Vu la procédure suivante :
La société Média Bonheur et M. A... B..., son gérant, ont demandé à la cour administrative d'appel de Paris de condamner le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) à leur verser les sommes de 1 245 554 euros et 964 150 euros, respectivement, assorties des intérêts au taux légal à compter des 11 février 2020 et 7 juin 2019, respectivement, et de la capitalisation des intérêts, en réparation des préjudices qu'ils estiment avoir subis du fait de l'irrégularité du rejet par cette autorité administrative de la candidature de la société Média Bonheur pour l'exploitation d'un service de radio dans la zone de Lorient (Morbihan).
Par un arrêt n° 20PA02114, 20PA02115 du 6 décembre 2022, la cour administrative d'appel de Paris a condamné l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), venue aux droits du CSA, à verser à la société Média Bonheur la somme de 15 000 euros et rejeté le surplus des conclusions des requêtes.
Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 7 février et 28 avril 2023 et le 31 janvier 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Média Bonheur et M. B... demandent au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler cet arrêt en tant qu'il ne leur a pas donné plus ample satisfaction ;
2°) de mettre à la charge de l'Arcom la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Pascal Trouilly, conseiller d'Etat,
- les conclusions de M. Florian Roussel, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, au Cabinet François Pinet, avocat de la société Media Bonheur et de M. B... et à la SCP Gury et Maître, avocat de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Média Bonheur, qui exploite le service de radio de catégorie B (services de radio locaux ou régionaux indépendants ne diffusant pas de programme à vocation nationale) " Radio Bonheur ", a présenté sa candidature en vue de l'exploitation de ce service dans la zone de Lorient (Morbihan), à la suite d'un appel aux candidatures organisé par le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). Le 29 mars 2017, le CSA a rejeté cette candidature et a accordé, pour cette zone, des autorisations d'émettre à plusieurs autres candidats, pour une durée de cinq ans. Par un arrêt du 10 juillet 2018 passé en force de chose jugée, la cour administrative d'appel de Paris, saisie par la société Média Bonheur, a annulé, d'une part, la décision rejetant sa candidature et, d'autre part, trois décisions d'autorisation accordées à d'autres candidats. En exécution de l'injonction de réexamen des candidatures prononcée par la cour, le CSA, par une décision du 17 avril 2019, a autorisé la société Média Bonheur à émettre dans la zone de Lorient pour la durée restant à courir des autorisations délivrées à la suite de l'appel à candidatures, soit du 30 avril 2019 au 19 avril 2022. La société Média Bonheur et son dirigeant, M. B..., ont formé chacun un recours indemnitaire pour obtenir la réparation des préjudices qu'ils estiment avoir subis du fait de l'illégalité des décisions du 29 mars 2017. Par un arrêt du 6 décembre 2022, la cour administrative d'appel de Paris, joignant ces deux requêtes, a condamné l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), venant aux droits du CSA, à verser la somme de 15 000 euros à la société Média Bonheur et rejeté les conclusions indemnitaires de M. B.... La société Média Bonheur et M. B... se pourvoient en cassation contre cet arrêt en tant qu'il ne leur a pas donné plus ample satisfaction. L'Arcom forme un pourvoi incident par lequel elle demande l'annulation du même arrêt en tant qu'il a partiellement fait droit aux conclusions de la société requérante.
Sur l'arrêt attaqué en tant qu'il juge que la société Média Bonheur disposait d'une chance sérieuse d'être sélectionnée par le CSA en 2017 :
2. Aux termes de l'article 29 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, dans sa rédaction alors applicable : " (...) l'usage des fréquences pour la diffusion de services de radio par voie hertzienne terrestre est autorisé par le Conseil supérieur de l'audiovisuel dans les conditions prévues au présent article. / Pour les zones géographiques et les catégories de services qu'il a préalablement déterminées, le conseil publie une liste de fréquences disponibles ainsi qu'un appel à candidatures. Il fixe le délai dans lequel les candidatures doivent être déposées. / (...) Le conseil accorde les autorisations en appréciant l'intérêt de chaque projet pour le public, au regard des impératifs prioritaires que sont la sauvegarde du pluralisme des courants d'expression socio-culturels, la diversification des opérateurs, et la nécessité d'éviter les abus de position dominante ainsi que les pratiques entravant le libre exercice de la concurrence. / (...) Le conseil veille également au juste équilibre entre les réseaux nationaux de radiodiffusion, d'une part, et les services locaux, régionaux et thématiques indépendants, d'autre part. (...) " Aux termes de l'article 28-1 de la même loi : " I - La durée des autorisations délivrées en application des articles 29, 29-1, 30, 30-1 et 30-2 ne peut excéder dix ans. Toutefois, pour les services de radio en mode analogique, elle ne peut excéder cinq ans. (...) / Les autorisations délivrées en application des articles 29, 29-1, 30 et 30-1 sont reconduites par le Conseil supérieur de l'audiovisuel, hors appel aux candidatures, dans la limite de deux fois en sus de l'autorisation initiale, et chaque fois pour cinq ans, sauf : / 1° Si l'Etat modifie la destination de la ou des fréquences considérées en application de l'article 21 ; / 2° Si une sanction, une astreinte liquidée ou une condamnation dont le titulaire de l'autorisation a fait l'objet sur le fondement de la présente loi, ou une condamnation prononcée à son encontre, sur le fondement des articles 23, 24 et 24bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ou des articles 227-23 ou 227-24 du code pénal est de nature à justifier que cette autorisation ne soit pas reconduite hors appel aux candidatures ; / 3° Si la reconduction de l'autorisation hors appel aux candidatures est de nature à porter atteinte à l'impératif de pluralisme sur le plan national ou sur le plan régional et local ; / 4° Si la situation financière du titulaire ne lui permet pas de poursuivre l'exploitation dans des conditions satisfaisantes ; / 5° Pour les services de radio, si le service ne remplit plus les critères propres à la catégorie pour laquelle il est autorisé. / (...) II. - Un an avant l'expiration de l'autorisation délivrée en application des articles 29 ou 30, le Conseil supérieur de l'audiovisuel publie sa décision motivée de recourir ou non à la procédure de reconduction hors appel aux candidatures. Ce délai est de dix-huit mois pour l'autorisation délivrée en application des articles 29-1 et 30-1. / Dans l'hypothèse où le Conseil supérieur de l'audiovisuel décide de recourir à la reconduction hors appel aux candidatures, sa décision mentionne, pour les services de communication audiovisuelle autres que radiophoniques, les points principaux de la convention en vigueur qu'il souhaite voir réviser, ainsi que ceux dont le titulaire demande la modification. / (...) A défaut d'accord six mois au moins avant la date d'expiration de l'autorisation délivrée en application des articles 29 ou 30, ou neuf mois avant la date d'expiration de l'autorisation délivrée en application des articles 29-1 et 30-1, celle-ci n'est pas reconduite hors appel aux candidatures. Une nouvelle autorisation d'usage de fréquences ne peut être alors délivrée par le Conseil supérieur de l'audiovisuel que dans les conditions prévues aux articles 29, 29-1, 30 et 30-1 ".
3. Lorsqu'un candidat à l'attribution d'une autorisation d'usage d'une fréquence pour la diffusion d'un service radiophonique par voie hertzienne terrestre en mode analogique demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière d'un appel à candidatures organisé par le CSA, puis l'Arcom, en application des dispositions citées ci-dessus et qu'il existe un lien direct de causalité entre la faute constituée par l'irrégularité relevée et les préjudices subis par le requérant du fait de son éviction, il appartient au juge de vérifier si le candidat était ou non dépourvu de toute chance de remporter l'appel à candidatures. En l'absence de toute chance, il n'a droit à aucune indemnité. Dans le cas contraire, il a droit en principe au remboursement des frais qu'il a engagés pour présenter son offre et il convient de rechercher si ce candidat irrégulièrement évincé avait des chances sérieuses d'obtenir l'autorisation attribuée à un autre candidat. Si tel est le cas, il a droit à être indemnisé de son manque à gagner, incluant alors, puisqu'ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de son offre.
4. Pour déterminer si la société Média Bonheur avait été privée d'une chance sérieuse d'obtenir, en 2017, une autorisation d'émettre dans la zone de Lorient, la cour administrative d'appel de Paris a relevé notamment, comme elle l'avait fait dans son arrêt du 10 juillet 2018, que l'éloignement géographique des studios de cette société par rapport à la ville de Lorient ne diminuait pas les mérites de sa candidature, qu'il n'existait pas à Lorient de radio ciblant un large public senior et offrant une programmation équivalente à la sienne, aucun service radiophonique déjà présent dans cette zone n'étant entièrement dédié à cette tranche d'âge ni ne proposant un programme consacré à l'accordéon, à la chanson française dite " gold ", c'est-à-dire comprenant des titres de plus de trois ans, et à des artistes très peu diffusés, enfin que la sélection d'une radio relevant de la catégorie B était à même, compte tenu des programmes déjà autorisés à Lorient, de répondre à l'objectif de juste équilibre entre réseaux nationaux de radiodiffusion et services locaux régionaux et thématiques posé par les dispositions citées ci-dessus de l'article 29 de la loi du 30 septembre 1986. La cour administrative d'appel a également relevé que la société Média Bonheur avait d'ailleurs obtenu l'autorisation d'émettre en 2019, à l'issue du réexamen des candidatures qu'elle avait ordonné.
5. La cour administrative d'appel a ainsi examiné les mérites de la candidature de la société Media Bonheur au regard d'une pluralité de critères et a constaté que seule cette candidature répondait de manière satisfaisante à certains de ces critères. Elle a pu, par une appréciation souveraine exempte de dénaturation et sans commettre d'erreur de droit, en déduire, sans être tenue de procéder en l'espèce à un examen comparatif complet de l'ensemble des trente-quatre candidatures initialement enregistrées, que cette société avait perdu une chance sérieuse d'obtenir en 2017 une autorisation d'émettre sur l'une des huit fréquences alors susceptibles d'être attribuées. L'Arcom n'est, par suite, pas fondée à soutenir que son arrêt devrait être annulé de ce chef.
Sur l'arrêt attaqué en tant qu'il rejette les conclusions indemnitaires de M. B... :
6. Pour rejeter les conclusions indemnitaires présentées par M. B..., qui soutenait avoir perdu une chance sérieuse de bénéficier de revenus supplémentaires qu'il aurait retirés de l'exploitation par la société Média Bonheur, dont il est le dirigeant, d'une fréquence dans la zone de Lorient, la cour administrative d'appel a relevé que l'intéressé était salarié de la société et en a déduit que son préjudice éventuel était indirect comme trouvant son origine dans les relations l'unissant à son employeur. En se bornant à ce seul constat pour juger que M. B... n'avait pas été privé de la chance sérieuse qu'il invoquait, alors qu'elle a simultanément refusé d'inclure le montant des rémunérations salariales de celui-ci dans l'indemnisation du manque à gagner subi par la société, la cour administrative d'appel a commis une erreur de droit. M. B... est, par suite, fondé à soutenir que son arrêt doit être annulé en tant qu'il lui a refusé toute indemnisation.
Sur l'arrêt attaqué en tant qu'il évalue le préjudice subi par la société Média Bonheur :
7. Il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que, pour déterminer le préjudice subi par la société Média Bonheur, la cour administrative d'appel a retenu que la période d'indemnisation courait du 30 avril 2017 au 29 avril 2019 et que le manque à gagner devait être calculé par référence aux résultats d'exploitation comptabilisés par la société au cours des années précédentes dans plusieurs zones dans lesquelles elle était déjà autorisée à émettre. En retenant une telle méthode d'évaluation par extrapolation, qui n'impliquait pas que les caractéristiques des zones d'émission soient rigoureusement identiques, et alors même qu'il est constant qu'une station de radio nouvellement autorisée connaît une phase de montée en charge de ses recettes sur une durée de deux à trois ans, la cour n'a pas commis d'erreur de droit.
8. Toutefois, en n'indiquant pas pourquoi elle jugeait ne pas devoir prendre en compte les résultats de la société Régie Bonheur, régie publicitaire dont la société Média Bonheur détenait la totalité du capital, et qui a fonctionné sur la période retenue comme période de référence pour déterminer le résultat moyen d'exploitation, alors qu'il était soutenu devant elle, de manière non inopérante, que les deux sociétés constituaient une même entité économique et que les conclusions indemnitaires de la société requérante incluaient le manque à gagner subi par sa régie publicitaire, la cour administrative d'appel a insuffisamment motivé son arrêt.
9. Il résulte de tout ce qui précède que, d'une part, la société Média Bonheur et M. B... sont fondés à demander l'annulation de l'arrêt attaqué en tant que celui-ci a rejeté les conclusions de M. B... et qu'il s'est prononcé sur le montant du préjudice subi par la société et que, d'autre part, le pourvoi incident de l'Arcom doit être rejeté.
10. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Arcom le versement à la société Média Bonheur, d'une part, et à M. B... d'autre part, la somme de 1 500 euros chacun au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Les conclusions présentées au titre des mêmes dispositions par l'Arcom ne peuvent qu'être rejetées.
D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Paris du 6 décembre 2022 est annulé en tant qu'il rejette les conclusions indemnitaires présentées par M. B... et qu'il se prononce sur le montant du préjudice subi par la société Média Bonheur.
Article 2 : L'affaire est renvoyée, dans la limite de la cassation prononcée à l'article 1er, à la cour administrative d'appel de Paris.
Article 3 : L'Arcom versera à la société Média Bonheur, d'une part, et à M. B..., d'autre part, la somme de 1500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à la société Média Bonheur, première dénommée, et à l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique.
Délibéré à l'issue de la séance du 9 octobre 2024 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, présidente de chambre ; M. Jean-Philippe Mochon, président de chambre ; M. Cyril Roger-Lacan, M. Laurent Cabrera, M. Stéphane Hoynck, M. Alain Seban, Mme Laurence Helmlinger, conseillers d'Etat et M. Pascal Trouilly, conseiller d'Etat-rapporteur.
Rendu le 7 novembre 2024.
Le président :
Signé : M. Jacques-Henri Stahl
Le rapporteur :
Signé : M. Pascal Trouilly
Le secrétaire :
Signé : M. Bernard Longieras