CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE A. L. c. FRANCE
(Requête no 13344/20)
ARRÊT
Art 8 • Vie privée • Refus des juridictions internes d’établir juridiquement la paternité du requérant à l’égard de son fils biologique, né d’une gestation pour autrui pratiquée en France, après avoir été confié par la mère porteuse à un couple tiers • Intérêt supérieur de l’enfant • Motifs pertinents et suffisants • Procédure de plus de six ans incompatible avec le devoir de diligence exceptionnelle s’imposant dans les circonstances de la cause • Impact sur l’appréciation concrète des données de l’affaire
STRASBOURG
7 avril 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire A. L. c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :
Síofra O’Leary, présidente,
Mārtiņš Mits,
Ganna Yudkivska,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić,
Arnfinn Bårdsen,
Mattias Guyomar, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu :
la requête (no 13344/20) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. A. L. (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 9 mars 2020,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») le grief concernant l’article 8 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
la décision de ne pas dévoiler l’identité du requérant,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 et le 15 mars 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
INTRODUCTION
1. L’affaire concerne la compatibilité avec le droit au respect de la vie privée du requérant (article 8 de la Convention) du refus des juridictions internes d’établir juridiquement sa paternité à l’égard de son fils biologique, né d’une gestation pour autrui pratiquée en France, après que l’enfant a été confié par la mère porteuse à un couple tiers.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1987 et réside en France. Il est représenté par Me N. Boullez, avocat.
3. Le Gouvernement est représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
4. En 2012, le requérant et son compagnon, M. Ma., postèrent une annonce sur Internet afin de rencontrer une femme acceptant de conclure avec eux un contrat de gestation pour autrui.
5. Mme B., épouse M., accepta contre rémunération d’être fécondée par les gamètes du requérant.
6. L’enfant, S., naquit le 8 mars 2013. Mme B. le confia cependant à un autre couple, M. et Mme R., contre le versement de 15 000 euros (EUR) tout en indiquant au requérant qu’il était décédé. Il ressort de l’avis rendu, dans la présente affaire, devant la Cour de cassation (paragraphe 25 ci-dessous) par l’avocat général, que M. et Mme R. n’ont été informés par Mme B. ni de l’existence du couple formé par le requérant et M. Ma. ni de ce que S. avait été conçu dans le cadre du contrat de gestation pour autrui conclu entre elle et eux.
7. L’enfant avait été reconnu avant sa naissance, le 11 septembre 2012, par M. Ma. et Mme B., ainsi que le 17 septembre 2012, dans une autre mairie, par M. R. et Mme B.
8. En dépit de sa reconnaissance de maternité, Mme B. n’a jamais pris part à l’éducation de S. Il ressort par ailleurs de l’arrêt de la cour d’appel de Rouen du 31 mai 2018 (paragraphe 21 ci-dessous), que « la reconnaissance anténatale établie par [M. Ma.] n’a finalement pas connu de suite, dans des conditions qui demeurent mal définies ».
9. L’acte de naissance de S. porte les mentions suivantes : « né le 8 mars 2013 à (...), de C. R. qui l’a reconnu le 17 septembre 2012 à la mairie de (...) et A. B. ».
1. LA procédure pénale
10. Le 26 mars 2013, soupçonnant que S. était issu d’un contrat de gestation pour autrui, une cadre de santé de la maternité dans laquelle Mme B. avait accouché alerta le procureur de la République de Blois. Ce dernier ouvrit le 27 mars 2013 une enquête préliminaire pour provocation à abandon d’enfant et substitution, simulation ou dissimulation ayant entraîné une atteinte à l’état civil d’un enfant. Le même jour, la sœur de Mme B. déposa une plainte accusant cette dernière d’être mère porteuse et d’avoir vendu son enfant au requérant et à son compagnon.
11. Le 11 avril 2013, une information judiciaire fut ouverte des chefs d’escroquerie, provocation à l’abandon d’enfant, recel de provocation à l’abandon d’enfant et recel d’escroquerie. Le requérant et son compagnon se constituèrent partie civile le 17 avril 2013.
12. Mme B. fut mise en examen le 7 juin 2013 des chefs d’escroquerie et de tentative d’escroquerie. Le requérant et son compagnon puis M. et Mme R. furent mis en examen pour provocation à l’abandon d’enfant les 7 juin 2013 et 6 août 2013 respectivement.
13. Par un jugement du 26 janvier 2016, le tribunal correctionnel de Blois condamna Mme B. à un an d’emprisonnement avec sursis pour escroquerie, tentatives d’escroqueries et fraude aux prestations sociales. Il condamna par ailleurs M. et Mme R., le requérant et M. Ma., chacun, à une peine d’amende avec sursis de 2 000 EUR pour provocation à l’abandon d’enfant né ou à naître. Il ne fut pas interjeté appel de ce jugement.
14. Une expertise biologique réalisée dans le cadre de cette procédure conclut que la probabilité que le requérant soit le père de S. est supérieure à 99,99 %.
2. La procédure civile
1. Le jugement du tribunal de grande instance de Dieppe du 23 mars 2017
15. Entretemps, le 19 juillet 2013, le requérant avait assigné M. et Mme R. et Mme B. en contestation de reconnaissance de paternité, et en vue d’établir son propre lien de filiation avec l’enfant. Il demandait aussi le changement de nom de l’enfant, l’exercice exclusif de l’autorité parentale et la fixation de sa résidence chez lui. Subsidiairement, il demandait un droit de visite médiatisé progressif dans l’attente de l’arrivée définitive de l’enfant chez lui et, très subsidiairement, un large droit de visite en cas de maintien de la résidence de l’enfant chez M. R.
16. Par un jugement du 23 mars 2017, le tribunal déclara recevables les actions en contestation de paternité et en établissement de paternité. Se fondant sur l’expertise biologique réalisée dans le cadre de la procédure pénale et sur le fait que Mme B. ne niait pas avoir été fécondée par les gamètes du requérant, il dit que le requérant était le père de l’enfant. Le tribunal décida en outre que l’enfant porterait le nom du requérant, attribua à ce dernier l’exercice exclusif de l’autorité parentale, fixa la résidence de l’enfant chez lui à compter du 9 décembre 2017, précisa que sa résidence demeurerait chez les époux R. jusqu’à cette date, accorda au requérant un droit de visite et d’hébergement progressif selon un calendrier précis. Il ordonna l’exécution provisoire au motif que « le temps passant, il sera plus difficile pour [S.] de s’adapter à sa nouvelle identité et à sa nouvelle famille ».
17. S’agissant de la résidence de l’enfant et des droits de visite et d’hébergement, le jugement comporte les motifs suivants :
« (...) Concernant la résidence de l’enfant et l’éventualité de droits de visite et d’hébergement accordés au père biologique de l’enfant, le couple [R.] fait une nouvelle fois état d’éléments relatifs à la personnalité et aux choix de vie [du requérant] et de son compagnon qui seraient contraires à l’intérêt de l’enfant. Plus précisément, il explique que M. [Ma.] a fait l’objet d’un viol dans son enfance et que [le requérant] est un « charlatan » du fait de ses pratiques occultes.
À l’inverse, [M. R.] produit un ensemble d’attestations et de photos montrant le bien‑être de l’enfant au sein de son foyer. Il communique par ailleurs une expertise du Dr [S.], en date du 27 janvier 2017, qui indique : « jusqu’à 3 ans, chacun, parent et enfant, participe à la fabrication de la parentalité ; si la mère ou le père se dérobe à l’appel de l’enfant qui les fait parents – peu importe qu’ils soient ses parents biologiques ou d’intention – l’enfant se sent délaissé (...) [; S.] ne connaît pas d’autre famille que celle qui l’a élevé. Il ne sait pas que sa filiation fait objet de débats compliqués et surtout il ne connaît pas le couple qui prétend l’accueillir ; tout exercice d’un droit de visite ou d’hébergement serait vécu par l’enfant comme un abandon de la part de ses parents, les [R.], et serait susceptible de nuire à son développement cognitif et affectif ».
Si les craintes du pédopsychiatre relatives à une éventuelle « psychose » de l’enfant en cas de modification de son identité et de son mode de vie ne peuvent être écartées, il est possible d’en relativiser la portée, faute d’avoir été émises par un expert judiciaire indépendant. Concernant les allégations des époux [R.] visant à jeter le discrédit sur le père biologique de l’enfant, elles ne sauraient être prises en compte en l’absence de preuve et de danger avéré.
Dans la mesure où la paternité [du requérant] est pleinement reconnue et où il a, clairement et de manière réitérée depuis la naissance de l’enfant, manifesté son souhait d’élever ce dernier, il n’est pas envisageable de les priver lui et son fils d’une vie commune.
À cet égard, il est juridiquement cohérent de lui accorder la résidence de l’enfant. Toutefois, compte tenu du fait que [S.] n’a aucune connaissance du conflit dont il est l’objet et demeure convaincu de la réalité de sa filiation actuelle, corroborée par des sentiments d’affection mutuels avec les époux [R.] que nul ne conteste, un transfert de résidence brutal serait de nature à mettre en péril l’équilibre psychique de l’enfant. L’éventualité même de droits de visite et d’hébergement sur la totalité des vacances scolaires qui entraineraient un déplacement géographique conséquent, chez de parfaits inconnus, serait également facteur de stress important chez un si jeune enfant.
Par conséquent, il convient d’ordonner un transfert de résidence progressif de manière à permettre à l’enfant de faire connaissance avec son père et le compagnon de ce dernier. (...) le transfert de résidence n’a vocation à être effectif qu’à compter du 9 décembre 2017. Avant cette date, il appartiendra [au requérant] de venir voir l’enfant sur Dieppe, d’abord dans le cadre de simples droits de visite, puis de droits de visite et d’hébergement à compter des vacances de la Toussaint 2017.
Le tribunal est parfaitement conscient de la distance séparant le domicile [du requérant] du domicile du couple [R.] et des difficultés pratiques engendrées par la mise en place, dans un premier temps, d’un simple droit de visite. Il est toutefois impératif que [le requérant] prenne en compte l’intérêt de [S.] et le caractère nécessaire d’une rencontre progressive et accompagnée de professionnels.
En effet, et afin d’accompagner [S.] dans la découverte de ses origines, les rencontres [du requérant] et de l’enfant se feront par l’intermédiaire d’une association spécialisée dans la médiation familiale et les rencontres médiatisées. Il reviendra au couple [R.] d’accompagner l’enfant à l’espace Rencontre Parents Enfants (...) aux dates et heures précisées (...). Afin de préparer l’enfant aux changements à intervenir, trois rencontres seront organisées sans la présence du père biologique. Si le couple [R.] le souhaite, un professionnel, distinct de celui prenant en charge l’enfant, sera à leur disposition pour un temps d’écoute et d’échange. Les deux rencontres suivantes viseront à permettre à l’enfant de rencontrer son père biologique avec l’intervention d’un professionnel, puis en présence seulement de ce tiers, sans que celui-ci interfère nécessairement dans les échanges.
Par la suite, les professionnels auront vocation à intervenir au moment du départ de l’enfant et au moment de son retour. Il s’agira, dans un premier temps, de simples droits de visite durant l’après-midi, puis de droits de visite et d’hébergement sur le weekend à compter du mois d’octobre 2017.
Enfin, afin que l’enfant puisse découvrir son nouveau lieu de vie avant le transfert effectif de résidence, il est prévu la mise en place de deux weekends élargis au mois de novembre au domicile [du requérant]. Des contacts à distance avec l’association pourront le cas échéant être envisagés.
À compter du samedi 9 décembre 2017, [S.] pourra partir vivre avec son père biologique.
Les époux [R.] n’ayant pas formé de demande de droits de visite et d’hébergement, il n’est pas envisageable de leur en accorder un à compter du moment où l’enfant résidera chez son père. Selon l’évolution de la situation, ils pourront, le cas échéant, saisir le juge aux affaires familiales d’une telle demande (...) »
2. L’ordonnance du premier président de la cour d’appel de Rouen du 28 juillet 2017 et l’arrêt de la cour d’appel de Rouen du 31 mai 2018
18. M. R. interjeta appel devant la cour d’appel de Rouen le 23 mars 2017.
19. Saisi en référé par M. R., le premier président de cette juridiction ordonna le 28 juillet 2017 la suspension de l’exécution provisoire. Soulignant que seul l’intérêt de S. devait guider sa décision et s’appuyant sur les déclarations d’un pédopsychiatre qui avait examiné ce dernier à la demande des époux R., l’auteur de l’ordonnance considéra que la mise en œuvre des décisions prises à l’égard de l’enfant, notamment son transfert de résidence, même progressivement organisé, présentait de forts risques d’entraîner pour lui non seulement beaucoup d’incompréhension, de chagrin et d’angoisse, mais aussi d’importantes difficultés psychiques. Il ajouta que « l’enclenchement du processus ordonné interdi[rait] pratiquement un retour en arrière sans prendre un grave risque pour l’équilibre psychique de [S.] en rend[rait] ainsi inutile l’appel ».
20. Le 26 octobre 2017, le président de la chambre de la famille de la cour d’appel de Rouen désigna le bâtonnier de l’ordre des avocats de Rouen en qualité d’administrateur ad hoc pour représenter S. dans la procédure. Formant un appel incident, l’administrateur ad hoc demanda à la cour d’appel d’annuler le jugement du 23 mars 2017 et de déclarer irrecevables les demandes du requérant. Il fit en particulier valoir que l’intérêt supérieur de S. réclamait qu’il lui soit donné un statut juridique stable, que S. évoluait dans de bonnes conditions auprès des époux R. et que, s’il avait le droit de connaître ses origines, il avait également le droit de vivre sereinement dans la famille qui l’élevait depuis sa naissance.
21. Par un arrêt du 31 mai 2018, infirmant le jugement du 23 mars 2017, la cour d’appel de Rouen déclara les demandes du requérant irrecevables. L’arrêt est ainsi motivé :
« (...) L’article 16-7 du code civil énonce que toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d’autrui est nulle. L’article 16-9 ajoute que [ces] dispositions (...) sont d’ordre public.
Ces règles figurent au chapitre II du code civil intitulé « du respect du corps humain » comprenant les articles 16 à 16-9 qui sont d’ordre public, ce qui nécessite qu’elles soient appliquées de façon rigoureuse, s’agissant des principes fondateurs du droit civil. L’article 16 rappelle de façon préliminaire que la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de la vie.
De la même façon, les juridictions doivent tenir compte de façon prioritaire de l’intérêt de l’enfant, comme le rappelle notamment l’article 3 de la convention internationale relative aux droits de l’enfant qui énonce que, « dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. »
Il n’a jamais été contesté que [S.] est né d’une convention de gestation pour autrui conclue moyennant finances entre, d’une part, sa mère, [Mme B.] et, d’autre part [le requérant et M. Ma.], unis par PACS, [M. Ma.] étant le premier à avoir reconnu l’enfant à naître, alors que c’est [le requérant] qui s’est avéré en être le père biologique. L’enfant a donc été également reconnu par [M. R.], finalement choisi par la mère, là encore moyennant finances, pour être le père de l’enfant qu’elle portait et qui l’élève depuis avec son épouse.
Pour pouvoir être le père légal de [S.], [le requérant] devrait, non seulement, contester la paternité de [M. R.], mais également celle [de M. Ma.], dont la reconnaissance est désormais connue, ce qu’il n’a pas fait, la cour n’étant, en tout état de cause pas saisie d’une telle contestation.
Il demeure que l’action initiée par [le requérant] en contestation de la reconnaissance de [S.] par [M. R.], pour faire établir sa propre paternité, repose bien sur le fait qu’il est le père biologique de l’enfant. Cette filiation biologique repose elle-même sur l’« insémination artisanale », pour reprendre ses propres termes, qui a suivi la convention pour gestation pour autrui déjà évoquée, passée, contre finances, entre la mère, son ami et lui-même.
Dans ces conditions, les demandes présentées par [le requérant] ne peuvent qu’être déclarées irrecevables comme reposant sur un contrat de gestation pour autrui prohibé par la loi, interdiction d’ordre public.
La vérité biologique invoquée par [le requérant] au nom de l’intérêt de l’enfant pour passer outre aux conséquences de la prohibition de la gestation pour autrui et permettre malgré tout l’établissement de sa paternité, n’apparaît pas une raison suffisante pour faire droit à sa demande, en l’état de la loi et au regard de la situation du petit [S.] dont l’intérêt supérieur, au regard de son histoire, n’est pas obligatoirement de voir modifier sa filiation actuelle pour être le fils de son père biologique, alors que sa vie présente, chez les époux [R.] qui l’élèvent depuis sa naissance dans d’apparentes excellentes conditions, semble conforme à son intérêt et même s’il semble de son intérêt qu’il apprenne, le moment venu, la vérité sur ses origines et que soient envisagés d’éventuels contacts avec [le requérant] dont les modalités ne sont pas à ce jour du ressort de la cour en l’absence de tout lien légal entre ce père biologique et son fils et même si la façon dont [M. R.] a pu devenir le père de [S.], par une fraude à la loi sur l’adoption, n’est pas approuvée.
La présente décision en déclaration d’irrecevabilité des demandes présentées par [le requérant] aura pour conséquence le maintien de la reconnaissance de [S.] par [M. R.] dont l’annulation n’était demandée que par [le requérant]. Le ministère public, seul habilité désormais à contester cette reconnaissance, a fait savoir qu’en l’état il ne la solliciterait pas.
L’autorité parentale sur l’enfant sera à priori en l’état exercée par sa mère, sous réserve des droits [de M. Ma.], la reconnaissance de l’enfant par [M. R.] étant intervenue plus d’un an après sa naissance [sic]. Il convient à ce propos de rappeler que, si [Mme B.] n’a pas constitué avocat en appel, elle était représentée en première instance et avait fait valoir qu’elle souhaitait le maintien de son fils chez les époux [R.] (...) »
3. L’arrêt de la Cour de cassation du 12 septembre 2019
22. Le 31 juillet 2018, le requérant se pourvut en cassation contre l’arrêt du 31 mai 2018.
23. A l’appui de son pourvoi, il soutenait notamment qu’en l’état du litige l’opposant, en sa qualité de père biologique de l’enfant, au père d’intention qui l’a reconnu à la suite d’une procréation pour autrui, l’illicéité de la gestation pour autrui ne constituait pas une fin de non-recevoir à l’exercice de son action tendant tant à établir la filiation biologique de son enfant qu’à contester sa filiation à l’égard du parent d’intention qui l’a reconnu frauduleusement après avoir également conclu un contrat de mère porteuse. Selon lui, en décidant le contraire, la cour d’appel avait violé les articles 6 et 16-7 du code civil et l’article 8 de la Convention (première branche du moyen). Il ajoutait qu’en violation de ces mêmes dispositions, la cour d’appel avait déduit un motif inopérant en déclarant irrecevables ses demandes comme reposant sur un contrat de mère porteuse illicite alors que l’enfant avait été remis à M. R., qui l’avait reconnu également en exécution d’un contrat de mère porteuse (deuxième branche du moyen).
24. Le requérant exposait également que, dès lors que l’impossibilité d’établir un lien de filiation paternelle constituait une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée de l’enfant, il appartenait au juge d’apprécier si, concrètement, elle ne portait pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée de l’intéressé, au regard du but légitime poursuivi, et en particulier si un juste équilibre était ménagé entre les intérêts concurrents en jeu. Il soutenait qu’en se déterminant en considération de l’intérêt supérieur de l’enfant, qui avait tissé des liens affectifs avec ses parents d’intention depuis quatre ans, à la date à laquelle elle statuait, après avoir déclaré irrecevables ses demandes comme reposant sur un contrat de mère porteuse illicite, la cour d’appel avait violé l’article 8 de la Convention, faute d’avoir opéré un tel contrôle de proportionnalité (quatrième branche du moyen).
25. La Cour de cassation rejeta le pourvoi par un arrêt du 12 septembre 2019. Sur le moyen pris en ses première, deuxième et quatrième branche, elle retint les motifs suivants :
« (...) attendu, d’abord, qu’aux termes de l’article 16-7 du code civil, toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d’autrui est nulle ; que, selon l’article 16-9 du même code, ces dispositions sont d’ordre public ; qu’ayant relevé que l’action [du requérant] en contestation de la reconnaissance de paternité de [M. R.], destinée à lui permettre d’établir sa propre filiation sur l’enfant, reposait sur la convention de gestation pour autrui qu’il avait conclue avec Mme [M.], la cour d’appel en a exactement déduit que la demande était irrecevable comme reposant sur un contrat prohibé par la loi ;
Attendu, ensuite, que l’arrêt énonce que la réalité biologique n’apparaît pas une raison suffisante pour accueillir la demande [du requérant], au regard du vécu de l’enfant (...) ; qu’il relève que celui-ci vit depuis sa naissance chez M. [R.], qui l’élève avec son épouse dans d’excellentes conditions, de sorte qu’il n’est pas de son intérêt supérieur de voir remettre en cause le lien de filiation avec celui-ci, ce qui ne préjudicie pas au droit de l’enfant de connaître la vérité sur ses origines ; qu’il observe qu’il en est ainsi même si la façon dont ce lien de filiation a été établi par une fraude à la loi sur l’adoption n’est pas approuvée, et précise que le procureur de la République, seul habilité désormais à contester la reconnaissance de M. [R.], a fait savoir qu’il n’entendait pas agir à cette fin ; qu’ayant ainsi mis en balance les intérêts en présence, dont celui de l’enfant, qu’elle a fait prévaloir, la cour d’appel n’a pas méconnu les exigences conventionnelles résultant de l’article 8 de la Convention (...) »
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. L’INTERDICTION DE LA GESTATION POUR AUTRUI EN DROIT FRANÇAIS
26. Aux termes des articles 6, 16-7 et 16-9 du code civil :
Article 6
« On ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs. »
Article 16-7
« Toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d’autrui est nulle. »
Article 16-9
« Les dispositions du présent chapitre sont d’ordre public. »
27. La jurisprudence de l’ordre judiciaire a tiré de cette nullité d’ordre public les conséquences suivantes. Par un arrêt de principe du 31 mai 1991 (Cass. ass. plén., 31 mai 1991 : Bulletin 1991 A.P., no 4, p. 5), la Cour de cassation a annulé un arrêt prononçant l’adoption d’un enfant issu d’une gestation pour autrui pratiquée en France par la femme du père. L’arrêt est ainsi motivé :
« (...) Attendu que, la convention par laquelle une femme s’engage, fût-ce à titre gratuit, à concevoir et à porter un enfant pour l’abandonner à sa naissance contrevient tant au principe d’ordre public de l’indisponibilité du corps humain qu’à celui de l’indisponibilité de l’état des personnes ;
Attendu selon l’arrêt infirmatif attaqué que Mme X, épouse de M. Y, étant atteinte d’une stérilité irréversible, son mari a donné son sperme à une autre femme qui, inséminée artificiellement, a porté et mis au monde l’enfant ainsi conçu ; qu’à sa naissance, cet enfant a été déclaré comme étant né de Y, sans indication de filiation maternelle ;
Attendu que, pour prononcer l’adoption plénière de l’enfant par Mme Y, l’arrêt retient qu’en l’état actuel des pratiques scientifiques et des mœurs, la méthode de la maternité substituée doit être considérée comme licite et non contraire à l’ordre public, et que cette adoption est conforme à l’intérêt de l’enfant, qui a été accueilli et élevé au foyer de M. et Mme Y pratiquement depuis sa naissance ;
Qu’en statuant ainsi, alors que cette adoption n’était que l’ultime phase d’un processus d’ensemble destiné à permettre à un couple l’accueil à son foyer d’un enfant, conçu en exécution d’un contrat tendant à l’abandon à sa naissance par sa mère, et que, portant atteinte aux principes de l’indisponibilité du corps humain et de l’état des personnes, ce processus constituait un détournement de l’institution de l’adoption, la cour d’appel a violé les textes susvisés (...) »
28. L’état de la jurisprudence interne, à l’époque des faits litigieux, est exposé de la manière suivante dans l’avis de l’avocat général sous l’arrêt du 12 septembre 2019 rendu par la Cour de cassation dans la présente affaire :
« En principe, le cadre juridique français interne implique aujourd’hui que, lorsqu’elle est pratiquée sur le territoire national, la force de l’interdit inscrit à l’article 16-7 du code civil a vocation à jouer pleinement, faute de quoi la prohibition serait vidée de toute substance. (...) la nullité d’ordre public de la GPA interdit de lui faire produire le moindre effet, précisément pour empêcher ce type de situation en totale contradiction avec la conception française de la dignité de la personne humaine et du refus de marchandisation du corps des femmes et des enfants qu’elles portent. »
29. Le droit positif a évolué depuis l’arrêt du 31 mai 1991 s’agissant uniquement de la filiation des enfants nés d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger (voir D c. France, no 11288/18, §§ 15-23, 16 juillet 2020).
30. Aux termes des articles 227-12 et 227-13 du code pénal :
Article 227-12
« Le fait de provoquer soit dans un but lucratif, soit par don, promesse, menace ou abus d’autorité, les parents ou l’un d’entre eux à abandonner un enfant né ou à naître est puni de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende.
Le fait, dans un but lucratif, de s’entremettre entre une personne désireuse d’adopter un enfant et un parent désireux d’abandonner son enfant né ou à naître est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.
Est puni des peines prévues au deuxième alinéa le fait de s’entremettre entre une personne ou un couple désireux d’accueillir un enfant et une femme acceptant de porter en elle cet enfant en vue de le leur remettre. Lorsque ces faits ont été commis à titre habituel ou dans un but lucratif, les peines sont portées au double.
La tentative des infractions prévues par les deuxième et troisième alinéas du présent article est punie des mêmes peines »
Article 227-13
« La substitution volontaire, la simulation ou dissimulation ayant entraîné une atteinte à l’état civil d’un enfant est punie de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.
La tentative est punie des mêmes peines. »
2. FILIATION ET AUTORITE PARENTALE
1. Filiation
31. Les dispositions pertinentes du code civil sont les suivantes :
Article 310-1
(version en vigueur du 1er juillet 2006 au 9 août 2021)
« La filiation est légalement établie, dans les conditions prévues au chapitre II du présent titre, par l’effet de la loi, par la reconnaissance volontaire ou par la possession d’état constatée par un acte de notoriété.
Elle peut aussi l’être par jugement dans les conditions prévues au chapitre III du présent titre. »
Article 310-3
« La filiation se prouve par l’acte de naissance de l’enfant, par l’acte de reconnaissance ou par l’acte de notoriété constatant la possession d’état.
Si une action est engagée en application du chapitre III du présent titre, la filiation se prouve et se conteste par tous moyens, sous réserve de la recevabilité de l’action. »
Article 320
« Tant qu’elle n’a pas été contestée en justice, la filiation légalement établie fait obstacle à l’établissement d’une autre filiation qui la contredirait. »
Article 327
« La paternité hors mariage peut être judiciairement déclarée.
L’action en recherche de paternité est réservée à l’enfant. »
Article 332
« (...) La paternité peut être contestée en rapportant la preuve que le mari ou l’auteur de la reconnaissance n’est pas le père. »
Article 336
« La filiation légalement établie peut être contestée par le ministère public si des indices tirés des actes eux-mêmes la rendent invraisemblable ou en cas de fraude à la loi. »
Article 337
« Lorsqu’il accueille l’action en contestation, le tribunal peut, dans l’intérêt de l’enfant, fixer les modalités des relations de celui-ci avec la personne qui l’élevait. »
2. L’autorité parentale
32. L’autorité parentale est un ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalité l’intérêt de l’enfant. Elle appartient aux parents jusqu’à la majorité ou l’émancipation de l’enfant pour le protéger dans sa sécurité, sa santé et sa moralité, pour assurer son éducation et permettre son développement, dans le respect dû à sa personne (article 371-1 du code civil). Les père et mère l’exercent en commun (article 372 du même code).
33. Aux termes de L’article 371-4 du code civil :
« L’enfant a le droit d’entretenir des relations personnelles avec ses ascendants. Seul l’intérêt de l’enfant peut faire obstacle à l’exercice de ce droit.
Si tel est l’intérêt de l’enfant, le juge aux affaires familiales fixe les modalités des relations entre l’enfant et un tiers, parent ou non, en particulier lorsque ce tiers a résidé de manière stable avec lui et l’un de ses parents, a pourvu à son éducation, à son entretien ou à son installation, et a noué avec lui des liens affectifs durables. »
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
34. Le requérant se plaint du rejet de sa demande tendant à établir sa paternité à l’égard de son fils biologique, né en France à l’issu d’une gestation pour autrui. Soutenant que ce rejet constitue une ingérence dans son droit au respect de sa vie privée, dénuée de base légale et disproportionnée, il invoque la méconnaissance de l’article 8 de la Convention, aux termes duquel :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
1. Sur la recevabilité
35. La Cour relève que le Gouvernement ne met pas en cause la recevabilité du grief et que, s’agissant en particulier de l’applicabilité de l’article 8, il déclare ne pas contester que la reconnaissance de la qualité de père d’un homme à l’égard de son enfant biologique né à la suite d’une convention de gestation pour autrui conclue en France relève de la sphère de la vie privée. Il suffit à la Cour à cet égard de rappeler qu’elle a jugé à de nombreuses reprises qu’une procédure visant à l’établissement ou à la contestation de la paternité d’un individu concernait la vie privée de celui-ci, au sens de l’article 8 de la Convention, la notion de vie privée englobant les aspects importants de l’identité personnelle tels que la paternité et la filiation (voir, par exemple, Kautzor c. Allemagne, no 23338/09, § 63, 22 mars 2012, et Ahrens c. Allemagne, no 45071/09, § 60, 22 mars 2012, ainsi que les références qui y figurent : Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 33, série A no 87 ; Nylund c. Finlande (déc.), no 27110/95, CEDH 1999‑VI ; Yildirim c. Autriche (déc.), no 34308/96, 19 octobre 1999 ; Backlund c. Finlande, no 36498/05, § 37, 6 juillet 2010 ; Pascaud c. France, no 19535/08, §§ 48-49, 16 juin 2011 ; Krušković c. Croatie, no 46185/08, § 20, 21 juin 2011).
36. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
37. Le requérant dénonce une ingérence dans son droit au respect de sa vie privée. En premier lieu, il soutient que cette ingérence n’était pas prévue par la loi, faisant valoir que les décisions de la cour d’appel et de la Cour de cassation ne reposent sur aucune base légale, en l’absence de disposition législative ou de jurisprudence constante prévoyant l’irrecevabilité de la contestation, par le père biologique d’un enfant issu d’une gestation pour autrui pratiquée en France, d’une reconnaissance de paternité mensongère effectuée par un tiers.
38. En second lieu, le requérant soutient que cette ingérence est injustifiée dès lors qu’elle renvoie à l’impossibilité absolue d’établir sa paternité à l’égard d’un enfant dont il est le père biologique, alors même que ce lien biologique a été reconnu dans le cadre de la procédure pénale qui a été conduite sur les faits. Il fait valoir qu’en tant qu’elle repose sur la primauté donnée à l’intérêt de l’enfant sur la vérité biologique, la solution retenue par la cour d’appel et la Cour de cassation s’oppose à celle retenue par la Cour dans l’affaire Mandet c. France (no 30955/12, §§ 58-59, 14 janvier 2016), dans laquelle la Cour aurait considéré que la filiation biologique prévalait sur la filiation sociale, alors même que l’enfant avait noué des liens avec sa famille légale, faisant ainsi coïncider l’intérêt supérieur de l’enfant avec le droit au respect de la vie privée du père biologique. Il souligne en outre qu’en l’espèce, les juridictions internes ont retenu que l’intérêt de l’enfant était de faire prévaloir la situation familiale actuelle sur le lien biologique, malgré l’origine tout autant illicite de la première que du second. Le requérant rappelle également que, dans l’affaire Ostace c. Roumanie (no 12547/06, 25 février 2014), la Cour a fait prévaloir la vérité biologique sur la paternité légale dans un cas où le père légal avait été placé dans l’impossibilité, en dépit d’une expertise biologique, de contester l’établissement judiciaire de sa paternité. Le requérant fait valoir que l’impossibilité pour le père biologique qu’il est de contester la reconnaissance de paternité effectuée par un tiers aux fins d’établir sa paternité sur un enfant né d’une gestation pour autrui pratiquée en France est tout aussi générale et absolue et ne cède pas devant une vérité biologique judiciairement établie. En effet, lorsque l’enfant est mineur, l’action en recherche de paternité ne peut être exercée que par le parent à l’égard duquel la filiation est établie. Si l’enfant peut l’exercer lui‑même à sa majorité, le requérant juge peu probable que les époux R. lui avouent l’avoir acheté à la mère biologique en violation des droits de son père biologique. Une telle action ne pourrait de toute façon pas aboutir en l’état du droit positif dès lors qu’elle reposerait sur un contrat de gestation pour autrui, prohibé par la loi ; l’enfant ne pourra donc pas faire établir que le requérant est son père biologique, ce qui serait contraire à son intérêt. Le requérant relève aussi que les juridictions internes ont retenu que la fraude à l’adoption commise par les époux R., consistant en l’achat d’un enfant par l’auteur d’une reconnaissance de paternité mensongère, est moins condamnable que son recours à la gestation pour autrui, alors même qu’il est le père biologique. Il ajoute que la solution retenue n’est pas cohérente avec la jurisprudence relative aux Français qui ont eu recours à la gestation pour autrui pour contourner l’interdiction de la loi française, et qui peuvent notamment obtenir la reconnaissance en France du lien de filiation de l’enfant ainsi conçu avec le père d’intention, père biologique.
39. Selon le requérant, la solution retenue par les juridictions internes, fondée sur le vécu de l’enfant, occulte totalement la prise en compte des autres intérêts en présence : celui du requérant, père biologique reconnu comme tel définitivement par le juge pénal, et l’intérêt général, méconnu par le couple d’accueil, qui a acheté l’enfant après que le père social l’a mensongèrement reconnu.
40. Le requérant souligne en outre qu’entre la saisine du juge civil et l’arrêt de cassation, la procédure civile a duré plus de six années, durant lesquelles l’enfant a vécu au foyer des époux R. Or c’est le vécu de l’enfant, c’est-à-dire la durée de sa vie au sein de ce foyer, qui a guidé la solution retenue par les juridictions internes. Le requérant précise que cette durée est uniquement due aux agissements de M. R., qui a soulevé de nombreux incidents afin de retarder la procédure et de créer ainsi un état de fait. Il observe que pour effacer l’origine illicite de l’accueil de l’enfant dans son foyer et empêcher le requérant d’exercer ses droits de père, il a suffi à M. R. de ralentir la procédure et de faire s’écouler le temps dans le but qu’il soit jugé contraire à l’intérêt de l’enfant de le séparer de sa famille de fait.
b) Le Gouvernement
41. Le Gouvernement déclare ne pas contester que le refus d’établir la paternité du requérant à l’égard de son enfant biologique né à la suite d’une convention de gestation pour autrui en France peut être regardé comme une ingérence dans son droit au respect de sa vie privée. Il estime cependant que cette ingérence répondait aux exigences du second paragraphe de l’article 8.
42. Le Gouvernement soutient tout d’abord que l’ingérence était prévue par la loi, observant que les articles 16-7 et 16-9 du code civil prévoient expressément la nullité d’ordre public des conventions de gestation pour autrui, et renvoyant à l’arrêt Mennesson c. France (no 65192/11, § 58, CEDH 2014 (extraits)).
43. Il fait ensuite valoir que, visant à la préservation de l’intérêt de l’enfant, l’ingérence avait pour but légitime la protection des droits et libertés d’autrui.
44. Le Gouvernement soutient enfin que l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique. Il fait valoir que les autorités nationales bénéficiaient d’une large marge d’appréciation dès lors que la gestation pour autrui et ses conséquences ne font pas l’objet d’un consensus européen. Il souligne ensuite que les juridictions internes ont statué à l’aune des différents éléments soumis par les parties et se sont attachées à mettre en balance les intérêts en présence en faisant primer l’intérêt de l’enfant. Sur ce dernier point, il relève que, sans contester l’existence du droit du requérant à faire établir son lien de paternité à l’égard de son enfant biologique, la cour d’appel a pris en compte le fait que l’enfant avait été élevé depuis sa naissance par les époux R. dans d’excellentes conditions, de sorte qu’il n’était pas de son intérêt supérieur de voir remettre en cause le lien de filiation avec M. R., tout en constatant que cela ne préjudiciait pas au droit de l’enfant de connaître la vérité sur ses origines. D’après le Gouvernement, qui relève en outre que ces juridictions ont statué dans le sens des conclusions déposées par l’administrateur ad hoc de l’enfant, un juste équilibre a été ménagé entre la nécessité de protéger le droit à la vie privée du requérant et celle de protéger l’intérêt supérieur de l’enfant, et les motifs fournis par les juridictions internes pour justifier le rejet de la demande du requérant, à la suite d’une analyse approfondie des faits, sont pertinents et suffisants.
45. Enfin, le Gouvernement souligne que la durée de la procédure s’explique par la grande complexité de l’affaire, qui mettait aussi en jeu de manière concomitante une procédure pénale ouverte contre le requérant et son conjoint, les époux R. et la mère porteuse, et qui portait sur une question particulièrement délicate. Cette grande complexité procédurale et matérielle constituerait la raison pour laquelle la première instance a été émaillée de nombreux incidents soulevés par les parties. Il ajoute que le juge de la mise en état a fait preuve de diligence et que la durée des procédure civiles est strictement encadrée par le droit, lequel offrait au requérant des moyens permettant l’accélération de la procédure de mise en état. Le requérant avait ainsi la possibilité de demander au juge de la mise en état de fixer un calendrier de mise en état (ancien article 764 du code de procédure civile, devenu l’article 781 du code du même code) et d’ordonner la clôture de l’instruction et le renvoi à l’audience de plaidoiries en cas de non-respect des délais impartis aux défendeurs pour conclure (anciens articles 779 et 780 du code de procédure civile, devenus les articles 798 et 799 du même code), et pouvait, en cas d’urgence inviter l’autre partie à se présenter devant le juge de la mise en état (ancien article 774 du code de procédure civile, devenu l’article 793 du même code). Le Gouvernement constate ensuite que les juridictions d’appel et de cassation ont été particulièrement diligentes au regard de la complexité de l’affaire : saisie le 21 avril 2017, la cour d’appel a statué le 31 mai 2018 et la Cour de cassation s’est ensuite prononcée le 12 septembre 2019. Il ajoute qu’en tout état de cause, l’écoulement du temps n’a pas été l’élément central d’appréciation des juridictions françaises, qui se sont attachées, selon lui, à mettre en balance l’intérêt du requérant avec celui de l’enfant.
2. Appréciation de la Cour
46. Le rejet de la demande du requérant tendant à l’établissement en droit de sa paternité à l’égard de S., dont il est établi qu’il est le père biologique (paragraphe 14 ci-dessus), est constitutif d’une ingérence dans son droit au respect de sa vie privée (voir Ahrens, précité, §§ 60-61). Cela n’a du reste pas prêté à controverse entre les parties.
47. Pareille ingérence méconnaît l’article 8 sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du second paragraphe de cette disposition et est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.
a) Prévue par la loi
48. Comme le souligne le Gouvernement, cette ingérence, dont la base légale est la prohibition des contrats de gestation pour autrui en droit français était prévue par la loi. La Cour relève en effet que les articles 16-7 et 16-9 du code civil prévoient expressément la nullité des conventions de gestation pour autrui et énoncent qu’il s’agit d’une nullité d’ordre public.
b) But légitime
49. L’ingérence poursuivait au moins l’un des buts légitimes énumérés à l’article 8 § 2 de la Convention : la protection des droits et libertés d’autrui, en particulier ceux de l’enfant concerné.
c) Nécessité dans une société démocratique
1. Principes généraux
50. Il reste à déterminer si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre le but poursuivi, étant entendu que la notion de « nécessité » implique une ingérence fondée sur un besoin social impérieux et, notamment, proportionnée au but légitime poursuivi. Pour ce faire, la Cour doit examiner, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les motifs invoqués au plan interne pour la justifier étaient pertinents et suffisants aux fins du paragraphe 2 de l’article 8. Elle n’a pas pour tâche de se substituer aux autorités internes, qui bénéficient de rapports directs avec tous les intéressés, mais d’apprécier sous l’angle de la Convention les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (voir, par exemple, Mandet précité, §§ 51-52, ainsi que les références qui y figurent).
51. L’étendue de la marge d’appréciation dont disposent ainsi les États parties varie selon les circonstances, les domaines et le contexte. D’un côté, la Cour a jugé qu’elle est d’ordinaire restreinte lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, ce qui est le cas dès lors que l’on touche à la filiation (et, plus largement, aux liens de parenté). De l’autre côté, la Cour a jugé dans l’affaire Ahrens précitée qu’elle est plus large lorsqu’il s’agit de déterminer le statut juridique de l’enfant que lorsqu’il s’agit de trancher des questions en rapport avec les droits relatifs au maintien du lien entre un enfant et un parent. Elle a déduit de cet élément ainsi que, notamment, de l’absence de consensus entre les États parties sur la question, que la décision de savoir si un individu devait être autorisé à contester la paternité légalement établie à l’égard d’un enfant dont il pense être le père biologique tombait dans la marge d’appréciation desdits États. Elle a également jugé que la marge d’appréciation de ceux-ci est importante lorsqu’il s’agit de mettre en balance les droits fondamentaux concurrents de deux individus (voir, par exemple, Mandet, précité, § 52).
52. Les choix opérés par l’État n’échappent pas pour autant au contrôle de la Cour. Il incombe à celle-ci d’examiner attentivement les arguments dont il a été tenu compte pour parvenir à la solution retenue, et de rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts en présence. Ce faisant, elle doit avoir égard au principe essentiel selon lequel, chaque fois que la situation d’un enfant est en cause, l’intérêt supérieur de celui-ci doit primer (ibidem, § 53).
53. C’est ainsi au regard de l’intérêt supérieur de l’enfant que, dans le contexte d’un conflit triangulaire entre père social et légal, père biologique et mère d’un l’enfant, doivent être appréciées les demandes du père biologique tendant à l’obtention d’un droit d’information ou de contact sur l’enfant ou d’un statut juridique plein et entier de père (voir, par exemple, Zaunegger c. Allemagne, no 22028/04, 3 décembre 2009, Anayo c. Allemagne, no 20578/07, 21 décembre 2010, Schneider c. Allemagne, no 17080/07, 15 septembre 2011, Ahrens, précité, Kautzor c. Allemagne, no 23338/09, 22 mars 2012, et Krisztián Barnabás Tóth c. Hongrie, no 48494/06, 12 février 2013).
54. Dans le cadre de son contrôle, il appartient aussi à la Cour de vérifier si le processus décisionnel, considéré comme un tout, a assuré au requérant la protection requise de ses intérêts. Cela inclut un examen de la durée de la procédure. Un devoir de diligence exceptionnelle s’impose en effet lorsqu’est en jeu la relation d’une personne avec son enfant, le passage du temps étant susceptible d’aboutir à ce que la question soit tranchée par un fait accompli (voir par exemple, s’agissant du droit au respect de la vie privée, Ahrens, précité, §§ 76 et 78, et, s’agissant du droit au respect de la vie familiale, Strand Lobben et autres c. Norvège [GC], no 37283/13, § 212, 10 septembre 2019).
55. Il appartient à chaque État contractant de se doter d’un arsenal juridique adéquat et suffisant pour assurer le respect des obligations positives qui lui incombent en vertu de l’article 8 de la Convention, dont l’obligation de diligence exceptionnelle lorsqu’est en jeu la relation d’une personne avec son enfant (voir, par exemple, Soares de Melo c. Portugal, no 72850/14, § 92, 16 février 2016).
2. Application au cas d’espèce
56. En l’espèce, les principes rappelés au paragraphe 51 ci-dessus conduisent la Cour à reconnaître une marge d’appréciation importante à l’État défendeur dès lors notamment qu’il s’agissait de mettre en balance des droits protégés par la Convention : d’un côté, le droit au respect de la vie privée du requérant, de l’autre côté, le droit au respect de la vie privée et familiale de l’enfant S., lequel implique le respect du principe de la primauté qui doit être conférée à l’intérêt de l’enfant.
57. Le besoin de protéger l’intérêt supérieur de l’enfant et la marge d’appréciation dont jouissaient les autorités nationales en la matière étaient singulièrement importants dans les circonstances particulières de l’espèce où, ainsi que le fait valoir le Gouvernement, une procédure pénale avait été ouverte de manière concomitante contre le requérant, son conjoint, les époux R., et la mère porteuse (paragraphes 10-13 ci-dessus).
58. S’agissant du raisonnement suivi par les juridictions internes, la Cour constate que, si la cour d’appel de Rouen a déclaré les demandes du requérant irrecevables au motif qu’elles concernaient une situation résultant d’un contrat de gestation pour autrui entaché d’une nullité d’ordre public (paragraphe 21 ci-dessus), elle s’est aussi attachée à mettre en balance les intérêts en présence, comme l’a relevé la Cour de cassation dans son arrêt du 12 septembre 2019. Ce faisant, elle a retenu qu’au regard de l’histoire de S., l’intérêt supérieur de ce dernier n’était pas nécessairement de voir modifier sa filiation actuelle et que soit établie sa filiation à l’égard de son père biologique, mais plutôt de continuer de vivre chez les époux R. La Cour relève, à ce titre, que les conclusions de l’administrateur ad hoc devant la Cour d’appel, désigné pour représenter les intérêts de S., allaient dans ce sens. Il a ainsi fait valoir que l’intérêt supérieur de S. réclamait qu’il lui soit donné un statut juridique stable, que S. évoluait dans de bonnes conditions auprès des époux R. et que, s’il avait le droit de connaître ses origines, il avait également le droit de vivre sereinement dans la famille qui l’élevait depuis sa naissance (paragraphe 20 ci-dessus).
59. La Cour relève également que, dans son avis sous l’arrêt du 12 septembre 2019, l’avocat général a invité la Cour de cassation à ne pas « strictement [s’] en tenir à l’interdit pour apprécier la recevabilité de l’action du père biologique » mais à « considérer qu’il existe une exception à l’application des règles des articles 16 et suivants du code civil : leur contrariété avec l’intérêt supérieur de l’enfant ». Procédant de la sorte dans son avis, l’avocat général a relevé que la cour d’appel avait « analys[é] ensemble la prohibition d’ordre public de la gestation pour autrui et l’intérêt primordial de l’enfant in concreto » et estimé, au vu des circonstances de l’espèce, que « la cour d’appel en a[vait] tiré les conséquences qui s’imposaient » en déclarant l’action du requérant irrecevable. La Cour de cassation a suivi les préconisations de son avocat général en procédant à pareil contrôle pour en conclure qu’« ayant (...) mis en balance les intérêts en présence dont celui de l’enfant, qu’elle a fait prévaloir, la cour d’appel n’a pas méconnu les exigences conventionnelles de l’article 8 » (paragraphe 25 ci-dessus).
60. Dans ces conditions, la Cour déduit que la cour d’appel a, sous le contrôle de la Cour de cassation, dûment placé au cœur de ses considérations l’intérêt supérieur de l’enfant, qu’elle a pris soin de caractériser concrètement, tout en prenant en compte la réalité biologique dont se prévalait le requérant.
61. Sur ce dernier point, il ressort de la jurisprudence de la Cour que, si la réalité biologique a indéniablement du poids dans les affaires telles que la présente espèce, cet élément s’efface devant l’intérêt supérieur de l’enfant lorsque l’une et l’autre ne concordent pas. La Cour renvoie à titre d’exemple à l’affaire Arhens précitée, dont les circonstances sont à certains égards comparables à celles de la présente espèce et dans laquelle elle a conclu à la non-violation de l’article 8 de la Convention.
62. Dans cette affaire, un homme avait exercé une action en contestation de la reconnaissance de paternité effectuée par un autre à l’égard de l’enfant de son ancienne compagne. Une expertise réalisée durant la procédure avait établi qu’il était le père biologique de l’enfant. Il avait obtenu gain de cause en première instance mais la cour d’appel avait annulé le jugement en raison de l’existence d’une relation sociale et familiale entre l’enfant et l’auteur de la reconnaissance de paternité contestée et eu égard à l’intérêt supérieur de l’enfant. La Cour a pris en compte le fait que, si la procédure avait abouti, les liens de parenté entre l’enfant et l’homme qui l’avait reconnu et qui était son père social auraient été coupés. Elle a souligné qu’il se déduisait de l’arrêt Anayo (précité, §§ 70-73) que l’article 8 de la Convention pouvait être interprété comme imposant aux États parties l’obligation de rechercher s’il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant de permettre au père biologique d’établir une relation avec son enfant, par exemple en lui accordant un droit de visite. Elle a cependant ajouté que cela n’impliquait pas nécessairement une obligation au titre de la Convention de permettre au père biologique de contester le statut du père légal, et qu’une telle obligation ne se déduisait pas non plus de la jurisprudence, et a jugé que la décision de permettre ou non au père biologique, au vu des circonstances de l’espèce, de contester la paternité, relevait de la marge d’appréciation de l’État (voir l’arrêt Ahrens précité, § 75 ; voir pour une solution contraire dans un contexte différent dans lequel l’établissement du lien de filiation avec le père biologique n’avait pas fait obstacle à ce que l’enfant continue de vivre jusqu’à sa majorité au sein de sa famille sociale, l’arrêt Mandet précité).
63. En l’espèce, la Cour note que la satisfaction des demandes du requérant aurait conduit non seulement à l’établissement de sa paternité à l’égard de S. mais aussi à l’exercice par le requérant de l’autorité parentale. S’agissant de la situation de l’enfant, cela aurait mis fin à son lien juridique avec M. R. et à la structure familiale dans laquelle il évoluait de manière stable depuis sa naissance. La Cour rappelle à ce titre que la cour d’appel de Rouen a statué dans le sens des conclusions de l’administrateur ad hoc qui représentait les intérêts de S. devant elle (paragraphe 20 ci-dessus).
64. Tout en précisant que son arrêt ne préjuge en rien de l’issue des démarches que S. ou ses représentants légaux pourraient, le cas échéant, effectuer à l’avenir au regard de sa filiation, la Cour relève que la cour d’appel de Rouen a indiqué que l’intérêt de S. pouvait être que, « le moment venu », il apprenne la vérité sur ses origines, et que soient envisagés d’éventuels contacts avec le requérant.
65. Au vu de l’ensemble de ce qui précède, la Cour considère que les motifs retenus par le juge interne pour justifier l’ingérence litigieuse étaient pertinents et suffisants aux fins de l’article 8 § 2.
66. Au demeurant, le choix de la cour d’appel de Rouen, confirmé par la Cour de Cassation, de placer au premier plan l’intérêt supérieur de l’enfant apprécié in concreto, était non seulement conforme aux exigences de sa jurisprudence, mais constituait aussi le seul moyen de régler la situation confuse et délicate dans laquelle se trouvait S., situation dont chacun des adultes protagonistes portait une part de responsabilité, la mère biologique de l’enfant, comme le requérant, son conjoint et les époux R.
67. S’agissant de la qualité du processus décisionnel en l’espèce, la Cour constate que le requérant a bénéficié d’une procédure contradictoire, dans le cadre de laquelle il a été en mesure de discuter les arguments des autres parties, y compris ceux de l’enfant S. représenté par un administrateur ad hoc, et de soumettre les siens à l’examen de juridictions dont l’indépendance et l’impartialité ne sont pas en cause, et qui ont statué par des décisions motivées.
68. Il reste cependant que la procédure a duré six ans et environ un mois au total, ce qui n’est pas compatible avec le devoir de diligence exceptionnelle qui s’imposait. En effet, ainsi que la Cour l’a déjà souligné, lorsqu’est en jeu la relation d’une personne avec son enfant, le passage du temps est susceptible d’aboutir à ce que la question soit tranchée par un fait accompli (paragraphe 54 ci-dessus). Le juge de première instance a mis trois ans et presque huit mois pour se prononcer. Né le 8 mars 2013, l’enfant S. avait environ quatre mois le jour de la saisine (le 19 juillet 2013). Il avait quatre ans quand le jugement a été rendu (le 23 mars 2017). Saisie le 23 mars 2017, la Cour d’appel a statué le 31 mai 2018, soit en un an et un peu plus de deux mois. L’enfant avait alors presque cinq ans. Quant à la Cour de cassation, saisie le 31 juillet 2018, elle a rendu son arrêt le 12 septembre 2019, soit un an et environ un mois et demi plus tard. S. avait ainsi six ans et demi lorsque la procédure interne a pris fin.
69. La Cour n’est pas convaincue par les explications du Gouvernement sur ce point. Elle ne voit pas en quoi la complexité de l’affaire justifiait cette durée. Par ailleurs, tout en prenant note des observations du Gouvernement en ce qui concerne les outils procéduraux dont le requérant aurait pu d’après lui faire usage pour accélérer la procédure, elle observe qu’il revient aux juges et conseillers de la mise en état de s’assurer du bon déroulement de la procédure.
70. La Cour constate ensuite que la cour d’appel de Rouen a relevé dans son arrêt du 31 mai 2018 que S. vivait depuis son enfance avec les époux R., ce qui indique qu’elle a pris en compte un état de fait dû au passage du temps.
71. Selon la Cour, on ne saurait contester que l’écoulement du temps a eu un impact sur l’appréciation concrète des données de l’affaire.
72. La présente espèce diffère donc à cet égard de l’affaire Ahrens précitée (§§ 79-80) dans laquelle la procédure n’avait duré que trois ans et sept mois pour trois niveaux de juridiction, et la Cour avait pu constater qu’il ne résultait pas du raisonnement de la cour d’appel que l’issue de la procédure avait été prédéterminée par cette durée.
73. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention en raison du manquement de l’État défendeur au devoir de diligence exceptionnelle qui s’imposait à lui dans les circonstances de la cause.
74. Renvoyant aux paragraphes 65 et 66 ci-dessus, la Cour souligne que ce constat de violation ne saurait être interprété comme mettant en cause l’appréciation de la cour d’appel de Rouen de l’intérêt supérieur de l’enfant S. et sa décision de rejeter les demandes du requérant, confirmées par la Cour de cassation (comparer mutatis mutandis avec, par exemple, M.V. c. Pologne, no 16202/14, § 82, 1er avril 2021, Adžić c. Croatie (no 2), no 19601/16, §§ 95‑96, 2 mai 2019 et E.S. c. Roumanie et Bulgarie, no 60281/11, § 82, 19 juillet 2016).
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
75. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
76. Le requérant demande 50 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi.
77. Le Gouvernement estime qu’à supposer que la Cour retienne en l’espèce une méconnaissance de l’article 8 de la Convention et que le constat de violation n’apparaisse pas suffisant, une somme maximale de 5 000 EUR pourrait être accordée au requérant au titre de son préjudice moral.
78. La Cour octroie au requérant 5 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
2. Frais et dépens
79. Le requérant réclame 20 450,94 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et la Cour. Il produit des justificatifs tels que des factures et notes d’honoraires qui couvrent ce montant.
80. Le Gouvernement note que le requérant produit les documents justifiant de l’engagement de ces frais mais estime qu’il serait justifié de ne lui allouer que 15 000 EUR au titre des frais et dépens.
81. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 20 450,94 EUR, tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le grief concernant l’article 8 de la Convention recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
3. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
1. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 20 450,94 EUR (vingt mille quatre cent cinquante euros et quatre‑vingt-quatorze centimes), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 avril 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor Soloveytchik Síofra O’Leary
Greffier Présidente