QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE ISTRATE c. ROUMANIE
(Requête no 44546/13)
ARRÊT
Art 6 § 2 • Présomption d’innocence respectée lors de la décision disciplinaire de destitution d’un policier ayant fait suite à l’abandon des poursuites pénales pour des faits identiques
STRASBOURG
13 avril 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention . Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Istrate c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :
Yonko Grozev, président,
Faris Vehabović,
Iulia Antoanella Motoc,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Jolien Schukking,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier de section,
Vu la requête (no 44546/13) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Vlad Istrate (« le requérant »), a saisi la Cour le 4 juillet 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »),
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 mars 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Le requérant se plaint, sous l’angle de l’article 6 § 2 de la Convention, d’une atteinte à son droit d’être présumé innocent. Il allègue qu’il a été licencié pour faute à la suite d’une enquête pénale ouverte du chef de conduite d’un véhicule sous l’empire de l’alcool, et que cette sanction disciplinaire a été maintenue même après le retrait ultérieur des poursuites pénales.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1984 et réside à Oraviţa. Il a été représenté par Me A.G. Brusture, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté initialement par Mme C. Brumar, son ancien agent, puis par son agent actuel, Mme O.F. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPèCE
4. Le requérant était un agent du ministère de l’Intérieur et il exerçait les fonctions de policier au sein de la police aux frontières du bureau de Naidăș (département de Caraş-Severin).
1. La procédure pénale
5. Le 1er avril 2010, la police d’Oraviţa ouvrit une enquête d’office contre le requérant pour conduite d’un véhicule sous l’empire de l’alcool. Selon cette enquête et le procès-verbal de constatation dressé le même jour par V.M., un policier en patrouille, un « accident de la route » se produisit le 1er avril 2010, le véhicule conduit par le témoin A.B. entrant en collision avec le véhicule dans lequel se trouvait le requérant ; un test d’alcoolémie subi sur place par le requérant révéla un taux d’alcool dans l’air expiré de 0,93 mg/l.
6. Deux tests sérologiques pratiqués le jour même mirent en évidence la présence de respectivement 1,85 g/l et 1,75 g/l d’alcool dans le sang du requérant.
7. Entendu par la police le 2 avril 2010, le requérant déclara d’abord que, peu après avoir consommé de la bière dans un bar, il avait accroché la portière arrière du véhicule conduit par A.B. De leur côté, A.B. ainsi que le policier V.M. affirmèrent que le requérant avait viré brusquement sur la gauche au moment où le véhicule conduit par A.B. se trouvait à son niveau et qu’il était donc responsable de l’accrochage. Un peu plus tard, le requérant confirma qu’il avait consommé de l’alcool mais nia avoir conduit son véhicule ce jour-là. Il déclara que sa voiture était restée garée sur le bas‑côté de la route, devant la maison d’un voisin, D.S. Il indiqua que lorsqu’il était sorti de chez lui il avait croisé un ami, D.C., que tous deux s’étaient installés dans sa voiture pour discuter de son dispositif GPS, et que A.B., qui conduisait son véhicule, avait alors fait une sortie de route et avait accroché sa voiture.
8. Le 3 mai 2010, le parquet près le tribunal de première instance d’Oraviţa ouvrit une information pour « conduite d’un véhicule sur la voie publique sous l’empire d’un état alcoolique caractérisé par une concentration d’alcool dans le sang supérieure à 0,80 g/l », infraction réprimée par l’article 87 § 1 de l’ordonnance d’urgence du gouvernement no 195/2002 relative à la circulation sur la voie publique (« l’OUG no 195/2002 » – paragraphe 33 ci-dessous). Devant le procureur, le requérant déclara qu’il avait consommé de l’alcool mais qu’il n’avait pas conduit sa voiture le jour de l’accident et il dit avec insistance qu’il n’avait jamais affirmé lors de son audition par la police qu’il était rentré du bar au volant de son propre véhicule. Le conducteur A.B. et son passager V.C.R. indiquèrent pour leur part que le véhicule à bord duquel se trouvait le requérant était sur le bas-côté, mais qu’ils ne pouvaient pas affirmer avec certitude que ce véhicule était en mouvement. V.C.R. déclara qu’en tout état de cause c’était A.B. qui avait dévié de la route. D.S. relata que la voiture du requérant était restée stationnée toute la journée devant sa maison. Le requérant réfuta le témoignage recueilli plus tôt auprès d’un autre témoin, F.F.G., lequel avait déclaré que le requérant conduisait son véhicule au moment de l’accrochage, et il précisa que lui et F.F.G. ne s’appréciaient guère. Enfin, le requérant ajouta que le policier V.M. n’était arrivé sur les lieux que plus tard et qu’il n’avait donc pas assisté à l’accident, ni pris de photographies ou réalisé de croquis, alors que c’était selon lui ce qu’exigeait la procédure habituelle.
9. Par une résolution du 3 mai 2010, le parquet près le tribunal de première instance d’Oraviţa décida d’ouvrir des poursuites contre le requérant pour « conduite d’un véhicule sur la voie publique sous l’empire d’un état alcoolique caractérisé par une concentration d’alcool dans le sang supérieure à 0,80 g/l », infraction qui était réprimée par l’article 87 § 1 de l’OUG no 195/2002. Tout en notant que le requérant était revenu sur sa déposition initiale et que tous les témoins à l’exception de F.F.G. avaient livré des déclarations confuses et contradictoires, le parquet considéra néanmoins que les preuves dans leur ensemble justifiaient d’engager des poursuites contre le requérant.
10. Le 16 septembre 2010, l’officier de police chargé de l’enquête pénale finalisa les poursuites et proposa au procureur de procéder à l’établissement d’un réquisitoire en vue de renvoyer le requérant devant un tribunal. Il estima que, bien qu’il y eût des déclarations contradictoires parmi les témoignages, les faits dont le requérant était accusé étaient bel et bien établis au regard du taux d’alcoolémie relevé, de la déclaration de F.F.G. et de la première déposition du requérant (paragraphe 7 ci-dessus). Quant aux autres dépositions du requérant (paragraphes 7 et 8 ci-dessus), il nota qu’elles contredisaient la première et les jugea par conséquent contraires à la réalité.
11. Le 29 novembre 2010, le parquet près le tribunal de première instance d’Oraviţa prit une ordonnance de retrait des poursuites (scoaterea de sub urmarire) pour cause d’absence de l’un des éléments constitutifs du délit reproché, en application de l’article 11 § 1 b) combiné avec l’article 10 d) du code de procédure pénale (« le CPP – paragraphe 31 ci‑dessous). Le parquet indiquait que, selon le requérant lui-même ainsi que selon les dires de quatre autres témoins, le véhicule du requérant était arrêté sur le bas-côté, un seul témoin ayant affirmé que le véhicule du requérant était en mouvement. Le parquet estimait qu’il y avait par conséquent un doute sur le déroulement des faits, ce qui devait jouer en faveur de l’intéressé. Il conclut qu’il ne pouvait être considéré comme établi que le véhicule du requérant circulait sur la voie publique (în trafic) au moment de l’accrochage et qu’en conséquence, l’un des éléments constitutifs du délit reproché faisait défaut.
2. La procédure disciplinaire
1. La procédure devant les autorités administratives
12. Parallèlement, le 1er avril 2010, l’employeur du requérant, l’inspection départementale de la police aux frontières de Caraş-Severin (« l’IDPF de Caraş-Severin »), chargea un officier de police de conduire une enquête disciplinaire préalable au regard des « faits dont l’IDPF avait été saisie » (faptele sesizate) au sujet du requérant et de rechercher si ce dernier avait commis une faute disciplinaire.
13. Le 6 avril 2010, la police d’Oraviţa informa l’IDPF de Caraş-Severin que le 1er avril 2010 le requérant avait été impliqué dans un accident de la route, qu’un contrôle subi par l’intéressé avait mis en évidence un taux d’alcool dans l’air expiré de 0,93 mg/l et qu’une enquête pénale pour commission d’une infraction réprimée par l’article 87 § 1 de l’OUG no 195/2002 avait été ouverte d’office, sous la référence P/5272/2.4.2010.
14. Le 7 avril 2010, l’IDPF de Caraş-Severin suspendit l’enquête disciplinaire préalable ouverte le 1er avril, « eu égard à l’ouverture par la police d’Oraviţa d’une enquête pénale pour conduite d’un véhicule avec une concentration d’alcool dans le sang supérieure à la limite légale ». Elle considéra que la procédure d’enquête disciplinaire préalable devait être suspendue jusqu’à l’issue de l’enquête pénale, en application de l’article 24 §§ 1 et 2 de l’arrêté no 400/2004 du ministre de l’Administration et de l’Intérieur relatif au régime disciplinaire du personnel du ministère de l’Intérieur (« l’arrêté no 400/2004 » – paragraphe 37 ci-dessous).
15. Le 12 avril 2010, l’IDPF de Caraş-Severin reprit l’enquête disciplinaire préalable sans que le requérant s’y opposât, et adressa à la police d’Oraviţa une lettre l’informant de l’ouverture d’une procédure disciplinaire à l’égard du requérant. Elle demandait, « aux fins d’une conclusion pertinente du dossier », une copie des documents pertinents du dossier pénal no 371/P/2010, notamment le procès-verbal de constatation ainsi que les dépositions du requérant et des témoins. Le procureur responsable de l’enquête donna son accord.
16. Le 16 avril 2010, l’IDPF de Caraş-Severin mit un point final à l’enquête préalable en rédigeant un rapport qui proposait de réunir le conseil de discipline. D’après ce rapport, pendant l’enquête préalable le requérant avait manqué de sincérité et avait refusé de contribuer à faire la lumière sur les circonstances de l’accident. De surcroît, il aurait essayé de « dissimuler sa faute en déclarant que sa voiture était stationnée ». Il aurait aussi déclaré avoir un témoin, C.I., sans toutefois être en mesure de le présenter. Selon un rapport d’appréciation professionnelle du requérant, joint au rapport susmentionné, l’intéressé donnait « satisfaction » depuis son recrutement trois ans auparavant. Le rapport d’appréciation précisait que dans l’exercice de ses fonctions le requérant « faisait preuve d’un comportement civilisé, de modestie, de beaucoup de patience et [qu’]il était respectueux », et que pendant son temps libre « il passait pour un habitué des bars et des discothèques ».
17. Le 19 avril 2010, l’IDPF de Caraş-Severin renvoya le requérant devant le conseil de discipline pour « comportement inapproprié en service, en famille ou en société, de nature à nuire à l’honneur et à la probité professionnelle du policier ou au prestige de l’institution » ; l’IDPF reprochait au requérant « d’avoir conduit, le 1er avril 2010, aux alentours de 14 h 30, son véhicule personnel sur la voie publique (...) avec une concentration d’alcool dans le sang supérieure à la limite légale ».
18. Le 22 avril 2010, le conseil de discipline se réunit une première fois. Il entendit le requérant, qui déclara renoncer à son droit de se faire assister par un autre policier, diplômé en droit, et nia ensuite avoir conduit son véhicule ce jour-là. Le conseil suspendit ensuite la procédure conformément à l’article 51 §§ 1 et 2 de l’arrêté no 400/2004, au motif que « l’agent Vlad Istrate fai[sai]t l’objet d’une enquête dans le dossier pénal no P/5272/2.4.2010 ».
19. Le 3 juin 2010, le conseil de discipline reprit la procédure, conformément à l’article 51 §§ 1 et 4 de l’arrêté no 400/2004, eu égard à « la résolution du procureur (...) confirmant l’ouverture de poursuites contre M. Vlad Istrate » pour la commission du délit de « conduite sur la voie publique d’un véhicule avec une concentration d’alcool pur dans le sang supérieure à 0,80 g/l ». Le conseil disposait du rapport d’enquête disciplinaire préalable (paragraphe 16 ci-dessus). Pendant son audition, le requérant, qui n’avait pas contesté la reprise de la procédure, nia avoir conduit sous l’empire de l’alcool et répéta qu’il se trouvait avec un ami dans sa voiture, stationnée sur le bas-côté, lorsqu’un véhicule avait dévié de sa voie et l’avait frôlé. Le requérant ne proposa pas de nouveaux moyens de défense ou de preuve, alors qu’il en aurait eu le droit.
20. Le 4 juin 2010, à l’issue des délibérations, le conseil de discipline conclut, à l’unanimité, que le requérant avait « conduit sur la voie publique son véhicule personnel (...) sous l’empire d’un état alcoolique caractérisé par une concentration d’alcool dans le sang supérieure à la limite légale », et que ces faits étaient constitutifs d’une faute disciplinaire visée à l’article 57 a) de la loi no 360/2002, à savoir « un comportement inapproprié en service, en famille ou en société, de nature à nuire à l’honneur et à la probité professionnelle du policier ou au prestige de l’institution ». Compte tenu de la faute commise, des preuves figurant au dossier de l’enquête disciplinaire préalable ainsi que des délibérations des 22 avril et 3 juin 2010 (paragraphes 18 et 19 ci-dessus), le conseil de discipline, par un vote unanime, proposa de sanctionner le requérant en le « radiant du tableau d’avancement pour une durée de trois ans ».
21. Le 7 juin 2010, en application, entre autres, de l’article 61 § 1 de la loi no 360/2002 (paragraphe 34 ci-dessous) et de l’article 17 e) de l’arrêté no 400/2004, l’IDPF de Caraş-Severin décida de ne pas suivre la proposition du conseil de discipline et ordonna la destitution du requérant au motif que celui-ci avait commis une faute professionnelle résultant d’un « comportement inapproprié en service, en famille ou en société (...), de nature à nuire à l’honneur et à la probité professionnelle du policier ou au prestige de l’institution ». Elle reprochait au requérant d’avoir « conduit, le 1er avril 2010, aux alentours de 14 h 30, sur la voie publique son véhicule personnel (...) sous l’empire de l’alcool en concentration supérieure à la limite légale d’alcoolémie autorisée, infraction visée à l’article 12 § 1 a) et k) de l’arrêté no 400/2004 ».
22. Le requérant contesta la sanction auprès de l’inspecteur général de la police aux frontières, alléguant qu’il n’avait pas conduit sous l’empire de l’alcool, que l’enquête dans la procédure pénale concernant les faits qui lui étaient reprochés était toujours pendante, qu’on lui avait appliqué la sanction la plus lourde alors qu’il n’avait jamais selon lui commis de faute auparavant, et que le conseil de discipline avait voté à l’unanimité une sanction plus légère, à savoir la radiation du tableau d’avancement, et il en concluait que la sanction qui lui avait été imposée n’était pas légale. Le 30 juin 2010, l’inspecteur général rejeta cette contestation en ces termes :
« Il est reproché à l’agent d’avoir conduit, le 1er avril 2010, aux alentours de 14 h 30, sur la voie publique son véhicule personnel (...) avec une concentration d’alcool dans le sang supérieure à la limite légale, ce qui est constitutif d’une faute disciplinaire résultant d’un « comportement inapproprié en service, en famille ou en société, de nature à nuire à l’honneur et à la probité professionnelle du policier ou au prestige de l’institution », faute visée par (...) l’arrêté du ministre de l’Administration et de l’Intérieur no 400/2004 relatif au régime disciplinaire du personnel du ministère de l’Intérieur, tel que modifié ultérieurement.
(...)
Vos moyens de défense ont été écartés par le chef de l’inspection départementale de la police aux frontières de Caraş-Severin, dont le rapport du 18 juin 2010, référencé no 1193837, contient les motivations suivantes :
– la sanction ordonnée est proportionnelle à la gravité des faits commis, car il vous est reproché d’avoir enfreint l’article 41 h) de la loi no 360/2002 sur le statut du policier, qui dispose que « le policier veille à se comporter en toute circonstance de manière à se montrer digne de la considération et de la confiance que doit inspirer la profession de policier », ainsi que l’article 42 d), qui énonce que « le policier veille à se comporter de manière à ne pas compromettre par ses actes publics ou privés le prestige de sa fonction ou de l’institution dont il fait partie », l’article 6 i) de l’arrêté no 991/2005, portant approbation du code d’éthique et de déontologie du policier, qui dispose que « le principe qui gouverne la conduite professionnelle du policier, notamment le respect, se manifeste dans la considération que le policier porte à ses collègues et à ses supérieurs, ainsi qu’aux institutions, aux lois et aux normes éthiques et déontologiques », l’article 6 j), qui dispose que « le principe qui gouverne la conduite professionnelle du policier, notamment l’intégrité morale », présuppose « un comportement conforme aux normes éthiques acceptées et pratiquées par la société », l’article 6 l), qui énonce que « le principe qui gouverne la conduite professionnelle du policier, notamment la loyauté, s’exprime par l’attachement que le policier porte à l’institution et aux valeurs qu’elle promeut, par l’adhésion consciente que le policier manifeste de sa propre initiative aux buts de l’institution, par le respect dont il témoigne envers la hiérarchie de l’institution, par l’honnêteté dans ses relations interpersonnelles, par le respect pour la vérité et la justice et par la fidélité à ses engagements. »
2. L’action en contentieux administratif
23. Le requérant contesta la décision de destitution devant le tribunal de Caraş-Severin. Il répéta les arguments qu’il avait exposés devant le conseil de discipline (paragraphe 19 ci-dessus) et ajouta que sa destitution était contraire à l’article 65 § 1 de la loi no 360/2002.
24. L’employeur du requérant répliqua, d’une part, que selon l’arrêté no 400/2004 l’existence d’une responsabilité pénale n’excluait pas une responsabilité disciplinaire dans la mesure où le comportement incompatible avec le statut du policier découlait de la même situation factuelle ; et, d’autre part, qu’il n’était pas souhaitable de mener une nouvelle enquête disciplinaire préalable après le retrait des poursuites, car le délai de forclusion d’un an ne pourrait pas être tenu étant donné la date de notification de l’ordonnance de retrait des poursuites.
25. Le 9 mai 2012, le tribunal accueillit la contestation du requérant. Il jugea que la destitution de l’intéressé était contraire à l’article 65 § 1 de la loi no 360/2002, la sanction disciplinaire ayant été ordonnée avant la fin de l’enquête pénale. Or, selon le tribunal, une fois lancée, la procédure pénale produisait un effet suspensif sur l’examen de la responsabilité disciplinaire. En d’autres termes, il estima que l’examen de la responsabilité disciplinaire et celui de la responsabilité pénale ne pouvaient pas être simultanés, la reconnaissance éventuelle de la responsabilité disciplinaire devant faire suite à celle de la responsabilité pénale. De plus, le tribunal considéra qu’il n’existait en l’espèce aucun « autre » motif de responsabilité qui justifiait une enquête disciplinaire, puisque l’enquête disciplinaire préalable visait uniquement les faits concernés par la procédure pénale.
Dès lors, le tribunal annula la sanction disciplinaire et ordonna à l’employeur de réintégrer le requérant et de lui payer les arriérés de salaire qui lui étaient dus, après indexation et majoration.
26. L’employeur du requérant et l’inspection territoriale de la police aux frontières de Timişoara, son autorité hiérarchique supérieure, interjetèrent appel (recurs) devant la cour d’appel de Timişoara. Ils soutinrent, en premier lieu, que l’arrêté no 400/2004 permettait d’engager concomitamment la responsabilité disciplinaire et la responsabilité pénale et, en deuxième lieu, que les faits commis par le requérant, à savoir la consommation d’alcool, qui faisait l’objet d’une interdiction absolue par le règlement interne et était sanctionnée disciplinairement, avaient été établis avant le prononcé de la décision définitive dans la procédure pénale, de sorte que la qualification de ces faits n’avait plus d’importance.
27. La cour d’appel de Timişoara entendit les parties lors de l’audience du 21 mars 2013.
28. Le 28 mars 2013, elle accueillit le recours de l’employeur et de l’inspection et rejeta définitivement la contestation du requérant. Les passages pertinents de son arrêt, commentant notamment l’interprétation faite par le tribunal départemental de Caraş-Severin de l’article 65 § 1 de la loi no 360/2002, se lisent ainsi :
« L’interprétation systémique de cette norme exclut la conclusion à laquelle est parvenue la juridiction de première instance, consistant à dire que la responsabilité disciplinaire ne saurait être engagée avant la responsabilité pénale, bien que les deux responsabilités puissent être cumulées (...) Le législateur ayant prévu expressément à l’article 62 § 1 de la loi no 360/2002 que l’enquête disciplinaire était ouverte sans délai pour les fautes disciplinaires graves, de nature à nuire au prestige de l’institution, comme c’est le cas en l’espèce, il faut en conclure que la responsabilité disciplinaire a été conçue par le législateur comme étant concomitante avec la responsabilité pénale, et susceptible d’être engagée indépendamment du déroulement de l’enquête pénale, comme cela a d’ailleurs été le cas.
(...) le plaignant a fait l’objet pour les mêmes faits d’une enquête disciplinaire et d’une enquête pénale, lesquelles ont mis au jour l’existence d’indices laissant penser que les éléments constitutifs tant de la faute visée à l’article 57 a) de la loi no 360/2002 que du délit visé à l’article 87 § 1 de l’OUG no 195/2002 étaient réunis.
Pour ces motifs, les arguments retenus par la juridiction du fond, selon lesquels l’autorité qui avait appliqué au plaignant la sanction disciplinaire était dans l’obligation de procéder à une nouvelle enquête disciplinaire préalable après la notification de l’ordonnance de retrait des poursuites prise le 29 novembre 2010, manquent de fondement légal. La sanction disciplinaire a été correctement appliquée eu égard aux preuves figurant dans le dossier de l’enquête disciplinaire préalable, qui confirmaient que le plaignant avait commis la faute qui lui était reprochée.
(...) il ressort de toutes les déclarations faites par le plaignant le 1er avril 2010 que celui-ci avait conduit son véhicule sous l’empire de l’alcool ; les déclarations qu’il a ensuite livrées devant les organes d’enquête pénale et disciplinaire sont à chaque fois différentes ; les motifs invoqués par lui pour justifier un tel revirement ne sont pas plausibles (le plaignant a affirmé qu’il avait été intimidé par le policier qui l’avait interrogé immédiatement après l’accident, argument qui ne saurait être retenu, le plaignant étant lui-même policier) ; la défense n’a plus administré les moyens de preuve qu’elle avait proposés lors de l’enquête disciplinaire préalable, sans que le plaignant ait précisé pour quelle raison il n’avait pas demandé la comparution du témoin [C.I.] qu’il avait lui-même désigné ; en outre, selon la mention manuscrite qu’il avait apposée sur le rapport d’enquête préalable, le plaignant était d’accord avec le contenu de ce rapport et il ne disposait pas d’autres preuves à décharge à faire valoir.
L’organe d’enquête pénale ayant considéré les preuves administrées comme ambiguës, le retrait ultérieur des poursuites pénales ne saurait permettre de conclure que le plaignant n’avait pas commis la faute disciplinaire pour laquelle il a été sanctionné. Conformément à la doctrine et à la jurisprudence, l’autorité de la chose jugée ne s’applique pas à l’ordonnance mettant fin aux poursuites par le parquet ; cette ordonnance peut être utilisée comme un simple écrit dans la procédure, et elle revêt la même valeur probatoire que les autres preuves administrées, qui, comme susmentionné, confirment en l’espèce que le plaignant a commis la faute visée à l’article 57 a) de la loi no 360/2002.
(...)
Conformément à l’article 274 du code de procédure civile, la cour [d’appel] note que le plaignant a commis une faute procédurale, ce qui lui interdit de réclamer le remboursement des frais et dépens qu’il avait demandé au fond et en appel. »
3. Autres procédures
29. Le requérant introduisit aussi une action civile tendant à faire reconnaître formellement l’autorité de la chose jugée pour l’ordonnance du 29 novembre 2010 de retrait des poursuites (paragraphe 11 ci-dessus), afin de pouvoir s’en prévaloir et savoir si, « au regard de la loi, il était coupable ou innocent ».
Le 24 février 2015, le tribunal de première instance d’Oraviţa rejeta l’action, au motif que l’autorité de la chose jugée ne s’appliquait qu’aux décisions de justice prononcées par un tribunal et que, selon la doctrine, elle n’existait ni pour les décisions prises au cours des poursuites pénales ni pour les ordonnances et les résolutions du parquet.
30. Le 20 octobre 2014, invoquant la décision rendue par la Cour constitutionnelle le 2 juillet 2014 (paragraphe 35 ci-dessous), le requérant saisit la cour d’appel de Timişoara d’un recours en révision de l’arrêt du 28 mars 2013 (paragraphe 28 ci-dessus). Le 21 octobre 2015, la cour d’appel de Timişoara l’en débouta, considérant la demande comme tardive, étant donné que le requérant l’avait introduite non pas le 20 octobre 2014 mais le 13 mars 2015, après l’expiration du délai requis de trois mois, qui commence à courir à compter de la publication de la décision de la Cour Constitutionnelle. Selon elle, la demande du 20 octobre 2014 avait bel et bien été enregistrée par le tribunal de Caraş-Severin, mais en tant que demande de réexamen dans un autre dossier.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
1. Le code de procédure pénale
31. Les dispositions pertinentes du CPP en vigueur à l’époque des faits se lisaient comme suit :
Article 10
« 1. Il ne peut y avoir ouverture ou poursuite d’une procédure pénale si :
(...)
d) l’un des éléments constitutifs du crime ou du délit est absent ;
(...) »
Article 11
« Lorsque l’un des cas prévus à l’article 10 est constaté :
1. au cours des poursuites pénales, le procureur, agissant d’office ou sur proposition de l’organe de poursuite, ordonne :
(...)
b) le retrait des poursuites [scoaterea de sub urmărire] au bénéfice du suspect ou de l’inculpé dans les cas prévus à l’article 10 a) à e).
(...) »
2. Le code de procédure civile
32. L’article 244 du code de procédure civile (« le CPC ») en vigueur à l’époque des faits, concernant les cas de suspension d’une action civile se lisait comme suit :
« 1) Le tribunal peut surseoir à statuer :
(...)
2. dans le cas où des poursuites pénales susceptibles d’avoir une incidence décisive sur l’issue du litige ont été engagées.
2) La suspension durera jusqu’à ce que la décision dans l’affaire ayant motivé le sursis soit devenue définitive. »
3. Les dispositions de l’ordonnance d’urgence du Gouvernement (« OUG ») no 195/2002 relative à la circulation sur la voie publique
33. L’article 87 § 1 de l’OUG no 195/2002, avant son abrogation par la loi no 187/2012, sanctionnait d’une peine d’emprisonnement allant de un à cinq ans la conduite d’un véhicule sur la voie publique avec une concentration d’alcool dans le sang supérieure à 0,80 g/l.
4. La loi no 360/2002 sur le statut du policier
34. Dans leur version en vigueur à l’époque des faits, les dispositions pertinentes de la loi no 360/2002 se lisaient comme suit :
Article 57
« Sont constitutifs de fautes disciplinaires, à condition de ne pas être qualifiés de crimes ou de délits, les actes suivants lorsqu’ils sont commis par un policier agissant de manière coupable :
a) un comportement inapproprié en service, en famille ou en société, de nature à nuire à l’honneur et à la probité professionnelle du policier ou au prestige de l’institution ;
(...) »
Article 59
« 1. Aucune sanction disciplinaire n’est prononcée et exécutée en l’absence d’une enquête préalable et de la consultation d’un conseil de discipline (...)
2. La procédure d’enquête préalable est régie par un arrêté du ministre de l’Administration et de l’Intérieur.
(...)
9. La sanction disciplinaire est exécutée dans un délai maximum de soixante jours à compter de la clôture de l’enquête préalable, mais au plus tard un an après la commission des faits. »
Article 61
« 1. À compter de la date à laquelle le policier a pris connaissance de la sanction disciplinaire, il dispose de cinq jours pour la contester devant le supérieur hiérarchique de l’agent qui a pris la décision de sanction. Le supérieur hiérarchique se prononce dans un délai de quinze jours par une décision motivée.
(...) »
Article 62
« 1. Le Conseil supérieur de discipline est créé et rattaché à l’inspection générale de la police (...) et des conseils de discipline sont créés et rattachés aux inspections départementales de la police (...)
2. Les conseils de discipline sont établis et fonctionnent sous l’autorité des chefs des unités de police. Ils ont un rôle consultatif.
3. Les conseils de discipline sont régis par un règlement approuvé par un arrêté du ministre de l’Administration et de l’Intérieur. »
Article 65
« 1. Dans le cas où le policier fait l’objet de poursuites pénales (...), la question de son maintien en fonction sera tranchée à l’issue de la procédure pénale engagée contre lui, sauf s’il a commis d’autres fautes disciplinaires, auxquelles la procédure disciplinaire habituelle s’appliquera.
(...)
6. Dans le cas où une décision de retrait des poursuites ou d’acquittement a été rendue en sa faveur, le policier sera rétabli dans tous ses droits antérieurs et recevra une compensation pour les droits dont il a été privé durant (...) la suspension de ses fonctions (...) »
35. Le 2 juillet 2014, la Cour constitutionnelle déclara les articles 59 § 2, 60 § 1 et 62 § 3 de la loi no 360/2002 contraires à l’article 73 de la Constitution, au motif que cette dernière disposition exigeait que le droit du travail et le statut des fonctionnaires, y compris la question de la responsabilité disciplinaire, fussent régis par une loi organique. Or les dispositions critiquées de la loi no 360/2002 conféraient ce pouvoir de réglementation à un membre du gouvernement, plus précisément au ministre de l’Administration et de l’Intérieur.
36. La loi no 360/2002 fut par la suite modifiée conformément à la décision susmentionnée de la Cour constitutionnelle.
5. l’arrêté no 400/2004 du ministre de l’Administration et de l’Intérieur du 29 octobre 2004
37. Dans sa version en vigueur jusqu’au 18 août 2016, l’arrêté no 400/2004 ne fut jamais publié au Journal officiel. Il fut abrogé formellement par l’arrêté no 119, publié au Journal officiel le 18 août 2016.
Les dispositions pertinentes de l’arrêté no 400/2004 se lisaient comme suit :
Article 12
« 1. Constituent des infractions disciplinaires les actes suivants, pour autant qu’ils ne sont pas perpétrés dans des conditions permettant de les qualifier d’infractions pénales et qu’ils sont commis par un policier agissant de manière coupable :
a) tout comportement inapproprié en service, en famille ou en société, lorsqu’il porte atteinte à l’honneur et à la probité professionnelle du policier ou au prestige de l’institution ;
(...)
k) la violation des dispositions légales régissant les devoirs, les incompatibilités, les conflits d’intérêts et les interdictions prévus par la loi. »
Article 17
« Les sanctions disciplinaires susceptibles d’être imposées au policier sont :
a) le blâme écrit (...) ;
b) la diminution des droits salariaux (...) pour une période allant de un à trois mois ;
c) l’ajournement de la promotion (...) ;
d) le transfert dans une fonction inférieure (...) ;
e) la destitution de la police (...) »
Article 23
« 1. La procédure d’enquête préalable est également ouverte lorsque les faits reprochés présentent un caractère pénal ; elle sera suspendue jusqu’à l’issue définitive de la procédure pénale, selon la procédure prévue à l’article 24.
2. Lorsque les faits reprochés au policier présentent un caractère pénal et que le policier a commis, outre ceux-ci, des actes constitutifs d’infractions disciplinaires, la procédure disciplinaire ordinaire s’appliquera à ces derniers actes.
3. Si les conditions de la responsabilité pénale ou contraventionnelle ne sont pas remplies, et que les actes commis par le policier sont constitutifs d’une faute disciplinaire, la procédure d’enquête préalable sera alors ouverte, conformément aux dispositions du présent arrêté.
4. L’existence d’une responsabilité pénale, contraventionnelle ou pécuniaire n’empêche pas d’engager la responsabilité disciplinaire pour les faits commis. »
Article 24
« 1. L’enquête préalable sera suspendue dans des situations exceptionnelles, en cas de motifs empêchant le policier visé par l’enquête de répondre à une convocation (par exemple en cas d’hospitalisation, de congé de maladie, de décès d’un proche, d’un cas de force majeure, d’enquête pénale en cours le visant, etc.). L’enquête disciplinaire préalable reprendra dans les trois jours ouvrables à compter de la date à laquelle l’autorité d’enquête aura eu connaissance de la cessation de la situation à l’origine de la suspension de la procédure, et au plus tard dans un délai d’un an à compter de la commission des faits, conformément à l’article 59 § 9 de la loi no 360/2002, tel que modifié et étoffé.
2. La suspension visée à l’alinéa 1 est actée par un procès-verbal dressé par l’officier chargé de l’enquête préalable, sur accord du supérieur ayant ordonné l’enquête.
(...)
4. La reprise de la procédure d’enquête préalable intervient dans les conditions visées à l’alinéa 2, dans le respect du délai prévu à l’alinéa premier. »
Article 29
« 1. Pendant l’enquête disciplinaire préalable, le policier mis en cause a le droit de formuler des demandes, de soumettre des rapports et de présenter des preuves ou documents nouveaux pour sa défense (...)
2. Le policier mis en cause sera entendu et ses déclarations et ses requêtes seront consignées.
3. L’enquête pour faute destinée à recueillir des informations et des indices de nature à prouver la commission d’actes visés par la loi pénale sera conduite avec la participation d’un représentant du Corps national de la police, et les autorités judiciaires seront éventuellement saisies en fonction des conclusions de cette enquête. »
Article 51
« 1. La suspension des travaux du Conseil ne peut être décidée que dans des circonstances exceptionnelles et pour des motifs bien étayés (par exemple, en cas d’hospitalisation du policier visé par l’enquête, d’un congé de maladie, du décès d’un proche, d’un cas de force majeure, d’enquête pénale en cours à son endroit, etc.). La procédure reprendra dans un délai maximum de trois jours ouvrables à compter de la date à laquelle la situation à l’origine de la suspension aura cessé, et au plus tard dans un délai d’un an à compter de la date de la commission des faits, conformément à l’article 59 § 9 de la loi no 360/2002, tel que modifié et étoffé.
2. La suspension des travaux du Conseil est actée dans le procès-verbal de séance, avec l’accord du supérieur qui a convoqué le Conseil.
(...) »
Article 52
« 1. Devant le Conseil, le policier mis en cause a le droit de se faire assister par un officier de police de son choix ou désigné par le Corps national de la police.
2. Il appartient au policier mis en cause de choisir l’officier de police qui l’assistera, et ce choix ne saurait constituer un prétexte pour retarder les travaux du conseil de discipline.
3. L’officier de police qui assistera le policier mis en cause sera choisi par l’intéressé parmi les officiers de police en fonction, en règle générale parmi les diplômés en droit. »
Article 56
« 1. Si le Conseil constate que l’acte commis par le policier mis en cause réunit les éléments constitutifs d’une infraction pénale, il propose au chef de l’unité de saisir les organes d’enquête pénale, qui prendront les mesures qui s’imposent, dans le respect des dispositions légales ; le policier mis en cause sera suspendu de ses fonctions dans les conditions visées à l’article 51 du présent arrêté.
2. Les dispositions de l’article 24 du présent arrêté s’appliquent en conséquence. »
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION
38. Le requérant allègue que sa destitution, qui aurait été ordonnée pour des motifs disciplinaires alors qu’une procédure pénale concernant les mêmes faits aurait été pendante, a emporté violation du principe de la présomption d’innocence. Il invoque l’article 6 § 2 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »
1. Sur la recevabilité
39. Le Gouvernement plaide le non-épuisement des voies de recours internes, considérant que le requérant aurait pu se prévaloir des dispositions de l’article 244 du CPC (paragraphe 32 ci-dessus), et demander la suspension de la procédure disciplinaire dans l’attente de l’issue de la procédure pénale. Il souligne à cet égard qu’au moment où la décision de retrait des poursuites a été rendue, le 29 novembre 2010 (paragraphe 11 ci‑dessus), la procédure disciplinaire était encore pendante devant le tribunal départemental de Caraş-Severin.
40. Le requérant allègue que la suspension de la procédure disciplinaire dans l’attente de l’issue de la procédure pénale était obligatoire en vertu de la législation interne, en l’occurrence de l’arrêté no 400/2004 (paragraphe 37 ci-dessus), comme l’avait selon lui souligné le tribunal départemental de Caraş-Severin dans son jugement du 9 mai 2012 (paragraphe 25 ci-dessus). Il expose que ce dernier a annulé la sanction de destitutionau motif, entre autres, du non-respect de l’obligation de suspendre l’enquête disciplinaire dans l’attente de l’issue de la procédure pénale.
41. Les principes généraux concernant l’épuisement des voies de recours internes ont été résumés dans Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 69-77, 25 mars 2014). Appliquant ces principes en l’espèce, la Cour observe d’abord que l’article 244 du CPC permet au tribunal civil de surseoir à statuer dans l’attente de l’issue de la procédure pénale, mais n’exige nullement une telle action de la part de la juridiction civile, compétente en l’espèce, et qu’en tout état de cause, les juridictions civiles ont rendu leurs décisions après la clôture de la procédure pénale (paragraphes 11, 25 et 28 ci-dessus).
42. Elle note ensuite que la question de savoir si le requérant avait par ailleurs le droit de bénéficier d’une suspension de la procédure disciplinaire dans l’attente de l’issue de la procédure pénale se trouvait au cœur des décisions rendues par les juridictions saisies de la procédure disciplinaire. Ainsi, le tribunal départemental de Caraş-Severin a considéré, se fondant sur la loi no 360/2002, que l’enquête pénale qui était en cours produisait un effet suspensif sur la procédure disciplinaire (paragraphe 25 ci-dessus), tandis que la cour d’appel de Timişoara a jugé, au contraire, que la gravité de la faute reprochée à celui-ci exigeait l’ouverture immédiate d’une enquête disciplinaire, bien qu’au moment de cette ouverture une procédure pénale pour les mêmes faits fût en cours (paragraphe 28 ci-dessus). Il s’ensuit que la juridiction civile de dernière instance a jugé que le requérant n’était pas, en l’espèce, titulaire du droit à bénéficier d’une suspension de la procédure disciplinaire.
43. Il y a donc lieu de rejeter l’exception du Gouvernement.
44. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
45. Le requérant soutient que sa destitution disciplinaire, qui aurait été ordonnée pour des faits jugés comme établis et sanctionnés par la loi pénale alors que l’enquête pénale était encore pendante, a méconnu le principe de la présomption d’innocence. Il affirme qu’en lui reprochant d’avoir commis exactement les mêmes faits que ceux définis à l’article 87§ 1 de l’OUG no 195/2002 (paragraphe 33 ci-dessus), les autorités qui ont prononcé et ensuite validé sa sanction disciplinaire ont statué sur sa culpabilité à caractère pénal, alors même, en premier lieu, qu’une enquête pénale aurait été pendante et, en second lieu, qu’une décision pénale aurait ordonné le retrait des poursuites.
46. Il allègue que le droit interne de l’époque, en particulier l’arrêté no 400/2004 (paragraphe 37 ci-dessus), accordait au ministre de l’Intérieur le pouvoir discrétionnaire de licencier des policiers dès l’ouverture d’une enquête pénale, sans garantie procédurale ni protection en cas d’acquittement ou de retrait ou d’abandon des poursuites, ce qui aurait rendue possible sa destitution, qui était selon lui injustifiée et discriminatoire et qui aurait été voulue par sa hiérarchie. Il expose qu’en l’espèce, il n’a même pas pu bénéficier des droits de la défense que lui aurait accordé l’arrêté no 400/2004, notamment du droit de se faire assister par un officier de police pendant la procédure disciplinaire.
47. Qui plus est, le requérant allègue, d’une part, que la sanction qui lui a été imposée n’était pas adaptée à sa situation et à son parcours professionnel et, d’autre part, que la procédure a visé des faits qui ne concernaient en rien son contrat de travail et qui s’étaient déroulés alors qu’il n’était pas en service. Il invoque à cet égard l’arrêt Milojević et autres c. Serbie (nos 43519/07 et 2 autres, 12 janvier 2016), dans lequel la Cour a conclu à une violation des articles 6 et 8 de la Convention.
48. En ce qui concerne sa demande de révision fondée sur l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 2 juillet 2014, le requérant soutient que l’affirmation de la cour d’appel de Timişoara selon laquelle sa demande visait un autre dossier (paragraphe 30 ci-dessus) est fausse.
b) Le Gouvernement
49. Le Gouvernement allègue que la procédure disciplinaire a été menée indépendamment de la procédure pénale. Selon lui, elle a fourni toutes les garanties procédurales offertes par la loi et elle n’a présenté ni caractère arbitraire ni irrégularité. La sanction prononcée dans la procédure disciplinaire n’aurait rien eu à voir avec l’article 87 § 1 de l’OUG no 195/2002 (paragraphe 33 ci-dessus), qui aurait concerné la sphère pénale ; la preuve en serait que, pour aboutir à la sanction litigieuse, les autorités disciplinaires n’auraient pas tenté d’établir ou de fonder la responsabilité disciplinaire sur le taux précis d’alcool relevé dans le sang du requérant dans le cadre de l’enquête pénale. Le requérant aurait été sanctionné pour son comportement, qui aurait été établi d’une manière autonome au cours de la procédure disciplinaire, et qui aurait été jugé contraire à plusieurs dispositions figurant dans des actes normatifs régissant l’activité du policier, dont le code d’éthique et de déontologie du policier et la loi no 360/2002 sur le statut du policier (paragraphe 34 ci-dessus).
50. La procédure disciplinaire se serait déroulée rapidement et concomitamment avec la procédure pénale en réponse à la nécessité de préserver la confiance de la population dans la probité des forces de l’ordre et de dissiper toute apparence de tolérance à l’égard des fautes graves commises par ses membres, telles que la conduite d’un véhicule sous l’influence de l’alcool.
51. Le Gouvernement explique que l’article 65 § 1 de la loi no 360/2002 n’impose aux autorités disciplinaires aucune obligation de suspendre l’enquête lorsque les faits visés par une telle enquête sont également régis par des dispositions légales de nature pénale. Il soumet à cet égard plusieurs décisions de la Haute Cour de cassation et de justice qui confirment selon lui cette interprétation. Le Gouvernement indique qu’en l’espèce, le requérant a été licencié pour avoir conduit un véhicule sur la voie publique avec une concentration d’alcool dans le sang supérieure à la limite légale, comportement qui serait constitutif d’une faute grave portant atteinte à l’image et au prestige de l’institution telle que visée à l’article 57 de la loi no 360/2002.
52. Le Gouvernement soutient que rien dans les décisions rendues tant lors de la procédure disciplinaire que par les juridictions civiles n’a amoindri les garanties procédurales dont aurait bénéficié le requérant. Au cours de la procédure disciplinaire, celui-ci aurait été convoqué à toutes les audiences. De plus, les instances disciplinaires auraient administré des éléments de preuve supplémentaires par rapport à la procédure pénale, et ces éléments auraient été déterminants pour l’établissement de la faute disciplinaire. Le requérant aurait eu la possibilité de soumettre, sans restriction aucune, ses propres éléments de preuve et ses commentaires sur l’ensemble des preuves administrées dans la procédure disciplinaire. Non seulement il n’aurait pas formulé de commentaires, mais il aurait finalement renoncé à présenter le témoin C.I. qu’il avait proposé pour sa défense (paragraphe 28 ci-dessus). Loin de s’être fondés de manière décisive sur les éléments de preuve recueillis dans la procédure pénale, le conseil de discipline et les juridictions civiles auraient procédé à une nouvelle appréciation des faits, en s’appuyant sur des preuves distinctes de celles administrées par le procureur. Alors que, selon le Gouvernement, le requérant avait le droit de se faire assister par un autre policier devant le conseil de discipline, il aurait renoncé à ce droit de son propre chef (paragraphe 18 ci-dessus).
53. Le Gouvernement est d’avis qu’aucun élément dans l’ensemble n’a porté atteinte au droit à la présomption d’innocence dont bénéficiait le requérant. Il estime que la situation de l’intéressé était similaire à celle du requérant dans l’affaire de Güç c. Turquie (no 15374/11, §§ 41‑43, 23 janvier 2018) et opposée à celle des requérants dans les affaires Teodor c. Roumanie (no 46878/06, §§ 36‑46, 4 juin 2013) et Çelik (Bozkurt) c. Turquie (no 34388/05, 12 avril 2011). Il note que s’il est vrai que la procédure pénale a été mentionnée au cours de la procédure disciplinaire et dans la procédure judiciaire, c’était selon lui à titre de contexte dans le résumé des faits. Pour le Gouvernement, une telle mention ne saurait être considérée comme une affirmation de la culpabilité pénale du requérant, et tout au plus pourrait-elle être qualifiée de maladroite. L’arrêt de la cour d’appel de Timişoara aurait été par ailleurs solidement motivé et fondé sur des éléments de preuve qui auraient été administrés et examinés au cours d’une procédure contradictoire et équitable. Le Gouvernement estime que cette juridiction a certes conclu que le requérant avait conduit sous l’empire de l’alcool, mais qu’à aucun moment elle n’a affirmé que les faits qu’elle a considérés comme établis étaient de nature à imputer à l’intéressé une responsabilité pénale ou contraventionnelle reposant sur l’OUG no 195/2002.
54. Il invite donc la Cour à conclure à la non-violation de l’article 6 § 2 en l’espèce.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
55. La Cour rappelle que l’article 6 § 2 protège le droit de toute personne à être « présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ». La présomption d’innocence se trouve méconnue si une décision judiciaire ou encore une déclaration officielle concernant un prévenu reflète le sentiment qu’il est coupable, alors que sa culpabilité n’a pas été préalablement légalement établie (voir, entre autres, Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, § 35, série A no 308 ; Matijašević c. Serbie, no 23037/04, § 45, CEDH 2006‑X ; et Allen c. Royaume-Uni [GC], no 25424/09, § 93, CEDH 2013). Il peut en aller ainsi même en l’absence de constat formel ; il suffit d’une motivation donnant à penser que le juge ou l’agent public considère l’intéressé comme coupable (Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, § 37, série A no 62, et Matijašević, précité, § 45). À cet égard, la Cour souligne l’importance du choix des termes par les agents de l’État dans les déclarations qu’ils formulent avant qu’une personne n’ait été jugée et reconnue coupable d’une infraction (Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, § 41, CEDH 2000-X, et Marziano c. Italie, no 45313/99, § 28, 28 novembre 2002).
56. L’article 6 § 2 régit l’ensemble de la procédure pénale, « indépendamment de l’issue des poursuites » (Minelli, précité, § 30). Il y a une différence fondamentale entre le fait de dire que quelqu’un est simplement soupçonné d’avoir commis une infraction pénale et une déclaration judiciaire sans équivoque avançant, en l’absence de condamnation définitive, que l’intéressé a commis l’infraction en question (Matijašević, précité, § 48). Comme la Cour l’a rappelé à des maintes fois, une distinction doit être faite entre les décisions qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable et celles qui se bornent à décrire un état de suspicion. Les premières violent la présomption d’innocence, tandis que les deuxièmes ont été à plusieurs reprises considérées comme conformes à l’esprit de l’article 6 de la Convention (Marziano, précité, § 31, avec les références qui y sont citées).
57. Compte tenu de la nécessité de veiller à ce que le droit garanti par l’article 6 § 2 soit concret et effectif, la présomption d’innocence revêt aussi un autre aspect. Son but général, dans le cadre de ce second volet, est d’empêcher que des individus qui ont bénéficié d’un acquittement ou d’un abandon des poursuites soient traités par des agents ou autorités publics comme s’ils étaient en fait coupables de l’infraction qui leur avait été imputée. Sans protection destinée à faire respecter dans toute procédure ultérieure un acquittement ou une décision d’abandon des poursuites, les garanties d’un procès équitable énoncées à l’article 6 § 2 risqueraient de devenir théoriques et illusoires (G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 314, 28 juin 2018).
58. Ce qui est également en jeu une fois la procédure pénale achevée, c’est la réputation de l’intéressé et la manière dont celui-ci est perçu par le public. Dans une certaine mesure, la protection offerte par l’article 6 § 2 à cet égard peut recouvrir celle qu’apporte l’article 8 (voir, par exemple, Zollmann c. Royaume-Uni (déc.), no 62902/00, CEDH 2003‑XII ; Taliadorou et Stylianou c. Chypre, nos 39627/05 et 39631/05, §§ 27 et 56‑59, 16 octobre 2008 ; et Allen, précité, § 94).
59. La Cour a considéré qu’après l’abandon de poursuites pénales, la présomption d’innocence exige de tenir compte, dans toute procédure ultérieure, de quelque nature qu’elle soit, y compris dans des procédures disciplinaires ou concernant la destitution d’un fonctionnaire, du fait que l’intéressé n’a pas été condamné (Vanjak c. Croatie, no 29889/04, § 41, 14 janvier 2010, et Šikić c. Croatie, no 9143/08, § 47, 15 juillet 2010). Elle a aussi admis qu’il n’y avait pas automatiquement violation de l’article 6 § 2 lorsqu’un requérant était déclaré coupable d’une infraction disciplinaire à raison de faits identiques à ceux visés dans une accusation pénale antérieure n’ayant pas abouti à une condamnation. Elle a souligné à cet égard que, à condition de ne pas affirmer la responsabilité pénale des requérants, les organes disciplinaires avaient le pouvoir et la capacité d’établir de manière indépendante les faits des causes portées devant eux (Vanjak, précité, §§ 69‑72, et Šikić, précité, §§ 54‑56).
60. En effet, la Cour a jugé que ce n’est ni le but ni l’effet des dispositions de l’article 6 § 2 d’empêcher les autorités investies du pouvoir disciplinaire de sanctionner un fonctionnaire pour des actes dont il a été accusé dans une procédure pénale lorsqu’une telle faute a été dûment établie. La Convention n’exclut pas qu’un acte puisse donner lieu à la fois à des poursuites pénales et disciplinaires, pour autant que ces procédures visent des finalités différentes et reposent sur des bases légales distinctes, ou que deux procédures puissent être poursuivies en parallèle. La Cour rappelle à cet égard que même l’exonération de la responsabilité pénale n’exclut pas, en tant que telle, l’établissement d’une responsabilité civile ou d’autres formes de responsabilité découlant des mêmes faits sur la base d’une charge de la preuve moins stricte. Cependant, en l’absence de condamnation pénale définitive, si la décision disciplinaire devait contenir une déclaration mettant en cause la responsabilité pénale du requérant pour la faute alléguée à son encontre dans la procédure disciplinaire, cela soulèverait un problème sous l’angle de l’article 6 § 2 (Urat c. Turquie, nos 53561/09 et 13952/11, § 53, 27 novembre 2018, et les références y citées).
61. Au moment de déterminer les circonstances dans lesquelles il y a violation de l’article 6 § 2 dans le contexte d’une procédure postérieure à la clôture d’une procédure pénale, il y a lieu de garder à l’esprit que les choses dépendent largement de la nature et du contexte de la procédure dans le cadre de laquelle la décision litigieuse a été adoptée (Allen, précité, § 125).
62. Dans tous les cas et indépendamment de l’approche adoptée, les termes employés par l’autorité qui statue revêtent une importance cruciale lorsqu’il s’agit d’apprécier la compatibilité avec l’article 6 § 2 de la décision et du raisonnement suivi (ibidem, § 126). Une attention particulière doit être portée lors de la formulation du raisonnement dans un jugement civil après l’arrêt de la procédure pénale ; lors de l’appréciation des déclarations litigieuses, la Cour doit déterminer leur véritable sens, eu égard aux circonstances particulières dans lesquelles elles ont été faites (Pasquini c. Saint-Marin (no 2), no 23349/17, §§ 53-54, 20 octobre 2020, avec les références qui y sont citées).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
63. La Cour doit déterminer en premier lieu s’il existait un lien entre la procédure pénale et la procédure disciplinaire engagée peu après à l’encontre du requérant et dans l’affirmative, si cette dernière procédure a assuré au requérant un traitement compatible avec son droit à être présumé innocent (v. aussi Allen précité, §§ 106-107).
64. Elle constate d’abord que le requérant a été accusé d’être impliqué dans un accident de la route et d’avoir commis, à cette occasion, une infraction à l’article 87 § 1 de l’OUG no 195/2002. Dès lors, la présomption d’innocence s’appliquait à cette infraction dès le moment de l’ouverture de l’enquête pénale. La protection offerte par la présomption d’innocence perdure à ce jour, eu égard à l’ordonnance de retrait des poursuites (paragraphe 11 ci-dessus). Elle note ensuite qu’une procédure disciplinaire a été ouverte au sujet du même accident de la route impliquant le requérant et que des documents se trouvant au dossier pénal ont été versés dans le dossier établi dans le cadre de la procédure disciplinaire (paragraphe 15 ci‑dessus). Cette procédure a été suspendue à deux reprises, les 7 et 22 avril 2010, eu égard à l’ouverture d’une enquête pénale (paragraphes 14 et 18 ci‑dessus).
65. La Cour estime que ces éléments sont suffisants pour établir un lien entre la procédure pénale et la procédure disciplinaire, de sorte que l’article 6 § 2 trouve à s’appliquer dans le cadre de cette dernière aux fins d’assurer au requérant un traitement compatible avec son droit à être présumé innocent (voir aussi Teodor précité, § 40, et Vanja précité, § 68).
66. La question qui se pose à la Cour est celle de savoir si la destitution du requérant pour les raisons avancées par les autorités internes a emporté violation de l’article 6 § 2 de la Convention.
67. La Cour constate que le requérant se réfère, d’une part, à la décision administrative de destitution en date du 7 juin 2010 (paragraphe 21 ci‑dessus), confirmée par la décision prise le 30 juin 2010 par l’inspecteur général de la police aux frontières du ministère de l’Intérieur (paragraphe 22 ci-dessus), ces deux décisions ayant été rendues avant l’issue de l’enquête pénale, et, d’autre part, à l’arrêt de la cour d’appel de Timişoara, prononcé le 28 mars 2013 (paragraphe 28 ci-dessus), qui est postérieur au retrait des poursuites pénales décidé le 29 novembre 2010 par le parquet de Caraş‑Severin (paragraphe 11 ci-dessus). La Cour examinera dès lors si ces décisions, notamment leur motivation et leur libellé, sont compatibles avec le principe de la présomption d’innocence consacré par l’article 6 § 2.
68. La Cour constate d’emblée que la procédure pénale, qui s’est achevée après la destitution du requérant et avant le prononcé de l’arrêt de la cour d’appel de Timişoara confirmant ce licenciement, n’était pas décisive pour la procédure disciplinaire, au regard de ce qui était reproché au requérant. En vertu de l’article 23 §§ 2 et 4 de l’arrêté no 400/2004 (paragraphe 37 ci-dessus), en l’espèce il était juridiquement possible de poursuivre les deux procédures, disciplinaire et pénale, en parallèle, et indépendamment l’une de l’autre. En effet, les faits reprochés au requérant sur le plan disciplinaire, à savoir, le comportement inapproprié, commis d’une manière coupable, tel que défini à l’article 57 a) de la loi no 360/2002 (paragraphe 34 ci-dessus), étaient distincts et plus larges que ceux soumis à l’examen de la justice pénale, à savoir la conduite sur la voie publique sous l’empire d’une certaine quantité d’alcool, quelle que soit la culpabilité, tels que définis par l’article 87 § 1 de l’OUG no 192/2002 (paragraphe 33 ci‑dessus).
69. Le requérant soutient que les autorités disciplinaires ont enfreint les dispositions du droit interne, puisqu’elles auraient dû, selon lui, surseoir à statuer en attendant l’issue de la procédure pénale, comme l’avait relevé le tribunal départemental de Caraş-Severin dans son jugement du 9 mai 2012 (paragraphe 25 ci-dessus). La Cour note d’une part, que les 7 et 22 avril 2010 (paragraphes 14 et 18 ci-dessus) la procédure disciplinaire a été suspendue d’office, et non à la demande du requérant. Ce dernier n’a pas non plus contesté la reprise de l’enquête le 12 avril (paragraphe 15 ci‑dessus) et 3 juin 2010 (paragraphe 19 ci-dessus). D’autre part, les autorités disciplinaires ont finalement décidé, sur le fondement de l’arrêté no 400/2004, qu’il n’y avait pas lieu de maintenir le sursis prononcé le 22 avril 2010.
70. Pour autant qu’il est allégué que les autorités disciplinaires ont commis une erreur d’interprétation de l’arrêté no 400/2004, la Cour note que cette question d’interprétation du droit interne a été tranchée en dernier ressort par la cour d’appel de Timişoara dans son arrêt du 28 mars 2013 (paragraphe 28 ci-dessus), et rappelle à cet égard qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef à ces dernières qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Son rôle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Dès lors, sauf dans les cas d’un arbitraire évident, elle n’est pas compétente pour mettre en cause l’interprétation de la législation interne par ces juridictions (voir, parmi beaucoup d’autres, Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61, CEDH 2015, et Ādamsons c. Lettonie, no 3669/03, § 118, 24 juin 2008). En l’espèce, la Cour estime, compte tenu également du libellé des dispositions internes en jeu, que les conclusions de la cour d’appel et l’interprétation par celle-ci des règles pertinentes ne peuvent passer pour manifestement arbitraires ou déraisonnables.
71. La Cour constate par ailleurs que le requérant a bénéficié de procédures contradictoires devant les organes d’enquête disciplinaire et les juridictions internes. Il a ainsi pu exposer ses éléments de preuve et défendre librement sa cause (paragraphes 18, 19, 22, 23 et 27 ci-dessus). À cet égard, la Cour ne peut souscrire aux arguments de l’intéressé selon lesquels il n’a pas pu se faire assister par un policer dans la procédure disciplinaire (paragraphe 46 ci-dessus), puisqu’il ressort des documents présentés qu’il a été informé de son droit à se faire assister par un policier diplômé en droit, comme le lui permettait la loi, mais qu’il a renoncé au bénéfice de ce droit (paragraphe 18 ci-dessus).
72. Pour ce qui est du restant des arguments du requérant (voir paragraphes 46-48 ci-dessus), et dans la mesure où ceux-ci peuvent être pertinents pour le grief du requérant tiré de l’article 6 § 2 de la Convention, la Cour rappelle que, selon une jurisprudence ancienne et constante, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit éventuellement commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (par exemple, Bochan, précité, § 61). En l’espèce, elle n’aperçoit pas en quoi ces éléments avancés par le requérant porteraient atteinte au principe de la présomption d’innocence garanti par l’article 6 § 2 de la Convention.
73. La Cour note par ailleurs que la procédure disciplinaire n’a pas abouti à une reconnaissance de la culpabilité pénale du requérant. Ni les autorités administratives ayant mené la procédure disciplinaire ni la cour d’appel de Timişoara, qui a examiné la légalité de la destitution n’ont fait de déclarations susceptibles de laisser entendre que le requérant était coupable d’avoir enfreint l’article 87 de l’OUG no 195/2002 (voir, a contrario, Felix Guţu c. République de Moldova, no 13112/07, §§ 9, 13 et 69, 20 octobre 2020).
74. Ainsi, après avoir établi que le requérant avait conduit son véhicule sous l’influence de l’alcool, les autorités, dans les décisions administratives et judiciaires rendues dans les procédures dont l’intéressé se plaint, lui ont reproché uniquement d’avoir enfreint des dispositions régissant le statut et le régime disciplinaire applicables aux policiers, notamment l’arrêté no 400/2004 et la loi no 360/2002 (paragraphes 22 et 28 ci-dessus). De surcroît, la Cour note que, contrairement à la situation du deuxième requérant dans l’affaire Urat précitée (§§ 35 et 58) ou à la situation du requérant dans l’affaire Teodor précitée (§ 42), en l’espèce, l’enquête disciplinaire a été ouverte dès le départ en raison de faits susceptibles d’être constitutifs d’une infraction au régime disciplinaire des policiers (paragraphes 12 et 21 ci-dessus). De plus, la cour d’appel de Timişoara est parvenue à ses conclusions, à savoir, la conduite d’un véhicule « sous l’influence de l’alcool », sans se référer à une quantité précise d’alcool présente dans le sang du requérant ; or, pour qu’une telle conduite soit constitutive de l’infraction prévue à l’article 87 § 1 de l’OUG no 195/2002, le conducteur doit voir une concentration d’alcool dans le sang supérieure à 0,80 g/l (paragraphe 33 ci-dessus). On ne saurait partant affirmer que la cour d’appel a imputé au requérant la commission de l’infraction pénale ; de plus, ses conclusions ont été indépendantes des considérations figurant dans le dossier pénal (paragraphes 11 et 28 ci-dessus) et elle n’a, à aucun moment, fondé son raisonnement sur l’ordonnance de retrait des poursuites du 29 novembre 2010 ou fait de commentaires sur le contenu de l’enquête pénale.
75. À cet égard, la Cour souligne que les organes chargés de la procédure de destitution étaient habilités et aptes à établir de manière indépendante les faits dont ils étaient saisis, et ce sur la base d’exigences de preuve moins strictes que celles dans procédure pénale. Ils étaient aussi libres d’apprécier eux-mêmes si le comportement du requérant lors de l’accident ayant donné lieu à l’enquête pénale était conforme aux exigences déontologiques et disciplinaires posées par le statut du policier. Se fondant sur les déclarations que le requérant avait faites devant les organes responsables de l’enquête disciplinaire, ainsi que sur les autres preuves recueillies par les autorités d’enquête pénale, la hiérarchie du requérant a constaté que l’intéressé avait consommé de l’alcool et elle a considéré qu’il avait été impliqué dans un accident de la route, ce qui a suffi, à ses yeux, à établir l’existence d’une faute disciplinaire suffisamment grave pour le destituer. S’il est vrai que les faits tenus pour établis dans la procédure disciplinaire ont été formulés en termes très proches de ceux utilisés par la loi pénale, plus précisément par l’article 87 de l’OUG no 195/2002, la Cour constate que l’usage de ces termes, aussi maladroit fût-il, n’a, à aucun moment, été fait pour désigner le requérant comme étant l’auteur d’une infraction à cette disposition pénale (voir, mutatis mutandis, Güç, précité, § 42, et la jurisprudence citée au paragraphe 62 ci-dessus). De surcroît, ainsi qu’indiqué aux paragraphes 28 et 74 ci-dessus, ces termes n’ont pas été repris tels quels par la cour d’appel de Timişoara dans son arrêt du 28 mars 2013.
76. La Cour estime qu’en agissant de la sorte, les autorités impliquées dans les procédures disciplinaire et judiciaire n’ont pas violé le droit du requérant à être présumé innocent.
77. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 avril 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Andrea TamiettiYonko Grozev
GreffierPrésident