CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE KHAN c. FRANCE
(Requête no 12267/16)
ARRÊT
STRASBOURG
28 février 2019
DÉFINITIF
28/05/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Khan c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Angelika Nußberger, présidente,
Yonko Grozev,
André Potocki,
Mārtiņš Mits,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Lәtif Hüseynov,
Lado Chanturia, juges,
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 janvier 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 12267/16) dirigée contre la République française et dont un ressortissant afghan, M. Jamil Khan (« le requérant »), a saisi la Cour le 3 mars 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Mes L. Crusoé et O. Boisin, avocats exerçant respectivement à Paris et à Desvres. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
3. Le requérant allègue en particulier qu’il y a eu en sa cause violation de l’article 3 de la Convention en raison, d’une part, des modalités de sa prise en charge par les autorités françaises avant et après le démantèlement de la zone Sud de la « lande » de Calais et, d’autre part, des conséquences de ce démantèlement sur sa situation, eu égard à sa qualité de migrant mineur non-accompagné et à l’état d’extrême vulnérabilité qui en résultait.
4. Le 2 mars 2016, alors que les opérations de démantèlement étaient en cours, quinze mineurs isolés étrangers, dont le requérant, ainsi que deux organisations non gouvernementales, ont déposé une demande d’application de l’article 39 du règlement de la Cour. Ils demandaient notamment que la décision d’évacuation soit suspendue et que l’État précise les mesures prises pour l’accompagnement et le relogement des personnes expulsées. Le 3 mars 2016, la Cour a décidé de suspendre l’examen de l’article 39 du règlement jusqu’à la réception d’informations complémentaires de la part du Gouvernement et du représentant des requérants. Le 9 mars 2016, après réception des réponses des parties, la Cour a décidé de ne pas indiquer au Gouvernement les mesures provisoires sollicitées ; elle a pris acte du fait qu’il s’engageait à ce que les mineurs concernés soient pris en charge par les autorités compétentes dès qu’ils seraient retrouvés, conformément aux ordonnances de placement provisoire rendues par le juge des enfants du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer, et l’a encouragé à tout mettre en œuvre pour que ces ordonnances soient exécutées.
5. La requête a été communiquée au Gouvernement le 6 septembre 2017. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l’affaire. Des observations écrites ont également été reçues du Défenseur des droits, de la commission nationale consultative des droits de l’homme, du groupe d’information et de soutien des immigrés et de la Cabane juridique, que la présidente de la chambre a autorisés à intervenir (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Le requérant est né le 1er janvier 2004 et réside à Birmingham.
A. Le contexte de l’affaire
7. Le requérant renvoie au rapport du Défenseur des droits intitulé « Exilés et droits fondamentaux : la situation sur le territoire de Calais », publié le 6 octobre 2015.
8. Il en ressort que, depuis plusieurs années, de nombreuses personnes souhaitant solliciter la protection du Royaume-Uni se concentrent dans la région de Calais.
9. Un centre d’accueil avait été ouvert à proximité de Calais, à Sangatte, en 1999. Il avait toutefois été fermé en 2002 ce qui, selon le Défenseur des droits, avait notamment eu pour conséquence la dispersion des exilés sur un territoire plus large et le développement de camps de fortune, auxquelles l’usage avait donné le nom de « jungle ».
10. Plusieurs opérations d’évacuation et de démantèlement de ces camps de fortune avaient été conduites par les pouvoir publics. Le Défenseur des droits relève ainsi que, pendant longtemps, le souhait de ces derniers de ne pas créer de points de fixation sur le territoire de Calais s’était concrétisé par la multiplication des expulsions. Toutefois, en mars 2015, les pouvoirs publics avaient ouvert à l’extérieur de la ville un centre d’accueil de jour, le centre « Jules Ferry ». Géré par une association mandatée par eux, ce centre avait pour principale mission de servir environ deux mille cinq cent repas par jour aux migrants et de mettre à leur disposition soixante structures modulaires de douche, trente de toilettes, ainsi que des moyens pour recharger leurs téléphones portables et laver leur linge. Il offrait de plus l’accès à un accueil infirmier deux heures par jour en semaine et comportait un centre d’hébergement pour les femmes et les enfants. Une nouvelle « jungle » réunissant plusieurs milliers de migrants s’était rapidement constituée à proximité du centre, sur un terrain communément appelé « la lande » mis pour partie à la disposition de l’État par la commune de Calais.
11. Le rapport du Défenseur des droits dénonce les conditions de vie qui régnaient dans la lande et les atteintes aux droits fondamentaux que cela engendrait, en particulier à l’égard des mineurs isolés.
12. Qualifiant la lande de « bidonville », il indique à cet égard que la majorité des migrants s’y trouvaient contraints de vivre dans des « conditions indignes ». Il souligne l’ « extrême précarité » de leurs conditions d’existence : en dehors des cent femmes et enfants hébergés la nuit au sein du centre Jules Ferry, l’immense majorité des exilés cohabitaient dans une grande promiscuité et dormaient sous des tentes et abris de fortune (bois, bâches en plastique), voire ne bénéficiaient d’aucune protection. Il note de plus que le manque d’infrastructures contribuait à rendre les lieux hostiles et les conditions de vie déplorables : 2 500 repas étaient distribués une fois par jours seulement, alors que plus de 3 500 personnes se trouvaient dans la lande, ceci dans de mauvaises conditions matérielles (file d’attente extérieure de 500 mètres, longue attente sans garantie d’obtention d’un repas, surveillance policière et insuffisance des endroits où s’abriter pour manger) ; hormis les robinets et douches du centre Jules Ferry, qui n’était ouvert que de 12 heures à 19 heures, la lande ne comptait que trois robinets d’eau ; les installations de collecte des déchets étaient insuffisantes et porteuses de risques sanitaires majeurs. Le rapport mentionne aussi l’état d’épuisement physique et psychique dans lequel se trouvaient les exilés qui, après un parcours migratoire de plusieurs mois ou années, se voyaient contraints d’adopter un mode de vie « plus proche de la survie ». Il relève de plus qu’ils présentaient des pathologies caractéristiques des personnes en situation de très grande précarité, qui se combinaient avec des troubles propres à leur condition de migrant et à des syndromes post-traumatiques liés à des violences ou pressions policières, ajoutant que l’offre de prise en charge médicale était insuffisante au regard de la situation sanitaire.
13. Le rapport du Défenseur des droits souligne que les nombreux mineurs présents dans la lande évoluaient ainsi dans des « conditions matérielles déplorables » et se trouvaient fréquemment exposés à des dangers. Il dénonce l’absence de prise en charge éducative et la saturation et l’inadaptation du dispositif de mise à l’abri des mineurs. S’agissant en particulier des mineurs isolés étrangers, il constate l’existence au sein d’une maison d’enfants à caractère social de quatre places destinées à l’accueil d’urgence des moins de quinze ans durant au maximum huit jours, en vue de l’examen de leur situation et de leur orientation vers le lieu le plus adéquat. Il juge toutefois ce dispositif inadapté, les mineurs concernés refusant souvent de s’y rendre en raison de son éloignement de la lande et de leur souhait de rejoindre l’Angleterre. Il fait le même constat quant aux mineurs isolés étrangers de plus de quinze ans, leur accueil étant prévu dans un centre de trente places situé à 45 kms de Calais. Le rapport souligne par ailleurs que les mineurs isolés étrangers non pris en charge se trouvaient livrés à eux-mêmes, et fait état du développement de comportements à risque chez les adolescents liés principalement à une alcoolisation croissante.
B. Les ordonnances des 2 et 23 novembre 2015
14. Par une ordonnance du 2 novembre 2015, le juge des référés du tribunal administratif de Lille, saisi sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative (référé-liberté) par des organisations non gouvernementales notamment, enjoignit au préfet du Pas-de-Calais de procéder dans les quarante-huit heures au recensement des mineurs isolés en situation de détresse et de se rapprocher du département du Pas-de-Calais en vue de leur placement. Il lui enjoignit également, ainsi qu’à la commune de Calais, de créer sur le site dix points d’eau supplémentaires et cinquante latrines à fosse ou cuve étanche, de mettre en place un dispositif de collecte des ordures avec l’installation de conteneurs-poubelles mobiles de grande capacité ou de bennes supplémentaires, de nettoyer le site et de créer des accès pour les services d’urgence.
15. Le recours exercé par le Ministère de l’Intérieur contre cette décision fut rejeté le 23 novembre 2015 par une ordonnance du juge des référés du Conseil d’État ainsi motivée :
« (...) 6. (...) il n’est pas sérieusement contesté que, malgré les actions importantes mises en œuvre par les autorités publiques, les conditions actuelles d’hébergement, d’alimentation, d’accès à l’eau, d’assainissement et de sécurité de la population vivant sur le site de la lande, qui comprend environ 6 000 personnes, dont 300 femmes et 50 enfants, telles qu’elles ressortent de l’instruction et des nombreuses pièces versées au dossier, notamment du rapport du Défenseur des droits établi en octobre 2015, révèlent une situation d’urgence caractérisée ;
(...) 10. (...) s’il résulte de l’instruction que le centre Jules Ferry n’organise qu’une seule distribution de 2 500 repas par jour, entre 15 heures et 17 heures 30, alors que la population présente sur la lande s’élève à 6 000 personnes, il n’est toutefois pas contesté que les repas servis sont conçus pour fournir le nombre de calories quotidiennes nécessaires, que de nombreux migrants pourvoient à leurs propres besoins alimentaires soit grâce aux associations présentes sur le site, soit par leurs propres moyens, et qu’il n’est pas établi que les migrants souffriraient de malnutrition ; (...) ainsi, il n’apparaît pas qu’une carence grave et caractérisée puisse être, sur ce point, imputée aux autorités publiques ;
11. (...) en revanche, (...) il résulte, tout d’abord, de l’instruction que le centre Jules Ferry ne met à la disposition des migrants, de 10 heures 30 à 19 heures 30, que quatre points d’eau, soixante douches, cinquante toilettes, dont dix pour les femmes, ainsi que des bacs à laver ; (...) ne sont, en outre, implantés, sur la lande que quatre points d’eau, dont trois comportant cinq robinets, soixante-six latrines et que vingt-deux autres latrines n’ont été ajoutées que tout récemment en exécution de l’ordonnance attaquée ; (...) la distance pour accéder à ces installations peut atteindre deux kilomètres ; (...) l’accès à l’eau potable et aux toilettes est, dans ces conditions, manifestement insuffisant ;
12. (...) il résulte également de l’instruction qu’aucun ramassage des ordures n’est réalisé à l’intérieur du site, que les cinq bennes à ordures installées à la périphérie du site ne sont pas utilisées en raison de leur éloignement, que les occupants du site ont créé des points de collecte matérialisés par des trous creusés à une profondeur de un mètre, dans lesquels les déchets sont brulés, dégageant ainsi des fumées et des odeurs nauséabondes, que le site est envahi par les rats et, enfin, que ni les eaux usées ni les excréments des « toilettes sauvages » ne sont évacués ; que, même si des bennes à ordures ont été ajoutées et des ramassages supplémentaires effectués depuis l’intervention de l’ordonnance attaquée, les migrants vivant sur le site de la lande sont ainsi exposés à des risques élevés d’insalubrité ;
13. (...) il est constant, enfin, que les véhicules d’urgence, d’incendie et de secours ne peuvent pas circuler à l’intérieur du site en l’absence de l’aménagement de toute voirie, même sommaire, compte tenu de la prolifération anarchique des tentes et abris divers ;
14. (...) les conditions de vie rappelées ci-dessus font apparaître que la prise en compte par les autorités publiques des besoins élémentaires des migrants vivant sur le site en ce qui concerne leur hygiène et leur alimentation en eau potable demeure manifestement insuffisante et révèle une carence de nature à exposer ces personnes, de manière caractérisée, à des traitements inhumains ou dégradants, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ; que, par suite, c’est à bon droit que le juge des référés du tribunal administratif de Lille a enjoint à l’État, dès lors que les mesures à prendre pour faire face à l’afflux massif de migrants en provenance de l’ensemble du territoire national sur le site de la lande excèdent les pouvoirs de police générale du maire de la commune, et, dans la mesure où son intervention serait requise, en sa qualité de propriétaire de certains des immeubles concernés et en vertu des conventions passées avec l’État, pour permettre la mise en œuvre des injonctions ordonnées, à la commune de Calais, de créer sur le site de la lande dix points d’eau supplémentaires comportant chacun cinq robinets, cinquante latrines à fosse ou cuve étanche compte tenu de la nature sablonneuse du terrain d’assiette du camp, de mettre en place un dispositif de collecte des ordures avec l’installation de conteneurs-poubelles mobiles de grande capacité à l’intérieur du site et/ou de bennes supplémentaires, de procéder à un nettoyage du site et, enfin, de créer un ou plusieurs accès à l’intérieur du camp pour permettre l’accès des services d’urgence et le cas échéant le déplacement des conteneurs-poubelles, les mesures ainsi prescrites devant connaître un début de réalisation dans un délai de huit jours, sous astreinte pour chacune d’elles de 100 euros par jour de retard (...) »
16. Le Gouvernement indique que les équipements et les mesures d’hygiène et de sécurité requis par le juge des référés furent intégralement mis en œuvre. Le requérant indique de son côté qu’il résulte de la recommandation générale du Défenseur des droits du 20 avril 2016 (paragraphe 39 ci-dessous) qu’un recensement des mineurs isolés a été réalisé à partir du mois de janvier 2016, mais qu’il n’a pas été suivi de la mise à l’abri effective des intéressés. Il précise qu’il ressort de ce même document que le Conseil général s’est borné à organiser des maraudes destinées à prendre contact avec les mineurs, lesquelles, composées de personnes peu formées et dépourvues de traducteurs, n’ont pas permis de préparer des démarches de placements. Il observe qu’en conséquence, le contexte qui avait justifié l’intervention du juge administratif des référés en novembre 2015 n’avait pas évolué en 2016 ; le nombre de mineurs isolés étranger vivant sur le site de la lande dans des cabanes ou dans des tentes avait en réalité augmenté.
C. L’évacuation de la lande de Calais
17. Le 12 février 2016, la préfète du Pas-de-Calais annonça lors d’une conférence de presse qu’elle avait décidé d’ordonner l’évacuation de la zone Sud de la lande. Le 19 février 2016, considérant que, « tant pour des raisons de sécurité que de salubrité et de dignité humaine, il y a[vait] lieu, en extrême urgence, de réduire la superficie du camp de « la lande » pour limiter son occupation à la zone Nord, autour des dispositifs d’accueil organisés par l’État », elle prit un arrêté faisant commandement aux « occupants sans droit » de la partie Sud de la lande de « quitter et libérer [celle-ci] de toutes personnes et de tous biens » avant le 23 février 20 heures. L’arrêté précisait que, passé ce délai, il serait procédé à l’évacuation, si nécessaire avec le concours de la force publique.
18. Les 18 et 19 février 2016, des migrants et des organisations non gouvernementales saisirent le tribunal administratif de Lille de demandes tendant à l’annulation de cette décision et de cet arrêté. Ils saisirent également le juge des référés de ce tribunal sur le fondement de l’article L. 521-1 du code de justice administrative (référé-suspension) d’une demande tendant à la suspension de la décision d’évacuation. Ils soutenaient notamment que cette mesure portait atteinte à leur droit au logement tel qu’il se trouvait garanti par l’article 8 de la Convention et l’article 31 de la charte sociale européenne, ainsi qu’à leur droit au respect de leur vie privée et à l’intérêt supérieur de l’enfant. Ils soutenaient également qu’elle était disproportionnée compte tenu du nombre de personnes concernées et de l’absence de mesures sociales d’accompagnement adéquates et suffisantes, notamment en terme de relogement.
19. Par un mémoire enregistré le 23 février 2016 (non produit), le requérant et d’autres occupants de la lande intervinrent à l’instance devant le juge des référés. Il ressort de l’ordonnance du 25 février 2016 (paragraphe 20 ci-dessous), qu’ils lui demandaient d’enjoindre à la préfète du Pas-de-Calais de procéder à l’identification des mineurs présents sur la zone de la lande et de leur proposer une solution d’hébergement adaptée, un accompagnement et une information sur leurs droits à hauteur de leur vulnérabilité et de leurs besoins.
20. Le 25 février 2016, le juge des référés ordonna la suspension de l’arrêté, pour autant qu’il emportait la destruction des bibliothèques, des écoles et des lieux de cultes qui avaient été mis en place dans le secteur à évacuer, jusqu’à ce qu’il soit statué au fond sur la légalité. Il rejeta la demande pour le surplus ainsi que les conclusions à fin d’injonction des intervenants.
21. Le 26 février 2016, les demandeurs se pourvurent en cassation devant le Conseil d’État. Ils se désistèrent cependant de leur pourvoi le 13 avril 2016, le Conseil d’État n’ayant pas statué à cette date alors que le démantèlement de la zone Sud, qui avait débuté le 29 février 2016, s’était achevé le 16 mars 2016.
22. Par une ordonnance du 19 avril 2016, le Conseil d’État, soulignant que l’instance prenait fin par suite de ce désistement, considéra qu’il n’y avait pas lieu de statuer sur les interventions susmentionnées du requérant et d’autres occupants de la lande, celles-ci étant devenues sans objet.
23. Les parties n’ont pas fourni d’indications sur l’état de la procédure au fond devant le tribunal administratif de Lille.
24. Le Gouvernement précise que les abris et tentes retirés étaient pour la grande majorité d’entre eux déjà abandonnés. Il ajoute que les quelques migrants qui les occupaient encore avaient été sensibilisés par les maraudes sociales de la direction départementale de la cohésion sociale, de l’office français de l’immigration et de l’intégration et de deux associations, et avaient rejoint d’eux-mêmes les places disponibles au centre d’accueil provisoire de 1 500 places ouvert dans une autre partie de la lande, dans l’un des centres d’accueil et d’orientation créés à partir d’octobre 2015 sur l’ensemble du territoire français ou dans des tentes mises à disposition par la Sécurité civile. Il ajoute également que les migrants concernés n’ont pas été empêchés de récupérer les effets personnels qui se trouvaient dans leurs abris.
25. Le Gouvernement indique aussi que des maraudes sociales ont été organisées afin d’identifier les mineurs et de leur proposer des solutions d’hébergement : soit dans le cadre de l’aide sociale à l’enfance, à Calais, dans le foyer Georges Brassens pour les mineurs de moins de 15 ans et, à Saint Omer, dans la maison du jeune réfugiés pour les mineurs de plus de 15 ans ; soit dans le centre d’accueil provisoire de la lande, où quatre containers de quarante-huit places étaient réservés à l’accueil des mineurs ; soit dans des tentes de la Sécurité civile ou dans des centres d’accueil et d’orientation où des places dédiées leur avaient été réservées.
26. La zone Nord de la lande de Calais fut évacuée à la fin du mois d’octobre 2016.
27. Dans un document intitulé « Rapport d’observation : démantèlement des campements et prise en charge des exilés ; Calais – Stalingrad (Paris) » (20 décembre 2016), le Défenseur des droits relève que les pouvoirs publics se sont félicités d’avoir conduit une opération humanitaire de grande envergure, en mettant à l’abri, à Calais et à Paris, plusieurs milliers de personnes et plus de 1 700 mineurs non accompagnés en quelques jours, et en multipliant les appels au Royaume-Uni afin qu’il prenne ses responsabilités dans l’accueil de ces jeunes. Il déclare ne pas partager ce satisfecit, et ne pas pouvoir souscrire à une vision sommaire des choses qui tendrait à considérer que tout était préférable au maintien en bidonville, notamment pour les mineurs. Il rappelle que les opérations d’évacuation doivent être anticipées, préparées, coordonnées, pour éviter qu’elles ne portent encore davantage atteinte aux droits fondamentaux des personnes exilées. Il estime en particulier que l’intérêt des mineurs n’a pas fait l’objet d’une priorité dans cette opération. Selon lui, les solutions mises en œuvre par les autorités, même lorsqu’elles se présentaient comme humanitaires, étaient davantage empreintes de considérations liées à la maîtrise des flux migratoires qu’aux exigences du respect des droits fondamentaux des intéressés.
D. La situation du requérant
28. Le requérant indique avoir quitté l’Afghanistan à la fin du mois d’août 2015 après la disparition de son père, afin de se rendre au Royaume-Uni pour y demander l’asile. Il aurait notamment traversé l’Iran, où des passeurs lui auraient infligé des sévices physiques. Il ajoute qu’arrivé en France en septembre 2015, il s’est rendu à Calais en suivant des exilés rencontrés sur la route, dans l’espoir d’y trouver un moyen de passer au Royaume-Uni ; il s’est installé le même mois dans une cabane, dans la zone Sud de la lande de Calais. Il signale qu’il y est « entré en contact » avec des organisations non gouvernementales, notamment le Calais Women and Children’s Centre et la « Cabane juridique ».
29. Le 19 février 2016, la Cabane juridique saisit le juge des enfants d’une demande de placement provisoire du requérant. Elle demandait en outre la désignation d’un administrateur ad hoc, afin qu’il soit en mesure de déposer une demande d’asile. La même démarche fut menée pour trois cents mineurs isolés étrangers.
30. Par une ordonnance du 19 février 2016, le juge des enfants du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer, constatant que le requérant n’avait pas de représentants légaux en France, désigna un administrateur ad hoc « afin d’engager toute procédure utile à son intérêt ».
31. Par une ordonnance du 22 février 2016, le même juge ordonna que le requérant, « sans lien familial en France », soit confié provisoirement à la direction de l’enfance et de la famille de Calais à compter du 23 février 2016. Rappelant que son ordonnance était exécutoire de droit à titre provisoire par application de l’article 514 du code de procédure civile, il souligna ce qui suit :
« Attendu que le mineur est en situation d’isolement familial sur le territoire français ; qu’il était jusqu’alors hébergé dans la jungle de Calais ; que la préfecture a annoncé le démantèlement de celle-ci dans les jours à venir ; que la situation de danger du mineur s’intensifie de ce fait ; qu’il convient de confier [le requérant] à l’aide sociale à l’enfance afin de le mettre à l’abri et permettre son regroupement avec des membres de sa famille résidant en Grande-Bretagne et ce, dans un délai d’un mois. »
32. Le requérant indique que ni le département du Pas-de-Calais ni les services préfectoraux n’agirent pour sa mise à l’abri ; alors que sa cabane avait été détruite lors du démantèlement de la zone Sud de la lande, et qu’il avait vécu avec anxiété et inquiétude cette opération, qui avait été particulièrement brutale, aucune solution de ré-hébergement ne lui fut proposée ; en particulier, les services de l’aide sociale à l’enfance ne l’invitèrent pas à se rendre dans un foyer. Il ajoute que les structures d’accueil qui existaient dans la partie Nord de la lande, destinées aux enfants accompagnés d’un parent et aux femmes, n’étaient pas accessibles aux mineurs isolés ; en conséquence, comme de nombreux occupants de la zone Sud de la lande, il dut s’installer dans un « abri de fortune » situé dans la partie Nord. Il souligne que la vie dans la partie Nord de la lande était difficile ; les personnes évacuées de la partie Sud s’y étant rassemblées alors que d’autres y étaient déjà installées, cela avait accentué la promiscuité et profondément dégradé les conditions d’hygiène et de vie.
33. Le Gouvernement indique que les services de l’aide sociale à l’enfance furent dans l’impossibilité d’exécuter la mesure de placement : ils avaient préparé un lieu de placement mais le requérant ne s’était pas présenté à eux, et ni son avocat, ni son administrateur ad hoc, ni l’association qui le suivait ne les avaient informés de l’endroit où il se trouvait.
34. Au cours de la semaine du 20 mars 2016, le requérant quitta la lande et entra clandestinement en Angleterre. Il y fut pris en charge par les services britanniques de protection de l’enfance. Il vit aujourd’hui dans un foyer.
35. Le 8 avril 2016, relevant que le requérant « [était] en fugue et n’a[vait] plus donné de nouvelle », le juges des enfants du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer prononça la mainlevée de la mesure de placement.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
36. Les articles L. 112-3 et L. 112-4 du code de l’action sociale et des familles sont ainsi libellés :
Article L. 112-3
« La protection de l’enfance vise à garantir la prise en compte des besoins fondamentaux de l’enfant, à soutenir son développement physique, affectif, intellectuel et social et à préserver sa santé, sa sécurité, sa moralité et son éducation, dans le respect de ses droits.
Elle comprend des actions de prévention en faveur de l’enfant et de ses parents, l’organisation du repérage et du traitement des situations de danger ou de risque de danger pour l’enfant ainsi que les décisions administratives et judiciaires prises pour sa protection. Une permanence téléphonique est assurée au sein des services compétents.
Les modalités de mise en œuvre de ces décisions doivent être adaptées à chaque situation et objectivées par des visites impératives au sein des lieux de vie de l’enfant, en sa présence, et s’appuyer sur les ressources de la famille et l’environnement de l’enfant. Elles impliquent la prise en compte des difficultés auxquelles les parents peuvent être confrontés dans l’exercice de leurs responsabilités éducatives et la mise en œuvre d’actions de soutien adaptées en assurant, le cas échéant, une prise en charge partielle ou totale de l’enfant. Dans tous les cas, l’enfant est associé aux décisions qui le concernent selon son degré de maturité.
(...)
La protection de l’enfance a également pour but de prévenir les difficultés que peuvent rencontrer les mineurs privés temporairement ou définitivement de la protection de leur famille et d’assurer leur prise en charge.
(...) »
Article L. 112-4
« L’intérêt de l’enfant, la prise en compte de ses besoins fondamentaux, physiques, intellectuels, sociaux et affectifs ainsi que le respect de ses droits doivent guider toutes décisions le concernant. »
37. L’article 375 du code civil est rédigé comme suit :
« Si la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises, des mesures d’assistance éducative peuvent être ordonnées par justice à la requête des père et mère conjointement, ou de l’un d’eux, de la personne ou du service à qui l’enfant a été confié ou du tuteur, du mineur lui-même ou du ministère public. Dans les cas où le ministère public a été avisé par le président du conseil départemental, il s’assure que la situation du mineur entre dans le champ d’application de l’article L. 226-4 du code de l’action sociale et des familles. Le juge peut se saisir d’office à titre exceptionnel (...) »
III. LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT
38. Les articles 2, 3, 20 et 22 de la Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 (ratifiée par la France le 7 août 1990) sont ainsi rédigés :
Article 2
« 1. Les États parties s’engagent à respecter les droits qui sont énoncés dans la présente Convention et à les garantir à tout enfant relevant de leur juridiction, sans distinction aucune, indépendamment de toute considération de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou autre de l’enfant ou de ses parents ou représentants légaux, de leur origine nationale, ethnique ou sociale, de leur situation de fortune, de leur incapacité, de leur naissance ou de toute autre situation.
2. Les États parties prennent toutes les mesures appropriées pour que l’enfant soit effectivement protégé contre toutes formes de discrimination ou de sanction motivées par la situation juridique, les activités, les opinions déclarées ou les convictions de ses parents, de ses représentants légaux ou des membres de sa famille. »
Article 3
« 1. Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale.
2. Les États parties s’engagent à assurer à l’enfant la protection et les soins nécessaires à son bien-être, compte tenu des droits et des devoirs de ses parents, de ses tuteurs ou des autres personnes légalement responsables de lui, et ils prennent à cette fin toutes les mesures législatives et administratives appropriées.
3. Les États parties veillent à ce que le fonctionnement des institutions, services et établissements qui ont la charge des enfants et assurent leur protection soit conforme aux normes fixées par les autorités compétentes, particulièrement dans le domaine de la sécurité et de la santé et en ce qui concerne le nombre et la compétence de leur personnel ainsi que l’existence d’un contrôle approprié. »
Article 20
« 1. Tout enfant qui est temporairement ou définitivement privé de son milieu familial, ou qui dans son propre intérêt ne peut être laissé dans ce milieu, a droit à une protection et une aide spéciales de l’État.
2. Les États parties prévoient pour cet enfant une protection de remplacement conforme à leur législation nationale.
3. Cette protection de remplacement peut notamment avoir la forme du placement dans une famille, de la kafalah de droit islamique, de l’adoption ou, en cas de nécessité, du placement dans un établissement pour enfants approprié. Dans le choix entre ces solutions, il est dûment tenu compte de la nécessité d’une certaine continuité dans l’éducation de l’enfant, ainsi que de son origine ethnique, religieuse, culturelle et linguistique. »
Article 22
« 1. Les États parties prennent les mesures appropriées pour qu’un enfant qui cherche à obtenir le statut de réfugié ou qui est considéré comme réfugié en vertu des règles et procédures du droit international ou national applicable, qu’il soit seul ou accompagné de ses père et mère ou de toute autre personne, bénéficie de la protection et de l’assistance humanitaire voulues pour lui permettre de jouir des droits que lui reconnaissent la présente Convention et les autres instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme ou de caractère humanitaire auxquels lesdits États sont parties.
2. À cette fin, les États parties collaborent, selon qu’ils le jugent nécessaire, à tous les efforts faits par l’Organisation des Nations Unies et les autres organisations intergouvernementales ou non gouvernementales compétentes collaborant avec l’Organisation des Nations Unies pour protéger et aider les enfants qui se trouvent en pareille situation et pour rechercher les père et mère ou autres membres de la famille de tout enfant réfugié en vue d’obtenir les renseignements nécessaires pour le réunir à sa famille. Lorsque ni le père, ni la mère, ni aucun autre membre de la famille ne peut être retrouvé, l’enfant se voit accorder, selon les principes énoncés dans la présente Convention, la même protection que tout autre enfant définitivement ou temporairement privé de son milieu familial pour quelque raison que ce soit. »
IV. DOCUMENTS RELATIFS À LA SITUATION DANS LA LANDE DE CALAIS À L’ÉPOQUE DES FAITS DE LA CAUSE
39. La situation des migrants en général et des mineurs isolés en particulier dans la lande de Calais, avant, pendant et après l’évacuation de la zone Sud, est décrite dans plusieurs documents, dont les suivants :
- les rapports du Défenseur des droits intitulés « Exilés et droits fondamentaux : la situation sur le territoire de Calais » (6 octobre 2015 ; précité) et « Rapport d’observation : démantèlement des campements et prise en charge des exilés ; Calais – Stalingrad (Paris) » (20 décembre 2016 ; précité), et sa recommandation générale au titre de l’article 25 de la loi organique du 29 mars 2011 (20 avril 2016 ; précité) ;
- l’avis de la commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) « sur la situation des migrants à Calais et dans le Calaisis (2 juillet 2015), son avis « de suivi sur la situation des migrants à Calais et dans le Calaisis » (7 juillet 2016) et ses déclarations sur « le démantèlement du bidonville de Calais et ses suites : le cas des mineurs » (8 novembre 2016) et « sur la situation des mineurs isolés placés en CAOMI, à l’issue du démantèlement du bidonville de Calais » (26 juillet 2017) ;
- le « rapport de la mission d’information sur la situation des migrants et des réfugiés à Calais et à Grande-Synthe, France » du représentant spécial du Secrétaire Général du Conseil de l’Europe sur les migrations et les réfugiés (12 octobre 2016) ;
- le rapport du groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (« GRETA ») « concernant la mise en œuvre de la convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains par la France, deuxième cycle d’évaluation » (31 mars 2017) ;
- le document publié par le fonds des Nations unies pour l’enfance (« UNICEF »), intitulé « ni sains, ni saufs ; enquête sur les enfants non accompagnés dans le Nord de la France » (juin 2016).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
40. Le requérant dénonce les carences des autorités françaises au regard de leur obligation de protection des mineurs isolés étrangers qui, comme lui, se trouvaient sur le site de la lande de Calais. Il se plaint plus particulièrement du fait que l’ordonnance du juge des enfants du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer du 22 février 2016 ordonnant son placement provisoire dans les structures de l’aide sociale à l’enfance n’a pas été exécutée. Il invoque les articles 3, 6 § 1 et 13 de la Convention, le premier étant ainsi libellé :
Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
41. Rappelant qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits et constatant que ces griefs se confondent, la Cour juge approprié d’examiner les allégations du requérants sous l’angle de l’article 3 de la Convention uniquement (voir, par exemple, Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 55, CEDH 2015, et Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, § 145, 19 décembre 2017 ; voir aussi Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 114 et 126, 20 mars 2018). Elle s’attachera en conséquence à vérifier si l’État défendeur a manqué aux obligations résultant de cette disposition en ne mettant pas en œuvre les moyens nécessaires pour exécuter l’ordonnance du juge des enfants du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer du 22 février 2016 ordonnant le placement provisoire du requérant et en omettant ainsi d’assurer sa prise en charge alors qu’il se trouvait depuis plusieurs mois dans la lande de Calais.
A. Sur la recevabilité
42. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes. Selon lui, il aurait dû saisir le juge administratif d’une demande en référé-liberté (article L. 251-2 du code de justice administrative) tendant à ce qu’il soit enjoint au conseil départemental de le prendre en charge au titre de son droit à un hébergement d’urgence.
43. Le requérant souligne que l’obligation d’épuiser les voies de recours internes se limite à celle de faire un usage normal des recours utiles et ne vise à sanctionner que la non-utilisation d’un recours essentiel. Il ajoute notamment qu’il a usé de la « procédure réellement adéquate » en saisissant le juge des enfants en vue d’une décision de placement, soulignant qu’une telle décision est par elle-même immédiatement exécutoire.
44. La Cour relève que les États qui, tel l’État défendeur, sont parties à la Convention relative aux droits de l’enfant, sont tenus en vertu de l’article 20 de celle-ci de garantir à tout enfant « temporairement ou définitivement privé de son milieu familial » relevant de leur juridiction « une protection de remplacement conforme à sa législation nationale » ; l’article 2 précise que cette obligation s’impose quelle que soit l’origine nationale de l’enfant (paragraphe 38 ci-dessus). Il résulte par ailleurs de la jurisprudence de la Cour qu’au titre des obligations positives découlant de l’article 3 de la Convention, les États parties sont tenus de protéger et de prendre en charge les mineurs étrangers non accompagnés (paragraphe 74 ci-dessus)
45. L’obligation de protection et de prise en charge du requérant était donc susceptible de s’imposer d’office aux autorités internes.
46. En raison des conditions particulièrement difficiles dans lesquelles il se trouvait, le requérant a, par le biais de l’organisation non gouvernementale « la Cabane juridique », saisi le juge des enfants sur le fondement de l’article 375 du code civil d’une demande tendant à ce qu’il soit pris en charge par les services de l’aide sociale à l’enfance. Cette disposition autorise le juge à ordonner des mesures d’assistance éducative si la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises. Le juge peut notamment être saisi par le mineur lui-même ou le ministère public ; il peut également se saisir d’office à titre exceptionnel (paragraphe 37 ci-dessus). Prenant en compte la situation de danger dans laquelle se trouvait le requérant et la nécessité de le mettre à l’abri, le juge des enfants a donné suite à la demande par une ordonnance du 22 février 2016, exécutoire de droit à titre provisoire, et dont appel n’a pas été interjeté (paragraphe 31 ci-dessus). Les autorités étaient tenues d’exécuter cette décision, sans que le droit interne ne requière qu’une autre procédure soit engagée à cette fin. Elles pouvaient du reste être tenues de protéger et de prendre en charge le requérant dès le moment où elles avaient eu connaissance de sa situation. Conformément au principe de subsidiarité, la saisine du juge des enfants a donné à l’État défendeur l’occasion de prévenir ou redresser la violation des obligations positives que l’article 3 de la Convention pouvait faire peser sur lui en raison de la situation de ce mineur. Ainsi, dans les circonstances très particulières de sa cause, le requérant a fait ce que l’on pouvait raisonnablement attendre de lui au regard des exigences de l’article 35 § 1 de la Convention.
47. Partant, l’exception est rejetée.
48. Constatant par ailleurs que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Observations des parties
a) Le requérant
49. Le requérant rappelle que, dans l’arrêt Rahimi c. Grèce (no 8687/08, 5 avril 2011), la Cour a jugé que l’omission des autorités nationales de prendre en charge un mineur isolé étranger emportait violation de l’article 3 de la Convention dès lors qu’elles l’avaient abandonné à lui-même et que son hébergement et, en général, sa prise en charge, avaient été assurés uniquement par des organisations non gouvernementales locales ; il rappelle également que les autorités sont tenues de prendre en compte l’extrême vulnérabilité de ces mineurs. Il dénonce le fait que l’ordonnance de placement provisoire du 22 février 2016 n’a pas été exécutée, soulignant qu’il ne s’est jamais opposé à son exécution et qu’il était tout à fait favorable à une solution de mise à l’abri. Il estime plus largement que l’administration aurait dû se rendre dans la jungle pour lui apporter un premier secours matériel et pour entamer les démarches d’accompagnement permettant de l’orienter vers des structures de mise à l’abri telles les foyers de l’aide sociale à l’enfance. Il souligne que les départements et l’État sont investis d’une obligation particulière de protection des mineurs isolés et des mineurs en situation de danger. Il observe que le Gouvernement ne produit aucun élément montrant que des démarches auraient été effectuées pour le trouver. Il rejette par ailleurs la thèse de ce dernier, selon laquelle son conseil ou les associations qui suivaient son cas auraient dû accomplir les démarches matérielles et, notamment, assurer son transport et celui des autres mineurs concernés auprès des services de l’aide sociale à l’enfance. Soulignant que seuls le préfet et le conseil départemental sont responsables de l’organisation de l’accueil et de la prise en charge des mineurs isolés étrangers, il estime qu’il serait erroné en droit et choquant de vouloir transférer cette charge à autrui, ajoutant que son avocat n’aurait pas eu les moyens matériels d’y faire face. Il ajoute qu’il résulte de l’arrêt Rahimi précité que l’obligation de prise en charge des mineurs isolés étrangers pesait non sur des tiers, mais sur l’administration et sur elle seule.
50. Le requérant critique aussi l’État pour avoir mis en œuvre le démantèlement de la partie Sud de la jungle sans s’être préalablement assuré de la mise à l’abri des mineurs isolés qui s’y trouvaient. Il rappelle qu’il a ainsi été privé de son toit, alors qu’il n’avait que douze ans et que cette opération avait eu lieu en plein hiver.
51. Le requérant produit notamment un reportage diffusé dans le journal télévisé de France 3 le 8 avril 2016 dont il ressort que des mineurs isolés ont vu leurs abris détruits lors du démantèlement de la zone Sud de la lande sans qu’une solution de rechange ne leur ait été indiquée, et que plusieurs d’entre eux ont été conduits à s’installer dans la zone Nord où vivaient déjà de nombreuses autres personnes et où ils ont été confrontés à des conditions de vie particulièrement difficiles. Il observe qu’il en ressort également qu’au lendemain du démantèlement de la sone Sud de la lande, malgré les décisions du juge administratif des référés de novembre 2015 ordonnant au Préfet de procéder au recensement des mineurs isolés étrangers présents sur le site en vue de leur placement (paragraphes 14 et 15 ci-dessus), le sous-préfet – interrogé – ne disposait pas d’une liste nominative de ceux-ci. Cela montrerait qu’aucune démarche n’avait été effectuée par les autorités pour identifier les mineurs isolés qui faisaient l’objet d’une décision de placement.
52. Le requérant renvoie également à une décision de la chambre de l’immigration et de l’asile du tribunal supérieur britannique du 29 janvier 2016, qui constate les dangers qui régnaient sur la lande, dont celui de l’exploitation d’enfants non accompagnés. Il renvoie de plus aux conclusions du 23 février 2016 du comité des droits de l’enfant de l’ONU et au rapport du 12 octobre 2016 du représentant spécial du secrétaire général du Conseil de l’Europe sur les migrations et les réfugiés, qui font le constat du caractère lacunaire des dispositifs d’identification, de prise en charge et d’accompagnement des mineurs isolés étrangers à Calais. Il observe par ailleurs que les organisations non gouvernementales présentes dans la lande n’ont pas été contactées par les autorités pour rechercher une solution globale pour les mineurs isolés.
b) Le Gouvernement
53. Le Gouvernement fait valoir que la non-exécution de la mesure de protection ordonnée le 22 février 2016 par le juge des enfants est due au comportement du requérant, qui n’aurait pas permis sa mise en œuvre. Il observe qu’alors que cette ordonnance avait été sollicitée par le requérant, celui-ci ne s’était pas présenté à l’audience. Il souligne ensuite que le service départemental de l’aide social à l’enfance a procédé aux diligences nécessaires. Il indique à cet égard que ce service a préparé un lieu de placement pour le requérant (ainsi que pour les onze autres mineurs visés le même jour par une mesure similaire) mais que ce dernier ne s’est pas présenté et que ni son administrateur ad hoc, ni les associations qui lui avaient apporté leur soutien, ni son avocate ne l’y avaient conduit, pas plus qu’ils n’avaient informé ce service du lieu où se trouvait l’enfant. Il ajoute que le service de l’aide sociale à l’enfance a alors entrepris des démarches pour retrouver le requérant dans la lande : il a contacté l’association qui y assurait l’accueil d’urgence pour le compte du département, à laquelle l’État avait confié le recensement des mineurs non accompagnés (France Terre d’Asile), qui a répondu ne pas connaître le requérant.
54. Selon le Gouvernement, le fait que le requérant ne se soit pas présenté à l’audience devant le juge des enfants, qu’il n’ait donné de nouvelles ni à son administrateur ad hoc, ni à son avocate, ni à l’association qui le suivait, qu’il ne se soit pas présenté au foyer désigné pour l’accueillir, et qu’il soit entré au Royaume-Uni la semaine du 20 mars – soit moins d’un mois après sa demande de prise en charge – démontre qu’il ne recherchait pas un accueil et une prise en charge durables par les autorités françaises mais souhaitait avant tout se rendre au Royaume-Uni.
2. Observation des tiers intervenants
a) Le Défenseur des droits
55. Le Défenseur des droits souligne que l’affaire est une illustration de la situation humanitaire dramatique dans laquelle se trouvent les personnes en exil sur les territoires du Calaisis et de Grande Synthe, causée notamment par les accords franco-britanniques et les écueils de la politique migratoire européenne. Il indique qu’aux termes d’une instruction approfondie, de vérifications sur place et de rencontre avec l’ensemble des acteurs et son homologue britannique, il a rendu des rapports et décisions, et formulé des recommandations aux autorités compétentes concernant spécifiquement la situation des mineurs non accompagnés, leur accueil et leur prise en charge – en particulier la mise en place d’un dispositif de mise à l’abri inconditionnelle sur la lande –, et suivi la mise en œuvre de celles-ci. Il ajoute qu’aujourd’hui encore, leur situation constitue pour lui une préoccupation majeure.
56. Le Défenseur des droits se réfère à son rapport d’octobre 2015, dans lequel il décrit les conditions de vie alarmantes des mineurs non-accompagnés de la lande de Calais et estime qu’elles caractérisaient une situation de danger mettant automatiquement une obligation de protection à la charge des autorités ; il y décrit aussi les dangers auxquels ces mineurs se trouvent exposés (violences, risque de traite et de prostitution, comportement à risques tels que l’alcoolisation, et traumatismes liées aux conditions de vies et aux tentatives risquées de passages en Angleterre), aggravés par l’absence de suivi médical régulier et adapté. Il souligne que les autorités françaises étaient tenues tant par le droit interne que par le droit international de les accueillir et de les prendre en charge (il renvoie en particulier à l’article 20 de la Convention internationale des droits de l’enfant, à l’observation générale no 6 du comité des droits de l’enfant de l’ONU, aux arrêts Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique (no 13178/03, CEDH 2006 XI) et Abdullahi Elmi et Aweys Abubakar c. Malte (nos 25794/13 et 28151/13, 22 novembre 2016), et aux articles 375 du code civil et L. 112-3 du code de l’action sociale et des familles). Il leur fallait avant tout recenser les mineurs concernés et leur offrir une protection adaptée, ce à quoi le tribunal administratif les a enjoints le 2 novembre 2015. Informé que trois-cent-seize mineurs isolés avaient été identifiés sur la lande au 5 janvier 2016, le Défenseur des droits s’est inquiété de l’absence d’information concernant l’identification et le suivi de soixante-dix-sept d’entre eux. Il ajoute que, le 23 février 2016, le comité des droits de l’enfant de l’ONU s’est dit préoccupé par la situation précaire des enfants, le refus des autorités de les enregistrer et l’insuffisance des ressources allouées aux infrastructures et services. Il souligne par ailleurs que, lorsqu’un mineur non accompagné est confié aux services de protection de l’enfance par une décision judiciaire, le défaut d’exécution de cette décision par les autorités vide le droit à la protection de sa substance.
57. Le Défenseur des droits constate par ailleurs que le droit à l’éducation des mineurs isolés présents sur la lande de Calais était loin d’être assuré, que peu d’entre eux étaient informés de leurs droits et accompagnés dans leurs démarches en vue d’une réunification familiale, ces dernières étant compliquées par le fait que le dépôt de demandes d’asile était en pratique conditionné par leur prise en charge préalable par l’aide sociale à l’enfance, ou même par leur placement sous tutelle.
58. Le Défenseur des droits signale qu’à la suite de l’évacuation de la zone Sud de la lande en février 2016, les associations ont déploré la disparition d’une centaine de mineurs non-accompagnés. Il indique que les conditions de vie de ceux qui s’y trouvaient encore restaient préoccupantes : les autorités ayant insuffisamment anticipé les conséquences de cette opération sur la situation des mineurs non-accompagnés, nombre d’entre eux, privés d’abri, se sont trouvés contraints de vivre dans des conditions de dénuement plus extrêmes encore. Il précise qu’il avait recommandé le 20 avril 2016 la mise en œuvre de maraudes socio-éducatives régulières et denses, effectuées par des éducateurs spécifiquement formés, en vue d’instaurer un lien de confiance et de permettre la stabilisation des mineurs isolés sur le site et une prise en charge effective, soulignant que l’adhésion du mineur à la mesure de protection devait être recherchée mais ne devait pas constituer une condition préalable à toute recherche de solution. Selon lui, le fait que certains n’étaient pas demandeurs d’une prise en charge au titre de la protection de l’enfance et n’adhéraient pas aux mesures proposées ne saurait justifier l’inertie des pouvoirs publics, qui ont l’obligation d’assurer leur protection et de s’interroger sur les moyens d’y parvenir en tenant compte de la réalité spécifique du public concerné.
59. Le Défenseur des droits observe de plus que, malgré son insistance auprès des pouvoirs publics, la mise à l’abri inconditionnelle et adaptée des mineurs isolés qu’il réclamait n’a jamais eu lieu, les dispositifs mis en œuvres par les pouvoirs publics – dont un centre d’accueil situé à quarante-cinq kms de Calais – étant ineffectifs. Il souligne que la prise en compte de la spécificité de ces mineurs – leur volonté de se rendre en Angleterre et leur refus de s’établir en France – aurait dû être préalable à toute considération relative à leur prise en charge. Il avait à cet égard notamment recommandé l’ouverture d’un centre d’hébergement et d’un accueil de jour à proximité de la lande.
b) La commission nationale consultative des droits de l’homme
60. La commission nationale consultative des droits de l’homme (« CNCDH »), qui indique qu’elle a conduit trois missions d’investigation à Calais en 2015 et 2016, se réfère aux avis et déclarations qu’elle a rendus : avis « sur la situation des mineurs isolés étrangers présents sur le territoire national ; état des lieux un an après la circulaire du 31 mai 2013 relative aux modalités de prise en charge des jeunes isolés étrangers (dispositif national de mise à l’abri, d’évaluation et d’orientation) », du 26 juin 2014 ; avis sur la situation des migrants à Calais et dans le Calaisis, du 2 juillet 2015 ; avis sur la situation des migrants à Grande-Synthe, du 26 mai 2016 ; avis sur le suivi sur la situation des migrants à Calais et dans le Calaisis, du 7 juillet 2016 ; déclaration « relative au démantèlement du bidonville de Calais et ses suites : le cas des mineurs », adoptée le 8 novembre 2016 ; déclaration sur la situation des mineurs placés en centres d’accueil et d’orientation des migrants, du 26 janvier 2017 ; déclaration sur le traitement des personnes migrantes, du 17 octobre 2017.
61. La CNDCH souligne la situation préoccupante dans laquelle se sont trouvés de nombreux mineurs isolés étrangers pendant la période où le requérant se trouvait dans le Calaisis. Elle observe qu’en France, la protection de l’enfance relève de la compétence des départements alors que l’État est compétent en matière de migration, ce qui, s’agissant des mineurs isolés étrangers, qui n’ont pas de statut propre, génère un « pingpong institutionnel » qui fait obstacle à une appréhension cohérente de leur spécificité et de leur particulière vulnérabilité et met à mal l’intérêt supérieur de l’enfant, alors qu’il s’agit avant tout d’enfants plutôt que d’étrangers. Elle relève que leur accès aux droits et à la justice se trouve limité, notamment quant à l’accès à la procédure d’asile : un administrateur ad hoc ne peut être désigné pour les représenter que lorsqu’ils ont entrepris des démarches afin de bénéficier d’une protection, alors que certaines démarches (dont le retrait de la demande d’asile) ne peuvent être entreprises qu’après une telle nomination ; la procédure, à laquelle s’ajoute les démarches devant être effectuées au titre de la protection de l’enfance, est complexe et lente. Selon la CNCDH, les difficultés rencontrées par les mineurs isolés étrangers dans le cadre des demandes d’asile ou de leur situation administrative révèle une logique sécuritaire conduisant à considérer le mineur d’abord comme un étranger, alors que l’enfant en danger doit pouvoir faire l’objet d’une mesure de protection quels que soient son état personnel et sa situation au regard des règles d’entrée et de séjour.
62. La CNCDH estime par ailleurs que les carences de l’État dans la prise en charge à Calais des mineurs isolés étrangers sont nombreuses et systématiques. Premièrement, les décisions de justice ne sont pas exécutées, en particulier les décisions de placement. Deuxièmement, les infrastructures d’accueil sont insuffisantes, de sorte qu’entre 2014 et fin 2016, plusieurs centaines de mineurs isolés étrangers vivaient dans des conditions désastreuses dans le bidonville de Calais, caractérisées par l’insalubrité, la précarité et l’insécurité. Troisièmement, leur protection contre les risques de trafic et de traite est défaillante. Quatrièmement, leurs droits à l’éducation et à la santé sont insuffisamment garantis : même dans les cas d’accueil provisoire d’urgence, les démarches de scolarisation ou de formation n’ont été que rarement mises en place ; les conditions de vie extrêmes et indignes sur la lande sont des facteurs déclenchants ou aggravants de maladies, auxquelles s’ajoutent des traumatismes liés au parcours chaotique de migrant, des troubles anxio-dépressifs et une santé mentale détériorée en raison de l’épuisement et des impératifs de survie. Sur ce dernier point, la CNCDH ajoute que l’augmentation significative de la densité de la population dans la zone nord du camp provoquée par le démantèlement de la zone sud en février 2015 a considérablement aggravé le risque de contagiosité des maladies infectieuses. Selon elle, les carences et les défaillances de l’État sont d’autant plus injustifiables que cela fait plus de vingt ans que la Calaisis est confronté à la présence importante de migrants désireux de se rendre au Royaume-Uni, de sorte que la situation n’a rien d’exceptionnel.
c) Le groupe d’information et de soutien des immigrés
63. L’organisation non gouvernementale « groupe d’information et de soutien des immigrés » (« GISTI ») estime que les conditions matérielles de vie des mineurs isolés dans la lande de Calais conduisent à des violations systématiques de l’article 3 de la Convention compte-tenu de la particulière vulnérabilité des intéressés. Il fait valoir que l’absence chronique de leur prise en charge avant, pendant et à la suite de l’évacuation de la zone Sud a aggravé leur vulnérabilité, et dénonce l’inexécution par les autorités des décisions rendues en leur faveur alors qu’une attention particulière aurait dû leur être portée du fait de leur minorité et de leur situation particulièrement précaire. Il renvoie aux constats faits par le Défenseur des droits depuis 2015 ainsi que par l’UNICEF en 2016 quant aux mauvaises conditions de vie des mineurs isolés dans la lande, aux dangers auxquels ils se trouvent exposés, au manquement de l’État à son obligation de protection et de prise en charge, à l’absence d’accompagnement juridique et au manque d’efficacité des procédures engagées en matière de réunification familiale. Il souligne de plus qu’en droit, le fait qu’un individu est mineur prime sur sa qualité d’étranger.
64. Le GISTI dénonce les carences de la procédure d’asile française et les défaillances dans l’information des mineurs à cet égard, observant qu’elles ont été constatées par la chambre de l’immigration et de l’asile du tribunal supérieur britannique dans sa décision du 29 janvier 2016 (précitée) et par le tribunal administratif de Lille qui, le 11 février 2016, a contraint l’administration à enregistrer les demandes de mineurs qui s’étaient heurtées à un refus de la part des fonctionnaires en charge du service compétent.
65. Il observe par ailleurs qu’en conséquence du démantèlement de la lande de Calais, un grand nombre de mineurs isolés étrangers se sont retrouvés sans abris ou pris en charge de manière lacunaire ou inappropriée, leur nombre étant estimé à 1 932 en octobre 2016.
66. Le GISTI renvoie au rapport du Défenseur des droits de décembre 2016 sur le démantèlement des campements et la prise en charge des exilés, qui indique que les pouvoirs publics se sont abstenus de prendre les dispositions nécessaires à la protection des mineurs isolés, les ont laissé vivre dans des conditions indignes, en situation de danger, et n’ont pas procédé à leur mise à l’abri ou à leur placement en amont du démantèlement. Il relève aussi que, dans une ordonnance du 26 juin 2017, le juge des référés du tribunal administratif de Lille a constaté que les mineurs isolés encore présents dans le Calaisis étaient bien souvent exposés à des traitements inhumains et dégradants en raison de l’inefficacité du dispositif de recherche et d’orientation mis en place.
d) La Cabane juridique
67. L’organisation non gouvernementale « la Cabane juridique », présente dans la lande de Calais avant et pendant le démantèlement, observe qu’au cours des années 2015 et 2016, les autorités ont indûment décidé de ne mettre en place à Calais ni dispositif de prise en charge des mineurs isolés étrangers, afin d’éviter un « appel d’air », ni lieu de mise à l’abri, afin d’inciter les mineurs à s’éloigner de la ville pour éviter qu’ils demeurent en contact avec les passeurs.
68. La Cabane juridique dénonce tout d’abord les insuffisances de la prise en charge des mineurs isolés étrangers d’un point de vue quantitatif. Elle observe qu’aucune solution de mise à l’abri n’existait à Calais, l’établissement destiné à leur accueil et à leur accompagnement se trouvant à Saint-Omer, soit à une cinquantaine de kilomètres, et que, comme relevé par le Défenseur des droits, le service de maraude mis en place à Calais était insuffisant. Il ajoute que si un centre d’accueil provisoire de mille cinq-cents places a été créé dans la zone nord de la lande après l’évacuation de la zone sud, il n’était pas ouvert aux mineurs isolés. Selon elle, durant toute la période d’existence du bidonville, aucun dispositif spécifique d’accueil et de prise en charge des mineurs isolés n’existait à Calais, de sorte que ces derniers ont dû rester dans des abris de fortune sauf à se faire passer pour des majeurs afin d’être admis dans le centre d’accueil provisoire.
69. La Cabane juridique dénonce ensuite l’insuffisance de la prise en charge des mineurs isolés étrangers présents à Calais d’un point de vue qualitatif, observant en particulier l’insuffisance de la prise en compte de leur projet migratoire. Elle relève ainsi que, jusqu’à la fin du mois de février 2016, il était très difficile à ceux qui souhaitaient rejoindre un membre de leur famille au Royaume-Uni d’obtenir ne serait-ce que l’enregistrement d’une demande d’asile aux fins de mise en œuvre de la procédure de réunification prévue par le règlement Dublin III ; si des demandes ont pu ensuite être déposées, leur instruction s’est avérée très lente. Elle observe également que, pendant toute la période d’existence du bidonville, les mineurs isolés concernés n’ont bénéficié que de très peu d’informations sur les modalités leur permettant de rejoindre légalement le Royaume-Uni. Elle estime en outre que c’est aussi parce que l’administration n’a pas suffisamment pris en considération les projets migratoires des mineurs isolés que le dispositif de mise à l’abri mis en place a été mal perçu et mal compris des mineurs concernés et a échoué.
70 La Cabane juridique souligne par ailleurs que, sans solution de mise à l’abri, les mineurs isolés étrangers de la lande ont été exposés à des violences. Elle signale qu’une vingtaine d’entre eux lui ont indiqué avoir été victimes de violences. Renvoyant au rapport de l’UNICEF précité, elle évoque des troubles de santé mentale, des violences sexuelles, des violences physiques et des cas de prostitution, de traite et d’exploitation. Elle observe de plus qu’il ressort d’un rapport de police qu’entre les 1er et 21 février 2016, cent-trois grenades lacrymogènes ont été lancées à Calais contre des exilés dans le cadre d’opérations de police particulièrement violentes, qui donnaient lieu à des affrontements quasi-quotidiens.
71. La Cabane juridique estime que l’État engage sa responsabilité au regard de l’article 3 de la Convention dès lors qu’un mineur isolé se trouve sans abri et se trouve exposé à des risques de traitement inhumain et dégradant du fait de l’inadaptation du dispositif de prise en charge. Elle constate que, dans sa décision du 23 novembre 2015 (paragraphe 15 ci-dessus), le Conseil d’État a retenu que les carences de l’administration dans la gestion des mineurs du bidonville de Calais caractérisaient une méconnaissance du principe de dignité de la personne humaine. Elle ajoute qu’aujourd’hui encore, alors que le bidonville n’existe plus, rien n’est fait sur Calais pour assurer une sécurisation immédiate des mineurs isolés étrangers.
3. Appréciation de la Cour
a) Considérations et principes généraux
72. Pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de l’espèce, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime. La Cour a jugé qu’un traitement était « dégradant » en ce qu’il était de nature à inspirer à ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir (voir, parmi de nombreux autres, Rahimi, précité, § 59, ainsi que les arrêts auxquels il renvoie).
73. Combinée avec l’article 3, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux États contractantes de garantir aux personnes relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention, leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que ces personnes ne soient soumises à des tortures ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. L’article 3 combiné avec l’article 1 doit permettre une protection efficace, notamment des enfants et autres personnes vulnérables, et inclure des mesures raisonnables pour empêcher des mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance (voir, parmi de nombreux autres, Rahimi, précité, §§ 60 et 62, ainsi que les arrêts auxquels il renvoie).
74. Dans les affaires relatives à l’accueil d’étrangers mineurs, accompagnés ou non accompagnés, il convient de garder à l’esprit que la situation d’extrême vulnérabilité de l’enfant est déterminante et prédomine sur la qualité d’étranger en séjour illégal (voir, par exemple, N.T.P. et autres c. France, no 68862/13, § 44, 24 mai 2018, ainsi que les arrêts auxquels il renvoie, et Rahimi, précité, § 87). La Cour a ainsi souligné dans l’arrêt Rahimi précité (ibidem) qu’en tant que mineur étranger non accompagné en situation irrégulière, le requérant relevait de la « catégorie des personnes les plus vulnérables de la société », et qu’il appartenait à l’État grec de le protéger et de le prendre en charge par l’adoption de mesures adéquates au titre des obligations positives découlant de l’article 3.
75. L’affaire Rahimi concernait la situation en Grèce d’un mineur non accompagné afghan âgé de 15 ans. Arrivé seul sur l’île de Lesbos, il y avait été arrêté et détenu durant deux jours. Il avait été libéré après s’être vu notifier une mesure d’expulsion. Parvenu le lendemain de sa libération à Athènes, il y était resté livré à lui-même durant environ une journée, jusqu’à sa prise en charge par une organisation non gouvernementale. Il n’avait alors pas encore déposé de demande d’asile. La Cour a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention, jugeant qu’en raison surtout des omissions des autorités quant au suivi et à l’encadrement du requérant, le seuil de gravité exigé par cette disposition avait été atteint. Se fondant sur les constats relatifs à la défaillance de la prise en charge des mineurs isolés étrangers en Grèce faits par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, le haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (« HCR »), l’Ombudsman grec, et les organisations non gouvernementales Amnesty International et Human Rights Watch, ainsi que sur le témoignage des organisations non gouvernementales qui avaient suivi le requérant à Lesbos et à Athènes, elle a relevé qu’il avait été abandonné à lui-même après sa mise en liberté par les autorités grecques. Elle a en particulier noté que son hébergement et, en général, sa prise en charge, avaient été assurés uniquement par des organisations non gouvernementales locales. Elle a estimé qu’en raison du comportement des autorités qui avaient fait preuve d’indifférence à son égard, le requérant avait dû subir une angoisse et une inquiétude profondes, notamment au moment de sa remise en liberté jusqu’en sa prise en charge par une organisation non gouvernementale à Athènes, laquelle avait indiqué que, lors de son admission au centre d’hébergement pour mineurs, il avait du mal à s’endormir sans lumière, parlait avec difficulté et présentait un fort amaigrissement.
b) Le cas d’espèce
76. La Cour relève le jeune âge du requérant au moment des faits. Il avait 11 ans lorsqu’il est arrivé en France, en septembre 2015. Il en avait 12 lorsque la zone Sud de la lande de Calais a été démantelée (en février 2016) et qu’il a quitté ce pays (au cours de la semaine du 20 mars 2016).
77. La Cour note ensuite que le requérant indique s’être installé dans la lande de Calais en septembre 2015. Elle constate de plus que la présence du requérant sur ce site est établie par un enregistrement vidéo du 21 février 2016, produit par l’intéressé à l’appui de ses observations, et par les ordonnances des 19 et 22 février 2016 (paragraphes 30-31 ci-dessus). Notant par ailleurs que le Gouvernement ni ne conteste que le requérant se trouvait sur le site de la lande, ni ne soutient qu’il y serait arrivé plus tard ou qu’il l’aurait quitté avant le 20 mars 2016, la Cour retient qu’il y a vécu durant environ six mois.
78. La Cour note également que le requérant ne décrit pas de matière détaillée les conditions matérielles de sa vie en ce lieu. Il se borne à indiquer que, n’étant pas pris en charge par les autorités, il habitait dans une « cabane », dans la zone Sud de la lande, et qu’après la destruction de cette cabane dans le cadre des opérations de démantèlement, il s’est installé dans un « abri de fortune », dans la zone Nord. Il signale également qu’il a bénéficié du soutien d’organisations non gouvernementales.
79. Ceci étant, la Cour constate que le Gouvernement ne conteste pas que le requérant n’a pas bénéficié d’une prise en charge par les autorités. Cela ressort de l’ordonnance du juge des enfants du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer du 22 février 2016 (paragraphe 31 ci-dessus), et plusieurs des documents mentionnés au paragraphe 39 ci-dessus montrent qu’il en allait ainsi de la majorité des mineurs isolés étrangers du Calaisis (voir par exemple, l’ « avis de suivi de la situation des migrants à Calais et dans le Calaisis » de la CNCDH, § 95).
80. Quant aux conditions de vie dans la lande, elles sont décrites par le juge des référés du Conseil d’État dans son ordonnance du 23 novembre 2015 (paragraphe 15 ci-dessus) ainsi que par des organes nationaux et internationaux (paragraphes 7-13 et 39 ci-dessus) et des organisations non gouvernementales.
81. Il ressort de ces documents que les autorités publiques n’assuraient la distribution que de deux mille cinq cents repas une fois par jour, alors que, d’après l’ordonnance précitée, six mille personnes se trouvaient sur la lande en novembre 2015. Il en ressort également que la plupart de ces personnes vivaient dans la promiscuité, dans des tentes ou dans des abris de fortune faits de bois et de bâches, et dans de très mauvaises conditions d’hygiène en raison de l’insuffisance des équipements sanitaires, d’assainissement et de collecte des déchets, et qu’elles n’avaient qu’un accès limité à l’eau potable et aux soins. Le Défenseur des droits notamment, a qualifié la lande de « bidonville », et les conditions de vie de la majorité de ses occupants, d’« indignes » (paragraphe 12 ci-dessus). Le juge des référés du Conseil d’État, qui a repris le terme de « bidonville » dans son ordonnance du 23 novembre 2015, a conclu que la prise en compte des besoins élémentaires des intéressés quant à leur hygiène et leur alimentation en eau potable était « manifestement insuffisante » et révélait « une carence de nature à [les] exposer, de manière caractérisée, à des traitements inhumains ou dégradants, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale » (paragraphe 15 ci-dessus).
82. Le Gouvernement indique qu’en exécution de la décision du juge administratif des référés, le site de la lande a été nettoyé, dix points d’eau supplémentaires et cinquante latrines y ont été créés ainsi qu’un accès pour les services d’urgence, et un dispositif de collecte des ordures a été mis en œuvre. La Cour observe toutefois qu’eu égard notamment au nombre de personnes présentes sur la lande, ces mesures n’ont pu apporter qu’une amélioration relative aux conditions de vie des occupants (voir, notamment, précité, l’ « avis de suivi de la situation des migrants à Calais et dans le Calaisis » de la CNCDH, § 36). L’arrêté préfectoral du 19 février 2016 ordonnant l’évacuation de la zone Sud de la lande était d’ailleurs notamment fondé sur des considérations tenant à la salubrité et à la dignité humaine (paragraphe 17 ci-dessus).
83. À la suite de l’évacuation de la zone Sud, de nombreux occupants ont rejoint la zone Nord de la lande, ce qui a aggravé la promiscuité dans laquelle ils vivaient. La CNCDH relevait ainsi en avril 2016, que malgré les mesures prises par les autorités, « entre deux mille et trois mille cinq cents personnes continu[ai]ent à vivre dans le bidonville sous des abris de fortune dangereux et insalubres, dans un état de dénuement total », et que « nombre de ces installations de fortune se pérénis[ai]ent, à défaut de relogement par l’État » (document précité, § 37).
84. Dans ce contexte, les mineurs isolés étrangers livrés à eux-mêmes se trouvaient de surcroît exposés à divers dangers, dont celui de subir des violences physiques, y compris sexuelles (voir, par exemple, précité, le document publié par l’UNICEF, intitulé « ni sains, ni saufs ; enquête sur les enfants non accompagnés dans le Nord de la France » ; voir aussi les paragraphes 13, 55-56, 61, 63 et 69 ci-dessus).
85. Ainsi, à défaut de prise en charge par les autorités et malgré le soutien qu’il a pu trouver auprès d’organisations non gouvernementales présentes sur la lande, le requérant a vécu durant six mois dans un environnement manifestement inadapté à sa condition d’enfant, caractérisé notamment par l’insalubrité, la précarité et l’insécurité. C’est au demeurant au motif de la situation de danger dans laquelle il se trouvait et de l’intensification de celle-ci dans le contexte du démantèlement de la zone Sud de la lande, que le juge des enfants du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer a, le 22 février 2016, ordonné qu’il soit confié à l’aide sociale à l’enfance (paragraphe 31 ci-dessus).
86. Selon la Cour, déjà extrêmement problématique avant le démantèlement de la zone Sud de la lande, le défaut de prise en charge du requérant l’était encore plus après cette opération, du fait de la destruction de la cabane dans laquelle il vivait et de la dégradation générale des conditions de vie sur le site que cette opération avait engendrée. Elle observe que les déclarations du requérant sur ce dernier point (paragraphe 32 ci-dessus) concordent notamment avec les indications fournies par le Défenseur des droits (paragraphe 58 ci-dessus), la CNCDH (paragraphe 62 ci-dessus) et l’organisation non gouvernementale GISTI (paragraphe 65 ci-dessus).
87. Le Gouvernement fait valoir que tout a été mis en œuvre par les autorités pour la prise en charge du requérant en exécution de l’ordonnance du 22 février 2016, mais que le requérant ne s’est pas présenté au foyer désigné pour l’accueillir. Il ajoute que ni son administrateur ad hoc, ni les associations qui lui avaient apporté leur soutien, ni son avocate ne l’y avaient conduit. Il indique que le service de l’aide sociale à l’enfance a alors vainement tenté de le trouver en contactant l’association à laquelle l’État avait confié le recensement des mineurs non accompagnés. Cela montrerait que le requérant ne recherchait pas un accueil et une prise en charge durable en France (paragraphes 53-54 ci-dessus).
88. D’après la Cour, le fait qu’il ait fallu attendre que le juge des enfants ordonne le placement du requérant pour que son cas soit effectivement considéré par les autorités compétentes conduit en lui-même à s’interroger sur le respect à son égard, par l’État défendeur, de l’obligation de protection et de prise en charge des mineurs isolés étrangers qui résulte de l’article 3 de la Convention (paragraphe 74 ci-dessus). Il en découle que jusque-là, les autorités compétentes n’avaient pas même identifié le requérant comme tel alors qu’il se trouvait sur le site de la lande depuis plusieurs mois et que son jeune âge aurait dû tout particulièrement attirer leur attention.
89. Il apparaît à cet égard que, comme le dénonce le requérant (paragraphe 51 ci-dessus) et le relève notamment le représentant spécial du Secrétaire Général du Conseil de l’Europe sur les migrations et les réfugiés (« rapport de la mission d’information sur la situation des migrants et des réfugiés à Calais et à Grande-Synthe, France » ; cité au paragraphe 39 ci-dessus), les moyens mis en œuvre pour identifier les mineurs isolés étrangers présents sur la lande étaient insuffisants. Ce manque de moyens explique, au moins en partie, la difficulté que les services de l’aide sociale à l’enfance ont eue à localiser le requérant en vue de l’exécution de l’ordonnance du 22 février 2016.
90. S’agissant de la thèse du Gouvernement selon laquelle le défaut d’exécution de cette ordonnance est dû au manque de coopération du requérant, il ressort en effet du dossier que les mineurs isolés étrangers présents sur la lande n’adhéraient pas toujours aux mesures de prise en charge proposées (voir par exemple, la recommandation du Défenseur des droits du 20 avril 2016, précitée ; voir aussi le paragraphe 58 ci-dessus). La Cour note cependant que, de l’avis du Défenseur des droits notamment, les réticences des mineurs isolés étrangers de la lande trouvaient leur cause dans le fait que le dispositif de mise à l’abri était inadapté à leur situation, en raison en particulier de l’éloignement des structures d’accueil ; elle relève aussi que, d’après le Défenseur des droits, cette réticence ne pouvait de toute façon justifier l’inertie des pouvoirs publics, qui avaient l’obligation d’assurer leur protection et donc de s’interroger sur les moyens d’y parvenir en tenant compte des spécificités de leur cas (ibidem). La Cour constate de plus qu’en l’espèce, le requérant déclare de son côté avoir été favorable à une solution de mise à l’abri. Elle rappelle ensuite qu’il s’agissait d’un enfant âgé de douze ans seulement qui, de surcroît, n’avait vraisemblablement qu’une connaissance limitée de la langue française. Elle n’est donc pas convaincue par l’affirmation du Gouvernement selon laquelle il appartenait au requérant d’effectuer lui-même les démarches nécessaires à la mise en œuvre de sa prise en charge. Elle ne considère pas non plus qu’il puisse être reproché aux organisations non gouvernementales qui avaient bénévolement apporté leur soutien au requérant, à l’avocate qui l’avait représenté dans la procédure qui avait abouti à l’ordonnance du 22 février 2016 et à l’administrateur ad hoc qui avait été désigné en 19 février 2016, de ne pas l’avoir conduit dans le foyer désigné par les autorités pour le recevoir, dès lors que cela relevait manifestement de la responsabilité de ces dernières.
91. La Cour est consciente de la complexité de la tâche des autorités internes, eu égard en particulier au nombre de personnes présentes sur la lande à l’époque des faits de la cause, ainsi qu’à la difficulté d’identifier les mineurs isolés parmi eux et de définir et mettre en place des modalités d’accueil adaptées à leur situation alors qu’ils n’étaient pas toujours demandeurs d’une prise en charge. Sur ce dernier point, elle relève l’ambiguïté de l’attitude du requérant qui, s’il a saisi le juge des enfants d’une demande de placement provisoire, n’avait pas pour objectif de rester en France mais projetait de quitter ce pays pour se rendre au Royaume-Uni. La Cour relève aussi que les autorités internes ne sont pas restées totalement inactives puisqu’elles ont effectué des démarches afin d’exécuter l’ordonnance du 22 février 2016.
92. Eu égard aux constats ci-dessus, la Cour n’est toutefois pas convaincue que les autorités, qui ont omis d’exécuter l’ordonnance du juge des enfants du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer du 22 février 2016 ordonnant le placement provisoire du requérant, ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour répondre à l’obligation de prise en charge et de protection de ce dernier, qui pesait sur l’État défendeur s’agissant d’un mineur isolé étranger en situation irrégulière âgé de douze ans, c’est-à-dire d’un individu relevant de la catégorie des personnes les plus vulnérables de la société (paragraphe 74 ci-dessus).
93. Le requérant a ainsi vécu durant plusieurs mois dans le bidonville de la lande de Calais, dans un environnement totalement inadapté à sa condition d’enfant, que ce soit en termes de sécurité, de logement, d’hygiène ou d’accès à la nourriture et aux soins, et dans une précarité inacceptable au regard de son jeune âge.
94. La Cour estime que ces circonstances particulièrement graves et l’inexécution de l’ordonnance du juge des enfants destinée à protéger le requérant, examinées ensemble, constituent une violation des obligations pesant sur l’État défendeur, et que le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention est atteint. Elle en déduit que le requérant s’est trouvé, par la carence des autorités françaises, dans une situation contraire à cette disposition, qu’elle juge constitutive d’un traitement dégradant.
95. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION ET DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
96. Le requérant se plaint de la destruction de son abri, constitutif de son domicile, sans préavis suffisant et sans proposition de relogement et de prise en charge alors qu’il était un mineur non accompagné. Il invoque l’article 8 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1, aux termes duquel :
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Article 1 du Protocole no 1
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
97. Eu égard aux faits de l’espèce, aux thèses des parties et à la conclusion à laquelle elle est parvenue sur le terrain de l’article 3 de la Convention, la Cour estime qu’elle a examiné la principale question juridique soulevée par la présente requête et qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur les autres griefs (voir, notamment, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, CEDH 2014).
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
98. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
99. Le requérant réclame 29 000 euros (EUR) au titre des préjudices moraux et matériels causés selon lui par le fait qu’il n’a pas été pris en charge et par la destruction de son abri.
100. Le Gouvernement considère que la demande du requérant doit être rejetée. Il estime tout d’abord que le préjudice matériel allégué n’est pas établi, et que le préjudice moral invoqué résulte de l’attitude du requérant, qui a rejeté les solutions d’hébergement qui lui ont été proposées. Il ajoute que, si la Cour devait néanmoins considérer le préjudice moral établi, le constat d’une violation de la Convention constituerait en soi une satisfaction équitable suffisante.
101. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation de l’article 3 de la Convention qu’elle a constatée et le dommage matériel allégué. Elle rejette donc cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 15 000 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
102. Le requérant demande également 1 000 EUR pour les frais exposés devant la Cour.
103. Le Gouvernement relève que le requérant n’a présenté aucune pièce de nature à justifier de la réalité et du montant des frais dont il demande le remboursement. Il en déduit qu’aucune somme ne peut lui être allouée à ce titre.
104. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, constatant que le requérant n’a produit aucun justificatif à l’appui de ses prétentions, la Cour les rejette dans leur intégralité.
C. Intérêts moratoires
105. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 3 de la Convention ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien-fondé des griefs tirés des articles 8 de la Convention et 1 du Protocole no 1 ;
4. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 15 000 EUR (quinze-mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 février 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Milan BlaškoAngelika Nußberger
Greffier adjointPrésidente