-il déterminer précisément ceux-ci. Vise-t-on exclusivement Google ? D’autres ? Si oui, lesquels ?