TROISIÈME SECTION
AFFAIRE KOTENOK c. RUSSIE
(Requête no 50636/11)
ARRÊT
Art 2 (matériel) • Obligations positives • Suicide d’un homme lors de sa détention de courte durée au commissariat de police • Aucun élément à la disposition des policiers au moment des faits ne laissant présager un risque certain et immédiat de suicide • Policiers non tenus d’adopter des mesures particulières visant à prévenir la matérialisation d’un tel risque
Art 2 (procédural) • Enquête sur le décès effective, prompte, indépendante et suffisamment approfondie • Participation à l’enquête de la famille du défunt
STRASBOURG
23 mars 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kotenok c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Paul Lemmens, président,
Dmitry Dedov,
Georges Ravarani,
María Elósegui,
Darian Pavli,
Anja Seibert-Fohr,
Peeter Roosma, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu :
la requête (no 50636/11) dirigée contre la Fédération de Russie et dont trois ressortissants de cet État, Mmes Galina Ivanovna Kotenok, Irina Valeryevna Kotenok et M. Andrey Valeryevich Kotenok (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 11 juin 2011,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement russe (le 28 août 2013),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 février 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente requête porte sur un manquement allégué de l’État à son obligation de protéger la vie du mari et père des requérants qui se trouvait en détention dans un commissariat de police. Les requérants allèguent en outre un manquement à une obligation de mener une enquête effective en raison de ce décès. Est en jeu l’article 2 de la Convention.
EN FAIT
2. Mmes Galina Ivanovna Kotenok (« la première requérante ») et Irina Valeryevna Kotenok (« la deuxième requérante ») et M. Andrey Valeryevich Kotenok (« le troisième requérant ») sont des ressortissants russes nés respectivement en 1965, en 1991 et en 1988 et résidant à Naberezhnye Chelny, république de Tatarstan. Ils ont été représentés par M. I. Cholokhov, chef de l’organisation non gouvernementale Kazanskiy pravozaschitniy tsentr (« Centre de protection des droits de l’homme »).
3. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté initialement par M. G. Matiouchkine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Galperine, son représentant actuel.
1. L’arrestation de M. Kotenok
4. Le 5 mars 2009 à 10 heures, M. Valéry Kotenok (« V.K. »), respectivement l’ex-mari de la première requérante et le père des deux autres requérants, se trouvant dans un état d’ébriété, fit un scandale à son domicile. La deuxième requérante, qui était alors mineure et se trouvait seule dans l’appartement familial, appela la police, à 9 h 45. Un policier de proximité (участковый уполномоченный милиции), G., s’y rendit le premier et constata que V.K. était ivre et agressif et qu’il tentait de le frapper et de le jeter hors de l’appartement. Selon la première requérante, V.K., étant un ancien policier, connaissait ses droits et se mit à se disputer avec G. V.K. lui demanda de présenter sa carte professionnelle de policier, sans quoi il refuserait de lui obéir. G. appela des renforts. À l’arrivée des policiers, V.K. se calma et ne s’opposa pas à son arrestation mais, en descendant l’escalier, il s’accrocha de la main à des boîtes aux lettres. Les policiers l’emmenèrent au commissariat de police du district Elektrotekhnitcheskiy de la ville de Naberejnye Tchelny, république de Tatarstan (« le commissariat »).
5. Selon le Gouvernement, les policiers examinèrent V.K., conformément à l’instruction à laquelle ils devaient se conformer (paragraphe 35 ci-dessous), et constatèrent des lésions sur son poignet. Ils appelèrent une ambulance pour que des soins médicaux fussent administrés à l’intéressé.
6. Selon les requérants, qui fondent leur récit sur un enregistrement vidéo issu des caméras de vidéosurveillance du commissariat, V.K. était arrivé au commissariat à 11 heures ; alors qu’il se trouvait dans une pièce servant à l’examen des détenus (комната для разбора с задержанными) entourée de barreaux, dans le hall du commissariat, il avait tenté à 11 heures 17 et à 11 heures 35 de se couper les veines du poignet puis, à 11 heures 37 et à 11 heures 40, de se pendre à une grille en confectionnant un nœud avec un cordon tiré de ses vêtements ; à 11 heures 19, l’agent de permanence avait appelé une ambulance pour soigner les blessures que V.K. s’était infligées ; entre 11 heures 41 et 11 heures 53, le médecin arrivé sur place avait soigné V.K. en pansant son poignet ; les policiers avaient ensuite fouillé V.K. et lui avaient retiré le cordon de sa capuche.
7. À 12 heures 10, V.K. fut placé dans une cellule pour délinquants administratifs (камера для административно задержанных). À ce moment de la journée, il n’y avait personne dans la cellule. À 12 heures 30, un procès-verbal de l’infraction administrative fut finalisé. À 12 heures 40, les policiers ouvrirent la porte de la cellule pour y placer un autre détenu, un certain L., et retrouvèrent le corps sans vie de V.K. étendu sur le sol, avec un élastique tiré de son pantalon autour du cou. Un morceau de l’élastique fut retrouvé accroché à une grille d’éclairage.
2. L’enquête relative au décès de V.K.
1. La première phase de l’enquête
8. Les policiers prirent des mesures pour établir un périmètre de sécurité sur les lieux. Ils appelèrent un enquêteur du comité d’instruction, une ambulance et la première requérante.
9. L’enquêteur M., en présence de deux témoins instrumentaires (понятые) dressa un procès-verbal de l’inspection des lieux (осмотр места происшествия) et décrivit la position du défunt, ainsi que les lésions corporelles suivantes : un sillon de strangulation autour du cou, deux pansements sur l’avant‑bras droit, des taches de sang séché sur les mains et des ecchymoses post mortem. Il constata qu’à l’intérieur de la cellule, au‑dessus de la porte d’entrée, se trouvait un luminaire entouré d’un grillage auquel un élastique noir était attaché. Il emballa cet élastique dans une enveloppe et le versa au dossier pénal.
10. La première requérante, après être arrivée au commissariat de police, fit une déclaration écrite à l’attention du chef du commissariat de police dans laquelle elle indiqua que son ex‑mari avait déjà fait plusieurs tentatives de suicide.
11. Selon les rapports des policiers Ch. et A., V.K. avait été placé seul dans une cellule et lorsqu’ils avaient voulu y placer une autre personne, ils avaient découvert que V.K. s’était pendu.
12. Le même jour, l’enquêteur ordonna un examen médicolégal du corps du défunt.
13. Toujours le même jour, le chef du département de Naberejniye Tchelny du ministère de l’Intérieur rendit une ordonnance à l’issue d’un contrôle interne relatif au suicide de V.K. Selon cette ordonnance, il attira l’attention sur le fait que l’agent de service Ch., qui avait vu les blessures sur le poignet droit de V.K., n’avait pas clarifié leur origine, n’avait pas pris en compte l’état psychologique de V.K. et n’avait pas pris de mesures afin « d’établir l’information nécessaire selon laquelle le défunt avait des idées suicidaires ». Ainsi, selon l’ordonnance, l’incident s’était produit du fait d’un manque de vigilance de la part des policiers Ch. et S. et de leur chef P. Le chef du département de Naberejniye Tchelny du ministère de l’Intérieur finit par prononcer des mesures disciplinaires à l’égard de ces policiers et ordonna au chef du commissariat de mettre en place des mesures propres à améliorer les locaux de police afin d’empêcher les suicides de détenus.
14. Le 6 mars 2009, le médecin légiste K., du bureau de médecine légale de la république de Tatarstan, pratiqua l’autopsie du corps de V.K. Il conclut que le décès avait résulté de l’asphyxie mécanique en raison d’une constriction du cou à la suite d’une pendaison au moyen d’une corde. Il releva que le taux d’alcoolémie de V.K. était de 3,2 ‰. Il identifia également les lésions corporelles suivantes : égratignures sur le front, sur l’avant-bras droit et sur la hanche gauche ; blessure sur le poignet droit, ecchymoses et égratignures sur la surface supérieure du pavillon auriculaire et sur la phalange unguéale du gros orteil du pied gauche ; ecchymoses sur les coudes gauche et droit. Ces lésions corporelles étaient apparues, selon l’expert, de un à trois jours avant la mort et avaient été causées par des objets durs. Le médecin légiste constata également la présence d’ecchymoses post mortem.
15. Le même jour, lorsque la famille ramena le corps de V.K. à son domicile, elle découvrit que tous les élastiques sur les vêtements du défunt étaient présents.
16. Par une décision du 17 mars 2009, l’enquêteur V. du département d’investigation classa l’affaire sans suite pour absence de délit de meurtre, de provocation au suicide et de voies de fait, en application de l’article 24 § 1-1 du code de procédure pénale. L’enquêteur prit note de l’explication du policier G. Selon les dires de ce dernier, V.K. était dans un état d’ébriété et avait été, de ce fait, agressif ; il aurait tenté de le frapper et de le jeter hors de l’appartement ; à l’arrivée des renforts de police, V.K. se serait calmé et ne se serait pas opposé à son arrestation mais, en descendant l’escalier, il se serait accroché, du poignet, à des boîtes aux lettres.
17. L’enquêteur releva que les agents de service A. et Ch. étaient présents au commissariat lorsque V.K. y fut déposé. Selon les dépositions de ces deux policiers, ce dernier s’était comporté correctement et n’avait pas été agressif. Les policiers avaient dressé des procès-verbaux de l’arrestation et de l’infraction administrative et, à 12 heures 10, ils avaient placé V.K. dans une cellule pour délinquants administratifs où celui-ci était resté seul jusqu’à 12 heures 40, lorsqu’un autre policier y était entré pour y placer un autre délinquant, et avait retrouvé V.K. pendu au moyen de l’élastique de son pantalon.
18. L’enquêteur releva l’information communiquée par la famille du défunt selon laquelle ce dernier avait fait plusieurs tentatives de suicide. Il nota que cette même information était également disponible dans la base de données du commissariat de police.
19. L’enquêteur prit note du procès-verbal de l’inspection des lieux, selon lequel, au-dessus de la porte d’entrée dans la cellule, il y avait une lampe entourée d’une grille. Il releva qu’un élastique noir avait été attaché à cette grille et que l’élastique présentait des déchirures.
20. L’enquêteur prit également en compte un enregistrement vidéo issu des caméras de surveillance de la pièce d’examen des détenus dans le commissariat. Cet enregistrement montrait un homme, qui se trouvait derrière les barreaux, se coupant les veines des poignets.
21. Compte tenu de ces éléments, l’enquêteur conclut que V.K. avait volontairement commis un suicide, sans aucune intervention de tiers. Il ne décela aucun acte relevant de traitements inhumains ou dégradants propres à pousser V.K. à commettre un suicide. De même, il nota que les policiers de permanence n’avaient pas pris toutes les mesures nécessaires pour prévenir la commission du suicide, ce qui engageait leur responsabilité disciplinaire. Toutefois, selon l’enquêteur, le décès de V.K. n’avait pas de lien de causalité avec le manquement des policiers en fonction.
22. Après avoir vérifié le dossier, l’adjoint du procureur de Naberejnye Tchelny, par une décision du 27 mars 2009, indiqua que plusieurs éléments n’avaient pas été clarifiés par l’enquêteur. Il releva notamment que l’enquêteur n’avait pas expliqué pourquoi les vêtements de V.K. étaient toujours pourvus de leurs élastiques, alors qu’il s’était pendu, selon l’enquêteur, au moyen d’un élastique provenant de ses vêtements. En second lieu, l’adjoint du procureur estima que la conclusion de l’enquêteur selon laquelle V.K. avait fait plusieurs tentatives de suicide n’était pas étayée par des preuves. Par une décision du 6 avril 2009, le chef du département d’investigation S. annula la décision du 17 mars 2009 et ordonna un complément d’enquête.
2. La deuxième phase de l’enquête
23. Le 16 avril 2009, l’enquêteur V. classa l’affaire sans suite pour les mêmes motifs que ceux exposés dans la décision du 17 mars 2009. Il ajouta, dans la partie intitulée « Les faits » de sa décision que, sur l’enregistrement vidéo en cause, l’on voyait un homme, qui se tenait derrière les barreaux, tenter de se suicider d’abord en se coupant les veines des poignets puis en essayant de se pendre au moyen d’un élastique noir. L’enquêteur ajouta également que la présence de tous les élastiques sur les vêtements de V.K. n’était pas de nature à remettre en cause la version de la pendaison. Il supposa que l’élastique au moyen duquel V.K. s’était pendu avait été enlevé d’un de ses vêtements sans laisser de traces. Il ajouta que les lésions corporelles identifiées sur le cadavre étaient mineures et pouvaient être le résultat de la résistance opposée aux policiers au moment de l’arrestation et de la chute après la pendaison.
24. La première requérante contesta cette décision tant devant le procureur que devant le tribunal. Par une décision du 7 septembre 2009, le tribunal de la ville de Naberejnye Tchelny déclara cette décision invalide au motif que l’enquêteur n’avait pas respecté les consignes données par le procureur et par le chef du département d’investigation.
25. Le 19 octobre 2009, le chef du département d’investigation annula la décision de l’enquêteur et ordonna un complément d’enquête. Il indiqua qu’il était nécessaire de déterminer avec quel élastique V.K. s’était pendu et d’établir si ce dernier avait déjà fait des tentatives de suicide.
3. La troisième phase de l’enquête
26. Le 29 octobre 2009, l’enquêteur V. releva que, selon l’information disponible dans la base de données policière « Marathon », V.K. avait fait plusieurs tentatives de suicide. Il classa l’affaire sans suite pour les mêmes motifs qu’auparavant.
27. La première requérante forma un recours devant le procureur contre cette décision. Elle se plaignait entre autres que l’enquêteur n’avait pas donné une version plausible du décès de V.K. car il était peu probable, selon elle, qu’une personne mesurant 173 cm et se trouvant dans un état d’ébriété avancé ait été capable d’accrocher un élastique à une grille d’éclairage fixée au niveau du plafond. Elle alléguait également que V.K. avait été victime de mauvais traitements de la part de policiers.
28. Le 16 mars 2010, le chef du département d’investigation annula la décision attaquée et ordonna un complément d’enquête. Il demanda à interroger les policiers ayant interpellé et emmené V.K. au commissariat de police pour savoir s’ils avaient eu recours à la force physique pour briser la résistance de ce dernier.
4. La quatrième phase de l’enquête
29. Le 8 avril 2010, l’enquêteur V. classa l’affaire sans suite. Il ajouta, dans la partie « Les faits » de sa décision, que sur l’enregistrement vidéo, l’on voyait un homme qui tirait de son pantalon, au niveau de la taille, un objet ressemblant à une corde ou à un élastique et qui tentait de se suicider en essayant de se pendre au moyen de cette corde ou de cet élastique. L’enquêteur ajouta également que V.K. aurait pu tirer l’élastique ou la corde d’un de ses vêtements sans que cela ne soit visible ou bien avoir eu ces objets sur lui. S’agissant des lésions corporelles identifiées sur le cadavre, l’enquêteur indiqua que, compte tenu de leur caractère insignifiant, elles avaient été reçues soit au moment de l’arrestation de V.K. à son domicile, lorsque ce dernier s’était battu avec le policier G., soit lors de la chute du corps après la pendaison.
30. La première requérante forma un recours judiciaire contre cette décision et demanda à interroger L. – un autre délinquant administratif qui devait être placé dans la même cellule que V.K. – et qui était présent lorsqu’un policier avait ouvert la porte de la cellule et avait vu le corps de V.K. tomber. Elle reprocha également au policier A., alors qu’il aurait su que V.K. avait des tendances suicidaires, de l’avoir placé seul dans la cellule, sans surveillance de la part de policiers, alors que celui-ci était selon elle en état d’ébriété et de détresse. La première requérante réitéra ses doutes quant à la version du suicide retenue par l’enquêteur ; elle émit l’hypothèse que la pendaison aurait sans doute été impossible sans « assistance » d’autrui.
31. Le 28 février 2011, le chef du département d’investigation annula la décision de l’enquêteur et ordonna un complément d’enquête. Dans sa décision, il enjoignit à l’enquêteur, entre autres, d’interroger le policier de service afin de clarifier l’heure de placement de V.K. dans la cellule (il demanda notamment si l’intéressé y avait été placé immédiatement à son arrivée au commissariat et, si ce placement avait eu lieu plus tard, pour quels motifs, par exemple en raison d’une résistance de l’intéressé ou de la nécessité de lui fournir une assistance médicale). D’autre part, le chef du département d’investigation demanda à ce que le témoin L., qui était présent lorsque le corps de V.K. avait été découvert, fût retrouvé, et interrogé pour établir si V.K. s’était pendu lui-même ou s’il avait été pendu par des policiers. En troisième lieu, il demanda que les plaignants – les membres de la famille du défunt – fussent interrogés pour savoir s’ils disposaient des connaissances médicales nécessaires pour distinguer des lésions corporelles reçues du vivant de la personne de celles subies post mortem. Il conseilla en outre à l’enquêteur de porter un jugement, dans sa future décision, sur les faits suivants : V.K. était pendu à un cordon de son pantalon, ce qui était visible sur la photo prise lors de l’inspection des lieux ; ce cordon avait été placé sur le pantalon entre deux élastiques afin de les fixer ; le cordon avait été saisi et versé au dossier pénal comme pièce à conviction, alors que les élastiques étaient restés dans la coulisse de la ceinture du pantalon. Le chef du département d’investigation conseilla à l’enquêteur d’expliquer ces faits à la famille du défunt.
5. La cinquième phase de l’enquête
32. La recherche du témoin L., ordonnée par le chef du département d’investigation, fut vaine. Le 25 mars 2011, l’enquêteur V. classa l’affaire sans suite. Il ajouta qu’il n’y avait pas de données permettant de conclure que des délits de meurtre, de voies de fait ou de provocation au suicide avaient été commis à l’endroit de V.K. L’enquêteur rejeta l’argument de la famille du défunt selon lequel les vêtements de celui-ci étaient intacts car le cordon aurait pu être tiré des vêtements sans laisser la moindre trace.
33. La première requérante ne contesta pas cette décision mais réitéra auprès du chef du département d’investigation ses demandes précédentes visant à mener des actes d’instruction. Elle insista sur sa version des faits. Par une lettre du 11 mars 2011, le chef du département d’investigation lui répondit que, dans le cadre de l’enquête, il avait donné des consignes larges et suffisantes et que, par conséquent, aucune autre mesure d’investigation ne s’imposait. Il invita par ailleurs la première requérante à former un recours prévu par la loi en cas de désaccord avec lui. La première requérante ne le fit pas.
6. L’action civile pour dommages et intérêts
34. La deuxième requérante introduisit une action civile contre le ministère fédéral des Finances pour l’indemnisation du préjudice moral qu’elle disait avoir subi du fait du décès de son père au commissariat de police. Pour fonder son action, elle allégua que les autorités avaient manqué à assurer une assistance médicale à son père et à protéger sa vie en tant que personne détenue.
35. Par une décision du 29 juillet 2010, le tribunal du district Vakhitovskiy de Kazan rejeta cette action, la considérant comme dénuée de tout fondement. Le tribunal déclara ce qui suit :
« La prétention de la requérante visant à l’indemnisation du préjudice moral causé par la mort de son père en raison de l’absence d’assistance médicale pendant la période de sa détention dans les locaux pour délinquants administratifs compte tenu de l’obligation de l’État de répondre de tout dommage subi en détention est [...] sans fondement.
Selon la position bien fondée et non contestée du ministère de l’Intérieur de Tatarstan, le personnel du commissariat de police Elektrotekhnitcheskiy de la ville de Naberejnye Tchelny a entrepris toutes les mesures pour [assurer] une détention sans danger à M. Kotenok dans les locaux pour délinquants administratifs, [les] conditions de détention étant conformes aux normes établies dans le Règlement du Gouvernement russe du 15 octobre 2003 no627 (...). De plus, le dossier contient l’information selon laquelle M. Kotenok avait bénéficié de soins médicaux prodigués par une équipe médicale d’urgence.
(...)
(...) ainsi qu’il découle de la décision de l’enquêteur du 8 avril 2010 relative au refus d’engager une enquête pénale, les policiers de permanence, qui n’avaient pas pris toutes les mesures nécessaires pour prévenir la commission de son suicide par M. Kotenok, se sont vu infliger des sanctions disciplinaires. Toutefois, la survenance de la mort de M. Kotenok n’avait pas de lien de cause à effet avec les actions des policiers (...).
La loi russe en vigueur n’astreint pas les policiers à prévenir les suicides [...] imprévisibles parmi les délinquants ; la responsabilité de ces personnes et, par conséquent, du Trésor public, ne saurait être engagée lorsque la faute de ces personnes n’est pas prouvée. »
36. Le 23 septembre 2010, la cour de la république de Tatarstan confirma la décision précitée en cassation.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
37. Selon l’arrêté du Gouvernement de la Fédération de Russie du 15 octobre 2003 no 627 relatif aux conditions de détention des personnes détenues pour infraction administrative, aux normes concernant l’alimentation et aux soins médicaux de ces personnes », les personnes ayant commis des infractions administratives sont détenues dans des cellules spéciales prévues à cette fin. Avant de placer un délinquant administratif dans une cellule, l’agent de police chargé d’interpeller ce dernier procède à une fouille corporelle et à une inspection des effets personnels lui appartenant. En même temps, cet agent de police doit examiner et interroger le délinquant afin de rechercher des affections psychiques, infectieuses et autres présentant une menace pour la vie (paragraphe 6 de l’arrêté). Les agents affectés à l’établissement où se trouvent les cellules sont tenus de surveiller le comportement des détenus (paragraphe 10 de l’arrêté).
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
38. Les requérants se plaignent que les autorités russes ayant placé V.K. en détention n’ont pas pris toutes les mesures afin de protéger sa vie qui, selon eux, était en danger. Ils se plaignent en outre que l’enquête menée à la suite du décès de V.K. n’a pas été effective. Ils invoquent l’article 2 combiné avec l’article 13 de la Convention. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour examinera ce grief sous l’angle de l’article 2 seul qui, dans sa partie pertinente en l’espèce, est ainsi libellé :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
(...) »
1. Sur la recevabilité
1. Arguments des parties
a) Sur le volet matériel du grief
39. Le Gouvernement combat la thèse des requérants. Se référant à l’arrêt Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, §§ 88-89, 92, CEDH 2001‑III, il est d’avis que les autorités sont tenues d’empêcher la matérialisation d’un risque certain et immédiat pour la vie dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance. Or, en l’espèce, le Gouvernement considère que les policiers ne pouvaient pas avoir connaissance d’un risque de suicide. En effet, il indique que V.K., mis à part lorsqu’il a opposé une résistance au policier G., n’était agressif ni lors de l’arrestation dans son appartement, ni au commissariat de police. Le Gouvernement estime donc que, compte tenu du comportement « calme » de l’intéressé, les policiers ne pouvaient pas supposer sa volonté de se suicider. Le Gouvernement relève que, eu égard aux blessures constatées sur les poignets de V.K., une équipe médicale, appelée par les policiers, lui a procuré les soins médicaux nécessaires. Le Gouvernement soutient qu’aucun élément connu des policiers au moment des faits ne les avait empêchés de suivre la procédure ordinaire de placement de V.K. dans une cellule pour délinquants administratifs. S’agissant de ce placement, le Gouvernement indique que les policiers ont suivi la procédure prévue par l’arrêté précité (paragraphe 35 ci-dessus). En effet, il expose que, après avoir rempli le procès-verbal de l’infraction administrative, les policiers ont examiné V.K., ont effectué une fouille corporelle, ont retiré un cordon de sa veste et, après avoir accompli ce protocole, l’ont placé dans une cellule vide.
40. Le Gouvernement soutient que V.K. avait eu accès à une assistance médicale. Il attire l’attention sur le fait que V.K. n’avait formulé aucune plainte auprès des médecins qui n’étaient pas hiérarchiquement dépendants des policiers.
41. S’agissant du risque de suicide, le Gouvernement soutient qu’il n’avait pas, pour les policiers, de caractère certain et immédiat. En effet, le Gouvernement reconnaît que dans la main courante figuraient des informations relatives à des tentatives de suicide de V.K. qui dataient respectivement de 2001 et de 2004. Le Gouvernement attire cependant l’attention sur le fait que V.K. n’a commis aucune infraction ni tentative de suicide après 2004.
42. En outre, le Gouvernement indique que la charge de travail des policiers à l’accueil du commissariat, qui s’acquittaient de tâches variées dans des conditions d’urgence, les empêchait de recueillir, en temps réel, les informations relatives à l’état mental d’un délinquant administratif.
43. Le Gouvernement conclut que les policiers de permanence ne disposaient pas d’informations confirmant le risque immédiat et certain d’un suicide compte tenu d’un comportement adéquat de V.K., de l’absence de plaintes de ce dernier tant auprès des policiers qu’auprès des professionnels de la santé appelés juste avant son placement en cellule. Ainsi, le Gouvernement soutient que le droit à la vie de V.K. n’a pas été méconnu.
44. Pour la partie requérante, au contraire, le risque de suicide était certain et immédiat pour les raisons suivantes : (a) V.K. était dans un état d’ébriété important (taux d’alcoolémie égal à 3,2 ‰), (b) il avait été arrêté pour violence domestique, (c) les médecins de l’ambulance appelés sur place auraient dû lui injecter des tranquillisants pour prévenir le risque de suicide ; d) les informations relatives aux antécédents de tentatives de suicide de V.K. étaient disponibles dans la main courante du commissariat de police. Enfin, la partie requérante estime que, même si les policiers ne disposaient pas d’informations relatives aux antécédents suicidaires de V.K., ils auraient dû en être avertis par la tentative de suicide que l’intéressé aurait commise au commissariat.
45. La partie requérante combat la thèse du Gouvernement selon laquelle les policiers ont pris toutes les mesures que l’on pouvait attendre d’eux pour aider V.K. De l’avis des requérants, mis à part appeler une ambulance, les policiers n’ont rien fait pour prévenir le suicide. Les requérants déplorent que les policiers aient placé V.K. seul dans une cellule. Si toutefois un tel placement était inévitable, il aurait fallu, aux yeux des requérants, administrer des médicaments tranquillisants à V.K.
46. Se référant à l’arrêté gouvernemental précité (paragraphe 37 ci‑dessus), la partie requérante estime que les policiers n’ont pas respecté les consignes y figurant, notamment celles énoncées aux paragraphes 6 et 10, selon lesquelles tous les objets pouvant être utilisés pour commettre un suicide doivent être confisqués et les détenus surveillés. Les requérants déplorent que les policiers aient laissé V.K. 38 minutes sans surveillance.
b) Sur le volet procédural
47. Se référant aux arrêts Salman c. Turquie ([GC], no 21986/93, §§ 73, 105, 106, CEDH 2000‑VII), Kleyn et Aleksandrovich c. Russie, (no 40657/04, § 52, 3 mai 2012), et Gül c. Turquie, (no 22676/93, § 89, 14 décembre 2000), le Gouvernement indique que, dans tous les cas où un détenu décède dans des conditions suspectes et que les causes de ce décès sont susceptibles d’être rattachées à une action ou une omission de la part d’agents ou de services publics, les autorités ont l’obligation de mener une enquête effective de nature à permettre d’établir les causes de la mort, d’identifier les éventuels responsables de celle-ci et d’aboutir à leur punition. Il estime que l’enquête en cause a été menée conformément aux principes énoncés dans les arrêts précités. En effet, selon le Gouvernement, l’enquête a été menée avec une célérité exemplaire, par une entité indépendante de la police, le Comité d’instruction, et toutes les circonstances de l’incident ont été soigneusement établies. Le Gouvernement indique que l’expertise médicolégale du corps du défunt a été pratiquée le lendemain du suicide et que l’enquêteur a interrogé l’expert légiste pour clarifier toutes les circonstances du décès. S’agissant de l’absence de reconstruction des faits sur le lieu du drame, le Gouvernement considère qu’il n’y avait aucun besoin de le faire car les circonstances de l’incident établies lors de l’enquête n’auraient pas suscité de doutes. Il conclut que l’obligation de mener une enquête effective, au sens de l’article 2 de la Convention, a été honorée.
48. Le Gouvernement estime que le grief est manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et invite la Cour à déclarer ce grief irrecevable, au sens de l’article 35 § 4 de la Convention.
49. Les requérants estiment que l’enquête relative au décès de V.K. menée par les autorités internes n’a pas satisfait aux exigences de l’article 2 de la Convention pour les motifs suivants : l’enquête pénale, conformément à l’article 146 du code de procédure pénale, n’a pas été ouverte ; les autorités nationales n’ont ouvert qu’une information qui s’est terminée par un non-lieu ; une reconstitution sur le lieu où les faits se sont produits n’a pas été effectuée. Les requérants reprochent aux autorités de ne pas avoir répondu à la question de savoir comment un homme pesant 70 kg et se trouvant en état d’ébriété a pu confectionner un nœud et comment il a réussi à se pendre au moyen de celui-ci. Ils expriment leurs doutes quant à la capacité de leur parent de glisser ledit nœud dans la grille protégeant l’éclairage. Selon les requérants, les enquêteurs auraient dû interroger des témoins (plus particulièrement, les médecins qui ont soigné V.K., le détenu L., et d’autres) et expliquer l’origine de toutes les lésions identifiées sur le cadavre.
2. Appréciation de la Cour
50. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
51. Les thèses des parties sont résumées dans les paragraphes 39-49 ci‑dessus.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur le volet matériel du grief
1. Les principes généraux
52. La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2 de la Convention impose aux États contractants l’obligation non seulement de s’abstenir de donner la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction (Kleyn et Aleksandrovich, précité, § 43, Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 174, CEDH 2011 (extraits), et Fernandes de Oliveira c. Portugal [GC], no 78103/14, § 104, 31 janvier 2019).
53. La Cour rappelle également que l’article 2 de la Convention peut, dans certaines circonstances bien définies, mettre à la charge des autorités l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu contre autrui ou, dans certaines circonstances particulières, contre lui-même (Keenan, précité, § 89, De Donder et De Clippel c. Belgique, no 8595/06, § 70, 6 décembre 2011, et Fernandes de Oliveira, précité, § 110). Les obligations des États contractants prennent une dimension particulière à l’égard des personnes détenues, celles-ci se trouvant entièrement sous le contrôle des autorités : compte tenu de leur vulnérabilité, les autorités ont le devoir de les protéger.
54. Cela étant, il convient cependant d’interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. Toute menace présumée contre la vie n’oblige donc pas les autorités à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation. Ainsi, dans le cas spécifique du risque de suicide en prison, il n’y a une telle obligation positive que lorsque les autorités savent ou devraient savoir sur le moment qu’existe un risque réel et immédiat qu’un individu donné attente à sa vie. Pour caractériser un manquement à cette obligation, il faut ensuite établir que les autorités ont omis de prendre, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute paré ce risque. Concrètement, il faut et il suffit que le requérant démontre que les autorités n’ont pas fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles dans les circonstances de la cause pour empêcher la matérialisation d’un risque certain et immédiat pour la vie dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance (Keenan, précité, § 93, Renolde c. France, no 5608/05, § 83, CEDH 2008 (extraits), et De Donder et De Clippel, précité, § 69). En ce qui concerne les risques de suicide, dans le cas de personnes privées de leur liberté par les autorités (principalement dans le cadre d’un placement en garde à vue ou d’une détention), la Cour a pris en compte divers facteurs afin d’établir si les autorités savaient ou auraient dû savoir qu’il existait pour la vie d’un individu donné un risque réel et immédiat, déclenchant l’obligation de prendre des mesures préventives adéquates. Ces facteurs incluent généralement : les antécédents de troubles mentaux, la gravité de la maladie mentale, des tentatives de suicide ou des actes d’auto-agression antérieurs, les pensées ou menaces suicidaires, les signes de détresse physique ou mentale (Fernandes de Oliveira, précité, § 115).
2. Application aux faits de l’espèce
55. La Cour constate que, bien que les parties aient présenté deux versions des évènements (paragraphes 5 et 6 ci-dessus), ces versions ne se contredisent pourtant pas. Constatant que la version de la partie requérante est plus complète étant fondée sur un enregistrement vidéo, la Cour fondera son analyse sur cette dernière version. Elle constate par ailleurs que les parties sont en désaccord sur le point de savoir si un risque suicidaire chez V.K. avait ou devait avoir été détecté par les services de police. Elle doit rechercher si, compte tenu des éléments dont disposaient les policiers au moment des faits, le caractère réel et immédiat d’un risque de suicide aurait dû être identifié.
56. La Cour constate que, en l’espèce, la détention de V.K., en tant que délinquant administratif à la suite de son arrestation à son domicile pour violence domestique, était une détention de courte durée. Cette détention au commissariat de police ne dure que quelques heures, à compter du moment de l’arrestation et de la comparution devant le juge. La courte durée de la détention explique le fait que l’état mental du délinquant ne peut faire l’objet d’une étude aussi approfondie que celle effectuée en cas de détention en prison à la suite d’une condamnation pénale ou en cas de séjour dans un asile psychiatrique (voir, a contrario, Sellal c. France, no 32432/13, § 53, 8 octobre 2015, et Fernandes de Oliveira, précité, § 127). Ainsi, dans le cas de V.K., les policiers ne disposaient pas de l’avis médical d’un psychiatre, qui était l’instrument le plus fiable, susceptible de certifier la présence d’un risque réel et immédiat de suicide au moment des faits. Reste à examiner si les policiers disposaient d’autres éléments suffisants pour détecter un risque de suicide, comme le soutient la partie requérante.
57. Les requérants allèguent plus particulièrement que les policiers auraient dû consulter leur base de données, qui aurait comporté des informations relatives aux antécédents suicidaires de V.K. La Cour prend note de la position du Gouvernement reconnaissant que les policiers n’ont pas étudié cette base de données au moment du passage de V.K. au commissariat car ils auraient été occupés par d’autres tâches (paragraphes 44 et 45 ci-dessus). La Cour estime que, de toute manière, même si les policiers l’avaient fait, la dernière tentative de suicide consignée dans la base de données remontait à 2004, c’est-à-dire cinq ans avant les faits. Ces informations ne certifiaient pas qu’il existait un risque de suicide réel ni, surtout, immédiat (Sellal, précité, § 52).
58. La Cour ne dispose pas de données certifiant que V.K. a fait l’objet d’un suivi psychiatrique à la suite de ses tentatives de suicide ; aucune maladie psychique ne lui a été diagnostiquée (voir, a contrario, De Donder et De Clippel, précité, § 74 ; dans cette affaire, les fils décédés des requérants avaient été diagnostiqués comme souffrant de schizophrénie, maladie pour laquelle le risque de suicide est inhérent).
59. Par ailleurs, la Cour note que la famille du défunt, soutenant devant elle que le risque de suicide avait un caractère certain et immédiat, n’a pas averti l’équipe des policiers arrivés à leur domicile de l’état mental de leur parent. Dans le même esprit, il est étonnant que les requérants, informés mieux que les autres de l’état mental de leur parent, n’aient pas envisagé une réaction plus douce face à son comportement violent, comme, par exemple, une hospitalisation psychiatrique.
60. S’agissant des signes de détresse physique ou mentale de V.K., les requérants mettent en exergue son état d’ivresse important et le motif de son arrestation (violence domestique) (paragraphe 44 ci-dessus).
61. S’agissant de l’état d’ivresse (V.K. avait un taux d’alcoolémie égal à 3,2 ‰), les requérants estiment que ce facteur était révélateur d’un risque certain et immédiat de suicide. La Cour ne partage pas ce raisonnement. Si l’état d’ivresse est révélateur d’une vulnérabilité de l’individu (Taïs c. France, no 39922/03, § 89, 1er juin 2006), il ne peut, à lui seul, représenter un risque de suicide.
62. S’agissant du deuxième facteur évoqué par les requérants, à savoir l’arrestation pour violence domestique, la Cour estime que le motif de l’arrestation ne révèle pas de tendances suicidaires de la part de l’auteur de cette violence, celle-ci étant dirigée vers autrui et non contre lui-même (Sellal, précité, § 54).
63. En outre, les requérants soutiennent que même si, pour une raison ou pour une autre, les policiers n’y avaient pas prêté attention, les actes d’automutilation effectués par V.K. qui, alors qu’il se trouvait derrière les barreaux au commissariat, aurait tenté de se couper les veines et aurait confectionné un nœud pour se pendre, auraient dû les alerter quant à l’état mental du détenu et les inciter à prendre des mesures pour protéger sa vie en lui retirant tous les objets pouvant servir à un suicide.
64. La Cour rappelle que les policiers auraient été dans l’obligation de prévenir non pas toute menace présumée contre la vie de l’individu mais uniquement celle qui aurait présenté un risque réel et immédiat d’une atteinte à la vie. De ce point de vue, elle relève que le comportement des policiers était cohérent avec la tâche de protéger la vie et la santé du détenu. En effet, à la suite des actes d’automutilation commis par V.K., les policiers ont appelé une équipe médicale. La question qui se pose de savoir si celle-ci pouvait détecter le risque de suicide et prévenir ce dernier, par exemple en injectant des tranquillisants à V.K. ou en l’hospitalisant. La Cour estime que, pour exiger une prise en charge du patient, il convient que les médecins soient avisés de son état mental. Le Gouvernement insiste sur cette thèse (paragraphe 40 ci-dessus) en indiquant que les médecins, n’étant pas hiérarchiquement dépendants des policiers, n’avaient pas reçu un tel avertissement. La Cour rappelle sa position, bien qu’exprimée dans le contexte de l’article 3 de la Convention, selon laquelle il faut, dans le cas des malades mentaux, tenir compte de leur vulnérabilité et de leur incapacité, dans certains cas, à se plaindre de manière cohérente ou à se plaindre tout court (Ketreb c. France, no 38447/09, § 109, 19 juillet 2012). Or, la Cour constate que, en l’espèce, V.K. ne présentait pas de signes de telles vulnérabilité et incapacité. En effet, il ressort des explications de la première requérante que V.K., en tant qu’ancien policier, connaissait ses droits et que, lors de son arrestation, il s’était disputé avec le policier de proximité G. en lui demandant de présenter sa carte professionnelle de policier, sans laquelle il aurait refusé de lui obéir (paragraphe 4 ci-dessus). Une telle pugnacité donne à penser que, d’une part, V.K. avait une forte personnalité qui savait à qui se plaindre et comment se protéger et, d’autre part, que son comportement n’avait pas laissé présager aux policiers son intention de se suicider (voir, a contrario, S.F. c. Suisse, no 23405/16, § 98, 30 juin 2020. Dans cette dernière affaire, les policiers ont assisté à des « expressions claires et explicites d’intention de suicide de la part de la victime ». La situation a en outre été accentuée par une vulnérabilité particulière de l’individu qui, malgré les signes apparents de vulnérabilité a été traité comme une personne capable de résister au stress et aux pressions subies). Ainsi, la Cour considère que, si l’équipe médicale n’avait ni hospitalisé V.K. ni averti les policiers d’un risque de suicide, c’est parce qu’elle l’avait jugé apte à rester en détention (voir, a contrario, S.F., précité. Dans cette affaire, un médecin à l’hôpital avait établi que le risque de suicide de l’individu était « aigu ». En outre, les médecins ont informé les policiers que l’individu présentait un danger pour lui-même S.F., précité, §§ 20, 24 et 86). Si les professionnels de la santé n’avaient détecté aucun risque de suicide, les policiers étaient encore moins aptes qu’eux à faire un bilan médical.
65. Aussi la Cour conclut-elle que les policiers ne disposaient pas d’éléments suffisants qui auraient pu faire craindre un risque de suicide réel et immédiat, risque qui aurait requis une vigilance accrue de leur part vis‑à‑vis du détenu. Elle note que les policiers ont accompli à l’égard de V.K. un protocole habituel, prescrit par l’arrêté no 62 (paragraphe 37 ci‑dessus), en effectuant des fouilles et en retirant le cordon de sa capuche et en le plaçant dans une cellule.
66. La partie requérante reproche à cet égard aux policiers d’avoir fait preuve d’une double négligence. D’une part, elle indique que le retrait du cordon de la capuche ne suffisait pas et qu’il aurait fallu, selon elle, retirer les élastiques de ses vêtements et de ses sous-vêtements ainsi que son pansement au poignet. D’autre part, elle reproche aux policiers d’avoir laissé leur parent sans surveillance pendant une trentaine de minutes.
67. La Cour rappelle que les autorités doivent s’acquitter de leurs tâches de manière compatible avec les droits et libertés de l’individu concerné : elles doivent prendre des mesures et précautions générales afin de diminuer les risques d’automutilation tout en évitant d’empiéter sur l’autonomie individuelle (Keenan, précité, § 92, et De Donder et De Clippel, précité, § 70). Elle estime que, en l’espèce, le retrait de tous les cordons et élastiques des vêtements de V.K., notamment ceux de ses sous-vêtements, aurait pu être perçu comme extrêmement humiliant, tandis que le retrait du pansement aurait fait perdre le bénéfice de l’assistance médicale. Par ailleurs, le fait de laisser le détenu pendant une demi-heure sans surveillance n’est pas, en dehors d’un risque de suicide confirmé, révélateur d’une négligence.
68. La Cour ne perd pas de vue que l’incident lié au suicide de V.K. a donné lieu aux poursuites disciplinaires des policiers de permanence (paragraphe 13 ci-dessus). En même temps, l’enquête pénale a abouti à la conclusion que les policiers n’ont pas commis de délits de nature pénale à l’endroit de V.K. (paragraphe 32 ci-dessus). De même, la juridiction civile a considéré que la faute des policiers pour n’avoir pas prévenu le suicide imprévisible d’un délinquant n’était pas prouvée (paragraphe 35 ci-dessus).
69. La Cour ne peut pas, dans son analyse, s’appuyer sur le document prononçant une sanction disciplinaire à l’encontre des policiers de permanence, car ce document n’est pas explicite sur les motifs de cette sanction (paragraphe 13 ci-dessus). D’autant plus que les conclusions de l’enquête disciplinaire vont à l’encontre de celles de l’enquête pénale et de la décision civile. De toute manière, la mise en jeu de la responsabilité de l’État au regard de la Convention ne dépend pas de la responsabilité individuelle des protagonistes au niveau interne (voir, mutadis mutandis, Lykova c. Russie, no 68736/11, § 131, 22 décembre 2015).
70. La Cour conclut que les éléments à la disposition des policiers au moment des faits ne laissaient pas présager qu’il existait un risque certain et immédiat de suicide. Dès lors, ces derniers n’étaient pas tenus d’adopter des mesures particulières visant à prévenir la matérialisation d’un tel risque.
71. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet matériel.
b) Sur le volet procédural de l’article 2 de la Convention
1. Les principes généraux
72. Dans tous les cas où un détenu décède dans des conditions suspectes et que les causes de ce décès sont susceptibles d’être rattachées à une action ou une omission d’agents ou de services publics, les autorités ont l’obligation de mener d’office une « enquête officielle et effective » de nature à permettre d’établir les causes de la mort et d’identifier les éventuels responsables de celle-ci et d’aboutir à leur punition. L’effectivité requiert en premier lieu que les personnes responsables de la conduite de l’enquête soient indépendantes de celles éventuellement impliquées dans le décès : elles doivent, d’une part, ne pas leur être subordonnées d’un point de vue hiérarchique ou institutionnel ; elles doivent, d’autre part, être indépendantes en pratique. Elle exige ensuite que les autorités prennent les mesures raisonnables dont elles disposent pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès ; toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à cette norme. Enfin, une célérité et une diligence raisonnables s’imposent aux enquêteurs, et les proches de la victime doivent être associés à la procédure dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de leurs intérêts légitimes (voir, parmi beaucoup d’autres, Slimani c. France, no 57671/00, § 29, CEDH 2004‑IX, Troubnikov c. Russie, no 49790/99, §§ 86-88, 5 juillet 2005, et De Donder et De Clippel, précité, § 86). Cependant, il ne s’agit pas d’une obligation de résultat, mais de moyens : l’enquête ne doit pas nécessairement arriver à une conclusion qui coïncide avec la version des faits présentée par le plaignant (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 71 CEDH 2002‑II).
2. Application aux faits de l’espèce
73. La Cour note que les autorités, ayant découvert le cadavre de V.K. pendu dans la cellule dans laquelle il avait été placé, ont immédiatement procédé à l’enquête en faisant le nécessaire pour recueillir les preuves. Elle note en outre que l’autopsie a été pratiquée le lendemain du drame (paragraphe 13 ci-dessus). La Cour est d’avis que l’enquête a été suffisamment prompte.
74. Elle note que l’enquête était indépendante. En effet, les enquêteurs appartenaient au Comité d’instruction, une entité indépendante de la police.
75. S’agissant de la participation à l’enquête de la famille du défunt, la Cour note que celle-ci a été associée à la procédure d’enquête. En effet, à la suite des plaintes déposées par elle, le procureur a plusieurs fois ordonné des compléments d’enquête pour satisfaire aux observations et suggestions de la partie requérante (paragraphes 22, 24, 27, 30 et 32 ci-dessus).
76. La Cour juge que l’enquête a été suffisamment approfondie dans la mesure où l’autorité compétente a expliqué la raison du décès – le suicide par pendaison – ainsi l’origine des lésions corporelles autres que celles liées à la pendaison. En effet, l’enquête a expliqué celles-ci par une résistance au policier G. au moment de l’arrestation et à la chute du corps par terre après la pendaison (paragraphe 29 ci-dessus). De son côté, la partie requérante, se limitant à remettre en question la version de l’enquête, ne présente aucune autre allégation fiable. Au contraire, devant la Cour, elle a insisté sur la version retenue par l’enquête, le suicide par pendaison (paragraphes 44-46 ci-dessus). Qui plus est, dans l’exposé de sa version des faits, la partie requérante s’appuie sur l’enregistrement des caméras de vidéosurveillance en place au commissariat de police (paragraphe 6 ci-dessus). Cette vidéo présentait minute par minute les actes de V.K. lors de son court séjour au commissariat. Si le moindre mauvais traitement avait eu lieu, cela aurait été filmé par ces caméras.
77. S’agissant de l’absence de reconstitution, il n’appartient pas à la Cour d’indiquer aux autorités nationales les mesures d’instruction à prendre dans un cas donné. La Cour est satisfaite de l’explication présentée par le Gouvernement soutenant que, sans reconstruction, les circonstances de l’incident établies lors de l’enquête n’ont pas suscité de doutes (paragraphe 47 ci-dessus). En outre, la partie requérante n’a pas formulé une telle demande auprès des autorités nationales. Qui plus est, face au refus du chef du département d’investigation, exprimé dans sa lettre du 11 mars 2011, d’ordonner un complément d’enquête (paragraphe 33 ci-dessus), la partie requérante n’a pas contesté cette décision. Ainsi, la Cour conclut que l’enquête a été approfondie.
78. Au demeurant, la Cour ne décèle dans le dossier aucun élément susceptible d’indiquer que l’instruction menée en l’espèce ne répondait pas aux exigences dégagées par sa jurisprudence.
79. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet procédural.
2. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION
80. Enfin, sous l’angle de l’article 3 de la Convention, les requérants se plaignaient que V.K. avait été battu par des policiers alors qu’il se trouvait entre les mains de la police. Sous l’angle de l’article 3 de la Convention, combiné avec l’article 13, les requérants se plaignaient d’une absence d’enquête effective sur cette allégation.
81. Eu égard au contenu du dossier, la Cour estime que ce grief ne révèle pas de violations des droits consacrés par la Convention et ses Protocoles. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le grief tiré de l’article 2 de la Convention recevable et le surplus de la requête irrecevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 mars 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan BlaškoPaul Lemmens
GreffierPrésident