DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE TELEK ET AUTRES c. TÜRKİYE
(Requêtes nos 66763/17, 66767/17 et 15891/18)
ARRÊT
Art 8 • Retrait illégal et susceptible d’arbitraire des passeports d’universitaires, pendant une durée considérable, en application de décrets-lois adoptés lors de l’état d’urgence ayant eu une incidence significative sur leur vie professionnelle universitaire et privée à l’étranger • Consécutif à leur révocation de la fonction publique pour des liens présumés avec une organisation terroriste non prouvés par les autorités • Absence de garanties procédurales entourant le pouvoir discrétionnaire des autorités administratives • Contrôle juridictionnel inadéquat et ineffectif • Non-respect de la stricte mesure requise par les circonstances particulières de l’état d’urgence
Art 2 P1 • Mesure ayant rendu impossible la poursuite de doctorats au sein d’universités à l’étranger dans lesquelles les universitaires avaient été admis • Art 2 P1 applicable aux études doctorales dans les établissements de l’enseignement supérieur • Obligation à la charge des États membres de ne pas entraver de manière injustifiée l’exercice du droit à l’instruction sous forme des études supérieures dans des établissements d’enseignement supérieur existant à l’étranger • Restriction imprévisible
STRASBOURG
21 mars 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Telek et autres c. Türkiye,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambrecomposée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski,
Egidijus Kūris,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Frédéric Krenc,
Davor Derenčinović, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu :
les requêtes (nos 66763/17, 66767/17 et 15891/18) dirigées contre la République de Türkiye et dont trois ressortissants de cet État, M. Alphan Telek, M. Edgar Şar et Mme Zeynep Kıvılcım (« les requérants »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 11 août 2017 (première et deuxième requêtes) et le 3 avril 2018 (troisième requête) respectivement,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs tirés de l’article 6 § 1 (troisième requête) et des articles 8 et 13 de la Convention et 2 du protocole no 1 à la Convention (première et deuxième requêtes), et de déclarer irrecevables les requêtes pour le surplus,
les observations communiquées par le Gouvernement et celles communiquées en réplique par les requérants,
les commentaires reçus de la Commission internationale des juristes, du Turkey Litigation Support Project, d’Amnesty International, d’Article 19, de Pen International, du Centre des droits de l’homme de l’Université de Gand et de Scholars at Risk, que le président de la section avait autorisés à se porter tiers intervenants,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 février 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Dans les présentes requêtes, les requérants, trois universitaires qui travaillaient dans des universités turques à l’époque des faits, reprochent aux autorités de leur avoir retiré leurs passeports en application de décrets-lois qui avaient été adoptés dans le cadre de l’état d’urgence déclaré au lendemain de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 et qui avaient également entraîné leur révocation de la fonction publique.
EN FAIT
2. Les requérants sont nés en 1990, 1991 et 1971 respectivement. MM. Alphan Telek et Edgar Şar résident à İstanbul et ont été représentés par M. Elekçi, avocat. Mme Zeynep Kıvılcım réside à Berlin et a été représentée par Mme Benan Molu, avocate.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice de Türkiye.
1. Le contexte de l’affaire
1. La pétition des « Académiciens pour la paix »
4. Le 11 janvier 2016 fut publiée une pétition intitulée « Nous ne serons pas les complices de ce crime » et signée par 1 128 universitaires et intellectuels se présentant comme les « Académiciens pour la paix ». Cette pétition condamnait les conditions dans lesquelles s’étaient déroulées les opérations que les forces armées turques avaient menées au sud-est du pays contre les membres du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, organisation illégale armée) qui s’étaient retranchés dans les villes. Elle appelait aussi les autorités à mettre fin aux massacres, exils délibérés, couvre-feux et violations des droits de l’homme dont elle soutenait que la région était le théâtre, et à engager des négociations de paix.
5. À la suite de cette publication, la pétition et ses signataires essuyèrent des critiques acerbes, notamment de la part du président de la République, qui invita les autorités judiciaires et les universités à prendre des mesures contre les intéressés. Ces derniers furent visés par des procédures disciplinaires dans plusieurs universités. Un grand nombre d’entre eux firent en outre l’objet de poursuites pénales pour propagande en faveur d’une organisation terroriste, et certains furent placés en garde à vue et en détention provisoire dans ce cadre.
6. Dans l’arrêt Zübeyde Füsun Üstel et autres (no 2018/17635, 26 juillet 2019) qu’elle rendit sur les recours individuels dont neuf signataires de la pétition susmentionnée l’avaient saisie pour contester leur condamnation pénale, motivée selon eux par leur qualité de signataires de la pétition, la Cour constitutionnelle conclut à la violation du droit à la liberté d’expression des intéressés. Elle considéra que la condamnation pénale des intéressés n’était ni nécessaire dans une société démocratique ni proportionnée aux buts légitimes poursuivis étant donné que les critiques sévères qui avaient été formulées à l’égard des pouvoirs publics dans la pétition en question devaient être tolérées au nom du pluralisme démocratique.
7. Les requérants, qui travaillaient dans des universités turques à l’époque des faits, figuraient parmi les signataires de cette pétition. Par un acte d’accusation en date du 20 mai 2019, une procédure pénale pour propagande en faveur d’une organisation terroriste fut engagée contre la troisième requérante, Zeynep Kıvılcım, au motif qu’elle avait signé la pétition. Le 24 octobre 2019, les juridictions pénales, se conformant à l’arrêt susmentionné, que la Cour constitutionnelle avait rendu dans l’affaire Zübeyde Füsun Üstel et autres, acquittèrent l’intéressée du chef d’accusation qui avait été retenu contre elle.
2. L’état d’urgence déclaré à la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016
8. Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe de personnes appartenant aux forces armées turques, « le Conseil de la paix dans le pays », fit une tentative de coup d’État militaire dans le but de renverser le Parlement, le gouvernement et le président de la République démocratiquement élus (pour de plus amples informations concernant la tentative de coup d’État, voir Mehmet Hasan Altan c. Turquie, no 13237/17, §§ 14‑17, 20 mars 2018).
9. Le 20 juillet 2016, le gouvernement déclara l’état d’urgence pour une période de trois mois à compter du 21 juillet 2016. Cet état d’urgence fut ensuite prolongé par périodes de trois mois par le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République.
10. Le 21 juillet 2016, les autorités turques notifièrent au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe une dérogation à la Convention au titre de l’article 15.
11. Pendant la période d’état d’urgence, le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République, adopta trente‑sept décrets‑lois sur le fondement de l’article 121 de la Constitution. Un grand nombre de ces textes prévoyaient notamment la révocation ipso facto des fonctionnaires considérés comme ayant, ou ayant eu, un lien – appartenance, adhésion, affiliation ou association (« üyeliǧi, mensubiyeti, iltisakı veya irtibatı ») – avec des organisations terroristes ou des organisations, structures ou groupes dont le Conseil national de sécurité avait établi qu’ils se livraient à des activités préjudiciables à la sécurité nationale de l’État. Ces décrets-lois prévoyaient également des mesures supplémentaires contre les intéressés, comme l’interdiction à vie de travailler dans la fonction publique, la suppression de leurs titres honorifiques ou grades, l’obligation de quitter leur logement de fonction sous quinze jours et l’annulation de leur passeport.
12. L’état d’urgence fut levé le 18 juillet 2018.
2. La requête no 66763/17
13. À l’époque des faits, le requérant Alphan Telek était assistant de recherche auprès du département des relations internationales de la faculté des sciences économiques et administratives de l’Université Yıldız Teknik d’Istanbul. Depuis 2016, il était également inscrit dans le cadre de ses études doctorales à l’Institut d’études politiques de Paris, où il avait été admis dans un programme d’accueil en tant que chercheur.
1. L’annulation du passeport du requérant et la procédure y relative
14. Le 7 février 2017, en application de l’article 1 § 1 du décret-loi no 686 (approuvé ultérieurement par la loi no 7086 du 6 février 2018) qui avait été adopté dans le cadre de l’état d’urgence (paragraphe 44 ci-dessous), le requérant fut révoqué de la fonction publique au motif qu’il était considéré comme ayant un lien – appartenance, adhésion, affiliation ou association – avec une organisation terroriste ou une organisation, une structure ou un groupe dont le Conseil national de sécurité avait établi qu’il se livrait à des activités préjudiciables à la sécurité nationale de l’État. Le 14 mars 2017, à la suite d’une notification du rectorat de l’Université Yıldız Teknik, son passeport fut annulé par la direction de la sûreté d’Istanbul en application de l’article 1 § 2 du même décret-loi (ibidem).
15. Le 14 avril 2017, le tribunal administratif d’Istanbul rejeta le recours en annulation dont le requérant l’avait saisi pour contester sa révocation. Il considéra en effet que le décret-loi à l’origine de la mesure litigieuse avait la nature d’un acte législatif et ne pouvait dès lors pas faire l’objet d’un recours en annulation.
16. Le 29 novembre 2017, saisie par le requérant d’un appel contre la décision du tribunal administratif, la cour régionale administrative d’Istanbul releva qu’une commission d’examen des actes pris dans le cadre de l’état d’urgence avait été instituée par le décret-loi no 685 du 2 janvier 2017 (à propos de cette commission, voir Köksal c. Turquie (déc.), no 70478/16, § 16, 6 juin 2017), et que, selon l’article 2 provisoire de ce décret-loi, complété par le décret-loi no 690 du 29 avril 2017, les recours introduits avant l’entrée en vigueur du décret-loi no 685 et portant sur des questions relevant de sa compétence devaient être soumis à cette commission d’examen. Par conséquent, elle décida d’annuler la décision du tribunal administratif et de renvoyer l’affaire devant la commission d’examen.
2. Le recours individuel introduit par le requérant concernant les mesures prises en application du décret-loi no 686
17. Le 24 juillet 2017, la Cour constitutionnelle déclara irrecevable pour non-épuisement des voies de recours le recours individuel dont le requérant l’avait saisie pour contester les mesures qui avaient été prises contre lui en application du décret-loi no 686. Elle considéra, d’une part, que pour contester la mesure de révocation, l’intéressé devait saisir la commission d’examen, et, d’autre part, que pour contester les autres mesures qui avaient été prises en application de ce décret-loi, il devait exercer les voies de recours administratives et judiciaires offertes par le système juridique, sans préciser lesquelles.
18. Le recours introduit par le requérant devant la commission d’examen est toujours pendant devant cette instance.
3. La levée des restrictions visant le passeport du requérant
19. À la suite de l’entrée en vigueur, le 24 octobre 2019, de l’article 7 additionnel à la loi no 5682 sur les passeports (paragraphe 45 ci-dessous), la préfecture d’Istanbul supprima le 2 décembre 2019 l’annotation de restriction qui figurait sur le passeport du requérant. L’intéressé obtint un nouveau passeport valide en décembre 2019.
3. La requête no 66767/17
20. À l’époque des faits, le requérant Edgar Şar était assistant de recherche auprès du département des relations internationales de la faculté des sciences économiques et administratives de l’Université Yıldız Teknik d’Istanbul. Il avait également été admis à un programme de doctorat à l’Institut universitaire européen de Florence en 2017, et il avait obtenu une bourse dans ce cadre.
1. L’annulation du passeport du requérant et la procédure y relative
21. Le 7 février 2017, en application de l’article 1 § 1 du décret-loi no 686 (approuvé ultérieurement par la loi no 7086 du 6 février 2018) qui avait été adopté dans le cadre de l’état d’urgence (paragraphe 44 ci-dessous), le requérant fut révoqué de la fonction publique au motif qu’il était considéré comme ayant un lien – appartenance, adhésion, affiliation ou association – avec une organisation terroriste ou une organisation, une structure ou un groupe dont le Conseil national de sécurité avait établi qu’il se livrait à des activités préjudiciables à la sécurité nationale de l’État. Le 14 mars 2017, à la suite d’une notification du rectorat de l’Université Yıldız Teknik, son passeport fut annulé par la direction de la sûreté d’Istanbul en application de l’article 1 § 2 du même décret-loi (ibidem).
22. Le 11 avril 2017, le tribunal administratif d’Istanbul rejeta le recours en annulation dont le requérant l’avait saisi pour contester sa révocation. Il considérait en effet que le décret-loi à l’origine de la mesure litigieuse avait la nature d’un acte législatif et ne pouvait dès lors pas faire l’objet d’un recours en annulation.
23. Le 4 octobre 2017, saisie par le requérant d’un appel contre la décision du tribunal administratif, la cour régionale administrative d’Istanbul releva qu’une commission d’examen des actes pris dans le cadre de l’état d’urgence avait été instituée par le décret-loi no 685 du 2 janvier 2017, et que, selon l’article 2 provisoire de ce décret-loi, complété par le décret-loi no 690 du 29 avril 2017, les recours introduits avant l’entrée en vigueur du décret-loi no 685 et portant sur des questions relevant de sa compétence devaient être soumis à cette commission d’examen. Par conséquent, elle décida d’annuler la décision du tribunal administratif et de renvoyer l’affaire devant la commission d’examen.
2. Le recours individuel introduit par le requérant concernant les mesures prises en application du décret-loi no 686
24. Le 24 juillet 2017, la Cour constitutionnelle déclara irrecevable pour non-épuisement des voies de recours le recours individuel dont le requérant l’avait saisie pour contester les mesures qui avaient été prises contre lui en application du décret-loi no 686. Elle considéra, d’une part, que pour contester la mesure de révocation, l’intéressé devait saisir la commission d’examen, et, d’autre part, que pour contester les autres mesures qui avaient été prises en application de ce décret-loi, il devait exercer les voies de recours administratives et judiciaires offertes par le système juridique, sans préciser lesquelles.
25. Le recours introduit par le requérant devant la commission d’examen est toujours pendant devant cette instance.
3. La demande de délivrance d’un nouveau passeport introduite par le requérant et la procédure y relative
26. Le 25 mai 2017, le requérant introduisit devant la direction de la sûreté de Şişli une demande de délivrance d’un nouveau passeport, mais l’agent qui était chargé de traiter son dossier refusa ses documents au motif qu’il avait été révoqué de la fonction publique en exécution d’un décret-loi.
27. Le 26 avril 2018, le tribunal administratif d’Istanbul rejeta le recours en annulation dont le requérant l’avait saisi pour contester le rejet de sa demande de délivrance d’un nouveau passeport. À cet égard, il releva, d’une part, que l’article 5 du décret-loi no 667 du 23 juillet 2016 (paragraphe 43 ci-dessous) prévoyait l’annulation des passeports des personnes qui étaient visées par une mesure administrative au motif qu’elles étaient considérées comme ayant, ou ayant eu, un lien – appartenance, adhésion, affiliation ou association – avec des organisations terroristes ou des organisations, structures ou groupes dont le Conseil national de sécurité avait établi qu’ils se livraient à des activités préjudiciables à la sécurité nationale de l’État, et, d’autre part, que le 20 juillet 2017, la direction générale de la sûreté avait publié une circulaire demandant l’annulation des passeports des personnes ayant été révoquées de la fonction publique et le rejet de leurs demandes de délivrance d’un nouveau passeport. Il considéra que le rejet de la demande du requérant par le refus de ses documents devait être considéré comme l’exécution par l’administration d’une instruction émise dans le cadre d’une compétence liée, et que l’acte litigieux n’était pas entaché d’illégalité. Il ajouta que le requérant pourrait toujours introduire une nouvelle demande de délivrance d’un nouveau passeport si la procédure relative à sa révocation venait à être tranchée en sa faveur.
28. Le 21 novembre 2018, considérant que la décision du tribunal administratif du 26 avril 2018 était conforme à la procédure et à la loi, la cour régionale d’Istanbul rejeta l’appel dont le requérant l’avait saisie pour contester cette décision.
29. Le recours individuel introduit par le requérant le 4 février 2018 concernant le rejet de sa demande d’un nouveau passeport est toujours pendant devant la Cour constitutionnelle.
4. La levée des restrictions visant le passeport du requérant
30. À la suite de l’entrée en vigueur, le 24 octobre 2019, de l’article 7 additionnel à la loi no 5682 sur les passeports (paragraphe 45 ci-dessous), la préfecture d’Istanbul supprima le 29 novembre 2019 l’annotation de restriction qui figurait sur le passeport du requérant. L’intéressé obtint un nouveau passeport valide en décembre 2019.
4. La requête no 15891/18
31. À l’époque des faits, la requérante Zeynep Kıvılcım était enseignante-chercheuse dans le cursus du droit international du département des sciences politiques et des relations internationales à la faculté de sciences politiques de l’Université d’Istanbul.
1. L’annulation du passeport de la requérante et la procédure y relative
32. Le 29 octobre 2016, en application de l’article 1 § 1 du décret-loi no 675 (approuvé ultérieurement par la loi no 7082 du 6 février 2018) qui avait été adopté dans le cadre de l’état d’urgence (paragraphe 44 ci-dessous), la requérante fut révoquée de la fonction publique au motif qu’elle était considérée comme ayant un lien – appartenance, adhésion, affiliation ou association – avec une organisation terroriste ou une organisation, une structure ou un groupe dont le Conseil national de sécurité avait établi qu’il se livrait à des activités préjudiciables à la sécurité nationale de l’État. Le 2 novembre 2016, à la suite d’une notification qui avait été faite par le rectorat de l’Université d’Istanbul, son passeport fut annulé par la direction de la sûreté d’Istanbul en application de l’article 1 § 2 du même décret-loi (ibidem).
33. Lorsque le décret-loi no 675 fut publié, la requérante était en déplacement à Berlin pour assister à une conférence académique. Après sa révocation de la fonction publique en application de ce décret-loi, elle ne rentra pas en Türkiye et commença à travailler auprès d’un institut universitaire berlinois et s’installa en Allemagne avec son fils.
34. Le 23 décembre 2016, le tribunal administratif d’Istanbul rejeta le recours en annulation dont la requérante l’avait saisi pour contester sa révocation. Il considérait en effet que le décret-loi à l’origine de la mesure litigieuse avait la nature d’un acte législatif et ne pouvait dès lors pas faire l’objet d’un recours en annulation.
35. Le 4 octobre 2017, saisie par la requérante d’un appel contre la décision du tribunal administratif, la cour régionale administrative d’Istanbul releva qu’une commission d’examen des actes pris dans le cadre de l’état d’urgence avait été instituée par le décret-loi no 685 du 2 janvier 2017, et que, selon l’article 2 provisoire de ce décret-loi, complété par le décret-loi no 690 du 29 avril 2017, les recours introduits avant l’entrée en vigueur du décret-loi no 685 et portant sur des questions relevant de sa compétence devaient être soumis à cette commission d’examen. Par conséquent, elle décida d’annuler la décision du tribunal administratif et de renvoyer l’affaire devant la commission d’examen.
36. La requérante indique que lorsqu’elle s’est rendue au consulat turc à Berlin le 10 avril 2017 afin d’effectuer des transactions notariales, elle a été informée que le consulat ne pouvait lui fournir aucun service puisque son passeport avait été annulé. Elle expose aussi que le 22 septembre 2017, elle a introduit auprès de ce même consulat une demande de délivrance d’un nouveau passeport, et que les agents qui l’ont reçue ont refusé de lui donner une preuve écrite du dépôt de sa demande et lui ont indiqué qu’elle n’avait normalement pas le droit d’introduire une telle demande puisqu’elle avait été révoquée de la fonction publique en application d’un décret-loi, mais qu’elle pouvait obtenir un document de voyage provisoire qu’elle pourrait utiliser une seule fois, pour rentrer en Türkiye.
2. Les recours individuels introduits par la requérante concernant les mesures prises en application du décret-loi no 675
37. Le 24 juillet 2017, la Cour constitutionnelle déclara irrecevable pour non-épuisement des voies de recours le recours individuel dont la requérante l’avait saisie le 28 novembre 2016 pour contester les mesures qui avaient été prises contre elle en application du décret-loi no 675. Elle considéra, d’une part, que pour contester la mesure de révocation la visant, l’intéressée devait saisir la commission d’examen, et, d’autre part, que pour contester les autres mesures qui avaient été prises en application de ce décret-loi, elle devait exercer les voies de recours administratives et judiciaires offertes par le système juridique, sans préciser lesquelles.
38. Le 27 mars 2018, la requérante saisit la Cour constitutionnelle d’un nouveau recours individuel dans lequel elle alléguait que l’annulation de son passeport et l’impossibilité pour elle d’en obtenir un nouveau portaient atteinte à ses droits à la liberté de circulation et au respect de sa vie privée. Ce recours individuel est toujours pendant devant la haute juridiction.
39. Par ailleurs, la requérante indique que le recours qu’elle a introduit devant la commission d’examen a été rejeté le 27 octobre 2021 et que le recours en annulation qu’elle a introduit pour contester cette décision est toujours pendant devant les tribunaux administratifs.
3. La levée des restrictions visant le passeport de la requérante
40. À la suite de l’entrée en vigueur, le 24 octobre 2019, de l’article 7 additionnel à la loi no 5682 sur les passeports (paragraphe 45 ci-dessous), la préfecture d’Istanbul supprima le 6 avril 2020 l’annotation de restriction qui figurait sur le passeport de la requérante. L’intéressée obtint un nouveau passeport valide en septembre 2020.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT
1. Le régime juridique de l’état d’urgence
41. Pour une présentation du régime juridique de l’état d’urgence qui fut déclaré consécutivement à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 et de l’avis de dérogation que la Türkiye a transmis au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe après la déclaration de l’état d’urgence, voir Pişkin c. Turquie (no 33399/18, §§ 32, 33 et 55, 15 décembre 2020).
42. Pour de plus amples informations sur le contrôle juridictionnel des décrets-lois édictés en période d’état d’urgence et la commission établie par le décret-loi no 685 aux fins de l’examen des actes pris dans le cadre de l’état d’urgence, voir Köksal (précitée, §§ 10-17).
2. Les décrets-lois nos 667, 675 et 686
1. Le décret-loi no 667 relatif aux mesures adoptées dans le cadre de l’état d’urgence
43. Le décret-loi no 667 relatif aux mesures adoptées dans le cadre de l’état d’urgence, publié au Journal officiel le 23 juillet 2016 et approuvé par la loi no 6749 du 18 octobre 2016, énonce ce qui suit en son article 5, intitulé « Mesures à adopter dans les enquêtes menées » :
« ARTICLE 5 - 1) Quiconque fait l’objet d’une mesure administrative en raison de ses liens – appartenance, adhésion, affiliation ou association – avec une organisation terroriste ou une organisation, une structure ou un groupe dont il a été établi qu’il constitue une menace pour la sécurité nationale, ou qu’il se trouve visé par une enquête ou des poursuites pénales pour le même motif, est immédiatement signalé à l’unité des passeports compétente par les organismes ou institutions à l’origine de la mesure dirigée contre lui. À la suite de ce signalement, l’unité des passeports concernée annule le passeport de l’intéressé. »
2. Les décrets-lois nos 675 et 686 relatifs à l’adoption de certaines mesures dans le cadre de l’état d’urgence
44. Les articles premiers du décret-loi no 675 du 29 octobre 2016 et du décret-loi no 686 du 7 février 2017 relatifs à l’adoption de certaines mesures dans le cadre de l’état d’urgence, approuvés ultérieurement par les lois nos 7082 et 7086 du 6 février 2018, intitulés « Mesures concernant le personnel de la fonction publique », se lisent comme suit :
« ARTICLE 1- (1) Les personnes figurant sur la liste ci-jointe (1) qui ont une appartenance, adhésion, affiliation ou association avec des organisations terroristes ou des organisations, structures, ou groupes dont le Conseil de sécurité nationale a décidé qu’ils agissaient contre la sécurité nationale de l’État sont révoquées de la fonction publique sans qu’aucune autre [forme de procédure] soit nécessaire. Aucune autre notification ne sera faite à ces personnes. Ils font également l’objet des mesures prises conformément aux dispositions des lois spéciales.
(2) Les personnes révoquées de la fonction publique en vertu du premier alinéa sont déchues de leur grade et/ou de leur statut d’agent public sans avoir besoin d’une décision condamnation, et elles ne peuvent être réadmises dans l’organisation dans laquelle elles ont servi ; elles ne peuvent être employées à nouveau dans le service public ; elles ne peuvent être affectées directement ou indirectement ; toutes sortes de fonctions qu’elles exerçait au sein de (...) commissions, de conseils d’administration, de conseils de surveillance, de conseils de liquidation et d’autres fonctions sont considérées comme terminées. Leurs permis de port d’arme, leurs certificats de marin et leurs licences de pilote sont annulés et elles sont expulsés des logements publics ou des logements des fondations dans les quinze jours. Ces personnes ne peuvent être des fondateurs, des associés ou des employés d’entreprises de sécurité privée. Leurs ministères et institutions signalent immédiatement ces personnes à l’unité de passeport concernée. À la suite de ce signalement, les passeports sont annulés par les unités de passeport.
(3) Les personnes révoquées de la fonction publique dans le cadre du premier alinéa ne peuvent pas utiliser, si elles en ont, les titres tels qu’ambassadeur et préfet, et autres noms et qualités professionnels similaires, tels que sous-secrétaire du ministre et sous-préfet, et ne peuvent bénéficier des droits prévus en rapport avec ces titres, qualités et noms professionnels. »
3. La loi no 5682 sur les passeports
45. La loi no 5682 sur les passeports, qui fut adoptée le 15 juillet 1950 et entra en vigueur le 24 juillet 1950, se lisait comme suit à l’époque des faits en son article 22 (« Situations dans lesquelles la délivrance d’un passeport ou [d’autres] documents [de voyage] est interdite ») :
« ARTICLE 22 – Ne peuvent se voir délivrer un passeport ou un document de voyage ni les personnes dont la sortie du territoire a été interdite par un juge ou [est considérée comme] [gênante] (mahzurlu) au regard de la sûreté générale, ni les personnes dont le ministère de l’Intérieur a établi la qualité de fondateur, dirigeant ou employé d’une structure d’éducation, de formation ou de santé, fondation, association ou société basée à l’étranger dont les liens – appartenance, adhésion, affiliation ou association – avec des organisations terroristes sont connus. Toutefois, à l’exception des personnes visées par une interdiction de sortie de territoire prononcée par un juge, les personnes en question peuvent, en cas de nécessité, se voir délivrer un passeport ou un document de voyage (...) sur autorisation du président de la République. »
46. En vertu de la loi no 7188 du 17 octobre 2019, un article 7 additionnel fut ajouté à la loi no 5682. Cet article se lui comme suit :
« ARTICLE 7 ADDITIONNEL – Toute personne qui, en raison de ses liens – appartenance, adhésion, affiliation ou association – avec une organisation terroriste ou une organisation, une structure ou un groupe dont il a été établi qu’ils constituaient une menace pour la sécurité nationale :
A) a vu son passeport annulé et s’est vu notifier un acte administratif portant refus de délivrance d’un nouveau passeport du fait de sa révocation de la fonction publique ou du retrait de son grade conformément aux lois adoptées dans le cadre de l’état d’urgence déclaré par la décision du Conseil des ministres no 2016/9064 du 20 juillet 2016,
B) a vu son passeport annulé et s’est vu notifier un acte administratif portant refus de délivrance d’un nouveau passeport en vertu de l’article 5 de la loi no 6749 du 18 octobre 2016 relative à l’approbation (...) du décret-loi sur les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence et de l’article provisoire 35 du décret-loi no 375 en date du 27 juin 1989 ;
C) exception faite des personnes dont la sortie de territoire a été interdite par un juge, ou dont le passeport a été annulé et qui se sont vu notifier un acte administratif portant refus de délivrance d’un nouveau passeport en vertu de l’article 22 de la présente loi ;
et qui n’est pas visée par une enquête ou des poursuites administratives ou judiciaires pour les mêmes motifs, a fait l’objet d’une décision de non-lieu à poursuivre, d’acquittement, de non-lieu à sanctionner, de rejet ou de radiation du rôle, a été condamnée mais a purgé la totalité de sa peine ou a bénéficié d’un sursis, ou a fait l’objet d’une décision de surseoir au prononcé de son jugement [de condamnation], peut, si elle en fait la demande, se voir délivrer un passeport par le ministère de l’Intérieur, en fonction de l’issue de l’enquête des forces de l’ordre. »
47. Cet article fut annulé par l’arrêt (E.2019/114, K.2021/36) de la Cour constitutionnelle du 3 juin 2021, dont la date d’entrée en vigueur fut fixée à un an après sa publication au Journal officiel le 14 juillet 2021 et dont les parties pertinentes se lisent comme suit :
« (...)
42. En vertu de [la disposition] litigieuse, les personnes [concernées] ne peuvent se voir délivrer un passeport par le ministère de l’Intérieur que si elles ne sont pas visées par une enquête ou des poursuites administratives ou judiciaires pour les mêmes motifs, ont fait l’objet d’une décision de non-lieu à poursuivre, d’acquittement, de non-lieu à sanctionner, de rejet ou de radiation du rôle, ont été condamnées mais ont purgé la totalité de leur peine ou ont bénéficié d’un sursis, ou ont fait l’objet d’une décision de surseoir au prononcé de leur jugement [de condamnation], en fonction de l’issue de l’enquête des forces de l’ordre. Selon [cette disposition], le ministère de l’Intérieur dispose d’un pouvoir discrétionnaire quant à la délivrance d’un passeport même si toutes ces conditions sont remplies.
43. En vertu de l’article 23 de la Constitution, la liberté de se rendre à l’étranger ne peut être limitée que sur décision d’un juge, lorsque l’intéressé est visé par une enquête ou des poursuites pénales. Or, il apparaît que [la disposition litigieuse] restreint la liberté en question pour des motifs qui ne figurent pas à l’article susmentionné de la Constitution et qu’en laissant la [possibilité] de se rendre à l’étranger à la discrétion de l’administration, elle porte atteinte à la garantie que constitue une décision de justice [rendue pour] des motifs de restriction prévus par la Constitution. Ainsi, il est conclu que [la disposition litigieuse] limite la liberté de se rendre à l’étranger d’une manière qui n’est pas conforme à la Constitution.
44. Pour les raisons mentionnées ci-dessus, [la disposition litigieuse] est contraire aux articles 13 et 23 de la Constitution. Elle doit par conséquent être annulée.
(...)
48. Étant donné que le vide juridique qui découlera de l’annulation de l’article 7 additionnel à la loi no 5682 (...) est considéré comme étant de nature à porter atteinte à l’intérêt public, le présent arrêt entrera en vigueur un an après sa publication au Journal officiel, conformément au troisième paragraphe de l’article 153 de la Constitution et à l’article 66 § 3 de la loi no 6216.
(...) »
4. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle
48. Le 27 octobre 2021, l’Assemblée plénière de la Cour constitutionnelle rendit deux arrêts (Onur Can Taştan, recours no 2018/32475, et Yağmur Erşan, no 2018/36451) concernant deux recours individuels qui avaient été introduits par deux universitaires dont les passeports avaient été annulés en application des décrets-lois adoptés dans le cadre de l’état d’urgence.
1. L’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle sur le recours no 2018/32475
49. Le demandeur, Onur Can Taştan, était assistant de recherche auprès de l’Université d’Ankara lorsqu’il fut révoqué de la fonction publique en application d’un décret-loi. Il avait également obtenu une offre d’emploi de la part d’une université en Allemagne, offre qu’il ne put accepter du fait de l’annulation de son passeport.
50. Dans cette affaire, la Cour constitutionnelle, relevant que le demandeur avait des liens professionnels et personnels étroits avec le pays dans lequel il voulait se rendre, considéra que l’annulation de son passeport et le rejet de sa demande de délivrance d’un nouveau passeport s’analysaient en une ingérence dans l’exercice par lui de son droit au respect de sa vie privée. Elle constata ensuite que cette ingérence était prévue par l’article 22 de la loi no 5682 et l’article 5 du décret-loi no 667, approuvé par la loi no 6749, et qu’elle poursuivait le but légitime que constitue la préservation de l’ordre public et de la sécurité nationale.
51. Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, la haute juridiction observa que le demandeur n’était visé ni par une enquête, ni par des poursuites pénales, ni par une interdiction de sortie de territoire émanant d’un juge, qui auraient été de nature à démontrer l’affiliation de l’intéressé à une organisation terroriste et, partant, sa participation à des activités constituant une menace pour la sécurité nationale, et que la restriction apportée à sa vie privée découlait uniquement d’un acte administratif.
52. Après examen des décisions rendues par les tribunaux du fond, elle releva que les tribunaux en question s’étaient bornés à faire leurs les motifs que l’administration avait communiqués concernant l’annulation du passeport du demandeur, et qu’ils n’avaient pas exposé de manière concrète, en tenant compte de la situation personnelle de l’intéressé, les raisons pour lesquelles le demandeur ne pouvait pas se voir délivrer un passeport.
53. La Cour constitutionnelle constata en outre que le demandeur avait vu son passeport annulé le 16 août 2016, que sa demande de délivrance d’un nouveau passeport en date du 3 mars 2017 n’avait pas été traitée et qu’il avait finalement pu obtenir un passeport le 7 février 2020.
54. La haute juridiction souligna notamment que le demandeur n’était visé par aucune enquête pénale concernant son lien présumé avec la tentative de coup d’État ou avec l’Organisation terroriste fetullahiste / Structure d’État parallèle (FETO/PDY) – accusée d’être à l’origine de la tentative de coup d’État – ou une autre organisation terroriste. Elle estima donc qu’il lui était impossible d’affirmer que la mesure avait été prise dans le but d’empêcher l’intéressé d’échapper à une enquête ou à des poursuites pénales en s’enfuyant à l’étranger.
55. Par conséquent, la Cour constitutionnelle considéra, d’une part, que le refus de délivrer un passeport au demandeur, mesure qui avait été ordonnée par voie d’acte administratif pour une période indéfinie, sans que des motifs spécifiques à la situation de l’intéressé aient été présentés, n’était ni nécessaire, ni proportionnée, et, d’autre part que cette mesure n’était pas justifiée par l’état d’urgence. Partant, elle conclut à la violation du droit du demandeur au respect de sa vie privée.
56. Trois membres de la haute juridiction s’écartèrent de l’opinion majoritaire. Ils estimaient en effet que la mesure litigieuse devait être examinée sous l’angle du droit à la liberté de voyager, et non sous l’angle du droit au respect de la vie privée, et qu’il convenait donc de rendre une décision d’irrecevabilité pour incompatibilité ratione materiae.
2. L’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle sur le recours no 2018/36451
57. La demanderesse, Yağmur Erşan, était une étudiante boursière en Chine qui occupait un poste d’assistante à l’Université de Pékin. Le 15 juin 2017, à son arrivée en Türkiye pour une visite, son passeport fut saisi et annulé par les autorités, ce qui l’empêcha de retourner en Chine pour ses études et son travail. Par ailleurs, d’après les informations obtenues par la Cour constitutionnelle auprès des autorités concernées consécutivement à l’introduction par la demanderesse de son recours constitutionnel, une enquête pénale fut ouverte contre l’intéressée pour appartenance à l’organisation FETÖ/PDY, et il fut allégué que son nom figurait sur la liste d’utilisateurs de l’application ByLock (concernant l’application ByLock, voir, Akgün c. Turquie, no 19699/18, §§ 41-60, 20 juillet 2021).
58. La Cour constitutionnelle, relevant que la demanderesse avait noué des liens professionnels et personnels étroits avec le pays dans lequel elle souhaitait se rendre, considéra que l’annulation de son passeport et le rejet de sa demande de délivrance d’un nouveau passeport s’analysaient en une ingérence dans l’exercice par elle de son droit au respect de sa vie privée. Elle constata ensuite que cette ingérence était prévue par l’article 22 de la loi no 5682 et l’article 5 du décret-loi no 667, approuvé par la loi no 6749, et qu’elle poursuivait le but légitime que constitue la préservation de l’ordre public et de la sécurité nationale.
59. Sur la nécessité de cette ingérence dans une société démocratique, la haute juridiction releva que la mesure litigieuse se fondait sur l’enquête pénale visant la demanderesse et qu’elle avait pour but la conduite effective de cette enquête pénale.
60. Après examen des décisions rendues par les tribunaux du fond, la Cour constitutionnelle releva que les tribunaux en question s’étaient bornés à faire leurs les motifs généraux que l’administration avait communiqués concernant l’annulation du passeport de la demanderesse, qu’aucune recherche ou appréciation n’avait été effectuée concernant l’enquête pénale dirigée contre l’intéressée, et que les motifs de l’acte administratif dont la demanderesse avait fait l’objet n’avaient pas été exposés de manière concrète en faisant un lien avec la situation personnelle de l’intéressée. Elle considéra donc qu’il n’avait pas été établi que la mesure visant l’intéressée - compte tenu de ses liens personnels étroits avec le pays dans lequel elle souhaitait se rendre – ait été proportionnée dans une société démocratique.
61. Toutefois, constatant qu’une enquête pénale était dirigée contre la demanderesse pour appartenance à l’organisation FETÖ/PDY et que les autorités d’enquête avaient obtenu certaines données montrant que l’intéressée avait utilisé l’application ByLock, dont il était présumé qu’elle avait été développée exclusivement pour l’usage des membres de ladite organisation et pour leur communication intra-organisationnelle, la haute juridiction estima que, compte tenu par ailleurs de la position et de l’attitude de l’intéressée dans le cadre de l’enquête pénale, les mesures prises pour empêcher la demanderesse de fuir à l’étranger pouvaient être considérées comme légitimes dans le contexte de l’état d’urgence.
62. La Cour constitutionnelle nota en outre, premièrement, que les actes administratifs relatifs à l’annulation du passeport de la demanderesse et au rejet de sa demande de délivrance d’un nouveau passeport avaient été adoptés dans le cadre de l’état d’urgence pour les mêmes motifs et sur la base de la même législation, deuxièmement, que les allégations de la demanderesse se focalisaient sur les motifs de ces actes administratifs, et, troisièmement, que la demanderesse n’avait soumis aucune explication ni aucun document pour la période qui suivait.
63. La Cour constitutionnelle considéra par conséquent que l’annulation du passeport de la demanderesse était une mesure nécessaire dans le contexte de l’état d’urgence. Partant, elle conclut à la non-violation du droit de la demanderesse au respect de sa vie privée.
64. Quatre membres de la haute juridiction exprimèrent leur désaccord avec la majorité dans des opinions dissidentes séparées. Ils soulignèrent notamment que les juridictions du fond ne s’étaient à aucun moment livrées à une appréciation concernant l’enquête pénale menée contre la demanderesse et l’utilisation par elle de l’application ByLock, que la Cour constitutionnelle ne pouvait pas, dans sa décision, procéder à cette évaluation d’office en se fondant sur des données qu’elle avait obtenues par la suite, et que les autorités administratives et judiciaires n’avaient pas fourni dans leurs décisions respectives des motifs pertinents et suffisants propres à justifier la mise en œuvre de la mesure litigieuse sur le long terme.
65. Trois autres membres de la haute juridiction s’écartèrent de l’opinion majoritaire au motif que la mesure litigieuse devait selon eux être examinée sous l’angle du droit à la liberté de circulation, et non sous l’angle du droit au respect de la vie privée, et qu’il convenait donc de rendre une décision d’irrecevabilité pour incompatibilité ratione materiae.
5. L’avis de la Commission de Venise sur les mesures d’état d’urgence
66. Le 12 décembre 2016, la Commission de Venise publia l’avis qu’elle avait adopté à sa 109e session plénière (9-10 décembre 2016) à propos des décrets-lois nos 667 à 676 qui avaient été édictés dans le cadre de l’état d’urgence (Avis sur les décrets-lois d’urgence nos 667 à 676, adoptés à la suite du coup d’État avorté du 15 juillet 2016 (CDL-AD (2016)037)). Les extraits pertinents de cet avis sont exposés aux paragraphes 46-51 de l’arrêt Pişkin (précité).
67. Dans son avis, la Commission de Venise indiqua notamment ce qui suit (notes de bas de page omises) :
« 114. La CEDH a parfois accepté d’analyser des révocations à l’aune de l’article 8 de la CEDH qui garantit notamment le respect de la vie privée et familiale et du domicile. Dans la jurisprudence de Strasbourg, la vie privée « englobe le droit pour l’individu de nouer et développer des relations avec ses semblables, y compris dans le domaine professionnel et commercial ». Par conséquent, toute restriction introduisant « une interdiction générale d’occuper un emploi dans le secteur privé » porte bien atteinte à la « vie privée » ; à l’avenant, des révocations motivées par un style de vie particulier ou des choix personnels ont été jugées comme portant atteinte à la « vie privée ». Même le retrait d’un passeport interne peut, dans certaines conditions, être assimilé à une ingérence dans la vie privée. Dans le contexte turc, en vertu des décrets-lois d’urgence, les révocations entraînent plusieurs conséquences négatives : l’interdiction à vie de travailler dans le secteur public (qui engloberait la pratique d’une profession judiciaire) ou dans une compagnie de sécurité privée, la perte des titres honorifiques ou grades, l’annulation d’un passeport, l’expulsion quasi immédiate d’un logement de fonction, etc. Le nom des personnes soupçonnées de liens avec M. Gülen est publié ce qui, selon les propos recueillis par les rapporteurs, réduit les chances des anciens fonctionnaires de trouver un nouvel emploi, même dans le secteur privé. L’effet combiné de ces mesures pourrait justifier l’application de l’article 8 de la CEDH à ce type de situations. »
6. La convention de Reconnaissance de Lisbonne
68. La Convention sur la reconnaissance des qualifications relatives à l’enseignement supérieur dans la région européenne (« la Convention de reconnaissance de Lisbonne »), élaborée conjointement par le Conseil de l’Europe et l’UNESCO, a été signée à Lisbonne le 11 avril 1997 et est entrée en vigueur le 1er février 1999. Elle a été ratifiée par la Türkiye le 8 janvier 2007 et entrée en vigueur pour ce pays le 1er mars 2007.
69. Dans son préambule, la Convention de reconnaissance de Lisbonne énonce :
« Conscientes du fait que le droit à l’éducation est un droit de l’homme et que l’enseignement supérieur, qui joue un rôle éminent dans l’acquisition et dans le progrès de la connaissance, constitue une exceptionnelle richesse culturelle et scientifique, tant pour les individus que pour la société (...) »
70. La Section VI de cette convention, intitulée « Reconnaissance des qualifications d’enseignement supérieur », se lit, en son Article VI.3, comme suit :
« Article VI.3
La reconnaissance, par une Partie, d’une qualification d’enseignement supérieur délivrée par une autre Partie entraîne les deux conséquences suivantes, ou l’une d’entre elles :
a. l’accès à des études d’enseignement supérieur complémentaires, y compris aux examens y afférents, et/ou aux préparations au doctorat, dans les mêmes conditions que celles qui sont applicables aux titulaires de qualifications de la Partie dans laquelle la reconnaissance est demandée ;
b. l’usage d’un titre académique, sous réserve des lois ou règlements de la Partie, ou d’une juridiction de la Partie, dans laquelle la reconnaissance est demandée.
En outre, la reconnaissance peut faciliter l’accès au marché du travail, sous réserve des lois et règlements de la Partie, ou d’une juridiction de la Partie, dans laquelle la reconnaissance est demandée. »
EN DROIT
1. JONCTION DES REQUÊTES
71. Eu égard à la similarité de leur objet, la Cour juge opportun d’examiner les requêtes ensemble dans un arrêt unique.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
72. Invoquant l’article 8 de la Convention, les requérants allèguent que le retrait de leurs passeports en application des décrets-lois adoptés dans le cadre de l’état d’urgence qui fut déclaré après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 s’analyse en une ingérence dans l’exercice par eux de leur droit au respect de leur vie privée. Les deux premiers requérants soutiennent que cette mesure les a empêchés de poursuivre leurs projets universitaires et professionnels ainsi que leurs activités de recherche académiques à l’étranger, et la troisième requérante soutient que l’impossibilité dans laquelle elle s’est trouvée d’obtenir un passeport valide lui a causé des difficultés dans sa vie privée et professionnelle durant son séjour à l’étranger.
73. Les requérants estiment que la restriction qui a visé leur passeport ne peut être justifiée par la dérogation que le Gouvernement a émise en application de l’article 15 de la Convention dans le cadre de l’état d’urgence.
74. Invoquant l’article 13 de la Convention, les requérants des requêtes nos 66763/17 et 66767/17 allèguent également que le droit interne ne comportait aucun recours dont ils auraient pu user pour faire valoir leur grief relatif au retrait de leurs passeports.
75. Invoquant les articles 6 et 13 de la Convention, la requérante de la requête no 15891/18 se plaint d’une violation de son droit à un procès équitable, de son droit d’accès à un tribunal et de son droit à un recours effectif. Elle allègue à cet égard qu’il lui a été impossible de contester la mesure d’annulation de son passeport devant les autorités nationales.
76. La Cour rappelle qu’elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par un requérant en vertu de la Convention et de ses Protocoles et qu’elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).
77. En l’espèce, elle note que, par les griefs exposés ci-dessus, les requérants se plaignent essentiellement d’une atteinte portée à leur droit au respect de la vie privée à raison de la mesure de retrait de leurs passeports dans le cadre de l’état d’urgence. Dès lors, eu égard à la formulation des griefs des intéressés et à la nature de la mesure dont les effets sont contestés par ces griefs, la Cour estime qu’il convient d’examiner les faits dénoncés sous le seul angle de l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé en ses passages pertinents en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...).
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
1. Sur la recevabilité
1. Exceptions du Gouvernement
78. Le Gouvernement soulève une série d’exceptions d’irrecevabilité. En premier lieu, il soutient que les requérants se plaignent principalement de ne pas avoir pu voyager à l’étranger du fait de l’annulation de leurs passeports, et que le grief porte donc pour l’essentiel sur la restriction qui a été imposée à leur droit à la liberté de circulation. Or, argue-t-il, ce droit est protégé par l’article 2 du protocole no 4, lequel n’a pas été ratifié par la Türkiye. Il considère par conséquent que ce grief doit être examiné sous l’angle du droit à la liberté de circulation, et qu’il doit donc être déclaré irrecevable pour incompatibilité ratione materiae.
79. Le Gouvernement excipe également du non-épuisement des voies de recours internes, cette exception se déclinant en plusieurs branches. Il expose tout d’abord que l’annulation des passeports des requérants était une conséquence directe de leur révocation. Il précise à cet égard que les recours que les requérants ont introduits pour contester leur révocation sont toujours pendants devant la commission d’examen et qu’en cas d’issue défavorable, les intéressés auront la possibilité de saisir les juridictions administratives et la Cour constitutionnelle.
80. Le Gouvernement soutient ensuite que les requérants auraient pu contester l’acte d’annulation de leurs passeports devant les juridictions administratives. Il présente à cet égard, à titre d’exemple, deux jugements dans lesquels, avance-t-il, les tribunaux administratifs ont examiné au fond l’annulation des passeports des demandeurs.
81. Le Gouvernement reproche en outre aux requérants de ne pas avoir introduit une demande de délivrance d’un nouveau passeport ou de ne pas avoir mené les procédures de demande de délivrance d’un nouveau passeport jusqu’à leur terme. Il indique à cet égard que le requérant Alphan Telek n’a introduit aucune demande de délivrance d’un nouveau passeport, que le recours individuel introduit par Edgar Şar concernant le rejet de sa demande de délivrance d’un nouveau passeport est encore pendant devant la Cour constitutionnelle et que Zeynep Kıvılcım n’a pas contesté la décision de rejet de la demande de délivrance d’un nouveau passeport qu’elle avait introduite devant les juridictions administratives. Il soutient en outre que les intéressés auraient pu demander à se voir délivrer un passeport sur autorisation du président de la République en invoquant une situation de nécessité en application de l’article 22 de la loi no 5682 sur les passeports (paragraphe 45 ci-dessus).
82. Dans les observations complémentaires qu’il a communiquées à la Cour les 10 avril et 28 août 2020, le Gouvernement argue que, conformément à l’article 7 additionnel à la loi no 5682 (paragraphe 46 ci-dessus), les restrictions visant les passeports des requérants ont été levées, et il invite ainsi la Cour à déclarer le grief irrecevable pour absence de qualité de victime des intéressés.
83. Dans les observations complémentaires qu’il a communiquées à la Cour le 28 août 2020, le Gouvernement argue enfin que Zeynep Kıvılcım a cherché à tromper la Cour en alléguant, faussement selon lui, qu’elle avait fait des démarches auprès du consulat turc de Berlin en vue d’obtenir un nouveau passeport, et que ces démarches n’avaient pas été dûment traitées par le personnel du consulat. Il invite dès lors la Cour à déclarer le grief de la requérante irrecevable pour abus du droit de requête.
84. Dans les observations complémentaires qu’il a communiquées à la Cour le 20 juin 2022, le Gouvernement soulève de nouveau des exceptions, cette fois pour incompatibilité ratione materiae du grief invoqué, abus du droit de requête individuelle, absence de la qualité de victime et non-épuisement des voies de recours internes, exceptions qui s’apparentent en substance à celles qu’il avait déjà soulevées pour les mêmes motifs.
2. Thèse des requérants
85. Les requérants contestent les exceptions soulevées par le Gouvernement. Ils soutiennent que l’annulation de leurs passeports ou l’impossibilité pour eux d’en obtenir un nouveau peuvent avoir de graves conséquences sur leur vie privée et familiale de sorte que ces mesures peuvent s’analyser sous l’angle de l’article 8 de la Convention.
86. Les intéressés estiment que les voies de recours devant la commission d’examen, les tribunaux administratifs et la Cour constitutionnelle que le Gouvernement présente comme les voies de recours à épuiser souffrent en vérité d’une ineffectivité de fait. Ils prennent également note de l’argument du Gouvernement selon lequel l’annulation de leurs passeports était une conséquence directe de leur révocation et que la première mesure ne pouvait être contestée qu’une fois une décision rendue concernant la seconde. Ils considèrent cependant que l’annulation de leurs passeports devrait être vue comme une atteinte à part entière, distincte de leur révocation de la fonction publique.
87. Les requérants allèguent que la commission d’examen ne peut constituer une voie de recours effective. À cet égard, ils arguent premièrement que le mode de nomination des membres de cette commission et la procédure prévue devant elle font naître de sérieux doutes quant à son indépendance, à son impartialité et au caractère suffisant des garanties procédurales qu’elle offre, deuxièmement que ses statistiques montrent qu’elle fait preuve de peu d’enthousiasme en ce qui concerne l’examen des recours introduits par les « Académiciens pour la paix », et troisièmement que selon la législation applicable à sa procédure, elle est compétente pour examiner les mesures de révocation de la fonction publique, mais pas les recours visant uniquement l’annulation d’un passeport indépendamment de la décision de révocation.
88. Les requérants arguent par ailleurs que les tribunaux administratifs ne peuvent contrôler une mesure découlant d’un décret-loi et rejettent les recours en annulation concernant l’annulation de passeports sans fournir de motivation suffisante lorsque les intéressés n’ont pas été réintégrés dans leurs fonctions ou acquittés des accusations pénales dirigées contre eux. Ils en déduisent que les actions en annulation devant les tribunaux administratifs ne peuvent être considérées comme des recours effectifs. Ils font en outre observer que les arrêts que le Gouvernement a cités à titre d’exemple ne concernent pas l’annulation de passeports en application des décrets-lois, et qu’ils ne sont donc pas de nature à prouver que les tribunaux administratifs peuvent constituer un recours effectif pour contester l’annulation de leurs passeports.
89. Les requérants considèrent enfin que, eu égard à sa jurisprudence relative à l’annulation de passeports et à sa pratique consistant selon eux à rejeter les recours individuels y afférents, la Cour constitutionnelle ne fournit pas davantage un recours effectif concernant leur grief.
90. Quant aux exceptions soulevées par le Gouvernement dans ses observations complémentaires des 10 avril et 28 août 2020, les requérants soutiennent que si les restrictions visant leurs passeports ont finalement été levées, cette mesure favorable ne saurait se traduire par la perte de la qualité de victime qui a selon eux découlé de ce qu’ils se sont vu privés de leurs passeports de longues années durant, subissant de ce fait des inconvénients sur le plan tant de leur vie privée que de leur vie professionnelle. Ils arguent à l’appui de cet argument que les autorités n’ont ni reconnu la violation de leur droit au respect de la vie privée qu’ils estiment avoir subi, ni accordé une quelconque réparation à ce titre. La troisième requérante combat également l’exception du Gouvernement relative à l’abus du droit de requête. Elle soutient à cet égard qu’elle a bien entrepris plusieurs démarches en vue d’obtenir un nouveau passeport auprès du consulat turc de Berlin, et qu’elle a présenté à l’appui de cette allégation des documents de prise de rendez-vous, mais que les autorités consulaires ont refusé de lui fournir un document écrit relativement à ces démarches, conformément à leur pratique habituelle concernant les personnes révoquées de la fonction publique.
3. Appréciation de la Cour
91. En ce qui concerne l’exception tirée de l’incompatibilité ratione materiae, la Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion de constater que le retrait d’un passeport peut soulever des questions sérieuses au regard du droit d’un individu au respect de sa vie privée et familiale (M. c. Suisse, no 41199/06, § 38, 26 avril 2011) et qu’elle a déjà examiné une telle mesure sous l’angle de l’article 8 de la Convention (İletmiş c. Turquie, no 29871/96, §§ 38-50, CEDH 2005‑XII, Paşaoğlu c. Turquie, no 8932/03, §§ 35-48, 8 juillet 2008 et Kotiy c. Ukraine, no 28718/09, §§ 57-76, 5 mars 2015). Partant, elle rejette cette exception.
92. Sur l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes, la Cour rappelle qu’un requérant n’est tenu d’épuiser que les voies de recours internes effectives et disponibles, tant en théorie qu’en pratique, à l’époque des faits, c’est-à-dire accessibles, susceptibles de lui offrir le redressement de ses griefs et porteuses de perspectives raisonnables de succès (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV et Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 71-77, 25 mars 2014).
93. Elle observe ce qui suit. Premièrement, la mesure de retrait des passeports a été ordonnée en application de décrets-lois ; elle était donc de nature législative et n’était pas susceptible de recours devant les tribunaux administratifs, selon l’interprétation qu’ont livrée ces derniers (paragraphes 15, 22 et 34 ci-dessus). Deuxièmement, la Cour constitutionnelle a déclaré irrecevables les recours individuels dont les requérants l’avaient saisie pour contester les mesures adoptées en application des décrets-lois : elle a en effet estimé que les intéressés n’avaient épuisé ni la voie de recours devant la commission d’examen qui leur était selon elle ouverte, ni les autres recours administratifs et judiciaires – dont elle n’a pas précisé la nature – qu’offrait selon elle le système juridique (paragraphes 17, 24 et 37 ci-dessus). Troisièmement, les recours que les requérants ont introduits devant la commission d’examen sont toujours pendants (paragraphes 18, 25 et 39 ci-dessus). La Cour relève ensuite que les autorités avaient inscrit des annotations de restriction sur les passeports des requérants à la suite de l’annulation de leurs passeports en application des décrets-lois et que, tant que ces annotations étaient en place, aucun recours ne semblait offrir aux requérants une perspective raisonnable de succès, tant en ce qui concerne l’annulation de leurs passeports qu’en ce qui concerne le rejet de leurs demandes de délivrance de nouveaux passeports, y compris en application de l’article 22 de la loi no 5682 sur les passeports. En effet, le Gouvernement n’apporte à cet égard aucun exemple de décision interne dont les circonstances seraient analogues à celles du cas d’espèce (annulation d’un passeport en application des décrets-lois en cause en l’espèce), et qui donnerait gain de cause aux personnes à l’origine du recours. Ce n’est qu’après l’ajout de l’article 7 additionnel à la loi no 5682 sur les passeports (paragraphe 46 ci-dessus), qui visait précisément à permettre aux personnes dont les passeports avaient été annulés en application des décrets-lois d’obtenir un nouveau passeport dans certaines conditions, que les restrictions visant les passeports des requérants ont pu être supprimées.
94. De plus, tous les recours que les requérants ont introduits devant la commission d’examen pour contester les mesures adoptées en application des décrets-lois (paragraphes 18, 25 et 39 ci-dessus) et les recours individuels que le requérant Edgar Şar et la requérante Zeynep Kıvılcım ont introduits devant la Cour constitutionnelle pour se plaindre de l’impossibilité qui leur était faite d’obtenir un nouveau passeport (paragraphes 29 et 38 ci-dessus) demeurent pendants devant les autorités nationales, en dépit du délai considérable qui s’est écoulée depuis leur introduction. Les griefs que les requérants tiraient des conséquences immédiates du retrait de leur passeport sur leur vie privée et professionnelle semblent donc ne pas avoir été examinés dans des délais raisonnables. La Cour rappelle à cet égard que la promptitude d’une procédure de redressement peut également être pertinente pour déterminer si elle est concrètement efficace dans les circonstances particulières d’une affaire donnée aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Story et autres c. Malte, nos 56854/13 et 2 autres, § 80, 29 octobre 2015).
95. Eu égard aux circonstances de la cause, on ne saurait encore demander aux requérants d’attendre l’issue de ces recours toujours pendants devant les autorités nationales, ou d’introduire d’autres recours devant d’autres autorités pour les mêmes motifs avant que la Cour puisse examiner leur grief. Pareille conclusion serait déraisonnable et constituerait un obstacle disproportionné à l’exercice efficace par les requérants de leur droit de recours individuel, tel que défini à l’article 34 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Gaglione et autres c. Italie, nos 45867/07 et 69 autres, § 22, 21 décembre 2010). À la lumière de ce qui précède, l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes doit également être rejetée.
96. En ce qui concerne l’exception tirée de l’absence de qualité de victime, la Cour rappelle qu’une décision ou mesure favorable au requérant ne suffit pas en principe à le priver de la qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention, sauf si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis réparent, la violation de la Convention (Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 259, CEDH 2012 (extraits)). Ce n’est que lorsqu’il est satisfait à ces deux conditions que la nature subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention s’oppose à un examen de la requête (Rooman c. Belgique [GC], no 18052/11, § 129, 31 janvier 2019).
97. En l’espèce, la Cour note que les requérants ont été visés par une mesure d’annulation de leurs passeports parallèlement à leur révocation de la fonction publique, qu’une annotation de restriction a été inscrite sur leurs passeports en application de cette mesure et que ladite mesure est restée en vigueur pendant environ deux ans et huit mois pour les deux premiers requérants et trois ans et dix mois pour la troisième requérante. Si les requérants ont pu obtenir un nouveau passeport consécutivement à la suppression des annotations de restriction qui avaient été inscrites sur leurs passeports, les autorités n’ont pas reconnu, explicitement ou en substance, l’existence d’une violation ayant découlé du fait pour les requérants de s’être trouvés privés de leurs passeports pendant un laps de temps considérable, pas plus qu’elles n’ont octroyé aux intéressés une réparation au titre d’une atteinte à des droits protégés par la Convention. Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement tirée de l’absence de qualité de victime doit être rejetée.
98. Quant à l’exception d’abus du droit de requête que le Gouvernement soulève au motif qu’il estime dénuées de fondement les informations que la troisième requérante a communiquées à propos des difficultés qu’elle aurait rencontrées lors des démarches qu’elle aurait entreprises auprès du consulat turc de Berlin en vue d’obtenir un nouveau passeport, la Cour, sans spéculer sur la question de la véracité des faits allégués, note qu’en l’espèce le Gouvernement n’apporte aucun élément de nature à démontrer que la requérante ait agi dans l’intention d’induire la Cour en erreur (voir, à cet égard, Yusufeli İlçesini Güzelleştirme Yaşatma Kültür Varlıklarını Koruma Derneği c. Turquie, no 37857/14, § 30, 7 décembre 2021). Du reste, les allégations de la requérante ne peuvent être considérées comme des éléments essentiels concernant le cœur même du grief dont une présentation incomplète ou trompeuse s’analyserait en un abus du droit de requête (voir, Bestry c. Pologne, no 57675/10, § 40, 3 novembre 2015). Dès lors, il convient de rejeter aussi cette exception.
99. Sur les nouvelles exceptions que le Gouvernement a soulevées dans ses observations complémentaires du 20 juin 2022, la Cour rappelle qu’aux termes de l’article 55 de son règlement, si la Partie contractante défenderesse entend soulever une exception d’irrecevabilité, elle doit le faire, pour autant que la nature de l’exception et les circonstances le permettent, dans ses observations écrites ou orales sur la recevabilité de la requête (N.C. c. Italie [GC], no [24952/94](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%2522appno%2522:%5B%252224952/94%2522%5D%7D), § 44, CEDH 2002-X). Elle observe qu’en l’espèce le Gouvernement a soulevé ces exceptions, pour autant qu’elles renferment des éléments nouveaux, pour la première fois dans ses observations complémentaires du 20 juin 2022. Elle relève par ailleurs que le Gouvernement n’a fourni aucune explication à cet atermoiement et constate qu’il n’existait aucune circonstance exceptionnelle de nature à l’exonérer de son obligation de soulever d’éventuelles exceptions d’irrecevabilité en temps utile. Dès lors, elle conclut que le Gouvernement est forclos à présenter de nouvelles exceptions dans ses observations complémentaires du 20 juin 2022 (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no [16483/12](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%2522appno%2522:%5B%252216483/12%2522%5D%7D), §§ 52 et 53, 15 décembre 2016). Partant, elle rejette aussi ces exceptions.
100. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Thèse des requérants
101. Les requérants soutiennent que l’annulation de leurs passeports et l’impossibilité dans laquelle chacun d’eux s’est trouvé d’en obtenir un nouveau plusieurs années durant s’analysent une ingérence dans l’exercice par eux de leur droit au respect de leur vie privée. Ils estiment en effet que le fait de ne pas disposer d’un passeport les a empêchés de voyager et de vivre à l’étranger pour des raisons privées, familiales et professionnelles. Les deux premiers requérants allèguent en particulier que la mesure litigieuse leur a ôté toute possibilité de poursuivre leur projet d’études doctorales dans des universités européennes et de participer à des activités universitaires à l’étranger. La troisième requérante soutient, pour sa part, que faute d’un passeport valide, elle a dû faire face durant son séjour en Allemagne à des difficultés importantes dans ses démarches administratives et les actes courants de sa vie quotidienne.
102. Les requérants contestent la qualité de loi des décrets-lois nos 675 et 686 et de l’article 22 de la loi no 5682 sur les passeports, que le Gouvernement considère comme la base légale de la mesure de retrait de leurs passeports. À cet égard, ils allèguent que les décrets-lois en question et l’article 22 de la loi no 5682 renferment des expressions larges et vagues, telles que « les liens – appartenance, adhésion, affiliation ou association –avec des organisations terroristes » et « les personnes dont la sortie du territoire (...) [est considérée comme] [gênante] (mahzurlu) au regard de la sûreté générale, (...) les personnes dont le ministère de l’Intérieur a établi (...) ». Ils soutiennent, d’une part, que ces dispositions présentent les personnes visées comme des terroristes sans qu’aucune condamnation définitive n’ait été rendue à leur égard, et, d’autre part, qu’elles ne précisent ni sur quel fondement le constat d’existence de « liens – appartenance, adhésion, affiliation ou association – avec des organisations terroristes » repose, ni comment les autorités « établissent » pareil constat pour une personne donnée. Ils arguent que ni les dispositions en question, ni même leur application par les autorités administratives et judiciaires – lesquelles, estiment-ils, se bornent à confirmer les conclusions de l’administration relatives aux personnes concernées sans exiger aucune preuve ou enquête à cet égard –, ne fournissent une protection juridique et des garanties procédurales adéquates contre les ingérences arbitraires de l’exécutif. Selon eux, un acte législatif devrait avoir une formulation générale, abstraite et objective, et une loi qui, comme les décrets-lois sur le fondement desquels leurs passeports ont été annulés en l’espèce, prévoit des mesures précises contre des personnes spécifiques devrait être jugée contraire à l’état de droit. Les requérants estiment donc que les dispositions en question ne peuvent être considérées comme prévisibles.
b) Thèse du Gouvernement
103. Le Gouvernement soutient que l’article 8 de la Convention ne garantit pas la délivrance d’un passeport. Il estime que les requérants ne présentent aucun élément concret de nature à démontrer que l’annulation de leurs passeports ait affecté leur vie privée et familiale. Il considère que l’annulation des passeports des deux premiers requérants n’a provoqué aucun changement dans l’environnement habituel et les relations sociales des intéressés, et que l’allégation selon laquelle les deux premiers requérants se sont trouvés dans l’impossibilité de poursuivre leurs études doctorales à l’étranger ne peut être examinée sous l’angle de l’article 8. À propos de la troisième requérante, il argue que cette dernière poursuit sa vie en Allemagne, dans le respect du cadre légal prévu dans ce pays, et qu’elle peut retourner en Türkiye à tout moment munie d’un document de voyage provisoire pouvant être obtenu auprès des représentations turques. Il considère par conséquent qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit au respect de leur vie privée.
104. Le Gouvernement argue ensuite que l’annulation des passeports des requérants avait pour base légale les décrets-lois nos 675 et 686, et le rejet de leur demande de délivrance d’un nouveau passeport, l’article 22 de la loi no 5682 sur les passeports, et que ces dispositions répondent aux exigences de clarté, d’accessibilité et de prévisibilité.
c) Thèses des tiers intervenants
105. La Commission internationale des juristes estime que le système juridique turc n’offre pas de recours effectif aux personnes dont les passeports ont été annulés en application de décrets-lois. À cet égard, elle soutient, premièrement, que la commission d’examen ne peut être considérée comme une voie de recours indépendante et effective pour contester les actes de révocation qui ont été ordonnés en application des décrets-lois et qui sont à l’origine des décisions de retrait des passeports, deuxièmement, que les tribunaux administratifs, d’une part, souffrent du manque structurel d’indépendance qui est selon elle inhérent aux organes judiciaires turcs, et, d’autre part, n’apparaissent pas comme une voie de recours effective même pour la délivrance de nouveaux passeports aux fonctionnaires révoqués, et troisièmement que la Cour constitutionnelle ne rend que des décisions d’irrecevabilité lorsqu’elle est saisie de recours portant sur l’annulation de passeports.
106. Le Turkey Litigation Support Project, Amnesty International, Article 19 et Pen International arguent que la mesure qui consiste à annuler le passeport d’un universitaire touche à l’essence même de la capacité de celui-ci de poursuivre ses activités professionnelles dans le monde académique, en restreignant sa liberté de circulation, et qu’il s’agit là d’une atteinte à son droit au respect de la vie privée et à sa liberté académique. Ils défendent la nécessité d’une interprétation stricte quant aux limitations qui sont apportées à ces droits, même dans des situations où l’état d’urgence a été prononcé. Ils invitent la Cour à prendre en compte le cadre légal concernant les voies de recours pouvant être exercées pour contester une mesure prise dans le cadre de l’état d’urgence. Ils allèguent que la commission d’examen n’est pas compétente pour examiner de manière indépendante la légalité de l’annulation des passeports et que ni cette commission, ni les tribunaux administratifs, ni la Cour constitutionnelle n’offrent de voies de recours effectives à cet égard.
107. Le Centre des droits de l’homme de l’Université de Gand et Scholars at Risk encouragent la Cour à prendre en compte les aspects liés à l’article 10 de l’affaire et à réaffirmer et souligner, à l’occasion de cette affaire, sa jurisprudence relative à la protection de la liberté académique, notamment en reconnaissant explicitement aux universitaires le statut de « chiens de garde », devant jouir de la liberté d’échanger le fruit de leurs recherches et leurs opinions avec leurs collègues et de communiquer leurs études et des informations essentielles au public.
2. Appréciation de la Cour
a) Existence de l’ingérence
108. La Cour note d’emblée que le grief des requérants porte sur le retrait des passeports de ces derniers en application des décrets-lois qui furent adoptés dans le cadre de l’état d’urgence ayant fait suite à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, et que cette mesure a été maintenue pendant environ deux ans et huit mois pour les deux premiers requérants et trois ans et dix mois pour la troisième requérante.
109. La Cour rappelle que l’article 8 de la Convention protège le droit à l’épanouissement personnel, que ce soit sous la forme du développement personnel ou sous celle de l’autonomie personnelle, qui reflète un principe important sous-jacent dans l’interprétation des garanties de l’article 8. Elle considère en outre que la notion de « vie privée » peut inclure les activités professionnelles ou les activités qui ont lieu dans un cadre public. Des restrictions apportées à la vie professionnelle peuvent tomber sous le coup de l’article 8 lorsqu’elles se répercutent sur la façon dont l’individu forge son identité sociale par le développement de relations avec autrui (Bărbulescu c. Roumanie [GC], no 61496/08, §§ 70-71, 5 septembre 2017).
110. La Cour rappelle ensuite avoir déjà considéré qu’une mesure de confiscation et de non-restitution, des années durant, du passeport d’un requérant par les autorités administratives, privant l’intéressé de la possibilité de retourner dans le pays où il avait longtemps vécu et où sa famille résidait, s’analysait en une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit au respect de sa vie privée (İletmiş, précité, § 42). Réaffirmant qu’à l’époque actuelle, la liberté de circulation, et en particulier la liberté de circulation transfrontalière, est considérée comme essentielle pour l’épanouissement de la vie privée (Paşaoğlu, précité, § 42), elle ajoute que priver un individu de son passeport, en faisant ainsi obstacle à la poursuite de ses activités professionnelles normales et à l’entretien de ses relations avec son cercle habituel de connaissances, peut avoir des répercussions négatives sur sa vie privée et porter atteinte à son droit au respect de la vie privée au sens de la Convention (Kotiy, précité, § 63).
111. La Cour note que les requérants sont des universitaires travaillant dans le domaine des relations internationales (paragraphes 13, 20 et 31 ci-dessus). Il va sans dire qu’il est crucial pour un universitaire de participer à des réunions et conférences internationales, de partager et débattre de ses idées, recherches et conclusions avec ses homologues du monde entier et de rester en contact permanent avec la communauté académique. En ce sens, les mesures restrictives imposées à la liberté de circulation des universitaires sont par essence même de nature à entraver leurs activités professionnelles et le développement de leurs relations dans le domaine académique.
112. À cet égard, la Cour note en particulier qu’à l’époque où les passeports des requérants Alphan Telek et Edgar Şar ont été annulés en application du décret-loi no 686, sur le fondement duquel ils avaient également été révoqués de la fonction publique, les intéressés étaient admis respectivement à l’Institut des sciences politiques de Paris et à l’Institut universitaire européen de Florence pour leurs études doctorales (paragraphes 13 et 20 ci-dessus). Le premier requérant avait également été accepté à un programme d’accueil pour travailler en tant que chercheur à l’Institut des sciences politiques de Paris et le deuxième requérant devait bénéficier d’une bourse de l’Institut universitaire européen de Florence pour la durée de ses études doctorales (idem). À cause de l’annulation de leurs passeports pendant deux ans et huit mois en application des décrets-lois adoptés dans le cadre de l’état d’urgence, les deux premiers requérants se sont trouvés privés de la possibilité de poursuivre leurs études doctorales et leurs travaux de recherche dans ces instituts. De même, la requérante Zeynep Kıvılcım, qui a commencé à vivre et travailler en Allemagne après sa révocation de la fonction publique en application du décret-loi no 675, avait besoin d’un passeport valide, celui-ci valant pièce d’identité principale dans un pays étranger. Le fait qu’elle n’ait pas disposé d’un passeport valide pendant trois ans et dix mois, c’est-à-dire pendant la période qui s’est écoulée entre l’annulation de son passeport en application du décret-loi susmentionné et l’obtention d’un nouveau passeport, lui a sans doute causé des difficultés dans sa vie quotidienne durant son séjour dans ce pays.
113. La Cour observe que les requérants étaient tous trois des universitaires qui avaient à l’évidence besoin de suivre des activités académiques se déroulant à l’étranger et d’y participer, et qui avaient également pour projet de poursuivre des études et mener des recherches dans des universités étrangères ou de vivre dans un pays étranger. Ils avaient ainsi des liens professionnels et privés étroits avec les pays dans lesquels ils souhaitaient se rendre ou résider. Dès lors, le fait qu’ils n’aient pas pu disposer d’un passeport valide pendant un laps de temps considérable, en application de mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence, a incontestablement eu une incidence significative sur leur vie professionnelle et privée.
114. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que la mesure litigieuse s’analyse en une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit au respect de leur vie privée.
b) Justification de l’ingérence
115. Pareille ingérence enfreint l’article 8, sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou plusieurs buts légitimes au regard du second paragraphe dudit article et apparaît comme « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.
116. La Cour rappelle que toute atteinte à un droit garanti par la Convention doit avoir une base en droit interne. Les mots « prévue par la loi » figurant à l’article 8 § 2 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit. Cette expression implique donc notamment que la législation interne doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à des mesures affectant leurs droits protégés par la Convention (Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 117, CEDH 2014 (extraits)). Pour satisfaire à la condition de prévisibilité, la loi doit en effet formuler avec suffisamment de précision les modalités d’application d’une mesure pour permettre aux personnes concernées – en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – de régler leur conduite (Altay c. Turquie (no 2), no 11236/09, § 54, 9 avril 2019, et Klaus Müller c. Allemagne, no 24173/18, § 50, 19 novembre 2020). En particulier, elle doit définir l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation accordé à l’exécutif avec une netteté suffisante pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 56, CEDH 2000-II).
117. En l’espèce, le Gouvernement indique que la mesure de retrait des passeports des requérants avait comme base légale les décrets lois nos 675 et 686 et l’article 22 de la loi no 5682 sur les passeports. Il soutient en particulier que les passeports des requérants ont été annulés en application des décrets lois nos 675 et 686 et que les demandes de délivrance d’un nouveau passeport introduite par ces derniers ont été rejetées en application de l’article 22 de la loi no 5682 sur les passeports (paragraphe 104 ci-dessus). Les requérants, quant à eux, remettent en cause la qualité de loi de ces dispositions. Ils allèguent notamment qu’elles renferment des expressions vagues et sont donc imprévisibles (paragraphe 102 ci-dessus).
118. La Cour note que les décrets lois nos 675 et 686, en application desquels les requérants ont été révoqués de la fonction publique du fait de leurs liens supposés – appartenance, adhésion, affiliation ou association – avec des organisations terroristes ou des organisations, structures ou groupes dont il était établi qu’ils se livraient à des activités préjudiciables à la sécurité nationale de l’État, prévoyaient également l’annulation des passeports des intéressés en vertu de leurs articles 1 § 2 (paragraphes 14, 21, 32 et 44 ci-dessus). Ces décrets-lois suivent à cet égard la prescription générale prévue à l’article 5 du décret-loi no 667 relatif aux mesures adoptées dans le cadre de l’état d’urgence, qui dispose que sera annulé le passeport de toute personne faisant l’objet d’une mesure administrative en raison de ses liens – appartenance, adhésion, affiliation ou association – avec une organisation terroriste ou une organisation, une structure ou un groupe dont il a été établi qu’il constitue une menace pour la sécurité nationale (paragraphe 43 ci-dessus). Les passeports des requérants semblent donc avoir été annulés parce que ceux-ci ont été visés par une mesure administrative adoptée dans le cadre de l’état d’urgence, à savoir la révocation de la fonction publique.
119. À la suite de l’annulation des passeports des requérants consécutivement à leur révocation de la fonction publique, les autorités ont inscrit aux passeports des intéressés une annotation de restriction à l’effet d’autoriser le maintien de la mesure d’annulation de leurs passeports et le rejet de leurs demandes ultérieures de délivrance de nouveaux passeports conformément à l’article 22 de la loi no 5682 sur les passeports. En effet, cette dernière disposition prévoit qu’un passeport ne peut être délivré, entre autres, aux personnes dont la sortie du territoire est considérée comme gênante au regard de la sûreté générale (paragraphe 45 ci-dessus). Les autres situations citées dans cette disposition comme étant de nature à justifier un refus de délivrer un passeport à une personne – être visé par une interdiction de sortie du territoire ordonnée par un tribunal ou être fondateur, dirigeant ou employé d’une structure d’éducation, de formation ou de santé, fondation, association ou société basée à l’étranger dont les liens (appartenance, adhésion, affiliation ou association) avec une organisation terroriste sont connus – ne semblent pas concerner les requérants. Le cadre légal tel que décrit concernant l’application de la mesure de retrait des passeports dans le cadre de l’état d’urgence est resté inchangé jusqu’à l’entrée en vigueur de l’article 7 additionnel à la loi no 5682 sur les passeports. Cette dernière disposition, en vertu de laquelle les requérants ont pu obtenir un nouveau passeport, permet, sous certaines conditions, la délivrance d’un passeport aux personnes ayant été révoquées de la fonction publique (paragraphe 46 ci-dessus).
120. La Cour observe donc qu’en l’occurrence, la mesure de retrait des passeports des requérants a été adoptée dans le cadre de l’état d’urgence parce que les intéressés avaient été révoqués de la fonction publique, mesure administrative qui avait été ordonnée en raison de leurs liens supposés – appartenance, adhésion, affiliation ou association – avec des organisations terroristes ou des organisations, structures ou groupes considérés comme exerçant des activités préjudiciables à la sécurité nationale. Elle note que les décrets-lois nos 675 et 686, en application desquels les requérants ont été révoqués, sont ultérieurement devenues des lois ordinaires à la suite de leur approbation par les lois nos 7082 et 7086 adoptées par la Grande Assemblée nationale de Türkiye le 8 mars 2018. Elle relève toutefois que ni les décrets-lois nos 675 et 686, ni aucune autorité ou juridiction ayant statué sur les recours que les intéressés ont introduits pour contester la mesure litigieuse, n’ont apporté la moindre précision quant à l’organisation terroriste ou l’organisation représentant une menace pour la sécurité de l’État avec laquelle les requérants étaient supposés avoir des liens – appartenance, adhésion, affiliation ou association –, ou quant aux actes qu’ils étaient supposés avoir commis et qui auraient motivé pareille conclusion. Elle note en outre que les motifs et éléments factuels sous-tendant la mesure adoptée contre les requérants n’ont pas davantage été exposés, explicités ou examinés dans les actes administratifs en question ou dans les décisions rendues dans le cadre de diverses procédures menées devant les autorités nationales.
121. La Cour observe en particulier que les requérants ne se sont pas vu reprocher une implication, quelle qu’elle fût, à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, ni un lien quelconque avec les groupes et organisations ayant fomenté et perpétré cette tentative de coup d’État, laquelle se trouve à l’origine de l’instauration de l’état d’urgence. En effet, les intéressés n’ont à aucun moment été visés par une enquête ou des poursuites pénales en lien avec la tentative de coup d’État. Ainsi, il ne ressort d’aucun acte ou décision administratif et judiciaire adopté concernant les requérants que la mesure de retrait des passeports des intéressés ait été rendue nécessaire par l’état d’urgence. La Cour relève par conséquent que les autorités nationales n’ont pas fourni d’éléments circonstanciés de nature à justifier l’adoption de la mesure litigieuse contre les requérants par des décrets-lois adoptés dans le cadre de l’état d’urgence. À ce propos, elle tient à noter que la Cour constitutionnelle avait fait des constats similaires dans son arrêt de violation rendu sur le recours individuel 2018/32475 concernant le demandeur dont le passeport avait été annulé par un décret-loi et qui n’était visé par aucune enquête ou des poursuites pénales, ni par une décision de juge, de nature à démontrer l’affiliation de l’intéressé à une organisation terroriste (voir ci‑dessus §§ 50-54).
122. Quant à l’article 22 de la loi no 5682 sur les passeports, que le Gouvernement invoque pour justifier le refus des autorités de délivrer un nouveau passeport aux requérants, la Cour note que cette disposition permet à l’administration de refuser de délivrer un passeport à une personne dont elle considère la sortie du territoire comme « gênante ». À cet égard, elle rappelle qu’elle a déjà considéré dans le contexte d’affaires relatives à la correspondance des détenus qu’une règlementation contenant l’expression « gênant », sans apporter aucune précision quant à sa portée ni définir ce qu’il convenait d’entendre par elle, n’indiquait pas avec suffisamment de clarté l’étendue et les modalités du pouvoir d’appréciation des autorités dans le domaine considéré (Ali Koç c. Turquie, no 39862/02, §§ 30-32, 5 juin 2007, et Tan, no 9460, §§ 22-24, 3 juillet 2007).
123. La Cour observe par ailleurs que ni l’article 22 de la loi no 5682, ni les décrets-lois nos 675 et 686 en application desquels les passeports des requérants ont été annulés initialement, ni aucune autre disposition légale invoquée par les autorités en l’espèce, ne précisent les modalités et la durée d’application de la mesure de retrait des passeports et les conditions devant être réunies pour qu’elle puisse prendre fin. D’ailleurs, il est à noter que l’article 7 additionnel à la loi no 5682, en vertu duquel les requérants ont pu récupérer leurs passeports, a été censuré par la Cour constitutionnelle au motif que cette disposition, qui réservait un pouvoir discrétionnaire à l’administration en matière de délivrance des passeports même lorsqu’étaient réunies les conditions énoncées dans son texte, était contraire aux articles 13 et 23 de la Constitution, qui exigeaient qu’une mesure de cette nature fût ordonnée par un juge pour des motifs précis (paragraphe 47 ci-dessus).
124. La Cour note par ailleurs que les juridictions nationales ont rejeté les recours introduits par les requérants pour contester le retrait de leurs passeports en se fondant principalement sur le motif que cette mesure avait été prise en lien avec leur révocation de la fonction publique en application de décrets-lois adoptés dans le cadre de l’état d’urgence, et sans procéder à un examen approfondi de la mesure en cause, dont les répercussions sur le droit au respect de la vie privée des intéressés étaient pourtant importantes. Pour la Cour, même lorsque des considérations de sécurité nationale entrent en ligne de compte dans le contexte d’un état d’urgence, les principes de légalité et de la prééminence du droit applicables dans une société démocratique exigent que toute mesure touchant les droits fondamentaux de la personne puisse être soumise à une forme de procédure contradictoire devant un organe indépendant compétent pour examiner les motifs de la décision en question et les preuves pertinentes. En effet, s’il était impossible de contester effectivement un impératif de sécurité nationale invoqué par l’administration, les autorités de l’État pourraient porter arbitrairement atteinte aux droits protégés par la Convention (voir, mutatis mutandis, Liou c. Russie (no 2), no 29157/09, §§ 85-87, 26 juillet 2011, et Al‑Nashif c. Bulgarie, no 50963/99, §§ 123-124, 20 juin 2002). Dans ces conditions, il apparaît qu’en l’espèce les juridictions nationales ont manqué à leur obligation de vérifier si des raisons concrètes avaient justifié le retrait des passeports des requérants. Par conséquent, le contrôle juridictionnel de l’application de la mesure litigieuse n’a pas été adéquat et effectif en l’espèce (voir, mutatis mutandis, Pişkin, précité, §§ 226-228).
125. Dès lors, la Cour ne peut que constater que le pouvoir discrétionnaire dont les autorités administratives jouissaient pour prescrire la mesure de retrait des passeports des requérants en application des dispositions susmentionnées du droit interne n’était subordonné à aucune condition, que l’étendue et les modalités d’exercice de ce pouvoir n’étaient pas définies et qu’aucune autre garantie spécifique n’était prévue à cet égard. Par conséquent, elle considère que dans les circonstances de l’espèce, l’adoption de la mesure litigieuse contre les requérants par des actes de l’exécutif édictés dans le cadre de l’état d’urgence était susceptible d’arbitraire et incompatible avec la condition de légalité (voir, mutatis mutandis, Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 81, 10 mars 2009, et Vig c. Hongrie, no 59648/13, § 62, 14 janvier 2021).
126. À la lumière des considérations qui précèdent, la Cour estime que l’ingérence litigieuse n’était pas « prévue par la loi » au sens du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention. En outre, pour les motifs exposés ci-dessus à l’appui de cette conclusion, elle juge que la mesure litigieuse ne peut pas être considérée comme ayant respecté la stricte mesure requise par les circonstances particulières de l’état d’urgence (Pişkin, précité, §§ 152, 153 et 229).
127. Eu égard à cette conclusion, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de vérifier en l’espèce le respect des autres exigences du paragraphe 2 de l’article 8.
128. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 8 de la Convention.
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DU PROTOCOLE No 1
129. Les requérants des requêtes nos 66763/17 et 66767/17 se plaignent de n’avoir pas pu poursuivre leurs études doctorales dans les universités étrangères dans lesquelles ils avaient été admis en raison du retrait de leurs passeports. Ils invoquent l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :
« Nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction. L’État, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques. »
1. Sur la recevabilité
130. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité. Il soutient que la jurisprudence de la Cour ne renferme aucun précédent permettant de considérer que les études doctorales, notamment celles poursuivies à l’étranger, soient couvertes par le droit à l’instruction. Il ajoute qu’imposer aux États de garantir la possibilité de faire des études à l’étranger élargirait excessivement les limites de leurs obligations qui leur incombent au titre de l’article 2 du Protocole no 1. Par conséquent, il invite la Cour à déclarer ce grief irrecevable pour incompatibilité ratione materiae.
131. Les requérants contestent l’exception du Gouvernement. Ils rappellent que, selon la jurisprudence établie de la Cour, les études supérieures sont couvertes par le droit à l’instruction. Selon eux, même si la Cour n’a pas encore eu l’occasion d’examiner un grief portant sur l’impossibilité de poursuivre des études doctorales à l’étranger et formulé sur le terrain du droit à l’instruction, on ne peut pas en déduire que ce type d’études n’entre pas dans le champ d’application de ce dernier droit. Ils soutiennent que si une personne veut poursuivre des études supérieures, notamment des études doctorales, à l’étranger, l’État n’a pas seulement l’obligation négative de s’abstenir de toute ingérence dans le droit à l’instruction de l’intéressé, mais également l’obligation positive de permettre à cette personne, en lui délivrant un passeport, d’assister à ses cours à l’étranger.
132. Bien que le champ d’application du droit protégé par l’article 2 du Protocole no 1 ne soit pas défini ni précisé par la Convention, la Cour rappelle avoir déjà déclaré que celui-ci comprenait l’enseignement scolaire élémentaire (Sulak c. Turquie, décision de la Commission, no 24515/94, 17 janvier 1996), l’enseignement secondaire (Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, § 278, CEDH 2001-IV), ainsi que l’enseignement supérieur (Leyla Şahin c. Turquie ([GC], no 44774/98, §§ 134-142, CEDH 2005-XI). En effet, l’accès à tout établissement d’enseignement supérieur existant à un moment donné constitue un élément inhérent au droit qu’énonce la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 (Mürsel Eren c. Turquie, no 60856/00, § 41, CEDH 2006-II et İrfan Temel et autres c. Turquie, no 36458/02, § 39, 3 mars 2009).
133. En l’espèce, les requérants se plaignent d’une entrave à leur accès à des études doctorales. Ayant déjà considéré que les établissements de l’enseignement supérieur, s’ils existent à un moment donné, entrent dans le champ d’application de la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 (Leyla Şahin, précité, § 141), la Cour ne voit aucune raison d’en exclure les études doctorales menées dans de tels établissements.
134. La Cour rappelle à cet égard que le contenu du droit à l’instruction varie dans le temps et dans l’espace en fonction des circonstances économiques et sociales (Leyla Şahin, précité, § 136). Elle rappelle aussi et surtout que dans une société démocratique, le droit à l’instruction, indispensable à la réalisation des droits de l’homme, occupe une place si fondamentale qu’une interprétation restrictive de la première phrase de l’article 2 ne correspondrait pas au but et à l’objet de cette disposition (ibidem, § 137). Elle est d’avis que, compte tenu du rôle crucial qu’elles jouent aujourd’hui dans la conduite et le progrès des recherches scientifiques dans tous les domaines, les études et les recherches avancées de spécialisation, telles que les études doctorales, constituent une partie intégrante du droit à l’instruction.
135. Cela étant, l’enseignement supérieur sous forme d’études doctorales qui fait l’objet du grief des requérants est en l’espèce dispensé par des universités étrangères et non par des établissements d’enseignement supérieur se trouvant en Türkiye. La présente affaire pose alors la question de savoir si l’article 2 du Protocole no 1 impose aux États une obligation de ne pas entraver l’accès à des études doctorales proposées par les établissements d’enseignement supérieur se trouvant à l’étranger, en l’occurrence dans d’autres États parties à la Convention.
136. La Cour réitère à cet égard que l’accès à tout établissement de l’enseignement supérieur existant à un moment donné constitue un élément inhérent au droit qu’énonce la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 (Leyla Şahin, précité, §§ 134-142, Mürsel Eren, précité, § 41, et İrfan Temel et autres, précité, § 39). Elle rappelle en outre qu’il est d’une importance cruciale que la Convention, qui est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions actuelles, soit interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les garanties concrètes et effectives et non pas théoriques et illusoires (Leyla Şahin, précité, § 136).
137. La Cour souligne dans ce cadre le rôle central que jouent aujourd’hui la coopération et les échanges entre les pays en matière d’enseignement et de recherche, notamment sous la forme de la mobilité des étudiants et du personnel universitaire, en tant que composants essentiels de l’enseignement supérieur et des recherches académiques au sein du Conseil de l’Europe. Elle renvoie à cet égard à la Convention de reconnaissance de Lisbonne, ratifiée par la Türkiye, qui vise la reconnaissance par les États contractants, des études, des certificats, des diplômes et des titres obtenus dans un autre pays de la région européenne et qui pose plus spécialement en son article VI.3 le principe de reconnaissance par une Partie, d’une qualification d’enseignement supérieur délivrée par une autre Partie, entraînant comme conséquence, l’accès à des études d’enseignement supérieur complémentaires et aux préparations au doctorat (paragraphe 70 ci-dessus). Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que découle de la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 une obligation à la charge des États membres de ne pas entraver de manière injustifiée l’exercice du droit à l’instruction sous forme des études supérieures dans des établissements d’enseignement supérieur existant à l’étranger. Cette obligation se distingue de celle d’offrir un accès inconditionnel à de tels établissements.
138. Dans les circonstances de la présente espèce, la Cour estime qu’à raison du retrait leurs passeports pendant une durée considérable, les requérants ont été privés de la possibilité de se rendre à l’étranger en vue d’y poursuivre, dans l’exercice de leur droit à l’instruction, des études doctorales au sein d’établissements d’enseignement supérieur étrangers dans lesquels ils avaient été admis (paragraphes 13 et 20 ci-dessus). Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement doit être rejetée.
139. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Requérants
140. Rappelant que l’article 2 du Protocole no 1 vise non seulement l’instruction élémentaire mais aussi l’enseignement secondaire et supérieur, les requérants indiquent que l’accès aux établissements d’enseignement supérieur existant à un moment donné fait partie intégrante du droit énoncé à cet article. Selon les requérants, le droit à l’instruction comprend la possibilité de poursuivre des études doctorales à l’étranger, qui est à leurs yeux une nécessité fondamentale de la liberté académique et à ce titre un élément important du droit à l’instruction en matière d’enseignement supérieur.
141. Les requérants soutiennent qu’en raison de l’annulation de leurs passeports, ils ont été privés de la possibilité de suivre des programmes d’études doctorales à l’étranger auxquels ils avaient été acceptés, ainsi que de bénéficier des bourses et salaires qui devaient leur être versés dans le cadre de ces programmes. Ainsi, Edgar Şar n’a pas pu débuter ses études doctorales à l’Institut universitaire européen de Florence et a perdu son droit à s’inscrire au programme concerné. Alphan Telek, même s’il était encore inscrit comme étudiant à l’Institut d’études politiques de Paris, n’a pas pu assister à ses cours en France ni remplir ses fonctions de chercheur au sein de cette institution durant la période d’application de la mesure litigieuse.
142. Les requérants exposent en outre que l’annulation de leurs passeports a également affecté les études doctorales qu’ils ont poursuivies en Türkiye, puisqu’ils n’ont pas pu se rendre à l’étranger pour y mener des recherches, assister à des séminaires, participer dans des programmes d’échange et rester en contact avec le monde universitaire.
143. Ils considèrent par conséquent qu’il y a eu en l’espèce une ingérence dans l’exercice de leur droit à l’instruction.
144. Les requérants soutiennent que cette ingérence était prévue par le décret-loi no 686, devenu la loi no 7086 à la suite de son approbation par l’Assemblée nationale, et que ce décret-loi ne répondait pas aux exigences fondamentales de l’État de droit, en se fondant sur les observations qu’ils ont présentées au soutien de leur grief de violation de l’article 8. Ils arguent en outre que le Gouvernement n’a pas démontré que l’annulation de leurs passeports poursuivait des buts légitimes.
145. Les requérants soutiennent par ailleurs que le retrait de leurs passeports a porté directement atteinte à leur droit à l’instruction. Ils rappellent que leurs passeports ont été annulés par un décret-loi face auquel ils ne disposaient d’aucune garantie procédurale et qu’ils ne pouvaient soumettre à aucun contrôle judiciaire efficace. Ils arguent que le Gouvernement n’a pas réussi à démontrer en quoi la sécurité nationale ou l’ordre public seraient mis en péril par leurs études doctorales à l’étranger. Ils considèrent que l’atteinte portée à leur droit à l’instruction avait pour cause la signature qu’ils avaient apposée sur la pétition des « Académiciens pour la paix » et que la restriction qui leur a été imposée avait donc une nature et un but punitifs.
146. Les requérants estiment en conséquence qu’il n’y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre l’annulation de leurs passeports et les buts avancés pas le Gouvernement et que l’ingérence litigieuse porte atteinte à l’essence même de leur droit à l’instruction.
b) Gouvernement
147. Le Gouvernement expose qu’au moment de l’annulation de leurs passeports, les requérants poursuivaient des études doctorales dans les universités turques où ils s’étaient inscrits en 2016, et constate qu’ils y étaient encore inscrits lorsqu’il a présenté ses observations en 2019. Il soutient que, compte tenu du fait que les requérants ont pu poursuivre des études doctorales en Türkiye, l’impossibilité pour eux de faire les mêmes études à l’étranger n’a donc pas porté atteinte à l’essence de leur droit à l’instruction.
148. Soutenant en outre que, selon la jurisprudence de la Cour, une cause indirecte ne peut emporter violation du droit à l’instruction, le Gouvernement argue qu’il n’y a en l’espèce pas eu d’atteinte directe aux droits à l’instruction des requérants et que l’impossibilité de faire des études doctorales à l’étranger a été une conséquence indirecte de l’annulation de leurs passeports.
2. Appréciation de la Cour
149. La Cour renvoie aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 2 du Protocole no 1 et qui sont énoncés notamment dans l’arrêt Leyla Şahin (précité, §§ 152-156).
150. Elle considère que nonobstant les faits qu’ils ont eu accès aux universités turques pour suivre un cursus de niveau doctoral similaire et que le retrait de leurs passeports a duré deux ans et huit mois, l’impossibilité pour les requérants, en raison de cette mesure, de poursuivre des études doctorales dans les universités étrangères où ils avaient été admis pour de telles études a constitué une limitation à leur droit à l’instruction.
151. Afin de s’assurer que les limitations ainsi imposées ne réduisent pas le droit dont il s’agit au point de l’atteindre dans sa substance même et de le priver de son effectivité, la Cour doit se convaincre que celles-ci sont prévisibles pour le justiciable et tendent à un but légitime. En outre, pareilles limitations ne se concilient avec l’article 2 du Protocole no 1 que s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Leyla Şahin, précité, § 154).
152. La Cour note que son analyse du grief tiré du droit à l’instruction ne saurait en l’espèce se dissocier de la conclusion à laquelle elle est parvenue plus haut sous l’angle de l’article 8. À cet égard, la Cour a déjà conclu que l’adoption des mesures de retrait de passeport à l’encontre des requérants par des actes de l’exécutif édictés dans le cadre de l’état d’urgence était susceptible d’arbitraire et incompatible avec la condition de légalité (paragraphes 125 et 126 ci-dessus). Les considérations énoncées à cet égard valent pour le grief tiré de la violation de l’article 2 du Protocole no 1 (voir, à cet égard, Enver Şahin c. Turquie, no 23065/12, § 59, 30 janvier 2018).
153. En conséquence, la Cour estime que la limitation apportée au droit des requérants à l’instruction n’était pas prévisible pour les intéressés. Eu égard à cette conclusion, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de vérifier en l’espèce le respect des autres exigences mentionnées ci-dessus.
154. Partant, la Cour conclut à la violation de la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1.
4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
155. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
156. Le requérant Alphan Telek demande 36 500 euros (EUR) au titre du dommage matériel qu’il estime avoir subi. Il explique que cette somme correspond au montant total des salaires qu’il aurait perçus s’il avait pu se rendre en France pour travailler en tant que chercheur à l’Institut d’études politiques de Paris dans le cadre de la convention d’accueil qui lui avait été proposée. Il présente à l’appui une attestation d’admission au programme d’accueil en question et un tableau affichant le salaire minimum en France. Le requérant Edgar Şar demande 59 340 EUR pour dommage matériel. Il indique que ce montant correspond à la somme des versements qu’il aurait perçus au titre de la bourse dont il s’estime avoir été privé du fait de l’impossibilité qui lui a été faite de suivre ses études doctorales à l’Institut universitaire européen de Florence, où il avait été admis et s’était vu accorder une bourse. Il soumet à cet égard une attestation d’admission au programme de doctorat au sein de l’institut susmentionné. Les deux requérants réclament également 40 000 EUR chacun au titre du dommage moral qu’ils estiment avoir subi. La requérante Zeynep Kıvılcım, quant à elle, demande 25 000 EUR pour dommage moral.
157. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas de lien de causalité entre les préjudices matériels et moraux allégués et la violation constatée. Il considère en outre que les demandes présentées à cet égard sont non étayées et excessives, et que les montants réclamés ne correspondent pas aux montants alloués par la Cour dans des affaires analogues. Il estime enfin que le paiement des salaires et bourses auxquels les requérants Alphan Telek et Edgar Şar soutiennent qu’ils auraient eu droit dans le cadre des programmes d’études où ils avaient été admis est hypothétique.
158. Sans spéculer sur les sommes exactes que peuvent représenter les salaires, indemnités, allocations ou bourses que les requérants Alphan Telek et Edgar Şar auraient pu percevoir si la violation de la Convention n’avait pas eu lieu, la Cour observe que les intéressés ont subi un préjudice matériel qu’il y a lieu de prendre en compte. Elle considère aussi que les requérants ont dû éprouver un préjudice moral que le seul constat de violation de la Convention dans le présent arrêt ne suffirait pas à réparer. Statuant en équité et à la lumière de toutes les informations dont elle dispose, elle juge raisonnable d’octroyer à chacun d’eux la somme globale de 12 000 EUR, tous chefs de dommage confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt (voir, mutatis mutandis, Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 191, 23 juin 2016, Straume c. Lettonie, no 59402/14, § 140, 2 juin 2022 Kayasu c. Turquie, no 64119/00 et 76292/01, § 128, 13 novembre 2008, İletmiş, précité, § 54). En outre, elle octroie à la requérante Zeynep Kıvılcım la somme de 9 750 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
2. Frais et dépens
159. La requérante Zeynep Kıvılcım réclame 299,90 livres turques (TRY) (environ 61 EUR à la date pertinente) au titre des frais qu’elle dit avoir engagés dans le cadre du recours individuel qu’elle a introduit devant la Cour constitutionnelle, et 294 TRY (environ 60 EUR à la date pertinente) au titre des frais postaux qu’elle déclare avoir engagés aux fins de sa requête devant la Cour. Elle présente des reçus à cet égard. Elle réclame également 6 690 EUR au titre des frais d’avocat. Elle soumet un reçu établi par son avocat pour un montant de 890 EUR et indique le détail des heures et des frais afférents à chaque tâche que son avocat déclare avoir accomplie dans le cadre du traitement de la requête. Les deux autres requérants ne présentent pas de demande pour frais et dépens.
160. Le Gouvernement argue que la présente procédure ne revêt pas une grande complexité et que seul un nombre limité de questions y a été soulevé. Il estime donc que la demande présentée par la requérante au titre des frais et dépens est non-étayée. Il soutient en outre que la requérante n’a fourni aucun document propre à étayer les frais qu’elle déclare avoir engagés et que le montant demandé au titre des frais d’avocat est trop élevé en comparaison avec des procédures similaires.
161. La Cour rappelle qu’au titre de l’article 41 de la Convention, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Beeler c. Suisse [GC], no 78630/12, § 128, 11 octobre 2022). En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, et eu égard notamment les justificatifs fournis par l’intéressée à l’appui de sa demande, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 1 000 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;
2. Déclare, à l’unanimité, le grief tiré de l’article 8 de la Convention recevable pour toutes les trois requêtes ;
3. Déclare, à la majorité, le grief tiré de l’article 2 du Protocole no 1 dans les requêtes nos 66763/17 et 66767/17 recevable ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
5. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 2 du Protocole no 1 ;
6. Dit, à l’unanimité,
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
1. 12 000 EUR (douze mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, à chacun des requérants Alphan Telek et Edgar Şar, pour dommages matériel et moral ;
2. 9 750 EUR (neuf mille sept cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, à la requérante Zeynep Kıvılcım, pour dommage moral ;
3. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante Zeynep Kıvılcım à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7. Rejette, à l’unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 mars 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Saadet Yuksel.
A.R.B.
H.B.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE LA JUGE YÜKSEL
162. Je suis d’accord avec la majorité pour conclure à la violation de l’article 8 de la Convention. Cependant, je ne puis souscrire à l’avis de la majorité concernant l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention. Ma préoccupation porte essentiellement sur l’approche retenue par la majorité dans l’arrêt quant à la recevabilité.
163. J’estime que l’approche retenue par la majorité représente un élargissement de l’approche de la Cour relativement à l’article 2 du Protocole no 1, et qu’elle a été adoptée en l’absence d’explication suffisante.
164. Premièrement, la Cour n’a pas considéré jusqu’à présent dans sa jurisprudence que les études doctorales menées à l’étranger ou les programmes de recherches et d’échanges doctoraux menés à l’étranger relèvent du champ d’application de l’article 2 du Protocole no 1. Il y a trois raisons pour lesquelles je ne crois pas que le raisonnement de la majorité fournisse une explication adéquate à la décision d’élargir le champ d’application de l’article 2 du Protocole no 1. i) Eu égard aux faits de l’espèce, je ne suis pas sûre qu’une simple référence à la décision rendue dans l’affaire Leyla Şahin ([GC], no 44774/98, CEDH 2005-XI) puisse constituer un raisonnement suffisant. L’affaire Leyla Şahin concernait le refus d’une université d’autoriser la requérante à accéder à l’université, où elle suivait des études de médecine depuis quatre ans, ainsi que l’exclusion temporaire de la requérante de cette université (Leyla Şahin c. Turquie, §§ 15 et 24). Ainsi, l’affaire Leyla Şahin portait sur la poursuite de l’accès à l’enseignement universitaire ; en conséquence, il convient de prendre en compte les différences qui pourraient exister quant à l’approche relative à la portée de l’article 2 du Protocole no 1. À la lumière des circonstances différentes des deux affaires, en particulier du fait que l’accent ait été mis en l’espèce sur les études doctorales et les recherches menées à l’étranger, comme l’arguent les requérants (paragraphe 131 de l’arrêt), il me semble difficile de simplement transposer dans la présente affaire les conclusions de l’affaire Leyla Şahin sans plus d’explications. ii) La majorité mentionne par ailleurs, à l’appui de son approche, la Convention de reconnaissance de Lisbonne, ainsi que l’importance de la coopération internationale (paragraphe 137 de l’arrêt). Cependant, étant donné que cette convention a une portée différente et soulève des questions différentes, je ne crois pas qu’une simple référence aux dispositions d’un instrument juridique distinct puisse être interprétée comme élargissant les droits et libertés prévus dans la Convention européenne des droits de l’homme. iii) La décision de formuler de manière négative l’obligation en question en l’espèce (comme c’est le cas au paragraphe 137 de l’arrêt) n’empêche pas que cet arrêt a pour conséquence d’imposer aux États membres l’obligation d’assurer un droit d’accès effectif aux établissements d’enseignement supérieur, y compris ceux situés à l’étranger. C’est particulièrement le cas en raison de l’importance accordée en l’espèce aux études doctorales à l’étranger, ainsi qu’aux activités de recherche menées à l’étranger (paragraphe 135 de l’arrêt). Il ne ressort pas de la jurisprudence relative à l’article 2 du Protocole no 1 que celui-ci impose des obligations positives : aux termes de cette disposition, « Nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction ». La présente affaire porte sur l’accès à l’instruction à l’étranger, et non sur l’accès à l’instruction en lui-même. En outre, les requérants ont tout de même pu poursuivre leurs études doctorales en Türkiye ; ils se plaignent en fait d’avoir été privés de la possibilité de poursuivre leurs études doctorales à l’étranger et de se rendre à l’étranger pour y mener des recherches et d’autres activités universitaires (paragraphes 141-142 de l’arrêt). Je me demande si l’approche retenue par la majorité reflète de manière adéquate le pas en avant significatif que constitue cet arrêt. Un élargissement tel que celui-ci requiert à mes yeux une analyse plus approfondie que celle qui a été menée.
165. Deuxièmement, je me demande si en l’espèce le lien entre la mesure litigieuse et l’atteinte alléguée aux droits des requérants est suffisamment direct, au regard d’autres affaires relevant de l’article 2 du Protocole no 1 (voir notamment, en ce qui concerne la qualité de victime, Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 104, CEDH 2010). Par exemple, dans l’affaire Timichev c. Russie (nos 55762/00 et 55974/00, 13 décembre 2005), la Cour a conclu à la violation de l’article 2 du Protocole no 1 parce que, le requérant ayant restitué sa carte de migrant et n’étant donc plus inscrit comme résident de la ville concernée, ses enfants s’étaient vu refuser, en violation du droit interne, l’accès à l’établissement dans lequel ils étaient scolarisés depuis deux ans. Au contraire, la Grande Chambre n’a pas constaté de violation dans l’affaire Lee c. Royaume-Uni ([GC], no 25289/94, § 125, 18 janvier 2001), où le requérant n’avait pas étayé sa thèse selon laquelle la mesure d’aménagement litigieuse entraverait l’accès de ses petits-enfants à l’école locale, qu’ils avaient continué à fréquenter (voir aussi Coster c. Royaume-Uni, no 24876/94, § 137, 18 janvier 2001). De même, en l’espèce, les requérants se plaignent des conséquences indirectes de l’annulation de leurs passeports, à savoir l’impossibilité pour eux de quitter le pays pour poursuivre leurs études doctorales à l’étranger (paragraphe 141 de l’arrêt). Les requérants arguent également que l’annulation de leurs passeports a eu une incidence défavorable sur leurs études en Türkiye, en les empêchant de se rendre à l’étranger pour y mener des recherches, assister à des séminaires, participer à des programmes d’échange et rester en contact avec le monde universitaire (paragraphe 142 de l’arrêt). Sans chercher à minimiser l’importance des échanges internationaux pour l’enseignement (qui a également été reconnue dans l’analyse relative à l’article 8, au paragraphe 111 de l’arrêt), je ne suis pas convaincue que les requérants aient étayé leurs griefs consistant à dire que l’annulation de leurs passeports avait eu des conséquences directes sur leur droit à l’éducation (voir, mutatis mutandis, Étudiants étrangers c. Royaume-Uni (déc.), nos 7671/76 et 14 autres requêtes, § 7, 19 mai 1977). Comme le montrent les éléments du dossier, il est difficile d’établir avec certitude que les deux requérants auraient été en mesure de poursuivre leurs études à l’étranger, à supposer même que leurs passeports n’eussent pas été annulés, étant donné que les intéressés n’ont produit que des attestations d’admission émises par les établissements concernés (paragraphe 156 de l’arrêt). L’ingérence dans leurs études en Türkiye est encore plus indirecte, étant donné qu’ils ont en réalité pu poursuivre leurs études doctorales, et qu’ils ne mentionnent que des possibilités générales de mener des recherches sans indiquer spécifiquement à quels programmes de recherche ou séminaires ils n’ont pas pu participer (paragraphe 142 de l’arrêt).
166. En conclusion, j’estime que l’approche adoptée par la majorité représente un élargissement de la jurisprudence relative à l’article 2 du Protocole no 1. En incluant dans le champ d’application de l’article 2 du Protocole no 1 deux éléments nouveaux – premièrement, les études doctorales et les activités de recherche menées dans le cadre d’études doctorales, et, deuxièmement, ces études et activités lorsqu’elles sont menées à l’étranger –, la chambre ne fait pas un pas en avant, mais plusieurs pas en avant, et ce sans fournir d’explication suffisante ni reconnaître la nouveauté des questions en jeu. Je pense que, si l’on fait ces pas en avant, il faut reconnaître cet élargissement. Cette décision pourrait même appartenir à la Grande Chambre.
167. C’est pour ces raisons que j’exprime respectueusement mon désaccord avec l’approche retenue par la majorité relativement à l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention.