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15/06/2021 | CEDH | N°001-210417

CEDH | CEDH, AFFAIRE MELİKE c. TURQUIE, 2021, 001-210417


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MELİKE c. TURQUIE

(Requête no 35786/19)

ARRÊT

Art 10 • Liberté d’expression • Licenciement sans droit à indemnisation d’une employée contractuelle du ministère de l’éducation nationale pour les mentions « J’aime » ajoutées sur des contenus Facebook de tiers • Acte litigieux jugé de nature à perturber la paix et la tranquillité du lieu de travail • Absence d’examen suffisamment approfondi de la teneur des contenus litigieux et de leur contexte • Absence de détermination de l’étendue et de la portée aupr

ès du public de l’acte litigieux • Sanction extrêmement sévère • Absence de motifs pertinents et suffisants, et...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MELİKE c. TURQUIE

(Requête no 35786/19)

ARRÊT

Art 10 • Liberté d’expression • Licenciement sans droit à indemnisation d’une employée contractuelle du ministère de l’éducation nationale pour les mentions « J’aime » ajoutées sur des contenus Facebook de tiers • Acte litigieux jugé de nature à perturber la paix et la tranquillité du lieu de travail • Absence d’examen suffisamment approfondi de la teneur des contenus litigieux et de leur contexte • Absence de détermination de l’étendue et de la portée auprès du public de l’acte litigieux • Sanction extrêmement sévère • Absence de motifs pertinents et suffisants, et de proportionnalité

STRASBOURG

15 juin 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Melike c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Jon Fridrik Kjølbro, président,
Carlo Ranzoni,
Aleš Pejchal,
Valeriu Griţco,
Pauliine Koskelo,
Marko Bošnjak,
Saadet Yüksel, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Vu :

la requête (no 35786/19) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme Selma Melike (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 20 juin 2019,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »),

les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par la requérante,

les commentaires reçus d’İfade Özgürlüğü Derneği (Association de la liberté d’expression), que le président de la section avait autorisée à se porter tierce intervenante (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 2 du Règlement de la Cour),

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 mai 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne le licenciement de la requérante, employée contractuelle du ministère de l’éducation nationale à l’époque des faits, pour les mentions « J’aime » qu’elle avait ajoutées sur certains contenus Facebook.

EN FAIT

2. La requérante est née en 1970 et réside à Adana. Elle est représentée par Me M. Çinkılıç, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent.

4. À l’époque des faits, la requérante était agente de nettoyage contractuelle à la direction de l’éducation nationale de Seyhan à Adana au statut d’employée permanente, statut soumis au droit de travail auquel elle travaillait dans les établissements publics depuis 1996.

1. le licenciement de la requÉrante À l’issue de la procÉdure disciplinaire diligentÉe contre elle

5. Par une approbation de la préfecture d’Adana du 24 mars 2016, une procédure disciplinaire fut ouverte contre la requérante pour les mentions « J’aime » qu’elle avait ajoutées sur certains contenus Facebook publiés par des tiers sur ce réseau social au motif qu’il s’agissait de contenus inculpant les professeurs de viol, accusant les hommes d’État et relevant des partis politiques.

6. Les contenus Facebook litigieux sur lesquels il était reproché à la requérante d’avoir ajouté des mentions « J’aime » se lisaient notamment comme suit :

. Le contenu que la requérante avait « aimé » le 29 novembre 2015 et qui avait reçu six mentions « J’aime » et un commentaire au total : « Les journalistes sont placés en détention, le peuple kurde est massacré, ceux qui veulent défiler pour la justice sont arrêtés. Mais (...) ça ne suffit pas au fascisme ! Les assassins attaquent dans les rues comme s’ils [étaient déchaînés]... Aujourd’hui, ils ont tué le président d’un barreau, le président du barreau de Diyarbakır, T.E. Même si vous tuez, même si vous placez en détention, nous ne renoncerons pas, nous ne nous tairons pas, nous ne reculerons pas. Les rues [et] les places sont à nous. Les martyrs sont immortels ».

. Le contenu que la requérante avait « aimé » le 1er janvier 2016, composé du commentaire « Malgré la chute de neige intense, le peuple marche vers Sur. Si tu ne peux rien faire [d’autre], partage, soutiens » et d’une image d’une foule qui marche, sur laquelle était écrite « Il convient de partager cette posture honorable ».

. Le contenu que la requérante avait « aimé » le 7 mars 2016 et qui avait reçu 14 mentions « J’aime » au total : « À l’époque du CHP (Parti républicain du peuple, principal parti politique d’opposition), les enfants auraient bu de la bière ... À l’époque de l’AKP (Parti de la justice et du développement, parti politique au pouvoir), les professeurs et les imams violent leurs élèves ... ».

. Le contenu que la requérante avait « aimé » le 10 mars 2016, composé du commentaire « Sale type, est-ce une mule qui t’a accouché, bigot décervelé », d’une photo de C.A.H., leader d’un groupe religieux connu du public, sur laquelle était écrite la citation, attribuée à ce dernier, ‘Si les femmes n’existaient pas, les hommes iraient plus facilement au paradis’ et le commentaire « Si seulement tu n’avais pas de mère et que tu n’étais pas venu au monde, [connard] ».

7. Le 1er septembre 2016, la commission disciplinaire pour les employés de l’éducation nationale de la province d’Adana (« la commission disciplinaire »), établie conformément à la convention collective de travail applicable au lieu de travail de la requérante à l’époque des faits (paragraphe 21 ci-dessous) et composée du directeur adjoint de la direction provinciale de l’éducation nationale (président de la commission), d’un inspecteur de la direction provinciale de l’éducation nationale, et deux responsables du syndicat représentant les employés de l’éducation nationale, infligea à la requérante, avec la voix prépondérante de son président (les représentants du syndicat ayant voté contre et les représentants de l’employeur pour), la sanction de licenciement au motif que les faits reprochés à l’intéressée constituaient les infractions de « commettre des actes et faits contenant violence physique, harcèlement sexuel et menace de quelque manière que ce soit » et de « perturber la paix, la tranquillité et l’ordre du lieu de travail à des fins idéologiques et politiques, faire une boycotte ou une occupation, avoir des comportements visant à empêcher la conduite des services publics et provoquer et encourager ces actes », prévus respectivement aux alinéas j et k de l’article 44/II/C de la convention collective de travail, en vigueur dans le lieu de travail de la requérante à l’époque des faits (paragraphe 21 ci-dessous).

2. la procÉdure en annulation de la sanction de licenciement introduite par la requÉrante

8. Le 22 septembre 2016, la requérante intenta devant le tribunal de travail d’Adana (« le tribunal de travail ») une procédure en annulation de la décision de résiliation de son contrat de travail et demanda sa réintégration à son poste. Elle soutint que les contenus litigieux pour lesquels elle avait appuyé sur le bouton « J’aime » ne justifiaient pas la résiliation de son contrat de travail, que la décision de la commission disciplinaire n’avait aucun fondement légal et qu’elle n’avait commis aucun des actes nécessitant la sanction de licenciement énumérés à l’article 44/II/C de la convention collective de travail (paragraphe 21 ci-dessous).

9. Le 20 avril 2017, le tribunal de travail débouta la requérante de sa demande. Il nota d’abord que les contenus litigieux ne correspondaient pas à l’infraction de commettre des actes et faits contenant violence physique, harcèlement sexuel et menace de quelque manière que ce soit et que l’infliction de la sanction de résiliation de contrat n’était pas appropriée à cet égard. En revanche, il estima que ces contenus ne pouvaient être considérés couverts par la liberté d’expression, que compte tenu de l’établissement où travaillait la requérante, le contenu relatif aux professeurs était offensant pour ces derniers et pouvait être vu par des élèves et des parents et les inquiéter, que les autres contenus étaient politiques et que les contenus en question étaient ainsi de nature à perturber la paix et la tranquillité du lieu de travail. Il conclut par conséquent que la résiliation du contrat de travail de la requérante en application de l’article 44/II/C/k de la convention collective de travail (paragraphe 21 ci-dessous) était conforme à la procédure et à la loi.

10. Le 13 octobre 2017, la cour d’appel de Gaziantep (« la cour d’appel ») rejeta le pourvoi en appel formé par la requérante contre la décision du tribunal de travail en estimant que cette dernière décision était pertinente et conforme au droit quant à la procédure et au fond.

11. Le 15 novembre 2017, la requérante se pourvut en cassation contre la décision de la cour d’appel. Elle soutint que les mentions « J’aime » litigieuses qu’elle avait employées sur Facebook n’étaient pas susceptibles de constituer l’infraction de « perturber la paix, la tranquillité et l’ordre du lieu de travail à des fins idéologiques et politiques, faire une boycotte ou une occupation, avoir des comportements visant à empêcher la conduite des services publics et provoquer et encourager ces actes », que ces mentions « J’aime » n’avaient créé aucun trouble, qu’aucun professeur ou parent n’avait indiqué avoir été offensé ou heurté à cet égard et que l’employeur devait expliquer comment ses mentions « J’aime » avaient perturbé la paix dans le lieu de travail. Par ailleurs, en se référant aux jurisprudences de la Cour et de la Cour constitutionnelle relatives à la liberté d’expression, elle argua que ses mentions « J’aime » sur Facebook devaient être considérées couvertes par son droit à la liberté d’expression.

12. Le 5 mars 2018, la Cour de cassation rejeta le pourvoi en cassation de la requérante en estimant que la décision de la cour d’appel était pertinente et conforme à la procédure et à la loi.

3. le recours individuel introduit par la requÉrante devant la cour constitutionnelle

13. Le 10 mai 2018, la requérante introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Dans son recours, après avoir exposé la sanction de licenciement qui lui avait été infligée et toutes les étapes de la procédure qu’elle avait intentée pour contester cette décision, elle soutint que les mentions « J’aime » qu’elle avait ajoutées sur des contenus Facebook, ayant causé son licenciement, n’avaient offensé aucun professeur ou parent ou provoqué aucun trouble dans son lieu de travail et qu’elles devaient être considérées comme un exercice de la liberté d’expression. Elle allégua par conséquent que la mesure litigieuse constituait une atteinte à son droit à la liberté d’expression, tel que défini dans les jurisprudences de la Cour et de la Cour constitutionnelle. Elle joint à son recours les copies des documents pertinents pour l’examen de son grief.

14. Le 5 avril 2019, la Cour constitutionnelle déclara le recours individuel de la requérante irrecevable pour défaut manifeste de fondement en considérant que l’intéressée n’avait pas rempli son obligation de présenter des éléments de preuve et des explications à l’appui de ses allégations de violation, qui, dès lors, demeuraient, selon elle, non-étayées.

4. la procÉdure relative aux indemnitÉs de licenciement introduite par la requÉrante

15. Entre-temps, le 23 janvier 2019, la requérante avait introduit devant le tribunal de travail une demande de prime d’ancienneté et d’indemnité compensatrice de préavis en raison de son licenciement.

16. Le 26 septembre 2019, le tribunal de travail rejeta la demande de la requérante. À cet égard, après avoir noté qu’un employé ne pouvait avoir droit à une prime d’ancienneté et à une indemnité compensatrice de préavis en cas de résiliation de son contrat de travail pour de justes motifs, il estima que les actes de la requérante à l’origine de son licenciement n’étaient pas couverts par la liberté d’expression, qu’ils étaient de nature à léser et offenser le personnel de son établissement et la respectabilité du métier de professeur, à créer de l’inquiétude chez les élèves et les parents et, eu égard à leur contenu politique, à provoquer des dissensions et à perturber la paix et la tranquillité dans le lieu de travail.

17. Le 3 décembre 2019, la requérante se pourvut en appel contre la décision du tribunal de travail.

18. Cette procédure est toujours pendante devant la cour d’appel.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

19. Le statut juridique des contrats de travail des employés est régi par le code du travail (la loi no 4857 du 22 mai 2003, entrée en vigueur le 10 juin 2003). Les dispositions de la loi sur les fonctionnaires (loi no 657) sont inapplicables aux employés, même si ceux-ci travaillent dans un établissement public. Pour le régime juridique de la résiliation des contrats de travail des employés, tel que prévu au code de travail, voir l’arrêt Pişkin c. Turquie (no 33399/18, §§ 35-37, 15 décembre 2020).

20. L’article 25 du code de travail, intitulé « Le droit de l’employeur de résilier immédiatement pour un juste motif », se lit comme suit en ses passages pertinents en l’espèce :

« L’employeur peut résilier le contrat de travail, à durée déterminée ou indéterminée, avant la fin de sa durée ou sans attendre le délai de préavis dans les cas suivants :

(...)

II. Les cas de non-respect des règles d’éthique et de bonne foi et les cas similaires

(...)

b) Le fait de tenir des propos ou de commettre des actes (...) de manière à porter atteinte à l’honneur et à la dignité de l’employeur ou à un membre de famille de ce dernier, ou le fait de faire une dénonciation ou accusation infondée et attentatoire à l’honneur et à la dignité (...) concernant l’employeur

(...) »

21. La convention collective de travail relative aux lieux de travail des directions centrales et provenciales du ministère de l’Éducation nationale, signée le 20 novembre 2015 entre le syndicat des employeurs des établissements publics, auquel le ministère de l’Éducation nationale est affilié, et le syndicat des employés des coopératifs, des commerces, de l’éducation et des bureaux de Turquie pour être en vigueur entre le 1er juillet 2015 et le 30 juin 2018, prévoit, à son article 44, intitulé « Commission disciplinaire et sanctions disciplinaires », ce qui suit :

« I. L’établissement et le fonctionnement de la commission disciplinaire

A. L’établissement

(...)

b) La commission disciplinaire est composée de deux membres titulaires et deux membres suppléants, désignés par le représentant de l’employeur, et de deux membres titulaires et deux membres suppléants, désignés par le syndicat.

(...)

c) Le président de la commission est désigné par le représentant de l’employeur parmi les délégués de l’employeur.

(...)

B. Le fonctionnement

(...)

d) La commission disciplinaire décide à la majorité. En cas d’égalité des voix, [celle du président est prépondérante].

(...)

II. Les sanctions disciplinaires

(...)

Les actes et situations nécessitant une sanction disciplinaire et les sanctions prévues sont comme suit :

(...)

C. Le licenciement

Il s’agit de la résiliation par l’employeur du contrat de travail de l’employé.

Les actes et situations nécessitant la sanction de licenciement sont les suivants :

(...)

j) Commettre des actes et faits contenant violence physique, harcèlement sexuel et menace de quelque manière que ce soit

k) Perturber la paix, la tranquillité et l’ordre du lieu de travail à des fins idéologiques et politiques, faire une boycotte ou une occupation, avoir des comportements visant à empêcher la conduite des services publics et provoquer et encourager ces actes

(...) »

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

22. La requérante allègue que son licenciement pour l’acte d’appuyer sur le bouton « J’aime » sur certains contenus Facebook, qui, selon elle, ne contenait aucun élément infractionnel et correspondait à un exercice de son droit à la liberté d’expression, constitue une atteinte à ce dernier droit. Elle invoque l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

1. Sur la recevabilité

23. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité tirées respectivement du non-épuisement des voies de recours internes et du défaut manifeste de fondement du grief. En ce qui concerne la première exception, il expose que la procédure intentée par la requérante en vue de demander une prime d’ancienneté et une indemnité compensatoire de préavis est toujours pendante devant les juridictions nationales. Concernant sa deuxième exception, le Gouvernement considère que le requérant a eu la possibilité de soulever ses griefs au niveau national devant les autorités judiciaires indépendantes, qui ont dûment examiné ces griefs conformément au principe de subsidiarité, et qu’il n’appartient pas à la Cour d’agir comme juge de quatrième instance.

24. La requérante conteste les exceptions du Gouvernement. Elle expose qu’elle a épuisé toutes les voies de recours relativement à la résiliation de son contrat de travail et que la procédure relative à la prime d’ancienneté et à l’indemnité compensatoire de préavis ne relève pas de l’objet de cette requête.

25. S’agissant de la première exception, la Cour rappelle que les personnes qui entendent la saisir de leurs griefs ne sont tenues d’exercer que les voies de recours effectives et susceptibles de redresser la violation qu’elles allèguent (Paksas c. Lituanie [GC], no 34932/04, § 75, CEDH 2011 (extraits)). Elle note que dans le cadre de cette requête la requérante se plaint de son licenciement en alléguant qu’il porte atteinte à son droit à la liberté d’expression et qu’elle a employé toutes les voies de recours disponibles et effectives pour contester cette mesure. Elle note ensuite que la procédure mentionnée par le Gouvernement dans son exception concerne la demande introduite par la requérante en vue de bénéficier des indemnités liées à son licenciement et que l’issue de cette dernière procédure ne peut apporter un redressement à l’égard du grief présenté par la requérante. Partant, il convient de rejeter cette exception.

26. Quant à l’exception relative au défaut manifeste de fondement, la Cour estime que les arguments présentés concernant cette exception soulèvent des questions appelant un examen au fond du grief tiré de l’article 10 de la Convention et non un examen de la recevabilité de ce grief (Mart et autres c. Turquie, no 57031/10, § 20, 19 mars 2019, Önal c. Turquie (no 2), no 44982/07, § 22, 2 juillet 2019, et Gürbüz et Bayar c. Turquie, no 8860/13, § 26, 23 juillet 2019).

27. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Arguments des parties

a) La requérante

28. La requérante soutient qu’elle a été injustement licenciée pour avoir exprimé ses opinions avec des mentions « J’aime » sur certains contenus Facebook. Elle expose à cet égard que les contenus en question ont reçu, tout au plus, quatorze mentions « J’aime » et un ou deux commentaires sur Facebook, qui est un réseau social comptant des milliards d’utilisateurs. Elle argue que ces contenus ne peuvent donc être considérés comme ayant un impact susceptible de créer un danger clair et imminent. Elle allègue aussi que l’action qu’elle a intentée pour obtenir l’annulation de son licenciement a été rejetée en raison des pressions exercées par le pouvoir politique sur les autorités judiciaires, qui selon elle, ont tendance à statuer en faveur du gouvernement concernant toute critique dirigée contre ce dernier.

b) Le Gouvernement

29. Le Gouvernement considère qu’en l’espèce il n’y a pas eu ingérence dans le droit de la requérante à la liberté d’expression, en réitérant à cet égard ses observations sur la recevabilité du grief. Pour le cas où l’existence d’une ingérence serait admise par la Cour, il soutient que cette ingérence était prévue par l’article 25/II du code de travail et l’article 44/II/C/k de la convention collective de travail, qui répondent selon lui aux critères de clarté, d’accessibilité et de prévisibilité, et poursuivait le but légitime du maintien de l’ordre et de la sécurité dans le lieu de travail.

30. Quant à la nécessité de l’ingérence, le Gouvernement soutient que la requérante a été licenciée pour non-respect de son obligation de loyauté envers son employeur, à savoir le ministère de l’Éducation nationale, parce qu’elle a exprimé son soutien avec des mentions « J’aime » à des contenus Facebook, qui, selon lui, ne pouvaient être considérés protégés par la liberté d’expression. Il argue à cet égard qu’un de ces contenus renfermait des attaques insultantes à l’honneur et à la réputation des professeurs d’école, et dépassaient les limites de la critique ; que certains autres visaient à soutenir, glorifier et encourager les actes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, organisation illégale armée) et faisaient la propagande de cette organisation dans le contexte des affrontements qui se poursuivaient à l’époque des faits aux villes de la région sud-est du pays entre les forces de l’ordre et les membres du PKK barricadés aux centres-villes ; et que d’autres contenus étaient de nature à perturber la paix et la tranquillité dans le lieu de travail en raison de leur contenu politique.

31. Le Gouvernement expose en outre que le licenciement de la requérante a été décidée selon les règles du droit privé de travail sans l’emploi des prérogatives de droit public par l’administration ; qu’aucune autre mesure, notamment de nature pénale, n’a été adoptée contre la requérante ; et que l’intéressée a pu commencer à travailler dans un établissement privé quelques mois après son licenciement. Il estime par conséquent que l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée au but légitime poursuivi.

c) Tiers intervenant

32. L’association İfade Özgürlüğü Derneği expose d’emblée que le bouton « J’aime », disponible sur le réseau social en ligne Facebook depuis 2009, permet aux utilisateurs de manifester leur appréciation et leur soutien pour un contenu sans avoir besoin de faire un commentaire écrit. Elle considère donc que les mentions « J’aime » sur Facebook constituent une forme d’exercice de la liberté d’expression par des actes symboliques.

33. Elle soutient ensuite que l’acte d’appuyer sur le bouton « J’aime » sur certains contenus Facebook, reproché à la requérante qui, selon elle, était une employée publique ordinaire n’ayant aucune obligation de neutralité et d’impartialité spécifique, n’avait aucune incidence sur l’acquittement par l’intéressée de ses devoirs professionnels dans son lieu de travail. Elle estime que cet acte relevait plutôt du droit de l’intéressée, en tant qu’employé, d’avoir des opinions critiques à l’égard des autorités et qu’il doit dès lors être examiné dans le cadre des principes généraux relatifs à la liberté d’expression.

34. Elle relève en outre que la requérante n’était pas une personnalité connue du public ni une utilisatrice populaire et influente sur les réseaux sociaux, qu’elle n’a fait l’objet d’aucune sanction criminelle en raison de son acte litigieux et que les contenus pour lesquels elle a cliqué sur l’icône « J’aime » ne semblent pas avoir attiré l’attention du public. Elle considère que ces facteurs doivent être pris en compte dans l’appréciation de l’impact potentiel de l’acte litigieux de l’intéressée.

35. L’association intervenante argue par ailleurs que les contenus sur lesquels la requérante a utilisé la mention « J’aime » portaient des critiques à l’égard du parti au pouvoir et des autorités publiques et qu’ils relevaient des débats publics d’actualité aux dates de leur publication. Elle note ainsi qu’un de ces contenus concernait un débat relatif aux allégations d’abus des élèves dans les dortoirs ou les écoles, que deux autres contenus portaient sur les opérations menées par les forces de sécurité et sur le harcèlement de certaines personnes exprimant des critiques dirigées contre les autorités et que le dernier contenu se rapportait à une déclaration sexiste d’une personnalité publique. Elle estime à cet égard qu’il importe de répondre aux questions de savoir si, dans les circonstances de l’espèce, l’acte banal et symbolique de la requérante, consistant à cliquer sur le bouton « J’aime » sur les contenus Facebook, appelait à la violence ou constituait un discours de haine et si cet acte était susceptible de provoquer dans l’immédiat des actions illégales envers le personnel de son lieu de travail ou exposait ces derniers à un risque réel de violence physique.

36. Elle considère de surcroît que dans la présente affaire les autorités nationales ont interprété la notion de perturbation de la paix et de la tranquillité dans le lieu de travail par l’acte litigieux de la requérante d’une manière très large et inédite. Elle soutient par conséquent que la question de la prévisibilité de l’interprétation et de l’application, opérées par les autorités nationales dans les circonstances de l’espèce, des dispositions de la convention collective de travail et du code de travail doit être évaluée.

37. Enfin, partageant les statistiques de certaines organisations non-gouvernementales et les observations d’une institution interétatique concernant la situation de la liberté d’expression en Turquie, l’association intervenante allègue que la présente affaire ne représente pas un cas isolé, mais sert de révélateur de la détérioration du respect de la liberté d’expression et de la répression des voix dissidentes dans le pays, dans la mesure où elle démontre, à ses yeux, que toute attitude critique risque d’être sévèrement sanctionnée par les autorités turques.

2. Appréciation de la Cour

38. La Cour note qu’en l’espèce la requérante, qui était une employée contractuelle du ministère de l’Éducation nationale à l’époque des faits, se plaint de son licenciement en raison des mentions « J’aime » qu’elle avait ajoutées sur certains contenus Facebook. Elle note ensuite que, même si son employeur était un établissement public, la requérante ne disposait pas de statut de fonctionnaire de l’État, mais de celui d’employée permanente (paragraphe 4 ci-dessus) et qu’elle était ainsi soumise non pas à la législation spécifique relative aux fonctionnaires, mais au régime commun du droit de travail (paragraphe 19 ci-dessus). Elle observe ainsi que la requérante a été licenciée par son employeur, non pas par l’emploi des prérogatives de pouvoir public, mais en application de la décision d’une commission disciplinaire établie selon les règles prévues à la convention collective de travail applicable à son lieu de travail à l’époque des faits (paragraphe 7 ci-dessus) et qu’elle a contesté son licenciement non pas devant les tribunaux administratifs, mais devant les tribunaux de travail appliquant le droit de travail (paragraphes 8-12 ci-dessus).

39. La Cour rappelle à cet égard que la protection de l’article 10 de la Convention s’étend à la sphère professionnelle en général (Herbai c. Hongrie, no 11608/15, § 36, 5 novembre 2019, voir aussi Koudechkina c. Russie, no 29492/05, § 85, 26 février 2009 et les références qui y figurent) et que cette disposition s’impose non seulement dans les relations entre employeur et employé lorsque celles-ci obéissent au droit public mais peut également s’appliquer lorsque ces relations relèvent, comme en l’espèce, du droit privé (Fuentes Bobo c. Espagne, no 39293/98, § 38, 29 février 2000). En effet, l’exercice réel et effectif de la liberté d’expression ne dépend pas simplement du devoir de l’État de s’abstenir de toute ingérence, mais peut exiger des mesures positives de protection jusque dans les relations des individus entre eux et, dans certains cas, l’État a l’obligation positive de protéger le droit à la liberté d’expression, même contre des atteintes provenant de personnes privées (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06 et 3 autres, § 59, CEDH 2011).

40. Ainsi, même si, en l’espèce, le licenciement de la requérante était décidé conformément à la convention collective de travail applicable au lieu de travail de l’intéressée à l’époque des faits, la responsabilité des autorités nationales serait néanmoins engagée si les faits dénoncés découlaient d’un manquement de leur part à assurer à la requérante la jouissance du droit consacré par l’article 10 de la Convention. Dans ces conditions, la Cour estime qu’il y a lieu d’examiner la présente requête sous l’angle des obligations positives incombant à l’État défendeur sur le terrain de l’article 10 (ibidem, §§ 60 et 61).

41. Si la frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au regard de la Convention ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu, l’État jouissant en toute hypothèse d’une marge d’appréciation (ibidem, § 62).

42. La question principale qui se pose en l’espèce est donc de savoir si l’État défendeur était tenu de garantir le respect de la liberté d’expression de la requérante en annulant son licenciement. La Cour a donc pour tâche de déterminer dans la présente affaire si la sanction imposée à la requérante par son employeur était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier étaient « pertinents et suffisants » (ibidem, § 76, et Fuentes Bobo, précité, § 44).

43. La Cour rappelle à cet égard que pour pouvoir prospérer, les relations de travail doivent se fonder sur la confiance entre les personnes. Même si la bonne foi devant être respectée dans le cadre d’un contrat de travail n’implique pas un devoir de loyauté absolue envers l’employeur ni une obligation de réserve entraînant la sujétion du travailleur aux intérêts de l’employeur, certaines manifestations du droit à la liberté d’expression qui pourraient être légitimes dans d’autres contextes ne le sont pas dans le cadre de la relation de travail (Palomo Sánchez et autres, précité, § 76).

44. La Cour observe qu’en l’espèce la requérante a été licenciée pour avoir appuyé sur le bouton « J’aime » sur certains contenus publiés par des tiers sur le site Internet du réseau social Facebook. Elle estime que l’emploi des mentions « J’aime » sur les réseaux sociaux, qui pourrait être considéré comme un moyen d’afficher un intérêt ou une approbation pour un contenu, constitue bien, en tant que tel, une forme courante et populaire d’exercice de la liberté d’expression en ligne.

45. Elle observe ensuite que le tribunal de travail a considéré que les contenus que la requérante avait « aimés » ne pouvaient être considérés protégés par la liberté d’expression et étaient susceptibles de perturber la paix et la tranquillité du lieu de travail de l’intéressée, qui étaient en l’occurrence des établissements scolaires du ministère de l’Éducation nationale, au motif que le contenu portant sur les professeurs, jugé offensant pour ces derniers, pouvait inquiéter les parents et élèves et que les autres contenus étaient de nature politique (paragraphe 9 ci-dessus). Le tribunal de travail a par conséquent confirmé la conclusion de la commission disciplinaire (paragraphe 7 ci-dessus) selon laquelle l’acte reproché à la requérante constituait l’infraction de « perturber la paix, la tranquillité et l’ordre du lieu de travail à des fins idéologiques et politiques, faire une boycotte ou une occupation, avoir des comportements visant à empêcher la conduite des services publics et provoquer et encourager ces actes », prévue à l’article 44 II/C/k de la convention collective de travail applicable au lieu de travail de la requérante à l’époque des faits (paragraphe 21 ci-dessus). La cour d’appel et la Cour de cassation ont, de leur côté, confirmé la décision du tribunal de travail sans apporter davantage de motivation (paragraphes 10 et 12 ci-dessus). La Cour constitutionnelle, quant à elle, a rejeté le recours individuel introduit par la requérante en estimant que l’intéressée n’avait pas étayé son allégation de violation de son droit à la liberté d’expression à raison de son licenciement, sans apporter plus de précision à cet égard (paragraphe 14 ci-dessus).

46. Analysant ces décisions rendues par les juridictions nationales, la Cour relève d’abord que, pour arriver à la conclusion susmentionnée selon laquelle l’acte reproché à la requérante était susceptible de perturber la paix et la tranquillité de son lieu de travail, ces juridictions ne semblent pas avoir procédé à un examen suffisamment approfondi de la teneur des contenus litigieux ni du contexte dans lequel ils s’inscrivaient. Elle note à cet égard que ces contenus consistent en des critiques politiques virulentes dirigées contre les pratiques répressives alléguées des autorités, des appels et encouragements à manifester pour protester contre ces pratiques, l’expression d’un indignation concernant l’assassinat du président d’un barreau, des dénonciations des abus allégués des élèves qui auraient eu lieu dans les établissements placés sous le contrôle des autorités ainsi qu’une réaction acerbe visant une déclaration, jugée sexiste, d’une personnalité religieuse connue du public (paragraphe 6 ci-dessus).

47. La Cour note qu’il s’agit là essentiellement et incontestablement des questions portant sur des débats d’intérêt général et que les contenus en cause s’insèrent dans le contexte de ces débats. Elle rappelle à cet égard que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans deux domaines : celui du discours politique et celui des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007-IV, Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 90, 7 février 2012, et Morice c. France [GC], no 29369/10, § 125, CEDH 2015). Partant, un niveau élevé de protection de la liberté d’expression, qui va de pair avec une marge d’appréciation des autorités particulièrement restreinte, sera normalement accordé lorsque les propos tenus relèvent d’un sujet d’intérêt général. Une certaine hostilité (E.K. c. Turquie, no 28496/95, §§ 79-80, 7 février 2002, Morice, précité, § 125) et la gravité éventuellement susceptible de caractériser certains propos (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 57, CEDH 2001-III, Morice, précité, § 125) ne font pas disparaître le droit à une protection élevée compte tenu de l’existence d’un sujet d’intérêt général (Paturel c. France, no 54968/00, § 42, 22 décembre 2005, Morice, précité, § 125, et Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 49, 29 mars 2016).

48. La Cour tient à souligner aussi que la requérante n’était pas une fonctionnaire de l’État portant un lien particulier de confiance et de loyauté envers son administration (voir à cet égard, Karapetyan et autres c. Arménie, no 59001/08, § 54, 17 novembre 2016), mais une employée contractuelle soumis au droit de travail. Elle rappelle à cet égard que le devoir de loyauté, de réserve et de discrétion des salariés travaillant sous le régime du droit privé envers leur employeur ne peut pas être aussi accentuée que l’obligation de loyauté et de réserve exigée des membres de la fonction publique (Heinisch c. Allemagne, no 28274/08, § 64, CEDH 2011 (extraits), et Catalan c. Roumanie, no 13003/04, § 56, 9 janvier 2018).

49. La Cour note ensuite que les juridictions nationales n’ont aucunement examiné la question de l’impact potentiel de l’acte litigieux de la requérante. Elle relève à cet égard que les contenus litigieux ont été publiés sur Facebook, qui est un réseau social en ligne. Elle rappelle avoir déjà jugé s’agissant des publications en ligne que la possibilité pour les individus de s’exprimer sur Internet constitue un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression (Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, §§ 110 et 133, CEDH 2015). Grâce à leur accessibilité ainsi qu’à leur capacité à conserver et à diffuser de grandes quantités de données, les sites Internet contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l’information (ibidem, § 133). Ainsi, l’Internet est aujourd’hui devenu un des principaux moyens d’exercice de la liberté d’expression en ce qu’il fournit des outils essentiels pour la participation à des activités et des discussions concernant des questions politiques et des débats d’intérêt général (Vladimir Kharitonov c. Russie, no 10795/14, § 33, 23 juin 2020).

50. Cependant, les avantages de ce média s’accompagnent d’un certain nombre de risques. Des propos clairement illicites, notamment des propos diffamatoires, haineux ou appelant à la violence, peuvent être diffusés comme jamais auparavant dans le monde entier, en quelques secondes, et parfois demeurer en ligne pendant fort longtemps (Delfi AS, précité, § 110). Cela étant, il est clair qu’une déclaration publiée en ligne pour un petit nombre de lecteurs ne peut certainement pas avoir la même portée et le même impact que ceux d’une déclaration publiée sur des sites Internet ouverts au grand public ou très visitées (Savva Terentyev c. Russie, no 10692/09, § 79, 28 août 2018). Il est donc essentiel pour l’évaluation de l’influence potentielle d’une publication en ligne de déterminer son étendue et sa portée auprès du public.

51. À ce propos, la Cour observe en premier lieu que la requérante n’est pas la personne qui a créé et publié les contenus litigieux sur le réseau social concerné et que son acte se limite à cliquer sur le bouton « J’aime » se trouvant en dessous de ces contenus. Elle relève que l’acte d’ajouter une mention « J’aime » sur un contenu ne peut être considéré comme portant le même poids qu’un partage de contenu sur les réseaux sociaux, dans la mesure où une mention « J’aime » exprime seulement une sympathie à l’égard d’un contenu publié, et non pas une volonté active de sa diffusion. Elle observe ensuite qu’il n’est pas allégué par les autorités que les contenus en question avait atteint un public très large sur le réseau social en cause. Elle constate à cet égard que certains de ces contenus ont reçu seulement une dizaine de mentions « J’aime » et quelques commentaires au total (paragraphe 6 ci-dessus). Elle observe en outre que, compte tenu de la nature de sa fonction, la requérante ne pouvait disposer que d’une notoriété et d’une représentativité limitée dans son lieu de travail et que ses activités sur Facebook ne pouvaient pas avoir un impact significatif sur les élèves, les parents d’élèves, les professeurs et d’autres employés. Les autorités nationales n’ont d’ailleurs pas cherché à établir dans leurs décisions si ces derniers avaient accès au compte Facebook de la requérante ou à ses mentions « J’aime » litigieuses, compte tenu des paramètres, des connections et du degré de popularité du profil de l’intéressée sur ce réseau social.

52. Elle observe en tout état de cause que les autorités nationales ne précisent pas dans leurs décisions si pendant la période passée entre la publication des contenus litigieux et l’ouverture de la procédure disciplinaire, qui était d’environ six à neuf mois en fonction du contenu, les mentions « J’aime » exprimées par la requérante pour les contenus litigieux avaient été remarquées ou dénoncées par les élèves, les parents d’élèves, les professeurs ou d’autres employés du même lieu de travail et si ces mentions avaient causé des incidents de nature à mettre en péril l’ordre et la paix du lieu de travail.

53. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la commission disciplinaire et les juridictions nationales n’ont pas tenu compte de tous les faits et facteurs pertinents dans les circonstances de l’espèce pour arriver à leur conclusion selon laquelle l’acte litigieux de la requérante était de nature à perturber la paix et la tranquillité du lieu de travail de l’intéressée. Les autorités nationales n’ont pas cherché à évaluer notamment la capacité des mentions « J’aime » en cause à provoquer des conséquences dommageables dans le lieu de travail de la requérante, compte tenu de la teneur des contenus auxquels elles se rapportaient, au contexte professionnel et social dans lequel elles s’inscrivaient, et de leur portée et impact potentiels. Dès lors, les motifs retenus en l’espèce pour justifier le licenciement de la requérante ne peuvent être considérés comme pertinents et suffisants.

54. Quant à la gravité de la sanction infligée à la requérante, la Cour constate que l’autorité disciplinaire, dont la décision a été approuvée par les juridictions nationales, a appliqué à l’intéressée la sanction maximale prévue par la convention collective de travail, à savoir la résiliation immédiate du contrat de travail sans droit à indemnisation. Il est incontestable que cette sanction a revêtu, eu égard notamment à l’ancienneté de la requérante dans sa fonction et à son âge, une sévérité extrême (voir, Fuentes Bobo, précité, § 49).

55. À la lumière de l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut que, en l’absence de motifs pertinents et suffisants fournis pour justifier la mesure litigieuse, les juridictions nationales ne peuvent être considérées comme ayant appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 de la Convention et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Terentyev c. Russie, no 25147/09, § 24, 26 janvier 2017, et les références qui y figurent, Saygılı et Karataş c. Turquie, no 6875/05, § 43, 16 janvier 2018 et Kula c. Turquie, no 20233/06, § 52, 19 juin 2018). Elle estime que, en tout état de cause, il n’y avait pas de rapport de proportionnalité raisonnable entre l’ingérence dans l’exercice du droit de la requérante à la liberté d’expression et le but légitime poursuivi.

56. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

57. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

58. La requérante demande 45 683 euros (EUR) au titre du dommage matériel en expliquant qu’il s’agit du montant total des indemnités qu’elle doit recevoir en raison de son licenciement. Elle ne présente aucun justificatif à l’appui de cette prétention. Elle sollicite en outre 50 000 EUR au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi.

59. Le Gouvernement expose d’abord que le montant demandé par la requérante au titre du dommage matériel ne correspond pas à un calcul correct établi conformément aux pratiques des autorités nationales relatives aux indemnités de licenciement. Il soutient ensuite qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation alléguée et les demandes présentées au titre des dommages matériel et moral. Il indique aussi que la requérante n’a présenté aucun document à l’appui de sa demande relative au dommage matériel et que la demande relative au dommage moral est excessive et qu’elle ne correspond pas aux montants accordés dans la jurisprudence de la Cour.

60. La requérante n’ayant fourni aucun élément de preuve ou document qui permettrait de quantifier le dommage matériel qu’elle allègue avoir subi, la Cour rejette la demande présentée à cet égard. En revanche, elle octroie à la requérante 2 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

2. Frais et dépens

61. La requérante réclame 4 799 EUR au titre des frais d’avocat dans le cadre des procédures menées devant les juridictions internes et devant la Cour et 748 EUR pour les frais de procédure et de traduction, sans soumettre de document à cet égard.

62. Le Gouvernement expose que la requérante a failli à présenter des documents valides et suffisants à l’appui de sa demande relative aux frais et dépens.

63. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour rejette les demandes présentées au titre des frais et dépens en l’absence de justificatif fourni par la requérante pour les étayer.

3. Intérêts moratoires

64. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare, la requête recevable ;
2. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette, le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 juin 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan BakırcıJon Fridrik Kjølbro
Greffier adjointPrésident


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