CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE C.E. ET AUTRES c. FRANCE
(Requêtes nos 29775/18 et 29693/19)
ARRÊT
Art 8 • Obligations positives • Impossibilité d’obtenir la reconnaissance d’un lien de filiation entre un enfant et l’ancienne compagne de sa mère biologique • État défendeur ayant garanti aux requérants le respect effectif de leur vie familiale et privée • Respect de l’intérêt supérieur de l’enfant
STRASBOURG
24 mars 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire C.E. et autres c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :
Síofra O’Leary, présidente,
Mārtiņš Mits,
Ganna Yudkivska,
Lətif Hüseynov,
Ivana Jelić,
Mattias Guyomar,
Kateřina Šimáčková, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu :
les requêtes (nos 29775/18 et 29693/19) dirigées contre la République française et dont des ressortissants de cet État, C.E., C.B. et M.B. (requête no 29775/18) et A.E. et T.G. (requête no 29693/19), (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 20 juin 2018 et le 3 juin 2019 respectivement,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») le grief concernant l’article 8 de la Convention et de déclarer irrecevables les requêtes pour autant qu’elles visent l’article 14 de la Convention combiné avec cette disposition,
la décision de ne pas dévoiler l’identité des requérants,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 8 février et 1er mars 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
INTRODUCTION
1. Les deux requêtes concernent l’impossibilité d’obtenir la reconnaissance d’un lien de filiation entre un enfant et l’ancienne compagne de sa mère biologique. Invoquant l’article 8 de la Convention, les requérants se plaignent d’une violation de leur droit au respect de leur vie privée et familiale.
EN FAIT
2. Les requérantes C.E., C.B. et M.B. (requête no 29775/18) sont nées respectivement en 1974, 1967 et 2002 et résident en France. Elles sont représentées par Me A. Denarnaud, avocate. Le formulaire de requête est signé par les trois requérantes et par leur conseil.
3. Les requérants A.E. et T.G. (requête no 29693/19) sont nés respectivement en 1980 et en 2008 et résident en France. Ils sont représentés par Me C. Mécary, avocate. A.E. déclare agir devant la Cour non seulement en son nom et pour son compte mais aussi au nom et pour le compte de T.G. Elle précise qu’elle peut agir en justice pour ce dernier puisqu’elle bénéficie d’un jugement de délégation-partage de l’autorité parentale (paragraphe 21 ci-dessous).
4. Le Gouvernement est représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
1. Requête no 29775/18
5. Le 13 janvier 2002, alors que C.E. et C.B. vivaient en couple depuis plusieurs années, C.B. donna naissance à M.B., qu’elle seule reconnut. Les requérantes précisent que M.B. a été conçue « via un donneur amical en France ».
6. C.E et C.B. élevèrent l’enfant ensemble jusqu’à la séparation du couple en 2006.
7. En vertu d’un accord amiable avec C.B., C.E. exerce depuis lors à l’égard de l’enfant un droit de visite et d’hébergement un weekend sur deux et la moitié des vacances scolaires. Par ailleurs, elle verse mensuellement une pension alimentaire à C.B. pour l’entretien et l’éducation de l’enfant.
8. En mars 2015, C.E. et C.B. consentirent devant notaire à l’adoption plénière de l’enfant par C.E.
1. La procédure relative à l’adoption plénière
1. Le jugement du tribunal de grande instance d’Aix-en-Provence du 9 mai 2016
9. Le 29 juillet 2015, C.E. déposa devant le tribunal de grande instance d’Aix-en-Provence une requête à fin d’adoption plénière de M.B. Il était demandé au tribunal de prononcer l’adoption tout en maintenant la filiation entre C.B. et l’enfant et de décider que cette dernière porterait les deux noms de famille, de C.B. et de C.E.
10. Par un jugement du 9 mai 2016, le tribunal rejeta la requête pour les motifs suivants :
« Les dispositions de l’article 345-1 du code civil relatives aux conditions d’adoptions plénière de l’enfant du conjoint ne sont pas applicables en l’espèce, dans la mesure où la requérante n’est pas mariée avec la mère de l’enfant [qu’elle] souhaite adopter.
La Cour de cassation a admis que « le recours à l’assistance médicale à la procréation, sous la forme d’une insémination artificielle avec donneur anonyme à l’étranger ne fait pas obstacle au prononcé de l’adoption, par l’épouse de la mère, de l’enfant né de cette procréation, dès lors que les conditions légales de l’adoption sont réunies et qu’elle est conforme à l’intérêt de l’enfant », en dépit de l’article L. 2141-2 du code de la santé publique, en vertu duquel cette assistance n’est pas ouverte à un couple de femmes en France.
Ainsi, même si la présente requête peut se fonder sur les dispositions relatives à l’adoption plénière à titre individuel, l’enfant (...) n’ayant pas de filiation paternelle établie, il convient de constater que l’avis ainsi émis par la Cour de cassation constitue une avancée notable par rapport au droit positif applicable, qu’il n’y a pas lieu d’étendre à un couple de femmes, non mariées et séparées depuis 2006.
En effet, autoriser l’adoption plénière d’un enfant par une personne, qui ne partage plus le quotidien de celui-ci depuis plusieurs années du fait de la séparation affective intervenue avec sa mère, ne s’avère pas conforme aux dispositions de l’article 345 alinéa 1 du code civil, ni à l’esprit gouvernant les règles de l’adoption plénière, qui tendent à créer une communauté matérielle et affective autour de l’enfant mineur adopté.
En l’espèce, la requête présentée se heurte à ce qui caractérise actuellement l’intérêt de l’enfant.
Même si les conditions relatives au consentement de la mère et de l’enfant sont réunies, le tribunal considère que la séparation de [C.B. et C.E.], depuis 2006, constitue un obstacle majeur au prononcé d’une adoption plénière de l’enfant (...), d’autant que l’acte de naissance de [C.B.] fait apparaître un pacte civil de solidarité enregistré au tribunal d’instance de Salon de Provence en date du 24 février 2010. (...) »
2. L’arrêt de la cour d’appel d’Aix-en-Provence du 24 novembre 2016
11. Saisie par C.E., la cour d’appel d’Aix-en-Provence confirma, par un arrêt du 24 novembre 2016, le jugement du 9 mai 2016 pour les motifs suivants :
« (...) [C.E.], qui n’est pas mariée, accomplit donc une démarche à caractère individuel [sur le fondement de l’article 343-1 du code civil].
Selon l’article 356 du code civil, « l’adoption [plénière] confère à l’enfant une filiation qui se substitue à sa filiation d’origine : l’adopté cesse d’appartenir à sa famille par le sang ».
Il n’est pas certain que [C.B.], mère naturelle de l’enfant, qui a donné son consentement à l’adoption, ait véritablement compris qu’une adoption de sa fille par la mettrait automatiquement un terme à son propre lien filial.
L’article 357 du code civil stipule que « l’adoption confère à l’enfant le nom de l’adoptant ».
[C.E.], qui demande dans sa requête que l’enfant porte le nom composé [des noms de famille de C.B et de C.E. accolés], n’a semble-t-il pas réalisé, elle non plus, que l’adoption entraînait une rupture du lien existant entre l’enfant et sa mère naturelle.
L’article 365 du code civil prévoit que l’adoptant est seul investi à l’égard de l’adopté de tous les droits d’autorité parentale.
Il est manifeste que dans le cas d’espèce une telle solution est contraire à l’intérêt de l’enfant, d’autant plus qu’il n’y a plus de communauté de vie entre [C.E et C.B.] depuis dix ans.
Dans un arrêt en date du 20 février 2007, la Cour de cassation s’est opposée à une adoption simple par la concubine de la mère après avoir relevé qu’une délégation de l’autorité parentale ou son partage étaient, à l’égard d’une adoption, antinomique et contradictoire, l’adoption d’un enfant mineur ayant pour but de conférer l’autorité parentale au seul adoptant.
C’est en vain que [C.E.] invoque le respect du principe d’égalité et de non‑discrimination. Le fait que la requérante soit homosexuelle est sans incidence sur la solution du litige.
C’est l’intérêt supérieur [de l’enfant] et la nécessité du maintien d’un lien avec sa mère biologique, lien auquel [C.B.] n’a pas renoncé de manière explicite, qui conduit la cour à confirmer la décision du premier juge qui a rejeté la requête en adoption plénière de l’enfant [par C.E.] ».
3. L’arrêt de la Cour de cassation du 28 février 2018
12. C.E. se pourvut en cassation contre cet arrêt. Dans son moyen unique, elle soulignait tout d’abord que l’intérêt supérieur de l’enfant devait guider toute décision le concernant et que l’État devait permettre à un lien familial établi de se développer. Elle reprochait ensuite à la cour d’appel de s’être bornée à relever que sa requête en adoption conduirait à rompre le lien de filiation entre l’enfant et sa mère biologique et que la séparation de C.E. et C.B. présentait un obstacle majeur à l’adoption, sans rechercher si l’intérêt supérieur de l’enfant n’imposait pas de faire droit à la requête tout en écartant les textes nationaux limitant l’adoption aux enfants accueillis au foyer de l’adoptant et entraînant la rupture du lien de filiation entre l’enfant et sa mère biologique afin de permettre l’établissement d’une filiation de l’enfant avec elle, correspondant à un lien affectif existant, tout en conservant celle existant avec C.B. Elle en déduisait que la cour d’appel avait privé sa décision de base légale au regard de l’article 8 de la Convention.
13. Par un arrêt du 28 février 2018, la Cour de cassation (première chambre civile) rejeta le pourvoi pour les motifs suivants :
« (...) si l’adoption plénière d’un enfant, par une personne âgée de plus de vingt-huit ans, est autorisée par l’article 343-1 du code civil, elle a pour effet, aux termes de l’article 356 du même code, de conférer à cet enfant une filiation se substituant à sa filiation d’origine et de le priver de toute appartenance à sa famille par le sang : seule l’adoption plénière de l’enfant du conjoint, permise par l’article 345-1, laisse subsister sa filiation d’origine à l’égard de ce conjoint et de sa famille ; le droit au respect de la vie privée et familiale garanti à l’article 8 de la Convention (...) n’impose pas de consacrer, par une adoption, tous les liens d’affection, fussent-ils anciens et établis ;
(...) après avoir relevé que, [C.E. et C.B.] n’étant pas mariées, l’adoption plénière de [l’enfant] par [C.E.] mettrait fin au lien de filiation de celle-ci avec sa mère, qui n’y avait pas renoncé, ce qui serait contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant, lequel résidait dans le maintien des liens avec sa mère biologique, la cour d’appel, qui n’était pas tenue de procéder à une recherche inopérante, a légalement justifié sa décision. »
2. La procédure relative à l’établissement de la possession d’état d’enfant
14. Dans le même temps, C.E et C.B. avaient déposé, le 31 mai 2016, une requête devant le tribunal d’instance de Narbonne tendant à la délivrance d’un acte de notoriété établissant un lien de filiation entre la première d’entre elles et l’enfant. Elles produisirent notamment sept attestations visant à établir ce lien et un certificat de débit de compte de virement montrant l’existence de virements fréquents du compte de C.E. au bénéfice de C.B.
15. Le 18 juillet 2016, le tribunal constata que l’enfant était « reconnue dans la société, par la famille et par l’autorité publique, comme l’enfant de C.E. [et] qu’en, conclusion, elle bénéficiait de la possession d’état d’enfant de [cette dernière] ».
16. Le 12 octobre 2017, le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Narbonne assigna cependant les requérantes en contestation de possession d’état devant cette juridiction.
17. Par un jugement du 23 août 2018 (non-produit), le tribunal de grande instance de Narbonne déclara « nul et de nul effet pour être contraint par la loi » l’acte de notoriété délivré à C.E. Les requérantes n’interjetèrent pas appel de ce jugement.
18. Afin de justifier l’absence d’exercice d’un recours contre le jugement du 23 août 2018, les requérantes produisent un avis de la Cour de cassation (première chambre civile) du 7 mars 2018, rendu dans une procédure à laquelle elles n’étaient pas parties. En réponse aux questions : « Les articles 317 et 320 du code civil autorisent-ils la délivrance d’un acte de notoriété faisant foi de la possession d’état au bénéfice du concubin de même sexe que le parent envers lequel la filiation est déjà établie ? En cas de réponse négative l’impossibilité [de délivrer un tel acte] méconnaît-elle l’intérêt supérieur de l’enfant au sens de l’article 3 § 1 de la Convention internationale des droits de l’enfant ? Et peut-elle constituer, au regard des circonstances de fait appréciées concrètement par le juge d’instance, une atteinte disproportionnée au droit de mener une vie privée et familiale consacré par l’article 8 de la Convention (...), au regard du but légitime poursuivi ? », la Cour de cassation rendit l’avis suivant :
« En ouvrant le mariage aux couples de même sexe, la loi no 2013-404 du 17 mai 2013 a expressément exclu qu’un lien de filiation puisse être établi à l’égard de deux personnes de même sexe, si ce n’est par l’adoption.
Ainsi, l’article 6-1 du code civil, issu de ce texte, dispose que le mariage et la filiation adoptive emportent les mêmes effets, droits et obligations reconnus par les lois, à l’exclusion de ceux prévus au titre VII du livre Ier du présent code, que les époux ou les parents soient de sexe différent ou de même sexe.
Les modes d’établissement du lien de filiation prévus au titre VII du livre Ier du code civil, tels que la reconnaissance ou la présomption de paternité, ou encore la possession d’état, n’ont donc pas été ouverts aux époux de même sexe, a fortiori aux concubins de même sexe.
En toute hypothèse, l’article 320 du code civil dispose que, tant qu’elle n’a pas été contestée en justice, la filiation légalement établie fait obstacle à l’établissement d’une autre filiation qui la contredirait.
Ces dispositions s’opposent à ce que deux filiations maternelles ou deux filiations paternelles soient établies à l’égard d’un même enfant.
Il en résulte qu’un lien de filiation ne peut être établi, par la possession d’état, à l’égard du concubin de même sexe que le parent envers lequel la filiation est déjà établie.
Le contrôle de conventionalité, au regard de l’article 3, § 1 de la Convention de New‑York du 20 novembre 1989 et de l’article 8 de la Convention (...), relève de l’examen préalable des juges du fond et, à ce titre, échappe à la procédure de demande d’avis.
En conséquence,
LA COUR EST D’AVIS QUE :
1o) Le juge d’instance ne peut délivrer un acte de notoriété faisant foi de la possession d’état au bénéfice du concubin de même sexe que le parent envers lequel la filiation est déjà établie.
2o) La seconde question relève de l’examen préalable des juges du fond et, à ce titre, échappe à la procédure de demande d’avis. »
2. Requête no 29693/19
19. En mai 2006, A.E. conclut un pacte civil de solidarité (« PACS ») avec K.G., qu’elle avait rencontrée en 2001.
20. Ayant eu recours à l’étranger à l’assistance médicale à la procréation (« AMP »), K.G. donna naissance à T.G. le 13 novembre 2008.
21. Le 16 mars 2010, K.G. saisit le juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Rennes sur le fondement des articles 377 et 377‑1 du code civil d’une demande tendant au partage de l’exercice de l’autorité parentale avec A.E. Après avoir relevé, en particulier, qu’A.E. était apte tant matériellement que sur le plan éducatif à pourvoir aux besoins de l’enfant et que la délégation sollicitée était conforme aux intérêts de celui-ci, le juge aux affaires familiales fit droit à cette demande par un jugement du 27 mai 2010 tout en rappelant qu’A.E. et K.G. étaient chacune « réputée agir avec l’accord de l’autre quand elle fera seule un acte usuel de l’autorité parentale relativement à la personne de l’enfant ».
22. A.E. donna naissance à une enfant en octobre 2011. En mai 2012, la même juridiction prononça une délégation-partage de l’autorité parentale entre elle et K.G.
23. À la suite de la séparation d’A.E. et K.G, leur PACS fut dissout en octobre 2014. Elles mirent alors en place une résidence alternée pour les deux enfants afin qu’ils demeurent ensemble en permanence chez l’une ou chez l’autre.
24. Le 2 juillet 2018, A.E. saisit le tribunal de grande instance de Rennes d’une demande tendant à la délivrance d’un acte de notoriété aux fins de voir constater la possession d’état à l’égard de T.G. Faisant valoir que les conditions légales de délivrance d’un acte de notoriété étaient réunies, elle soutenaient que l’absence de reconnaissance d’un lien de filiation entre elle et T.G. serait contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant au sens de l’article 3 § 1 de la Convention internationale des droits de l’enfant et porterait atteinte à leur droit au respect de la vie privée et familiale, entraînant à son encontre une discrimination dans l’exercice de ce droit. K.G. se porta intervenante dans la procédure.
25. Par une ordonnance du 20 décembre 2018, non susceptible de recours, le vice-président du tribunal rejeta cette requête pour les motifs suivants :
« (...) La première chambre civile de la Cour de cassation a émis, le 7 mars 2018, l’avis que les articles 6-1 et 320 du code civil (...) s’opposent à ce que deux filiations maternelles ou deux filiations paternelles soient établies à l’égard d’un même enfant.
Un lien de filiation ne peut être établi, par possession d’état, à l’égard du concubin de même sexe que le parent envers lequel la filiation est déjà établie, de telle sorte que le juge d’instance ne peut délivrer un acte de notoriété faisant foi de la possession d’état au bénéfice du concubin de même sexe que le parent envers lequel la filiation est déjà établie.
Il en résulte que le droit positif français ne permet pas l’établissement, par la possession d’état, d’un double lien de filiation au profit de concubins de même sexe (...).
Sur l’intérêt supérieur de l’enfant :
Aux termes de l’article 3.1 de la convention internationale des droits de l’enfant (...).
L’intérêt supérieur de l’enfant doit être apprécié concrètement. En l’espèce, l’enfant bénéficie déjà de la reconnaissance de son lien de filiation maternelle envers [K.G.], sa mère biologique. Il entretient des relations très régulières avec [la requérante] malgré la séparation, une résidence alternée ayant été mise en place. [La requérante] indique participer à l’entretien et à l’éducation de l’enfant [T.G.]
Dans le contexte des très bonnes relations conservées par les requérantes, la délégation-partage de l’autorité parentale entre [K.G.] et [la requérante] sur l’enfant [T.G.] prononcée le 27 mai 2010 (...), une désignation de tuteur testamentaire et le droit des libéralités permettrait pour le surplus d’envisager une intégration suffisante de [T.G.] dans sa famille d’intention et de sécuriser de façon satisfaisante ses liens avec [la requérante].
Sans aucunement mettre en cause la réalité, ni la force des liens affectifs unissant depuis toujours [la requérante] et l’enfant, il n’est en conséquence pas démontré concrètement que l’intérêt supérieur de ce dernier rend nécessaire l’établissement d’un second lien de filiation maternel envers l’ancienne concubine de sa mère biologique.
Sur le droit au respect de la vie privée et familiale :
Aux termes de l’article 8 de la Convention (...).
L’article 6-1 du code civil dispose que le mariage et la filiation adoptive emportent les mêmes effets, droits et obligations reconnus par les lois, à l’exclusion de ceux prévus au titre VII du livre 1er du présent code, que les époux ou les parents soient de sexe différent ou de même sexe. Les modes d’établissement du lien de filiation prévus au titre VII du code civil, tels que la reconnaissance ou la présomption de paternité ou la possession d’état, n’ont donc pas été ouverts aux époux de même sexe, a fortiori aux concubins de même sexe.
L’acte de notoriété constitue, pour la possession d’état, une preuve non contentieuse qui ne vaut que jusqu’à preuve contraire. Contrairement à ce qu’affirme le conseil des requérantes, elle est donc une présomption applicable aux filiations fondées sur le lien biologique et relève de l’état des personnes. Elle a pour but de prévenir les conflits qui résulteraient de la reconnaissance d’un double lien de même nature dans un système de parenté reposant sur les principes d’altérité sexuelle et de filiation biologique, réelle ou symbolique, auxquels il ne peut être dérogé que dans le seul cadre du mariage et par le biais de l’adoption.
Les déclarations et les témoignages produits confirment que la naissance de [T.G.] a été désirée par [K.G.] et [la requérante] au cours de leur relation de concubinage. Cette naissance a été rendue possible par une assistance médicale à la procréation avec tiers donneur à l’étranger. [K.G.] et [la requérante] ont élevé ensemble l’enfant jusqu’à leur séparation survenue en 2012 puis ont mis en place une résidence alternée.
La filiation de [T.G.] est pleinement consacrée envers sa mère biologique. Il ne peut être pour le surplus considéré que l’État excède sa marge d’appréciation en s’opposant à la reconnaissance d’un second lien de filiation maternelle au profit de [la requérante] comme parent d’intention par le biais de la possession d’état.
Le droit européen n’impose pas de reconnaître un lien de filiation au profit d’une personne qui n’est pas le parent biologique de l’enfant et la décision Kroon et autres c. Pays-Bas (27 octobre 1994, [série A no 297‑C]) citée par les requérantes, n’offre à cet égard aucune comparaison pertinente puisque la Cour y affirme seulement que « le respect de la vie familiale exige que réalité biologique et sociale prévale sur la présomption légale ». L’existence d’une « vie familiale » au sens de l’article 8 (...) et telle qu’elle est entendue largement par la Cour (...) est dès lors pleinement caractérisée dans la mesure où les intéressés peuvent mener une vie familiale normale caractérisée par des relations réelles et étroites tout en développant des relations affectives.
Il résulte de l’ensemble de ces éléments que l’impossibilité pour [la requérante] de faire constater une possession d’état sur l’enfant [T.G.] ne révèle pas d’atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale. (...) »
Sur la violation de l’article 14 de la Convention :
Aux termes de l’article 14 de la Convention (...). En l’absence de violation de l’article 8 de la Convention, le grief sera écarté. (...) »
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. L’autorité parentale
26. Les dispositions pertinentes du code civil sont les suivantes :
Article 6-1 (version en vigueur du 19 mai 2013 au 4 août 2021)
« Le mariage et la filiation adoptive emportent les mêmes effets, droits et obligations reconnus par les lois, à l’exclusion de ceux prévus au titre VII du livre Ier du présent code, que les époux ou les parents soient de sexe différent ou de même sexe. »
Article 320
« Tant qu’elle n’a pas été contestée en justice, la filiation légalement établie fait obstacle à l’établissement d’une autre filiation qui la contredirait. »
Article 371-1
« L’autorité parentale est un ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalité l’intérêt de l’enfant.
Elle appartient aux parents jusqu’à la majorité ou l’émancipation de l’enfant pour le protéger dans sa sécurité, sa santé et sa moralité, pour assurer son éducation et permettre son développement, dans le respect dû à sa personne (...) ».
Article 371-4
« L’enfant a le droit d’entretenir des relations personnelles avec ses ascendants. Seul l’intérêt de l’enfant peut faire obstacle à l’exercice de ce droit.
Si tel est l’intérêt de l’enfant, le juge aux affaires familiales fixe les modalités des relations entre l’enfant et un tiers, parent ou non, en particulier lorsque ce tiers a résidé de manière stable avec lui et l’un de ses parents, a pourvu à son éducation, à son entretien ou à son installation, et a noué avec lui des liens affectifs durables. »
Article 377
« Les père et mère, ensemble ou séparément, peuvent, lorsque les circonstances l’exigent, saisir le juge en vue de voir déléguer tout ou partie de l’exercice de leur autorité parentale à un tiers, membre de la famille, proche digne de confiance, établissement agréé pour le recueil des enfants ou service départemental de l’aide sociale à l’enfance (...) ».
Article 377-1
« La délégation, totale ou partielle, de l’autorité parentale résultera du jugement rendu par le juge aux affaires familiales.
Toutefois, le jugement de délégation peut prévoir, pour les besoins d’éducation de l’enfant, que les père et mère, ou l’un d’eux, partageront tout ou partie de l’exercice de l’autorité parentale avec le tiers délégataire. Le partage nécessite l’accord du ou des parents en tant qu’ils exercent l’autorité parentale. La présomption de l’article 372-2 est applicable à l’égard des actes accomplis par le ou les délégants et le délégataire.
Le juge peut être saisi des difficultés que l’exercice partagé de l’autorité parentale pourrait générer par les parents, l’un d’eux, le délégataire ou le ministère public. Il statue conformément aux dispositions de l’article 373-2-11 ».
Article 377-2
« La délégation pourra, dans tous les cas, prendre fin ou être transférée par un nouveau jugement, s’il est justifié de circonstances nouvelles (...) ».
2. L’adoption plénière
27. Les dispositions pertinentes du code civil sont les suivantes :
Article 343-1
« L’adoption peut être aussi demandée par toute personne âgée de plus de vingt‑huit ans.
Si l’adoptant est marié et non séparé de corps, le consentement de son conjoint est nécessaire à moins que ce conjoint ne soit dans l’impossibilité de manifester sa volonté. »
Article 345
« L’adoption n’est permise qu’en faveur des enfants âgés de moins de quinze ans, accueillis au foyer du ou des adoptants depuis au moins six mois.
Toutefois, si l’enfant a plus de quinze ans et a été accueilli avant d’avoir atteint cet âge par des personnes qui ne remplissaient pas les conditions légales pour adopter ou s’il a fait l’objet d’une adoption simple avant d’avoir atteint cet âge, l’adoption plénière pourra être demandée, si les conditions en sont remplies, pendant la minorité de l’enfant et dans les deux ans suivant sa majorité.
S’il a plus de treize ans, l’adopté doit consentir personnellement à son adoption plénière. Ce consentement est donné selon les formes prévues au premier alinéa de l’article 348-3. Il peut être rétracté à tout moment jusqu’au prononcé de l’adoption. »
Article 345-1
« L’adoption plénière de l’enfant du conjoint est permise :
1o Lorsque l’enfant n’a de filiation légalement établie qu’à l’égard de ce conjoint ;
1o bis Lorsque l’enfant a fait l’objet d’une adoption plénière par ce seul conjoint et n’a de filiation établie qu’à son égard ;
2o Lorsque l’autre parent que le conjoint s’est vu retirer totalement l’autorité parentale ;
3o Lorsque l’autre parent que le conjoint est décédé et n’a pas laissé d’ascendants au premier degré ou lorsque ceux-ci se sont manifestement désintéressés de l’enfant. »
Article 347
« Peuvent être adoptés :
1o Les enfants pour lesquels les père et mère ou le conseil de famille ont valablement consenti à l’adoption ;
2o Les pupilles de l’État ;
3o Les enfants déclarés abandonnés dans les conditions prévues aux articles 381-1 et 381-2. »
Article 348-1
« Lorsque la filiation d’un enfant n’est établie qu’à l’égard d’un de ses auteurs, celui‑ci donne le consentement à l’adoption. »
Article 348-3
« Le consentement à l’adoption est donné devant un notaire français ou étranger, ou devant les agents diplomatiques ou consulaires français. Il peut également être reçu par le service de l’aide sociale à l’enfance lorsque l’enfant lui a été remis.
Le consentement à l’adoption peut être rétracté pendant deux mois. La rétractation doit être faite par lettre recommandée avec demande d’avis de réception adressée à la personne ou au service qui a reçu le consentement à l’adoption. La remise de l’enfant à ses parents sur demande même verbale vaut également preuve de la rétractation.
Si à l’expiration du délai de deux mois, le consentement n’a pas été rétracté, les parents peuvent encore demander la restitution de l’enfant à condition que celui-ci n’ait pas été placé en vue de l’adoption. Si la personne qui l’a recueilli refuse de le rendre, les parents peuvent saisir le tribunal qui apprécie, compte tenu de l’intérêt de l’enfant, s’il y a lieu d’en ordonner la restitution. La restitution rend caduc le consentement à l’adoption. »
Article 356
« L’adoption confère à l’enfant une filiation qui se substitue à sa filiation d’origine : l’adopté cesse d’appartenir à sa famille par le sang, sous réserve des prohibitions au mariage visées aux articles 161 à 164.
Toutefois l’adoption de l’enfant du conjoint laisse subsister sa filiation d’origine à l’égard de ce conjoint et de sa famille. Elle produit, pour le surplus, les effets d’une adoption par deux époux. »
Article 357
« L’adoption confère à l’enfant le nom de l’adoptant.
En cas d’adoption de l’enfant du conjoint ou d’adoption d’un enfant par deux époux, l’adoptant et son conjoint ou les adoptants choisissent, par déclaration conjointe, le nom de famille dévolu à l’enfant : soit le nom de l’un d’eux, soit leurs deux noms accolés dans l’ordre choisi par eux, dans la limite d’un nom de famille pour chacun d’eux. (...) »
Article 358
« L’adopté a, dans la famille de l’adoptant, les mêmes droits et les mêmes obligations qu’un enfant dont la filiation est établie en application du titre VII du présent livre. »
Article 359
« L’adoption est irrévocable. »
3. L’adoption simple
28. Les dispositions pertinentes du code civil sont les suivantes :
Article 360
« L’adoption simple est permise quel que soit l’âge de l’adopté.
(...)
Si l’adopté est âgé de plus de treize ans, il doit consentir personnellement à l’adoption. »
Article 361
« Les dispositions des articles 343 à 344, du dernier alinéa de l’article 345, des articles 346 à 350, 353, 353-1, 353-2, 355 et du dernier alinéa de l’article 357 sont applicables à l’adoption simple. »
Article 363
« L’adoption simple confère le nom de l’adoptant à l’adopté en l’ajoutant au nom de ce dernier. (...) »
Article 364
« L’adopté reste dans sa famille d’origine et y conserve tous ses droits, notamment ses droits héréditaires.
Les prohibitions au mariage prévues aux articles 161 à 164 du présent code s’appliquent entre l’adopté et sa famille d’origine. »
Article 365
« L’adoptant est seul investi à l’égard de l’adopté de tous les droits d’autorité parentale (...) à moins qu’il ne soit le conjoint du père ou de la mère de l’adopté ; dans ce cas, l’adoptant a l’autorité parentale concurremment avec son conjoint, lequel en conserve seul l’exercice, sous réserve d’une déclaration conjointe avec l’adoptant adressée au directeur des services de greffe judiciaires du tribunal de grande instance aux fins d’un exercice en commun de cette autorité (...) ».
Article 368
« L’adopté et ses descendants ont, dans la famille de l’adoptant, les droits successoraux prévus au chapitre III du titre Ier du livre III.
L’adopté et ses descendants n’ont cependant pas la qualité d’héritier réservataire à l’égard des ascendants de l’adoptant. »
29. La jurisprudence de la Cour de cassation est bien établie en ce sens que, s’agissant d’un enfant mineur, il ne peut être fait droit à une demande d’adoption simple formulée par la partenaire de sa mère biologique, même avec le consentement de cette dernière, dès lors qu’elle entend continuer à élever l’enfant dans la mesure où cette adoption réalise un transfert des droits d’autorité parentale sur l’enfant au profit du seul adoptant, en privant ainsi la mère biologique de ses propres droits (Cass. 1ère civ., 20 février 2007, arrêts nos 224 et 221, Bulletin civil 2007 I nos 70 et 71).
4. La possession d’état
30. Les dispositions pertinentes du code civil relatives à la possession d’état sont les suivantes :
Article 311-1
« La possession d’état s’établit par une réunion suffisante de faits qui révèlent le lien de filiation et de parenté entre une personne et la famille à laquelle elle est dite appartenir.
Les principaux de ces faits sont :
1o Que cette personne a été traitée par celui ou ceux dont on la dit issue comme leur enfant et qu’elle-même les a traités comme son ou ses parents ;
2o Que ceux-ci ont, en cette qualité, pourvu à son éducation, à son entretien ou à son installation ;
3o Que cette personne est reconnue comme leur enfant, dans la société et par la famille ;
4o Qu’elle est considérée comme telle par l’autorité publique ;
5o Qu’elle porte le nom de celui ou ceux dont on la dit issue. »
Article 317 (version en vigueur à l’époque des faits de la cause)
« Chacun des parents ou l’enfant peut demander au juge du tribunal d’instance du lieu de naissance ou de leur domicile que lui soit délivré un acte de notoriété qui fera foi de la possession d’état jusqu’à preuve contraire.
L’acte de notoriété est établi sur la foi des déclarations d’au moins trois témoins et, si le juge l’estime nécessaire, de tout autre document produit qui attestent une réunion suffisante de faits au sens de l’article 311-1.
La délivrance de l’acte de notoriété ne peut être demandée que dans un délai de cinq ans à compter de la cessation de la possession d’état alléguée ou à compter du décès du parent prétendu, y compris lorsque celui-ci est décédé avant la déclaration de naissance.
La filiation établie par la possession d’état constatée dans l’acte de notoriété est mentionnée en marge de l’acte de naissance de l’enfant.
Ni l’acte de notoriété, ni le refus de le délivrer ne sont sujets à recours. »
5. La loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique ET La circulaire du 21 septembre 2021
31. Les premières interventions du législateur français en matière bioéthique remontent à la loi du 20 décembre 1988 sur la protection des personnes qui se prêtent à des recherches biomédicales et à la loi du 29 juillet 1994 relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’AMP et au diagnostic prénatal. Est ensuite intervenue la loi du 6 août 2004 relative à la bioéthique, dont un des titres portait sur la procréation et l’embryologie. L’article 40 de cette dernière prévoyait qu’elle devrait faire l’objet d’un nouvel examen d’ensemble par le Parlement dans un délai maximum de cinq ans après son entrée en vigueur, et d’une évaluation de son application par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques dans un délai de quatre ans. Le réexamen prévu a débouché sur l’adoption de la loi du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique. De même, l’article 47 de cette loi posait le principe d’un nouvel examen d’ensemble par le Parlement dans un délai maximal de sept ans après son entrée en vigueur et, dans un délai de six ans, d’une évaluation de son application par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. Par ailleurs, l’article 46 de la loi prévoyait que tout projet de réforme sur les problèmes éthiques et les questions de société soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé devait être précédé d’un débat public sous forme d’états généraux.
32. Le comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé a ainsi lancé des états généraux de la bioéthique en janvier 2018. La question de l’ouverture de l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules a été discutée dans ce cadre. Le comité a publié un rapport de synthèse en juillet 2018 et, le 18 septembre 2018, un avis intitulé « contribution du comité consultatif national d’éthique à la révision de la loi de bioéthique 2018-2019 », dans lequel il s’est dit favorable à l’ouverture de l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules. D’autres travaux ont été menés parallèlement, dans le cadre desquelles cette question a également été abordée : les rencontres du Sénat sur la bioéthique (mars à juillet 2018) ; l’étude du Conseil d’État intitulée « Révision de la loi de bioéthique : quelles options pour demain ? » (11 juillet 2018) ; l’évaluation de l’application de la loi de bioéthique par l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (octobre 2018) ; le rapport de la mission d’information mise en place à l’Assemblée nationale (janvier 2019).
33. S’appuyant sur ces différents travaux, le Gouvernement a, le 24 juillet 2019, déposé un projet de loi prévoyant notamment d’élargir l’accès à l’AMP aux couples de femmes et aux femmes non mariées. Le processus législatif a abouti, le 29 juin 2021, à l’adoption de la loi relative à la bioéthique. Le 29 juillet 2021, le Conseil constitutionnel a déclaré conformes à la Constitution les dispositions de la loi dont il avait été saisi par des députés. Promulguée le 2 août 2021, la loi est entrée en vigueur le 4 août 2021. L’article 41 prévoit qu’elle devra faire l’objet d’un nouvel examen par le Parlement dans un délai maximal de sept ans à compter de sa promulgation et, dans un délai de quatre ans, d’une évaluation de son application par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques.
34. La loi no 2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique, qui étend l’accès à l’AMP aux femmes seules ainsi qu’aux couples formés de deux femmes crée un nouveau mode d’établissement juridique de la filiation pour les enfants ainsi conçus au sein de tels couples de femmes, qui peuvent être reconnus conjointement par les deux femmes avant leur naissance. Aux termes du nouvel article 342-11 du code civil :
« Lors du recueil du consentement prévu à l’article 342-10, le couple de femmes reconnaît conjointement l’enfant.
La filiation est établie, à l’égard de la femme qui accouche, conformément à l’article 311-25. Elle est établie, à l’égard de l’autre femme, par la reconnaissance conjointe prévue au premier alinéa du présent article. Celle-ci est remise par l’une des deux femmes ou, le cas échéant, par la personne chargée de déclarer la naissance à l’officier de l’état civil, qui l’indique dans l’acte de naissance.
Tant que la filiation ainsi établie n’a pas été contestée en justice dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 342-10, elle fait obstacle à l’établissement d’une autre filiation dans les conditions prévues au présent titre. »
35. Le IV de l’article 6 de la loi du 2 août 2021 prévoit que, pendant trois ans à compter de la publication de cette loi (soit jusqu’au 4 août 2024), un couple de femme qui a eu recours à une AMP à l’étranger avant cette publication, peut faire, devant le notaire, une reconnaissance conjointe de l’enfant dont la filiation n’est établie qu’à l’égard de la femme qui a accouché et que cette reconnaissance établit la filiation à l’égard de l’autre femme. La reconnaissance conjointe est inscrite en marge de l’acte de naissance de l’enfant sur instruction du procureur de la République, qui s’assure que ces conditions sont réunies.
36. La « circulaire de présentation des dispositifs en matière d’assistance à la procréation issue de la loi no 2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique » du Garde des sceaux, Ministre de la justice, du 21 septembre 2021, no C1/2021/1.8.6/202130000921/JF (« Fiche no 2 : l’établissement du second lien de filiation maternelle à l’égard de l’enfant lorsqu’un couple de femmes a eu recours à l’AMP à l’étranger avant la publication de la loi relative à la bioéthique »), précise les éléments suivants :
« L’éventuelle séparation du couple intervenue postérieurement à l’AMP est sans incidence sur l’application de ce dispositif dès lors qu’au moment de l’AMP, ces deux femmes étaient en couple (mariées, pacsées ou en concubinage) et qu’elles ont eu recours à l’AMP dans le cadre d’un projet parental commun. En revanche, ce dispositif suppose l’accord des deux femmes au moment de la reconnaissance conjointe, qui confirme la réalité de ce projet parental commun. Le législateur n’a pas prévu, en cas de désaccord entre les deux femmes, qu’une procédure judiciaire puisse passer outre ce désaccord. Il résulte des travaux parlementaires qu’il ne s’agit pas d’une omission du législateur mais du choix assumé de réserver ce nouveau mode d’établissement de la filiation transitoire lorsque les deux femmes sont d’accord. Ces mêmes travaux parlementaires soulignent que la possibilité qu’une procédure judiciaire permette, en cas de désaccord pour l’établissement du double lien de filiation maternelle, à ce que le juge puisse passer outre le refus d’une des deux femmes et prononce une adoption, sera étudiée dans le cadre de la proposition de loi visant à réformer l’adoption déposée par Madame la députée Dominique Limon.
Par cette reconnaissance conjointe, les deux femmes déclarent devant le notaire qu’elles ont eu recours ensemble à une AMP à l’étranger à la suite de laquelle l’enfant reconnu a été conçu (...).
En l’absence de disposition dérogatoire, comme pour la reconnaissance volontaire d’un enfant faite en application de l’article 316 du code civil, le consentement de l’enfant, même majeur, n’est pas requis pour la reconnaissance conjointe (...).
Le procureur de la République s’assurera du respect des conditions visées au premier alinéa du IV de l’article 6 de la loi du 2 août 2021, à savoir :
. la réalisation d’une AMP à l’étranger avant la publication de la loi relative à la bioéthique par un couple de femmes. À ce titre, le procureur de la République devra s’assurer que la régularisation concerne bien un enfant né d’une AMP et non d’une convention de gestation pour autrui. Il s’assurera également que l’AMP a été réalisée à l’étranger et non sur le territoire national en violation des dispositions légales applicables.
. la filiation de l’enfant ne devra être établie qu’à l’égard de la femme qui a accouché (...).
Si le procureur de la République considère que les conditions du premier alinéa du IV de l’article 6 de la loi du 2 août 2021 sont réunies, il ordonne à l’officier de l’état civil détenteur de l’acte de naissance de l’enfant l’apposition d’une mention dans laquelle seront précisées la date de la reconnaissance conjointe ainsi que les références et la date de ses instructions (...).
L’inscription de la reconnaissance conjointe en marge de l’acte de naissance de l’enfant suffit à établir la filiation de ce dernier à l’égard de la femme qui n’a pas accouché (...) ».
EN DROIT
1. JONCTION DES REQUÊTES
37. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les joindre afin de les examiner ensemble dans un arrêt unique.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
38. C.E., M.B. et C.B (requête no 29775/18) invoquent une violation de leur droit au respect de la vie privée et familiale du fait du rejet par les juridictions internes de la demande visant à l’adoption plénière de M.B. par C.E., ancienne compagne de C.B., sa mère biologique.
39. A.E, ancienne compagne de la mère biologique de T. G., et T.G. (requête no 29693/19) invoquent une violation du droit au respect de la vie privée et familiale de T.G du fait du refus des juridictions internes de délivrer un acte de notoriété établissant la filiation entre l’une et l’autre par possession d’état.
40. Les requérants invoquent la méconnaissance de l’article 8 de la Convention aux termes duquel :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
1. Sur la capacité de M.B. à saisir la Cour et sur la qualité d’A.E. à agir au nom de T.G.
41. La Cour note que M.B. (requête no 29775/18) et T.G. (requête no 29693/19) étaient mineurs lorsque les requêtes qui les concernent ont été introduites devant la Cour : M.B. avait environ seize ans et cinq mois et T.G., environ dix ans et demi.
42. Elle rappelle qu’elle peut être saisie de requêtes dénonçant des manquements aux droits et libertés consacrés par la Convention à l’égard de mineurs, par les représentants légaux de ceux-ci ou par les mineurs concernés (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 138, CEDH 2000 VIII).
43. Elle constate que le formulaire relatif à la requête no 29775/18 a été signé non seulement par C.E. et C.B., mais aussi par M.B. (paragraphe 2 ci‑dessus). M.B. a donc saisi la Cour de son propre chef, comme elle en avait la possibilité.
44. Quant à la requête no 29693/19, A.E. déclare agir devant la Cour non seulement en son nom et pour son compte mais aussi au nom et pour le compte de T.G. Elle fait pertinemment valoir à cet égard qu’elle exerce l’autorité parentale sur T.G. (paragraphe 3 ci-dessus).
2. Sur la recevabilité
1. Sur la qualité de victime de C.B.
45. S’agissant de la requête no 23775/18, le Gouvernement souligne que le rejet de la demande d’adoption plénière de M.B. par C.E. est sans conséquence sur la situation de C.B. Il en déduit que cette dernière ne peut se prétendre victime de la violation de la Convention dénoncée de sorte que la requête est irrecevable en tant qu’elle émane d’elle.
46. Les requérants ne répliquent pas sur ce point.
47. La Cour marque son désaccord avec la position défendue, sur ce point, par le Gouvernement. Elle rappelle que pour qu’une personne puisse se dire victime d’une violation de la Convention, au sens de l’article 34 de la Convention, elle doit pouvoir démontrer qu’elle a « subi directement les effets » de la mesure litigieuse. Il faut du moins qu’il y ait des indices raisonnables et convaincants de la probabilité de réalisation de cette violation en ce qui la concerne personnellement ; de simples suspicions ou conjectures sont insuffisantes à cet égard (voir Zambrano c. France (déc.), no 41664/21, §§ 40‑42, 7 octobre 2021, ainsi que les références qui y figurent). Or tel est le cas de C.B., dont le droit au respect de la vie privée et familiale est directement affecté par l’impossibilité d’établir un lien juridique de filiation entre sa fille et son ex-compagne. Elle est en effet partie prenante de la communauté de vie dans le cadre de laquelle un lien de nature filiale s’est développé entre sa fille M.B. et C.E., la relation qui s’est développée entre elles trois depuis la naissance de M.B. faisant partie intégrante de leur identité sociale et personnelle (comparer avec Kalacheva c. Russie, no 3451/05, 7 mai 2009). C’est vrai pour C.B. comme pour M.B. et C.E. C.B. peut donc se dire victime de la violation de l’article 8 invoquée dans la requête no 23775/18.
2. Sur l’applicabilité de l’article 8 de la Convention.
48. La Cour relève que le Gouvernement déclare ne pas contester que les relations en cause dans les présentes affaires relèvent de la vie privée et familiale de C.E. et de M.B. (requête no 23775/18) et de celle de T.G. (requête no 29693/19). Marquant son accord sur ce point, elle juge néanmoins nécessaire d’apporter les précisions qui suivent.
a) S’agissant du volet vie familiale de l’article 8 de la Convention
49. La Cour rappelle que la question de l’existence ou de l’absence d’une vie familiale est d’abord une question de fait, qui dépend de l’existence de liens personnels étroits. La notion de « famille » visée par l’article 8 concerne non seulement les relations fondées sur le mariage, mais aussi d’autres liens « familiaux » de facto, lorsque les parties cohabitent en dehors de tout lien marital ou lorsque d’autres facteurs démontrent qu’une relation a suffisamment de constance. La Cour accepte ainsi, dans certaines situations, l’existence d’une vie familiale de facto entre un adulte ou des adultes et un enfant en l’absence de liens biologiques ou d’un lien juridiquement reconnu, sous réserve qu’il y ait des liens personnels effectifs (voir notamment Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, §§ 140 et 148, 24 janvier 2017, ainsi que les références qui y figurent, et Honner c. France, no 19511/16, § 50, 12 novembre 2020). Elle a notamment jugé que la relation entre deux femmes vivant ensemble sous le régime du PACS et l’enfant que la seconde d’entre elles avait conçu par AMP et qu’elle élevait conjointement avec sa compagne s’analysait en une « vie familiale » au regard de l’article 8 de la Convention (voir Honner précitée, §§ 50-51, X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 95, CEDH 2013, et Gas et Dubois c. France (déc.), no 25951/07, 31 août 2010, ainsi que les références qui y figurent). Dans l’affaire Honner précitée (ibidem), elle a considéré, dans un cas où l’ex-compagne de la mère biologique d’un enfant s’était investie dans l’éducation de ce dernier durant quatre ans et demi et s’était mise en disponibilité lorsqu’il avait quatre mois pour s’occuper au quotidien de lui et de son fils biologique, que le lien qui s’était développé entre elle et lui durant les années de leur vie commune relevait de la vie familiale au sens de l’article 8.
50. S’agissant de la requête no 23775/18, la Cour relève que C.E. a élevé M.B. conjointement avec sa conjointe, C.B., la mère biologique de cette dernière, pendant quatre ans, de la naissance de l’enfant en 2002 à la séparation du couple en 2006. En accord avec C.B., C.E a ensuite exercé à l’égard de M.B. un droit de visite et d’hébergement un weekend sur deux et la moitié des vacances scolaires. En outre, C.E. versait mensuellement une pension alimentaire à son ex-compagne pour l’entretien et l’éducation de M.B.
51. S’agissant de la requête no 29693/19, la Cour relève qu’A.E. a élevé T.G. conjointement avec K.G., la mère biologique de ce dernier, avec qui elle était unie par un PACS, pendant six ans, de la naissance de T.G. en 2008 jusqu’à la séparation du couple en 2014. Elle note que K. G. a consenti à une délégation-partage de l’autorité parentale et à une garde alternée dans le cadre desquelles A.E. continue à contribuer à l’éducation de T.G. Par ailleurs, A.E. a également consenti, au profit de K. G. à une délégation-partage de l’autorité parentale et à une garde alternée en ce qui concerne l’enfant auquel elle a donné naissance en 2011. Les deux enfants vivent ainsi ensemble, en alternance chez l’une et chez l’autre.
52. Il résulte de ce qui précède, qu’il existe entre M.B. et C.E, d’une part, et entre T.G., et A.E., d’autre part, des liens personnels effectifs qui tiennent, de facto, du lien parent‑enfant et caractérisent donc l’existence d’une vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention.
b) S’agissant du volet vie privée de l’article 8 de la Convention
53. La Cour rappelle qu’il n’y a aucune raison valable de comprendre la notion de « vie privée » comme excluant les liens affectifs s’étant créés et développés entre un adulte et un enfant en dehors de situations classiques de parenté. Ce type de liens relève de la vie et de l’identité sociale des individus. Dans certains cas impliquant une relation entre un adulte et un enfant qui ne présentent aucun lien biologique ou juridique, les faits peuvent néanmoins relever de la « vie privée » de l’adulte comme de l’enfant concernés (voir notamment Paradiso et Campanelli précité, § 161).
54. Il en va tout particulièrement ainsi pour l’enfant concerné, la filiation dans laquelle s’inscrit chaque individu étant un aspect essentiel de son identité (voir en particulier Mennesson c. France, (no 65192/11, §§ 46 et 96, CEDH 2014 (extraits)).
55. À la lumière des considérations qui précèdent (paragraphes 50‑51 ci‑dessus), la Cour conclut que les liens qui se sont développés entre M.B. et C.E, d’une part, et entre T.G. et A.E., d’autre part, relèvent de leur vie privée au sens de l’article 8 de la Convention.
3. Conclusion sur la recevabilité
56. Constatant que le grief tiré de l’article 8 de la Convention n’est ni manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
3. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Requête no 29775/18
1. Les requérantes
57. Les requérantes font valoir que M.B. a été élevée par ses deux mères, qu’un lien affectif fort s’est noué entre elle et C.E. et que C.B. a consenti à son adoption par C.E. Elles souhaitent légitimer cette relation et qu’il en soit pris acte par l’établissement d’un lien de filiation. Elles soutiennent que l’intérêt supérieur de l’enfant exige que M.B. soit reconnue comme la fille de C.E., cette dernière s’étant comportée comme une mère à son égard, ayant désiré sa naissance au même titre que C.B., ayant assisté la grossesse de cette dernière, ayant été présente à la naissance, l’ayant élevée et éduquée, subvenant aujourd’hui à ses besoins et étant sa deuxième mère aux yeux de leur entourage.
58. Renvoyant notamment à l’arrêt Mennesson précité, les requérantes rappellent que le droit à la vie privée comprend le droit à l’identité, et exige que chacun puisse établir les éléments constitutifs de son identité d’être humain, ce qui inclut la filiation. Du fait de l’impossibilité d’établir un lien de filiation avec C.E., M.B. se trouverait placée dans une incertitude juridique, sa situation familiale de fait ne correspondant pas à sa situation juridique. Elle se voit en conséquence privée du droit de porter le nom de sa deuxième mère, du droit d’être reconnue aux yeux de tous comme son enfant légitime, ainsi que d’une place dans sa succession.
59. Les requérantes se plaignent en outre de ce que C.E. et M.B. se voient refuser le droit de mener une vie familiale normale, que la Cour reconnait aux familles homoparentales. Elles soutiennent que cette situation engendre une insécurité pour M.B., dès lors que le partage de l’autorité parentale n’est pas accordé à C.E. alors qu’elle participe aux décisions la concernant, l’héberge un week-end sur deux et pendant la moitié des vacances scolaires, et verse une pension alimentaire pour son entretien. N’étant pas titulaire de l’autorité parentale, C.E. ne serait pas en mesure d’autoriser un médecin à pratiquer un acte chirurgical urgent sur M.B. en cas d’accident. De plus, en cas de décès de C.B., M.B. se verrait confiée à ses grands-parents maternels plutôt qu’à C.E. Elles soutiennent enfin qu’en omettant de prendre en compte l’intérêt supérieur de l’enfant, les juridictions internes ont violé le principe de proportionnalité et ont manqué à leur obligation de se conformer à la Convention.
60. Par ailleurs, les requérantes font valoir que, dès lors que M.B. n’a pas été conçue par une AMP réalisée à l’étranger, il ne leur est pas possible de procéder à la reconnaissance conjointe que permet à titre transitoire l’article 6 IV de la loi 2 août 2021 relative à la bioéthique (paragraphe 35 ci‑dessus).
2. Le Gouvernement
61. Le Gouvernement déclare ne pas contester que le refus d’adoption plénière de M.B. qui a été opposé à C.E. constitue une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale. Il estime toutefois qu’elle était prévue par la loi, renvoyant sur ce point aux articles 343 et 345‑1 du code civil, desquels résulterait directement l’impossibilité d’adopter hors mariage l’enfant de son ancien conjoint. Il ajoute que cette ingérence vise à la protection de l’intérêt supérieur de l’enfant, M.B., et poursuit ainsi un des buts légitimes énumérés par le second paragraphe de l’article 8, à savoir « la protection des droits et liberté d’autrui ».
62. S’agissant de la proportionnalité de l’ingérence litigieuse, le Gouvernement estime tout d’abord que l’État défendeur doit se voir reconnaître une large marge d’appréciation dès lors qu’est en cause une question touchant à l’adoption (il renvoie à l’arrêt Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg, no 76240/01, § 128, 28 juin 2007). Il fait valoir que l’adoption plénière hors mariage est une question de société délicate sur laquelle il n’existe pas de communauté de vue en Europe.
63. Le Gouvernement relève ensuite que C.E. ne s’est pas trouvée dans l’impossibilité d’entretenir des relations suivies avec M.B., puisqu’en accord avec la mère biologique de l’enfant, elle a exercé un droit de visite et d’hébergement, sans qu’il soit fait état de difficulté particulière. Selon lui, le rejet de la demande d’adoption ne les a pas empêchées de jouir d’une vie familiale dans des conditions globalement comparables à celles dans lesquelles vivent les autres familles, après une séparation. Le Gouvernement conteste par ailleurs la thèse des requérantes selon laquelle l’absence d’autorité parentale de C.E. sur M.B. aurait pu mettre cette dernière en danger du fait de l’impossibilité pour la première de consentir un acte médical urgent, soulignant que dans une telle hypothèse le médecin peut légalement intervenir de son propre chef. Il indique aussi que les requérantes auraient pu consentir une délégation partagée de l’autorité parentale sur le fondement de l’article 377 du code civil, l’article 371-4 du même code ouvrant, dans certaines conditions, cette possibilité au parent d’intention séparé du parent légal. Il ajoute que le droit français permet en outre la désignation d’un tuteur testamentaire et la mise en œuvre des dispositions du droit des libéralités afin de permettre une intégration de l’enfant dans sa famille d’intention et de sécuriser ses liens avec son parent d’intention.
64. S’agissant spécifiquement du droit au respect de la vie privée de M.B., le Gouvernement fait valoir que sa situation n’est pas comparable à celle des enfants dans l’affaire Mennesson précitée : sa filiation à l’égard de sa mère biologique est établie, sa nationalité française ne pose aucune difficulté, et la filiation de C.B. n’est reconnue dans aucun autre ordre juridique. Par ailleurs, M.B. étant désormais majeure, il est loisible à C.E. et à elle de procéder à une adoption simple qui aura pour effet d’établir un lien de filiation et de conférer le nom de l’adoptant à l’adopté ainsi que des droits sur le plan successoral.
65. Le Gouvernement souligne en outre que c’est au terme d’un raisonnement motivé, fondé sur des motifs pertinents et suffisants, relatifs notamment à la Convention, que les juridictions internes ont refusé de faire droit à la demande d’adoption plénière. Il rappelle que la Cour a jugé que lorsque la mise en balance a été effectuée, par les autorités nationales, dans le respect des critères établis par sa jurisprudence, il faut des raisons sérieuses pour qu’elle substitue son avis à celui des juridictions internes.
66. Le Gouvernement explique en outre que le mécanisme de la possession d’état ne permet pas la reconnaissance d’un lien de filiation dans les circonstances telles que celles de l’espèce. Il précise qu’il s’agit d’un mode d’établissement de la filiation extrêmement marginal (actuellement moins de dix cas par an), utilisé principalement pour faire reconnaître la qualité d’héritier à l’égard d’un père lorsque celui-ci n’a pas reconnu les enfants et pour les enfants nés hors mariage d’un père décédé avant leur naissance sans les avoir reconnus. Il fait valoir que la possession d’état, qui figure au titre VII du Livre 1er du code civil intitulé « de la filiation », a été pensée et construite par rapport à la filiation par le sang ou, à tout le moins, sur la réalité hétérosexuée de la filiation. Il soutient qu’elle a ainsi vocation en principe à reconnaître un lien de filiation qui préexiste et non à en établir un ayant pour seul fondement la volonté des demandeurs. Il s’agit, selon lui, d’une présomption applicable aux filiations fondées sur le lien biologique, prévenant les conflits résultant de la reconnaissance d’un double lien de même nature, qui n’a de sens que dans le cadre d’une parenté par le sang. Le Gouvernement renvoie à l’avis rendu par la Cour de cassation le 7 mars 2018 selon lequel le juge d’instance ne peut pas délivrer un acte de notoriété faisant foi de la possession d’état au bénéfice du concubin de même sexe que le parent envers lequel la filiation est déjà établie (paragraphe 18 ci‑dessus) et rappelle que seule l’adoption permet de créer un double lien de filiation monosexuée.
67. Enfin, le Gouvernement souligne qu’en application des dispositions transitoires prévues par l’article 6 IV de la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique (paragraphe 35 ci-dessus), lorsqu’un enfant est issu d’une AMP pratiquée à l’étranger au sein d’un couple de femmes avant la publication de cette loi, les intéressées ont, jusqu’au 4 août 2024, la possibilité de faire établir la filiation par le biais d’une reconnaissance conjointe établie devant le notaire, même si elles se sont séparées par la suite. Il ajoute qu’une proposition de loi actuellement en discussion au Parlement prévoit en outre, pour les couples de femmes ayant eu recours à une AMP à l’étranger avant la loi relative à la bioéthique, le recours à l’adoption pour la femme qui n’a pas accouché, et ce, malgré la séparation du couple, si la femme qui a accouché refuse de recourir au dispositif transitoire de l’article 6 IV. Il en déduit que les requérantes ne sont plus fondées à invoquer une violation de l’article 8.
b) Requête no 29693/19
1. Les requérants
68. Les requérants contestent l’analyse que fait le Gouvernement de la possession d’état. Ils soulignent que, même s’il est peu utilisé, il s’agit d’un mode d’établissement de la filiation prévu par la loi, le seul envisageable pour les couples de femmes séparés dès lors qu’elles n’ont pas accès à l’adoption. Ils soutiennent que s’il n’a pas, à son origine, en 1804, été conçu pour répondre à la situation des familles homoparentales, rien ne fait obstacle à une interprétation des textes en ce sens. Ils font valoir par ailleurs que la possession d’état n’est pas plus fragile que les autres modes d’établissement de la filiation que sont la présomption et la reconnaissance de paternité, qui peuvent, en vertu des mêmes dispositions du code civil, être contestés dans un cadre juridique strict (renvoyant en particulier à l’article 310-3 du code civil).
69. Les requérants relèvent ensuite que le Gouvernement admet qu’il y a ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale de T.G. Quant à la question de savoir si l’ingérence était prévue par la loi, ils déclarent ne contester l’existence ni des articles 6-1 et 320 du code civil ni de l’avis de la Cour de cassation du 7 mars 2018 (paragraphe 18 ci-dessus). Ils soulignent toutefois que la Cour de cassation a précisé, dans cet avis, que le contrôle de la conventionalité au regard notamment de l’article 8 de la Convention relève de l’examen des juges du fond. Ils font également valoir que la Cour de cassation a admis par des arrêts des 18 décembre 2019 (pourvoi no18‑14751) et 18 mars 2020 (pourvoi no 18-15368) la reconnaissance de l’acte de naissance d’enfants conçus au sein de couples de femmes portant la mention des deux mères, acceptant ainsi que deux femmes puissent être mères en même temps, contrairement à ce que prévoit l’article 320 du code civil. Les requérants rejettent en outre la thèse du Gouvernement selon laquelle le refus d’établir la filiation par la possession d’état poursuit un but légitime, celui de la protection des droits de l’enfant. Ils contestent qu’il puisse être regardé comme légitime de priver ainsi un enfant d’un second parent sur le plan juridique, ce qui a pour conséquence que ce parent ne peut lui transmettre son nom et n’exerce pas l’autorité parentale, et que l’enfant n’a pas de droits successoraux à son égard. Selon les requérants, les conflits de filiation évoqués par le Gouvernement sont purement hypothétiques.
70. S’agissant de la proportionnalité de l’ingérence litigieuse, les requérants font valoir que, si A.E. et T.G. ont maintenu un lien familial en fait, ce lien n’est pas protégé juridiquement. La mère biologique de l’enfant pourrait décider unilatéralement d’y mettre fin – ce qui obligerait A.E. à saisir le juge d’une demande de maintien du lien, sans garantie de succès. De même, elle pourrait demander au juge de mettre fin au partage de l’autorité parentale. Les requérants contestent en outre les appréciations du Gouvernement sur les motifs du jugement rendu en leur cause et font valoir que le tribunal aurait aussi bien pu conclure que leur refuser la reconnaissance de la possession d’état emportait violation du droit à la vie privée et familiale de T.G. et était discriminatoire dès lors qu’il n’y aurait pas eu de refus dans un contexte hétéroparental. Les requérants soulignent également que les liens de filiation juridique sont des éléments de l’identité des personnes et que la Cour rappelle régulièrement combien il est essentiel que l’identité d’une personne puisse être reconnue et protégée.
71. Quant à l’évolution du droit interne évoquée par le Gouvernement, les requérants indiquent que la mère biologique de T.G. refuse de procéder à la reconnaissance conjointe de maternité que permet à titre transitoire l’article 6 IV de la loi 2 août 2021 relative à la bioéthique (paragraphe 35 ci‑dessus).
2. Le Gouvernement
72. Le Gouvernement déclare ne pas contester que le refus de délivrance de l’acte de notoriété constitue une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale. Il soutient cependant que cette ingérence était prévue par la loi, renvoyant aux articles 6-1 et 320 du code civil et à l’avis de la Cour de cassation du 7 mars 2018 (paragraphe 18 ci-dessus). Il conteste l’interprétation des requérants selon laquelle il résulterait des arrêts de la Cour de cassation des 18 décembre 2019 et 18 mars 2020 qu’aurait été abandonné le principe selon lequel la mère est la femme qui a accouché de l’enfant, faisant valoir qu’ils concernent une autre question que celle en litige, à savoir la transcription d’actes de naissance étrangers d’enfants nés à l’étranger d’une gestation pour autrui, laquelle n’est pas un mode d’établissement de la filiation. Le Gouvernement souligne que ces arrêts sont en tout état de cause postérieurs aux faits de l’espèce.
73. Le Gouvernement soutient ensuite que l’ingérence litigieuse poursuivait un but légitime, à savoir la protection des droits et libertés d’autrui, soit en l’espèce ceux de T.G. Il relève que l’exclusion, pour les couples de même sexe, de la possibilité d’établir un lien de filiation par l’adoption ou la possession d’état vise à garantir la sécurité juridique. Reprenant les mêmes précisions sur le régime de la possession d’état que dans ses observations sur la requête no 29775/18, il souligne qu’il s’agit d’un mode marginal et précaire de reconnaissance du lien de filiation. Il ajoute qu’il s’agit d’éviter les conflits de filiation, étant donné qu’en cas de séparation du couple, il est possible que la possession d’état ne puisse être établie qu’après des années de procédure, puis contestée en vertu de l’article 310-3 du code civil, au détriment premier de l’enfant.
74. Quant à la proportionnalité de l’ingérence litigieuse, le Gouvernement estime qu’il faut reconnaître une large marge d’appréciation à l’État défendeur s’agissant de la question de l’établissement d’un lien de filiation d’intention par le biais de la possession d’état dès lors qu’il s’agit d’une question de société sur laquelle il n’existe pas de communauté de vues au plan européen et international.
75. En ce qui concerne le droit au respect de la vie familiale de T.G., le Gouvernement renvoie à l’arrêt Mennesson précité et rappelle qu’il faut apprécier la situation litigieuse in concreto. À ce titre, il fait valoir qu’A.E. et T.G. entretiennent des relations suivies malgré le refus de délivrer l’acte de notoriété puisque ce dernier vit en résidence alternée chez elle et chez sa mère biologique, et qu’à leur demande, le tribunal de grande instance de Rennes leur a, le 27 mai 2010, accordé le partage de l’autorité parentale, laquelle, en vertu de l’article 377-2 du code civil, ne peut être retirée que par une décision de justice, en cas de circonstances nouvelles et au regard de l’intérêt de l’enfant.
76. Le Gouvernement souligne ensuite que c’est au terme d’un raisonnement fondé sur des motifs pertinents et suffisants, relatifs notamment à la Convention et à l’intérêt supérieur de l’enfant, que le juge interne a refusé de faire droit à la demande de délivrance d’un acte de notoriété. Il rappelle que la Cour a jugé que lorsque la mise en balance a été effectuée par les autorités nationales dans le respect des critères établis par sa jurisprudence, il faut des raisons sérieuses pour qu’elle substitue son avis à celui des juridictions internes.
77. Enfin, comme dans le cadre de la requête no 29775/18 (paragraphe 63 ci-dessus), le Gouvernement déduit du dispositif transitoire prévu par l’article 6 IV de la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique (paragraphe 35 ci-dessus) que les requérantes ne sont plus fondées à invoquer une violation de l’article 8.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur la question de savoir si les affaires concernent une obligation négative ou une obligation positive
78. La Cour relève tout d’abord, ainsi que cela ressort des éléments fournis par le Gouvernement, qu’au moment où les requérants ont saisi les juridictions internes puis la Cour de leurs prétentions, le droit français ne permettait pas d’établir juridiquement un lien de filiation entre un enfant mineur et l’ancienne compagne de sa mère biologique sans que ne soit affectée la situation juridique de cette dernière. Quelle qu’ait été la relation que l’un et l’autre avaient développée, les intéressés ne pouvaient, pour ce faire, recourir ni à l’adoption plénière, ni à l’adoption simple, ni à l’action en possession d’état. Il convient de plus de noter que le Gouvernement ne prétend pas qu’une autre voie aurait été ouverte à cette fin.
79. La Cour relève ensuite que, dans les deux affaires, le Gouvernement et les requérants s’entendent pour admettre qu’il y a eu ingérence d’une autorité publique dans l’exercice par ces derniers de leur droit au respect de leur vie privée et familiale ainsi que pour procéder à un examen du grief sous l’angle des obligations négatives que l’article 8 met à la charge des États parties.
80. La Cour ne partage pas cette approche. Elle relève en effet que, dans les deux requêtes, le grief tiré de l’article 8 ne tend pas à dénoncer une atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale qu’aurait portée une autorité publique à l’encontre des requérants mais porte sur des lacunes du droit français qui selon eux, ont conduit au rejet de leurs demandes respectives et que ceux-ci estiment préjudiciable au respect effectif de leur vie privée et familiale.
81. Certes, dans les affaires Mennesson et Wagner et J.M.W.L. (voir aussi Negrepontis-Giannisis c. Grèce, no 56759/08, 3 mai 2011), citées à d’autres égards par les parties, la Cour a examiné le refus de reconnaître en droit le lien entre des enfants nés d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger ou adoptés à l’étranger et leurs parents d’intention ou d’adoption sous l’angle des obligations négatives découlant de l’article 8. La situation des requérants dans ces affaires, dans lesquelles un lien entre les uns et les autres avait été préalablement établi en droit étranger, se distingue toutefois de celles en litige dans les présentes affaires.
82. La Cour examinera donc le grief des requérants sous l’angle de l’obligation positive des États parties de garantir aux personnes relevant de leur juridiction le respect effectif de leur vie privée et familiale, plutôt que sous l’angle de leur obligation de ne pas s’ingérer dans l’exercice de ce droit.
83. Les principes applicables à l’appréciation des obligations positives incombant à un État au titre de l’article 8 sont comparables à ceux régissant l’appréciation de ses obligations négatives. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu concerné, les objectifs visés au paragraphe 2 de l’article 8 jouant un certain rôle. La notion de « respect » manque de netteté, surtout en ce qui concerne les obligations positives inhérentes à cette notion ; du fait de la diversité des pratiques suivies et des conditions régnant dans les États contractants, ses exigences varient beaucoup d’un cas à l’autre (Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 72, CEDH 2002‑VI). Néanmoins, la Cour a jugé une série d’éléments pertinents pour l’appréciation du contenu des obligations positives incombant aux États. Certains de ces éléments concernent le requérant, par exemple l’importance de l’intérêt en jeu ou la mise en cause de « valeurs fondamentales » ou d’« aspects essentiels » de sa vie privée (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 27, série A no 9, et Gaskin c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 49, série A no 160), ainsi que l’impact sur l’intéressé d’un conflit entre la réalité sociale et le droit, la cohérence des pratiques administratives et juridiques dans l’ordre interne revêtant une grande importance pour l’appréciation à effectuer sous l’angle de l’article 8 (B. c. France, 25 mars 1992, § 63, série A no 232-C, et Christine Goodwin, précité, §§ 77-78). D’autres éléments concernent l’impact sur l’État en cause de l’obligation positive alléguée, par exemple le caractère ample et indéterminé, ou étroit et défini, de cette obligation (Botta c. Italie, 24 février 1998, § 35, Recueil 1998-I) ou l’ampleur de la charge que l’obligation ferait peser sur lui (Rees c. Royaume‑Uni, 17 octobre 1986, §§ 43-44, série A no 106, et Christine Goodwin, précité, §§ 86-88).
84. Par ailleurs, comme en matière d’obligations négatives, les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation dans la mise en œuvre des obligations positives qui leur incombent au titre de l’article 8 (pour un énoncé de ces principes, voir par exemple Hämäläinen c. Finlande [GC] (no 37359/09, §§ 65-67, CEDH 2014)).
b) Sur la marge d’appréciation
85. Pour déterminer l’ampleur de la marge d’appréciation, il y a lieu de prendre en compte un certain nombre de facteurs. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est restreinte. En revanche, la marge d’appréciation est plus large lorsqu’il n’existe pas de consensus entre les États membres du Conseil de l’Europe sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates. Elle est d’une façon générale également ample lorsque l’État doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou entre différents droits protégés par la Convention qui se trouvent en conflit (voir, notamment, A.P., Garçon et Nicot c. France, nos 79885/12 et 2 autres, § 121, 6 avril 2017, Hämäläinen, précité, § 67, et les références qui y sont indiquées, et l’avis consultatif relatif à la reconnaissance en droit interne d’un lien de filiation entre un enfant né d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger et la mère d’intention [GC], demande no P16-2018-001, Cour de cassation française, 10 avril 2019, §§ 43‑44).
86. La Cour relève que les présentes requêtes, qui portent sur la question de la reconnaissance en droit d’une filiation entre des enfants et des personnes avec lesquelles ils n’ont pas de lien biologique, suscitent des interrogations d’ordre éthique. Elle note par ailleurs que les requérants ne contestent pas l’indication du Gouvernement selon laquelle il n’y a pas de consensus européen en matière d’établissement d’un lien juridique de filiation entre un enfant et l’ex-conjointe de sa mère biologique.
87. Ces éléments militent en faveur de la reconnaissance d’une marge d’appréciation importante.
88. Il faut toutefois également prendre en compte la circonstance qu’un aspect essentiel de l’identité de l’individu est en jeu dès lors que l’on touche au lien enfant-parent. C’est tout particulièrement le cas du lien de filiation, qui unit une personne à son parent, surtout lorsque cette personne est mineure.
89. L’État défendeur disposait donc en l’espèce d’une marge d’appréciation réduite en ce qui concerne l’examen de la situation des enfants concernés, M.B. et T.G. (comparer avec Mennesson, précité, § 80 ; voir aussi l’avis consultatif précité, §§ 44-45).
90. Par ailleurs, les choix effectués par l’État, même dans les limites de cette marge, n’échappent pas au contrôle de la Cour à laquelle il incombe d’examiner attentivement les arguments dont il a été tenu compte pour parvenir à la solution retenue et de rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts concurrents en jeu. Ce faisant, elle doit avoir égard au principe essentiel selon lequel, chaque fois que la situation d’un enfant est en cause, l’intérêt supérieur de celui-ci doit primer (voir, par exemple, Mennesson, précité, § 81).
c) Sur le maintien d’un juste équilibre entre l’intérêt général et les intérêts des requérants
91. S’agissant de l’intérêt général, la Cour relève que le droit français relatif à l’adoption et à la possession d’état est articulé autour de l’intérêt supérieur de l’enfant. Or, comme elle l’a souligné en d’autres circonstances, il est de l’intérêt de la société dans son ensemble de préserver la cohérence d’un ensemble de règles de droit de la famille plaçant au premier plan le bien de l’enfant (voir X, Y et Z c. Royaume-Uni, 22 avril 1997, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1997 II).
92. Cela étant souligné, la Cour estime qu’il convient, s’agissant de l’appréciation du juste équilibre, de distinguer entre le droit des requérants au respect de leur vie familiale et leur droit au respect de leur vie privée.
1. Sur le droit au respect de la vie familiale
93. Le Gouvernement rappelle à juste titre que, dans l’affaire Mennesson précitée (§§ 92-94), la Cour a statué à la lumière de la situation concrète des requérants (voir aussi Labassee c. France, no 65941/11, §§ 71-73, 26 juin 2014, et X, Y et Z c. Royaume-Uni, précité, §§ 48-50).
94. Dans cette perspective, la Cour relève que, dans les deux affaires, depuis la séparation des couples, malgré l’absence de reconnaissance juridique d’un lien de filiation entre les enfants concernés et l’ex-compagne de leur mère biologique, les intéressés ont mené une vie familiale comparable à celle de la plupart des familles après la séparation du couple parental. D’une part, C.E. a exercé, en accord avec son ex-compagne, un droit de visite et d’hébergement de M.B. D’autre part, K.G. et A.E. ont opté pour le partage de l’autorité parentale, ainsi que le permet le droit interne, et mis en place un système de garde alternée.
95. En outre, dans les deux affaires, les requérants ne font pas état de difficultés au quotidien dans le déroulement de leur vie familiale et, ainsi qu’il sera expliqué ci-dessous, l’État défendeur a mis en place des instruments juridiques permettant de protéger le lien entre eux (voir Valdís Fjölnisdóttir et autres c. Islande, no 71552/17, §§ 71-75, 18 mai 2021, et comparer avec Mennesson, précité, §§ 87-94, et Labassee, précité, §§ 66-73). La circonstance que C.E. a attendu neuf années après la séparation du couple qu’elle formait avec C.B. pour tenter d’engager une procédure d’adoption tend à indiquer que sa relation avec M.B. n’a pas été remise en cause durant cette période. Le même constat peut être fait s’agissant d’A.E., qui a déposé sa demande tendant à la délivrance d’un acte de notoriété aux fins de voir constater la possession d’état à l’égard de T.G. presque quatre ans après la dissolution du PACS qu’elle avait signé avec K.G. Au demeurant, si de telles difficultés devaient se présenter, il pourrait y être remédié sur le fondement de l’article 371-4 du code civil qui prévoit que, « si tel est l’intérêt de l’enfant, le juge aux affaires familiales fixe les modalités des relations entre l’enfant et un tiers, parent ou non, en particulier lorsque ce tiers a résidé de manière stable avec lui et l’un de ses parents, a pourvu à son éducation, à son entretien ou à son installation, et a noué avec lui des liens affectifs durables ».
96. Rien ne permet donc, au vu des circonstance propres à chacune des deux affaires, de considérer que l’État défendeur aurait manqué à son obligation de garantir aux requérants le respect effectif de leur vie familiale.
97. Partant, il n’y pas a eu violation du droit au respect de la vie familiale protégé par l’article 8.
2. Sur le droit au respect de la vie privée
98. Comme la Cour l’a précédemment précisé (paragraphe 78 ci-dessus), au moment où les requérants ont saisi les juridictions internes puis la Cour, le droit français ne permettait pas d’établir juridiquement un lien de filiation entre un enfant mineur et l’ancienne compagne de sa mère biologique sans affecter la situation juridique de cette dernière, et, ce, quelle qu’ait été la relation entre l’un et l’autre.
99. La question qui se pose est celle de savoir si, dans les circonstances des présentes espèces, cette impossibilité caractérise ou non un manquement de l’État défendeur à son obligation positive de garantir aux requérants le respect effectif de leur vie privée.
100. La Cour rappelle que, dans le contexte particulier d’enfants nés à l’étranger par gestation pour autrui et issus des gamètes du père d’intention, elle a jugé que le droit au respect de la vie privée de l’enfant requérait que le droit interne offre une possibilité de reconnaissance d’un lien de filiation non seulement entre l’enfant et le père d’intention, également père biologique, mais aussi, lorsque le lien de filiation entre ces derniers a été reconnu en droit interne, entre l’enfant et la mère d’intention, désignée dans l’acte de naissance légalement établi à l’étranger comme étant la « mère légale », même dans le cas où elle n’est pas sa mère génétique (voir en particulier les arrêts D c. France, no 11288/18, §§ 45-54, 16 juillet 2020, et Mennesson, précité, §§ 63-101, ainsi que l’avis consultatif précité, § 47 et point 1 du dispositif). Elle a considéré dans ce cadre que deux facteurs avaient un poids particulier, l’intérêt supérieur de l’enfant – rappelant à cet égard le principe essentiel selon lequel, chaque fois que la situation d’un enfant est en cause, l’intérêt supérieur de celui-ci doit primer – et l’étendue – réduite, en l’occurrence – de la marge d’appréciation dont disposent les États parties.
101. Considérant notamment que l’intérêt supérieur de l’enfant comprend l’identification en droit des personnes qui ont la responsabilité de l’élever, de satisfaire à ses besoins et d’assurer son bien-être, ainsi que la possibilité de vivre et d’évoluer dans un milieu stable, la Cour a retenu que l’impossibilité générale et absolue d’obtenir la reconnaissance du lien entre un enfant né d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger et la mère d’intention, épouse de son père biologique, n’est pas conciliable avec l’intérêt supérieur de l’enfant, qui exige pour le moins un examen de chaque situation au regard des circonstances particulières qui la caractérise (voir l’avis consultatif précité, §§ 35-47). La Cour a précisé que l’intérêt supérieur de l’enfant requiert que ce lien, légalement établi à l’étranger, puisse être reconnu au plus tard lorsqu’il s’est concrétisé, étant entendu qu’il appartient en principe en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer, à la lumière des circonstances particulières de l’espèce, si tel est le cas et quand. Les intéressés doivent alors avoir accès à un mécanisme effectif permettant cette reconnaissance à l’aune de l’intérêt supérieur de l’enfant et des circonstances de la cause (voir l’avis précité, §§ 52 et 54).
102. Les situations respectives de M.B. et T.G. ne sont pas analogues dès lors qu’ils ne sont pas issus d’une gestation pour autrui et que leurs liens respectifs avec C.E. et A.E. n’avaient pas préalablement été légalement établis en droit étranger. Il n’en reste pas moins vrai que, depuis leur naissance, en 2002 pour la première, en 2008 pour le second, ils ont développé avec elles un lien concret de nature filiale. La Cour, qui relève qu’à l’instar des juridictions internes, le Gouvernement ne met pas en cause l’existence d’un tel lien, en déduit que les considérations ci-dessus relatives à l’intérêt supérieur de l’enfant sont pertinentes dans le cas de M.B. et T.G., toutes choses égales par ailleurs.
103. La Cour note que tant M.B. que T.G ont été durablement privés de la possibilité d’obtenir la reconnaissance en droit de la relation de nature filiale qu’ils avaient respectivement développée avec C.E. et A.E grâce à l’investissement affectif et l’implication dans leur éducation de ces dernières.
104. Dans ces conditions et eu égard à la nature et la force des liens qui se sont noués entre les intéressés, l’impossibilité qu’ils dénoncent dans leurs requêtes d’obtenir, à titre de légitimation de leurs relations, la reconnaissance juridique du lien de filiation entre eux soulève une question sérieuse au regard du principe de la primauté de l’intérêt supérieur de l’enfant et du droit au respect de la vie privée.
105. Toutefois, la Cour souligne en premier lieu que, dans des situations telles que celles des requérants, il existe, en France, des instruments juridiques permettant d’obtenir une reconnaissance de la relation existant entre un enfant et un adulte. Ainsi, la mère biologique de l’enfant peut obtenir du juge le partage de l’exercice de l’autorité parentale avec sa compagne ou son ex-compagne. Si une telle décision n’entraîne pas l’établissement d’un lien juridique de filiation entre celle-ci et l’enfant, elle a néanmoins pour effet de l’autoriser à exercer à son égard des droits et des devoirs qui se rattachent à la parentalité et aboutit ainsi, dans une certaine mesure, à une reconnaissance en droit de leur relation.
106. La Cour relève à cet égard que la mère biologique de T.G. ayant usé de cette possibilité, A.E. et elle partagent l’exercice de l’autorité parentale à l’égard de T.G. depuis 2010 (paragraphe 21 ci-dessus). Elle constate par ailleurs que si tel n’est pas le cas entre C.E. et C.B., il n’est pas soutenu que cette dernière aurait été opposée à pareil partage de l’autorité parentale, ce qui au demeurant, aurait été contradictoire avec le fait qu’elle avait consenti à l’adoption de M.B. par C.E. en 2015 (paragraphe 8 ci-dessus), alors même que le couple qu’elle formait avec celle-ci s’était séparé.
107. Par ailleurs en cas de séparation et de mésentente des anciennes conjointes, le juge aux affaire familiales peut, si tel est dans l’intérêt de l’enfant, fixer les modalités de ses relations avec l’ex-compagne de sa mère (article 371-4 du code civil ; paragraphe 26 ci-dessus). Cela s’apparente aussi, dans une certaine mesure, à une reconnaissance en droit de leur relation.
108. En deuxième lieu, la Cour relève que depuis la publication de la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique, les couples de femmes qui ont eu recours à une AMP à l’étranger avant le 4 août 2021 ont, pendant trois ans, la possibilité de reconnaitre conjointement l’enfant dont la filiation n’est établie qu’à l’égard de la femme qui a accouché, ce qui a pour effet d’établir la filiation à l’égard de l’autre femme également. La séparation postérieure du couple est sans incidence sur l’application de ce dispositif. Il suffit que les deux femmes aient été en couple au moment de l’AMP (mariées, pacsées ou en concubinage) et qu’elles aient eu recours à l’AMP dans le cadre d’un projet parental commun (paragraphe 36 ci-dessus).
109. La Cour note que ce dispositif transitoire s’inscrit dans le cadre de l’élargissement de l’accès à l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules, qui est le fruit d’un processus de réformes législatives tendant à traduire, dans l’ordre juridique français, l’évolution des comportements et des attentes de la société en matière de bioéthique (paragraphes 31-35 ci‑dessus). Le nouveau cadre juridique cherche précisément à répondre à des situations dans lesquelles les intéressées pouvaient avoir souffert du décalage existant entre la règle de droit et la réalité sociale.
110. La Cour observe qu’en l’absence de consensus européen sur la possibilité d’établir un lien juridique de filiation entre un enfant et l’ex‑conjointe de sa mère biologique, on ne saurait reprocher à l’État défendeur d’avoir tardé à consentir à cette évolution (voir, Schalk et Kopf c. Autriche, no 30141/04, § 106, CEDH 2010, a fortiori).
111. La Cour note ensuite qu’une telle option est ouverte dans le cas de T.G. puisqu’il est né d’une AMP pratiquée à l’étranger dans le cadre d’un projet parental partagé par sa mère biologique, K.G., et A.E. Elle relève à cet égard l’affirmation des requérants selon laquelle la mère biologique de l’enfant refuserait de procéder à une reconnaissance conjointe (paragraphe 71 ci-dessus). Il n’en reste pas moins vrai que, depuis le 4 août 2021, date à laquelle T.G., né le 13 novembre 2008, avait douze ans et environ huit mois, il existe, en droit français, une procédure permettant d’établir juridiquement un lien de filiation entre A.E et lui. Cette possibilité s’est ouverte donc seulement trois ans après leur demande tendant à la délivrance d’un acte de notoriété (paragraphe 24 ci-dessus).
112. En troisième lieu, si, aux termes de la loi, cette procédure n’est pas ouverte s’agissant de M.B., qui n’est pas issue d’une AMP pratiquée à l’étranger, il apparaît cependant que son adoption simple par C.E. est désormais envisageable. Si tel n’était pas le cas tant qu’elle était mineure dès lors que sa mère biologique aurait en conséquence perdu l’autorité parentale (paragraphe 29 ci-dessus), M.B. est majeure depuis le 13 janvier 2020. Il existe ainsi, depuis cette dernière date, une procédure permettant d’établir juridiquement un lien de filiation entre elle et C.E. Il est vrai qu’une telle option ne s’ouvre que tardivement, après que les enfants concernés ont atteint la majorité. Cependant, la Cour considère, dans les circonstances particulières de l’espèce, qu’elle est susceptible de répondre aux attentes légitimes des requérantes. Elle constate en effet que C.E. et C.B. ont attendu mars 2015 pour engager des démarches visant à obtenir la reconnaissance d’un lien juridique de filiation entre C.E. et M.B., alors que cette dernière avait déjà treize ans (paragraphe 8 ci-dessus), et que la voie de l’adoption simple leur était ouverte un an et demi seulement après le dépôt de leur requête devant la Cour.
113. Au demeurant, la Cour souligne que l’exclusion du régime transitoire des enfants mineurs qui ne sont pas issus d’une AMP pratiquée à l’étranger et qui, à l’instar de M.B., sont nés sans recours à une assistance médicale à la procréation pratiquée sur le territoire français, pourrait soulever une difficulté sérieuse au regard de l’article 8, pris seul, ou en combinaison avec l’article 14.
114. Dans ces conditions, et eu égard à la marge d’appréciation dont disposait l’État défendeur, fusse-t-elle réduite lorsque les intérêts supérieurs d’enfants mineurs sont en cause, la Cour estime, s’agissant du droit au respect de la vie privée de M.B. et de T.G, qu’un juste équilibre entre les intérêts en présence a été préservé.
115. Selon la Cour, cela vaut a fortiori s’agissant du droit au respect de la vie privée de C.E. et C.B., d’une part, et d’A.E. et K.G., d’autre part, dont les intérêts à cet égard rencontrent ceux de M.B. et de T.G. respectivement.
116. Partant, il n’y a pas eu manquement de l’État défendeur à son obligation de garantir le respect effectif de leur vie privée. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation du droit au respect de la vie privée protégé par l’article 8.
d) Conclusion
117. Il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Déclare les requêtes recevables ;
3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 mars 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor Soloveytchik Síofra O’Leary
Greffier Présidente