TROISIÈME SECTION
AFFAIRE HADDAD c. ESPAGNE
(Requête no 16572/17)
ARRÊT
STRASBOURG
18 juin 2019
DÉFINITIF
18/09/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Haddad c. Espagne,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Vincent A. De Gaetano, président,
Georgios A. Serghides,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Alena Poláčková,
María Elósegui,
Gilberto Felici,
Erik Wennerström, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 mai 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 16572/17) dirigée contre le Royaume d’Espagne et dont un ressortissant syrien, M. Wael Haddad (« le requérant »), a saisi la Cour le 22 février 2017 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me L.M. Chamorro Coronado, avocat à Madrid. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. A. Brezmes Martínez de Villareal, avocat de l’État auprès du service juridique des droits de l’homme au ministère de la Justice.
3. La présente affaire porte sur le placement en famille d’accueil de la fille cadette du requérant. Est en cause l’article 8 de la Convention.
4. Le 31 août 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1976 et réside à Madrid.
A. La genèse de l’affaire et la procédure pénale à l’encontre du requérant
6. En janvier 2012, le requérant et son épouse, de nationalité espagnole, quittèrent la Syrie pour l’Espagne accompagnés de leurs trois enfants mineurs en raison du conflit armé.
7. Un mois après leur arrivée en Espagne, l’épouse du requérant déposa contre celui-ci une plainte pénale pour violences conjugales. Le 2 février 2012, le juge no 1 de Coslada (Madrid) chargé de la lutte contre les violences faites aux femmes (« le juge no 1 de Coslada ») délivra à l’épouse du requérant une ordonnance de protection provisoire, valable pendant le déroulement de la procédure pénale, qui contenait, entre autres, une mesure pénale interdisant à son époux de s’approcher d’elle et de leurs trois enfants et de communiquer avec eux, au moyen d’un bracelet connecté, ainsi qu’une mesure civile suspendant provisoirement l’autorité parentale et le droit de visite du requérant. L’épouse de celui-ci, qui avait été hébergée dans un centre d’accueil d’urgence, quitta ce dernier avec ses enfants et retourna cohabiter avec son époux en deux occasions, malgré l’ordonnance d’éloignement prononcée à l’encontre de ce dernier. Le requérant fut arrêté et détenu à deux reprises pour rupture de ladite ordonnance d’éloignement avant d’être finalement remis en liberté. Des rapports des 20 avril et 21 mai 2012 établis par les centres d’accueil d’urgence de Móstoles et d’Alcala de Henares firent état de graves carences affectives, éducationnelles et comportementales des enfants vis-à-vis de leur mère. Le 8 juin 2012, l’épouse du requérant déposa une nouvelle plainte pour violences.
B. La déclaration d’abandon des enfants et la procédure de placement de la fille du requérant en accueil familial en vue de son adoption
8. Le 15 juin 2012, les trois enfants, âgés de neuf ans, six ans et un an et demi, furent déclarés en situation légale d’abandon par le gouvernement régional de Madrid, qui en assuma la tutelle selon la procédure d’urgence. Les enfants furent placés dans des centres d’accueil. Cette décision fut prise à la suite de la demande de l’épouse du requérant, qui avait déclaré ne plus pouvoir s’occuper de ses enfants en raison d’une situation de conflit familial grave et de son absence de ressources. L’épouse du requérant informa le gouvernement régional de Madrid qu’elle comptait déménager à Murcie afin de s’éloigner du requérant et pour habiter avec son frère, et demanda que les trois enfants fussent pris en charge par le gouvernement régional de cette ville. Elle manifesta également son intention d’entamer une thérapie.
9. Le 28 juin 2012, les enfants furent accueillis dans des centres d’accueil à Murcie. Le requérant ne fut pas informé que ses enfants avaient été déclarés en situation d’abandon et placés dans des centres d’accueil ni d’aucune des décisions prises à l’égard de ses enfants par les services de protection des mineurs de Madrid ou de Murcie.
10. Le 28 juillet 2012, le directeur des affaires sociales de la région de Murcie assuma la tutelle des trois mineurs. Les deux fils du requérant furent placés dans le centre d’accueil Santo Angel et sa fille dans le centre d’accueil Cardenal Belluga et les visites de leur mère furent autorisées.
11. Le 14 février 2013, le président de l’Association musulmane d’Espagne (« l’association ») adressa au nom du requérant une lettre au service de protection des mineurs de Murcie (« le service de protection des mineurs ») dans laquelle il indiquait que l’intéressé, ayant coupé tout lien avec son épouse, n’avait aucune information au sujet de ses trois enfants. Par cette lettre, l’association demandait à être instruite de la situation de ces mineurs et indiquait que le requérant, étant juridiquement privé du droit de communiquer avec ses enfants, réclamait qu’un membre de l’association puisse les rencontrer. Le 7 mars 2013, le service de protection des mineurs répondit à l’association que le retour des enfants dans leur famille biologique n’était pas envisagé et qu’il n’était pas souhaitable que des tiers rendent visite aux enfants.
12. Le 19 mars 2013, le juge no 1 de Coslada renvoya au service de protection des mineurs de Murcie une convocation reçue tardivement au siège du tribunal, ce qui rendit impossible que le juge no 1 puisse contacter le requérant en temps utile pour que celui-ci se rende à une audience à Murcie le 21 mars 2013.
13. Une convocation à l’audience de ratification de la tutelle des enfants du requérant fut effectuée, le 6 avril 2013, à l’égard de l’intéressé, par voie d’affichage (edictos) au Journal officiel de Murcie. Les 8 et 16 avril 2013, le requérant fut contacté par téléphone par un membre du service de protection des mineurs de Murcie. Lors de la première conversation téléphonique, le requérant fut informé de la signification de l’audience de tutelle. N’ayant pas donné suite à l’appel et ne s’étant pas présenté à l’audience, lors de la seconde conversation téléphonique avec le même membre du service de protection des mineurs, le requérant indiqua qu’il n’assisterait pas à l’audience et qu’il ferait appel, le cas échéant, de la décision de ratification de tutelle qui serait rendue. Le 24 avril 2013, le gouvernement régional de Murcie (« le gouvernement régional ») confia la prise en charge des enfants au service de protection des mineurs. Une notification de cette résolution fut adressée au requérant à son domicile le 14 mai 2013 puis, celui-ci étant absent, elle fut déposée au bureau de poste le 21 mai 2013, où il ne vint pas la récupérer.
14. Dans un rapport d’orientation daté du 20 juin 2013, la direction générale des affaires sociales de la région de Murcie prit note de la circonstance que les mineurs auraient fait l’objet de maltraitances physiques et émotionnelles graves de la part du requérant ainsi que de l’ordonnance d’éloignement et de la prohibition totale de communication avec eux prononcées par le juge no 1 de Coslada. Il prit également note, notamment, de la personnalité vulnérable, très influençable et fragile de leur mère, de l’absence de rôle protecteur de cette dernière envers ses enfants, de son instabilité émotionnelle et de son intelligence limitée, de son absence de stabilité financière, de domicile et d’activité professionnelle ainsi que de son enfance également passée sous tutelle. Le rapport préconisait la suspension des visites de la mère à sa fille alors mineure, et la tenue d’une seule visite bimestrielle d’une heure avec ses deux fils, dans un endroit à déterminer par le centre d’accueil.
15. L’épouse du requérant déclara aux services sociaux du centre d’accueil Cardenal Beluga, lors d’un appel téléphonique de leur part, qu’elle louait, avec l’argent que le requérant lui envoyait, un appartement pour rester près de sa fille.
16. Dans un rapport psychosocial très détaillé du 19 juillet 2013, la direction générale des affaires sociales de la région de Murcie proposa l’accueil familial préadoptif provisoire de la fille du requérant, sans visites de sa famille biologique. Le rapport reproduisit pour l’essentiel les conclusions du rapport précédent et souligna l’absence de capacités parentales de la mère des enfants et son immaturité.
C. Le placement en accueil familial de la fille du requérant et l’acquittement du requérant dans la procédure pénale pour violences conjugales entamée à son encontre
17. Le 20 septembre 2013, la Commission régionale de protection des mineurs décida de placer provisoirement la fille du requérant en accueil familial en vue de son adoption.
Le 24 septembre 2013, la fille du requérant fut remise à sa famille d’accueil.
18. Le 8 octobre 2013, le Président de la Commission régionale de protection des mineurs formula la proposition formelle d’accueil familial préadoptif provisoire sans régime de visites de la mineure par ses parents biologiques en faveur du couple sélectionné.
19. Le 27 septembre 2013, le juge pénal no 5 d’Alcalá de Henares acquitta le requérant de toutes les charges retenues contre lui dans le cadre de la procédure entamée à son encontre et annula les mesures pénales et civiles prises dans la décision du juge no 1 de Coslada du 2 février 2012. Le juge pénal no 5 prit en compte dans son jugement l’absence de précision des explications de l’épouse du requérant sur les faits reprochés à ce dernier, les témoignages également imprécis des simples témoins de référence (la directrice de l’école des enfants du requérant et leurs tutrices, l’auxiliaire de vie de l’école, la secrétaire du centre scolaire) qui ne se souvenaient pas bien des faits ou qui répétaient des commentaires faits par les enfants ou des impressions, ainsi que les expertises psychologiques et médicales, qui avaient montré des « lésions psychologiques compatibles avec des mauvais traitements, désadaptation sociale, agressions physiques, sexuelles et psychologiques » qui ne suffisent pas non plus à renverser la présomption d’innocence du requérant au vu du caractère générique des faits imputés dans les différents rapports, de l’absence d’explication du processus technique suivi pour parvenir aux conclusions exposées et de dépositions imprécises des experts à l’audience. Le jugement d’acquittement devint définitif le 8 novembre 2013.
20. Le 19 novembre 2013, le requérant, assisté par un avocat, contacta par écrit le service de protection des mineurs et se présenta à un entretien. Il communiqua le jugement rendu en sa faveur et indiqua qu’il travaillait, qu’il avait des revenus stables et qu’il résidait à Madrid. Il demanda l’autorisation de rendre visite à ses enfants.
21. Dans un rapport d’orientation du 28 février 2014, le service de protection des mineurs prit note de l’absence de tout contact entre le requérant et ses enfants entre le 28 juin 2012, date de leur placement en centres d’accueil, et le 19 novembre 2013, date du premier contact du requérant avec le service de protection des mineurs décrit ci-dessus. Dans ce rapport, le service de protection des mineurs proposa de ne pas autoriser le requérant à rendre visite à sa fille et de refuser provisoirement ses visites à ses deux autres enfants, « jusqu’à ce que les mineurs présentent un état émotionnel psychologique plus stable ». Il nota que la mineure « s’était parfaitement adaptée lors de la procédure d’accueil préadoptif » et que les deux autres enfants montraient toujours « de la peur et un manque de confiance envers la figure paternelle » et suivaient des traitements psychologiques et pharmacologiques. Les conclusions dudit rapport furent confirmées en date du 31 mars 2014 par une décision de la direction générale des affaires sociales de la région de Murcie, qui mit fin à la procédure administrative. Cette décision fut transmise au procureur chargé de la protection des mineurs. Le requérant en fut informé le 22 avril 2014.
22. Le 28 mai 2014, le requérant s’opposa à la constitution de l’accueil familial de sa fille.
23. Dans un rapport de suivi du 18 décembre 2014, le service de protection des mineurs exposa les liens affectifs établis entre la mineure et sa famille d’accueil et son adaptation à son nouvel environnement sociofamilial.
24. Le 2 février 2015, la psychologue et l’assistante d’aide sociale du centre d’assistance sociale à l’enfance II de Madrid émirent un rapport au sujet du requérant, constatant l’absence de lien d’attachement entre le père et sa fille et le fait que l’intéressé centrait sa demande de récupérer ses enfants sur les deux aînés. Selon ce rapport, le requérant comprenait les conséquences que la séparation avait eue pour ses enfants et indiquait être capable de concilier sa vie privée et sa vie professionnelle pour répondre aux besoins des enfants.
25. À la suite de la demande formulée par la direction générale des affaires sociales, le juge de première instance no 3 de Murcie autorisa, le 11 février 2015, le placement de la fille du requérant dans une famille d’accueil en vue de son adoption en application de l’article 173, paragraphe 1, du code civil. La décision était motivée comme suit :
« Le cas d’espèce réunit les conditions requises par la loi pour le placement en accueil familial dans la mesure où l’organisme public chargé de la protection des mineurs et la famille d’accueil ont donné leur accord et où il peut être remédié à l’absence de consentement des parents par une décision judiciaire ; dans la situation dans laquelle se trouve l’enfant, le placement de celle-ci dans une famille qui s’occupera et prendra soin d’elle, qui la nourrira et l’éduquera, et à la vie de laquelle elle prendra part, serait très bénéfique pour son développement physique, intellectuel et moral [ainsi que] pour son éducation en général. »
26. Le 13 mars 2015, le requérant fit appel de la décision du 11 février 2015 autorisant le placement de sa fille en accueil familial en vue de son adoption. Son épouse fit de même. Le requérant soutenait notamment que ce jugement n’indiquait pas les motifs empêchant la prise en charge de l’enfant par son père, alors qu’il avait été acquitté de toutes les charges portées à son encontre. Il indiquait que la situation d’abandon de ses enfants avait été causée par la façon d’agir de son épouse, les particularités de la personnalité de cette dernière ainsi que par la guerre en Syrie, à laquelle ils avaient pu échapper en quittant le pays. Il s’estimait victime de l’incapacité de la mère de sa fille à s’occuper de cette dernière, alors que sa propre capacité à élever sa fille et à prendre soin d’elle n’a selon lui nullement été examinée, ni par les autorités administratives ni par les organes judiciaires.
27. Dans son écrit d’opposition à l’appel interjeté par le requérant contre la décision du 11 février 2015 du juge de première instance no 3, l’avocate du gouvernement régional nota que le requérant n’avait montré aucun intérêt pour ses enfants après leur accueil dans des centres d’accueil de Murcie le 28 juin 2012. Elle releva également que le requérant n’avait pas non plus attaqué la décision administrative ratifiant l’accueil des enfants.
28. Le 7 avril 2016, l’Audiencia provincial de Murcie débouta le requérant ainsi que son épouse de leurs appels respectifs et confirma la décision attaquée, exposant que :
« (...) [selon] la décision attaquée, une telle mesure [le placement de l’enfant en accueil familial préadoptif] garantit l’intérêt supérieur de la mineure et contribue efficacement à son développement dans son ensemble.
(...)
Il faut prendre en compte l’appréciation faite par l’administration sur le manque d’intérêt du requérant. D’une part, celui-ci n’a entamé aucune démarche après avoir demandé des informations sur la situation de ses enfants et avoir reçu en février 2013 les renseignements demandés. D’autre part, il n’est pas intervenu dans la procédure, à l’exception d’un écrit présenté le 19 novembre 2013, alors qu’il avait été informé à plusieurs reprises de la confirmation de la prise en charge de ses enfants par l’organisme public au mois d’avril 2013 (...)
Ce n’est que le 28 mai 2014, après plusieurs convocations infructueuses, qu’il est intervenu dans la procédure pour contester la décision de placement de A. [sa fille] en famille d’accueil.
(...) Il apparaît, en vertu du rapport d’orientation du 28 février 2014, que la mineure est restée hébergée dans le Centre de protection des mineurs pendant un an et trois mois, et qu’elle n’a aucun lien avec son père. Par ailleurs, les moyens de preuve examinés et, en particulier, le rapport de suivi du 18 décembre 2014, montrent les liens affectifs de qualité et l’identification de la mineure en tant que membre de sa famille d’accueil ainsi que son adaptation au nouvel environnement sociofamilial. Ce rapport établit que les besoins de A. sont satisfaits dans cet environnement et que cet accueil est bénéfique pour son développement personnel et ajoute que le mieux pour elle est qu’elle soit adoptée par le couple accueillant [et qu’il est nécessaire] d’évaluer les conséquences négatives qui pourraient découler de la cessation de l’accueil. Concrètement, il est mentionné que cela équivaudrait à une agression de la mineure dans tous les domaines de son développement physique, intellectuel et moral, ce qui supposerait un grave danger pour sa santé mentale, et aurait une influence sur l’épanouissement de sa personnalité et sur sa capacité pour établir des relations interpersonnelles tout au long de sa vie.
(...)
Il convient d’ajouter, par ailleurs, que le document fourni par [le requérant] (M. Haddad) dans le cadre de la procédure d’appel, dans lequel le Service de protection des mineurs indique la fin de la prise en charge des deux frères d’A., L., âgé de treize ans, et Ad., âgé de dix ans, au motif qu’ils sont retournés vivre avec leur père, est totalement dénué de pertinence. Et cela parce qu’il ne mentionne pas les motifs qui ont conduit à la fin de la prise en charge et aussi parce que la situation actuelle de la mineure A., âgée de quatre ans, dans le cadre de la procédure d’accueil en vue de son adoption, en cours, et [du processus] d’intégration [dans la famille] et les conséquences négatives et nuisibles qu’entraînerait la fin de cet accueil, ainsi que l’ont établi les rapports d’expertise, ne plaident pas en faveur d’un changement de mesure à son sujet (...) »
29. Le 26 février 2016, le gouvernement régional mit fin à la prise en charge des deux fils du requérant par le service de protection des mineurs et autorisa leur retour auprès de leur père. Ils habitent avec lui depuis cette date.
30. Le 13 juin 2016, le requérant forma un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel dans lequel il exposait, dans une section spécifique, les raisons pour lesquelles cette action présentait selon lui une importance constitutionnelle spéciale. Il invoquait les articles 24 (droit à un procès équitable) et 39 de la Constitution, ainsi que l’article 8 de la Convention, et soutenait que les décisions judiciaires avaient empêché le regroupement familial entre sa fille et lui en raison de graves erreurs contenues dans les différents rapports de l’administration qui ont servi de base au raisonnement aux juridictions internes. Par une décision notifiée le 19 octobre 2016, le Tribunal constitutionnel déclara le recours d’amparo irrecevable faute pour l’intéressé d’avoir justifié l’importance constitutionnelle de son recours.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
31. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution se lisent ainsi :
Article 24
« 1. Toute personne a droit à la protection effective des juges et des tribunaux dans l’exercice de ses droits et intérêts légitimes, sans qu’en aucun cas elle puisse être mise dans l’impossibilité de se défendre.
(...) »
Article 39
« 1. Les pouvoirs publics assurent la protection sociale, économique et juridique de la famille.
2. Les pouvoirs publics assurent également la protection intégrale des enfants, qui sont égaux devant la loi indépendamment de leur filiation, et celle de la mère, quel que soit son état civil. La loi rendra possible la recherche de la paternité.
3. Les parents doivent prêter assistance dans tous les domaines à leurs enfants, qu’ils soient nés dans le mariage ou en dehors de celui-ci pendant leur minorité et dans les autres cas prévus par la loi.
4. Les enfants jouissent de la protection prévue par les accords internationaux qui veillent sur leurs droits. »
32. L’article 17 de la Loi organique 1/1996 du 15 janvier 1996 portant sur la protection juridique des mineurs dispose que :
« Devant toute situation à risque, quelle qu’elle soit, portant préjudice au développement personnel ou social du mineur et n’exigeant pas sa mise sous tutelle en vertu de la loi, l’action des pouvoirs publics doit, dans tous les cas, garantir les droits du mineur et tendre à la réduction des facteurs de risque et des difficultés sociales qui ont une incidence sur sa situation personnelle et sociale, ainsi que promouvoir les facteurs de protection du mineur et de sa famille.
Une fois la situation de risque appréciée, l’administration compétente en matière de protection de mineurs mettra en œuvre les actions pertinentes pour l’atténuer et procédera au suivi de l’évolution du mineur dans sa famille. »
33. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code civil se lisent comme suit :
Article 172
« 1. Lorsque l’institution publique responsable de la protection des mineurs dans son ressort territorial constate qu’un mineur se trouve dans une situation d’abandon, elle en assume de plein droit la tutelle et doit mettre en œuvre les mesures nécessaires pour garantir sa protection et sa tutelle (...). [Les parents et tuteurs] seront autant que possible informés personnellement et de manière claire et compréhensible des motifs ayant donné lieu à l’intervention de l’administration et des effets possibles de la décision adoptée.
Un mineur est considéré comme étant en situation d’abandon lorsque, de fait, il se trouve dans une situation découlant soit d’un manquement aux devoirs de protection établis par les textes de loi portant sur la tutelle des mineurs, soit de l’impossibilité d’exercer ces devoirs ou de les exercer correctement, et qu’il est privé de l’assistance morale ou matérielle qui lui est nécessaire.
L’exercice de la tutelle par l’administration implique la suspension de l’autorité parentale ou de la tutelle ordinaire. (...)
2. Lorsque, en raison de circonstances graves, les parents ou les tuteurs ne peuvent pas prendre soin du mineur, ils peuvent solliciter de l’administration compétente qu’elle en assume la tutelle pendant le temps nécessaire.
La cession de la tutelle se fera par écrit et il sera constaté que les parents ou tuteurs ont été informés des responsabilités qu’ils ont toujours par rapport à l’enfant, ainsi que la façon dans laquelle la tutelle sera exercée par l’administration.
(...)
3. La tutelle assumée à la demande des parents ou tuteurs ou en vertu d’une obligation légale, prendra la forme de l’accueil familial ou en résidence. (...)
4. L’intérêt du mineur est toujours recherché. À moins que l’intérêt du mineur ne s’y oppose, [l’administration s’efforce] de le réintégrer dans sa propre famille et de confier la tutelle des frères et sœurs à la même institution ou personne.
(...)
7. Les parents dont l’autorité parentale est suspendue en vertu du paragraphe 1 du présent article peuvent solliciter la cessation de la suspension et la révocation de la déclaration d’abandon, pendant un délai de deux ans à compter de la notification administrative de la déclaration d’abandon, s’ils estiment qu’ils peuvent de nouveau exercer l’autorité parentale en raison d’un changement des circonstances l’ayant motivée.
Ils peuvent aussi contester, pendant ce même délai, les décisions prises en rapport avec la protection du mineur.
(...)
Une fois ce délai écoulé, ils n’ont plus le droit de demander ou de contester les décisions ou les mesures prises en vue de la protection du mineur. (...)
8. L’administration, d’office ou à la demande du ministère public ou de toute personne ou institution intéressées, peut à tout moment révoquer la déclaration d’abandon et décider du retour du mineur avec sa famille s’il n’est pas intégré de manière stable dans une autre famille ou si elle estime que c’est la mesure la plus adéquate pour l’intérêt du mineur. La décision sera notifiée au ministère public. »
Article 173
« 1. Le placement en famille d’accueil implique la pleine participation du mineur à la vie du foyer familial et l’obligation, pour la famille d’accueil, de veiller sur lui, de s’occuper de lui, de le nourrir, de l’éduquer et de lui offrir une instruction complète.
(...)
3. Si les parents (...) s’opposent [au placement du mineur en famille d’accueil], ce placement doit faire l’objet d’une décision judiciaire, dans l’intérêt du mineur (...)
Toutefois, l’administration peut décider, dans l’intérêt du mineur, de le placer provisoirement en famille d’accueil jusqu’à ce que la décision judiciaire soit rendue.
(...) »
Article 173 bis
« L’accueil familial peut revêtir l’une des modalités suivantes, selon sa finalité :
1er. l’accueil familial simple, qui revêt un caractère provisoire, soit parce que la situation du mineur permet de prévoir sa réinsertion dans sa propre famille, soit parce qu’une autre mesure de protection plus durable est en voie d’être adoptée.
2e. l’accueil familial permanent, lorsque, en raison de l’âge ou d’autres circonstances concernant le mineur ou sa famille, [ce mode] semble préférable et est ainsi recommandé par les services de protection des mineurs. (...)
3e. l’accueil familial préadoptif, formalisé par l’administration lorsqu’elle présente à l’autorité judiciaire une proposition d’adoption du mineur, [laquelle doit être] visée par les services de protection des mineurs, pourvu que les parents d’accueil remplissent les conditions requises pour l’adoption, aient été sélectionnés et aient donné leur consentement à l’administration et que le mineur se trouve dans une situation juridique le rendant apte à être adopté.
L’administration peut aussi mettre en place un accueil familial préadoptif lorsqu’elle considère, avant la présentation de la proposition d’adoption, qu’il est nécessaire d’établir une période d’adaptation du mineur dans la famille. Cette période est la plus brève possible, et ne peut dépasser un an. »
Article 222
« Sont placés sous tutelle :
(...)
4e. Les mineurs en situation d’abandon. »
34. L’article 35 de la Loi 3/1995 du 21 mars 1995 de la région de Murcie relative à l’enfance se lit comme suit :
Article 35
« 1. La mesure d’accueil peut être appliquée préalablement à l’adoption :
a) si le mineur présente des signes de mauvais traitements physiques ou psychiques, d’abus sexuels, d’exploitation ou d’autres [mauvais traitements] de nature analogue, ou si par tout autre motif les parents ou les tuteurs sont sous le coup d’une cause de privation de l’autorité parentale et qu’il soit prévu que cette situation soit permanente ;
b) si les parents ou tuteurs sont empêchés d’exercer leur autorité parentale et qu’il est prévu que cette situation soit permanente ;
c) si les parents ou tuteurs en font la demande à l’organisme compétent et délaissent les droits et les devoirs inhérents à leur fonction ;
e) s’il en est ainsi décidé par l’autorité judiciaire.
2. Dans les cas définis à l’alinéa 1, afin d’obtenir une meilleure intégration dans la famille d’accueil, les visites et les rapports avec la famille biologique sont suspendus, si cela convient à l’intérêt du mineur. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
35. Le requérant reproche au service de protection des mineurs de n’avoir pris aucune mesure pour favoriser le rétablissement des contacts avec sa fille à la suite de son acquittement et de la levée des mesures provisoires d’éloignement et de non-communication. Il invoque l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Sur la recevabilité
36. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient d’une part que le requérant n’a pas saisi l’Audiencia provincial d’un recours en nullité avant de saisir le Tribunal constitutionnel de son recours d’amparo. D’autre part, il note que le recours d’amparo a été déclaré irrecevable par le Tribunal constitutionnel faute pour le requérant d’avoir rempli l’obligation de démontrer que son recours revêtait une importance constitutionnelle spéciale, conformément à l’exigence énoncée dans l’article 49 § 1 de la Loi organique nº 2/1979 relative au Tribunal constitutionnel (LOTC) modifiée par la Loi organique nº 6/2007 du 24 mai 2007.
37. Le requérant indique que le recours en nullité n’était pas pertinent, ce qui était aussi l’avis du Tribunal constitutionnel qui n’a pas rejeté son recours d’amparo pour ce motif. Il ajoute que la décision d’irrecevabilité de son recours d’amparo faute d’avoir démontré l’importance constitutionnelle de ses griefs a été prononcée à tort, comme cela avait été aussi le cas, selon lui, dans l’affaire R.M.S. c. Espagne (no 28775/12, 18 juin 2013) qui a fait l’objet d’un constat de violation de l’article 8 de la Convention par la Cour.
38. Concernant la première branche de l’exception soulevée par le Gouvernement, la Cour estime que le requérant a fourni aux juridictions internes et, en dernier ressort, au Tribunal constitutionnel l’occasion de remédier à la violation alléguée. Concernant l’argument du Gouvernement tiré du manque d’épuisement des voies de recours internes en raison de l’absence de recours en nullité, elle observe que le Tribunal constitutionnel n’a pas déclaré le recours d’amparo du requérant irrecevable pour ce motif et qu’il n’a à aucun moment fait mention d’une éventuelle exigence de présentation préalable de ce recours. La Cour rappelle que c’est d’abord aux autorités nationales et, spécialement, aux cours et tribunaux qu’il incombe d’interpréter le droit interne (Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 31, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VIII) et notamment les questions de procédure, et qu’elle ne substituera pas sa propre interprétation du droit à la leur en l’absence d’arbitraire. Elle ne saurait dès lors exiger du requérant l’épuisement d’une voie de recours que le Tribunal constitutionnel lui-même n’a pas considérée comme exigible en l’espèce.
39. Concernant la seconde branche de l’exception du Gouvernement, celui-ci estime que les voies de recours internes n’ont pas été correctement épuisées dans la mesure où le recours d’amparo a été déclaré irrecevable par le Tribunal constitutionnel faute pour le requérant d’avoir rempli l’obligation de démontrer que son recours revêtait une importance constitutionnelle spéciale, conformément à l’exigence énoncée dans l’article 49 § 1 de la LOTC telle que modifiée par la Loi organique nº 6/2007 du 24 mai 2007.
40. À cet égard, comme elle l’a déjà fait dans l’affaire Arribas Antón c. Espagne (no 16563/11, 20 janvier 2015), la Cour tient à souligner que le fait que le Tribunal constitutionnel ait déclaré un recours d’amparo irrecevable au motif qu’il ne revêtait pas l’importance constitutionnelle spéciale requise ou, le cas échéant, que son auteur n’avait pas démontré l’existence de pareille importance ne l’empêche pas de se prononcer sur la recevabilité et le fond d’une requête (ibidem, § 51, avec les références aux arrêts de la Cour rendus à la suite de décisions d’irrecevabilité des recours d’amparo par le Tribunal constitutionnel en application de ce critère, Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 22, CEDH 2013, Varela Geis c. Espagne, no 61005/09, 5 mars 2013, Manzanas Martín c. Espagne, no 17966/10, § 14, 3 avril 2012, et R.M.S. c. Espagne, précité, § 45 ; voir, plus récemment, Rodriguez Ravelo c. Espagne, no 48074/10, § 24, 12 janvier 2016 et, en dernier lieu, Saber et Boughassal c. Espagne, nos 76550/13 et 45938/14, § 30, 18 décembre 2018). La Cour relève qu’en l’espèce, le requérant a exposé, dans une section spécifique, les raisons pour lesquelles le recours d’amparo avait pour lui une importance constitutionnelle spéciale. Il a indiqué que ledit recours satisfaisait à la condition d’importance constitutionnelle spéciale dans la mesure où il était fondé sur la jurisprudence « des organes chargés de l’interprétation des traités et accords internationaux visés à l’article 10 § 2 CE ». Il faisait référence à l’arrêt rendu dans l’affaire R.M.S. c. Espagne, précité, et invoquait les dispositions de la Constitution espagnole qu’il estimait pertinentes ainsi que l’article 8 de la Convention, et soutenait que les décisions judiciaires avaient empêché le regroupement familial entre lui et sa fille en raison de graves erreurs contenues dans les rapports élaborés par les différents organes de l’administration qui ont servi de base au raisonnement des juridictions internes.
41. Par conséquent, l’exception du Gouvernement ne saurait être retenue.
42. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèse des parties
a) Le Gouvernement
43. Le Gouvernement concède que le droit au respect de la vie privée et familiale du requérant a fait l’objet d’une ingérence de la part de l’autorité publique. Il estime cependant que cette ingérence se justifie par une exigence primordiale touchant l’intérêt supérieur de l’enfant et constitue un usage approprié de la marge d’appréciation dont bénéficient les autorités nationales. Il déclare que, en l’espèce, la fille du requérant avait intérêt à voir sa situation d’accueil familial se consolider, après 15 mois de placement dans un centre d’accueil. Il indique par ailleurs que la Cour n’est pas une juridiction de quatrième instance et qu’elle se doit de respecter la marge d’appréciation dont disposent les États membres dans la réglementation des relations parents-enfants.
44. Le Gouvernement indique que la décision de l’administration locale de recourir à la procédure de placement en accueil familial préadoptif a été adoptée dans le strict respect de la législation de la protection des mineurs, qu’elle était dûment motivée et qu’elle a été vérifiée par les autorités judiciaires espagnoles conformément à la loi. Il ajoute que cette décision n’a pas été prise de manière arbitraire mais se fonde sur le manque d’intérêt manifesté par le requérant pour sa fille. Le Gouvernement expose que, bien que le requérant faisait l’objet d’une mesure d’éloignement jusqu’en septembre 2013, celui-ci n’a pas eu de contact avec ses enfants entre 2012 et 2015 et ne s’est pas rendu à Murcie en personne, mais a agi par lettre par le biais d’une association (paragraphe 11 ci-dessus). Il indique que la situation du requérant diffère dès lors de l’affaire R.M.S. c. Espagne (précité, § 76), dans laquelle la Cour a conclu à une violation de l’article 8 de la Convention en raison de la constatation de la situation d’abandon d’une mineure malgré le fait que la requérante « s’était rendue au moins à 17 reprises au centre d’accueil de Grenade, alors même que l’institution se trouvait relativement éloignée de son domicile, et (...) qu’elle n’avait même pas été informée que sa fille ne s’y trouvait plus ». De plus, le Gouvernement estime que, en l’espèce, cette décision avait été précédée d’une analyse rigoureuse basée sur les rapports établis par les services de protection sociale de Murcie. Il se réfère au rapport d’orientation du 20 juin 2013, au rapport psychosocial du 19 juillet 2013, au rapport d’orientation du 28 février 2014, et au rapport du 2 février 2015 (paragraphes 14 et suivants ci-dessus).
45. Le Gouvernement considère que les décisions prises en l’espèce par les autorités n’étaient pas disproportionnées car celles-ci auraient également veillé aux intérêts des parents biologiques en leur garantissant une protection procédurale suffisante et en les impliquant dans le processus décisionnel (W. c. Royaume-Uni, 8 juillet 1987, § 63, série A no 121). Il estime que les autorités ont à tout moment respecté l’intérêt supérieur de la mineure, la situation de sa famille proche et élargie et les principes de proportionnalité et de nécessité. Il note les efforts des services sociaux de Murcie pour contacter le requérant (paragraphes 12 et 13 ci-dessus) ainsi que le fait que les organes juridictionnels ont respecté les droits de la défense en donnant la possibilité aux parents de la mineure d’exprimer leur point de vue et, le cas échéant, leur opposition, à travers les démarches et les recours qui leur étaient disponibles.
46. Le Gouvernement indique que l’intérêt de chaque mineur doit être apprécié de façon individualisée. Par conséquent, il estime que le fait pour le requérant d’avoir récupéré la garde de ses deux fils ne modifiait pas la décision des organes judiciaires car sa fille n’aurait pas été dans une situation comparable à celle de ses frères en raison de son âge et de ses circonstances personnelles. Se référant à la décision de l’Audiencia provincial de Murcie du 7 avril 2016, il estime en effet que la réinsertion de la mineure au sein de sa famille biologique n’était plus possible au risque de lui causer plus de préjudices que de bénéfices. Il ajoute que la famille élargie de l’enfant n’a pas prouvé aux services sociaux qu’elle pouvait la prendre en charge.
47. Enfin, le Gouvernement note que les droits énoncés à l’article 8 de la Convention s’appliquent de manière égale tant à la famille biologique qu’à la famille d’accueil, laquelle a créé des liens affectifs avec la mineure dont la Cour doit tenir compte.
b) Le requérant
48. Le requérant estime que, si l’accueil a pu être la meilleure solution pour consolider la situation familiale de sa fille par le passé, cette mesure a selon lui cessé de l’être lorsqu’il a récupéré la garde des deux aînés avec l’autorisation de l’autorité chargée de leur protection. Il considère que justifier le placement de sa fille en famille d’accueil par le « manque d’intérêt » dont il aurait fait preuve n’a pas de sens dès lors qu’il a été privé de l’autorité parentale sur ses enfants ainsi que des droits et devoirs y afférents. Il soutient que cette mesure, à l’origine de la déclaration d’abandon de ses enfants, s’est avérée inutile puisqu’il a été acquitté des charges pénales de mauvais traitements à l’encontre de sa femme. Il ajoute que, dès qu’il avait pu reprendre contact avec ses enfants les plus âgés, le même régime de visites lui avait de nouveau été interdit avec sa fille. De plus, il argue que, en tant qu’étranger ne parlant pas correctement l’espagnol, il lui était difficile de prendre connaissance de la citation à comparaître publiée dans le Journal officiel de la région de Murcie (paragraphe 13 ci-dessus), et que cela n’aurait pas dû être interprété comme un manque d’intérêt de sa part.
49. Le requérant considère que les services de protection de l’enfance et les juridictions espagnoles ont fait preuve de discrimination à son égard car il était étranger. Il indique qu’il vivait à Madrid et qu’il ne parlait pas correctement l’espagnol à l’époque. Il rejette l’argument du Gouvernement selon lequel les autorités ont respecté le principe de légalité ainsi que ses droits procéduraux, étant donné que celles-ci ont basé leur décision, selon lui, sur des arguments infondés et des rapports établis alors qu’il faisait l’objet d’une poursuite pénale et qu’il n’était pas en mesure de défendre son aptitude à être père.
50. Le requérant critique la motivation avancée par l’Audiencia provincial de Murcie en ce que celle-ci considère comme étant négligeable le fait qu’il ait récupéré uniquement la garde de ses fils et non celle de sa fille « parce que cela s’avérerait contre-productif pour [celle-ci] », alors que le retour des deux garçons auprès de lui prouve selon lui qu’il s’intéresse à ses enfants et qu’il est capable de les prendre en charge. Il estime que cette décision de l’Audiencia provincial de Murcie, reprise par le Gouvernement dans ses observations, lui impute à tort des mauvais traitements envers ses enfants et transfère à son encontre le manque d’adéquation de la conduite de la mère de ses enfants à leur égard.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux relatifs aux obligations positives qui incombent à l’État défendeur en vertu de l’article 8 de la Convention
51. La Cour rappelle que, pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale (Buscemi c. Italie, no 29569/95, § 53, CEDH 1999‑VI, Saleck Bardi c. Espagne, no 66167/09, §§ 49 et 50, 24 mai 2011, et R.M.S. c. Espagne, précité, § 68) et que des mesures internes qui les en empêchent constituent une ingérence dans le droit protégé par l’article 8 de la Convention (K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 151, CEDH 2001‑VII, et Barnea et Caldararu c. Italie, no 37931/15, § 63, 22 juin 2017).
52. Comme la Cour l’a indiqué à plusieurs reprises, l’article 8 de la Convention a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des autorités publiques ; il ne se contente toutefois pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences. En effet, si les décisions prises par l’autorité responsable aboutissant au placement d’un enfant dans un centre d’accueil s’analysent en des ingérences dans le droit d’un parent au respect de sa vie familiale (W. c. Royaume-Uni, précité, § 59), les obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie familiale jusque dans les relations des individus entre eux (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, série A no 91, et Mincheva c. Bulgarie, no 21558/03, § 81, 2 septembre 2010). Dans un cas comme dans l’autre, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents – ceux de l’enfant, ceux des deux parents et ceux de l’ordre public - (Maumousseau et Washington c. France, no 39388/05, § 62, 6 décembre 2007), en attachant toutefois une importance déterminante à l’intérêt supérieur de l’enfant (voir, dans ce sens, Gnahoré c. France, no 40031/98, § 59, CEDH 2000‑IX), qui, selon sa nature et sa gravité, peut l’emporter sur celui des parents (Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 66, CEDH 2003‑VIII). De même, dans les deux hypothèses, l’État jouit d’une certaine marge d’appréciation (Saleck Bardi, précité, § 50, et K.A.B. c. Espagne, précité, § 95).
53. La Cour réaffirme le principe bien établi dans sa jurisprudence selon lequel le but de la Convention consiste à protéger des droits concrets et effectifs (K. et T. c. Finlande [GC], précité, § 154). Elle rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux autorités internes, mais d’examiner sous l’angle de la Convention les décisions que ces autorités ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire.
54. Comme la Cour l’a affirmé à de nombreuses reprises, l’éclatement d’une famille constitue en effet une mesure très grave qui doit reposer sur des considérations inspirées par l’intérêt de l’enfant et avoir assez de poids et de solidité (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 148, CEDH 2000‑VIII). À cet égard et s’agissant de l’obligation pour l’État de prendre des mesures positives, la Cour a affirmé à maintes reprises que l’article 8 implique le droit d’un parent à des mesures propres à le réunir avec son enfant et l’obligation pour les autorités nationales de les prendre (voir, par exemple, Eriksson c. Suède, 22 juin 1989, § 71, série A no 156, et Olsson c. Suède (no 2), 27 novembre 1992, § 90, série A no 250). Dans ce genre d’affaire, le caractère adéquat d’une mesure se juge à la rapidité de sa mise en œuvre, car le passage du temps peut avoir des conséquences irrémédiables sur les relations entre l’enfant et le parent qui ne vit pas avec lui (Maumousseau et Washington, précité, § 83 ; S.H. c. Italie, no 52557/14, § 42, 13 octobre 2015). La décision de prise en charge d’un enfant doit en principe être considérée comme une mesure temporaire, à suspendre dès que les circonstances s’y prêtent, et tout acte d’exécution doit concorder avec un but ultime : unir à nouveau le parent par le sang et l’enfant (K. et T. c. Finlande, précité, § 178). Lorsqu’une période de temps considérable s’est écoulée depuis que l’enfant a été placé pour la première fois sous assistance, l’intérêt qu’a l’enfant à ne pas voir sa situation familiale de facto changer de nouveau peut l’emporter sur l’intérêt des parents à la réunion de leur famille. Dès lors, la Cour reconnaît que les autorités jouissent d’une grande latitude pour apprécier la nécessité de prendre en charge un enfant, mais il faut exercer un contrôle plus rigoureux à la fois sur les restrictions supplémentaires, comme celles apportées par les autorités aux droits et aux visites des parents, et sur les garanties destinées à assurer la protection effective du droit des parents et enfants au respect de leur vie familiale (K. et T. c. Finlande [GC], précité, § 155). L’obligation positive de prendre des mesures afin de faciliter la réunion de la famille dès que cela sera vraiment possible s’impose aux autorités compétentes dès le début de la période de prise en charge et avec de plus en plus de force, mais doit toujours être mise en balance avec le devoir de considérer l’intérêt supérieur de l’enfant. Par ailleurs, les obligations positives ne se limitent pas à veiller à ce que l’enfant puisse rejoindre son parent ou avoir un contact avec lui, mais elles englobent également l’ensemble des mesures préparatoires permettant de parvenir à ce résultat (voir, mutatis mutandis, Kosmopoulou c. Grèce, no 60457/00, § 45, 5 février 2004, et Amanalachioai c. Roumanie, no 4023/04, § 95, 26 mai 2009).
55. Il revient à la Cour d’apprécier si les autorités espagnoles ont agi en méconnaissance de leurs obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention (Hokkanen c. Finlande, 23 septembre 1994, § 55, série A, no 299‑A, Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 59, CEDH 2002‑I, P., C. et S. c. Royaume-Uni, no 56547/00, § 122, CEDH 2002-VI, Evans c. Royaume‑Uni [GC], no 6339/05, § 76, CEDH 2007‑IV, et K.A.B. c. Espagne, précité, § 98).
56. Il appartient à chaque État contractant de se doter d’un arsenal juridique adéquat et suffisant pour assurer le respect de ces obligations positives qui lui incombent en vertu de l’article 8 de la Convention et à la Cour de rechercher si, dans l’application et l’interprétation des dispositions légales applicables, les autorités internes ont respecté les garanties de l’article 8 de la Convention, en tenant notamment compte de l’intérêt supérieur de l’enfant (voir, mutatis mutandis, Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 141, CEDH 2010, et Barnea et Caldararu c. Italie, précité, § 65 ; K.A.B. c. Espagne, précité, § 115 ; R.M.S. c. Espagne, précité, § 72).
b) Application en l’espèce des principes susmentionnés
57. La Cour relève que, le 15 juin 2012, les trois enfants du requérant dont sa fille mineure, âgée à l’époque d’un an et demi, ont été placés dans un centre d’accueil à Madrid, à la demande de leur mère, et déclarés en situation légale d’abandon. À la suite du déménagement de leur mère, les enfants ont été placés dans des centres d’accueil de Murcie. Le requérant n’en a pas été informé (paragraphes 8 et 9 ci-dessus).
58. Dans une affaire comme celle de l’espèce, le juge se trouve en présence d’intérêts souvent difficilement conciliables, à savoir ceux de l’enfant et ceux de ses parents biologiques et notamment, dans la présente cause, ceux du père biologique et ceux de la famille d’accueil. Dans la recherche de l’équilibre entre ces différents intérêts, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale (Moretti et Benedetti c. Italie, no 16318/07, § 67, 27 avril 2010).
59. En l’espèce, la Cour observe que les autorités administratives ont motivé leurs décisions concluant à la nécessité de l’accueil familial préadoptif de la fille du requérant en se référant aux maltraitances physiques et émotionnelles graves que ce dernier aurait infligées à ses enfants, à l’instabilité émotionnelle et à l’intelligence limitée de leur mère (paragraphes 14 et 21 ci-dessus) ainsi qu’à l’absence de contact du requérant et ses enfants entre le 28 juin 2012, date du placement de ces derniers dans des centres d’accueil, et le 19 novembre 2013, date du premier contact du requérant avec le service de protection des mineurs (paragraphe 21 ci-dessus) et à l’absence de lien d’attachement entre le requérant et sa fille (paragraphe 24 ci-dessus). La Cour relève qu’à aucun moment de cette procédure administrative l’acquittement du requérant, le 27 septembre 2013, de toutes les charges retenues contre lui et l’annulation des mesures d’éloignement prises initialement à son encontre l’empêchant entre-temps de garder le contact avec ses enfants (paragraphe 20 ci-dessus) n’ont été pris en compte.
60. La Cour observe que la décision du juge de première instance de Murcie, datée du 11 février 2015 (paragraphe 25 ci-dessus) entérinant la décision de la direction générale des affaires sociales relative au placement préadoptif de la fille du requérant en famille d’accueil persistait à ne pas prendre en compte la nouvelle situation pénale du requérant depuis le 27 septembre 2013, date de son acquittement. Elle note que le juge de première instance de Murcie ne se prononçait d’ailleurs pas sur les capacités éducatives et psychosociales du requérant pour récupérer la garde de sa fille mineure. La décision se bornait à prendre en compte les arguments déjà développés dans les rapports établis par l’administration.
61. La Cour observe que la question de savoir si le processus décisionnel a suffisamment protégé les intérêts d’un parent dépend des circonstances propres à chaque affaire (W. c. Royaume-Uni, 8 juillet 1987, § 64, série A no 121; Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 52, CEDH 2000‑VIII). Pour ce faire, elle doit vérifier si les juridictions nationales se sont livrées à un examen approfondi de l’ensemble de la situation familiale et de toute une série d’éléments, d’ordre factuel, affectif, psychologique, matériel et médical notamment, et si elles ont procédé à une appréciation équilibrée et raisonnable des intérêts respectifs (voir, mutatis mutandis, Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 139, CEDH 2010). La Cour relève à cet égard que, au cours de la procédure devant le juge de première instance et l’Audiencia provincial, le requérant a eu la possibilité de présenter les arguments en faveur de sa cause dans le cadre des procédures judiciaires où il était représenté par un avocat au moins à partir du 19 novembre 2013 (paragraphe 20 ci-dessus). La Cour ne décèle en conséquence aucun manquement formellement imputable aux juridictions internes à cet égard mais plutôt une inertie des ces dernières dans la prise en compte des conclusions des rapports élaborés par les différents organes de l’administration intervenus tout au long de l’examen de affaire.
62. La Cour rappelle que, dans les affaires touchant la vie familiale, la rupture du contact avec un enfant très jeune peut conduire à une altération croissante de sa relation avec son parent (voir, entre autres, Pini et autres c. Roumanie, nos 78028/01 et 78030/01, § 175, CEDH 2004‑V (extraits), et K.A.B. c. Espagne, précité, § 103). Il en va ainsi dans la présente affaire. Les rapports des 28 février et 18 décembre 2014 (paragraphes 21 et 23 ci‑dessus) ont démontré que la fille du requérant était bien intégrée dans sa famille d’accueil depuis le 24 septembre 2013 (paragraphe 17 ci-dessus). Le passage du temps a eu pour effet de rendre définitive une situation qui était censée être provisoire, compte tenu du très jeune âge de l’enfant lorsque la situation légale d’abandon a été constatée et que la mise sous tutelle est intervenue (paragraphe 8 ci-dessus).
63. La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de substituer son appréciation à celle des autorités nationales compétentes quant aux mesures qui auraient dû être prises, car ces autorités sont en principe mieux placées pour procéder à une telle évaluation. Tout en reconnaissant qu’en l’espèce les juridictions internes se sont appliquées de bonne foi à préserver le bien-être de la mineure, la Cour constate l’existence de graves manques de diligence dans la procédure menée par les autorités responsables de la tutelle, du placement de l’enfant et de son éventuelle adoption (K.A.B. c. Espagne, précité, § 104) et, notamment, lors de la prise en compte des nouvelles circonstances entourant la procédure pénale entamée contre le requérant et de son acquittement définitif pour les délits qui avaient justifié la mesure d’éloignement provisoire de ses enfants.
64. À cet égard et comme elle l’a déjà mentionné au paragraphe 54 ci‑dessus, la Cour rappelle que l’article 8 de la Convention implique le droit pour un parent à des mesures propres à le réunir avec son enfant et l’obligation pour les autorités nationales de les prendre. Toutefois, l’obligation pour les autorités nationales de prendre des mesures à cet effet n’est pas absolue, car il arrive que la réunion d’un parent avec ses enfants ne puisse avoir lieu immédiatement et requière des préparatifs. La nature et l’étendue de ceux-ci dépendent des circonstances de chaque espèce, mais la compréhension et la coopération de l’ensemble des personnes concernées en constituent toujours un facteur important. Si les autorités nationales doivent s’évertuer à faciliter pareille collaboration, une obligation pour elles de recourir à la coercition en la matière ne saurait être que limitée : il leur faut tenir compte des intérêts et des droits et libertés de ces mêmes personnes, et notamment des intérêts supérieurs de l’enfant et des droits que lui reconnaît l’article 8 de la Convention. Dans ce genre d’affaires, le caractère adéquat d’une mesure se juge à la rapidité de sa mise en œuvre (Maumousseau et Washington, précité, § 83, 6 décembre 2007, et Mincheva, précité, § 86).
65. Le point décisif en l’espèce consiste donc à savoir si les autorités nationales ont pris toutes les mesures nécessaires et adéquates que l’on pouvait raisonnablement exiger d’elles pour faciliter le retour de la fille du requérant dans les plus brefs délais auprès de son père, tel que celui-ci le réclamait, pour qu’ils puissent mener une vie familiale normale, avec les frères de la mineure, avant de la placer dans une famille adoptive.
66. Dans les circonstances de l’espèce, on peut certes comprendre que les trois enfants du requérant aient été placés sous tutelle de l’administration puisque c’était leur propre mère qui le demandait. Cela étant, cette décision aurait dû s’accompagner dans les meilleurs délais des mesures les plus appropriées permettant d’évaluer en profondeur la situation des enfants et leurs rapports avec leurs parents, au besoin avec le père et la mère séparément, le tout dans le respect du cadre légal en vigueur. Les enfants ont été séparés de leur père apparemment contre le gré de celui-ci, qui était sous le coup d’une procédure pénale pour violences conjugales à la suite d’une plainte déposée par leur mère. Bien qu’il ressorte du dossier qu’il n’a pas séjourné en prison, il ne faut pas perdre de vue que le requérant ne pouvait pas approcher ses enfants, et qu’il est donc resté éloigné et sans aucun contact avec ces derniers pendant toute la durée de la procédure pénale. Cette situation était particulièrement grave compte tenu de l’âge de sa fille, qui n’avait qu’un an et demi lors de son placement sous tutelle à Madrid. La Cour n’est guère convaincue par les raisons que l’administration et les juridictions internes ont estimé suffisantes pour justifier le placement en accueil préadoptif de la mineure. Elle observe qu’à aucun moment de la procédure administrative n’ont été pris en compte le très jeune âge de la fille du requérant au moment de la séparation de ce dernier et de son épouse, la relation affective préalable existant entre la mineure et ses géniteurs, le délai écoulé depuis leur séparation, ainsi que les conséquences qui en découlaient pour tous les trois ainsi que pour la relation de l’enfant avec ses frères.
67. Il faut toutefois garder à l’esprit la mention faite dans le rapport d’orientation du 20 juin 2013 aux maltraitances physiques du requérant envers ses enfants, ce qu’il conteste, et le déséquilibre psychique de l’épouse du requérant (Bertrand c. France (déc.), no 57376/00, 19 février 2002, et Couillard Maugery c. France, no 64796/01, § 261, 1er juillet 2004). Néanmoins, l’hypothèse des maltraitances physiques n’a pas été prouvée et ne figure que dans le rapport susmentionné (paragraphe 14 ci-dessus), le Gouvernement n’ayant pas donné d’autres indications à cet égard. Elle semble faire référence au contenu de la plainte pour violences conjugales déposée par l’épouse du requérant, charges dont il a été acquitté par la suite. Quant au déséquilibre psychique de l’épouse du requérant, cela ne suffit pas à démontrer une éventuelle influence négative du requérant mais plutôt le contraire, notamment après son acquittement. Preuve en est que l’intéressé s’est vu accorder la garde de ses deux fils et qu’il persiste dans sa volonté de récupérer également la garde de sa fille mineure. Les tribunaux n’ont pas constaté de déficits affectifs (voir, a contrario, Kutzner c. Allemagne, no 46544/99, § 68, CEDH 2002‑I), question qu’ils ont manqué d’examiner chez le requérant, ni d’état de santé inquiétant des enfants. S’il est vrai que, dans certaines affaires déclarées irrecevables par la Cour, le placement des enfants avait pu être motivé par des conditions de vie insatisfaisantes ou des privations matérielles, cela n’avait toutefois jamais constitué le seul motif servant de base à la décision des tribunaux nationaux, en ce que d’autres éléments tels que l’état psychique des parents ou leur incapacité affective, éducative et pédagogique s’y ajoutaient (Rampogna et Murgia c. Italie (déc.), no 40753/98, 11 mai 1999, M.G. et M.T.A. c. Italie (déc.), no 17421/02, 28 juin 2005, et Wallová et Walla c. République tchèque, no 23848/04, §§ 72–74, 26 octobre 2006). Cela n’a pas été le cas dans la présente affaire, du moins en ce qui concerne le requérant. Ses capacités éducatives et affectives par rapport à sa fille mineure n’ont pas non plus été formellement mises en cause, et ses deux enfants également mineurs habitent maintenant de nouveau chez lui. La prise en charge de la fille du requérant a été ordonnée à la suite de la demande de sa mère à cause des difficultés bien précises qu’elle traversait à l’époque des faits, sans qu’il ait été tenu compte des demandes du requérant.
68. La Cour estime que les autorités administratives espagnoles auraient dû envisager d’autres mesures moins radicales que l’accueil familial préadoptif de la fille mineure du requérant et, en tout état de cause, prendre en compte les demandes du père de l’intéressée à partir du moment où sa situation pénale avait été clarifiée. La Cour considère que le rôle des autorités de protection sociale est précisément d’aider les personnes en difficulté, en l’espèce notamment la mère des enfants, qui s’est vue contrainte de placer volontairement ses enfants compte tenu de sa situation familiale grave, de les guider dans leurs démarches et de les conseiller. Elle observe par ailleurs que tant le juge de première instance no 3 de Murcie dans son jugement du 11 février 2015 que l’Audiencia provincial dans son arrêt du 7 avril 2016 ont refusé de prendre en compte les arguments que le requérant entendait faire valoir pour s’opposer au placement de sa fille en famille d’accueil en vue de son adoption (paragraphe 26 ci-dessus) et se sont limités à confirmer les décisions adoptées par l’administration sur la base des arguments utilisés par cette dernière et mécaniquement reproduits tout au long des procédures ultérieures. La Cour estime en effet que les autorités administratives n’ont fait que reproduire successivement leurs décisions sans procéder à de nouvelles constatations ni apprécier, sur la base d’éléments tangibles, l’évolution des circonstances, ce qui montrait clairement une volonté de l’administration de placer l’enfant en accueil familial préadoptif.
69. La Cour rappelle sa jurisprudence citée au paragraphe 54 ci-dessus, selon laquelle l’article 8 de la Convention implique le droit d’un parent à des mesures propres à le réunir avec son enfant et l’obligation pour les autorités nationales de prendre ces mesures. Elle observe que, malgré l’opposition du requérant à l’accueil familial préadoptif de sa fille (paragraphes 22 et 26 ci-dessus), cette option a été retenue au seul motif de l’absence de contacts entre la mineure et son père depuis plusieurs années, alors que les rencontres entre eux avaient précisément été suspendues par décision du juge no 1 de Coslada saisi d’une plainte pour violences conjugales. Les autorités compétentes sont donc responsables de l’interruption des contacts entre le requérant et sa fille, du moins depuis l’acquittement de l’intéressé, et elles ont failli à leur obligation positive de prendre des mesures afin de permettre à ce dernier de bénéficier d’un contact régulier avec la mineure (Pontes c. Portugal, no 19554/09, § 92, 10 avril 2012). La Cour estime qu’il faut normalement considérer la prise en charge d’un enfant comme une mesure temporaire, à suspendre dès que la situation s’y prête et que tout acte d’exécution doit concorder avec un but ultime : unir à nouveau le parent naturel et l’enfant (Johansen c. Norvège, 7 août 1996, § 78, Recueil 1996‑III).
70. La Cour estime que la prise en considération de la vulnérabilité de l’épouse du requérant au moment du placement de sa fille en accueil institutionnel aurait pu jouer un rôle important pour comprendre la situation dans laquelle se trouvaient l’enfant et sa mère. De même, l’acquittement définitif du requérant et la levée de l’interdiction de tout contact avec ses enfants, interdiction qui expliquait précisément l’absence reprochée desdits contacts, ne semble pas avoir retenu l’attention du juge. Celui-ci s’est limité à prendre en considération, dans son jugement du 11 février 2015, l’accord donné par l’organisme chargé de la protection des mineurs et par la famille d’accueil au placement de la mineure en accueil familial, malgré l’absence de consentement des parents biologiques. Les services de protection de l’enfance, les juridictions internes et le Gouvernement se sont en effet basés principalement sur des rapports élaborés par les différents organes administratifs intervenus tout au long de la procédure et, par conséquent également au cours de la période pendant laquelle le requérant ne pouvait pas démontrer son aptitude à être père puisqu’il se trouvait privé de l’autorité parentale et faisait l’objet d’une procédure pénale. Cette attitude de l’administration n’a toutefois pas changé suite à l’acquittement définitif du requérant.
71. La Cour note en outre que le rapport d’orientation du 28 février 2014 du service de protection des mineurs concluait qu’il ne fallait pas autoriser le requérant à rendre visite à sa fille, car près de deux ans s’étaient écoulés depuis le placement de cette dernière pendant lesquels ils ne s’étaient jamais vus. Selon ce rapport, la mineure « s’était parfaitement adaptée lors de la procédure d’accueil préadoptif » (paragraphe 21 ci-dessus). Il est intéressant de souligner que, bien que le rapport note que les deux autres enfants montraient toujours « de la peur et un manque de confiance envers la figure paternelle », le requérant s’est rapidement vu rendre la garde de ses fils qui, eux, n’avaient pas fait l’objet d’une procédure de préadoption.
72. La Cour estime que la procédure aurait dû s’entourer des garanties appropriées permettant de protéger les droits du requérant et de prendre en compte ses intérêts. Ainsi, le temps écoulé, conséquence de l’inertie de l’administration, et l’inertie des juridictions internes, qui n’ont pas qualifié de déraisonnables les motifs donnés par l’administration pour continuer de priver un père de sa fille sur la seule base de l’absence de contacts, interdits par ailleurs judiciairement, ont contribué de façon décisive à l’absence de toute possibilité de regroupement familial entre le requérant et sa fille.
73. Eu égard à ces considérations et nonobstant la marge d’appréciation de l’État défendeur en la matière, la Cour conclut que les autorités espagnoles n’ont pas déployé des efforts adéquats et suffisants pour faire respecter le droit du requérant à vivre avec son enfant en compagnie des frères de cette dernière, méconnaissant ainsi son droit au respect de sa vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention.
74. Partant, il y a eu violation de l’article 8.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
75. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
Dommage
76. Le requérant réclame le retour de sa fille auprès de lui.
77. Le Gouvernement ne s’est pas prononcé sur la demande de satisfaction équitable du requérant.
78. La Cour estime, dans les circonstances particulières de l’affaire, qu’il ne lui appartient pas de donner suite, en tant que telle, à cette prétention. Elle rappelle que l’État défendeur reste libre en principe, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens de s’acquitter de ses obligations au titre de l’article 46 § 1 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour (Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 88, 30 juin 2009, Ferré Gisbert c. Espagne, no 39590/05, § 46, 13 octobre 2009, et Bondavalli c. Italie, no 35532/12, § 91, 17 novembre 2015). La Cour se réfère de toute manière aux exigences de rapidité mentionnées au paragraphe 72 ci-dessus.
79. Toutefois, eu égard aux circonstances particulières de la présente affaire et au besoin urgent de mettre fin à la violation du droit du requérant au respect de sa vie familiale, la Cour invite les autorités internes à réexaminer, dans un bref délai, la situation du requérant et de sa fille mineure à la lumière du présent arrêt ainsi que la possibilité d’établir un quelconque contact entre eux en tenant compte de la situation actuelle de l’enfant et de son intérêt supérieur, et à prendre toute autre mesure appropriée dans l’intérêt supérieur de la mineure (Soares de Melo c. Portugal, no 72850/14, § 130, 16 février 2016 ; Bondavalli, précité, § 83 ; Ageyevy c. Russie, no 7075/10, § 244, 18 avril 2013).
80. Elle estime que la forme la plus appropriée de redressement pour une violation de l’article 8 de la Convention dans un cas comme celui de l’espèce, où le processus décisionnel mené par l’administration et les juridictions internes en l’espèce peut mener à l’adoption de la fille du requérant par sa famille d’accueil, consiste à faire en sorte que le requérant se retrouve autant que possible dans la situation qui aurait été la sienne si cette disposition n’avait pas été méconnue (Atutxa Mendiola et autres c. Espagne, no 41427/14, § 51, 13 juin 2017, et Otegi Mondragon c. Espagne, nos 4184/15 et 4 autres, §§ 74 et 75, 6 novembre 2018). Elle note que le droit interne prévoit la possibilité de réviser les décisions définitives déclarées contraires aux droits reconnus dans la Convention par un arrêt de la Cour, en application des articles 510 et 511 du code de procédure civile « pourvu qu’elle ne porte pas préjudice aux droits acquis par des tiers de bonne foi ».
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
3. Dit qu’il est souhaitable, eu égard aux circonstances particulières de la présente affaire et au besoin urgent de mettre fin à la violation du droit du requérant au respect de sa vie familiale, que les autorités internes réexaminent, dans un bref délai, la situation du requérant et de sa fille mineure à la lumière du présent arrêt et qu’elles prennent les mesures appropriées dans l’intérêt supérieur de l’enfant ;
4. Prend note de la procédure de révision conformément aux articles 510 et 511 du code de procédure civile.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 juin 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stephen PhillipsVincent A. De Gaetano
GreffierPrésident