PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE BODSON ET AUTRES c. BELGIQUE
(Requête no 35834/22 et 15 autres –
voir liste en annexe)
ARRÊT
Art 11 • Liberté de réunion pacifique • Condamnation pénale des requérants du chef d’entrave méchante à la circulation routière avec mise en danger d’autrui pour s’être associés au blocage d’une autoroute • Art 11 applicable • Action des manifestants non autorisée et non justifiée par la nécessité de répondre immédiatement à un événement soudain • Action ayant eu pour but le blocage physique d’une activité qui ne présentait aucun lien direct allégué avec l’objet de leur contestation • Blocage litigieux n’ayant pas été le seul moyen nécessaire pour faire valoir les revendications • Contribution répréhensible de chacun des requérants • Blocage ne relevant pas de l’exercice de l’action syndicale que les requérants entendaient mener ce jour et non décidé ni organisé par leur syndicat • Autorités ayant cherché à mettre en balance les différents intérêts en jeu afin de garantir le bon déroulement du rassemblement et la sécurité des personnes, et ayant été empêchées de prendre utilement des mesures préventives • Sanctions non excessives • Juridictions nationales ayant fondé leurs décisions sur une appréciation acceptable des faits et des motifs pertinents et suffisants • Ample marge d’appréciation non outrepassée
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
16 janvier 2025
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Bodson et autres c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Ivana Jelić, présidente,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides,
Raffaele Sabato,
Frédéric Krenc,
Alain Chablais,
Artūrs Kučs, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière de section,
Vu :
les requêtes (nos 35834/22 et 15 autres requêtes) dirigées contre le Royaume de Belgique, dont seize ressortissants (« les requérants » - voir le tableau joint en annexe) ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 18 juillet 2022,
la décision de porter les requêtes à la connaissance du gouvernement belge (« le Gouvernement »),
les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par les requérants,
les commentaires reçus de la Ligue des droits humains et de la Confédération européenne des syndicats, que le président de la section avait autorisées à se porter tierces intervenantes,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 décembre 2024,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Les requêtes concernent la condamnation pénale des requérants du chef d’entrave méchante à la circulation routière pour avoir bloqué une autoroute près de Liège en octobre 2015. Les requérants soulèvent des griefs tirés des articles 11 et 14 de la Convention.
EN FAIT
2. Les informations détaillées concernant les requérants figurent dans le tableau en annexe. Ceux-ci ont été représentés par Me Englebert, avocat exerçant à Namur.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, Mme I. Niedlispacher, du Service public fédéral de la Justice.
1. L’ACTION SYNDICALE DU 19 OCTOBRE 2015 ET LE BLOCAGE DE L’AUTOROUTE A3/E40
4. Le 19 octobre 2015, une grève générale fut lancée à l’initiative de la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB), l’un des deux plus grands syndicats de travailleurs de Belgique, à la suite de mesures d’austérité décidées par le gouvernement fédéral de l’époque. Cette grève avait été très largement annoncée plusieurs semaines à l’avance.
5. À cette occasion, diverses actions avaient été planifiées par la FGTB. Selon les requérants, l’une d’elles consistait à bloquer un centre commercial autour de la grande surface « Carrefour » situé à Herstal. Des piquets furent ainsi mis en place tôt le matin du 19 octobre 2015 devant le centre commercial en question, qui se trouvait à proximité directe des voies d’accès à l’autoroute A30/E40 à hauteur du pont de Cheratte, surplombant la Meuse. Au moment des faits, des travaux étaient en cours sur le pont, de sorte qu’une seule voie était ouverte dans chaque sens.
6. Le 19 octobre 2015, toujours, vers 5 h 30, des manifestants non identifiés bloquèrent l’autoroute A3/E40 à hauteur du pont de Cheratte, mettant en place des barricades auxquelles ils mirent le feu (voir, pour le constat de la police, paragraphe 11 ci‑dessous). Les feux causèrent à la chaussée des dégâts qui furent par la suite évalués à plusieurs milliers d’euros.
7. Les requérants précisent, pour leur part, qu’il n’a jamais été question de bloquer ni le pont de Cheratte ni l’autoroute A3/E40 dans le cadre de leur action syndicale.
8. Dans le courant de la matinée du 19 octobre 2015, entre cent et deux cents individus, selon les autorités internes (voir, notamment, paragraphe 31 ci‑dessous), se retrouvèrent sur le pont. Les requérants figuraient parmi eux. Certains des manifestants étaient cagoulés. Des policiers en civil, qui avaient été déployés auprès des manifestants au centre commercial d’Herstal, se déplacèrent sur les lieux. Au vu des événements, de la confusion qui régnait et du fait que certains syndicalistes – reconnaissables à leurs vestes rouges flanquées du logo de la FGTB – participaient au blocage, plusieurs responsables syndicaux se rendirent également sur place. Selon les requérants, ceux-ci voulaient éviter d’éventuels débordements et espéraient négocier la fin de cette action, ni décidée ni encadrée par la FGTB.
9. Les manifestants quittèrent l’autoroute vers 11 heures. L’action de blocage dura donc approximativement cinq heures, et elle entraîna un bouchon de l’ordre de quatre cents kilomètres.
10. Six des requérants exerçaient des responsabilités syndicales au sein de la FGTB au moment des faits : M. Angelucci (délégué syndical), M. Bodson (secrétaire général de l’interrégionale wallonne de la FGTB), M. Cordaro (délégué syndical), M. Fanara (secrétaire régional FGTB métal Basse‑Meuse), Mme Cue Alvarez (« propagandiste ») et M. Quaedpeerds (délégué syndical). Les autres requérants, quant à eux, en étaient simplement des membres affiliés.
11. Un procès-verbal de la police daté du 22 octobre 2015 fit état des constatations suivantes :
« Entre 05 h 45 et 06 heures, nous sommes informés de la mise en place, brutale, d’un blocage complet de l’autoroute à hauteur du pont de Cheratte (actuellement en travaux).
Une centaine de manifestants ont envahi l’autoroute et mis en place des barrages faits de tout le matériel qu’ils ont pu voler sur le chantier (barrières, cônes, signalisation).
Ils ont en outre mis le feu à leurs barricades, alimentant celui-ci de palettes de bois ainsi que de pneus.
Nous informons immédiatement le dispatching général ainsi que le responsable du service d’ordre (Directeur Coordinateur de LIÈGE).
À [06 h 30], l’ingénieur des Ponts et Chaussées de la Régie des Autoroutes à AWANS (M. [K.]) nous contacte par téléphone et nous informe que les structures du pont, déjà fragiles et encore plus fragilisées par les travaux en cours risquent de céder sous la chaleur et qu’il est IMPÉRATIF d’éteindre les incendies en cours sur l’autoroute (outre les dégâts au revêtement routier).
Nous transmettons ces informations au CDP [D.] (Dirco en 2d).
Il nous sera répondu d’attendre, que des négociations sont en cours avec l’autorité administrative.
L’incendie perdurera, régulièrement alimenté en pneus et autres matériaux trouvés sur le chantier du pont, jusque 11 heures, heure à laquelle les manifestants présents sur le pont daigneront quitter les lieux.
Dans l’intervalle, le Bourgmestre [D.] ayant refusé toute intervention, personne n’interviendra pour faire cesser les infractions ou pour rétablir la circulation, ni même éteindre les incendies.
Nous autoriserons un motocycliste du Poste de Battice, ce jour-là sous nos ordres pour le service d’ordre, à escorter un chirurgien appelé en urgence auprès d’une patiente à la Clinique d’Hermalle pour une opération. Malgré l’escorte, le praticien aura perdu trop de temps dans les files et sa patiente ne survivra pas.
De nombreux automobilistes sont restés bloqués de longues heures sur le pont de Cheratte (sens vers Bruxelles), incapables de quitter les lieux ».
2. LES POURSUITES PÉNALES ET LA CONDAMNATION DES REQUÉRANTS
1. Les poursuites pénales exercées contre les requérants
12. À la suite des dégradations qui avaient été causées à la chaussée du pont de Cheratte dans le cadre de l’action du 19 octobre 2015, la Région wallonne et la Société wallonne des financements des infrastructures se constituèrent parties civiles entre les mains du juge d’instruction le 30 octobre 2015.
13. Trois procédures furent ouvertes. La première fut classée sans suite, l’enquête n’ayant pas permis d’identifier les individus à l’origine des destructions et du blocage de l’autoroute. La deuxième, une procédure du chef d’homicide involontaire qui avait été ouverte à la suite du décès d’une touriste danoise au motif que le blocage de la circulation avait empêché un médecin d’intervenir à temps, fut close au motif qu’aucun lien causal entre le blocage de l’autoroute et le décès de la patiente n’avait pu être établi. La troisième, quant à elle, donna lieu à l’ouverture de poursuites pénales dirigées contre les requérants, ceux-ci ayant pu être identifiés sur des images diffusées par des journaux télévisés qui avaient été tournées lors de la manifestation, ainsi que sur des publications sur les réseaux sociaux.
14. Dans leurs déclarations devant le juge d’instruction, les requérants reconnurent avoir été au moins présents sur le lieu du blocage à un moment donné (voir paragraphe 32 ci‑dessous concernant la durée de présence de chacun des intéressés), mais ils nièrent avoir placé les barricades ou avoir allumé les feux.
15. Le procès-verbal de l’audition du requérant M. Angelucci en date du 17 mai 2016 se lisait comme suit dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« Question : Le responsable FGTB a-t-il été en contact avec les services de police ? Qu’a-t-il été dit ?
Réponse : Le seul qui a eu des contacts avec les services de police est FANARA Antonio, j’ignore ce qu’il s’est dit.
Question : Vous a-t-il été demandé de mettre fin à votre action, de quitter les lieux et de libérer la chaussée ? Si oui, qui ?
Réponse : Il ne m’a, à aucun moment, été demandé de mettre fin à l’action sur le pont. Comme je vous l’ai expliqué précédemment, la fin de l’action a été décidée par nous, délégués syndicaux. »
16. Le procès-verbal de l’audition du requérant M. Quaedpeerds en date du 17 mai 2016 était ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« Question : Vous a-t-il été demandé de mettre fin à votre action, de quitter les lieux et de libérer la chaussée ? Si oui, qui ?
Réponse : Il n’a jamais été demandé de mettre fin à notre action. Si notre secrétaire régional Monsieur FANARA nous avait demandé de quitter l’autoroute, nous l’aurions fait. Je ne peux vous dire la même chose pour les personnes qui ne dépendent pas des MÉTALLOS et/ou des syndicats.
17. Les parties pertinentes du procès-verbal de l’audition du requérant M. Fanara en date du 25 mai 2016 se lisaient comme suit :
« Question : Comment et à quelle heure avez-vous pris possession du pont de Cheratte ?
Réponse : Je pense que les manifestants ont pris possession de l’autoroute entre 5 h 15 et 5 h 30, lorsque je suis arrivé il y avait tout un certain énervement. Les feux étaient en train de prendre et les manifestants étaient très actifs.
Une fois sur place, j’ai mesuré la situation, j’ai veillé à ce que mes camarades soient protégés et que les choses ne s’enveniment pas. Il était évident que la détermination qui régnait sur ce piquet ne me permettait pas d’y mettre fin à ce moment-là. J’ai donc accompagné le mouvement et l’ai encadré du mieux possible.
Question : Quel était le mot d’ordre ?
Réponse : Lorsque j’ai eu contact avec vos collègues, je leur ai signalé que le mouvement sur le pont serait actif un temps indéterminé.
Plusieurs éléments ont interagi de sorte que je n’aurais pas pu mettre fin immédiatement au mouvement :
. au fur et à mesure de la matinée, des gens venaient gonfler les effectifs,
. la spontanéité et la non-préparation de ce mouvement font que l’élément de temps joue en notre défaveur dès lors j’ai veillé à ce que le mouvement soit stabilisé.
Il m’était impossible de faire cesser le mouvement dans l’immédiat.
(...)
Question : Lors de l’action du 19/10/15 avez-vous eu des contacts avec les services de police ? Que vous a-t-il été dit ? Par qui ?
Réponse : Oui, j’ai eu des contacts avec vos collègues, Monsieur [L.], son collègue en civil et un responsable policier qui m’a été présenté, cette personne était en uniforme. J’ai eu des contacts permanents avec vos collègues dès ma présence sur le pont et tout au long de l’action et jusqu’à la fin de celle-ci. Monsieur [L.] et le responsable policier dont je parle m’ont demandé combien de temps l’action allait durer. Je leur ai répondu que je l’ignorais. Ils ont argumenté afin de faire cesser cette action, ma préoccupation était d’attendre et de mesurer l’action dans le futur.
Question : Vous a-t-il été demandé de mettre fin à votre action, de quitter les lieux et de libérer la chaussée ? Si oui, qui ?
Réponse : Le responsable policier a fait cette demande à travers la question de savoir combien de temps cela allait durer, nous étions dans le dialogue et lui ai répondu ce que j’ai déclaré plus haut.
Question : Y a-t-il eu des incidents lors de votre action ?
Réponse : Oui, il y a eu un incident avec un camionneur qui voulait démonter la berme centrale et qui injuriait et invectivait les manifestants présents. Nous n’avons pas répondu à ces provocations et l’incident a été réglé par vos collègues sur place.
Question : Comment a-t-il été mis fin à l’action sur le pont de Cheratte ?
Réponse : Au fur et à mesure de la matinée, suite à l’apaisement qui régnait, et afin de ne pas envenimer la situation dans le futur, j’ai pris à un certain moment la décision de mettre fin au mouvement, j’ai proposé aux camarades de lever l’action et de rejoindre le parking du Carrefour de Herstal. La majorité des manifestants m’ont suivi. Il devait être 10 h 45. »
18. Le procès-verbal de l’audition du requérant M. Bodson en date du 31 mai 2016 se lisait comme suit dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« Question : Lors de cette action avez-vous eu des contacts avec les services de police ? Que vous a-t-il été dit ? Par qui ?
Réponse : J’ai eu contact avec un policier en civil. Notre discussion avait pour objet une intervention éventuelle des forces de police sur le pont.
Question : Vous a-t-il été demandé de mettre fin à votre action, de quitter les lieux et de libérer la chaussée ? Si oui, qui ?
Réponse : Non, personne ne m’a transmis pareille requête. »
19. Le procès-verbal du requérant M. Cordaro du 1er juin 2016 se lisait comme suit dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« Question : Vous a-t-il été demandé de mettre fin à votre action, de quitter les lieux et de libérer la chaussée ? Si oui, qui ?
Réponse : Non, on ne m’a rien demandé. »
20. Le procès-verbal de l’audition de la requérante Mme Cue Alvarez en date du 2 juin 2016 était ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« Question : Vous a-t-il été demandé de mettre fin à votre action, de quitter les lieux et de libérer la chaussée ? Si oui, qui ?
Réponse : Personne n’est venu me trouver personnellement me demandant de mettre fin à l’action sur le pont. »
21. Le 14 novembre 2016, le juge d’instruction clôtura l’instruction et communiqua le dossier au parquet sans avoir procédé à aucune inculpation. Dans son réquisitoire, celui-ci requit le renvoi de dix‑sept personnes, dont les seize requérants, du chef d’entrave méchante à la circulation (préventions A1 et B2), et un non-lieu du chef d’incendie volontaire et de dégradations de la chaussée (prévention C3).
22. Par un arrêt du 23 mai 2018, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Liège renvoya dix‑sept personnes, dont les seize requérants, devant le tribunal correctionnel de Liège pour « A1. avoir méchamment entravé la circulation ferroviaire, routière, fluviale ou maritime, par tout autre objet constituant obstacle de nature à empêcher la circulation ou l’usage des moyens de transport en l’espèce, avoir bloqué les trois bandes de circulation dans chaque sens sur l’autoroute A3/E40 (Bruxelles-Aachen et Aachen‑Bruxelles) à hauteur de Cheratte où des travaux étaient en cours » (alinéa 2 de l’article 406 du Code pénal), et « B2. avoir méchamment entravé la circulation ferroviaire, routière, fluviale ou maritime, par toute autre action que celles visées à l’article 406, al. 1 et 2, du Code pénal, en l’espèce, avoir bloqué les trois bandes de circulation dans chaque sens sur l’autoroute A3/E40 (Bruxelles-Aachen et Aachen-Bruxelles) à hauteur de Cheratte où des travaux étaient en cours » (alinéa 3 de l’article 406 du code pénal (« le CP »)). Elle prononça toutefois un non‑lieu concernant la prévention C3.
23. À la suite d’un recours en cassation introduit par les parties civiles qui contestaient le non‑lieu pour la prévention C3, l’arrêt du 23 mai 2018 fut annulé dans sa partie relative au non‑lieu, et la cause, ainsi limitée, fut soumise à un nouvel examen par la chambre des mises en accusation. Dans son réquisitoire du 22 mars 2019, le parquet demanda cette fois le renvoi de dix‑sept personnes, dont les seize requérants, du chef d’incendie volontaire.
24. Par un arrêt du 25 avril 2019, la chambre des mises en accusation prononça à l’égard des requérants un non‑lieu concernant la prévention C3 en ces termes :
« Or, en l’espèce, une fois arrivés sur le viaduc de l’autoroute, les inculpés, en ce compris [E. R.], se sont retrouvés devant le fait accompli et dans l’impossibilité d’agir et partant de prendre toute mesure utile en raison du nombre important de manifestants. Dans ces circonstances, il n’apparaît pas qu’en s’abstenant de toute réaction lors de l’incendie qui a suivi le blocage de l’autoroute, les inculpés ont entendu marquer leur solidarité avec les auteurs de la mise à feu et révéler par là leur intention d’en faciliter ou d’en encourager l’exécution.
Pour le surplus, il est établi par l’enquête que la police était présente sur place et qu’au moins un responsable syndical en la personne d’Antonio Fanara était en contact avec les forces de l’ordre et que c’est en collaboration avec celles-ci que les délégués syndicaux sont parvenus par la persuasion et la discussion à faire évacuer le pont (voir déclaration de [J.-F. R.] à la pièce 39).
Suivant les termes du procès-verbal initial, la police était avertie dès 6 h 30 par [H. K.], ingénieur des ponts et chaussées de la Région wallonne, qu’il était impératif d’éteindre les incendies en cours sur l’autoroute. L’information a été transmise à leur Dirco en second et il leur sera répondu d’attendre, des négociations étant en cours notamment avec l’autorité administrative. Le bourgmestre [D.] ayant dans l’intervalle refusé toute intervention (il expliquera ultérieurement lors de son audition du 5 avril 2016 reprise en pièce 22 que, suivant les circulaires, la demande relevait de la compétence du gouverneur de la province et du ministre de l’Intérieur), personne n’interviendra pour faire cesser les infractions ou pour rétablir la circulation, ni même éteindre les incendies.
Ainsi, il semblerait que ce soient les autorités compétentes qui se seraient abstenues d’intervenir pour mettre un terme aux incendies alors qu’elles disposaient au contraire des inculpés des moyens d’intervention et de contrainte nécessaires. »
2. Le jugement du tribunal correctionnel de Liège du 23 novembre 2020
25. Par un jugement du 23 novembre 2020, le tribunal correctionnel de Liège (« le tribunal ») reconnut les requérants coupables de l’infraction visée par l’article 406 alinéa 3, du CP (prévention B2). Il les acquitta cependant de l’infraction réprimée par l’article 406, alinéa 2, du CP (prévention A1) au motif que les éléments du dossier répressif ne permettaient pas d’établir que les requérants eussent eux-mêmes positionné des objets sur la chaussée. Il considéra également que rien ne permettait de confirmer que le blocage en cause eût été programmé par la FGTB dans le cadre de sa préparation de la manifestation générale. Il considéra toutefois que les responsables syndicaux avaient accepté et, à tout le moins, revendiqué cette action, et il rejeta pour défaut de vraisemblance la thèse de ces derniers qui consistait à dire que les faits reprochés étaient en réalité l’initiative de casseurs. Il considéra que le blocage complet de l’autoroute était le résultat de la présence, massive et continue, de très nombreux manifestants sur la voie publique, et que sans cette présence en grand nombre, dans le but réprimé par la loi d’entraver la circulation, cette dernière aurait pu être aisément rétablie en déplaçant les objets qui avaient été subtilisés sur le chantier dans le but de constituer les barrages.
26. Concernant la justification de l’action syndicale du 19 octobre 2015 par l’exercice du droit de grève, le tribunal indiqua que les actions mises en place dans le cadre d’un mouvement syndical, d’une grève ou d’un conflit collectif pouvaient être appréciées au regard de la loi pénale en général, et de l’article 406 du CP en particulier, sans qu’il s’agît d’une remise en cause du droit de grève. S’appuyant sur la jurisprudence et sur la doctrine, il considéra, d’une part, que le simple fait qu’un délit eût été commis dans le cadre d’une grève ou d’une manifestation ne supprimait pas l’élément moral de ce délit, quels que soient les motifs justifiant cette action, et, d’autre part, que le fait que l’acte concret eût été mis en place en premier lieu pour faire connaître les revendications syndicales n’empêchait pas en soi une intention méchante au sens de l’article 406 du CP.
27. Quant à la présence de policiers le jour des faits, le tribunal estima que ceux-ci avaient été confrontés à la détermination des personnes présentes sur place et, dans ce cadre, avaient agi d’une manière raisonnable et proportionnée à la situation qui se présentait à eux, privilégiant la voie de la discussion et de la négociation.
28. Pour apprécier la nature et le taux de la peine à appliquer à chacun des requérants, le tribunal tint compte d’un certain nombre d’éléments, tels la situation personnelle et professionnelle, les antécédents judiciaires et le rôle de chacun des requérants lors des faits ainsi que le dépassement du délai raisonnable de la procédure pénale. S’agissant des requérants Mme Cue Alvarez et MM. Angelucci, Bodson, Cordaro, Fanara et Quaedpeerds, il souligna que le rôle d’encadrement que ceux-ci avaient pu exercer et les initiatives qu’ils avaient prises « a[vaient] rassuré, incité les autres à adopter et persister dans la commission de l’infraction déclarée établie ». Il condamna chacun d’eux à une peine d’un mois d’emprisonnement avec un sursis de trois ans et à une amende de 600 euros (EUR) (devant être substituée par une peine de dix jours d’emprisonnement en cas de non‑paiement). Les autres requérants, à savoir, Mme Legrand et MM. Croce, Dehousse, Garcia Blanco, Georges, Humblet, La Barbera, Lara Martinez, Lombardo et Nguyen, furent condamnés chacun à une peine de quinze jours d’emprisonnement avec un sursis de trois ans et à une amende de 300 EUR (devant être substituée par une peine de huit jours d’emprisonnement en cas de non‑paiement).
29. Les requérants interjetèrent appel de ce jugement.
3. L’arrêt de la cour d’appel de Liège du 19 octobre 2021
30. Par un arrêt du 19 octobre 2021, la cour d’appel de Liège (« la cour d’appel ») maintint la condamnation des requérants tout en la requalifiant sur la base de l’article 406, alinéa 1er, du CP, qui sanctionne les entraves méchantes à la circulation impliquant une mise en danger de personnes (paragraphe 44 ci‑dessous).
31. S’appuyant sur les faits tels qu’établis par le tribunal correctionnel, la cour d’appel rappela le contexte de la manifestation et les principaux événements du 19 octobre 2015, avant de procéder à l’établissement des éléments matériels de l’infraction prévue par l’article 406, alinéa 1er, du code pénal en ces termes :
« Il n’est pas contestable que, le 19 octobre 2015, s’est produit un blocage brutal et complet de la circulation routière sur l’autoroute à hauteur du pont de Cheratte par la mise en place de matériel constituant une barricade et par la présence d’un nombre très important de manifestants (évalué entre 100 et 200 personnes). Ce fait est objectivé par les constatations matérielles des enquêteurs, les images vidéo-filmées par les chaînes de télévision RTBF ‑ RTL et par les nombreuses déclarations recueillies au dossier.
(...)
Les constatations policières font état de « la mise en place, brutale, d’un blocage complet de l’autoroute à hauteur du pont de Cheratte (actuellement en travaux). Une centaine de manifestants ont envahi l’autoroute et mis en place des barrages faits de tout le matériel qu’ils ont pu voler sur le chantier (barrières, cônes, signalisation). Ils ont en outre mis le feu à leurs barricades, alimentant celui-ci de palettes de bois ainsi que de pneus » (...). Les photographies jointes au dossier répressif corroborent ces déclarations concordantes quant à l’impossibilité totale de circuler (...) ; elles montrent un très grand nombre de manifestants présents sur l’autoroute, nombreux portant la couleur de l’organisation syndicale FGTB ; des objets incendiés au milieu de la chaussée, obstruant celle-ci (...) ; les fumées importantes se dégageant de ces incendies, constituant une gêne considérable à la visibilité (...) ; les files de camions à l’arrêt.
De par sa nature même, ce blocage, qui rendait impossible tout passage de véhicules sur une voie de circulation à vitesse élevée, en ce compris de véhicules de secours, et empêchant ou rendant excessivement dangereuse l’intervention des forces de l’ordre (il y avait un danger évident pour les forces de l’ordre d’intervenir, sur un pont, en présence d’un important nombre de personnes), avec pour conséquence d’importantes files tant de camions que de voitures, était de nature à rendre potentiellement dangereuse la circulation routière ou à provoquer des accidents. À cet égard, le témoignage de [R.D.] est particulièrement relevant (...) : ce témoin déclare qu’il a dû freiner pour immobiliser son camion alors qu’il arrivait à hauteur du pont de Cheratte où la circulation était déjà ralentie en raison de travaux. Il a constaté la présence d’un attroupement qui est monté très rapidement sur l’autoroute et qui a mis directement le feu « sur la seule bande de circulation disponible ». Il ajoute qu’à son souvenir, les manifestants n’ont pas laissé libre la bande d’urgence. Il était à ce moment 5 h 30. Selon ce témoin, il y avait sur place une remorque acheminée par un des manifestants, remplie de vieux pneus utilisés pour alimenter le feu. Il est resté bloqué de 5 h 30 à 11 h 30.
Le danger potentiel pour la sécurité des usagers de l’autoroute, et des manifestants eux-mêmes, était avéré par le risque de collision en chaîne de véhicules par l’arrière, par des manœuvres de marche arrière ou de demi-tour tant de poids lourds – très nombreux à emprunter l’autoroute E40 – que de voitures, de situations d’agitation des automobilistes et/ou des chauffeurs routiers, par l’impossibilité de circuler des ambulances et ce, pendant plusieurs heures de la matinée du 19 octobre 2015.
Ces faits sont imputables individuellement à chacun des prévenus. Ceux-ci ont tous reconnu leur présence sur l’autoroute avant la dissipation de la manifestation, aux alentours de 11 heures, moment où la circulation a pu être rétablie (...). »
32. Sur l’implication des requérants, la cour d’appel s’exprima comme suit :
« Un « piquet » de masse consiste à amener un maximum de personnes manifestantes afin de démontrer le soutien massif aux revendications et le nombre de personnes employées peut transformer le piquet de masse en blocage complet. L’effet de groupe est bien un élément essentiel du « piquet » de masse.
C’est précisément la situation qui s’est réalisée lors des faits litigieux : un blocage complet et persistant pendant plusieurs heures de la matinée, de la circulation routière à hauteur du pont de Cheratte et qui n’a pu être rétablie qu’après le départ des manifestants.
Il résulte à suffisance des déclarations relevées ci-avant mais également des constatations policières que le barrage constitué non seulement de barrières, cônes et palettes mais également - et surtout - de centaines de personnes a pu subsister jusqu’à la fin de la manifestation grâce à la présence soutenante et solidaire des prévenus Didier HUMBLET, David LARA MARTINEZ, Grégory GEORGES, [E.R.], Hoang Nam NGUYEN, Gianni LA BARBERA, Simone LOMBARDO, Gianni ANGELUCCI, Bruno QUAEDPEERDS, Antoni CROCE, Fabian DEHOUSSE, Sébastian - Angel GARCIA BLANCO, Francesco CORDARO, Karin LEGRAND, Antonio FANARA, Thierry BODSON et Maria CUE ALVAREZ.
(...)
Chacun individuellement s’est donc associé, consciemment et volontairement, à l’action d’entrave potentiellement dangereuse relevée ci-avant, qui a été revendiquée par la FGTB aux termes des interviews télévisées qui ont servi d’informations de base à l’enquête et, de manière plus ponctuelle, par des photographies et commentaires publiés par le prévenu CORDARO.
Celui-ci s’est photographié en compagnie de ses collègues, photo qu’il a envoyée sur le réseau social Facebook avec la mention « l’équipe de choc ». Une fois que le pont a été bloqué, il a publié des messages sur les réseaux sociaux pour récupérer l’action au nom de la FGTB et a posté un commentaire libellé comme suit : « pont de Cheratte bloqué par la FGTB » ; il a également publié deux photographies prises sur place avec le commentaire « la lutte contre l’austérité continue chapeau bas à tous les militants de la fgtb ». Sur une de ces photographies figurent six hommes souriants parmi lesquels Didier HUMBLET, David LARA MARTINEZ, Hoang Nam NGUYEN, Gianni LA BARBERA et Simone LOMBARDO (...). Il est arrivé sur l’autoroute vers 6 h 30 – 7 heures et a quitté les lieux vers 11 heures, après avoir fait des allers-retours.
Karin LEGRAND est décrite par le coprévenu Gianni ANGELUCCI comme « excitée », « exhortant les manifestants à interdire aux automobilistes de faire demi‑tour en amont des barrages » (...).
(...)
Les prévenus FANARA et ANGELUCCI, qui, visiblement, jouaient un rôle de premier plan dans l’organisation des actions syndicales de Liège, étaient présents sur les lieux et au moment des faits, et n’ont demandé aux affiliés de quitter les lieux qu’en fin de matinée.
Le prévenu Thierry BODSON, de par sa fonction au sein de la FGTB au moment des faits litigieux, en se positionnant sur les lieux pendant presque trois heures, n’a pu avoir qu’une présence soutenante, confortant les affiliés dans leur action de blocage.
Les autres coprévenus, selon leurs propres déclarations, ne se sont pas contentés de se rendre quelques instants sur l’autoroute pour prendre la mesure de la situation, comme « simples spectateurs » ; ils s’y sont maintenus pendant plusieurs heures, voire ont fait des « allers-retours » entre les différentes actions, venant grossir le rang des manifestants et empêchant le rétablissement de la circulation (Didier HUMBLET s’est rendu sur le pont vers 7 heures et a fait des allées et venues ; Gianni LA BARBERA s’est maintenu sur le pont de 8 heures à 12 heures ; Simone LOMBARDO est monté sur le pont vers 6 h 15 et est parti à 11 heures ; le prévenu GARCIA BLANCO s’est maintenu sur les lieux de 6 h 30, environ, à la fin de l’action, vers 11 heures ; Hoang Nam NGUYEN est parti à la fin de l’action ; Maria CUE ALVAREZ est montée voir ce qui se passait peu après son arrivée, vers 6-7 heures, et a quitté les lieux vers midi après avoir réussi à mettre fin à l’occupation du pont – son interrogatoire par le tribunal ; Grégory GEORGES explique être monté vers 7 h 30 et prétend, à l’audience du tribunal n’être resté que 15 minutes sur place, ce qui ne paraît pas crédible dès lors que lors de son audition par les enquêteurs, il dit que tout le monde a quitté les lieux en même temps, à la fin de l’action ; Antoni CROCE a effectué des allées et venues entre le site du Carrefour et le pont ; Bruno QUAEDPEERDS a dit au tribunal être, avec ses collègues, « juste allé sur l’autoroute pour encadrer les affiliés de la fgtb » ; il est resté deux fois 20 à 30 minutes ; David LARA MARTINEZ est arrivé sur le parking du Carrefour vers 10 heures et est monté sur le pont qu’il a quitté avec ses collègues à la fin de l’action; Fabian DEHOUSSE a expliqué au tribunal être resté sur le pont d’environ 7 h 30 à la fin de l’action).
De par leurs comportements décrits ci-avant et qui ressortent singulièrement des images extraites des émissions des chaînes de télévision et de leurs propres déclarations, les prévenus ont apporté une aide essentielle à la perpétration de l’infraction et traduisent une intention de coopérer dans leur chef, même lorsqu’aucune action individuelle directe ne peut être constatée dans leur chef.
Il n’est pas question en l’espèce des comportements de tiers à la commission de l’infraction, dont les présences seraient fortuites et qui n’y auraient assisté qu’en simples spectateurs. Il est question de personnes qui sont venues, en pleine connaissance de cause, s’associer au blocage du pont de Cheratte par leur présence, présence qui est l’élément essentiel du « piquet » de masse, comme indiqué ci-avant, et qui rendait complexe l’intervention des forces de l’ordre, par le nombre (une centaine de personnes) et le lieu (pont).
Il n’est certes pas établi dans le chef des prévenus, hormis le prévenu [E. R.], qu’ils auraient contribué à déposer du matériel sur la chaussée, ni qu’ils auraient allumé les feux ou les auraient alimentés ; cependant, leur abstention a eu un effet positif (stimulant et encourageant) sur les auteurs de ces actes et les prévenus connaissaient et acceptaient que leur omission ait un tel effet. Leur inaction, consciente et volontaire, a constitué sans équivoque un encouragement à la perpétration des actes susdits, suivant l’un des modes prévus aux articles 66 et 67 du Code pénal. »
33. À l’instar du tribunal correctionnel, la cour d’appel rejeta la thèse des prévenus qui consistait à dire que les incidents les plus marquants (les dégradations et les feux) étaient le fait de « casseurs » autres que des manifestants. Elle estima qu’en tout état de cause « la présence de casseurs étrangers à la FGTB, à la supposer établie, ne viendrait pas éluder la responsabilité des prévenus quant à l’infraction qui leur [était] reprochée ».
34. Sur l’élément moral de l’infraction prévue par l’alinéa 1er de l’article 406 du CP, la cour d’appel statua en ces termes :
« L’infraction visée à l’article 406 alinéa 1er suppose une intention méchante qui implique que l’auteur doit avoir précisément eu pour but de réaliser la conséquence interdite par cette disposition légale, à savoir l’entrave à la circulation.
La Cour de cassation ne dit pas autre chose lorsqu’elle indique que : « Constitue l’intention méchante prévue à l’article 406 alinéa 1er du Code pénal, celle d’entraver la circulation ferroviaire, routière, fluviale ou maritime, d’une manière qui peut la rendre dangereuse et d’empêcher par-là les autres usagers de poursuivre leur marche normale, sans qu’il ne soit requis que le prévenu ait eu l’intention de rendre la circulation dangereuse ou d’occasionner un accident » (cf. Cass, 16 octobre 1979, arrêt no F.19791016-1, juridat, 07/12/2009, www.juridat.be).
La Cour de cassation a eu l’occasion de rappeler et de préciser, dans un arrêt récent que « l’intention requise consiste en l’entrave volontaire à la circulation en tant que telle. La situation de danger pour la circulation qui peut, de ce fait, être provoquée, ne fait pas partie de l’intention, mais n’est que la conséquence, exigée par la loi pénale, qui doit découler de l’action de l’auteur » (Cass, 7 janvier 2020, P.19.0804.N/2 - dossier des prévenus déposé à l’audience du 21 septembre 2021, pièce 10).
Comme la cour l’a déjà relevé ci-avant, il était évident que le blocage complet de la circulation sur la voie de circulation à grande vitesse E40, très fréquentée par les poids lourds, aux heures de grand trafic, à un moment où il faisait encore sombre, n’a pu que créer une situation de danger pour les usagers comme pour les manifestants eux‑mêmes.
Les prévenus ont, tous, admis avoir constaté lors de leur arrivée sur les lieux ou peu après leur arrivée, l’arrêt total de la circulation et la présence de feux et de fumée. Ils se sont rendus sur les lieux et s’y sont maintenus en pleine conscience de la situation de blocage.
En maintenant leur présence comme indiqué ci‑dessus, s’associant volontairement à l’entrave de la circulation, dont ils avaient parfaitement conscience, les prévenus ont eu l’intention méchante exigée par la loi pénale, sans que la cour ne doive constater que les prévenus savaient ou devaient savoir que l’entrave à la circulation impliquait une situation potentielle de danger ».
35. Quant à la mise en balance des poursuites pénales avec les libertés protégées par les articles 10 et 11 de la Convention, la cour d’appel se prononça comme suit :
« La cour se doit tout d’abord de souligner qu’il n’est nullement reproché aux prévenus, en l’occurrence, l’organisation d’une action syndicale « en vue d’exprimer leur désaccord à une politique publique », notamment par la mise en place de piquets de grève et/ou de barrages routiers. Il s’agit ici de leur imputer une entrave concrète à la circulation, rendant celle-ci potentiellement dangereuse.
Il est actuellement acquis que le droit de grève est un droit et, qu’en application des articles vantés ci-avant, il est qualifié de fondamental. Cependant, il découle de ces mêmes articles 10 et 11 de la CEDH et de la jurisprudence de la CEDH que le droit de grève ou de manifester n’est pas un droit absolu et qu’il peut être soumis à des restrictions, « à condition que ces restrictions répondent », comme le déterminent les prévenus, « aux objectifs d’intérêt général et ne doivent pas être considérés comme une intervention disproportionnée et intolérable impliquant que les droits protégés seraient touchés en leur essence même » (с/. Cass., 7 janvier 2020, P.19.0804.N/7). Ainsi, le droit de grève ne constitue pas une cause absolue de justification pénale des infractions qui seraient commises en temps de grève.
Contrairement à ce que soutiennent les prévenus, il n’est pas question en l’espèce de mettre en balance le droit de grève par rapport à d’autres droits subjectifs de tiers comme, notamment, celui de la libre circulation des personnes ou des marchandises, ou encore le droit de propriété.
L’article 406 alinéa 1er du Code pénal vise à sanctionner des comportements qui portent une atteinte grave à l’ordre public, à la sécurité routière, à l’intégrité physique des personnes ; il s’agit ici d’envisager le maintien de l’ordre et de la sécurité publics en prévenant des accidents et des dangers à la circulation et à l’intégrité physique d’autrui, qui doit être considéré comme essentiel dans une société démocratique et répondant à un besoin démocratique impérieux. Les faits litigieux concernent ainsi non pas une simple entrave à la circulation résultant de piquets de grève ou de barrages routiers filtrants, mais bien une entrave méchante à la circulation avec une mise en danger.
(...)
La restriction aux libertés d’expression et de réunion imposée par la répression du comportement visé à l’article 406 alinéa 1er du Code pénal, disposition légale prévisible, répond bien, par les intérêts que la loi pénale protège, à une nécessité sociale impérieuse et la proportionnalité est respectée entre le moyen utilisé (sanction pénale) et l’objectif visé (protection de la sécurité publique et l’intégrité des personnes). Cette répression par la loi pénale belge ne porte pas atteinte aux libertés syndicales – singulièrement le droit de grève – dès lors que celles‑ci peuvent s’exercer sans que ne soient adoptés les comportements visés par l’article précité, hautement préjudiciables pour la société.
Dans les circonstances concrètes de la cause, la cour estime que la condamnation des prévenus n’entraîne aucune autre restriction au droit de grève que celles reprises par les articles 10 et 11 de la CEDH.
Les jurisprudences vantées par les prévenus en termes de conclusions ne sont pas transposables à la présente affaire, soit que les droits mis en balance ne sont pas identiques, soit que les conditions des manifestations ne sont pas les mêmes que ceux de la présente cause (notamment l’affaire Kudrevicius et autres c. Lituanie et Barraco c. France) ou encore qu’il ne s’agit pas de poursuites pénales engagées dans le cadre d’une infraction (notamment l’affaire Eugen Schmidberger c. Autriche). »
36. Concernant la sanction, la cour d’appel estima que la gravité des faits appelait une peine plus sévère que celle prononcée en première instance. Tout en maintenant les peines d’emprisonnement avec sursis telles qu’imposées par le tribunal, elle porta les amendes infligées aux sommes suivantes :
- 2 100 EUR (devant être substituée par une peine de deux mois d’emprisonnement en cas de non‑paiement) pour les requérants MM. Angelucci et Fanara ;
- 1 500 EUR (devant être substituée par une peine de deux mois d’emprisonnement en cas de non‑paiement) pour les requérants Mme Cue Alvarez et MM. Bodson, Cordaro et Quaedpeerds ;
- 1 200 EUR (devant être substituée par une peine d’un mois d’emprisonnement en cas de non‑paiement) pour les requérants Mme Legrand et MM. Croce, Dehousse, Garcia Blanco, Georges, Humblet, La Barbera, Lara Martinez, Lombardo et Nguyen.
37. Pour déterminer la nature et le taux de la peine à prononcer, la cour d’appel eut tout d’abord égard aux éléments suivants : « la nature et le contexte des faits, leur gravité, le trouble grave causé à l’ordre public et à la sécurité routière, la congestion grave d’un réseau autoroutier, du préjudice et du risque aux usagers engendrés par de tels faits, la nécessité de faire prendre conscience aux prévenus de la gravité et de l’anormalité de leurs actes, s’agissant de l’amende, de la nécessité de faire mesurer aux prévenus l’inadéquation de leur comportement sur leur patrimoine ». Elle tint compte ensuite, pour chacun des requérants, de sa « personnalité telle qu’elle ressort[ait] du dossier et de l’instruction d’audience », de sa « situation personnelle actuelle », et de « l’absence d’antécédent judiciaire dans son chef » ou de ses « antécédents judiciaires au moment des faits ».
38. Elle prit toutefois en considération les éléments suivants en ce qui concerne six des requérants :
« ANGELUCCI : de sa personnalité telle qu’elle ressort du dossier et de l’instruction d’audience, de sa situation personnelle actuelle, de l’absence d’antécédent judiciaire dans son chef, de sa fonction de responsabilité au sein de la FGTB qui lui a conféré un rôle particulièrement prépondérant lors de la commission des faits,
QUAEDPEERDS : de sa personnalité telle qu’elle ressort du dossier et de l’instruction d’audience, de sa situation personnelle actuelle, de ses antécédents judiciaires au moment des faits, de sa fonction de délégué syndical de la FGTB, qui lui a conféré un rôle prépondérant lors de la commission des faits,
(...)
CORDARO : de sa personnalité telle qu’elle ressort du dossier et de l’instruction d’audience, de sa situation personnelle actuelle, de l’absence d’antécédent judiciaire dans son chef, de sa fonction de délégué syndical de la FGTB, qui lui a conféré un rôle prépondérant lors de la commission des faits,
(...)
FANARA : de sa personnalité telle qu’elle ressort du dossier et de l’instruction d’audience, de sa situation personnelle actuelle, de l’absence d’antécédent judiciaire dans son chef, de sa fonction de secrétaire régional FGTB métal Basse-Meuse qui lui a conféré un rôle particulièrement prépondérant lors de la commission des faits,
BODSON : de sa personnalité telle qu’elle ressort du dossier et de l’instruction d’audience, de sa situation personnelle actuelle, de l’absence d’antécédent judiciaire dans son chef, de sa fonction de secrétaire général de l’interrégionale wallonne de la FGTB, qui lui a conféré un rôle prépondérant lors de la commission des faits,
GUE ALVAREZ : de sa personnalité telle qu’elle ressort du dossier et de l’instruction d’audience, de sa situation personnelle actuelle, de l’absence d’antécédent judiciaire dans son chef, de son rôle prépondérant dans les faits reprochés en tant que « propagandiste » de la FGTB. »
39. À l’encontre de cet arrêt de la cour d’appel de Liège, les requérants introduisirent un pourvoi en cassation.
4. L’arrêt de la Cour de cassation du 23 mars 2022
40. Par un arrêt du 23 mars 2022, la Cour de cassation déclara les pourvois des requérants recevables mais non fondés. Elle rejeta le moyen des requérants soutenant que l’entrave méchante était une infraction instantanée et qu’il n’était donc pas possible d’y participer après la mise en place de l’obstacle constituant l’entrave. Elle statua comme suit :
« Une infraction est instantanée lorsque le fait vient à cesser dès qu’il a été commis.
L’infraction continue met son auteur dans un état permanent de flagrance jusqu’à ce qu’un fait contraire ou toute autre circonstance atteste qu’elle a cessé de se commettre. Elle crée un état de fait qui trouble de façon permanente l’ordre public et qui, aussi longtemps que cet état persiste par la volonté de l’agent, met en péril l’intérêt général.
Si la loi interdit d’entraver méchamment la circulation, il est manifeste que l’infraction ne réside pas seulement dans l’édification du barrage ou de l’obstacle mais encore, et surtout, dans le blocage que ce dispositif permet d’assurer aussi longtemps qu’il n’aura pas été levé.
Et ce n’est pas parce que les automobilistes bloqués par un barrage ne sont plus, de ce fait, en mouvement, que leur immobilisation cesse d’être punissable, non seulement dans le chef de ceux qui ont édifié l’obstacle, mais aussi dans le chef de ceux qui contribuent à en maintenir tant l’existence que les effets.
Soutenant que l’entrave méchante est une infraction instantanée de sorte qu’il n’est pas possible d’y participer après la mise en place de l’obstacle qui la produit, le moyen manque en droit. »
41. Les requérants alléguaient ensuite que leur condamnation pénale était contraire aux articles 10 et 11 de la Convention. La Cour de cassation rejeta ce moyen en ces termes :
« L’article 406 du Code pénal entend protéger la liberté d’aller et venir, et de circuler. L’objectif de cette disposition est de prévenir les répercussions que la paralysie du trafic normal des voyageurs et des marchandises peut entraîner pour la vie économique et sociale du pays.
L’arrêt constate que l’autoroute a été bloquée à hauteur du pont de Cheratte, par la mise en place d’une barricade et la présence d’environ deux cents manifestants, dont les dix-sept prévenus. Pour faire obstacle à toute circulation, y compris d’urgence, divers objets, notamment du matériel de signalisation, des pneus et des palettes de bois ont été disposés sur la chaussée. Le feu y a été bouté, provoquant une fumée qui gênait considérablement la visibilité. Le danger causé par ces actes résulte du risque de collision en chaîne des véhicules arrivant sur les lieux, des manœuvres de demi‑tour des nombreux poids lourds, de l’agitation des automobilistes coincés dans l’embouteillage, de l’impossibilité pour les ambulances de se frayer un passage et du risque d’atteinte aux structures du pont qui, déjà fragilisées par des travaux en cours, auraient pu céder sous l’effet de la chaleur induite par les incendies.
Selon l’arrêt, ce blocage complet a entraîné un bouchon de l’ordre de quatre cents kilomètres, a persisté pendant cinq heures et n’a pu être levé qu’après le départ des manifestants.
D’après les juges du fond, les demandeurs ne se sont pas contentés de se rendre sur place, comme de simples spectateurs ou seulement pour prendre la mesure de la situation. Ils s’y sont maintenus plusieurs heures, ont fait des allées et venues entre les différentes actions, ont grossi le rang des manifestants en empêchant le rétablissement de la circulation, ont rendu complexe l’intervention des forces de l’ordre, ont conforté les affiliés dans leur action, ont constitué par leur présence solidaire et en soutien un élément essentiel du piquet de masse, composante majeure du dispositif de blocage.
Les juges d’appel ont considéré que la prévention des accidents ou des dangers pour la circulation est un objectif nécessaire dans une société démocratique, et que la répression des actes qui y portent gravement atteinte n’est pas disproportionnée au regard du droit de grève et des libertés d’expression et d’association, dès lors que ce droit et ces libertés peuvent s’exercer sans prêter la main aux agissements décrits ci‑dessus.
L’arrêt est ainsi légalement justifié. »
42. Enfin, invoquant notamment les articles 10, 11 et 14 de la Convention, les requérants reprochaient à l’arrêt de la cour d’appel d’avoir condamné plus sévèrement certains requérants en raison de leur qualité de responsables syndicaux. La Cour de cassation écarta ce moyen en ces termes :
« Pour déterminer la nature et le taux de la peine à prononcer envers chacun des prévenus, l’arrêt prend en compte divers éléments parmi lesquels, en ce qui concerne [M. Angelucci], [M. Quaedpeerds], [M. Cordaro], [M. Fanara] et [M. Bodson], les fonctions qui, exercées par eux au sein d’un syndicat, leur ont conféré un rôle prépondérant lors de la commission des faits.
Ce motif n’entend pas asseoir l’aggravation de la peine sur la fonction syndicale exercée mais sur le mésusage de l’autorité et de la capacité à se faire obéir que cette fonction procurait à chacun de ses titulaires sur les manifestants.
Reposant sur une interprétation inexacte de l’arrêt, le moyen manque en fait. »
LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT
1. LE DROIT INTERNE PERTINENT
1. La Constitution belge
43. Les dispositions pertinentes de la Constitution sont ainsi libellées :
Article 19
« La liberté des cultes, celle de leur exercice public, ainsi que la liberté de manifester ses opinions en toute matière, sont garanties, sauf la répression des délits commis à l’occasion de l’usage de ces libertés. »
Article 26
« Les Belges ont le droit de s’assembler paisiblement et sans armes, en se conformant aux lois qui peuvent régler l’exercice de ce droit, sans néanmoins le soumettre à une autorisation préalable.
Cette disposition ne s’applique point aux rassemblements en plein air, qui restent entièrement soumis aux lois de police. »
Article 27
« Les Belges ont le droit de s’associer ; ce droit ne peut être soumis à aucune mesure préventive. »
2. L’article 406 du code pénal et la jurisprudence y relative
44. L’article 406 du code pénal, tel qu’en vigueur aux moments des faits, était libellé comme suit :
« Sera puni de la réclusion (de cinq ans à dix ans) celui qui aura méchamment entravé la circulation ferroviaire, routière, fluviale ou maritime par toute action portant atteinte aux voies de communication, aux ouvrages d’art ou au matériel, ou par toute autre action de nature à rendre dangereux la circulation ou l’usage des moyens de transport ou à provoquer des accidents à l’occasion de leur usage ou de leur circulation.
Indépendamment des cas visés à l’alinéa précédent, sera puni d’un emprisonnement de huit jours à trois mois et d’une amende de vingt-six [euros] à mille [euros], celui qui aura méchamment entravé la circulation ferroviaire, routière, fluviale ou maritime, par tout objet constituant obstacle de nature à empêcher la circulation ou l’usage des moyens de transport.
Sera puni d’une peine de huit jours à deux mois et d’une amende de vingt-six à cinq cents [euros] celui qui, par toute autre action, aura méchamment empêché la circulation en cours sur la voie ferroviaire ou routière. (...) ».
45. Dans son arrêt du 7 janvier 2020 (P.19.0804.N), la Cour de cassation précisa ce qui suit :
« 3. L’article 406 premier alinéa du Code pénal vise notamment l’entrave méchante de la circulation routière, par toute action de nature à rendre dangereux la circulation ou l’usage de moyens de transport ou à provoquer des accidents à l’occasion de leur usage ou de leur circulation.
Cette disposition rend punissable toute personne qui, animée par une intention méchante, et donc intentionnellement, provoque une situation de nature telle qu’il peut en résulter un danger pour la circulation des véhicules ou des accidents, sans qu’il soit requis que le danger se réalise concrètement. L’intention requise consiste en l’entrave intentionnelle de la circulation en tant que telle. Le danger pour la circulation pouvant en résulter est à dissocier de cette intention et n’est que la conséquence qui, selon la loi, doit découler du comportement de l’auteur de l’infraction. »
46. Par cet arrêt, la Cour de cassation rejeta un pourvoi dirigé contre un arrêt de la cour d’appel d’Anvers du 26 juin 2019 par lequel un responsable syndical avait été condamné pour entrave méchante à la circulation au sens de l’article 406, alinéa 1er, du code pénal.
47. Dans l’affaire en cause, des barrages routiers avaient été mis en place dans le port d’Anvers dans le cadre d’une grève générale qui avait été organisée le 24 juin 2016. Un carrefour avait notamment été bloqué. Le blocage de ce carrefour, caractérisé par la combustion de pneus et par un dégagement de fumée important, avait provoqué des embouteillages conséquents. La cour d’appel avait estimé que le dégagement massif de fumée noire avait entraîné de forts désagréments et avait réduit considérablement la visibilité des usagers de la route, tandis que les embouteillages importants avaient également créé un danger direct en raison du risque de collisions par l’arrière et de véhicules faisant marche arrière. Elle avait considéré que la violation de l’article 406, alinéa 1er, du code pénal ne pouvait se justifier par le droit de grève ou la liberté d’association. Elle avait indiqué que la loi pénale ne visait pas à réprimer la grève elle-même, mais l’attitude répréhensible de l’auteur de l’entrave à la circulation, et que le droit de grève et les autres droits pouvaient également s’exercer sans qu’une entrave à la circulation fût nécessaire.
48. Selon la Cour de cassation, « [l]e simple fait qu’une infraction soit commise dans le cadre d’une grève ou d’une manifestation ne fait pas disparaître l’élément moral de cette infraction, quels que soient les motifs de cette action. Ainsi, le fait qu’une entrave à la circulation soit organisée dans le but de soutenir des revendications syndicales, n’empêche pas nécessairement qu’il s’agisse d’une entrave méchante à la circulation au sens de l’article 406, alinéa 1er, du Code pénal. »
49. La Cour de cassation estima que la décision de la cour d’appel d’Anvers était légalement justifiée en ce que celle-ci avait jugé que « la condamnation du demandeur n’a pas pour effet de soumettre son droit de grève à des restrictions autres que celles prévues aux articles 10 et 11 de la Convention, d’autant plus que cette condamnation n’entrave pas l’exercice normal du droit de grève ».
2. LE CONSEIL DE L’EUROPE
50. La Charte sociale européenne (révisée) de 1996, ratifiée par la Belgique le 2 mars 2004, se lit comme suit dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« Partie II
Les Parties s’engagent à se considérer comme liées, ainsi que prévu à la partie III, par les obligations résultant des articles et des paragraphes ci-après (...)
Article 6 – Droit de négociation collective
En vue d’assurer l’exercice effectif du droit de négociation collective, les Parties contractantes (...)
(...) reconnaissent :
4. le droit des travailleurs et des employeurs à des actions collectives en cas de conflits d’intérêt, y compris le droit de grève, sous réserve des obligations qui pourraient résulter des conventions collectives en vigueur.
(...)
Partie V
Article G – Restrictions
1. Les droits et principes énoncés dans la partie I, lorsqu’ils seront effectivement mis en oeuvre, et l’exercice effectif de ces droits et principes, tel qu’il est prévu dans la partie II, ne pourront faire l’objet de restrictions ou limitations non spécifiées dans les parties I et II, à l’exception de celles prescrites par la loi et qui sont nécessaires, dans une société démocratique, pour garantir le respect des droits et des libertés d’autrui ou pour protéger l’ordre public, la sécurité nationale, la santé publique ou les bonnes moeurs.
2. Les restrictions apportées en vertu de la présente Charte aux droits et obligations reconnus dans celle-ci ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »
3. LE DROIT ET LA PRATIQUE PERTINENTS DE L’UNION EUROPÉENNE
51. Dans l’affaire Eugen Schmidberger, Internationale Transporte und Planzüge c. Autriche (affaire « Schmidberger », C-112/00, arrêt du 12 juin 2003, ECLI:EU:C:2003:333) de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) était en cause l’autorisation implicitement accordée par les autorités autrichiennes à un groupe de militants écologistes d’organiser une manifestation sur l’autoroute du Brenner, qui avait eu pour effet de bloquer complètement la circulation sur celle-ci pendant près de trente heures. Ajouté à l’interdiction préexistante, applicable au plan national, de circuler pendant les jours fériés, cet événement avait conduit à la fermeture de cette autoroute pendant quatre jours consécutifs, avec une courte interruption de quelques heures.
52. La CJCE a estimé que le fait de ne pas avoir interdit la manifestation litigieuse s’analysait en une restriction à la libre circulation des marchandises. Elle a ensuite recherché si le défaut d’interdiction pouvait être objectivement justifié. Elle a constaté que les objectifs spécifiques du rassemblement n’étaient pas, en tant que tels, déterminants pour établir la responsabilité de l’État membre au titre du traité CE, et qu’il convenait de tenir compte uniquement de l’objectif poursuivi par les autorités nationales, à savoir le respect des droits fondamentaux des manifestants en matière de liberté d’expression et de liberté de réunion. Pour la CJCE, tant la libre circulation des marchandises, l’un des principes fondamentaux garantis par le traité CE, que les droits consacrés par les articles 10 et 11 de la Convention pouvaient faire l’objet de restrictions au titre des exigences impératives d’intérêt général. La CJCE a ajouté qu’il lui restait à déterminer si les restrictions à la libre circulation des marchandises tolérées par l’Autriche étaient proportionnées au but légitime poursuivi.
53. À cet égard, la CJCE a relevé que l’affaire Schmidberger se distinguait de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 9 décembre 1997 Commission/France (C-265/95, Rec. p. I-6959) en ce que : a) les manifestants avaient demandé une autorisation ; b) l’entrave à la libre circulation des marchandises résultant du rassemblement était géographiquement limitée ; c) la manifestation n’avait pas pour objet d’entraver les échanges de marchandises d’une nature ou d’une origine particulières ; d) diverses mesures d’encadrement et d’accompagnement (campagnes d’information, mise en place de divers itinéraires de contournement, présence d’un service d’ordre pour assurer la sécurité sur le site de la manifestation) avaient été prises par les autorités compétentes afin de limiter autant que possible les perturbations de la circulation routière ; et e) la manifestation n’avait pas engendré un climat général d’insécurité ayant eu un effet dissuasif sur les courants d’échanges intracommunautaires dans leur ensemble. Elle a conclu que, dans ces conditions, les autorités autrichiennes avaient pu estimer qu’une interdiction pure et simple de la manifestation aurait constitué une ingérence inacceptable dans le droit des manifestants à la liberté de réunion pacifique, et que l’imposition de conditions plus strictes concernant tant le lieu que la durée du rassemblement aurait pu être perçue comme une restriction excessive.
EN DROIT
1. JONCTION DES REQUÊTES
54. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.
2. REMARQUES PRÉLIMINAIRES
55. En octobre 2023, le représentant des requérants a informé la Cour que M. Bruno Quaedpeerds (requête no 35981/22) était décédé le 12 septembre 2023 et que l’épouse de ce dernier, Mme Aline Schuitevoerder, entendait maintenir ses griefs.
56. Eu égard à l’objet de la requête et à l’ensemble des éléments dont elle dispose, la Cour estime que l’intéressée a un intérêt légitime au maintien de la requête de feu son époux et, de ce fait, qualité pour agir au titre de l’article 34 de la Convention. Pour des raisons de commodité, le présent arrêt continuera à appeler M. Quaedpeerds le « requérant » bien qu’il faille désormais attribuer cette qualité à son épouse (Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 1, CEDH 1999‑VI).
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION
57. Les requérants voient dans leur condamnation pour entrave méchante à la circulation sur le fondement de l’article 406, alinéa 1er, du code pénal une atteinte à leur droit à la liberté d’expression et à leur droit à la liberté de réunion pacifique. Ils invoquent les articles 10 et 11 de la Convention.
58. La Cour estime que, dans les circonstances de la cause, l’article 10 de la Convention s’analyse en une lex generalis par rapport à l’article 11 de la Convention, lex specialis, de sorte qu’il n’y a pas lieu de le prendre en considération séparément. Il convient dès lors d’examiner les griefs des requérants sur le terrain de l’article 11 de la Convention, lu à la lumière de l’article 10 (Ezelin c. France, 26 avril 1991, §§ 34‑37, série A no 202, et Gülcü c. Turquie, no 17526/10, §§ 75‑76, 19 janvier 2016).
59. L’article 11 de la Convention est ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. (...) »
1. Sur la recevabilité
60. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Les requérants
61. Les requérants confirment qu’ils ont participé à la manifestation du 19 octobre 2015 qui a donné lieu au blocage du pont de Cheratte, et qu’ils y ont pris part pour exprimer leur opposition à la politique d’austérité poursuivie à l’époque par le « gouvernement Michel ». Ils estiment que l’« intention méchante » que les juridictions nationales ont retenue les concernant pour justifier leur condamnation pénale sur le fondement de cette disposition n’exclut en rien le caractère « pacifique » de leur réunion, car il suffit que l’intention première d’entraver la circulation d’une manière qui puisse la rendre dangereuse soit constatée pour qu’il soit question d’une intention méchante au sens de l’article 406, alinéa 1er, du Code pénal.
62. Les requérants ne contestent pas que l’ingérence dans l’exercice par eux de leur droit à la liberté de réunion pacifique ait bien été prévue par la loi, à savoir l’article 406, alinéa 1er, du code pénal. Ils ne contestent pas non plus qu’elle ait poursuivi l’un des buts légitimes visés à l’article 11 § 2 de la Convention, à savoir le « maintien de l’ordre et de la sécurité publique ». Ils considèrent toutefois que leur condamnation pénale à des peines de prison avec sursis et à des amendes pénales n’était pas nécessaire au sens de l’article 11 de la Convention.
63. Les requérants estiment que les juridictions nationales n’ont pas développé de motivation convaincante, suffisante et pertinente pour asseoir leur condamnation. Ils soutiennent que les juridictions nationales ont opéré une confusion entre le but légitime poursuivi par l’ingérence et sa nécessité, et qu’elles n’ont pas examiné l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire. Ils allèguent que la notion jurisprudentielle de « participation punissable par omission » qui existe dans le droit pénal belge et qui a été retenue pour asseoir leur condamnation ne saurait justifier l’ingérence dans l’exercice par eux de leur droit à la liberté de réunion pacifique dès lors qu’ils ont simplement participé à une manifestation sans commettre d’« actes répréhensibles » au sens de la jurisprudence de la Cour.
64. Les requérants font valoir en outre que les circonstances de la cause, plus spécifiquement leur présence « à un moment donné » lors de la manifestation sur le pont où la circulation était bloquée par un piquet de masse, varient pour chacun d’eux. Or, l’utilisation indifférenciée par le Gouvernement des termes « les requérants » et « les manifestants » dans ses observations conduit à un amalgame injustifié entre, d’une part, une masse d’au moins deux cents manifestants non identifiés, et, d’autre part, chacun des requérants, dont il convient de prendre en compte, in concreto, le comportement individuel. Ils affirment que cet amalgame apparaît dans les conclusions du Gouvernement relatives à la nécessité de l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit de manifestation pacifique (paragraphe 70 ci‑dessous), et qu’il est impossible de vérifier si ces conclusions concernent les requérants uniquement ou les centaines de manifestants non identifiés qui étaient présents sur le pont le jour des faits. Ils réaffirment en outre qu’aucun d’eux n’a commis d’actes violents, ni n’a contribué d’une quelque façon que ce soit à la mise en place des barrages ou à l’alimentation des feux.
65. Répondant aux arguments du Gouvernement relatifs à la notion d’intention « méchante » au sens de l’article 406 du code pénal, les requérants retracent les origines de la modification de cet article par le législateur belge en 1967, et ils proposent une analyse de la jurisprudence nationale y relative. Ils déduisent de la doctrine que le texte actuel distingue trois hypothèses. La première (alinéa 1er) viserait des infractions de mise en danger des personnes. Les deux autres (alinéas 2 et 3), quant à elles, auraient uniquement trait aux atteintes à la liberté d’aller et venir ou de circuler librement, et il ne serait plus du tout question d’une quelconque mise en danger.
66. Selon les requérants, il découle de l’application par les juridictions internes de l’article 406, alinéa 1er, du code pénal que toute manifestation sur la voie publique visant à bloquer ou à entraver (par exemple par des « piquets filtrants ») la circulation routière constitue in se une « entrave méchante » à celle-ci et que, dès lors, l’intention d’entraver la circulation manifestée par un mouvement syndical y est donc en soi pénalement répréhensible. Un piquet de grève organisé sur la voie publique serait toujours susceptible d’engendrer une entrave à la circulation et partant, de représenter un danger potentiel, et, dès lors, l’intention « méchante » serait toujours présente et rendrait la participation à un tel piquet pénalement punissable. Cette disposition du droit pénal permettrait à l’État belge et aux juridictions nationales de criminaliser un droit fondamental.
67. Les requérants soutiennent en outre que les représentants des forces de l’ordre présents sur le pont au moment des faits ont fait preuve de passivité, ceux‑ci n’ayant cherché, selon eux, ni à mettre fin au blocage de l’autoroute, ni même à identifier les manifestants violents. Ils contestent l’argument invoqué à cet égard par le Gouvernement, qui cite la cour d’appel de Liège selon laquelle le blocage de la circulation sur le pont empêchait ou rendait excessivement dangereuse l’intervention des forces de l’ordre, et ils avancent que ni la cour d’appel, ni l’État belge n’exposent néanmoins en quoi ce « danger évident », de nature à empêcher l’intervention des forces de l’ordre pour dégager le pont, aurait consisté. Se référant à la décision du bourgmestre de refuser toute intervention sur le pont de Cheratte, ils considèrent que si l’autorité politique et administrative ayant dans ses compétences le maintien de l’ordre public a estimé, au moment des faits, qu’il n’était pas nécessaire de mettre fin à la situation de blocage, il est impossible de soutenir que la condamnation pénale des intéressés, intervenue plus de cinq ans après les faits, réponde à un besoin social impérieux dans une société démocratique eu égard à la prétendue « gravité des faits perpétrés ».
68. Enfin, les requérants allèguent que la sanction pénale qui leur a été infligée était disproportionnée et que sa sévérité ne peut qu’avoir un « effet dissuasif » sur leur droit de manifester pacifiquement.
b) Le Gouvernement
69. Le Gouvernement reconnaît que la manifestation litigieuse était une « réunion pacifique » au sens de l’article 11 de la Convention. Il voit dans la condamnation des requérants une ingérence qui était prévue par la loi, à savoir l’article 406 du code pénal. Il expose que l’article 406 du code pénal s’applique uniquement aux incidents survenant sur la voie publique et qu’un piquet de grève destiné à empêcher l’accès au siège d’administration ou d’exploitation d’une entreprise ou un dépôt ne tombe pas sous le coup de cette disposition, dans la mesure où il ne s’agit ni d’une voie publique ni d’une voie ouverte au public et que, en outre, la circulation n’est pas encore en cours en ce qu’elle concerne les véhicules devant quitter le site dont l’accès est empêché. Il reprend largement la motivation de l’arrêt de la cour d’appel du 19 octobre 2021 (paragraphes 30‑34 ci‑dessus) quant aux éléments matériel et moral de l’infraction d’entrave méchante à la circulation telle qu’établie dans le chef des requérants. Il s’appuie également sur ledit arrêt pour avancer que l’ingérence avait pour but le maintien de l’ordre et de la sécurité publics en prévenant des accidents et des dangers à la circulation et à l’intégrité physique d’autrui. Il soutient que la Cour a retenu dans son arrêt Kudrevičius et autres c. Lituanie ([GC], no 37553/05, § 182, CEDH 2015) la défense de l’ordre et de la protection des droits et libertés d’autrui comme des buts légitimes.
70. Sur la nécessité et la proportionnalité de l’ingérence, le Gouvernement indique que les juridictions nationales ont établi que la restriction à la liberté de réunion imposée aux requérants répondait bien à une nécessité sociale impérieuse et que la proportionnalité était respectée entre le moyen utilisé (sanction pénale) et l’objectif visé (la protection de la sécurité publique et de l’intégrité des personnes). Il reprend le raisonnement de la cour d’appel selon lequel la loi pénale belge ne porte pas atteinte aux libertés syndicales – singulièrement le droit de grève – dès lors que celles-ci peuvent s’exercer sans que ne soient pour autant adoptés les comportements visés par l’article 406 du code pénal, dans la mesure où ceux-ci sont hautement préjudiciables pour la société. Faisant référence à l’arrêt Barraco c. France (no 31684/05, 5 mars 2009), il soutient que la Cour a déjà considéré que la condamnation d’un manifestant indépendamment de sa simple participation à une manifestation mais plutôt en raison d’un comportement précis adopté lors de celle-ci, à savoir le blocage d’une autoroute, causant une obstruction plus importante que n’en comporte généralement l’exercice du droit de réunion pacifique, n’était pas disproportionnée eu égard à la mise en balance entre l’intérêt général à la défense de l’ordre et l’intérêt du requérant et des autres manifestants à choisir cette forme particulière de manifestation.
71. Le Gouvernement considère qu’eu égard à la gravité des faits perpétrés par les manifestants au pont de Cheratte et à la mise en danger d’autrui, l’ingérence dans la liberté de réunion des requérants était prévue par la loi, nécessaire au sens de l’article 11 § 2 de la Convention à la protection de la sécurité publique et proportionnée au but poursuivi. Il souligne qu’il s’agit ici de sanctionner non pas le droit de grève mais le comportement infractionnel des auteurs d’une entrave méchante à la circulation ayant entraîné une situation de danger.
2. Les tiers intervenants
a) La Ligue des droits humains
72. La Ligue des droits humains (LDH) estime qu’il existe en Belgique un problème structurel de non-respect des libertés de manifestation et d’expression qui touche les droits de négociation et d’action collective protégés par les articles 10 et 11 de la Convention. Les autorités belges seraient en défaut de garantir aux citoyens leur droit à manifester dans l’espace public sans formalité rédhibitoires à accomplir et sans craindre différentes formes de contrôle voire de répression de leurs libertés d’expression et de manifestation pacifique. Sur l’espace de plusieurs décennies, la LDH observe un renforcement des restrictions et de la répression des mouvements sociaux, tant par le recours à la force publique que par la sanction administrative ou pénale.
73. La LDH considère que l’ensemble de ces éléments constituent des ingérences dans le droit de manifester et ont également pour conséquence de décourager ou limiter les demandes d’autorisation de manifestations. Selon elle, ils s’inscrivent dans un contexte de judiciarisation (en particulier de pénalisation) croissante des actions collectives, qui laisse observer un glissement vers une prévalence des droits économiques sur les droits sociaux et humains. La LDH exprime son inquiétude quant à ce qu’elle perçoit comme des tentatives du pouvoir politique de faciliter les velléités répressives et le maintien de l’ordre par des législations nouvelles. Elle renvoie à cet effet à un projet de loi visant à introduire une peine autonome d’interdiction de manifester.
b) La Confédération européenne des syndicats
74. La Confédération européenne des syndicats (CES) considère que le droit de grève est absolument essentiel au fonctionnement du syndicalisme dans les sociétés libres, et qu’il n’est pas acceptable de restreindre la liberté d’association et le droit de grève de travailleurs et responsables syndicaux participant pacifiquement à des réunions collectives. Elle invoque à cet égard les dispositions de nombreux instruments internationaux à portée générale et régionale dont, entre autres, la Convention no 87 de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical du 9 juillet 1948, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et la Charte sociale européenne (révisée) ainsi que la pratique y relative.
3. Appréciation de la Cour
75. La Cour examinera cette affaire à la lumière des principes généraux qu’elle a dégagés dans l’arrêt Kudrevičius et autres (précité, §§ 108‑110 et 142‑160) et réitérés dans l’arrêt Navalnyy c. Russie ([GC], nos 29580/12 et 4 autres, §§ 98‑103, 114‑115 et 128, 15 novembre 2018).
a) Sur l’applicabilité de l’article 11 de la Convention
76. La Cour constate qu’il n’est pas contesté que tous les requérants étaient à tout le moins physiquement présents – pendant des durées différentes – sur le pont de Cheratte lors de son blocage. La cour d’appel a jugé que chacun des requérants s’était associé, consciemment et volontairement, à l’action d’entrave potentiellement dangereuse de la circulation, action prohibée par l’article 406, alinéa 1er, du code pénal.
77. La Cour note que les requérants ne prétendent pas avoir exercé leur liberté syndicale à l’occasion de ce blocage, dont ils allèguent qu’il n’a été ni décidé, ni encouragé, ni encadré par la FGTB. Elle relève toutefois que, selon les constats de la cour d’appel, de nombreux manifestants arboraient les couleurs de la FGTB, et que le blocage a été revendiqué par cette organisation. Quoi qu’il en soit, la Cour observe qu’il n’a pas été reproché aux requérants d’avoir participé à la grève organisée par ce syndicat et qu’aucune sanction ne leur a d’ailleurs été imposée de ce chef (comparer notamment avec Humpert et autres c. Allemagne [GC], nos 59433/18 et 3 autres, § 113, 14 décembre 2023).
78. Dès lors que se trouve exclusivement en cause l’entrave méchante à la circulation sur le pont de Cheratte, il convient de déterminer si les requérants peuvent prétendre avoir exercé à cette occasion leur liberté de « réunion pacifique » au sens de l’article 11 de la Convention.
79. La Cour rappelle que l’article 11 de la Convention ne protège que le droit à la liberté de « réunion pacifique », notion qui n’englobe pas les réunions dont les organisateurs et participants ont des intentions violentes. Les garanties de cette disposition s’appliquent donc à tous les rassemblements, à l’exception de ceux dont les organisateurs ou les participants sont animés par de telles intentions, incitent à la violence ou renient d’une autre façon les fondements de la société démocratique (Navalnyy, précité, § 98).
80. La Cour a déjà eu l’occasion d’examiner des situations dans lesquelles des manifestations initialement pacifiques avaient été entachées par des actes de violence commis soit par certains manifestants, soit par des individus aux intentions violentes s’étant joints à la manifestation ou ayant profité de cette occasion pour commettre des actes violents (Laurijsen et autres c. Pays-Bas, nos 56896/17 et 4 autres, §§ 57‑58, 21 novembre 2023, et les affaires qui y sont citées, notamment Gün et autres c. Turquie, no 8029/07, § 51, 18 juin 2013). Dans les affaires de ce type, la Cour a estimé que pour autant que ses intentions ou son comportement demeurent pacifiques, une personne ne cesse pas de jouir du droit à la liberté de réunion pacifique au simple motif que d’autres personnes commettraient des actes de violence sporadiques ou d’autres actes répréhensibles au cours de la manifestation. La possibilité que des extrémistes aux intentions violentes étrangers à l’association organisatrice se joignent à la manifestation ne peut suffire à supprimer ce droit (Laurijsen et autres, précité, § 58).
81. En l’espèce, la Cour note que les juridictions internes n’ont pas établi d’intentions violentes dans le chef des requérants et que ceux-ci n’ont pas été condamnés pour la commission d’actes violents ou pour incitation à la violence (Kudrevičius et autres, précité, § 97). De la condamnation des requérants pour entrave « méchante » à la circulation, il ne peut être automatiquement inféré un constat d’inapplicabilité de l’article 11 de la Convention au titre de la liberté de « réunion pacifique ». En effet, l’article 406, alinéa 1er, du code pénal punit l’entrave intentionnelle à la circulation, sans exiger pour autant une intention violente dans le chef de l’intéressé (paragraphe 45 ci‑dessus). La Cour note à cet égard que ni les juridictions internes ni le Gouvernement devant elle n’ont contesté l’applicabilité de l’article 11 de la Convention au titre de la liberté de « réunion pacifique » au profit des requérants.
82. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les requérants peuvent se prévaloir de l’article 11 de la Convention dans le cas d’espèce.
b) Sur l’existence d’une ingérence
83. Les parties s’accordent à dire que la condamnation des requérants sur le fondement de l’article 406, alinéa 1er, du code pénal s’analyse en une ingérence dans l’exercice par eux de leur droit à la liberté de réunion pacifique. La Cour ne voit pas de raisons de conclure autrement.
84. Pareille ingérence enfreint l’article 11, sauf si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou plusieurs des buts légitimes cités au paragraphe 2 de cette disposition et est « nécessaire dans une société démocratique », pour les atteindre (ibidem, § 102).
c) Sur la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi »
85. La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’ingérence litigieuse avait pour base légale l’article 406, alinéa 1er, du code pénal et que cette disposition vise des infractions de mise en danger d’autrui, à la différence des alinéas 2 et 3 qui ont trait à des atteintes à la liberté d’aller et de venir et n’envisagent pas la mise en danger d’autrui.
86. La Cour note également que les requérants ne remettent en cause ni la clarté, ni la prévisibilité de l’article 406, alinéa 1er, du code pénal (comparer, a contrario, Kudrevičius et autres, précité, § 103), et qu’ils admettent que l’ingérence était « prévue par la loi ».
87. Les requérants critiquent cependant les conséquences de l’interprétation et de l’application de cet alinéa par les juridictions internes (paragraphe 66 ci‑dessus). La Cour rencontrera cette critique des requérants sous l’angle de la proportionnalité de l’ingérence.
d) Sur l’existence d’un ou plusieurs buts légitimes
88. La Cour admet que la condamnation des requérants poursuivait les buts légitimes que constituent la « défense de l’ordre » et la « protection des droits et libertés d’autrui » (ibidem, § 140).
89. Il reste dès lors à déterminer si l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces buts.
e) Sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique »
90. La Cour rappelle que toute manifestation dans un lieu public est susceptible d’entraîner des perturbations de la vie quotidienne, notamment de la circulation routière. Ce fait en soi ne justifie pas une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression, car il est important que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance en la matière. Le « degré de tolérance » approprié ne peut être défini in abstracto : la Cour doit examiner les circonstances particulières de l’affaire, en particulier l’ampleur des « perturbations de la vie quotidienne » (ibidem, § 155).
91. Le refus délibéré des organisateurs de se conformer aux règles du jeu démocratique et leur décision de structurer tout ou partie d’une manifestation de façon à provoquer des perturbations de la vie quotidienne et d’autres activités à un degré excédant le niveau de désagrément inévitable dans les circonstances constituent un comportement qui ne saurait bénéficier de la même protection privilégiée offerte par la Convention qu’un discours ou débat politique sur des questions d’intérêt général ou que la manifestation pacifique d’opinions sur de telles questions. Au contraire, la Cour estime que les États contractants jouissent d’une ample marge d’appréciation pour évaluer la nécessité de prendre des mesures visant à restreindre pareils comportements (ibidem, § 156).
92. La Cour a également indiqué que, même si, dans le contexte de l’exercice de la liberté de réunion dans les sociétés modernes, des comportements physiques visant délibérément à bloquer la circulation routière et à entraver le bon déroulement de la vie quotidienne dans le but de perturber sérieusement les activités d’autrui ne sont pas rares, ils ne sont pas au cœur de la liberté protégée par l’article 11 de la Convention (ibidem, § 97).
93. En l’espèce, afin d’apprécier la proportionnalité de l’ingérence litigieuse, la Cour examinera successivement les éléments pertinents qui se dégagent de sa jurisprudence, à savoir, l’existence d’une autorisation préalable du rassemblement litigieux, le comportement des requérants et des autorités lors dudit rassemblement ainsi que les sanctions infligées aux requérants (ibidem, §§ 161-184 ; voir aussi Navalnyy, précité, § 128).
94. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions qu’elles ont rendues. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer, après avoir établi qu’elle poursuivait un « but légitime », si elle répondait à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle était proportionnée au but poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Kudrevičius et autres, précité, § 143).
1. Quant à l’autorisation préalable du rassemblement litigieux
95. La Cour note que si le mouvement de grève du 19 octobre 2015 a été très largement annoncé plusieurs semaines à l’avance (paragraphe 4 ci‑dessus), l’action résultant du blocage du pont de Cheratte n’a pas fait l’objet d’une déclaration préalable ni a fortiori d’une autorisation préalable par les autorités. Elle n’était donc pas autorisée (comparer notamment avec l’affaire Schmidberger, paragraphes 51‑53 ci‑dessus). Les requérants ne prétendent d’ailleurs pas le contraire.
96. Il n’apparaît pas davantage que l’action des manifestants ait été justifiée par la nécessité de répondre immédiatement à un événement soudain qui se serait produit le 19 octobre 2015 ou autour de cette date (Kudrevičius et autres, précité, §§ 166-167).
2. Quant au comportement des requérants et des autres manifestants le 19 octobre 2015, et ses conséquences
97. La Cour rappelle qu’un blocage brutal et complet de la circulation routière s’est produit à hauteur du pont de Cheratte, dans la matinée du 19 octobre 2015. Ce blocage, qui a duré approximativement cinq heures et a entraîné un bouchon de l’ordre de quatre cents kilomètres, a donné lieu à une situation générale de tension et à des incidents, ce que les requérants ne contestent pas (paragraphe 11 ci‑dessus ; comparer avec Laguna Guzman c. Espagne, no 41462/17, § 52, 6 octobre 2020).
98. La cour d’appel a établi que ce blocage, qui rendait impossible tout passage de véhicules sur une voie de circulation à grande vitesse, y compris de véhicules de secours, et empêchait ou rendait excessivement dangereuse l’intervention des forces de l’ordre, entraînant d’importantes files de camions et de voitures, était de nature à rendre potentiellement dangereuse la circulation routière ou à provoquer des accidents. Elle a indiqué que le danger potentiel pour la sécurité des usagers de l’autoroute, et des manifestants eux‑mêmes, était avéré par le risque de collision en chaîne de véhicules par l’arrière, de manœuvres de marche arrière ou de demi‑tour tant de poids lourds – très nombreux à emprunter l’autoroute E40 – que de voitures, et de situations d’agitation des automobilistes et/ou des chauffeurs routiers, ainsi que par l’impossibilité pour les ambulances de circuler et ce, plusieurs heures durant. Le danger était également constitué par les fumées importantes qui se dégageaient des incendies et qui entravaient considérablement la visibilité (paragraphe 31 ci‑dessus).
99. Par ces considérations, la cour d’appel a souligné le caractère total du blocage de la circulation ainsi que sa durée, et caractérisé la situation de danger qui en a résulté pour les usagers comme pour les manifestants eux‑mêmes.
100. La Cour note que pour retenir la responsabilité pénale des requérants, la cour d’appel a considéré, sur la base des éléments du dossier et de leurs déclarations, que ceux-ci s’étaient individuellement associés, consciemment et volontairement, à l’action d’entrave dangereuse à la circulation au sens de l’article 406, alinéa 1er, du code pénal (paragraphes 31‑34 ci‑dessus). La cour d’appel a par ailleurs jugé que le blocage litigieux avait pu subsister jusqu’à la fin de la manifestation grâce à la présence soutenante et solidaire des requérants.
101. La Cour rappelle qu’il n’entre pas, normalement, dans ses attributions de substituer sa propre vision des faits à celle des cours et tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux (voir, notamment, Kudrevičius et autres, précité, §§ 169 et références y citées). Il ne lui appartient pas davantage de vérifier si les éléments constitutifs de l’infraction visée à l’article 406, alinéa 1er, du code pénal étaient réunis. Il lui revient en revanche de s’assurer que la condamnation des requérants n’est pas contraire à l’article 11 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Belkacem c. Belgique (déc.), no 34367/14, § 29, 27 juin 2017).
102. En l’espèce, la Cour relève d’emblée les trois éléments suivants. Premièrement, elle rappelle (paragraphe 96 ci-dessus) que l’entrave litigieuse à la circulation ne fait pas suite à un événement soudain susceptible de justifier une réaction immédiate (Éva Molnár c. Hongrie, no 10346/05, § 39, 7 octobre 2008, et Kudrevičius et autres, précité, § 166). Deuxièmement, les actions des manifestants ne visaient pas directement une activité qu’ils réprouvaient, mais avaient pour but le blocage physique d’une autre activité qui ne présentait aucun lien direct allégué avec l’objet de leur contestation, c’est-à-dire les mesures d’austérité décidées par le gouvernement à l’époque (ibidem). Troisièmement, il n’a pas été allégué ni, a fortiori, démontré que le blocage litigieux ait été le seul moyen nécessaire pour faire valoir leurs revendications (ibidem, § 168).
103. La Cour observe ensuite que le blocage litigieux du pont de Cheratte trouve son origine dans les actes de personnes non identifiées qui ont dressé des barrages sur l’autoroute et y ont mis le feu, bloquant ainsi les deux seules voies de circulation restées ouvertes pendant les travaux. Il ne ressort pas des constats des juridictions internes que les requérants soient à l’origine du blocage (comparer avec l’arrêt Barraco, précité, §§ 8 et 47, où le requérant ainsi que deux autres conducteurs avaient bloqué la circulation, prenant l’initiative d’arrêter volontairement leurs véhicules respectifs en tête du cortège).
104. Aux yeux de la Cour, cependant, le fait de ne pas être à l’origine d’un blocage routier ne saurait rendre incompatibles avec l’article 11 de la Convention des mesures prises à l’égard de personnes y prenant part et contribuant à une entrave dangereuse à la circulation. La Cour a déjà jugé que, lorsque des manifestants perturbent intentionnellement la vie quotidienne et les activités licites d’autrui, ces perturbations, lorsque leur ampleur dépasse celle qu’implique l’exercice normal de la liberté de réunion pacifique, peuvent être considérées comme des « actes répréhensibles » au sens de sa jurisprudence. Pareil comportement peut donc justifier l’imposition de sanctions, y compris de nature pénale (Kudrevičius et autres, précité, § 173). Tel est le cas lorsque le blocage se caractérise, comme en l’espèce, par une situation avérée de danger pour la circulation et les personnes.
105. La Cour ne saurait perdre de vue les conséquences importantes et parfois très graves que le blocage total d’un grand axe autoroutier peut entraîner pour les autres individus non concernés par l’action, en particulier au regard des droits garantis à ceux-ci par la Convention, dès lors que ces conséquences vont au-delà d’une simple gêne occasionnée par toute manifestation sur la voie publique (Barraco, précité, § 47). Elle a en outre déjà indiqué que des actions visant délibérément à bloquer la circulation routière n’étaient pas au cœur de la liberté protégée par l’article 11 de la Convention (paragraphe 92 ci-dessus).
106. En l’occurrence, la Cour observe que les requérants n’ont été condamnés ni pour avoir mené une action de grève, ni pour avoir exprimé leurs opinions, mais pour s’être associés à un blocage de la circulation ayant fait naître la situation potentiellement dangereuse incriminée par le code pénal et décrite par la cour d’appel. Celle-ci a en effet relevé que les requérants s’étaient rendus sur les lieux, qu’ils s’y étaient maintenus en pleine conscience de la situation de blocage, et qu’ils avaient, par leur inaction consciente et volontaire, apporté une aide essentielle à la perpétration de l’infraction d’entrave méchante à la circulation routière, certains ayant joué un rôle « prépondérant » (pour ce qui est des requérants Mme Cue Alvarez et MM. Bodson, Cordaro et Quaedpeerds), voire « particulièrement prépondérant » (pour ce qui est des requérants MM. Angelucci et Fanara) dans le blocage, eu égard à leurs responsabilités syndicales (paragraphe 39 ci-dessus).
107. La Cour constate que l’arrêt de la cour d’appel de Liège est longuement motivé quant aux comportements respectifs des requérants (paragraphes 30‑38 ci‑dessus). La Cour ne voit pas de raisons de remettre en cause le constat opéré par la cour d’appel selon lequel chacun des requérants a contribué au blocage litigieux, cette contribution pouvant être considérée dans les circonstances détaillées par cet arrêt comme « répréhensible » au sens de la jurisprudence de la Cour (paragraphe 104 ci-dessus).
108. La cour d’appel a examiné chacune des déclarations des requérants dont il ressort que ceux‑ci ont pris part à l’entrave litigieuse de la circulation avec mise en danger. Comme l’a relevé la Cour de cassation à la suite de la cour d’appel, la participation des requérants, qui n’était ni fortuite ni passive, constituait un élément essentiel du dispositif de blocage mis en place (paragraphe 41 ci-dessus). La cour d’appel a également pu tenir compte des images diffusées à la télévision, ainsi que, notamment, des messages et photographies publiés par le requérant M. Cordaro sur les réseaux sociaux, qui reflètent la revendication de l’action par la FGTB à travers les messages suivants : « pont de Cheratte bloqué par la FGTB » et « la lutte contre l’austérité continue chapeau bas à tous les militants de la FGTB » (paragraphe 32 ci‑dessus). La Cour note au surplus que les déclarations du requérant M. Fanara illustrent son rôle dans la mesure où il a « pris à un certain moment la décision de mettre fin au mouvement » et a « proposé aux camarades de lever l’action et de rejoindre le parking du Carrefour de Herstal » (paragraphe 17 ci‑dessus). Il en va de même des déclarations du requérant M. Angelucci confirmant le pouvoir des délégués syndicaux dans le cadre de la présente action (paragraphe 15 ci‑dessus).
109. Le fait que les requérants n’aient pas personnellement commis d’actes de violence ni incité autrui à commettre de tels actes lors du blocage routier ne pourrait suffire à conclure à l’absence de comportement « répréhensible » au sens de la jurisprudence de la Cour (Kudrevičius et autres, précité, § 174).
110. Dans la mesure où les requérants contestent l’approche des juridictions internes et ses conséquences sur leur liberté syndicale (paragraphe 66 ci-dessus), la Cour est particulièrement sensible à la nécessité pour les autorités nationales de ne pas interpréter ni appliquer de manière extensive l’infraction d’« entrave méchante à la circulation », sous peine de vider de sa substance la liberté syndicale protégée par l’article 11 de la Convention. Elle entend rappeler à cet égard que le droit de grève est incontestablement protégé par l’article 11 de la Convention et qu’il est, pour les syndicats, un moyen de faire entendre leur voix et un outil important aux fins de la protection des intérêts professionnels de leurs membres, et, pour les travailleurs syndiqués, un outil important aux fins de la défense de leurs intérêts (Humpert et autres, précité, § 104).
111. Pour autant, le droit de grève, tel qu’il est protégé par l’article 11 de la Convention, ne revêt pas un caractère absolu. Il peut être soumis à certaines conditions et faire l’objet de certaines restrictions (ibidem, § 107).
112. En l’espèce, la Cour rappelle que les faits litigieux concernent non pas une simple entrave à la circulation résultant de piquets de grève ou de barrages routiers filtrants, mais une entrave méchante à la circulation avec mise en danger d’autrui (paragraphes 34‑35 ci-dessus). Or, ainsi qu’il ressort de sa jurisprudence, la Cour ne saurait considérer que l’incrimination et la sanction d’une telle entrave emportant mise en danger d’autrui puissent constituer, en elles‑mêmes, une atteinte contraire à l’article 11 de la Convention (voir, notamment, les arrêts Barraco et Kudrevičius et autres, et la décision dans l’affaire Lucas, tous précités). En particulier, la Cour ne saurait cautionner sans réserve la thèse selon laquelle le droit de grève, tel qu’il est garanti par l’article 11 de la Convention, inclurait le droit pour un syndicat ou ses membres de pratiquer des blocages de la voie publique qui, opérés sans autorisation préalable, provoqueraient une paralysie complète de la circulation sur un grand axe autoroutier durant plusieurs heures, en perturbant considérablement la vie quotidienne et les activités licites de personnes non impliquées dans cette action et en créant une situation de danger pour les usagers. Une telle thèse ne peut trouver appui dans la jurisprudence de la Cour.
113. Par ailleurs, rappelant qu’une action de grève n’est, en principe, protégée par l’article 11 que dans la mesure où elle est organisée par un organisme syndical et considérée comme faisant effectivement partie de l’activité syndicale (voir, notamment, Barış et autres c. Turquie (déc.), nos 66828/16 et 31 autres, § 45, 14 décembre 2021), la Cour note que les requérants ont eux‑mêmes précisé que le blocage du pont de Cheratte ne relevait pas de l’exercice de l’action syndicale qu’ils entendaient mener le 19 octobre 2015, et que ce blocage n’avait été ni décidé ni organisé par la FGTB (paragraphes 7 et 8 ci-dessus) de sorte que, selon eux, leur droit à la liberté syndicale ne se trouvait pas en jeu dans le cas d’espèce.
114. Au reste, la Cour prend note de l’affirmation du Gouvernement selon laquelle l’article 406 du code pénal ne vise que les entraves méchantes à la circulation survenant sur la voie publique, un piquet de grève destiné à empêcher l’accès au siège d’administration ou d’exploitation d’une entreprise ou un dépôt ne tombant pas sous le coup de cette disposition (paragraphe 69 ci‑dessus).
3. Quant au comportement des autorités pendant la manifestation
115. La Cour observe avec les requérants que les autorités compétentes se sont abstenues d’intervenir pour mettre un terme aux feux, le bourgmestre ayant refusé toute intervention (voir, a contrario, Gün et autres, précité, § 79, concernant des tentatives de forces de l’ordre d’éteindre un feu sur une route). Elle constate, plus largement, que la police n’a pas cherché à disperser la manifestation et qu’elle a essayé d’y mettre fin par la persuasion et la discussion, en collaboration avec les représentants syndicaux présents sur place, notamment avec M. Fanara (paragraphes 17 et 24 ci‑dessus : comparer, a contrario, avec Geylani et autres c. Türkiye, no 10443/12, § 124, 12 septembre 2023, où la police avait dispersé une manifestation sur une route quelques minutes après son commencement).
116. Les juridictions nationales ont établi, en première instance comme en appel, que les autorités avaient privilégié la discussion au motif que la détermination des personnes présentes sur place et la situation sur le pont rendaient excessivement dangereuse une intervention des forces de l’ordre (paragraphes 27 et 31 ci‑dessus). La Cour considère que pareille approche peut se comprendre, eu égard notamment au grand nombre de personnes présentes sur le pont, à la configuration des lieux, à la situation de tensions présidant au moment des faits ainsi qu’au risque d’aggravation en cas d’intervention. Il ressort, du reste, du dossier que la police est intervenue lorsque cela s’est avéré nécessaire pour apaiser un conflit survenu avec un camionneur (paragraphe 17 ci‑dessus). Par conséquent, l’absence d’ordre formel de dispersion que dénoncent les requérants en l’espèce ne saurait s’analyser en un manquement aux obligations positives incombant à l’État défendeur au titre de l’article 11 de la Convention (Kudrevičius et autres, précité, § 176).
117. En même temps, force est de constater que la tolérance dont les autorités ont fait preuve, a permis aux manifestants de tenir leur rassemblement, malgré l’absence d’autorisation, et d’exprimer leur contestation pendant une longue durée (voir Éva Molnár, précité, § 43, et, a contrario, Oya Ataman c. Turquie, no 74552/01, § 41, CEDH 2006-XIV).
118. La Cour peut considérer que les autorités ont cherché à mettre en balance les différents intérêts en jeu afin de garantir le bon déroulement du rassemblement et la sécurité des personnes (Kudrevičius et autres, précité, § 177). Elle tient également compte de ce que la tenue de la manifestation n’avait pas été préalablement portée à la connaissance des autorités, lesquelles ont dès lors été empêchées de prendre utilement des mesures préventives (Oya Ataman, précité, § 39, comparer avec Barraco, précité, § 45).
4. Quant aux sanctions infligées aux requérants
119. La Cour a déjà observé qu’il n’existe pas d’approche uniforme au sein des États parties quant à la qualification juridique de l’entrave à la circulation routière sur une autoroute publique, qui est considérée comme une infraction pénale dans certains États et comme une infraction administrative dans d’autres. Dès lors, il convient de laisser aux autorités nationales un pouvoir discrétionnaire large pour qualifier le type de comportement reproché aux requérants. Partant, les autorités nationales n’ont pas dépassé les limites de l’ample marge d’appréciation qui était la leur en l’espèce lorsqu’elles ont eu recours à la voie pénale (Kudrevičius et autres, précité, § 180).
120. En ce qui concerne les sanctions infligées en l’espèce, la Cour relève que les requérants se sont vu imposer une peine privative de liberté allant de quinze jours à un mois d’emprisonnement, assortie d’un sursis de trois ans, ainsi que des amendes allant de 1 200 EUR à 2 100 EUR, devant être substituées par des peines d’un ou deux mois d’emprisonnement respectivement en cas de non‑paiement (paragraphes 28 et 36 ci‑dessus).
121. La Cour n’est pas insensible à l’usage de la sanction pénale, qui doit demeurer exceptionnel (ibidem, § 146). Toutefois, eu égard à l’ampleur de la marge d’appréciation laissée à l’État en la matière (ibidem, § 180) et compte tenu du comportement « répréhensible » imputé aux requérants et de la situation avérée de danger pour les personnes et la circulation qui en a découlé, les peines infligées aux requérants ne peuvent pas passer pour excessives dans les circonstances de l’espèce (comparer dans un autre contexte avec Barraco, précité, §§ 20 et 48, où le requérant avait été condamné à une peine de trois mois d’emprisonnement avec sursis ainsi qu’à 1 500 euros d’amende ; comparer aussi avec Kudrevičius et autres, précité, §§ 178-181, où les requérants s’étaient vu imposer une peine privative de liberté de soixante jours, assortie d’un sursis d’un an, ainsi que l’obligation, pendant un an, d’obtenir une autorisation s’ils souhaitaient quitter leur lieu de résidence pendant plus de sept jours consécutifs). La Cour relève que les peines ont été fixées individuellement, sur la base du degré d’implication des requérants dans les faits litigieux.
f) Conclusion
122. Eu égard à l’ensemble des considérations ci-dessus, la Cour conclut qu’en condamnant les requérants pour entrave méchante à la circulation, les juridictions nationales ont fondé leurs décisions sur une appréciation acceptable des faits et sur des motifs pertinents et suffisants, et que les autorités nationales n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation en la matière.
123. L’ingérence litigieuse ayant été « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 11 de la Convention, il n’y a pas eu violation de cette disposition en l’espèce.
4. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION combiné avec l’article 11
124. Invoquant l’article 14 de la Convention, combiné avec les articles 10 et 11, les requérants Mme Cue Alvarez et MM. Angelucci, Fanara, Bodson, Cordaro et Quaedpeerds (« les six requérants ») se plaignent d’une discrimination en raison de leur appartenance syndicale, en ce que la sévérité des peines prononcées à leur égard était justifiée par les fonctions syndicales qu’ils exerçaient. L’article 14 de la Convention se lit comme suit :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
125. Comme la Cour l’a déjà indiqué au paragraphe 58 ci‑dessus, l’article 10 de la Convention s’analyse en une lex generalis par rapport à l’article 11 de la Convention, lex specialis. Il convient dès lors d’examiner le grief des six requérants sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 11 uniquement.
1. Thèses des parties
126. Le Gouvernement considère que, pour déterminer la nature et le taux de la peine à prononcer envers chacun des prévenus, y compris des six requérants, les juridictions internes ont tenu compte de divers éléments parmi lesquels les fonctions qui, exercées par eux au sein d’un syndicat, leur ont conféré un rôle prépondérant lors de la commission des faits. À l’instar de la Cour de cassation, il estime que le prononcé d’une peine plus élevée était justifié non pas par l’exercice d’une fonction syndicale mais par le mésusage de l’autorité et de la capacité à se faire obéir que cette fonction procurait à chacun de ses titulaires sur les manifestants. Il renvoie notamment aux déclarations de M. Fanara, qui a indiqué avoir pris à un certain moment la décision de mettre fin au mouvement et avoir proposé de lever l’action. Il considère que les six requérants n’ont dès lors subi aucune discrimination dans l’exercice des poursuites du fait de leur appartenance syndicale, et que leur condamnation était fondée sur leur degré de participation et leur responsabilité concrète au vu de leur autorité de représentant syndical. Il en conclut que la différence de traitement les concernant était légitimement et objectivement fondée sur une différence de comportement et de responsabilité dans le déroulement des faits.
127. Les six requérants soutiennent qu’il n’a pas été démontré que tous les manifestants présents sur le pont de Cheratte aient été des membres affiliés à la FGTB et se soient trouvés « sous l’autorité » des six requérants, leur devant en conséquence « obéissance ». Ils soutiennent à cet égard qu’aucune pièce du dossier ne permet d’établir que la FGTB ait été, d’une façon ou d’une autre, à l’origine du blocage de la circulation sur le pont de Cheratte, blocage qui était le fait de plus de deux cents individus, dont seulement seize ont été identifiés. Or, le raisonnement des juridictions nationales et de l’État belge repose essentiellement sur le postulat que du fait de leurs fonctions syndicales au sein de la FGTB (« leur autorité de représentant syndical »), les six requérants avaient le pouvoir de mettre fin au blocage du pont et qu’ils ont commis une faute pénale aggravée en n’usant pas de ce pouvoir. Pour les six requérants, la motivation des juridictions nationales fondée sur cette autorité n’est dès lors ni raisonnable, ni pertinente ou suffisante, pour justifier leur condamnation sous l’angle de l’article 14 de la Convention.
2. Appréciation de la Cour
128. La Cour a considéré que tous les requérants pouvaient se prévaloir de l’article 11 de la Convention du fait de leur participation à la manifestation sur le pont de Cheratte (paragraphe 82 ci‑dessus). Il s’ensuit que les faits en question « tombent sous l’empire » de l’article 11 de la Convention au sens de sa jurisprudence et que l’article 14 trouve donc à s’appliquer (voir, mutatis mutandis, Genderdoc-M c. Moldova, no 9106/06, §§ 48‑49, 12 juin 2012).
129. La Cour rappelle qu’une différence de traitement ne pourra soulever un problème du point de vue de l’interdiction de la discrimination telle que prévue à l’article 14 de la Convention que si les personnes soumises à des traitements différents se trouvent dans des situations comparables, compte tenu des éléments caractéristiques de leur situation dans le contexte donné. Elle note qu’il y a lieu d’apprécier les éléments qui caractérisent des situations différentes et déterminent leur comparabilité à la lumière du domaine concerné et de la finalité de la mesure qui opère la distinction en cause (Fábián c. Hongrie [GC], no 78117/13, § 121, 5 septembre 2017).
130. En l’espèce, les six requérants soutiennent devant la Cour que la sévérité des peines qui leur ont été infligées s’explique par leur appartenance syndicale et que leur condamnation était donc discriminatoire par rapport aux autres requérants.
131. La Cour note que, confrontée au même grief soulevé par les requérants MM. Angelucci, Fanara, Bodson, Cordaro et Quaedpeerds, la Cour de cassation a jugé que le critère retenu par la cour d’appel à l’égard de ces cinq requérants ne résidait pas dans leurs fonctions syndicales mais dans « le mésusage de l’autorité et de la capacité à se faire obéir que cette fonction procurait à chacun de ses titulaires sur les manifestants » (paragraphe 42 ci‑dessus).
132. À la suite de la Cour de cassation, la Cour estime que l’élément retenu par la cour d’appel repose sur le « rôle » concret de chacun des six requérants dans la commission des faits et non sur leurs fonctions syndicales proprement dites. Cette interprétation est notamment illustrée par le fait que, bien que les six requérants eussent tous exercé des fonctions syndicales, la cour d’appel a considéré au terme de son examen du dossier que deux d’entre eux, MM. Angelucci et Fanara, avaient joué un rôle « particulièrement prépondérant » et leur a imposé les amendes les plus élevées (paragraphes 36 et 38 ci‑dessus). Elle a estimé que même si tous les requérants étaient accusés d’une même infraction, leurs « rôles » respectifs lors de sa commission n’étaient pas identiques.
133. Partant, le grief pris de la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 11 est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Décide que Mme Schuitevoerder a qualité pour poursuivre la requête no 35981/22 au lieu de feu son époux M. Quaedpeerds ;
3. Déclare la requête recevable quant au grief formulé sur le terrain de l’article 11 de la Convention concernant l’atteinte au droit des requérants à la liberté de réunion pacifique, et irrecevable pour le surplus ;
4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 janvier 2025, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Ilse Freiwirth Ivana Jelić
Greffière Présidente
Appendix
Liste des requêtes
No
|
Requête No
|
Nom de l’affaire
|
Requérant
Année de naissance
Lieu de résidence
Nationalité
---|---|---|---
1.
|
35834/22
|
Bodson c. Belgique
|
M. Thierry BODSON
1960
Heron
belge
2.
|
35897/22
|
Georges c. Belgique
|
M. Grégory GEORGES
1983
Oupeye
belge
3.
|
35901/22
|
Nguyen c. Belgique
|
M. Hoang Nam NGUYEN
1986
Seraing
belge
4.
|
35907/22
|
Lombardo c. Belgique
|
M. Simone LOMBARDO
1985
Herstal
belge
5.
|
35910/22
|
Lara Martinez c. Belgique
|
M. David LARA MARTINEZ
1980
Verviers
belge
6.
|
35915/22
|
La Barbera c. Belgique
|
M. Gianni LA BARBERA
1984
Hestal
belge
7.
|
35920/22
|
Humblet c. Belgique
|
M. Didier HUMBLET
1976
Juprelle (Paifve)
belge
8.
|
35922/22
|
Croce c. Belgique
|
M. Antoni CROCE
1987
Fléron
belge
9.
|
35924/22
|
Dehousse c. Belgique
|
M. Fabian DEHOUSSE
1976
Oupeye
belge
10.
|
35926/22
|
Garcia Blanco c. Belgique
|
M. Sebastian-Angel GARCIA BLANCO
1957
Herstal
espagnole
11.
|
35931/22
|
Cue Alvarez c. Belgique
|
Mme Maria CUE ALVAREZ
1954
Aywaille
espagnole
12.
|
35932/22
|
Cordaro c. Belgique
|
M. Francesco CORDARO
1961
Herstal
belge
13.
|
35981/22
|
Quaedpeerds c. Belgique
|
M. Bruno QUAEDPEERDS
1985
Bassenge
belge
14.
|
35985/22
|
Fanara c. Belgique
|
M. Antonio FANARA
1960
Fleron
belge
15.
|
35988/22
|
Angelucci c. Belgique
|
M. Gianni ANGELUCCI
1976
Herve
belge
16.
|
35990/22
|
Legrand c. Belgique
|
Mme Karin LEGRAND
1972
Herstal
belge