TROISIÈME SECTION
AFFAIRE NDAYEGAMIYE-MPORAMAZINA c. SUISSE
(Requête no 16874/12)
ARRÊT
STRASBOURG
5 février 2019
DÉFINITIF
05/05/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Ndayegamiye-Mporamazina c. Suisse,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Vincent A. De Gaetano, président,
Branko Lubarda,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Pere Pastor Vilanova,
Georgios A. Serghides,
Jolien Schukking, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 janvier 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 16874/12) dirigée contre la Confédération suisse et dont une ressortissante de la République du Burundi, Mme Marie-Louise Ndayegamiye-Mporamazina (« la requérante »), a saisi la Cour le 16 février 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante a été représentée par Me Giuseppe Donatiello, avocat à Genève. Le gouvernement suisse (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent suppléant, M. Adrian Scheidegger, de l’Office fédéral de la Justice.
3. La requérante se plaignait d’avoir, dans le cadre d’un litige relevant du droit du travail, été privée de son droit d’accès à un tribunal en raison de l’immunité de juridiction retenue par les tribunaux suisses.
4. Le 17 février 2015, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La requérante est née en 1960. En octobre 1993, elle s’est installée avec son mari et ses enfants à Prévessin-Moëns, en France. Par la suite, elle s’est installée à Genève, après l’introduction de son recours en matière civile devant le Tribunal fédéral (paragraphe 20 ci-dessous).
6. Le 9 juin 1995, la requérante est entrée au service de la Mission permanente de la République du Burundi auprès de l’Office des Nations Unies à Genève (« la mission permanente »), en qualité de secrétaire, sur la base d’un contrat de travail intitulé « contrat d’engagement du personnel local ». Ce contrat indiquait, entre autres, que le salaire de base mensuel net était de 3 000 francs suisses (CHF) (soit environ 2 565 euros (EUR)). Il prévoyait que l’engagement était renouvelable et que le délai de congé était d’une semaine. Enfin, il comportait une rubrique « contentieux », et notamment un article 8 qui se lisait comme suit : « Pour toute contestation et pour ce qui n’est pas prévu ou précisé dans le présent contrat, les parties auront recours à l’avis du service du protocole local compétent, et pour autant que les usages diplomatiques le permettent, à la compétence du pouvoir judiciaire local. »
7. Ledit contrat de travail fut signé, du côté de l’État employeur, par l’ambassadrice et représentante permanente de la République du Burundi en poste à Genève à l’époque. La requérante, qui ne faisait pas partie du personnel de carrière du service diplomatique burundais, fut engagée après approbation préalable du ministère des Affaires étrangères de la République du Burundi.
8. Par une lettre du 21 août 1995, l’ambassadrice confirma l’engagement de la requérante, et ce « à partir du 1er septembre et pour une année renouvelable par tacite reconduction ».
9. La mission permanente a toujours fonctionné comme une petite structure. En 2000 et 2001, l’ambassadeur était le seul diplomate en poste. Depuis janvier 2007, la mission permanente est composée de trois diplomates (l’ambassadeur et deux conseillers), d’un membre du personnel administratif (secrétaire administratif), et de deux membres du personnel de service. Avec l’autorisation de l’État hôte, la République du Burundi fait également fonctionner un service consulaire pour la Région Suisse dans les locaux de sa mission permanente.
10. À partir d’octobre 1996, la requérante s’occupa, en plus du secrétariat, de la comptabilité de la mission permanente. À ce titre, il lui incombait de contrôler le flux d’argent entrant et sortant, de payer les fournisseurs et prestataires de services de la mission permanente, et de rendre compte, à des intervalles réguliers, des dépenses et de l’état des finances de cette dernière. La comptabilité était visée par l’ambassadeur et le premier conseiller. La requérante n’avait pas la maîtrise de l’affectation des fonds de la mission permanente et les chèques émis au nom de celle-ci nécessitaient la signature de deux personnes. L’intéressée disposait toutefois d’une procuration bancaire. Durant les absences de l’ambassadeur, la requérante expédiait les affaires courantes de la mission permanente avec l’aval du ministère des Affaires étrangères de la République du Burundi. Par ailleurs, elle était également en charge des affaires consulaires. Elle renouvelait les passeports des ressortissants burundais et délivrait des visas (en apposant le tampon officiel et sa signature sur ces documents). Il lui arrivait de signer des lettres avec la mention « assistante de l’ambassadeur ». En cas d’absence de l’ambassadeur, la requérante recevait les hôtes de marque à la mission permanente. Compte tenu de ses fonctions, la requérante s’était vu attribuer un bureau spacieux qui aurait pu servir à trois employés. Les diplomates en poste à la mission permanente (au nombre de deux, puis de trois) occupaient un second bureau, moins grand.
11. Par une lettre du 9 août 2007, réceptionnée le 13 août 2007 par la requérante, la mission permanente informa cette dernière qu’elle avait décidé « de ne pas reconduire le contrat » de travail de l’intéressée.
12. Le 27 novembre 2007, la requérante introduisit une action pour licenciement abusif contre la République du Burundi devant le tribunal des prud’hommes de la République et canton de Genève (« le tribunal des prud’hommes »). Dans le cadre de cette action, elle demandait que la République du Burundi fût condamnée à lui verser une indemnité – d’un montant fixé initialement à 83 019,25 CHF (soit environ 70 532 EUR), puis à 92 825,95 CHF (soit environ 79 709 EUR) –, augmentée d’intérêts. S’agissant du fond du litige, elle alléguait notamment qu’elle avait été licenciée sur la base de reproches infondés ainsi qu’en raison de sa personnalité, de son origine ethnique (différente, selon elle, de celle du nouvel ambassadeur en poste à la mission permanente depuis novembre 2006) et du fait qu’elle avait contesté devant la ministre des Relations extérieures de la République du Burundi la décision unilatérale de l’ambassadeur de réduire son salaire de 1 000 CHF à compter du mois d’avril 2007. Elle soutenait que son licenciement était en conséquence abusif, et qu’il avait également été prononcé de façon immédiate et injustifiée puisque son employeur ne lui aurait plus versé aucun salaire après juillet 2007. De plus, la requérante estimait que, compte tenu des tâches qui lui avaient été confiées, la République du Burundi ne pouvait valablement soulever l’exception d’immunité de juridiction.
13. Dans son mémoire du 5 mars 2008, la République du Burundi répliqua principalement que les relations entre les parties étaient couvertes par l’immunité diplomatique. Elle exposa en outre ce qui suit : la requérante n’avait pas exercé des tâches subalternes ; en effet, la mission permanente n’ayant été composée pendant de nombreuses années que de l’ambassadeur et de sa secrétaire, en l’occurrence la requérante, celle-ci avait eu accès à toutes les informations et s’était arrogé de nombreuses tâches, notamment en s’occupant de la gestion des dossiers de demandes de visa sans en référer à l’ambassadeur ; courant 2003, l’intéressée avait assuré seule le fonctionnement de la mission permanente ad interim, assumant ainsi des tâches consulaires ; elle avait de plus touché un salaire supérieur à celui des diplomates ; enfin, elle n’avait que peu de liens avec la Suisse, étant de nationalité burundaise et résidant en France.
14. Par un jugement sur opposition à défaut du 15 mars 2010, le tribunal des prud’hommes considéra, en substance, s’agissant de la question de l’immunité de juridiction de l’État défendeur à l’instance, que la requérante, bien que ressortissante burundaise, employée et recrutée sur place, n’était pas diplomate, mais exerçait des fonctions subalternes, à savoir le secrétariat, l’accueil, la comptabilité et le nettoyage des sanitaires. Selon lui, la requérante n’exerçait qu’épisodiquement des fonctions plus importantes, y compris consulaires. Par ailleurs, le tribunal releva que le contrat de travail contenait une clause de prorogation de for en faveur du pouvoir judiciaire local. Par conséquent, il estima que, l’engagement de la requérante et l’exécution des rapports de travail relevant ainsi des actes accomplis jure gestionis, il n’y avait pas lieu d’accorder à l’État défendeur à l’instance l’immunité de juridiction. En outre, il constata l’existence d’un lien avec la Suisse puisqu’il était établi que la requérante avait exercé son activité professionnelle à Genève pendant plus de dix ans, au sein de la mission permanente, et qu’elle avait été recrutée sur la base d’un « contrat d’engagement du personnel local ». Le tribunal des prud’hommes condamna la République du Burundi à payer à la requérante la somme globale de 47 914,65 CHF (soit environ 40 707 EUR), assortie d’intérêts moratoires.
15. La République du Burundi interjeta appel de ce jugement devant la Cour de justice (section civile) de la République et canton de Genève (« la Cour de justice »).
16. Il ressort notamment du procès-verbal de l’audience devant la Cour de justice, tenue le 14 avril 2011, que la représentante de la République du Burundi s’est exprimée en ces termes : « La Cour [de justice] me présente le contrat de travail de l’intimée (...) et en particulier son article 8. Il est exact que cet article indique que les parties en cas de litige pourront recourir si nécessaire au pouvoir judiciaire local. », et que la requérante a quant à elle déclaré qu’elle avait compris cette clause comme une disposition l’autorisant à saisir les juridictions suisses en cas de litige.
Il ressort également de ce procès-verbal que, dans une lettre du 3 mai 2007 adressée au ministre des Affaires étrangères de la République du Burundi, la requérante a décrit ses fonctions comme étant « importantes » et comme correspondant à des fonctions de « chargé des affaires courantes », et que, selon un témoin, l’intéressée gérait « tout » au sein de la mission permanente.
Enfin, il résulte aussi du procès-verbal d’audience que la République du Burundi a fourni des assurances à la requérante. Selon celles-ci, cette dernière pourrait, au cas où la Cour de justice maintiendrait l’immunité de juridiction, saisir la Cour administrative de Bujumbura, et il n’y aurait pas de problème de prescription puisque l’intéressée avait déjà saisi un tribunal suisse – ce qui, d’après la République du Burundi, vaudrait interruption de la prescription.
17. Par un arrêt du 18 avril 2011, la Cour de justice se déclara compétente pour connaître du litige en tant que forum loci laboris. Elle annula le jugement du 15 mars 2010 du tribunal des prud’hommes et accueillit l’exception d’immunité de juridiction soulevée par la République du Burundi.
18. En substance, la Cour de justice considéra que la clause attributive de juridiction contenue dans l’article 8 du contrat de travail du 9 juin 1995, étant frappée de nullité, ne pouvait être interprétée comme une renonciation anticipée par la République du Burundi à son immunité de juridiction. Elle estima que le bien-fondé de l’exception d’immunité de juridiction découlait de l’article 11 § 2 e) de la Convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens du 2 décembre 2004 (paragraphes 26 et suivants ci-dessous). Elle constata que la requérante n’avait jamais été domiciliée ou « résidente permanente » en Suisse, à savoir dans l’État du for, et qu’elle était restée domiciliée en France pendant toute la durée des relations de travail. La Cour de justice considéra ensuite que l’immunité de la République du Burundi devait aussi être maintenue du fait de la nature de l’activité déployée par la requérante. À cet égard, elle nota que l’intéressée s’était rapidement vu confier des tâches d’importance critique, ne relevant plus de la simple exécution et de l’intendance, et donc que les fonctions en cause n’étaient pas subalternes, mais clairement et étroitement liées à l’exercice de la puissance publique. Selon la Cour de justice, la requérante jouissait d’une réelle influence au sein du ministère des Affaires étrangères et de la mission permanente, et cette influence dépassait celle attribuée à une simple secrétaire administrative. Par conséquent, pour la Cour de justice, l’exception d’immunité de juridiction soulevée par la République du Burundi devait être accueillie.
19. Enfin, la Cour de justice ajouta que la requérante pourrait s’adresser sans difficulté à la justice compétente de son pays. Elle releva que cette possibilité d’accès à la justice était corroborée par les textes législatifs de la République du Burundi, lesquels étaient facilement consultables. Elle nota aussi que la requérante retournait régulièrement dans son pays et que les institutions fonctionnaient normalement, notamment grâce au concours important du Programme des Nations Unies pour le Développement.
20. La requérante se pourvut alors devant le Tribunal fédéral, qui, par un arrêt 4A_386/2011 du 4 août 2011, rejeta son recours en matière civile. La cour suprême suisse considéra que la République du Burundi pouvait légitimement se prévaloir de l’immunité de juridiction :
« 3. L’ordre international repose sur le principe que tous les États sont souverains et juridiquement égaux. Il s’ensuit qu’en règle générale, aucun État ne peut être soumis à la juridiction des tribunaux d’un autre État, et que chaque État, s’il est néanmoins poursuivi devant les tribunaux d’un autre, peut invoquer l’immunité de juridiction. Celle-ci, selon la jurisprudence actuelle, n’est cependant reconnue qu’en rapport avec des actes de souveraineté, actes accomplis juri imperii, tandis que l’État étranger ne peut pas se soustraire aux tribunaux du for pour ce qui concerne ses actes de gestion, accomplis jure gestionis. Les premiers s’inscrivent dans l’exercice de la puissance publique ; les seconds s’inscrivent dans une activité économique privée et l’État étranger agit, par ses organes, au même titre qu’un particulier (...). [...]
Lorsque des prétentions sont élevées par des cadres ou collaborateurs de missions diplomatiques, et en considération des intérêts ci-mentionnés, il est admis que l’État accréditant jouit de l’immunité de juridiction dans ses rapports avec ses agents exerçant des fonctions supérieures, tandis que, au contraire, les employés subalternes peuvent rechercher cet État devant les tribunaux de l’État du for. Les tâches effectivement confiées, à l’exclusion de la désignation officielle de la fonction, sont décisives pour évaluer si un agent assume une fonction supérieure ou subalterne. Les tâches de chauffeur, portier, jardinier, cuisinier, traducteur-interprète, employé de bureau et employé de maison sont notamment considérées comme subalternes, parce que dépourvues d’influence dirigeante sur l’activité d’une mission diplomatique. En règle générale, l’immunité n’est pas reconnue lorsque l’employé demandeur est dépourvu de la nationalité de l’État accréditant et qu’il a été recruté et engagé dans l’État du for (...).
[...]
5. [...] Néanmoins, sur la question de l’immunité, l’art. 8 du contrat d’engagement n’autorise pas la demanderesse à rechercher la défenderesse devant les tribunaux suisses car « la compétence du pouvoir judiciaire local » n’y est envisagée que « pour autant que les usages diplomatiques le permettent ». Cette réserve des usages diplomatiques doit être comprise comme visant l’ensemble des règles coutumières ou conventionnelles valables entre la République du Burundi et l’État du for relatives à la mission concernée, ce qui inclut l’immunité de juridiction. Contrairement à l’opinion de la demanderesse, la République du Burundi n’a donc pas renoncé à son immunité dans la présente affaire. [...]
6. Il reste à examiner si la défenderesse se trouve concrètement en droit d’invoquer l’immunité de juridiction; cela nécessite surtout d’évaluer la nature des tâches assumées par la demanderesse au service de la Mission. [...].
On a vu que selon la jurisprudence, les tâches d’employé de bureau ou de secrétaire relèvent de l’emploi subalterne. Tenir la comptabilité et assurer le service des paiements ne se rattachent pas non plus à une fonction supérieure dans une mission diplomatique car ces tâches ne diffèrent guère de celles d’un comptable dans une entreprise privée. Le droit de signature envers la banque, même seulement collective, dénote cependant que la demanderesse jouissait de la confiance de ses supérieurs et qu’elle pouvait assumer certaines responsabilités. On ne sait pas plus précisément en quoi consistait le suivi des « affaires courantes » de la Mission dans les périodes d’absence de l’ambassadeur, mais on comprend que dans ces périodes, la demanderesse n’était soumise à aucun encadrement sur place et qu’elle assumait effectivement des responsabilités. Sous la surveillance de l’ambassadeur, la demanderesse était chargée du service consulaire; elle prolongeait des passeports et elle délivrait des visas en signant ces documents. Ces tâches-ci étaient caractéristiques d’une fonction étatique; elles comportaient un lien étroit avec les attributions régaliennes de la République du Burundi envers ses citoyens à l’étranger et les étrangers désireux d’entrer sur son territoire. Comme la Cour d’appel l’a constaté, la Mission était une « petite structure ». Il est courant qu’au fil des années et dans une unité à l’effectif restreint, une personne pourtant engagée dans un emploi subalterne se charge d’abord sporadiquement, puis régulièrement du remplacement ou de la suppléance de fonctions supérieures, ce qui modifie la nature de l’engagement initial. La demanderesse n’a pas été recrutée et engagée au Burundi pour être ensuite dépêchée à l’étranger; elle a été engagée à Genève où elle accompagnait son époux. Il s’agit d’un élément d’appréciation plutôt défavorable à l’immunité. Il existe toutefois le lien de la nationalité entre la demanderesse et la République du Burundi. En définitive, au regard de l’ensemble des circonstances et en dépit de certaines ambiguïtés dans le rôle qui était celui de la demanderesse au sein de la Mission, il se justifie d’admettre que cet État peut légitimement, en l’espèce, revendiquer l’immunité de juridiction. [...] »
II. LE DROIT INTERNATIONAL ET LE DROIT INTERNE PERTINENTS
A. Sur l’immunité de juridiction des États
1. Le droit international
21. En principe, l’immunité de juridiction des États est régie par le droit international coutumier.
22. Le 16 avril 2010, la Suisse a ratifié la Convention des Nations Unies du 2 décembre 2004 sur l’immunité juridictionnelle des États et de leurs biens (« la CNUIJE », publiée dans le recueil systématique (RS) sous le numéro 0.273.2), qui n’est pas encore entrée en vigueur. D’après le Conseil fédéral suisse, la Suisse, « qui a pris une part active à l’élaboration du texte, a aisément pu se rallier au consensus relatif à son adoption, car la convention codifie au niveau international, pour l’essentiel, des principes appliqués par le Tribunal fédéral depuis 1918 » (Message du Conseil fédéral du 25 février 2009 concernant l’approbation et la mise en œuvre de la Convention de l’ONU sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens ; Feuille fédérale (FF) 2009 1443, 1444).
23. La CNUIJE reconnaît le principe général de l’immunité de l’État et de ses biens devant les tribunaux d’un autre État en son article 5 (règle exprimée par l’adage par in parem non habet imperium, selon lequel un État ne peut être soumis à la juridiction d’un autre État).
24. L’article 7 de la CNUIJE (Consentement exprès à l’exercice de la juridiction) est libellé comme suit :
« 1. Un État ne peut invoquer l’immunité de juridiction dans une procédure devant un tribunal d’un autre État à l’égard d’une matière ou d’une affaire s’il a consenti expressément à l’exercice de la juridiction de ce tribunal à l’égard de cette matière ou de cette affaire :
a) Par accord international ;
b) Dans un contrat écrit ; ou
c) Par une déclaration devant le tribunal ou une communication écrite dans une procédure déterminée.
2. (...). »
25. Dans son rapport soumis à l’Assemblée générale des Nations Unies sur les travaux de sa quarante‑troisième session, de 1991, la Commission du droit international précisait, dans la partie « projet d’articles sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens et commentaires y relatifs » (« le projet d’articles de la Commission du droit international ») ce qui suit dans son commentaire relatif à l’article 7 (Annuaire de la Commission du droit international 1991 [deuxième partie], A/CN.4/SER.A/1991/Add.I (Part 2), page 27, point 8) :
« En aucun cas, il n’y a donc lieu de présumer le consentement d’un État qui ne se montre pas disposé à consentir et qui n’a pas exprimé son consentement clairement et sans équivoque (...). »
26. L’article 11 de la CNUIJE (Contrats de travail) est ainsi libellé :
« 1. À moins que les États concernés n’en conviennent autrement, un État ne peut invoquer l’immunité de juridiction devant un tribunal d’un autre État, compétent en l’espèce, dans une procédure se rapportant à un contrat de travail entre l’État et une personne physique pour un travail accompli ou devant être accompli, en totalité ou en partie, sur le territoire de cet autre État.
2. Le paragraphe 1 ne s’applique pas :
a) Si l’employé a été engagé pour s’acquitter de fonctions particulières dans l’exercice de la puissance publique ;
b) Si l’employé est :
i) Agent diplomatique, tel que défini dans la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques de 1961 ;
ii) Fonctionnaire consulaire, tel que défini dans la Convention de Vienne sur les relations consulaires de 1963 ;
iii) Membre du personnel diplomatique d’une mission permanente auprès d’une organisation internationale, ou d’une mission spéciale, ou s’il est engagé pour représenter un État lors d’une conférence internationale ; ou
iv) S’il s’agit de toute autre personne jouissant de l’immunité diplomatique ;
c) Si l’action a pour objet l’engagement, le renouvellement de l’engagement ou la réintégration d’un candidat ;
d) Si l’action a pour objet le licenciement ou la résiliation du contrat d’un employé et si, de l’avis du chef de l’État, du chef du gouvernement ou du Ministre des affaires étrangères de l’État employeur, cette action risque d’interférer avec les intérêts de l’État en matière de sécurité ;
e) Si l’employé est ressortissant de l’État employeur au moment où l’action est engagée, à moins qu’il n’ait sa résidence permanente dans l’État du for ; ou
f) Si l’employé et l’État employeur en sont convenus autrement par écrit, sous réserve de considérations d’ordre public conférant aux tribunaux de l’État du for juridiction exclusive en raison de l’objet de l’action. »
27. Dans le projet d’articles de la Commission du droit international (idem, pages 42-43), l’article 11 était ainsi rédigé :
« 1. À moins que les États concernés n’en conviennent autrement, un État ne peut invoquer l’immunité de juridiction devant un tribunal d’un autre État, compétent en l’espèce, dans une procédure se rapportant à un contrat de travail entre l’État et une personne physique pour un travail accompli ou devant être accompli, en totalité ou en partie, sur le territoire de cet autre État.
2. Le paragraphe 1 ne s’applique pas :
a) Si l’employé a été engagé pour s’acquitter de fonctions étroitement liées à l’exercice de la puissance publique ;
b) Si l’action a pour objet l’engagement, le renouvellement de l’engagement ou la réintégration d’un candidat ;
c) Si l’employé n’était ni ressortissant ni résident habituel de l’État du for au moment où le contrat de travail a été conclu ;
d) Si l’employé est ressortissant de l’État employeur au moment où l’action est engagée ; ou
e) Si l’employé et l’État employeur en sont convenus autrement par écrit, sous réserve de considérations d’ordre public conférant aux tribunaux de l’État du for juridiction exclusive en raison de l’objet de l’action. »
28. Dans le commentaire y afférent (idem, pages 45-46), la Commission du droit international précisait ce qui suit quant aux exceptions contenues aux lettres c) et d) de cet article :
« 11) L’alinéa c du paragraphe 2 prévoit lui aussi que l’immunité des États s’applique lorsque l’employé n’est ni ressortissant ni résident habituel de l’État du for, (...). La protection de l’État du for est limitée essentiellement à la main-d’œuvre locale, c’est-à-dire aux ressortissants de l’État du for et aux non-ressortissants qui y résident habituellement. Sans le lien de la nationalité ou de la résidence habituelle, l’État du for n’est plus fondé à revendiquer la prépondérance de sa législation du travail et de sa juridiction en la matière face à un État employeur étranger, malgré le lien territorial que constituent le lieu du recrutement de l’employé et le lieu où le travail doit être accompli conformément au contrat.
12) Une autre mesure de sauvegarde importante visant à protéger l’intérêt de l’État employeur est prévue à l’alinéa d du paragraphe 2. Si l’employé a la nationalité de l’État employeur au moment où l’action est engagée, ce fait emporte l’application de la règle de l’immunité de juridiction des tribunaux de l’État du for. S’agissant des relations entre un État et ses propres nationaux, aucun autre État ne doit revendiquer la prépondérance de sa juridiction pour des questions découlant de contrats de travail. Des voies de recours existent dans l’État employeur et les tribunaux peuvent y être saisis. La question de savoir si le droit à appliquer est le droit administratif ou le droit du travail de l’État employeur ou de tout autre État est sans importance en l’espèce. (...)
14) Les règles énoncées à l’article 11 apparaissent conformes à la tendance qui se fait jour depuis peu dans la pratique législative et conventionnelle d’un nombre toujours plus grand d’États. »
29. Il est à noter que la Cour suprême du Royaume-Uni a refusé d’appliquer l’article 11 § 2 e) de la CNUIJE en tant que règle de droit international coutumier (jugement du 18 octobre 2017 dans l’affaire Benkharbouche v Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs and Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs and Libya v Janah, [2017] UKSC 62).
30. Pour un plus ample exposé, la Cour renvoie aux affaires Cudak c. Lituanie ([GC], no 15869/02, §§ 25-33, CEDH 2010-III) et Sabeh El Leil c. France ([GC], no 34869/05, §§ 18-23, 29 juin 2011).
2. Le droit interne
31. Des informations sur la pratique suisse (ainsi que sur celle d’autres États membres du Conseil de l’Europe) sont accessibles dans la « Base de données sur les immunités des États et des organisations internationales » du Comité des conseillers juridiques sur le droit international public (CAHDI) à l’adresse https://www.coe.int/fr/web/cahdi/database-immunities.
32. Dans sa jurisprudence, le Tribunal fédéral a interprété la notion de « résidence permanente » figurant à l’article 11 § 2 e) de la CNUIJE comme suit (voir, à titre d’exemple, les arrêts du Tribunal fédéral 4A_542/2011 et 4A_544/2011 du 30 novembre 2011) :
« Pour cerner la notion de résidence permanente au sens de l’art. 11 al. 2 let. e CNUIJE, on peut s’inspirer de celle de résidence habituelle (...), que l’on trouve notamment dans les conventions internationales de La Haye élaborées depuis 1951 (...). La résidence habituelle implique la présence physique dans un lieu précis, l’impression objective donnée aux tiers d’y résider normalement étant plus importante que l’intention subjective de la personne concernée d’y créer le centre de sa vie (... ; cf. ATF 120 Ib 299 consid. 2a p. 302 [qui renvoie à la Résolution (72) 1 du Conseil de l’Europe du 18 janvier 1972 relative à l’unification des concepts juridiques de « domicile » et de « résidence »]). La résidence habituelle est généralement créée dans un but déterminé, notamment pour exercer une activité professionnelle; elle peut d’emblée être limitée dans le temps. (...) »
B. Sur les clauses attributives de juridiction dans les contrats individuels de travail internationaux
33. En droit suisse, pour que la renonciation à l’immunité de juridiction ou d’exécution soit valable, l’État doit expressément manifester son consentement à l’exercice par les tribunaux suisses de leur juridiction dans le cas litigieux (FF 2009 1443, 1456).
EN DROIT
34. La requérante se plaint d’avoir été privée de son droit d’accès à un tribunal en raison de l’immunité de juridiction invoquée par la République du Burundi et retenue par les juges internes. De plus, l’intéressée reproche aux instances internes, en présence d’un litige sur l’interprétation d’un contrat, de ne pas s’être d’abord efforcées de déterminer la commune et réelle intention des parties. En outre, elle se plaint que le Tribunal fédéral ait procédé à une substitution de motifs sans en informer au préalable les parties et qu’il ait ainsi méconnu son droit à un procès contradictoire.
35. À l’appui de ses griefs, la requérante invoque l’article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente en l’espèce est ainsi libellée :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
36. Le Gouvernement conteste cette thèse.
I. SUR LA RECEVABILITÉ
37. Quant au premier grief, la Cour note que le litige en question concernant l’obtention d’une indemnité pour licenciement abusif porte sur des « contestations » relatives à des « droits » de caractère civil au sens de l’article 6 § 1 de la Convention que l’on peut dire, au moins de manière défendable, reconnus en droit interne (Sabeh El Leil, précité, § 40, avec les références qui y sont citées).
38. Dès lors, estimant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
39. En revanche, s’agissant de l’assertion de la requérante selon laquelle le Tribunal fédéral a méconnu son droit à un procès contradictoire, la Cour estime que ce grief est manifestement mal fondé. Étant donné que la commune et réelle volonté des parties ne pouvait pas être établie, la Cour est d’avis que l’on ne saurait reprocher au Tribunal fédéral d’avoir procédé à l’interprétation de l’article 8 du contrat de travail de manière « objective », consistant à rechercher comment une déclaration ou une attitude pouvait être comprise de bonne foi en fonction de l’ensemble des circonstances. Contrairement à ce que la requérante allègue à ce sujet, l’application de cette méthode d’interprétation contractuelle tout à fait usuelle n’a rien d’inattendu en l’espèce. En outre, la Cour note que la requérante s’est bien exprimée dans son mémoire de recours devant le Tribunal fédéral sur la question de la validité et de la portée de l’article 8 du contrat de travail, en se contentant seulement d’alléguer que la République du Burundi avait contractuellement renoncé à l’immunité de juridiction. Le fait que le Tribunal fédéral n’a pas suivi cette argumentation, développée par l’intéressée dans le cadre de son recours, ne constitue pas une substitution des motifs. En tout état de cause, la Cour est convaincue que la requérante ne se trouvait pas « prise au dépourvu » (voir, à titre d’exemple, Clinique des Acacias et autres c. France, nos 65399/01 et 3 autres, § 43, 13 octobre 2005). Au contraire, le Tribunal fédéral s’est prononcé sur un motif qui figurait déjà dans l’arrêt attaqué ainsi que dans le recours de la requérante dont la cour suprême était saisie. Le litige n’a donc pas pris, dans l’arrêt du Tribunal fédéral, une tournure que la requérante n’était pas en mesure d’anticiper. Dès lors, la Cour rejette ce grief, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
II. SUR LE FOND
A. Argumentation des parties
1. La requérante
40. La requérante argue que les conditions de l’article 7 § 1 b) de la CNUIJE sont remplies dans la présente espèce, et que l’on peut donc se dispenser de l’analyse du Gouvernement au sujet des deux exceptions relevant de l’article 11 § 2 de la même convention. Elle estime que ces dernières doivent, en effet, céder le pas face à l’application de l’article 7 § 1 b) de la CNUIJE, qui prévaudrait. Elle dit que la République du Burundi a consenti expressément à l’exercice de la juridiction des tribunaux suisses dans l’article 8 du contrat de travail. Elle dit aussi que cette renonciation anticipée à l’immunité de juridiction ressort également du procès-verbal de l’audience du 14 avril 2011 tenue devant la Cour de justice (paragraphe 16 ci-dessus), au cours de laquelle la République du Burundi se serait exprimée en ce sens.
41. Quant à l’exception de l’article 11 § 2 e) de la CNUIJE, la requérante ne conteste pas qu’elle n’avait pas sa résidence permanente en Suisse, mais en « France voisine », et qu’elle était ressortissante de la République du Burundi au moment de l’introduction de l’action. Elle indique toutefois que, selon une pratique appliquée à tous les fonctionnaires internationaux en poste à Genève et résidant en « France voisine », ceux‑ci sont traités comme s’ils étaient installés en Suisse.
42. À titre subsidiaire, la requérante conteste l’applicabilité de l’article 11 § 2 a) de la CNUIJE. Elle est d’avis que les faits établis dans le cadre de la procédure nationale démontrent clairement la nature subalterne de sa fonction.
43. Enfin, la requérante soutient qu’il est illusoire de penser qu’elle peut ester en justice contre la République du Burundi devant les autorités judiciaires burundaises. À cet égard, elle indique que, si elle a pu par le passé soumettre un litige de travail devant les instances administratives de la République du Burundi, c’est parce qu’il ne s’agissait pas d’instances judiciaires et, surtout, parce que cela s’était déroulé avant l’arrivée au pouvoir des actuelles instances politiques.
2. Le Gouvernement
44. Tout d’abord, le Gouvernement conteste la thèse de la requérante selon laquelle la clause de renonciation contractuelle est valide, puisque, selon lui, la République du Burundi n’a pas exprimé son consentement de façon claire et non équivoque. À ses dires, l’article 8 du contrat de travail contient une réserve liée aux « usages diplomatiques » et la République du Burundi s’est prévalue de l’exception d’immunité de juridiction tout au long de la procédure.
45. Le Gouvernement estime opportun de rappeler que la requérante est une ressortissante burundaise résidant en France. Par conséquent, à ses yeux, l’exception de l’article 11 § 2 e) de la CNUIJE est pertinente en l’espèce.
46. Le Gouvernement considère que cela vaut également pour ce qui concerne l’exception de l’article 11 § 2 a) de la CNUIJE. Il indique, à ce sujet, que, nonobstant le fait que la requérante avait été engagée en tant que secrétaire, elle exerçait effectivement des fonctions importantes, qui selon lui n’étaient plus de nature subalterne. Il cite notamment la délivrance de passeports et de visas, l’une des principales fonctions d’une représentation. Il expose en outre ce qui suit : le fait que la mission permanente était une petite structure a facilité l’évolution de la nature des fonctions exercées par la requérante ; celle-ci signait notamment des documents par délégation, parfois avec la mention « assistante de l’ambassadeur » ; pendant les absences de l’ambassadeur, elle s’occupait des affaires courantes de la mission permanente, avec l’aval du ministère des Affaires étrangères de la République du Burundi, et elle recevait entre autres les hôtes de marque ; du mois d’octobre 1996 au mois d’avril 2007, elle était chargée de la comptabilité de la mission permanente, et, en cette qualité, en octobre 1997, elle avait remis en cause le bien-fondé de certaines dépenses que l’ambassadeur en poste entendait effectuer, à la suite de quoi ce dernier avait été relevé de ses fonctions par le ministère des Affaires étrangères de la République du Burundi. Selon le Gouvernement, il existe ainsi des différences considérables entre la présente affaire et les affaires Cudak et Sabeh El Leil (précitées).
47. En d’autres termes, le Gouvernement est d’avis que le cas de la requérante relève des deux exceptions énumérées à l’article 11 § 2 de la CNUIJE susmentionnées.
48. Enfin, en réponse aux allégations de la requérante selon lesquelles celle-ci a été privée par le Tribunal fédéral de la possibilité de faire valoir ses prétentions devant un tribunal, le Gouvernement se réfère à la jurisprudence de la Cour pour dire que la compatibilité de l’octroi de l’immunité de juridiction à un État avec l’article 6 § 1 de la Convention ne dépend pas de l’existence d’alternatives raisonnables pour la résolution du litige. En outre, il tient à rappeler que la requérante avait par le passé soumis un litige de travail aux instances burundaises et que ces dernières avaient bien su résoudre ce différend.
B. Appréciation de la Cour
1. Principes généraux
49. S’agissant des litiges relevant d’un contrat de travail conclu entre des ambassades ou missions permanentes et le personnel employé par celles-ci, la Cour renvoie aux principes généraux dégagés dans sa jurisprudence, qui ont été énoncés dans ses arrêts de Grande Chambre Fogarty c. Royaume‑Uni ([GC], no 37112/97, §§ 24-28, CEDH 2001‑XI (extraits)), Cudak (précité, §§ 54-59) et Sabeh El Leil (précité, §§ 46-54), et confirmés plus récemment dans ses arrêts de chambre Wallishauser c. Autriche (no 156/04, § 59, 17 juillet 2012), Radunović et autres c. Monténégro (nos 45197/13 et 2 autres, §§ 61-68, 25 octobre 2016) et Naku c. Lituanie et Suède (no 26126/07, § 86, 8 novembre 2016).
2. Application de ces principes à la présente espèce
50. La Cour note d’emblée que la présente affaire se distingue des affaires précitées au paragraphe précédent à plusieurs égards. Premièrement, le contrat de travail de la requérante contient un article concernant le « contentieux », qui, de l’avis de la requérante, constitue une clause de renonciation anticipée de la part de la République du Burundi à son immunité de juridiction (paragraphes 55 et suivants ci-dessous). Deuxièmement, la requérante, qui était ressortissante de l’État employeur au moment où elle a saisi les juridictions helvétiques de son action dirigée contre celui-ci, n’avait pas sa résidence permanente dans l’État du for, à savoir la Suisse, au moment où elle a introduit cette action (paragraphes 61 et suivants ci-dessous). Enfin, considérant les faits de l’espèce et les tâches effectivement confiées à la requérante au sein de la mission permanente, il y a un chevauchement complexe entre les actes jure imperii et jure gestionis accomplis par celle-ci (paragraphe 65 ci‑dessous).
51. La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal, reconnu par l’article 6 § 1 de la Convention, n’est pas absolu : il se prête à des limitations implicitement admises, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État. Les États contractants jouissent en la matière d’une certaine marge d’appréciation. Il appartient en revanche à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention ; elle se doit de vérifier que les limitations mises en œuvre ne restreignent pas l’accès offert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, pareille limitation du droit d’accès à un tribunal ne se concilie avec l’article 6 § 1 que si elle tend à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Cudak, précité, § 55, avec les références qui y sont citées).
52. La Cour rappelle également que la Convention doit s’interpréter à la lumière des principes énoncés par la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités, qui dispose en son article 31 § 3 c) qu’il faut tenir compte de « toute règle de droit international applicable aux relations entre les parties ». La Convention, y compris son article 6, ne saurait s’interpréter dans le vide. La Cour ne doit pas perdre de vue le caractère spécifique de traité de garantie collective des droits de l’homme que revêt la Convention et elle doit tenir compte des principes pertinents du droit international. La Convention doit autant que faire se peut s’interpréter de manière à se concilier avec les autres règles de droit international, dont elle fait partie intégrante, y compris celles relatives à l’octroi de l’immunité aux États (Cudak, précité, § 56, et Fogarty, précité, § 35).
53. À ce propos, la Cour rappelle que la doctrine de l’immunité absolue des États a subi depuis de nombreuses années une érosion certaine, en particulier avec l’adoption de la Convention sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens (Cudak, précité, § 64). Notamment, dans le domaine des contrats de travail, l’article 11 § 1 de la CNUIJE dispose que, à moins que les États concernés n’en conviennent autrement (ce qui n’est pas le cas en l’espèce), le principe qui prévaut est celui selon lequel un État ne peut invoquer l’immunité de juridiction devant un tribunal d’un autre État, compétent en l’espèce, dans une procédure se rapportant à un contrat de travail entre l’État et une personne physique pour un travail accompli ou devant être accompli, en totalité ou en partie, sur le territoire de cet autre État. L’article 11 § 2 a) à f) de la CNUIJE prévoit plusieurs exceptions à ce principe. Ainsi, à titre d’exemple, un État peut seulement invoquer l’exception d’immunité de juridiction devant un tribunal d’un autre État « si l’employé a été engagé pour s’acquitter de fonctions particulières dans l’exercice de la puissance publique » (article 11 § 2 a) de la CNUIJE) ou « si l’action a pour objet l’engagement, le renouvellement de l’engagement ou la réintégration d’un candidat » (article 11 § 2 c) de la CNUIJE) ou « si l’action a pour objet le licenciement ou la résiliation du contrat d’un employé et si (...) cette action risque d’interférer avec les intérêts de l’État en matière de sécurité » (article 11 § 2 d) de la CNUIJE). Jusqu’à présent, dans sa jurisprudence relative à l’article 11 de la CNUIJE (paragraphe 49 ci-dessus), la Cour n’a eu l’occasion d’analyser que ces exceptions qui émanent, en principe, du droit international coutumier.
54. En l’espèce, compte tenu du principe par in parem non habet imperium (paragraphe 23 ci-dessus), la Cour estime que l’octroi de l’immunité souveraine à un État dans une procédure civile poursuit le but légitime d’observer le droit international afin de favoriser la courtoisie et les bonnes relations entre États grâce au respect de la souveraineté d’un autre État (Cudak, précité, § 60, et Sabeh El Leil, précité, § 52).
55. Dès lors, il convient d’examiner si la restriction litigieuse du droit d’accès de la requérante à un tribunal était proportionnée au but poursuivi.
56. À l’instar de la requérante, qui le soulève à juste titre, la Cour estime qu’il n’y aurait pas lieu de procéder à une analyse des exceptions de l’article 11 § 2 de la CNUIJE si la République du Burundi avait consenti expressément à l’exercice de la juridiction des tribunaux suisses dans l’article 8 du contrat de travail (en application de l’article 7 § 1 b) de la CNUIJE ; paragraphe 24 ci-dessus).
57. À ce propos, la Cour note qu’un État étranger peut renoncer, notamment par le biais de clauses contractuelles, à son droit d’immunité devant les tribunaux d’un autre État (voir également l’article 11 § 2 f) de la CNUIJE). L’article 7 de la CNUIJE est identique à celui qui figure dans le projet d’articles de la Commission du droit international, et dont l’élément central est la présomption de l’absence de consentement de l’État à l’exercice de la juridiction, sauf consentement exprès. Le commentaire y relatif contenu dans ce projet d’articles précise que cette disposition correspond à la pratique des États et qu’elle relève du droit international coutumier. En ce qui concerne les exigences d’un tel consentement exprès, l’article 7 § 1 b) de la CNUIJE mentionne les dispositions contractuelles expresses par lesquelles un État exprime sa renonciation clairement et sans équivoque.
58. La Cour prend note de la position de la requérante, qui soutient que l’article 8 du contrat de travail correspondait clairement à la volonté des parties selon laquelle celui-ci constituait une clause de renonciation anticipée de la République du Burundi à son immunité de juridiction. Elle se plaint ainsi d’avoir subi une limitation disproportionnée de son droit d’accès à un tribunal aux motifs que le Tribunal fédéral a indument admis l’immunité de juridiction de la République du Burundi.
59. La Cour observe d’emblée que le Tribunal fédéral et la Cour de justice ont accueilli l’exception d’immunité de juridiction soulevée par la République du Burundi, laquelle l’a de plus toujours invoquée pendant toute la procédure. En outre, elle note que trois instances nationales ont interprété la clause contenue dans l’article 8 du contrat de travail de manière très différente. Par conséquent, la Cour considère qu’il ne s’agit pas d’une clause contractuelle exprimant de manière expresse, claire et non équivoque l’intention de la République du Burundi de renoncer à son immunité de juridiction. Les allégations de la requérante ne sont d’ailleurs pas de nature à permettre à la Cour de remettre cette constatation en question. Cela vaut notamment pour le renvoi au procès-verbal du 14 avril 2011 (paragraphe 16 ci-dessus) auquel l’intéressée procède. En effet, il ressort uniquement de ce procès-verbal que la représentante de la République du Burundi avait relu, lors de l’audience devant la Cour de justice, l’article 8 du contrat de travail et avait simplement confirmé sa teneur, sans corroborer la thèse selon laquelle la République du Burundi avait interprété cette clause comme une disposition autorisant la requérante à saisir la justice suisse. Dans de telles circonstances, la Cour est d’avis que le Tribunal fédéral pouvait présumer que la clause en question n’était pas la manifestation d’une volonté claire et non équivoque de la part de la République du Burundi. Dès lors, la condition d’un consentement exprès prévue par l’article 7 § 1 b) de la CNUIJE faisant défaut dans la présente affaire, il s’ensuit que la République du Burundi n’a pas renoncé à son immunité de juridiction.
60. En l’espèce, le Tribunal fédéral avait noté que la disposition litigieuse n’autorisait pas la requérante à poursuivre la République du Burundi devant les tribunaux suisses, car la compétence du pouvoir judiciaire local n’y était envisagée que pour autant que les usages diplomatiques le permettaient. Aux yeux de la Cour, l’interprétation du Tribunal fédéral selon laquelle cette réserve des usages diplomatiques devait « être comprise comme visant l’ensemble des règles coutumières ou conventionnelles valables entre la République du Burundi et l’État du for relatives à la mission concernée, ce qui inclut l’immunité de juridiction », n’a rien d’arbitraire.
61. En ce qui concerne les litiges relevant d’un contrat de travail conclu entre des ambassades ou missions permanentes et le personnel employé par celles-ci pour accomplir des tâches subalternes, la Cour rappelle que, dans sa jurisprudence constante, qui reflète le droit international coutumier, elle a toujours protégé les ressortissants de l’État du for (Cudak, précité (requérante de nationalité lituanienne, et lieu de travail situé à Vilnius, en Lituanie), Sabeh El Leil, précité (requérant de nationalité française, et lieu de travail situé à Paris, en France), Wallishauser, précité (requérante de nationalité autrichienne, et lieu de travail situé à Vienne, en Autriche), Radunović, précité (requérants de nationalité monténégrine, et lieu de travail situé à Podgorica, au Monténégro), et Naku, précité (requérante de nationalité lituanienne, et lieu de travail situé à Vilnius)) et les non-ressortissants qui y résident (Fogarty, précité (requérante de nationalité irlandaise qui avait sa résidence permanente à Londres, où elle travaillait, et qui disposait d’une autorisation d’établissement permanente pour le Royaume-Uni)). A contrario, comme l’indique également le commentaire relatif à l’article 11 figurant dans le projet d’articles de la Commission du droit international (paragraphe 28), lorsque ce lien avec l’État du for fait défaut, l’État du for n’est plus fondé à revendiquer la prépondérance de sa législation du travail et de sa juridiction en la matière face à un État employeur étranger, malgré le lien territorial que constituent le lieu du recrutement de l’employé et le lieu où le travail doit être accompli conformément au contrat. En outre, si l’employé a la nationalité de l’État employeur, des voies de recours existent dans l’État employeur et les tribunaux peuvent y être saisis.
62. La Cour observe que l’article 11 § 2 e) de la CNUIJE emploie l’expression de « résidence permanente » (sans pour autant la définir dans la convention même) et diverge ainsi du projet d’articles de la Commission du droit international (article 11 dudit projet, lettre c), qui se réfère à la notion de « résidence habituelle » ; paragraphe 27 ci-dessus). Elle estime toutefois qu’il n’est pas nécessaire d’approfondir ce point, notamment relativement à la nature de cette disposition en tant que règle de droit international coutumier (sur ce débat, voir la référence donnée au paragraphe 29 ci‑dessus) parce qu’il n’est pas contesté en l’espèce que la requérante n’a jamais eu une quelconque résidence dans l’État du for au moment où elle a engagé une action contre son ex-employeur, ni au sens du droit international public ni au sens du droit interne. Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, la résidence au sens de l’article 11 § 2 e) de la CNUIJE se définit comme « la présence physique [d’une personne] dans un lieu précis, l’impression objective donnée aux tiers d’y résider normalement étant plus importante que l’intention subjective de la personne concernée d’y créer le centre de sa vie » (paragraphe 32 ci-dessus). La Cour constate en effet que la requérante, de nationalité burundaise, vivait avec son mari et ses enfants à Prévessin-Moëns, en France, au moment où elle a engagé une action contre son ex-employeur. Partant, ni le fait que le poste de travail de la requérante était en Suisse ni l’existence d’une prétendue pratique appliquée entre la France et la Suisse (que l’intéressée mentionne dans sa requête sans d’ailleurs l’étayer de manière suffisante) ne permettent à la Cour de remettre en question la constatation de la Cour de justice selon laquelle, d’un point de vue objectif, la requérante n’a jamais eu sa résidence en Suisse. Le fait qu’elle s’est installée à Genève, après l’introduction de son recours en matière civile devant le Tribunal fédéral (paragraphe 20 ci-dessus), n’y change rien.
63. Il en découle que les circonstances de la présente affaire tombent dans le champ d’application de l’article 11 § 2 e) de la CNUIJE eu égard au fait que la requérante était ressortissante de l’État employeur au moment où l’action a été engagée et qu’elle n’a jamais eu sa résidence permanente dans l’État du for.
64. Quant à l’argument de la requérante selon lequel, en raison de l’octroi de l’immunité de juridiction à la République du Burundi, le Tribunal fédéral l’a privée de la possibilité de faire valoir des prétentions devant un tribunal digne de ce nom, la Cour rappelle que la compatibilité de l’octroi de l’immunité de juridiction à un État avec l’article 6 § 1 de la Convention ne dépend pas de l’existence d’alternatives raisonnables pour la résolution du litige (Stichting Mothers of Srebrenica et autres c. Pays-Bas (déc.), no 65542/12, § 164, CEDH 2013 (extraits), avec référence à la jurisprudence de la Cour internationale de justice, qui avait explicitement réfuté l’existence d’une règle selon laquelle, en l’absence d’autre recours, la reconnaissance de l’immunité entraînerait ipso facto une violation du droit d’accès à un tribunal ; voir l’arrêt Immunités juridictionnelles de l’État (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant)) du 3 février 2012, CIJ, Recueil 2012, § 101). La Cour note d’ailleurs qu’en l’espèce la requérante ne se trouve pas dans d’une situation d’absence d’autre recours. En effet, il ressort du procès-verbal du 14 avril 2011 que, par le passé, la requérante avait soumis un litige de travail aux autorités burundaises, que ces dernières avaient bien su résoudre. La Cour observe également que, d’après le même procès-verbal, la République du Burundi avait fourni des assurances à la requérante : selon celles-ci, cette dernière pourrait, au cas où la Cour de justice maintiendrait l’immunité de juridiction, saisir la Cour administrative de Bujumbura, et il n’y aurait pas de problème de prescription puisque l’intéressée avait déjà saisi un tribunal suisse – ce qui, d’après la République du Burundi, vaudrait interruption de la prescription (paragraphe 16 ci‑dessus).
65. Dès lors, les exceptions de l’article 11 § 2 a) à f) de la CNUIJE étant alternatives, il n’y a plus lieu d’examiner l’exception contenue à la lettre a), soulevée par le Gouvernement.
66. Par conséquent, la Cour est d’avis que les tribunaux suisses ne se sont pas écartés des principes de droit international généralement reconnus en matière d’immunité des États et que l’on ne saurait considérer la restriction au droit d’accès à un tribunal comme disproportionnée en l’espèce.
67. Partant, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 février 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stephen PhillipsVincent A. De Gaetano
GreffierPrésident