DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE SARAÇ ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 23189/09)
ARRÊT
Art 1 P1 • Obligations positives • Absence d’indemnisation intégrale par suite de la réduction discrétionnaire de l’indemnité octroyée par le tribunal en réparation du préjudice matériel causé à un immeuble par une société privée • Formule plutôt lapidaire ne permettant de déterminer avec une précision suffisante les raisons exactes de la réduction appliquée • Juste équilibre rompu au détriment des requérants
STRASBOURG
30 mars 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Saraç et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Marko Bošnjak,
Aleš Pejchal,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Vu la requête (no 23189/09) dirigée contre la République de Turquie et dont cinq ressortissants de cet État, MM. Bahri Saraç, Ahmet Saraç, Salih Günay et Mmes Gülnaz Koca et Nuriye Özkan (« les requérants »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 8 avril 2009,
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’article 6 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 mars 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne principalement la réduction discrétionnaire de l’indemnité octroyée aux requérants en réparation du préjudice causé à leurs biens par une société privée.
EN FAIT
2. Les dates de naissance et lieux de résidence des requérants figurent en annexe. Les intéressés ont été représentés par Me H.K. Elban, avocat à Istanbul, et Me E. Manyas, avocate à Bursa.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent.
4. Les requérants étaient propriétaires d’un immeuble de cinq étages composé d’appartements et de locaux commerciaux, situé à Yalova.
5. Le 17 août 1999, cette ville, comme l’ensemble de la région, fut frappée par un violent séisme, qui endommagea lourdement de nombreuses constructions.
6. L’administration procéda à une étude de l’immeuble des requérants et le classa dans la catégorie des constructions modérément endommagées qui ne nécessitaient pas d’être démolies.
7. Quant aux immeubles présentant des dommages importants et, dès lors, un péril, l’administration décida de les faire détruire par des sociétés privées engagées à cette fin.
8. Alors que l’immeuble des requérants ne se trouvait pas sur la liste des constructions à détruire, l’une de ces sociétés (ci-après, « la société ») entreprit de le démolir.
9. Alertés par des voisins, les intéressés réussirent à faire arrêter l’opération de démolition, mais les dégâts causés à la structure de l’immeuble étaient tels qu’ils rendaient le bâtiment irrémédiablement impropre à l’usage.
10. Le 21 octobre 1999, les requérants engagèrent une action en réparation devant le tribunal de grande instance de Yalova (« le TGI »). Ils réclamaient notamment 140 000 livres turques (TRY) pour préjudice matériel et une indemnité pour préjudice moral.
11. Parallèlement, la société forma devant le tribunal administratif compétent un recours en annulation contre la décision de classement de l’immeuble des requérants dans la catégorie des constructions modérément endommagées.
12. Le tribunal administratif fit droit à la demande de la société, mais ce jugement fut annulé par le Conseil d’État au motif que la société n’avait pas qualité pour agir.
13. En 2006, alors que la première procédure était pendante, les requérants intentèrent une seconde action en indemnisation, pour les dommages qui n’étaient pas couverts par leur première demande. Dans le cadre de cette action, ils soutenaient ce qui suit : les dégâts causés au bâtiment étaient d’une nature et d’une ampleur qui ne permettaient pas de renforcer ou de réparer la construction, qui devait donc être démolie ; or, même si le bâtiment était reconstruit, la nouvelle construction ne pourrait pas bénéficier de la même emprise au sol que l’ancien immeuble car elle devrait respecter le nouveau règlement d’urbanisme, en vertu duquel la surface constructible était considérablement réduite ; il en découlait que le comportement délictuel de la société défenderesse avait également conduit à une réduction de la valeur du terrain ; dès lors, ce préjudice, qui venait s’ajouter au précédent, devait lui aussi être indemnisé.
14. Au cours de la procédure, la société affirma, sans toutefois en apporter la preuve, que le bien litigieux faisait partie des constructions dont la démolition lui avait été confiée par l’administration.
15. Le TGI décida de joindre les deux instances. Par un jugement du 12 décembre 2006, il fit partiellement droit aux demandes des requérants.
16. Il releva qu’il ressortait des éléments du dossier, et notamment de ceux fournis par l’administration, que l’immeuble des requérants ne figurait pas sur la liste des constructions dont la démolition avait été confiée à la société défenderesse.
17. Il observa que selon les expertises qu’il avait ordonnées, les requérants avaient subi du fait des dommages causés à leur bien un préjudice de 141 031 TRY, déduction faite des sommes que les intéressés auraient de toute façon dû engager pour la réparation et la consolidation du bâtiment en raison des dommages provoqués par le séisme, même en l’absence des dégâts causés par la société privée.
18. Il estima que ce montant correspondait certes au préjudice subi par les requérants, mais qu’il y avait lieu d’y appliquer une réduction discrétionnaire (takdiri indirim) de 25 % en vertu des articles 43 et 44 du code des obligations, compte tenu « de la situation des parties, du degré de gravité de la faute, et du fait que le dommage trouvait sa source dans la conjonction d’une faute et d’un événement imprévu ». Il alloua en conséquence aux intéressés la somme de 105 773 TRY.
19. Il constata par ailleurs que les actions de la société défenderesse avaient également conduit à une diminution de la valeur du terrain, et que les experts avaient estimé cette dépréciation à 41 039 TRY. Il appliqua sur cette somme aussi une réduction discrétionnaire de 25 % en vertu des articles 43 et 44 du code des obligations. La somme fut donc ramenée à 30 779 TRY.
20. Ces montants furent assortis, pour la période allant du 16 octobre 1999 au 1er janvier 2000, d’intérêts au taux de réescompte de la Banque centrale turque et, pour la période subséquente, d’intérêts au taux pratiqué par ce même établissement pour les avances à court terme (kısa vadeli avans faizi), également appelé taux d’intérêt commercial (ticari faiz) – ce dernier taux étant plus important que le taux légal et le taux de réescompte.
21. Pour justifier l’application de ces taux, le TGI s’appuya sur un arrêt de l’assemblée générale des chambres civiles de la Cour de cassation (« l’AGCC ») du 23 janvier 2002 (voir paragraphe 45 ci-dessous), invoqué par les requérants, selon lequel il y avait lieu d’appliquer le taux d’intérêt commercial lorsque le préjudice avait été causé par un acte illicite commis dans le cadre d’une activité commerciale, et ce même lorsque la partie lésée n’était pas elle-même commerçante.
22. Les parties formèrent un pourvoi contre ce jugement.
23. Dans leur pourvoi, les requérants reprochaient notamment au TGI de leur avoir alloué une indemnité réduite alors que, selon eux, les conditions d’application des articles concernés du code des obligations n’étaient pas réunies.
24. D’une part, ils plaidaient qu’ils n’avaient aucune responsabilité dans la survenance du dommage mais que celui-ci était entièrement imputable à la société défenderesse. À cet égard, ils arguaient qu’elle avait commis une faute lourde en ne faisant pas preuve du minimum de diligence nécessaire.
25. D’autre part, ils soutenaient qu’obliger la société défenderesse à les indemniser à hauteur de l’intégralité de leur dommage n’aurait pas exposé celle-ci à l’indigence puisqu’elle était une entreprise internationale de travaux publics dont l’activité consistait notamment à construire des infrastructures d’envergure telles que des voies ferrées ou des barrages. Ils estimaient qu’en revanche, le fait de ne pas les indemniser intégralement leur faisait subir un appauvrissement sans cause. Sur ce point, ils affirmaient que le préjudice qu’ils avaient subi concernait un bien qui constituait la totalité de leur patrimoine.
26. Par ailleurs, ils faisaient valoir que la société défenderesse n’avait pas demandé l’application d’une telle réduction.
27. De son côté, la société contestait notamment les taux d’intérêt appliqués à l’indemnité. Elle arguait que le juge ne pouvait décider d’imposer un taux aussi élevé à une indemnité découlant de la responsabilité pour actes illicites que lorsque l’acte litigieux relevait d’une « affaire commerciale » (ticari iş) au sens du code de commerce aussi bien pour son auteur que pour la partie lésée, et que tel n’était pas le cas en l’espèce puisque l’acte litigieux ne constituait pas une « affaire commerciale » en ce qui concernait les requérants. Elle citait à l’appui de son argumentation un arrêt de chambre de la Cour de cassation.
28. Les requérants présentèrent un mémoire en réponse au pourvoi de la partie adverse.
29. Après avoir entendu les parties en audience publique, la 4e chambre de la Cour de cassation rendit son arrêt le 19 février 2008.
30. Elle confirma le jugement en ce qui concernait le montant de l’indemnité, l’estimant fondé.
31. Elle considéra toutefois que le TGI avait méconnu le droit en appliquant le taux d’intérêt commercial. Elle nota que les requérants n’avaient pas la qualité de commerçants et que le différend ne relevait pas d’une relation commerciale. Elle conclut que, dans ces circonstances, dès lors que l’indemnité était due à raison de la responsabilité pour acte illicite, c’était le taux d’intérêt légal qui devait être appliqué.
32. Elle estima cependant que cette question ne nécessitait pas un renvoi en première instance. Par conséquent, elle confirma le jugement après l’avoir rectifié sur ce point (düzelterek onama), conformément à l’article 436 du code de procédure civile (voir paragraphe 52 ci-dessous).
33. Les requérants formèrent une demande en rectification d’arrêt.
34. Ils y exposaient que le jugement de première instance se fondait sur un arrêt de l’AGCC et qu’il découlait de cet arrêt qu’ils avaient droit à ce que leur créance soit assortie d’intérêts calculés au taux commercial.
35. Ils reprochaient à la 4e chambre de la Cour de cassation de ne pas avoir ordonné le renvoi de l’affaire en première instance. Ils avançaient que, si elle l’avait fait, le TGI aurait eu la possibilité de ne pas s’incliner devant l’arrêt de la 4e chambre et de provoquer ainsi le renvoi de l’affaire à l’AGCC. À leurs yeux, étant donné que la position qui avait été adoptée par la juridiction de première instance était fondée sur un arrêt de l’AGCC, il était évident que le TGI aurait opté pour cette approche. En d’autres termes, ils considéraient que la 4e chambre avait privé le juge du fond de son droit d’opposer une résistance à un arrêt de cassation.
36. Le 16 octobre 2008, la 4e chambre rejeta leur demande.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. La fixation et la réduction de l’indemnité
37. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code des obligations en vigueur à l’époque des faits se lisaient comme suit :
Article 43 – Fixation de l’indemnité
« Le juge détermine le mode ainsi que l’étendue de la réparation, selon les circonstances et le degré de gravité de la faute.
(...) »
Article 44 – Réduction de l’indemnité
« Le juge peut réduire les indemnités, ou même n’en point allouer, lorsque la partie lésée a consenti au préjudice ou lorsque des faits dont elle est responsable ont contribué à créer le dommage ou à l’augmenter, ou ont aggravé la situation du débiteur.
Lorsque le préjudice n’a été causé ni intentionnellement ni par l’effet d’une grave négligence ou imprudence et que sa réparation [intégrale] exposerait le débiteur à l’indigence, le juge peut réduire le montant de la somme allouée au titre des dommages-intérêts conformément à l’équité. »
38. Des dispositions similaires ont été reprises aux articles 51 et 52 du nouveau code des obligations.
2. Le taux d’intérêt applicable en matière commerciale
1. Le taux d’intérêt
39. L’article 1 de la loi no 3095 tel que modifié par la loi no 4489 disposait au moment des faits que le taux d’intérêt légal devait être calqué sur le taux de réescompte de la Banque centrale turque.
40. L’article 2 de la même loi énonce que le taux d’intérêt moratoire est équivalent au taux légal, sauf dispositions conventionnelles contraires.
41. Il prévoit néanmoins qu’en matière commerciale, c’est le taux d’intérêt appliqué par la Banque centrale nationale aux avances à court terme qui doit être appliqué s’il est supérieur au taux d’intérêt moratoire.
2. Les actes de commerce
42. Selon l’article 3 du code de commerce tel qu’en vigueur à l’époque des faits (loi no 6762), constituaient une « affaire commerciale » toutes les affaires régies par ce code ainsi que l’ensemble des opérations, actes et affaires concernant une maison de commerce, une usine ou toute autre entreprise exploitée sous forme commerciale.
43. L’article 21 du même code intitulé « la présomption commerciale » disposait :
« Sauf dispositions législatives contraires, les contrats qui constituent une affaire commerciale pour l’une des parties sont réputés être une affaire commerciale pour l’autre partie aussi ».
44. En ce qui concerne la jurisprudence relative à la qualification d’affaire commerciale, plusieurs arrêts doivent être signalés en l’espèce.
45. Dans une série d’affaires (AGCC, E. 2002/4-12 K. 2002/6, 23 janvier 2002, AGCC, E. 2002/4-174 K. 2002/259, 3 avril 2002), la Cour de cassation a estimé que le taux d’intérêt applicable à une indemnité allouée en cas de responsabilité pour actes illicites d’un commerçant était le taux commercial, même lorsque la partie lésée n’était pas commerçante.
46. À cet égard, elle a indiqué qu’il découlait de l’article 3 du code de commerce que tous les actes concernant l’activité d’une entreprise commerciale constituaient des « affaires commerciales » au sens dudit code et que tel devait être également le cas des actes illicites commis dans ce cadre, indépendamment de la qualité de la partie lésée. L’obligation d’indemnisation qui trouvait sa source dans une affaire commerciale constituait pour le commerçant une dette commerciale. Or, les dettes d’un commerçant étaient par principe des dettes commerciales. Il s’ensuivait que les intérêts de retard applicables à l’indemnité devaient être établis au taux commercial.
47. Dans une autre série d’arrêts (AGCC, E. 1999/19-73 K. 1999/106, 17 février 1999 ; AGCC, E. 2000/19-90 K. 2000/96, 16 février 2000 ; 4e chambre civile, E. 2001/12782 K. 2002/430, 17 janvier 2002 ; 4e chambre civile, E. 2004/14415 K. 2005/11188, 20 octobre 2005), la haute juridiction a considéré au contraire que, en matière de responsabilité pour actes illicites, le taux d’intérêt commercial ne pouvait pas être appliqué lorsque les parties n’étaient pas toutes deux commerçantes.
48. Dans ces arrêts, elle a considéré que l’article 21 § 1 du code de commerce établissait certes une présomption de commercialité au bénéfice de la partie non commerçante, mais que cette présomption était expressément limitée aux relations contractuelles et que, par conséquent, elle ne pouvait pas s’appliquer à la responsabilité pour actes illicites.
3. La cassation
49. En vertu du code de procédure civile, la Cour de cassation peut casser un jugement (bozma kararı) notamment lorsque les juges du fond ont fait une application erronée de la loi.
50. Lorsque le pourvoi n’est pas fondé, la Cour de cassation rend un arrêt de confirmation du jugement déféré (onama kararı).
51. La Cour de cassation peut également, en vertu de ce code, rectifier une erreur d’application ou d’interprétation de la loi en confirmant un jugement après l’avoir corrigé plutôt que de le casser et de renvoyer l’affaire en première instance. Elle procède ainsi lorsque l’erreur constatée n’implique pas qu’il soit à nouveau statué sur le fond ou lorsque les faits lui permettent d’appliquer la règle de droit appropriée ou de corriger une interprétation erronée de la loi.
52. Dans sa version en vigueur à l’époque des faits, l’article 436 du code de procédure civile, relatif à ces arrêts de « confirmation avec correction » (düzelterek onama), se lisait comme suit :
« Lorsque le jugement déféré encourt la cassation en raison d’une application erronée de la loi et que l’erreur en question ne nécessite pas que l’affaire soit rejugée, la Cour de cassation peut confirmer le jugement en le modifiant et en le corrigeant. »
53. Lorsque le juge de première instance statue à nouveau sur l’affaire après un renvoi, il peut soit se conformer à l’arrêt de cassation (uyma kararı) soit y opposer une résistance en adoptant une décision de maintien de son jugement antérieur (ısrar kararı).
54. Le pourvoi formé contre une telle décision est examiné par l’AGCC. L’arrêt rendu par cette formation lie le juge de première instance ainsi que la chambre ayant eu à connaître de l’affaire.
EN DROIT
1. SUR LE LOCUS STANDI DES HÉRITIERS Du REQUéRANT AHMET SARAç
55. Le requérant Ahmet Saraç est décédé le 14 avril 2010. Ses héritiers (voir liste en annexe) ont fait savoir, par une lettre du 10 mars 2014, qu’ils entendaient maintenir la requête devant la Cour en leur qualité d’héritiers et y participer en se faisant représenter par l’avocat du défunt.
56. Le Gouvernement n’a pas élevé de contestation à cet égard.
57. La Cour rappelle que, dans plusieurs affaires où un requérant était décédé pendant la procédure, elle a pris en compte la volonté exprimée par des héritiers ou parents proches de poursuivre celle-ci (voir, parmi d’autres, Malhous c. République tchèque (déc.) [GC], no 33071/96, CEDH 2000-XII, Angelov c. Bulgarie, no 44076/98, § 28, 22 avril 2004, Nicola c. Turquie, no 18404/91, § 15, 27 janvier 2009, et López Ribalda et autres c. Espagne [GC], nos 1874/13 et 8567/13, § 72, 17 octobre 2019).
58. En l’espèce, la Cour reconnaît aux intéressés qualité pour se substituer au requérant dans la présente instance.
59. Pour des raisons d’ordre pratique, le présent arrêt continuera d’appeler Ahmet Saraç « requérant » bien qu’il faille aujourd’hui attribuer cette qualité à ses héritiers (voir, par exemple, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, CEDH 1999‑VI).
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du PROTOCOLE no 1 À LA CONVENTION quant à la rÉduction de l’indemnité ACCORDÉE AUX REQUÉRANTS
60. Les requérants se plaignent de la réduction de 25 % appliquée à leur indemnité. Ils invoquent l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé en sa partie pertinente :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. »
1. Sur la recevabilité
61. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
62. Les requérants se plaignent de ne pas avoir été pleinement indemnisés du préjudice qu’ils ont subi. Ils reprochent aux tribunaux d’avoir appliqué une réduction discrétionnaire de 25 % au montant de leur indemnité, alors que, selon eux, les conditions auxquelles le droit interne soumettait une telle réduction n’étaient pas remplies.
63. Le Gouvernement indique que la réduction appliquée par le TGI repose sur les articles 43 et 44 du code des obligations. Il précise que les juges exercent le pouvoir d’appréciation que leur confèrent ces dispositions en tenant compte de la nature du litige, de la responsabilité de chacune des parties et des conséquences de la réparation pour le débiteur.
64. Il ajoute que le but de ce pouvoir d’appréciation est de prévenir un enrichissement injuste du créancier et un anéantissement économique du débiteur.
65. Il expose que, dans le cas d’espèce, le juge a réduit le montant de l’indemnité en tenant compte de plusieurs facteurs, parmi lesquels la situation économique des parties. Il affirme que cette approche est conforme à la pratique judiciaire.
66. Il soutient que les requérants ont pu débattre de cette question devant la Cour de cassation et que celle-ci a approuvé la réduction critiquée en rejetant la partie du pourvoi y relative.
67. Il argue qu’il n’appartient pas à la Cour d’apprécier elle-même les éléments de fait ayant conduit une juridiction nationale à adopter telle décision plutôt que telle autre, et que, si elle le faisait, elle s’érigerait en juge de troisième ou quatrième instance et méconnaîtrait les limites de sa mission. À ses yeux, la Cour n’a donc pas compétence pour apprécier les éléments que les juges ont pris en considération en l’espèce pour réduire l’indemnité.
68. Le Gouvernement plaide enfin que la procédure conduite par les juridictions nationales n’a été ni arbitraire ni manifestement déraisonnable.
69. Les requérants réitèrent leurs arguments.
2. Appréciation de la Cour
a) Les principes pertinents
70. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 renferme certaines obligations positives. L’exercice réel et efficace du droit garanti par cette disposition ne dépend pas uniquement du devoir de l’État de s’abstenir de toute ingérence mais peut exiger des mesures positives de protection, notamment là où il existe un lien direct entre les mesures qu’un requérant pourrait légitimement attendre des autorités et la jouissance effective par l’intéressé de ses biens. Même dans le cadre de relations horizontales il peut y avoir des considérations d’intérêt public susceptibles d’imposer certaines obligations à l’État (Kotov c. Russie [GC], no 54522/00, § 109, 3 avril 2012).
71. La frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au titre de l’article 1 du Protocole no 1 ne se prête pas à une définition précise, mais les principes applicables n’en sont pas moins comparables. Que l’on analyse l’affaire sous l’angle de l’obligation positive de l’État ou sous celui de l’ingérence des pouvoirs publics, qui doit être justifiée, les critères à appliquer ne sont pas différents en substance. Dans un cas comme dans l’autre, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu d’une part et de la société dans son ensemble d’autre part. Il est également vrai que les objectifs énumérés dans cette disposition peuvent jouer un certain rôle dans l’appréciation de la question de savoir si un équilibre a été ménagé entre les exigences de l’intérêt public et le droit fondamental du requérant à la propriété. Dans les deux cas, l’État jouit d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer les mesures à prendre afin d’assurer le respect de la Convention (ibidem, § 110).
72. Dans certaines circonstances, l’article 1 du Protocole no 1 peut imposer de prendre des « mesures nécessaires pour protéger le droit de propriété, même dans les cas où il s’agit d’un litige entre des personnes physiques ou morales » (Sovtransavto Holding c. Ukraine, no 48553/99, § 96, CEDH 2002‑VII).
73. Toute atteinte au droit au respect des biens commise par un particulier fait naître pour l’État l’obligation positive de garantir dans son ordre juridique interne que le droit de propriété sera suffisamment protégé par la loi et que des recours adéquats permettront à la victime de pareille atteinte de faire valoir ses droits, notamment, le cas échéant, en demandant réparation du préjudice subi (Blumberga c. Lettonie, no 70930/01, § 67, 14 octobre 2008). Il s’ensuit que l’État peut être tenu de prendre en pareilles circonstances soit des mesures préventives, soit des mesures de réparation (Kotov, précité, § 113).
74. Les garanties procédurales de l’article 1 du Protocole no 1 impliquent qu’une absence d’obligation pour les tribunaux d’exposer de manière suffisante les motifs sur lesquels ils fondent leurs décisions rendrait théoriques et illusoires les droits garantis par la Convention. Sans exiger une réponse détaillée à chaque argument du plaignant, cette obligation présuppose, tout de même, que la partie lésée puisse s’attendre à un traitement attentif et soigné de ses prétentions essentielles (Novosseletski c. Ukraine, no 47148/99, § 111, CEDH 2005‑II, Bistrović c. Croatie, no 25774/05, § 37, 31 mai 2007, et Gereksar et autres c. Turquie, nos 34764/05 et 3 autres, § 54, 1er février 2011).
75. La Cour rappelle enfin que, pour apprécier la conformité de la conduite de l’État à l’article 1 du Protocole no 1, elle doit se livrer à un examen global des divers intérêts en jeu, en gardant à l’esprit que la Convention a pour but de sauvegarder des droits concrets et effectifs. Elle doit aller au-delà des apparences et rechercher la réalité de la situation litigieuse (Plechanow c. Pologne, no 22279/04, § 101, 7 juillet 2009).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
76. En l’espèce, la Cour observe que les requérants ont subi un préjudice matériel en raison des dégâts considérables causés à leur immeuble par une société privée.
77. Elle réitère que, dans les litiges entre personnes privées, les obligations de l’État consistent à offrir aux parties une procédure judiciaire présentant les garanties procédurales nécessaires et permettant aux justiciables victimes d’une atteinte à leur droit de propriété de bénéficier d’une possibilité de réparation de leur préjudice.
78. Il est vrai que, en l’occurrence, la société privée à l’origine du préjudice agissait dans le cadre d’une mission de service public, puisqu’elle avait été chargée par les autorités de démolir les immeubles présentant un danger pour l’intégrité physique et la vie des individus. Cette particularité rendrait en principe nécessaire de déterminer si et dans quelle mesure les faits préjudiciables de ladite société sont imputables aux autorités, et si, par conséquent, le grief doit être examiné sur le terrain des obligations négatives de l’État.
79. Néanmoins, la Cour estime qu’il n’est pas utile en l’espèce de procéder ainsi et qu’il est suffisant de se placer sur le terrain des obligations positives de l’État, puisque les critères applicables ne sont pas différents en substance et qu’il faut dans un cas comme dans l’autre avoir égard au juste équilibre qui doit être ménagé entre les intérêts concurrents en jeu (paragraphe 71 ci‑dessus).
80. Elle examinera donc le grief sur le terrain de la première norme contenue dans l’article 1 du Protocole no 1 (sur les trois normes distinctes de cette disposition, voir Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 134, CEDH 2004‑V).
81. Elle observe en l’espèce que le préjudice total que le TGI a reconnu sur le fondement des conclusions des experts s’élevait à plus de 182 000 TRY. Il n’y a pas de controverse entre les parties sur cette évaluation du préjudice.
82. Cependant, le montant qui a été alloué aux requérants à titre d’indemnité est inférieur à cette somme, le TGI ayant décidé d’appliquer une réduction en vertu des articles 43 et 44 du code des obligations en vigueur à l’époque des faits.
83. À cet égard, la Cour note que l’article 43 du code des obligations prévoit que la gravité de la faute doit être prise en compte dans la fixation de l’indemnité.
84. Par ailleurs, l’article 44 permet d’appliquer une réduction de l’indemnité dans deux situations. La première est celle où la partie lésée a consenti ou contribué au dommage. La seconde nécessite la réunion de plusieurs conditions : premièrement, le préjudice ne doit pas avoir été causé intentionnellement et ne pas résulter d’une négligence grave, deuxièmement, la réparation de l’intégralité du préjudice doit exposer son auteur à l’indigence et, troisièmement, l’équité doit militer en faveur d’une réduction.
85. La Cour estime qu’appliquer une réduction à une indemnité pour l’un de ces motifs n’est pas en soi de nature à rompre le juste équilibre requis et, ainsi, à enfreindre la Convention.
86. Néanmoins, elle observe qu’en l’espèce, la formule plutôt lapidaire employée par le tribunal ne permet de déterminer avec une précision suffisante les raisons exactes de la réduction ainsi appliquée. En effet, le tribunal a indiqué qu’il tenait compte « de la situation des parties, du degré de gravité de la faute, et du fait que le dommage trouvait sa source dans la conjonction d’une faute et d’un événement imprévu », sans fournir d’autres indications sur les motifs pour lesquels il estimait que ces éléments nécessitaient l’application d’une réduction.
87. Sur ce point, la Cour rappelle qu’elle a déjà jugé, dans une affaire où les tribunaux étaient appelés à octroyer une indemnité correspondant à la dépréciation de la valeur d’un terrain, que le simple énoncé des critères à prendre en compte ne pouvait passer pour une motivation suffisante dès lors que le juge n’avait pas indiqué pourquoi et comment la prise en considération desdits critères devait conduire à limiter la dépréciation à 25 % (Kutlu et autres c. Turquie, no 51861/11, §§ 62 à 76, 13 décembre 2016).
88. En l’occurrence, elle relève que rien dans le jugement du TGI ni dans les autres éléments du dossier n’indique ou ne permet de penser que les requérants aient consenti au dommage ou contribué à sa réalisation ou à son aggravation. Rien n’indique non plus que la réparation entière du préjudice eût fait supporter à la société défenderesse une charge excessive ; et ni le jugement ni le dossier ne renferment d’ailleurs d’éléments relatifs à la situation financière de l’intéressée. De même, on ne trouve dans le jugement aucune analyse du point de savoir si le préjudice avait été causé de manière intentionnelle ou résultait d’une négligence grave au sens de l’article 44 du code des obligations.
89. La Cour observe que les requérants ont soulevé ces points devant la Cour de cassation, mais que celle-ci n’a pas jugé bon d’y apporter une réponse.
90. Dans ces conditions, l’absence d’indemnisation intégrale par suite de la réduction discrétionnaire du montant de l’indemnité ne reposait pas sur une justification et une motivation suffisantes permettant à la Cour de considérer que le juste équilibre requis ait été maintenu.
91. Il s’ensuit qu’en l’espèce le cadre légal mis en place par l’État n’a pas offert aux requérants un mécanisme leur permettant de faire respecter les droits que leur garantissait l’article 1 du Protocole no 1.
92. Partant, il y a eu violation de cette disposition.
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du Protocole no 1 À LA CONVENTION quant au taux d’intérêt appliqué à la créance DES REQUÉRANTS
93. Les requérants se plaignent du taux d’intérêt appliqué à leur créance. Ils estiment que, compte tenu de la jurisprudence pertinente en la matière, c’est le taux d’intérêt commercial que les juridictions nationales auraient dû appliquer à leur indemnité. Ils considèrent qu’en appliquant un taux plus faible, elles ont encore restreint la réparation de leur préjudice, en réduisant de plusieurs centaines de milliers de livres le montant total des sommes qui auraient dû leur être versées à titre d’indemnité. Ils voient dans cette situation une atteinte à leur droit au respect de leurs biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1.
94. Le Gouvernement indique pour sa part que la somme perçue par les requérants, y compris les intérêts au taux légal, est de 93 000 EUR, et que, si les juges avaient appliqué le taux d’intérêt commercial, elle aurait été de 98 500 EUR.
95. Il admet que dans les affaires d’expropriation, la Cour a considéré qu’une perte de valeur de l’indemnité supérieure à 5 % en raison de l’absence d’intérêt ou de différence entre le taux d’intérêt et le taux d’inflation portait atteinte au droit au respect des biens de la personne expropriée. Toutefois, s’il reconnaît que la perte subie en raison de la différence entre le taux d’intérêt légal et le taux d’intérêt commercial est supérieur à 5% en l’espèce, le Gouvernement estime que l’approche suivie en matière d’expropriation ne doit pas être appliqué en l’espèce dans la mesure où le contentieux dont il est question n’implique pas les autorités mais porte sur un différend entre deux personnes privées.
96. La Cour note d’emblée que les requérants ne se plaignent pas d’une éventuelle perte de valeur de l’indemnité à raison d’une insuffisance du taux d’intérêt au regard de l’inflation, mais qu’ils allèguent que le droit interne tel qu’interprété par la Cour de cassation leur donnait droit à des intérêts calculés au taux d’intérêt commercial et qu’ils ont été privés de cet intérêt patrimonial que, selon eux, le droit interne leur octroyait.
97. Néanmoins, elle estime utile de rappeler à titre préliminaire que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ne saurait en principe être interprété comme obligeant les États à prendre des mesures pour compenser les effets de l’inflation et maintenir la valeur des créances ou d’autres actifs (voir, parmi d’autres, Todorov c. Bulgarie (déc.), no 65850/01, 13 mai 2008, Cular c. Croatie (déc.), no 55213/07, 22 avril 2010, et Taşkaya c. Turquie (déc.), no 14004/06, § 51, 13 février 2018).
98. Cela étant posé, il va sans dire que, même si elles n’y sont pas tenues, les autorités nationales demeurent libres de prévoir dans leur législation interne un droit à obtenir, dans certains cas de figure, des intérêts à un taux supérieur tant au taux ordinaire qu’au taux de l’inflation. Un tel droit à obtenir un taux d’intérêt d’un montant déterminé peut dans certaines circonstances constituer un intérêt patrimonial suffisamment établi pour être considéré comme un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
99. Aux fins de l’examen du grief, la Cour doit donc déterminer si les revendications des requérants au sujet du taux d’intérêt relèvent de cette catégorie.
100. Sur ce point, elle rappelle que, selon sa jurisprudence, la protection offerte par l’article 1 du Protocole no 1 ne vaut que pour les biens actuels et un bien futur ne peut être considéré comme un « bien » au sens de cette disposition que s’il a déjà été acquis ou s’il fait l’objet d’une créance certaine. Cependant, dans certaines circonstances, l’« espérance légitime » d’obtenir une valeur patrimoniale peut également être protégée par l’article 1 du Protocole no 1.
101. Ainsi, on peut considérer que le titulaire d’un intérêt patrimonial de l’ordre de la créance dispose d’une espérance légitime si cet intérêt présente une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il est confirmé par une jurisprudence bien établie des tribunaux.
102. En revanche, il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’une « contestation réelle » ou une « prétention défendable » ne constitue pas nécessairement une « espérance légitime ». Ainsi, on ne peut conclure à l’existence d’une « espérance légitime » lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que les arguments développés par un requérant à cet égard sont en définitive rejetés par les juridictions nationales (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, §§ 50 et 52, CEDH 2004‑IX, et Anheuser‑Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, §§ 64-65, CEDH 2007‑I).
103. Revenant aux circonstances de l’espèce, la Cour observe que devant les juridictions internes, les requérants fondaient leur prétention sur un arrêt de l’AGCC (voir paragraphes 21 et 34 ci-dessus) selon lequel les dettes extracontractuelles d’un commerçant revêtaient un caractère commercial et devaient être assorties d’intérêts établis au taux commercial même lorsque la partie lésée n’était pas elle-même commerçante (voir paragraphes 45 et 46 ci‑dessus).
104. Elle note toutefois que la jurisprudence pertinente en la matière ne semble pas avoir été aussi établie à l’époque des faits que le prétendent les requérants et qu’elle était plutôt fluctuante puisqu’il existait également des arrêts dans lesquels l’AGCC avait exigé que les deux parties soient commerçantes pour reconnaître à un acte délictuel un caractère commercial et assortir l’indemnité allouée à titre de réparation de cet acte d’intérêts calculés au taux commercial (voir paragraphes 47 et 48 ci-dessus).
105. Compte tenu de cette situation, d’où il ressort que la base légale – en l’occurrence la jurisprudence – sur laquelle les requérants fondaient leurs revendications n’était pas suffisamment certaine et établie, la Cour estime que l’on ne saurait considérer que les intéressés avaient une « espérance légitime » d’obtenir des intérêts calculés au taux commercial.
106. Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’il doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.
4. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION
107. Enfin, les requérants s’estiment victimes d’une atteinte à leur droit à un procès équitable.
108. Ils reprochent à la Cour de cassation d’avoir adopté un arrêt de confirmation avec correction du jugement de première instance plutôt qu’un arrêt de cassation avec renvoi. Ils considèrent que ce procédé, qui s’apparente selon eux à une cassation sans renvoi, a privé le tribunal de première instance de sa faculté d’opposer une résistance à l’arrêt de cassation et d’obtenir ainsi l’examen de l’affaire par l’AGCC. Ils plaident que le TGI n’avait pas fait une application erronée du droit, que, dès lors, les conditions de la confirmation avec correction au sens du code de procédure civile n’étaient pas réunies dans leur affaire et que, par conséquent, la Cour de cassation a méconnu le droit.
109. Arguant que l’expression « établi par la loi » concerne non seulement la base légale de l’existence même du tribunal, mais aussi le respect par celui-ci des règles particulières qui le régissent (Sokourenko et Strygoun c. Ukraine, nos 29458/04 et 29465/04, § 24, 20 juillet 2006), ils soutiennent que dans ces conditions, la Cour de cassation ne peut passer en l’espèce pour un « tribunal établi par la loi » au sens de l’article 6 de la Convention.
110. Le Gouvernement conteste la thèse des requérants. Il estime que les intéressés ont bénéficié d’un procès équitable. Il soutient que la confirmation avec correction est prévue par la loi et constitue une pratique courante, et il considère qu’elle n’a pas porté atteinte au droit des requérants, ceux-ci ayant pu selon lui, notamment au cours de l’audience, faire valoir leurs arguments au sujet du point qui a fait l’objet de la correction.
111. La Cour observe que le grief des requérants porte sur le fait que la Cour de cassation n’a pas opté pour la cassation avec renvoi quant à la partie du jugement déféré relative au taux des intérêts appliqués à la créance, préférant rectifier elle-même le point qu’elle jugeait contraire au droit.
112. Elle relève que la loi permet à la haute juridiction de ne pas renvoyer une affaire lorsque le point qui encourt la cassation n’implique pas un nouvel examen au fond et que les circonstances de l’affaire lui permettent d’appliquer la règle de droit pertinente et de mettre ainsi fin au litige.
113. Elle constate que la partie du jugement qui a été corrigée par la Cour de cassation portait strictement sur une question de droit et que cette correction ne rendait pas nécessaire de procéder à une nouvelle appréciation des faits souverainement établis par le tribunal de première instance : il s’agissait seulement de déterminer si, en matière de responsabilité délictuelle, l’indemnité allouée pouvait être assortie d’intérêts calculés au taux commercial lorsque l’auteur du préjudice était commerçant mais pas la partie lésée.
114. Elle note en outre que la technique de la confirmation avec correction, explicitement autorisée par le code applicable, procède d’un souci d’économie procédurale visant à ne pas allonger inutilement les délais judiciaires.
115. Par ailleurs, elle observe que les requérants ont disposé d’une ample possibilité de présenter leurs arguments au sujet de cette question – qui avait été soulevée dans le pourvoi de la partie adverse – non seulement par écrit dans leur mémoire en réponse audit pourvoi mais aussi oralement au cours de l’audience tenue devant la Cour de cassation.
116. Dès lors, on ne peut affirmer que la procédure n’ait pas été suffisamment contradictoire ni que les requérants aient été pris au dépourvu par l’absence de cassation avec renvoi.
117. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
5. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
118. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
119. Les requérants demandent 199 506 euros (EUR) pour dommage matériel et 25 000 EUR pour dommage moral.
120. Le Gouvernement conteste ces prétentions, qu’il estime excessives et fondées sur des calculs spéculatifs.
121. Se référant à l’arrêt Kaynar et autres c. Turquie (nos 21104/06 et 2 autres, 7 mai 2019), il invite en outre la Cour à renvoyer la question de la satisfaction équitable à la commission d’indemnisation instituée à cet égard en droit interne.
122. La Cour rappelle qu’elle a déjà dit que, dans les affaires touchant au droit de propriété, le droit national de l’État défendeur permet d’effacer les conséquences d’une violation constatée par elle (ibidem). Elle estime dès lors qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur la demande présentée par les requérants à ce titre. Elle considère par conséquent qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête (article 37 § 1 c) de la Convention). Elle est en outre d’avis qu’il n’existe pas en l’espèce de circonstances spéciales touchant au respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles qui exigeraient la poursuite de l’examen de la requête (article 37 § 1 in fine). Elle précise qu’elle est parvenue à cette conclusion en tenant compte de la faculté dont elle dispose de réinscrire la requête au rôle, en vertu de l’article 37 § 2 de la Convention, si elle venait à estimer que les circonstances le justifient (Kaynar et autres, précité, §§ 64 à 82, et Avyidi c. Turquie, no 22479/05, §§ 119 à 134, 16 juillet 2019).
123. En conclusion, il y a lieu de rayer du rôle la partie de la requête relative à la demande formulée sur le terrain de l’article 41 de la Convention tant au titre du dommage matériel qu’au titre du dommage moral.
2. Frais et dépens
124. Les requérants réclament 4 740 EUR pour frais et dépens au titre de la procédure menée devant la Cour. À cet égard, ils présentent les conventions d’honoraires qu’ils ont signées avec leurs avocats.
125. Le Gouvernement conteste cette prétention. Il plaide que les conventions d’honoraires produites par les requérants ne sont pas accompagnées d’un reçu et que les sommes réclamées sont excessives au regard de l’affaire, qu’il estime peu complexe.
126. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.
127. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer aux requérants la somme de 3 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû par eux sur cette somme à titre d’impôt, pour frais et dépens.
3. Intérêts moratoires
128. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit que les héritiers d’Ahmet Saraç ont qualité pour poursuivre la présente procédure à sa place ;
2. Déclare les griefs concernant la réduction forfaitaire de l’indemnité recevables, et la requête irrecevable pour le surplus ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
4. Décide de rayer du rôle la partie de la requête relative à la demande formulée sur le terrain de l’article 41 de la Convention pour dommages matériel et moral ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 3 000 EUR (trois mille euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par les intéressés à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 mars 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
{signature_p_1} {signature_p_2}
Stanley NaismithJon Fridrik Kjølbro
GreffierPrésident
ANNEXE
Liste des requérants :
N°
|
Prénom NOM
|
Année de naissance
|
Nationalité
|
Lieu de résidence
---|---|---|---|---
1.
|
Bahri SARAÇ
|
1964
|
turc
|
Yalova
2.
|
Salih GÜNAY
|
1961
|
turc
|
Yalova
3.
|
Gülnaz KOCA
|
1955
|
turque
|
Kocaeli
4.
|
Nuriye ÖZKAN
|
1960
|
turque
|
Yalova
5.
|
Ahmet SARAÇ
|
1957
|
turc
|
Yalova
Les héritiers de Ahmet SARAÇ:
No.
|
NOM
|
Année de naissance
|
Nationalité
|
Lieu de résidence
---|---|---|---|---
1.
|
Remzi SARAÇ
|
1939
|
turc
|
Yalova
2.
|
Nesrin SARAÇ
|
1962
|
turque
|
Yalova
3.
|
Emine SARAÇ
|
1936
|
turque
|
Yalova