CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE BOUTON c. FRANCE
(Requête no 22636/19)
ARRÊT
Art 10 • Liberté d’expression • Peine de prison avec sursis pour exhibition sexuelle s’agissant d’une performance militante Femen poitrine dénudée dans une église dénonçant la position de l’Église catholique sur l’avortement • Marge d’appréciation atténuée • Mise en balance inadéquate des intérêts en jeu et non conforme aux critères établis par la Cour européenne • Peine disproportionnée
STRASBOURG
13 octobre 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Bouton c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :
Síofra O’Leary, présidente,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Lado Chanturia,
Ivana Jelić,
Arnfinn Bårdsen,
Mattias Guyomar,
Kateřina Šimáčková, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu :
la requête (no 22636/19) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet État, Mme Eloïse Bouton (« la requérante »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 31 mai 2019,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») les griefs concernant les articles 7 et 10 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 septembre 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne, principalement sous l’angle de l’article 10 de la Convention, la condamnation pénale de la requérante, militante féministe membre des Femen, pour des faits d’exhibition sexuelle commis dans une église.
EN FAIT
2. La requérante est née en 1983 et réside à Bagnolet. Elle a été représentée par Me T. Bouzenoune, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
4. Les faits de l’espèce, tels qu’ils ont été exposés par les parties, se présentent de la manière suivante.
1. L’action militante de la requerante et sa mediatisation
5. À la date des faits litigieux, la requérante était membre depuis 2012 du mouvement des « Femen », une organisation internationale de défense des droits des femmes créée en Ukraine en 2008 et connue pour les actions de provocation de ses membres qui protestent seins nus afin de lutter contre l’image de la femme considérée comme un objet sexuel. Le 20 décembre 2013, elle manifesta, en dehors de tout office, dans l’église de la Madeleine à Paris en se présentant devant l’autel, la poitrine dénudée et le corps couvert de slogans, afin de mimer, à l’aide d’un morceau de foie de bœuf, un avortement. Elle agissait dans le cadre d’une action internationale organisée par son mouvement pour dénoncer la position de l’Église à l’égard de l’interruption volontaire de grossesse. Sa performance fut brève et, à l’invitation du maître de chapelle présent, la requérante quitta les lieux en silence. Cette action fut médiatisée, la requérante ayant prévenu des journalistes dont une dizaine étaient présents. Des médias nationaux de la presse écrite publièrent des articles sur leur site internet comportant des photographies de la requérante voilée devant l’autel, la poitrine dénudée et les bras en croix ou les mains jointes en signe de prière. Dans une interview au magazine Le Nouvel Observateur du 23 décembre 2013 publiée sur internet sous la forme d’une lettre adressée au curé de l’église, la requérante décrivit le sens de son action : elle tenait « deux morceaux de foie de bœuf dans les mains, symbole du petit Jésus avorté », avec, peints sur son torse et dans son dos, « les slogans "344ème salope" (...) en référence au manifeste des 343 initié par des féministes pro-avortement en 1971 et "Christmas is canceled" ».
2. La procedure judiciaire
6. Le curé de la paroisse déposa une plainte avec constitution de partie civile. Le 7 janvier 2014, la requérante fut placée en garde à vue. Elle expliqua qu’elle avait été désignée pour la France par une décision collective du mouvement Femen afin d’intervenir selon le scénario décrit plus haut, qui était appelé à se répéter de manière similaire, à la même période, dans d’autres pays grâce à d’autres militantes des Femen. Elle précisait que l’église de la Madeleine avait été choisie en France « pour son symbole au niveau international ». Les enquêteurs versèrent au dossier de la procédure une publication du site internet des Femen-France avec les mêmes photographies et le sous-titrage : « Noël est annulé du Vatican à Paris, Sur l’autel de l’Église de la Madeleine, la Sainte Mère Éloïse a avorté de Jésus ». Sur la question de sa nudité, la requérante fit valoir devant les enquêteurs qu’il s’agissait, pour elle, de provoquer une prise de conscience et non de commettre l’infraction d’exhibition sexuelle. Elle ajouta que cela correspondait au mode d’action habituel des Femen, qui apparaissent poitrines nues lors de toutes leurs actions publiques afin de détourner l’image de la femme comme objet sexuel pour se l’approprier et en faire un message politique.
7. La requérante fut citée à comparaître par le procureur de la République devant le tribunal correctionnel pour le délit d’exhibition sexuelle. Elle quitta le mouvement Femen en février 2014.
8. À l’issue de l’audience du 15 octobre 2014, le tribunal correctionnel de Paris refusa, à titre préliminaire, de transmettre à la Cour de cassation la question prioritaire de constitutionnalité (« QPC ») soulevée par la requérante en considérant que n’était pas sérieux le grief tiré de l’imprécision de la notion d’exhibition sexuelle énoncée à l’article 222-32 du code pénal au regard du principe de légalité des délits et des peines, comme l’avait déjà jugé la Cour de cassation dans un arrêt du 9 avril 2014 (voir paragraphe 18 ci-dessous). Vidant ensuite son délibéré sur le fond le 17 décembre 2014, le tribunal écarta les moyens de la requérante tirés respectivement de l’absence de caractérisation du délit d’exhibition sexuelle et de la violation de l’article 10 de la Convention. Il rejeta en particulier l’argumentation de la requérante selon laquelle son action était exclusivement politique et relevait de sa liberté d’expression, dans les termes suivants :
« Éloïse BOUTON prétend, à titre subsidiaire, au visa de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, que son action est de nature exclusivement politique et que ces faits participent de sa liberté d’expression, qui comprend sa liberté d’opinion et celle de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées, sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques, soit au cas présent celle du Ministère Public.
Or, il convient de rappeler que ces mêmes dispositions prévoient aussi que l’exercice de ces droits peut faire l’objet de restrictions prévues par la loi, lesquelles constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.
En l’espèce, les droits de la prévenue trouvent leur limite d’exercice au besoin social impérieux de protéger autrui de la vue dans un lieu de culte, d’une action exécutée à moitié dénudée que d’aucuns peuvent considérer comme choquante. L’action du Ministère Public était donc proportionnée au but légitime visé.
Ce moyen sera donc écarté comme inopérant au cas présent. »
9. Le tribunal correctionnel condamna la requérante pour exhibition sexuelle à un mois d’emprisonnement assorti d’un sursis simple et, sur les intérêts civils, à payer au représentant de la paroisse un montant de 2 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral, ainsi qu’à participer aux frais de procédure de son adversaire à hauteur de la somme de 1 500 EUR.
10. Devant la cour d’appel de Paris, la requérante ne réitéra pas la demande de QPC. Le 15 février 2017, la cour confirma le jugement en tous points, y compris sur la peine. Elle releva que les éléments constitutifs de l’infraction d’exhibition sexuelle étaient réunis en l’espèce, dont « un fait matériel d’exhibition de partie(s) sexuelle(s) de son corps », et examina les faits à la lumière de ces éléments constitutifs en adoptant la motivation suivante :
« Considérant qu’en ce qui concerne l’élément matériel, il n’est pas contesté par la prévenue elle-même, que celle-ci après être entrée le 20 décembre 2013, peu avant dix heures, dans l’église de la Madeleine, sise à Paris, dans le 8e arrondissement, en compagnie de journalistes, conviés la veille pour la démonstration, et s’approchant de l’autel s’est déshabillée, exhibant sa poitrine nue, portant les inscriptions sur le devant du corps « 344ème salope » et dans le dos « Christmas is canceled », s’est dévêtue, puis a mimé "l’avortement de l’embryon de Jésus", en déposant sur l’autel un morceau de foie de veau sanguinolent censé représenter un fœtus ; (...) que les faits ont été commis pendant une répétition de l’ensemble vocal de la Madeleine, ce qui a entrainé l’intervention de M. [M.], maître de chapelle, qui a invité fermement Éloïse Bouton et les journalistes qui l’accompagnaient à quitter les lieux ; qu’elle a justifié son action par le désir de dénoncer "les campagnes anti-avortement" menées par l’Église catholique à travers le monde et notamment en Espagne et dans certains pays de l’Est, précise-t-elle lors de l’audience devant la cour ; considérant qu’il ne saurait être sérieusement contesté par la prévenue qu’en exposant à la vue d’autrui sa poitrine, elle a exhibé des parties sexuelles de son corps quand bien même celle-ci dénie le qualificatif de parties sexuelles du corps à ses seins, affirmant cependant lors de l’audience de la cour que le fait de toucher ses seins sans son consentement constitue néanmoins une agression sexuelle ; (...) que si Éloïse Bouton a exhibé sa poitrine, sans accompagner son action de geste obscène, elle a commis son action dans un édifice religieux, lieu de prière et de recueillement, à l’entrée duquel il est rappelé l’obligation pour toute personne qui pénètre les lieux, qu’il soit croyant, athée ou agnostique, d’observer une tenue décente ; (...) que surabondamment il sera observé qu’Éloïse Bouton a agi sans la moindre autorisation du curé de la paroisse, affectataire de l’édifice religieux ; considérant enfin que l’évolution des mœurs, des conceptions en matière d’art et de notion de pudeur, ne saurait être prise en considération pour justifier un acte et des attitudes commis dans un édifice religieux par Éloïse Bouton laquelle revendique d’avoir utilisé ses seins comme une arme ; considérant par ailleurs que l’exhibition a été imposée à la vue d’autrui et dans un lieu accessible au regard d’autrui, l’église de la Madeleine étant alors ouverte au public, les faits ayant (...) été commis lors de la répétition de l’ensemble vocal de la Madeleine à proximité de l’autel et en la présence du maître de chapelle M. [M.] qui est intervenu fermement pour les faire cesser immédiatement ; considérant ainsi que l’exhibition par Éloïse Bouton des parties sexuelles de son corps est également intervenue à la vue d’une personne non consentante ; considérant encore que, s’agissant de l’élément moral de l’infraction, (...) Éloïse Bouton était consciente de la présence d’autrui, qu’elle avait d’ailleurs pour relayer utilement et efficacement l’information de ses agissements, tenu à se faire accompagner d’une dizaine de journalistes ; qu’elle a montré, ainsi qu’elle le reconnaît, et le rappellent tant l’avocat de la partie civile dans sa plaidoirie et ses écritures, que l’avocat général dans ses réquisitions, ses deux seins nus comme une arme, voulant par ailleurs offenser la pudeur d’autrui et notamment des catholiques, opposés à l’avortement et menant dans certains pays des campagnes anti-avortement ».
11. Sur la question de l’atteinte à la liberté d’expression de la requérante s’exerçant à l’occasion d’une manifestation féministe organisée par le mouvement Femen lui permettant de défendre ses opinions politiques, la cour d’appel retint la motivation suivante :
« Considérant que si l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme dispose, en son alinéa 1er, que "toute personne a droit à la liberté d’expression", il convient de rappeler que ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence des autorités publiques et sans considération de frontières ; (...) qu’il est notamment prévu à l’alinéa 2 de l’article susvisé que "l’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions qui constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique, à la sécurité, à l’intégrité territoriale ou à la sécurité publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire" ; (...) que dans la mise en œuvre et du contrôle de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, il appartient aux juridictions, de concilier la liberté d’expression avec d’autres libertés d’égale valeur, telles que la liberté religieuse ; considérant, en l’espèce, que l’action menée au sein de l’église de la Madeleine, spécialement repérée pour l’occasion, a été réalisée par Éloïse Bouton dans le dessein assumé de "choquer", par l’exhibition de ses seins, l’opinion publique et les fidèles catholiques et protester avec violence et brutalité contre les positions anti-avortement de l’Église catholique, l’intéressée n’hésitant pas à défier des individus de confession catholique dans l’une de leurs églises et en un lieu central, c’est-à-dire l’autel, qui renferme une pierre dans laquelle repose un morceau de relique d’un saint ; (...) que les poursuites engagées par le ministère public à l’encontre de Éloïse Bouton ne visent donc, en aucun cas, à la priver de sa liberté d’expression et de son droit de manifester ses opinions politiques, mais bien à réprimer une exhibition sexuelle, inadmissible dans un lieu de culte et à protéger la sensibilité religieuse des fidèles directement visés par cette action ; (...) que ce que la prévenue estime comme étant sa liberté d’expression a eu pour effet de porter gravement atteinte à la liberté de penser d’autrui comme de la liberté religieuse en général ; considérant, en conséquence, que le fait justificatif tiré de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et d’une prétendue violation de la liberté d’expression de Madame Bouton ne saurait être retenu ; que, dès lors, et ainsi que les premiers juges le rappellent, "les droits de la prévenue trouvent leur limite d’exercice au besoin social impérieux de protéger autrui de la vue dans un lieu de culte, d’une action exécutée dénudée que d’aucuns peuvent considérer comme choquante. L’action du ministère public était donc proportionnée au but légitime visé" ; (...) que c’est donc à juste titre que le tribunal, tirant les conséquences juridiques qui s’imposaient, a retenu la culpabilité d’Éloïse Bouton du délit d’exhibition sexuelle ».
12. La cour d’appel jugea, s’agissant de la peine d’un mois d’emprisonnement avec sursis, que la requérante, journaliste free-lance insérée socialement et professionnellement, n’ayant pas de condamnation antérieure inscrite à son casier judiciaire, s’était vu infliger une peine constituant « une juste application de la loi pénale, prenant en compte tout à la fois les circonstances de l’infraction et la personnalité de son auteur ».
13. La requérante se pourvut en cassation contre cet arrêt. La Cour de cassation rejeta le pourvoi par un arrêt du 9 janvier 2019 ainsi motivé :
« Attendu qu’en se déterminant (...) par des motifs qui caractérisent en tous ses éléments constitutifs, tant matériels que moral, le délit d’exhibition sexuelle commis par Mme Bouton, qui a volontairement dénudé sa poitrine dans une église qu’elle savait accessible aux regards du public, peu important les mobiles ayant, selon elle, inspiré son action, la cour d’appel, qui n’avait pas à répondre au moyen de défense pris de l’erreur de droit prétendument causée par une réponse ministérielle dépourvue de valeur normative, et dont la décision n’a pas apporté une atteinte excessive à la liberté d’expression de l’intéressée, laquelle doit se concilier avec le droit pour autrui, reconnu par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, de ne pas être troublé dans la pratique de sa religion, a justifié sa décision. »
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
1. LE CODE PENAL
14. L’article 222-32 du code pénal figure dans une partie du code relative aux « agressions sexuelles ». Il dispose, dans sa rédaction applicable à la date des faits litigieux, avant la loi no 21-478 du 21 avril 2021 qui a étendu l’infraction d’exhibition sexuelle à l’hypothèse de la commission explicite d’un acte sexuel à la vue d’autrui même en l’absence d’exposition d’une partie dénudée du corps, que :
« L’exhibition sexuelle imposée à la vue d’autrui dans un lieu accessible aux regards du public est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. »
2. LA JURISPRUDENCE JUDICIAIRE
1. Sur la caractérisation du délit d’exhibition sexuelle
15. La notion d’exhibition sexuelle n’est pas définie par l’article 222-32 du code pénal. La jurisprudence de la Cour de cassation s’est attachée à en caractériser les éléments constitutifs. La caractérisation du délit d’exhibition sexuelle, s’agissant de la poitrine féminine dénudée, a suscité des débats compte tenu de l’évolution des mœurs et de la revendication d’une nudité sans connotation sexuelle dans des contextes particuliers (nu artistique, nudisme). Il ressort d’une jurisprudence bien établie que l’infraction d’exhibition sexuelle incrimine, à la date des faits, un acte impliquant de montrer une partie sexuelle du corps et recevant une certaine publicité. Outre l’élément matériel objectif de l’incrimination, la nudité d’une partie sexuelle du corps, l’acte doit être « imposé à la vue d’autrui » et dans un lieu accessible au public. Le fait que l’exhibition soit imposée à autrui sans que la personne puisse s’y attendre, soit par la surprise, soit par la force, justifie que ce comportement figure dans le code pénal au titre des « agressions sexuelles » et implique l’existence d’un lien entre la caractérisation du délit d’exhibition sexuelle et le lieu de sa commission. Enfin, l’élément moral de l’infraction est constitué par la seule connaissance du caractère impudique de l’acte d’exhibition et ne dépend pas des mobiles de son auteur. Par un arrêt du 24 novembre 2021 (pourvoi no 21-81.412), la chambre criminelle de la Cour de cassation a ainsi jugé, pour rejeter le pourvoi formé à l’encontre d’un arrêt de condamnation d’un homme à la peine de 600 EUR d’amende délictuelle pour exhibition sexuelle, que :
« 6. Pour déclarer le prévenu coupable d’exhibition sexuelle, l’arrêt attaqué relève qu’il résulte des constatations des gendarmes, confirmées par photographies, que M. [K] [B] s’est assis, nu, sur la berge, face à celle où se trouvaient des témoins, adoptant une position permettant de voir son sexe.
7. Les juges ajoutent que la distance les séparant n’était pas suffisante pour que les témoins puissent échapper à la vision du sexe nu du prévenu et que, de surcroît, ce dernier avait refusé, malgré les sollicitations, de se vêtir.
8. Ils énoncent que le prévenu exposait également sa nudité à la vision des personnes navigant sur des embarcations ainsi qu’aux promeneurs.
9. La cour conclut que la volonté de M. [B] d’imposer sa nudité, en sachant qu’elle offensait la pudeur d’autrui, caractérise l’élément intentionnel de l’infraction.
10. En se déterminant ainsi, et dès lors que, pour être caractérisé, le délit d’exhibition sexuelle ne suppose ni un comportement sexuel ou obscène, ni la volonté délibérée d’offenser la pudeur d’autrui, la cour d’appel a justifié sa décision. »
2. Sur la liberté d’expression des Femen
16. Par un arrêt du 23 janvier 2018 (pourvoi no 17-80.524), la Cour de cassation s’est prononcée sur des gestes obscènes et propos choquants envers l’Église de militantes Femen s’inscrivant dans le cadre des manifestations ayant eu lieu en France contre le projet de loi autorisant le mariage des couples de même sexe. Dans cette affaire, la chambre criminelle a rejeté le pourvoi formé par l’AGRIF (Association alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne) contestant, notamment au titre de la liberté d’expression, le rejet de ses demandes indemnitaires à l’encontre de ces militantes, relaxées par la juridiction pénale des faits d’injures publiques envers des personnes en raison de leur religion (article 33 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse). La motivation adoptée était la suivante :
« Attendu qu’il résulte de l’arrêt attaqué, du jugement qu’il confirme et des pièces de la procédure que, lors de la manifestation organisée le 18 novembre 2012 par plusieurs associations contre le projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, des jeunes femmes appartenant au mouvement des Femen ont fait irruption, portant des coiffes de religieuses et le dos nu, ainsi que le torse sur lequel étaient inscrites les mentions "in gay we trust", "saint esprit étroit", "fuck church" et "occupe-toi de ton cul" ; qu’elles ont scandé le slogan "in gay we trust" et brandi des aérosols portant les mentions "Holy sperm" et "Jesus sperm" ; que la plainte déposée, notamment par l’AGRIF, ayant été classée sans suite, celle-ci a porté plainte et s’est constituée partie civile du chef d’injures publiques envers particuliers à raison de leur appartenance à une religion déterminée ; que six membres du mouvement Femen ont été mises en examen de ce chef et renvoyées devant le tribunal correctionnel qui les a relaxées ; que l’AGRIF a relevé appel de cette décision ;
Attendu que pour dire non démontrée une faute civile à partir et dans la limite des faits objet de la poursuite du chef susvisé, l’arrêt relève que la plupart des slogans présentait un caractère parodique et que le plus violent d’entre eux "fuck church" s’adressait à une institution et non à une ou plusieurs personnes déterminées, sur un mode provocateur mais non violent ; que les juges ajoutent que les Femen ont ainsi exprimé leur opposition à une manifestation qu’elles ont estimée intolérante à l’égard des droits qu’elles entendaient défendre, de sorte qu’est en cause le conflit entre deux libertés d’expression, dans des formes qui demeurent tolérables dans une société démocratique ;
Attendu qu’en l’état de ces énonciations, la cour d’appel n’a pas méconnu les textes visés au moyen, dès lors que, si l’intrusion des Femen constituait un trouble dans l’exercice de manifester d’autrui et si leur tenue, détournant pour la tourner en ridicule celle des religieuses, leurs slogans et leurs gestes, pour partie obscènes, visaient explicitement les enseignements de l’Église catholique, de sorte qu’ils étaient susceptibles de choquer les personnes présentes dans leurs convictions religieuses, ils ne revêtaient toutefois pas un caractère injurieux à l’égard de celles-ci en raison de leur appartenance à cette religion ; (...) »
17. La Cour de cassation a également eu à connaître de la caractérisation du délit d’exhibition sexuelle à l’égard d’une militante des Femen qui avait dégradé, le 5 juin 2014, la statue en cire du président russe Vladimir Poutine exposée au Musée Grévin à Paris et qui était en outre poursuivie pour des faits de dégradations volontaires du bien d’autrui. Par un premier arrêt du 10 janvier 2018, la chambre criminelle a affirmé que le délit d’exhibition sexuelle résultant de la nudité de la poitrine féminine pouvait être caractérisé même en l’absence de « toute connotation sexuelle ». Elle a, en conséquence, cassé l’arrêt de la cour d’appel qui avait infirmé pour ce motif le jugement du tribunal correctionnel condamnant la prévenue à une peine de 1 500 EUR d’amende au titre des deux infractions. La Cour de cassation a adopté la motivation suivante :
« (...) pour infirmer partiellement le jugement lui étant déféré et relaxer Mme Z... du délit d’exhibition sexuelle, l’arrêt retient que l’exposition du torse d’une femme à la vue d’autrui, en dehors de tout élément intentionnel de nature sexuelle, ne peut, au regard des circonstances dans lesquelles cette exposition s’est déroulée le 5 juin 2014, recouvrir la qualification d’exhibition sexuelle, s’agissant de l’utilisation par la prévenue de sa poitrine dénudée portant un message écrit à des fins de manifestation d’une expression en dehors de toute connotation sexuelle ;
Mais attendu qu’en prononçant ainsi, alors qu’elle relevait, indépendamment des motifs invoqués par la prévenue, sans effet sur les éléments constitutifs de l’infraction, que celle-ci avait exhibé volontairement sa poitrine dans un musée, lieu ouvert au public, la cour d’appel a méconnu le sens et la portée du texte susvisé ; (...) »
Dans la même affaire revenant devant la Cour de cassation après renvoi devant la cour d’appel autrement composée, par un second arrêt du 26 février 2020 (pourvoi no 19-81.827, Bull. crim. 2020 no 2), la chambre criminelle a, en rejetant le pourvoi formé par le ministère public à l’encontre de l’arrêt de la cour d’appel de renvoi relaxant la prévenue du chef d’exhibition sexuelle, d’une part, affirmé à nouveau que le délit d’exhibition sexuelle était caractérisé, même en l’absence d’intention à connotation sexuelle de l’auteur et, d’autre part, confirmé la relaxe de la prévenue du chef de ce délit en se fondant sur l’exercice de sa liberté d’expression. Les motifs pertinents de l’arrêt sont les suivants :
« 10. Pour relaxer la prévenue de l’infraction d’exhibition sexuelle, la cour d’appel retient que la seule exhibition de la poitrine d’une femme n’entre pas dans les prévisions du délit prévu à l’article 222-32 du code pénal, si l’intention exprimée par son auteur est dénuée de toute connotation sexuelle, ne vise pas à offenser la pudeur d’autrui, mais relève de la manifestation d’une opinion politique, protégée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.
11. Les juges énoncent que la prévenue déclare appartenir au mouvement dénommé "Femen", qui revendique un "féminisme radical", dont les adeptes exposent leurs seins dénudés sur lesquels sont apposés des messages politiques, cette forme d’action militante s’analysant comme un refus de la sexualisation du corps de la femme, et une réappropriation de celui-ci par les militantes, au moyen de l’exposition de sa nudité.
12. L’arrêt ajoute que le regard de la société sur le corps des femmes a évolué dans le temps, et que l’exposition fréquente de la nudité féminine dans la presse ou la publicité, même dans un contexte à forte connotation sexuelle, ne donne lieu à aucune réaction au nom de la morale publique.
13. La juridiction du second degré souligne que, si certaines actions menées par les membres du mouvement "Femen" ont été sanctionnées comme des atteintes intolérables à la liberté de pensée et à la liberté religieuse, le comportement de la prévenue au musée Grévin n’entre pas dans un tel cadre et n’apparaît contrevenir à aucun droit garanti par une prescription légale ou réglementaire.
14. C’est à tort que la cour d’appel a énoncé que la seule exhibition de la poitrine d’une femme n’entre pas dans les prévisions du délit prévu à l’article 222-32 du code pénal, si l’intention exprimée par son auteur est dénuée de toute connotation sexuelle.
15. Cependant, l’arrêt n’encourt pas la censure, dès lors qu’il résulte des énonciations des juges du fond que le comportement de la prévenue s’inscrit dans une démarche de protestation politique, et que son incrimination, compte tenu de la nature et du contexte de l’agissement en cause, constituerait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression. »
3. Sur les questions prioritaires de constitutionnalité
18. Par un arrêt du 9 avril 2014 (pourvoi no14-80.867), la Cour de cassation a dit n’y avoir lieu à renvoi au Conseil constitutionnel de la QPC formulée comme suit, par un homme qui contestait sa mise en accusation devant la Cour d’assises pour des faits de viols, agressions sexuelles aggravées et exhibition sexuelle : « L’article 222-32 du code pénal est-il conforme au principe de légalité des délits et des peines, à l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, à l’article 34 de la Constitution, qui impliquent que l’exhibition sexuelle ne puisse être pénalement sanctionnée sans que les éléments constitutifs du délit soient suffisamment définis par la loi (...) ? ». La chambre criminelle a motivé sa décision dans les termes suivants :
« Attendu que les dispositions contestées sont applicables à la procédure ;
Qu’elles n’ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel ;
Mais attendu que la question, ne portant pas sur l’interprétation d’une disposition constitutionnelle dont le Conseil constitutionnel n’aurait pas encore eu l’occasion de faire application, n’est pas nouvelle ;
Et attendu que la question posée ne présente pas, à l’évidence, un caractère sérieux dès lors que l’article 222-32 du code pénal est rédigé en termes suffisamment clairs et précis pour permettre son interprétation, qui relève de l’office du juge pénal, sans risque d’arbitraire »
19. Par un arrêt du 16 février 2022 (pourvoi no21-82.392), la Cour de cassation a de nouveau eu à se prononcer sur la même question à la suite d’une QPC transmise par trois militantes des Femen poursuivies pour des faits d’exhibition sexuelle pour avoir manifesté la poitrine dénudée lors de la commémoration, en 2018, de l’armistice du 11 novembre 1918 sur les Champs Élysées et qui avaient été condamnées par la cour d’appel à des peines, pour deux d’entre elles, d’un mois d’emprisonnement avec sursis et, pour la troisième poursuivie en outre pour faux et usage de faux, de deux mois d’emprisonnement avec sursis. La question était en l’espèce élargie au caractère discriminatoire de l’incrimination selon que la nudité concerne des torses féminin ou masculin. La chambre criminelle y reprend des motifs partiellement identiques à ceux énoncés dans l’arrêt précité du 9 avril 2014 (voir paragraphe 18) pour refuser de renvoyer la question au Conseil constitutionnel, dans les termes suivants :
« 1. La question prioritaire de constitutionnalité est ainsi rédigée :
« Les dispositions de l’article 222-32 du code pénal portent-elles atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit et plus exactement :
- aux articles 5, 8 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, 34 de la Constitution ainsi qu’aux principes de légalité de la loi, de clarté de la loi, de prévisibilité juridique et de sécurité juridique en ce qu’elles ne définissent pas de façon claire et précise les éléments constitutifs de l’infraction, notamment la notion d’« exhibition sexuelle » ?
- au principe de nécessité et de proportionnalité des peines garanti par l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 en ce qu’elles permettent la répression pénale de la simple nudité des torses féminins dans tout lieu accessible aux regards du public ?
- au principe d’égalité qui découle des articles 1er, 6 et 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, du principe d’égalité homme femme, consacré par le troisième alinéa du préambule de la Constitution du 4 octobre 1946 et du principe de non-discrimination, en ce qu’elles incriminent la nudité des torses féminins, mais pas celle des torses masculins ? »
2. La disposition législative contestée est applicable à la procédure et n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel.
3. La question, ne portant pas sur l’interprétation d’une disposition constitutionnelle dont le Conseil constitutionnel n’aurait pas encore eu l’occasion de faire application, n’est pas nouvelle.
4. La question posée ne présente pas un caractère sérieux, pour les motifs qui suivent.
5. En premier lieu, l’article 222-32 du code pénal est rédigé en termes suffisamment clairs et précis pour permettre son interprétation, qui relève de l’office du juge pénal, sous le contrôle de la Cour de cassation, sans risque d’arbitraire.
6. En deuxième lieu, les peines prévues par la disposition critiquée, que le juge a le pouvoir de moduler en fonction de la situation soumise à son appréciation, ont été considérées comme nécessaires par le législateur pour assurer la préservation de l’ordre public, et n’apparaissent pas manifestement disproportionnées par rapport au but recherché.
7. En troisième lieu, le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, et l’article 222-32 du code pénal s’applique à la fois aux hommes et aux femmes, même si leurs différences anatomiques et les représentations qui y sont associées conduisent à donner un contenu différent à la notion d’exhibition. »
3. Autres documents
20. La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a rendu un avis du 20 novembre 2018 « relatif aux violences sexuelles : une urgence sociale et de santé publique, un enjeu de droits fondamentaux » (JO du 25 novembre 2018) dans lequel elle s’interroge, dans la partie de l’avis intitulée « Clarifier les dispositions pénales en matière d’infractions sexuelles » sur la rédaction de certaines dispositions pénales méritant selon elle une révision pour être suffisamment précises et lisibles afin de répondre aux exigences du principe de légalité de la loi pénale. Elle cite notamment le cas du délit d’exhibition sexuelle défini à l’article 222-32 du code pénal et l’exemple des poursuites intentées sur ce fondement à l’encontre d’une militante du mouvement Femen (voir paragraphe 41 de l’avis).
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
21. La requérante se plaint de sa condamnation pénale pour des faits d’exhibition sexuelle commis, dans une église, à l’occasion d’une action qu’elle a menée en tant que membre des Femen. Elle invoque une violation de l’article 10 de la Convention aux termes duquel :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (...), à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, (...). »
1. Sur la recevabilité
22. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) La requérante
23. La requérante soutient tout d’abord que faute de la clarté et de la prévisibilité requises, l’ingérence reconnue par le Gouvernement dans sa liberté d’expression n’était pas « prévue par la loi » au sens du paragraphe 2 de l’article 10. Elle fait ensuite valoir que si cette ingérence pouvait passer pour poursuivre un « but légitime », à savoir lutter contre une éventuelle atteinte à l’ordre public découlant d’une nudité sexuelle provoquante, elle ne saurait être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » et proportionnée à ce but. Elle souligne, à cet égard, que les autorités nationales devaient prendre en compte la dimension politique qui était au cœur de son action militante, comme elles l’ont fait pour écarter le délit d’exhibition sexuelle de la militante Femen ayant exhibé sa poitrine au Musée Grévin (voir paragraphe 17 ci-dessus).
24. La requérante considère que loin d’être gratuitement offensante ou de chercher à troubler les personnes présentes dans l’église dans la pratique de leur culte, son action s’inscrivait dans le cadre d’un débat public sur la place des femmes dans la société et visait à faire passer un message sur la position de l’Église catholique concernant l’avortement. À ce titre, elle rappelle que la protection de l’article 10 doit s’étendre aux idées qui heurtent ou choquent une fraction quelconque de la population. Elle conteste au demeurant la nécessité de concilier, en l’espèce, deux libertés fondamentales protégées par les articles 9 et 10 de la Convention faute d’une quelconque ingérence dans la liberté de religion. Elle ajoute que la condamnation pénale qui lui a été infligée, a fortiori s’agissant d’une peine d’emprisonnement avec sursis, peine privative de liberté, ne saurait permettre de conclure à la proportionnalité de l’ingérence dans sa liberté d’expression.
b) Le Gouvernement
25. Le Gouvernement ne conteste pas que la condamnation de la requérante constitue une ingérence dans son droit à la liberté d’expression. Il estime cependant que les trois conditions du respect de la liberté d’expression sont réunies. Tout d’abord, s’agissant de l’existence d’une ingérence « prévue par la loi », il considère que la condamnation de la requérante pour le délit d’exhibition sexuelle résultait de la loi et d’une interprétation jurisprudentielle accessible et prévisible. À cet égard, il fait valoir que la rédaction de l’article 222-32 du code pénal implique une exhibition d’une partie sexuelle du corps, donnant un contenu objectif au comportement incriminé, et que le délit est par ailleurs constitué par le caractère public de l’acte et l’élément moral, qui doit être distingué du mobile de l’infraction, conformément à un principe général du droit pénal français. S’agissant de la nudité de la poitrine d’une femme, le Gouvernement relève qu’elle est considérée de manière constante par la jurisprudence comme la nudité d’une partie intime du corps. Il souligne également que le caractère suffisamment clair et précis de l’article 222-32 précité a été rappelé par la Cour de cassation, qui a refusé de transmettre au Conseil constitutionnel une QPC relative à la conformité de cet article au principe de légalité des délits et des peines (voir paragraphe 18). Le Gouvernement en conclut que l’interprétation par les juridictions internes de cet article peut s’effectuer sans risque d’arbitraire et relève, au contraire, de l’office du juge.
26. Quant à l’existence d’un « but légitime » poursuivi par l’ingérence dans la liberté d’expression de la requérante, le Gouvernement considère ensuite qu’il découle de la nécessité de protéger la morale, l’ordre public et les droits d’autrui.
27. Enfin, s’agissant de « la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique », le Gouvernement affirme que la condamnation pénale de la requérante n’était aucunement liée à la nature des idées exprimées concernant l’avortement pas plus qu’à un manque de respect éventuel pour les croyances d’autrui, seule la forme et non le contenu du message exprimé étant sanctionné en l’espèce. Se référant notamment à l’arrêt Aydın Tatlav c. Turquie (no 50692/99, 2 mai 2006), il souligne que l’exercice de la liberté d’expression comporte aussi des devoirs et responsabilités dont l’obligation, dans le contexte des croyances religieuses, d’éviter les expressions gratuitement offensantes pour autrui et profanatrices, ainsi que le devoir de respecter les lois pénales de droit commun. Le Gouvernement considère que les États bénéficient également en la matière d’une marge d’appréciation pour réprimer, en cas de « besoin social impérieux », certaines formes de comportements jugés incompatibles avec le respect de la liberté de conscience et de religion d’autrui. Il fait valoir qu’en l’espèce, le comportement de la requérante avait pour but de heurter volontairement les sentiments religieux des personnes présentes dans l’église pour en déduire qu’il existait une marge d’appréciation sur les moyens de sanctionner ce comportement.
28. Le Gouvernement relève par ailleurs que les motifs développés par les juridictions nationales étaient suffisants et pertinents, celles-ci constatant que l’action militante de la requérante ne se limitait pas à une contribution au débat sur les droits des femmes mais avait aussi pour but de heurter autrui au moyen, notamment, d’une exhibition sexuelle réprimée par la loi pénale. Il ajoute qu’elles ont ainsi justifié la sanction infligée à la requérante, qui était raisonnable au regard des circonstances de l’espèce et des droits en balance, tant en ce qui concerne la peine que le montant de l’indemnisation civile allouée au desservant de l’église. Il conclut à l’existence d’un juste équilibre ménagé, dans les circonstances de l’espèce, entre la protection de la liberté d’expression de la requérante et celle des droits d’autrui.
2. Appréciation de la Cour
29. S’agissant de l’existence d’une ingérence dans l’exercice par la requérante du droit à la liberté d’expression, la Cour relève que, sans contester l’existence d’une telle ingérence, le Gouvernement fait valoir que la requérante a été sanctionnée non pas en raison des idées qu’elle défendait mais en raison de la commission d’un délit de nature sexuelle (voir paragraphe 27).
30. À cet égard et à titre liminaire, la Cour rappelle que les idées ou les opinions d’une personne peuvent s’exprimer au travers de conduites ou de comportements (voir, par exemple, Mătăsaru c. République de Moldova, nos 69714/16 et 71685/16, § 29, 15 janvier 2019, Ibrahimov et Mammadov c. Azerbaïdjan, nos 63571/16 et 5 autres, §§ 166 et 167, 13 février 2020, et Handzhiyski c. Bulgarie, no 10783/14, § 45, 6 avril 2021) et qu’elle a déjà jugé que l’article 10 pouvait s’appliquer à des modes d’expression artistique, l’art et la création contribuant aux échanges d’idées et d’opinions (voir, notamment, Müller et autres c. Suisse, précité, §§ 27 et 33, Ulusoy et autres c. Turquie, no 34797/03, §§ 28 et 29, 3 mai 2007). La Cour a ainsi admis que relevaient du champ de la liberté d’expression protégée par l’article 10 des « performances » consistant en un mélange d’expressions verbales et comportementales s’analysant en une forme d’expression artistique et politique (voir, notamment, concernant une performance musicale du groupe punk féministe russe Pussy Riot dans une cathédrale, l’arrêt Mariya Alekhina et autres c. Russie, no 38004/12, §§ 202-206, 17 juillet 2018). La Cour a aussi admis, dans un autre contexte, que la nudité en public pouvait être considérée comme l’une des formes de la liberté d’expression (voir Gough c. Royaume‑Uni, no 49327/11, § 150, 28 octobre 2014). Pour autant, dans l’arrêt précité Mariya Alekhina et autres, la Cour a rappelé que, malgré l’importance reconnue à la liberté d’expression, l’article 10 ne donne pas la liberté de choisir un forum en vue d’exercer ce droit et a précisé que la tenue d’une prestation artistique ou le prononcé d’un discours politique dans un lieu librement accessible au public pouvait, selon la nature et la fonction de ce lieu, impliquer le respect de certaines règles de conduite prescrites (voir Mariya Alekhina et autres, précité, § 213).
31. Dans la présente affaire, la Cour considère, à l’instar des parties, que la condamnation litigieuse, qui s’inscrivait dans le contexte de la « performance » militante de la requérante, a constitué une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 § 1 de la Convention. Pareille ingérence méconnait l’article 10 sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du second paragraphe de cette disposition et si elle est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.
a) Prévue par la loi
1. Principes généraux
32. La Cour renvoie aux principes relatifs à l’exigence de prévisibilité de la loi sous l’angle de l’article 10 tels qu’ils sont présentés dans les arrêts Perinçek c. Suisse ([GC], no 27510/08, §§ 131‑136, CEDH 2015 (extraits)) et Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) ([GC], no 14305/17, §§ 249-254, 22 décembre 2020).
33. La Cour souligne en particulier qu’on ne peut considérer comme une « loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au justiciable de régler sa conduite. En s’entourant au besoin de conseils éclairés, celui-ci doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences susceptibles d’être attachées à un acte déterminé. La Cour a cependant précisé que ces conséquences n’avaient pas à être prévisibles avec un degré de certitude absolue, l’expérience révélant celle-ci hors d’atteinte. Même dans les cas où l’ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’expression avait pris la forme d’une « sanction » pénale, la Cour a reconnu l’impossibilité d’atteindre une précision absolue dans la rédaction des lois, surtout dans des domaines où la situation varie selon les opinions prédominantes dans la société, et elle a admis que la nécessité d’éviter la rigidité et de s’adapter aux changements de situation implique que de nombreuses lois recourent à des formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (voir, parmi beaucoup d’autres, Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 29, série A no 133, Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 37, CEDH 2001-I, et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 43, CEDH 2004-VI).
34. La Cour rappelle également que la notion de « loi » (« law ») employée à l’article 10 § 2 et dans d’autres articles de la Convention correspond à celle de « droit » (« law ») qui figure à l’article 7 (Grigoriades c. Grèce, 25 novembre 1997, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII, Başkaya et Okçuoğlu c. Turquie [GC], nos 23536/94 et 24408/94, § 49, CEDH 1999-IV, et Erdoğdu et İnce c. Turquie [GC], nos 25067/94 et 25068/94, § 59, CEDH 1999-IV). Selon la jurisprudence constante de la Cour sur le terrain de l’article 7, la condition selon laquelle la loi doit définir clairement les infractions se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir de l’énoncé de la disposition en cause – au besoin à l’aide de l’interprétation qu’en donnent les tribunaux – quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale (voir, parmi d’autres, Kononov c. Lettonie [GC], no 36376/04, § 185, CEDH 2010, Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 79, CEDH 2013, Rohlena c. République tchèque [GC], no 59552/08, § 50, CEDH 2015, et, dans une affaire qui concernait tant l’article 7 que l’article 10 de la Convention, Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 20, CEDH 2004-II). L’article 7 ne prohibe pas la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible (Kononov, § 185, Del Río Prada, § 93, et Rohlena, § 50, précités).
35. La Cour n’a pas pour tâche de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies par le législateur de l’État défendeur pour réglementer tel ou tel domaine (Selahattin Demirtaş, précité, § 251) ni d’examiner le droit interne dans l’abstrait (Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, § 96, 20 janvier 2020). En effet, le rôle de la Cour se limite à vérifier si les méthodes adoptées et les conséquences qu’elles entraînent sont conformes à la Convention (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 184, 8 novembre 2016).
2. Application au cas d’espèce
36. À titre liminaire, la Cour précise qu’il découle des principes rappelés ci-dessus que la question déterminante qui se pose à ce stade est celle de savoir si, lorsqu’elle a adopté le comportement pour lequel elle a été condamnée, la requérante savait ou aurait dû savoir – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – que ses actes étaient de nature à engager sa responsabilité pénale sur le fondement de l’article 222-32 du code pénal (voir, mutatis mutandis, Perinçek, précité, § 137).
37. En premier lieu, la Cour relève que l’article 222-32 précité ne définit pas la notion d’exhibition sexuelle et que l’évolution des mœurs a pu nourrir un débat devant les juridictions nationales sur le caractère sexuel de la poitrine nue d’une femme, ainsi que sur l’existence d’une discrimination en résultant entre les hommes et les femmes (voir paragraphes 15 et 19 ci‑dessus). Elle relève à cet égard qu’en l’absence de renvoi par la Cour de cassation des QPC portant sur le caractère suffisamment précis de l’infraction d’exhibition sexuelle, le Conseil constitutionnel n’a pas été en mesure de se prononcer sur la question. La Cour relève par ailleurs que la commission nationale consultative des droits de l’homme a recommandé de préciser les contours de l’infraction dans la loi (voir paragraphe 20). Aux yeux de la Cour, même s’ils sont de nature à faire peser un doute sur la qualité de la loi au sens de la jurisprudence de la Cour, ces éléments ne vont toutefois pas jusqu’à remettre en cause la prévisibilité des poursuites pénales à l’encontre de la requérante, dont l’opportunité relevait du parquet, dès lors qu’en vertu de la jurisprudence telle qu’elle était établie au moment des faits litigieux, la nudité de la poitrine de la femme était de nature à caractériser l’élément matériel de l’infraction, par ailleurs clairement énoncée au code pénal (voir paragraphe 14). La Cour relève que cette interprétation n’a pas non plus varié après les faits reprochés à la requérante, notamment à l’occasion de deux QPC non transmises au Conseil constitutionnel par la Cour de cassation (voir paragraphes 18 et 19). La constance de cette interprétation, consacrée par une jurisprudence réaffirmée postérieurement aux faits litigieux, conforte le caractère raisonnablement prévisible, pour la requérante, de la détermination du champ d’application de l’infraction pénale en cause, et partant, de l’incrimination pénale de son comportement.
38. En second lieu, la Cour note que si la requérante a agi seule le jour des faits, son action était organisée avec le soutien du mouvement des Femen, rompu aux confrontations avec les autorités nationales en raison de leurs actions militantes délibérément provocatrices. Du fait de son appartenance à ce mouvement et des modalités de la préparation de son action relayée sur le site internet français des Femen, éléments évoqués lors de l’enquête pénale (voir paragraphe 6), la requérante, qui pouvait, le cas échéant bénéficier des conseils d’avocats spécialisés, doit être réputée avoir été au fait de la loi et de la jurisprudence constante applicables en la matière.
39. La Cour en conclut que la requérante pouvait raisonnablement s’attendre à ce que ce comportement entraîne pour elle des conséquences pénales.
40. Dès lors, l’ingérence dans l’exercice par la requérante du droit à la liberté d’expression peut être regardée comme suffisamment prévisible et, partant, « prévue par la loi » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.
b) But légitime
41. La Cour considère, ce qui n’est pas contesté par les parties (voir paragraphes 23 et 26), que l’ingérence dans la liberté d’expression de la requérante poursuivait plusieurs buts légitimes au sens de l’article 10 § 2, à savoir la protection de la morale et des droits d’autrui, la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales. En l’espèce, la Cour a admis, à l’occasion de l’examen de la prévisibilité de l’ingérence dans la liberté d’expression de la requérante (voir paragraphes 37-39 ci-dessus), que les juridictions nationales pouvaient légitimement envisager de sanctionner le comportement d’une personne qui exhibe une partie sexuelle de son corps, au sens du droit pénal interne, dans un lieu public tel qu’une église.
c) Nécessité dans une société démocratique
1. Principes généraux
42. La Cour rappelle les principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 10, tels qu’elle les a exposés depuis l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni (7 décembre 1976, série A no 24) et constamment réaffirmés depuis (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts Morice c. France [GC], no 29369/10, § 124, CEDH 2015, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, §§ 131-139, CEDH 2015, Perinçek, précité, §§ 196 et 197 et les références jurisprudentielles y mentionnées) : la liberté d’expression est l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent.
43. En examinant si les restrictions aux droits et libertés garantis par la Convention peuvent passer pour « nécessaires dans une société démocratique », la Cour apprécie notamment, dans les circonstances de la cause, si l’ingérence correspond à un « besoin social impérieux » (Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 53, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, Murphy c. Irlande, no 44179/98, § 68, CEDH 2003‑IX).
44. Si la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes, il lui incombe de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir d’appréciation de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ».
45. Pour évaluer la pertinence et la suffisance des conclusions retenues par les juridictions nationales, la Cour, conformément au principe de subsidiarité, prend en considération la manière dont ces dernières ont effectué la mise en balance des intérêts contradictoires en jeu à la lumière de sa jurisprudence bien établie en la matière (voir Erla Hlynsdottir c. Islande (no 2), no 54125/10, § 54, 21 octobre 2014, Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 24, 17 avril 2018). La Cour rappelle que la qualité de l’examen judiciaire de la nécessité de la mesure revêt une importance particulière dans le contexte de l’évaluation de proportionnalité sous l’angle de l’article 10 de la Convention (voir Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 108, CEDH 2013 (extraits)). Ainsi, l’absence d’un contrôle juridictionnel effectif de la mesure litigieuse peut justifier un constat de violation de l’article 10 (Matúz c. Hongrie, no 73571/10, § 35, 21 octobre 2014, Ergündoğan, précité, ibidem).
46. Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence. À cet égard, elle a maintes fois eu l’occasion de souligner, dans le contexte des affaires relatives à l’article 10 de la Convention, que le prononcé d’une condamnation pénale constituait l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression (voir, entre autres, Reichman c. France, no 50147/11, § 73, 12 juillet 2016, Lacroix c. France, no 41519/12, § 50, 7 septembre 2017, et Tête c. France, no 59636/16, § 68, 26 mars 2020). La Cour réitère que les instances nationales doivent faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, tout spécialement s’agissant du prononcé d’une peine d’emprisonnement qui revêt un effet particulièrement dissuasif quant à l’exercice de la liberté d’expression (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 116, CEDH 2004-XI, Morice, précité, §§ 127 et 176, et Mariya Alekhina et autres c. Russie, précité, § 227).
2. Application au cas d’espèce
47. La Cour relève que la condamnation de la requérante était fondée sur la caractérisation du délit d’exhibition sexuelle. Selon le Gouvernement, elle ne visait pas à sanctionner ses idées et opinions critiques sur la doctrine de l’Église catholique.
48. Néanmoins, la Cour considère, comme elle l’a évoqué plus haut (voir paragraphe 31), qu’eu égard à son caractère militant, l’action de la requérante, qui cherchait à exprimer ses convictions politiques, dans la ligne des positions défendues par le mouvement des Femen au nom duquel elle agissait, doit être regardée comme constituant une « performance » entrant dans le champ d’application de l’article 10. La mise en scène à laquelle s’est prêtée la requérante, la poitrine dénudée, et qui était organisée selon les modalités arrêtées par le mouvement des Femen, avait en effet pour but de véhiculer, dans un lieu de culte symbolique, un message relatif à un débat public et sociétal portant sur le positionnement de l’Église catholique sur une question sensible et controversée, à savoir le droit des femmes à disposer librement de leur corps, y compris celui de recourir à l’avortement.
49. Dans ces conditions, la Cour considère qu’alors même qu’elle a été exercée, dans la présente affaire, d’une manière qui était susceptible d’offenser des convictions personnelles intimes relevant de la morale voire de la religion compte tenu du lieu choisi pour réaliser la performance, où pouvaient se trouver, par définition, de plus nombreux croyants que dans tout autre lieu (voir, Otto-Preminger-Institut c. Autriche, 20 septembre 1994, § 50, série A no 295-A, Wingrove, précité, § 58, et Murphy, précité, § 67), la liberté d’expression de la requérante devait bénéficier d’un niveau suffisant de protection, allant de pair avec une marge d’appréciation des autorités nationales atténuée dès lors que le contenu de son message relevait d’un sujet d’intérêt général (Morice, précité, § 125, et les références citées, Mariya Alekhina et autres, précité, § 212).
50. La Cour rappelle qu’elle n’a pas à se prononcer sur les éléments constitutifs du délit d’exhibition sexuelle. En l’espèce, et contrairement à ce que l’invite à faire la requérante, il ne lui appartient pas de déterminer s’il y a lieu ou non de tenir compte des mobiles de la personne poursuivie pour caractériser ce délit. Il incombe en effet au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit national et, après avoir apprécié les faits en litige et leur contexte, et recherché si les éléments constitutifs de l’infraction étaient réunis, de conclure ou non à la déclaration de culpabilité du prévenu (voir, parmi beaucoup d’autres, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII). De même, la fixation des peines est en principe l’apanage des juridictions internes (Cumpănă et Mazăre, précité, § 115).
51. Dans la présente affaire, la Cour relève que la performance de la requérante s’est déroulée dans une église et rappelle avoir déjà admis, dans une pareille situation, qu’un tel comportement pouvait être regardé comme méconnaissant les règles de conduite acceptables dans un lieu de culte et en avoir déduit que l’infliction de certaines sanctions pouvait en principe être justifiée par les impératifs de protection des droits d’autrui (voir Mariya Alekhina et autres, précité, § 214). Toutefois, dans la présente affaire, s’agissant de la peine prononcée à l’encontre de la requérante, la Cour est, en premier lieu, frappée de la sévérité de la sanction que les juridictions internes ont infligée à l’intéressée sans pour autant exposer en quoi une peine d’emprisonnement s’imposait pour garantir la protection de l’ordre public, de la morale et des droits d’autrui dans les circonstances de l’espèce.
52. Elle relève, à cet égard, que la peine d’un mois d’emprisonnement avec sursis fixée à l’encontre de la requérante est une peine privative de liberté susceptible d’être ramenée à exécution en cas de nouvelle condamnation et qui a été inscrite à son casier judiciaire. À la gravité de la sanction pénale prononcée s’est ajouté le montant relativement élevé de la somme mise à la charge de la requérante au titre des intérêts civils (voir paragraphe 9).
53. La Cour rappelle qu’une peine de prison infligée dans le cadre d’un débat politique ou d’intérêt général n’est compatible avec la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque d’autres droits fondamentaux ont été gravement atteints, comme dans l’hypothèse, par exemple, de la diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence (voir, entre autres, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 59, 15 mars 2011, Stern Taulats and Roura Capellera c. Espagne, no 51168/15, § 34, 13 mars 2018). En l’espèce, l’action de la requérante à laquelle aucun comportement injurieux ou haineux n’a été reproché, quelque choquante qu’elle ait pu être pour autrui eu égard à la nudité qu’elle a imposée dans un lieu public, comportement sanctionnable en vertu du droit pénal interne, avait pour seul objectif de contribuer, par une performance délibérément provocante, au débat public sur les droits des femmes, plus spécifiquement sur le droit à l’avortement. Aucune condamnation antérieure n’était inscrite au casier judiciaire de la requérante. Elle était insérée socialement et professionnellement, percevant des revenus, de sorte que la référence à « la personnalité de l’auteur » pour justifier la peine ne renvoyait à aucun élément précis et défavorable (voir paragraphe 12) ni ne justifiait le choix de ne pas retenir une peine non privative de liberté.
54. La Cour relève, en l’espèce, que les juridictions internes ont fait le choix d’une peine d’emprisonnement qui, même assortie d’un sursis, ne peut être considérée comme la peine la plus modérée exigée par la jurisprudence de la Cour quand est en jeu la liberté d’expression de la personne sanctionnée (Morice, précité, § 176, Reichman, précité, § 73), domaine dans lequel, comme il a été rappelé précédemment (voir paragraphe 46), l’usage de la voie pénale ne doit être choisi qu’avec retenue par les instances nationales.
55. Au vu des considérations qui précèdent, et afin d’examiner si la nature et la lourdeur de la peine infligée à la requérante étaient malgré tout justifiées dans les circonstances de l’espèce, la Cour doit, en second lieu, se pencher, comme elle l’a énoncé plus haut (voir paragraphes 44-45), sur l’existence de motifs pertinents et suffisants développés par les juridictions internes.
56. À cet égard, il est rappelé que dès lors qu’elles ont examiné les faits avec soin, qu’elles ont appliqué, dans le respect de la Convention et de sa jurisprudence, les normes applicables en matière de protection des droits de l’homme et qu’elles ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts de l’individu et l’intérêt général dans le cas d’espèce, il faut des raisons sérieuses pour que la Cour substitue son avis à celui des juridictions internes (voir la jurisprudence récente sur le terrain de l’article 8, I.M. c. Suisse, no 23887/16, § 72, 9 avril 2019, M.A. c. Danemark [GC], no 6697/18, § 149, 9 juillet 2021, et sous l’angle de l’article 10, Sellami c. France, no 61470/15, § 46, 17 décembre 2020).
57. La Cour souligne que cette mise en balance des intérêts en présence se distingue du contrôle qu’elle est amenée à opérer, dans d’autres situations, sur les motifs retenus par le juge national lorsque les circonstances de l’espèce conduisent à effectuer la mise en balance de deux libertés également protégées par la Convention (voir, s’agissant d’une mise en balance entre les articles 10 et 8 de la Convention, MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, § 142, 18 janvier 2011, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 79, CEDH 2015 (extraits), Ergündoğan c. Turquie, précité, § 30, ou encore entre les libertés protégées par les articles 10 et 9 de la Convention, Otto-Preminger-Institut c. Autriche, précité, § 55, Aydın Tatlav c. Turquie, no 50692/99, § 26, 2 mai 2006).
58. En l’espèce, afin d’apprécier la nécessité de l’ingérence dans la liberté d’expression de la requérante et de déterminer si son comportement justifiait une sanction, les juridictions nationales se sont référées, ainsi que cela ressort des motifs de leurs décisions, à certains principes dégagés par la Cour dans sa jurisprudence relative à l’article 10 de la Convention. Elles ont ainsi invoqué, en première instance comme en appel, la proportionnalité de l’ingérence « au besoin social impérieux de protéger autrui de la vue dans un lieu de culte, d’une action exécutée à moitié dénudée que d’aucuns peuvent considérer comme choquante » (voir paragraphes 8 et 11 ci-dessus). La cour d’appel a également jugé que « ce que la prévenue estim[ait] comme étant sa liberté d’expression a[vait] eu pour effet de porter gravement atteinte à la liberté de penser d’autrui comme de la liberté religieuse en général » (voir paragraphe 11). La Cour de cassation a ensuite confirmé cette analyse en fondant le rejet du pourvoi de la requérante sur la nécessité de concilier deux libertés protégées par la Convention, à savoir la liberté d’expression, d’une part, et la liberté de conscience et de religion protégée par l’article 9, d’autre part, décrite en l’espèce comme étant le droit « de ne pas être troublé dans la pratique de sa religion » (voir paragraphe 13).
59. La Cour relève, tout d’abord, qu’il résulte de ces motivations que la cour d’appel comme la Cour de cassation ont effectué une mise en balance non seulement des intérêts divergents qui étaient en jeu mais aussi de deux libertés protégées par la Convention, à savoir la liberté d’expression, d’une part, et la liberté de conscience et de religion, d’autre part.
60. Or, la Cour constate, ainsi que le fait valoir la requérante dans ses observations (voir paragraphe 24), que la sanction pénale qui lui a été infligée en répression du délit d’exhibition sexuelle, pour avoir dénudé sa poitrine dans un lieu public, n’avait pas pour objet de punir une atteinte à la liberté de conscience et de religion. Certes, par le choix du lieu de sa performance (une église) et les symboles en relation avec la religion mobilisés dans sa mise en scène (la position devant l’autel, les bras en croix, la figuration d’une prière, le voile sur les cheveux), la requérante avait adopté un comportement qui était susceptible de heurter non seulement les convictions morales des ministres du culte ainsi que des personnes présentes, mais également leurs croyances religieuses. Il s’ensuit que si les circonstances de lieu ainsi que les symboles auxquels la requérante avait eu recours devaient être nécessairement pris en compte, pour l’appréciation des intérêts divergents en jeu, en tant qu’éléments de contexte, les juridictions internes n’avaient pas, eu égard à l’objet de l’incrimination en cause, à procéder à la mise en balance entre la liberté d’expression revendiquée par la requérante et le droit à la liberté de conscience et de religion protégé par l’article 9 de la Convention.
61. Au demeurant, la Cour relève que les juridictions internes, alors qu’elles avaient choisi de se situer sur le terrain de la liberté de religion, n’ont pas recherché si l’action de la requérante avait un caractère « gratuitement offensant » pour les croyances religieuses (Otto-Preminger-Institut, précité, § 49), si elle était injurieuse ou si elle incitait à l’irrespect ou à la haine envers l’Église catholique (voir, mutatis mutandis, Giniewski c. France, no 64016/00, § 52, 31 janvier 2006, et Mariya Alekhina et autres, précité, §§ 217-226 et les nombreuses références citées).
62. De même, elle constate qu’alors qu’elles ont estimé qu’elle avait troublé autrui dans la pratique de la religion (voir paragraphes 11 et 13), les juridictions internes n’ont pas non plus pris en considération le fait que la requérante avait agi en dehors de tout exercice du culte – aucune messe n’étant en cours au moment des faits et une chorale répétant sans que la requérante soit à portée de vue –, qu’il n’était pas contesté que son action s’était déroulée de manière brève, sans déclamation des slogans affichés sur son corps et que l’intéressée avait quitté l’église dès que cela lui avait été demandé.
63. La Cour doit, ensuite, vérifier si, dans le cadre du contrôle qu’il devait opérer au titre du paragraphe 2 de l’article 10, le juge interne a dûment effectué la mise en balance des intérêts divergents entre, d’une part, le droit de la requérante de communiquer au public ses idées sur les droits devant être reconnus aux femmes, dont celui de disposer de leur corps, et, d’autre part, le droit d’autrui au respect de la morale et de l’ordre public. Or, la Cour souligne que cet examen ne pouvait être valablement effectué par les juridictions internes qu’au moyen d’une analyse de l’ensemble des éléments en litige portant sur le contexte dans lequel se situait l’action litigieuse ainsi que sur les mobiles de la requérante.
64. À cet égard, la Cour note qu’en l’espèce, les juridictions internes, et plus particulièrement la cour d’appel, n’ont pas fait abstraction des déclarations de la requérante au cours de l’enquête pénale, décrivant les motivations politiques et féministes de son action, qui s’inscrivait dans un mouvement collectif et international visant à contester, de manière délibérément vive et choquante pour les convictions d’autrui, la position de l’Église catholique sur le sujet du droit des femmes (voir paragraphes 10-11). Toutefois, elles se sont bornées à examiner la question de la nudité de sa poitrine dans un lieu de culte, isolément de la performance globale dans laquelle elle s’inscrivait sans prendre en considération, dans la balance des intérêts en présence, le sens donné à son comportement par la requérante. En particulier, les juridictions internes ont refusé de tenir compte de la signification des inscriptions figurant sur le torse et le dos de la requérante, qui portaient un message féministe en référence au manifeste pro-avortement de 1971 dit « manifeste des 343 salopes ». Elles ont relaté, sans la mettre en perspective avec les idées promues par la requérante, la mise en scène d’un « avortement de Jésus ». Elles n’ont pas davantage pris en considération les explications fournies par la requérante sur le sens donné à leur nudité par les militantes des Femen, auxquelles elle appartenait, dont la poitrine dénudée sert d’« étendard politique » ni sur le lieu de son action, à savoir un lieu de culte notoirement connu du public, choisi dans le but de favoriser la médiatisation de cette action.
65. La Cour en conclut que les motifs adoptés par les juridictions internes ne sont pas de nature à lui permettre de considérer qu’en l’espèce, elles ont procédé à la mise en balance entre les intérêts en présence de manière adéquate et conformément aux critères dégagés par sa jurisprudence.
66. Au vu de l’ensemble des éléments qui précèdent, et dans les circonstances particulières de l’espèce, la Cour considère que les motifs retenus par les juridictions internes ne suffisent pas à ce qu’elle regarde la peine infligée à la requérante, compte tenu de sa nature ainsi que de sa lourdeur et de la gravité de ses effets, comme proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
67. Dans ces conditions, la Cour estime que l’ingérence dans la liberté d’expression de la requérante que constitue la peine d’emprisonnement avec sursis qui a été prononcée à son encontre n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».
68. Dès lors, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 7 DE LA CONVENTION
69. La requérante se plaint de l’imprécision et de l’application extensive de l’infraction d’exhibition sexuelle. Elle invoque la violation de l’article 7 de la Convention aux termes duquel :
« 1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise.
2. Le présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d’une personne coupable d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. »
70. Le Gouvernement conteste cette thèse pour les mêmes motifs que ceux développés au regard de l’article 10 (voir paragraphe 25 ci-dessus).
71. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
72. La Cour, ayant conclu à une violation de l’article 10 de la Convention à l’égard de la requérante, estime qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément dans les circonstances de l’espèce sur le grief fondé sur l’article 7 de la Convention (voir, dans ce sens, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, CEDH 2014, M.D. et A.D. c. France, no 57035/18, § 106, 22 juillet 2021).
3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
73. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
74. La requérante demande que lui soit allouée la somme de 10 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi en raison de sa condamnation à une peine d’emprisonnement pour un délit de nature sexuelle qui l’a stigmatisée pendant toute la durée de la procédure, soit depuis 2014.
75. Le Gouvernement s’oppose à cette demande, considérant que le constat de violation constituerait une réparation suffisante dès lors que la requérante disposerait de la possibilité de demander la révision de sa condamnation pénale sur le fondement de l’article 622-1 du code de procédure pénale.
76. La Cour juge approprié, eu égard au contexte de l’affaire et à la nature de la violation constatée, d’octroyer en équité à la requérante 2 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
2. Frais et dépens
77. La requérante réclame 9 500 EUR au titre des frais et dépens qu’elle a engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour dont 500 EUR au titre des frais de transport et d’hôtellerie de son conseil pour se rendre à Strasbourg.
78. Le Gouvernement estime que le justificatif produit n’est pas probant et qu’une somme totale de 4 000 EUR est suffisante, à titre subsidiaire, pour toutes les diligences effectuées devant la Cour.
79. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour, relevant que rien ne permet de remettre en cause la facture établie par le conseil de la requérante devant la Cour à l’exception du montant des frais liés à une audience publique qui n’a pas eu lieu, juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 7 800 EUR pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
3. Intérêts moratoires
80. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 7 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
1. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 7 800 EUR (sept mille huit cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 octobre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor Soloveytchik Síofra O’Leary
Greffier Présidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Kateřina Šimáčková.
S.O.L.
V.S.
OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE ŠIMÁČKOVÁ
1. Je souscris pleinement à la conclusion de la chambre selon laquelle la liberté d’expression de la requérante a été violée dans cette affaire.
2. Le constat de violation repose sur le caractère excessif de la sanction infligée à la requérante (en particulier la peine de prison avec sursis) pour la performance qu’elle avait effectuée dans l’église. Avec tout le respect que je dois à mes collègues, j’ai des réserves quant à la conclusion selon laquelle cette sanction était prévue par la loi. Je ne suis pas convaincue par la conclusion que l’ingérence dans la liberté d’expression de la requérante était prévue par la loi et qu’elle poursuivait un but légal et légitime.
3. L’objectif de la pénalisation de l’exhibition sexuelle réprimée par l’article 222-32 du code pénal est, selon le chapitre dans lequel cet article est placé, c’est-à-dire au regard de l’économie de ce code, d’offrir une protection contre les agressions sexuelles. Ainsi, la répression de l’exhibition sexuelle vise à protéger l’intégrité mentale et physique et la dignité de la victime de l’agression, et non pas à protéger la liberté de conscience et de religion.
4. La vraie raison pour laquelle la requérante a été punie était la protection des croyants et de leur liberté de conscience et de religion (voir le contenu des décisions nationales aux paragraphes 9 à 12 et le résumé exposé au paragraphe 59). Or, l’article 222-32 du code pénal ne poursuit aucun objectif de ce type. Le droit français ne contient non plus aucune interdiction du blasphème.
5. Je pense donc que la sanction infligée à la requérante pour sa conduite sur la base de la disposition du code pénal telle que citée par les autorités nationales était illégale. Cette sanction pénale ne s’appuie pas sur les bonnes dispositions juridiques.
6. L’objectif réel de la sanction de la requérante pour agression sexuelle était de la punir pour avoir exhibé sa poitrine nue à l’église et pour avoir ainsi offensé la congrégation, c’est-à-dire dans un objectif autre que celui prévu par la loi. Le chef d’agression sexuelle retenu par l’accusation pour sanctionner la requérante ne peut tout simplement pas être accepté ; les personnes présentes dans l’église ont peut-être été offensées, mais personne n’a été menacé sexuellement. Dans une affaire similaire citée dans l’arrêt (Mariya Alekhina et autres), les femmes en Russie qui se dénudaient la poitrine même pendant la messe étaient punies pour hooliganisme, c’est-à-dire pour avoir troublé l’ordre public, et non pour agression sexuelle. En matière d’accusations pénales, il faut appeler les choses par leur vrai nom et ne pas cacher un objectif sous un autre.
7. Comme il est indiqué ci-dessus, l’essence de la sanction de la requérante était non pas qu’elle ait exhibé sa poitrine nue, mais qu’elle l’ait fait à l’église. Je comprends que parfois l’objectif d’une règle légale soit la réconciliation religieuse dans un pays (cf. Leyla Sahin c. Türkiye, no 44774/98, §§ 106 et 107, 10 novembre 2005) et la création d’un environnement sûr pour les adeptes de différentes religions, surtout lorsque plusieurs religions s’affrontent ou que la foi est ridiculisée ou insultée. Une telle politique n’est efficace que si elle traite avec la même sensibilité toutes les confessions religieuses concernées sur son territoire.
8. Cependant, l’essence de l’État de droit est que ce but, la protection de la pudeur des croyants (qui, à mon avis, était la véritable raison de la punition de la requérante dans cette affaire), devrait être basé sur la loi et ne peut pas être mis au point selon les besoins de la cause. En résumé, je pense donc que dans cette affaire, l’ingérence dans la liberté d’expression était illégale parce que la requérante a été punie pour quelque chose qui n’est pas une infraction et que les autorités nationales l’ont sanctionnée au moyen d’un procédé qui poursuivait un objectif très différent.
9. À propos de l’objectif poursuivi par la performance de la requérante, il convient d’ajouter que la culture française est connue pour de nombreux exemples de poitrine féminine dénudée en tant qu’expression de la liberté – qu’il s’agisse du Déjeuner sur l’herbe de Manet ou du sein nu de Marianne. De plus, la civilisation française n’est pas puritaine. C’est également la raison pour laquelle il ne peut être soutenu qu’un moyen d’expression purement politique, qui n’a pas été sexualisé de quelque manière que ce soit, constitue une ingérence dans le droit d’être protégé contre les agressions sexuelles (ou même qu’il soit contraire à la morale en général). Cette affaire, comme l’affaire S.A.S. c. France (no [43835/11](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%2522appno%2522:%5B%252243835/11%2522%5D%7D), 1er juillet 2014), illustre le problème vers lequel tend l’un des objectifs de la performance de la requérante. La société admet voire exige que le législateur discipline les femmes quant à ce qu’elles peuvent ou ne peuvent pas exhiber et utilise même les outils du droit pénal pour ce faire. En effet, les femmes n’ont pas le droit d’être habillées ni trop ni trop peu. Tout le monde est libre, mais les femmes doivent faire attention à ce qu’elles révèlent et à ce qu’elles cachent.