CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE GAUVIN-FOURNIS ET SILLIAU c. FRANCE
(Requêtes nos 21424/16 et 45728/17)
ARRÊT
Art 8 • Obligations positives • Vie privée • Refus des autorités nationales d’autoriser des personnes nées d’une assistance médicale à la procréation avec tiers donneur d’accéder aux informations sur lui en vertu de la règle de l’anonymat du don de gamètes • Ample marge d’appréciation concernant les moyens à mettre en œuvre pour garantir aux requérants le respect effectif de leur vie privée mais réduite par la mise en cause d’un aspect essentiel de leur vie privée • Droit d’accès aux origines protégé par la Convention • Pesée des intérêts et droits en présence par le législateur au terme d’un processus de réflexion riche et évolutif sur la nécessité de lever l’anonymat du donneur • Absence de consensus européen clair sur l’accès aux origines mais tendance récente en faveur de la levée de l’anonymat du donneur • Maintien par l’État d’un juste équilibre entre les intérêts concurrents en présence dans son rejet des demandes d’accéder aux informations médicales non identifiantes des tiers donneurs en raison du respect du secret médical sous réserve des dérogations au profit du médecin • Choix du législateur de ne donner l’accès aux origines que sous réserve du consentement du tiers donneur pour les requérants nés avant l’entrée en vigueur (1er septembre 2022) de la nouvelle loi (permettant l’accès aux données du donneur ayant dû consentir à leurs recueil et conservation lors de son don) pour respecter les situations nées antérieurement à cette loi • Marge d’appréciation non outrepassée
STRASBOURG
7 septembre 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Gauvin-Fournis et Silliau c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Georges Ravarani, président,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
María Elósegui,
Mykola Gnatovskyy, juges,
Catherine Brouard-Gallet, juge ad hoc,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu :
les requêtes (nos 21424/16 et 45728/17) dirigées contre la République française et dont deux ressortissants de cet État, Mme Audrey Gauvin-Fournis et M. Clément Silliau (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») les 15 avril 2016 et 23 juin 2017 respectivement,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») les griefs tirés de l’article 8 de la Convention pris isolément et combinés avec l’article 14 et de déclarer irrecevables les requêtes pour le surplus,
les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par la requérante et le requérant,
les commentaires reçus du Centre européen pour la justice et les droits de l’homme (ECLJ) et d’ADF (Alliance Defending Freedom) International, que la présidente de la section avait autorisés à se porter tiers intervenants,
Notant que M. Guyomar, juge élu au titre de la France, s’est déporté pour l’examen de ces affaires (article 28 du règlement de la Cour), le président de la chambre a décidé de désigner Mme C. Brouard-Gallet pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 29 § 1 b) du règlement),
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 juin 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Les affaires concernent l’impossibilité alléguée pour la requérante et le requérant nés d’une assistance médicale à la procréation (AMP) avec tiers donneur d’avoir accès à des informations relatives au donneur. Ils dénoncent une violation de l’article 8 de la Convention en tant qu’il consacre le droit d’accès aux origines, et une discrimination contraire à l’article 14.
EN FAIT
2. La requérante, Audrey Gauvin-Fournis, est née en 1980 et réside à Levallois-Perret. Elle est représentée par Me B. Favreau, avocat à Bordeaux. Le requérant, Clément Silliau, est né en 1989 et réside à Beaune-la-Rolande. Il est représenté par Me C. Pettiti, avocat à Paris.
3. Le Gouvernement était représenté par son agent, M.F. Alabrune, directeur des Affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
1. requête no 21424/16
4. La requérante a été conçue par insémination artificielle avec sperme issu d’un donneur, technique d’AMP consistant à injecter le sperme directement dans l’utérus de la femme, en l’occurrence sa mère et génitrice. À l’âge de vingt-neuf ans, en 2009, ses parents lui révélèrent son mode de conception.
5. Le 22 février 2010, la requérante demanda au centre d’études et de conservation des œufs et du sperme (CECOS) de Bondy de lui communiquer des informations sur le donneur de gamètes à l’origine de sa conception, et en particulier son identité ainsi que d’autres informations non identifiantes, comme son âge, sa situation professionnelle, une description physique, les motivations du don, le nombre de personnes conçues à partir de ses gamètes ainsi que des données sur ses antécédents médicaux. Elle souhaitait en particulier savoir si son frère, né en 1977, était issu du même donneur que le sien.
6. À la suite du refus implicite opposé à cette demande, la requérante saisit la commission d’accès aux documents administratifs (CADA). Le 27 juillet 2010, cette dernière rendit un avis défavorable à la communication sollicitée, à l’exception du dossier médical des parents retraçant la réalité de leurs démarches en vue de l’AMP. La CADA rappela le principe d’anonymat du don de gamètes (paragraphes 29 à 34 ci-dessous) et exposa ainsi les raisons de son avis :
« (...) la nécessité de préserver la vie familiale au sein de la famille légale de l’enfant, qui pourrait être déstabilisée par l’identification du donneur ;
(...) l’intérêt moral et familial du donneur, dont le geste bénévole vise seulement, en général, à apporter une aide aux couples se trouvant dans l’impossibilité de procréer, et qui ne souhaite pas, dans la plupart des cas, que son identité soit révélée. Il convient de rappeler à cet égard qu’en vertu de l’article 311-19 du code civil, « (...) aucun lien de filiation ne peut être établi entre l’auteur du don et l’enfant issu de la procréation ».
(...) des considérations d’intérêt général qui tiennent aux conséquences de la levée de l’anonymat : il résulte en effet de l’expérience des États qui ont levé l’anonymat du donneur de gamètes qu’une telle réforme peut avoir pour effet, d’une part, de réduire l’offre et la demande de gamètes dans des proportions variables et, d’autre part, et surtout, de dissuader les parents de révéler à leur enfant son mode de conception Or, il ressort de la pratique des CECOS qu’il est préférable, sur le plan psychologique, d’informer l’enfant sur ce point dès qu’il est en mesure de comprendre. »
7. S’agissant du risque accru d’inceste et de consanguinité allégué par la requérante, la CADA répondit qu’il n’était pas supérieur à la moyenne et probablement inférieur au risque existant dans certains milieux marqués par la faible mobilité géographique des habitants, et que le législateur avait dû prendre en considération cet élément. En ce qui concerne la communication des éléments non identifiants relatifs au donneur, elle rappela qu’elle se limitait aux informations à caractère médical, dont seuls les médecins pouvaient bénéficier (paragraphes 29 et 34 ci-dessous). Avant de conclure qu’il n’appartenait qu’au législateur de décider de l’opportunité ou non de rendre accessibles les informations non identifiantes relatives au donneur, la CADA signala à la requérante l’existence de plusieurs rapports et études favorables à une levée de l’interdiction des informations non identifiantes et lui fit part de la position isolée de la France au sein des États membres du Conseil de l’Europe puisque de nombreux États avaient levé sans réserve l’anonymat (Suède, Royaume-Uni, Allemagne, Suisse, Autriche, Norvège, Finlande) ou avec l’accord du donneur (Belgique, Islande), et que d’autres autorisaient la communication de données non identifiantes (Pays-Bas, Espagne).
8. Le 21 septembre 2010, la requérante saisit le tribunal administratif (TA) de Montreuil d’une requête tendant à l’annulation de la décision implicite du CECOS. Elle demanda également au TA d’enjoindre à l’Assistance publique-hôpitaux de Paris AP-HP, intervenant en défense dans la procédure, de lui transmettre les informations sollicitées et de la condamner à lui verser la somme de 100 000 euros (EUR) en réparation des préjudices subis. La requérante soutint notamment que l’impossibilité d’accéder à ces informations l’empêchait de jouir pleinement de son droit à l’identité, en violation des articles 8 et 14 de la Convention.
9. Le 31 août 2011, le Dr B., psychiatre des hôpitaux, établit un certificat médical, à la demande de la requérante, faisant état de sa crise identitaire sévère depuis la révélation du secret de son origine.
10. Le 14 juin 2012, le TA rejeta les demandes de la requérante dans les termes suivants :
« Considérant que (...) les informations contenues dans le dossier d’un donneur de gamètes utilisés dans le cadre d’une [AMP] constituent un secret protégé par la loi au sens de l’article 6 de la loi du 11 juillet 1978 garantissant en particulier la préservation de l’anonymat du donneur à l’égard de toute personne demandant à y avoir accès et notamment de celle qui a été conçue à partir de gamètes issus de ce don (...)
Considérant que [la requérante] n’est pas au nombre des personnes et autorités auxquelles la loi réserve strictement l’accès à certaines données concernant les donneurs de gamètes ; qu’il s’ensuit que le [CECOS] a pu, sans commettre d’erreur de droit, refuser de communiquer à l’intéressée, d’une part, des données non identifiantes concernant le donneur à l’origine de sa conception et, d’autre part, les informations relatives à l’éventuelle existence de liens biologiques avec son frère conçu de la même manière (...) ;
Considérant (...) que les stipulations de l’article 8 de la Convention (...), qui ont pour objet d’assurer un juste équilibre entre l’intérêt général et les impératifs de sauvegarde de la vie privée, y compris dans les relations des individus entre eux, laissent au législateur une marge d’appréciation étendue en particulier dans le domaine de l’[AMP], tant pour choisir les modalités de mise en œuvre d’une telle politique que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre les objectifs poursuivis par la loi ; que la règle de l’anonymat du donneur de gamètes, qui répond notamment à l’objectif de respect de la vie familiale au sein de la famille légale de l’enfant conçu à partir de gamètes issues de ce don, ainsi qu’à l’objectif de préservation de la vie privée du donneur, n’implique par elle‑même aucune atteinte à la vie privée de la personne ainsi conçue (...) ;
Considérant, d’autre part, que les dispositions de l’article L. 1244-6 du code de la santé publique, qui réservent au seul médecin l’accès aux informations médicales non identifiantes du dossier du donneur en cas de nécessité thérapeutique concernant l’enfant conçu à partir de gamètes issues de don, répondent notamment à des objectifs de protection de la santé, de préservation de la vie privée et de protection du secret médical ; que cette différence de traitement entre le médecin et toute autre personne, qui relève de la marge d’appréciation que les articles 8 et 14 de la Convention (...) réservent au législateur national, n’est pas incompatible avec ces stipulations ; que les dispositions du II de l’article 6 de la loi du 17 juillet 1978 réservant à la seule personne intéressée l’accès aux documents dont la communication porterait atteinte au secret médical, qui répondent notamment à des objectifs de préservation de la vie privée et de protection du secret médical, ne constituent pas davantage une discrimination prohibée par [les articles 8 et 14 précités] ; (...) ».
11. La requérante fit appel de ce jugement.
12. Dans ses conclusions sur cette affaire, le rapporteur public souligna que l’enfant né d’un don de gamètes était ignoré par les textes, même en cas de nécessité thérapeutique, et qu’un tel « vide » était difficilement compatible avec l’article 8 de la Convention et la jurisprudence de la Cour.
13. Par arrêt du 2 juillet 2013, la cour administrative d’appel (CAA) de Versailles confirma le jugement dans des termes identiques à ceux du TA, tout en précisant que l’interdiction de l’accès aux données litigieuses s’appliquait à tous les dons d’un élément ou d’un produit du corps (paragraphe 38 ci-dessous).
14. La requérante se pourvut en cassation contre cet arrêt. Dans ses écritures, elle invoqua la jurisprudence de la Cour pour dénoncer un système de secret absolu et faire valoir que le droit de connaitre ses origines ne pouvait être restreint qu’en présence d’intérêts contraires de valeur élevée. S’agissant des données non identifiantes, médicales ou non, elle prétendit que leur communication ne pouvait pas nuire au donneur qui demeurerait anonyme. En ce qui concerne les autres intérêts en jeu, elle souligna que ceux des donneurs n’étaient pas nécessairement rigides et absolus car certains souhaitent faire connaître leur identité, la loi française présumant selon elle à tort l’opinion du donneur ou de sa famille. Elle contesta la crainte que la levée du secret de l’identité du donneur puisse être de nature à limiter le nombre de dons et donna pour exemple contraire celui du Royaume-Uni. Elle mit également en cause la nécessité du caractère absolu du secret à l’égard de l’intérêt du couple receveur et de la vie de famille, en particulier lorsque, comme dans son cas, les conditions de la conception avaient été révélées et que ses parents et son frère étaient favorables à la levée de l’anonymat. Elle dénonça enfin l’existence d’une discrimination fondée sur les conditions de sa naissance contraire à l’article 14 de la Convention.
15. Dans ses conclusions sur cette affaire, le rapporteur public indiqua que les intérêts susceptibles d’être mis en balance avec l’intérêt vital à connaitre son ascendance n’apparaissaient pas d’une très grande force d’un point de vue conventionnel, mais qu’il y avait lieu d’écarter le pourvoi en l’absence de position de la Cour sur la question de l’anonymat des donneurs de gamètes.
16. Le 12 novembre 2015, le Conseil d’État rejeta le pourvoi par une décision s’inscrivant dans la ligne d’un avis déjà rendu dans le cadre d’une autre affaire le 13 juin 2013 (paragraphe 35 ci-dessous) :
« (...) 5. Considérant, en premier lieu, qu’en définissant, aux articles L. 1244-6 et L. 1131-1-2 du code de la santé publique, l’accès aux données non identifiantes, le législateur a entendu assurer la protection de la santé des personnes issues d’un don de gamètes, tout en garantissant le respect des droits et libertés d’autrui ; qu’à cet égard, les dispositions de l’article L. 1244-6 selon lesquelles un médecin peut accéder aux informations médicales non identifiantes en cas de nécessité thérapeutique doivent s’entendre comme ne faisant pas obstacle à ce que de telles informations soient obtenues à des fins de prévention, en particulier dans le cas d’un couple de personnes issues l’une et l’autre de dons de gamètes ; que si ces données ne sont accessibles qu’au médecin et non à la personne elle-même, la conciliation des intérêts en cause ainsi opérée et la différence de traitement entre le médecin et toute autre personne relèvent de la marge d’appréciation que les stipulations précitées de l’article 8 de la Convention réservent au législateur national, eu égard notamment aux inconvénients que présenterait la transmission de ces données aux intéressés eux-mêmes par rapport aux objectifs de protection de la santé, de préservation de la vie privée et de secret médical ;
6. Considérant que, s’agissant des données identifiantes, la règle de l’anonymat répond à l’objectif de préservation de la vie privée du donneur et de sa famille ; que si cette règle, applicable à tous les dons d’un élément ou d’un produit du corps, s’oppose à la satisfaction de certaines demandes d’information, elle n’implique par elle-même aucune atteinte à la vie privée et familiale de la personne ainsi conçue, d’autant qu’il appartient aux seuls parents de décider de lever ou non le secret sur sa conception ; qu’en écartant, lors de l’adoption de la loi du 7 juillet 2011, toute modification de la règle de l’anonymat, le législateur s’est fondé sur plusieurs considérations d’intérêt général, notamment la sauvegarde de l’équilibre des familles et le risque majeur de remettre en cause le caractère social et affectif de la filiation, le risque d’une baisse substantielle des dons de gamètes, ainsi que celui d’une remise en cause de l’éthique qui s’attache à toute démarche de don d’éléments ou de produits du corps ;
7. Considérant qu’en interdisant ainsi, sous réserve de ce qui est dit au point 5, la divulgation d’informations sur les données personnelles d’un donneur de gamètes, le législateur a établi un juste équilibre entre les intérêts en présence ; que, dès lors, cette interdiction n’est pas incompatible avec les stipulations de l’article 8 de la Convention ;
8. Considérant, en second lieu, que si l’article 14 interdit, dans la jouissance des droits et libertés reconnus par la convention, de traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables, l’enfant issu d’un don de gamètes ne se trouve dans une situation analogue, et par suite comparable, ni à celle des enfants du donneur de gamètes, ni à celle des enfants du couple receveur ; que par suite, aucune discrimination, au sens de ces stipulations, ne frappe l’enfant issu d’un don de gamètes en matière d’accès à de telles données ; »
17. Dans ses observations devant la Cour, la requérante indiqua qu’en septembre 2017, elle et neuf autres personnes conçues en France par don de gamètes, parmi lesquelles son frère et son mari, avaient décidé de procéder à un test ADN récréatif auprès de la société américaine 23andme. Ces tests auraient permis de découvrir que sur les dix personnes testées, quatre étaient issues du même donneur dont elle et son frère. Elle précise que son mari a pu identifier et localiser son donneur qui aurait exprimé sa joie de l’avoir retrouvé et l’aurait informé de ses antécédents médicaux.
18. Le 3 août 2021, la loi no 2021-1017 relative à la bioéthique du 2 août fut publiée au journal officiel de la République française (ci-après « loi de 2021 »). L’article 5 de cette loi organise un système d’information à la disposition des enfants issus de dons une fois majeurs. Il permet également aux enfants nés sous l’ancien dispositif de faire une demande d’accès aux données non identifiantes et à l’identité du tiers donneur (paragraphes 50 à 54 ci-dessous). Ce dispositif est entré en vigueur le 1er septembre 2022.
19. Le 21 novembre 2022, la requérante informa la Cour qu’elle avait, le 7 octobre 2022, saisi la nouvelle Commission d’accès des personnes nées d’une assistance médicale à la procréation aux données des tiers donneurs (CAPADD) d’une demande d’accès à ses origines (paragraphe 54 ci‑dessous). Le 28 mars 2023, la CAPADD répondit qu’elle n’était pas en mesure de lui donner une réponse favorable dès lors qu’il ressortait des informations recueillies que le donneur était décédé, et qu’elle ne pouvait pas, « en l’absence de consentement personnel et exprès » de ce dernier, et « en l’état actuel de la législation », lui communiquer les données identifiantes et non identifiantes. Elle ne précisa pas si le décès du donneur était antérieur ou non à la date de sa saisine.
2. requête no 45728/17
20. Le requérant a été conçu par insémination artificielle avec sperme issu d’un donneur, technique d’AMP consistant à injecter le sperme directement dans l’utérus de la femme, en l’occurrence sa mère et génitrice. À l’âge de dix-sept ans, en 2006, ses parents lui révélèrent son mode de conception.
21. Par un courrier du 18 mars 2010, resté sans réponse, le requérant demanda au CECOS de lui communiquer des informations sur les origines de sa conception. En particulier, il souhaitait connaître l’identité du donneur, ses antécédents médicaux et d’autres informations non identifiantes, comme ses motivations, sa situation familiale et sa description physique.
22. À la suite de ce refus, le requérant saisit la CADA. Le 22 décembre 2010, cette dernière déclara sa demande sans objet en raison de l’impossibilité de retrouver le dossier du donneur.
23. Le 16 septembre 2011, le requérant saisit le TA de Paris de conclusions similaires à celles déposées par la requérante dans la requête no 21424/16 (paragraphe 8 ci-dessus).
24. Le 10 novembre 2011, l’Assistance publique-hôpitaux de Paris AP‑HP informa le requérant de la récupération du dossier de son donneur, lui précisant cependant qu’aucune information ne pouvait être délivrée au regard de la législation française.
25. Le 6 décembre 2013, le TA rejeta les demandes du requérant selon la motivation retenue par le TA de Montreuil dans son jugement du 14 juin 2012 (paragraphe 10 ci-dessus).
26. Par un arrêt du 22 janvier 2016, la CAA de Versailles confirma le jugement dans des termes identiques à ceux du TA. Elle ajouta que les nécessités d’ordre psychologique invoquées par le requérant pour obtenir des données médicales ne constituaient pas des nécessités thérapeutiques au sens de la loi.
27. Le requérant se pourvut en cassation en invoquant la violation des articles 8 et 14 de la Convention.
28. Par une décision du 23 décembre 2016, le Conseil d’État déclara son pourvoi non admis.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
1. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE
1. Les dispositions du code civil, du code pénal et du code de la santé publique applicables à l’époque des faits et la jurisprudence
1. Le code civil
29. Aux termes de l’article 16-8 :
« Aucune information permettant d’identifier à la fois celui qui a fait don d’un élément ou d’un produit de son corps et celui qui l’a reçu ne peut être divulguée. Le donneur ne peut connaître l’identité du receveur ni le receveur celle du donneur.
En cas de nécessité thérapeutique, seuls les médecins du donneur et du receveur peuvent avoir accès aux informations permettant l’identification de ceux-ci. »
30. Aux termes de l’article 16-9 :
« Les dispositions du présent chapitre sont d’ordre public. »
31. Aux termes de l’article 311-19 :
« En cas de procréation médicalement assistée avec tiers donneur, aucun lien de filiation ne peut être établi entre l’auteur du don et l’enfant issu de la procréation.
Aucune action en responsabilité ne peut être exercée à l’encontre du donneur. »
32. Aux termes de l’article 311-20 :
« Les époux ou les concubins qui, pour procréer, recourent à une assistance médicale nécessitant l’intervention d’un tiers donneur, doivent préalablement donner, dans des conditions garantissant le secret, leur consentement au juge ou au notaire, qui les informe des conséquences de leur acte au regard de la filiation.
Le consentement donné à une procréation médicalement assistée interdit toute action aux fins d’établissement ou de contestation de la filiation à moins qu’il ne soit soutenu que l’enfant n’est pas issu de la procréation médicalement assistée ou que le consentement a été privé d’effet. (...)
Celui qui, après avoir consenti à l’assistance médicale à la procréation, ne reconnaît pas l’enfant qui en est issu engage sa responsabilité envers la mère et envers l’enfant.
En outre, sa paternité est judiciairement déclarée. L’action obéit aux dispositions des articles 328 et 331. »
2. Le code pénal
33. Aux termes de l’article 511-10 :
« Le fait de divulguer une information permettant à la fois d’identifier une personne ou un couple qui a fait don de gamètes et le couple qui les a reçus est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende. »
3. Le code de la santé publique
34. Les dispositions pertinentes du code de la santé publique (CSP) sont ainsi rédigées :
Article L. 1131-1-2
« Lorsqu’est diagnostiquée une anomalie génétique grave dont les conséquences sont susceptibles de mesures de prévention, y compris de conseil génétique, ou de soins chez une personne qui a fait un don de gamètes ayant abouti à la conception d’un ou plusieurs enfants ou chez l’un des membres d’un couple ayant effectué un don d’embryon, cette personne peut autoriser le médecin prescripteur à saisir le responsable du centre d’assistance médicale à la procréation afin qu’il procède à l’information des enfants issus du don dans les conditions prévues au quatrième alinéa. »
Article L. 1211-5
« Le donneur ne peut connaître l’identité du receveur, ni le receveur celle du donneur. Aucune information permettant d’identifier à la fois celui qui a fait don d’un élément ou d’un produit de son corps et celui qui l’a reçu ne peut être divulguée.
Il ne peut être dérogé à ce principe d’anonymat qu’en cas de nécessité thérapeutique. »
Article L. 1244-6
« Les organismes et établissements autorisés dans les conditions prévues à l’article [L. 2142-1](https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006072665&idArticle=LEGIARTI000006687441&dateTexte=&categorieLien=cid) fournissent aux autorités sanitaires les informations utiles relatives aux donneurs. Un médecin peut accéder aux informations médicales non identifiantes en cas de nécessité thérapeutique concernant un enfant conçu à partir de gamètes issus de don. »
Article R. 1244-5
« Pour remplir les obligations prévues à l’article [L. 1244-6](https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006072665&idArticle=LEGIARTI000006686243&dateTexte=&categorieLien=cid), les organismes et établissements de santé autorisés pour les activités mentionnées au d du 1o et au c et d du 2o de l’article [R. 2142-1 ](https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006072665&idArticle=LEGIARTI000006911394&dateTexte=&categorieLien=cid)conservent des informations sur le donneur. Le dossier du donneur contient, sous forme rendue anonyme :
1o Les antécédents médicaux personnels et familiaux nécessaires à la mise en œuvre de l’assistance médicale à la procréation avec tiers donneur ;
2o Les résultats des tests de dépistage sanitaire prévus aux articles R. 1211-25 et R. 1211-26 ;
3o Le nombre d’enfants issus du don ;
4o S’il s’agit d’un don de sperme, la date des dons, le nombre de paillettes conservées, la date des mises à disposition et le nombre de paillettes mises à disposition ;
(...)
6o Le consentement écrit du donneur et, s’il fait partie d’un couple, celui de l’autre membre du couple.
Les praticiens agréés pour les activités mentionnées au premier alinéa, conformément à l’article L. 2142-1-1 sont responsables de la bonne tenue du dossier et de l’exactitude des informations qui y sont consignées.
Ce dossier est conservé pour une durée minimale de quarante ans et quel que soit son support sous forme anonyme. L’archivage est effectué dans des conditions garantissant la confidentialité.
Le donneur doit, avant le recueil ou le prélèvement des gamètes, donner expressément son consentement à la conservation de ce dossier.
Les informations touchant à l’identité des donneurs, à l’identification des enfants nés et aux liens biologiques existant entre eux sont conservées, quel que soit le support, de manière à garantir strictement leur confidentialité. Seuls les praticiens agréés pour les activités mentionnées au premier alinéa ont accès à ces informations. »
4. La jurisprudence
35. Le 21 septembre 2012, le TA de Paris a saisi le Conseil d’État d’une demande d’avis contentieux relative à la compatibilité des dispositions citées aux paragraphes 29 à 34 ci-dessus avec l’article 8 de la Convention. Dans son avis du 13 juin 2013 (no 362981), le Conseil d’État a considéré ce qui suit :
« (...) 9. En application de l’article 8 de la convention (...), les règles applicables en matière de procréation médicale assistée doivent prendre en compte les différents intérêts privés en cause, à savoir ceux du donneur et de sa famille, du couple receveur, de l’enfant issu du don de gamètes et de la famille de l’enfant ainsi conçu. Dans ce cadre, la règle de l’anonymat du donneur de gamètes répond, tout d’abord, à l’objectif de préservation de la vie privée du donneur et de sa famille. En ce qui concerne le couple receveur, la règle de l’anonymat répond à l’objectif de respect de la vie familiale au sein de la famille légale de l’enfant conçu à partir de gamètes issus de ce don, étant toutefois précisé que s’agissant du receveur, cette règle de l’anonymat ne saurait, en tout état de cause, être constitutive d’une atteinte à la vie privée au sens de l’article 8 de la Convention.
10. S’agissant de la personne issue d’un don de gamètes, même si la règle de l’anonymat s’oppose à la satisfaction de certaines demandes d’information, cette règle, qui s’applique à tous les dons d’un élément ou d’un produit du corps, n’implique par elle-même aucune atteinte à la vie privée et familiale de la personne ainsi conçue, d’autant qu’il appartient au demeurant aux seuls parents de décider de lever ou non le secret sur la conception de cette personne.
11. Ainsi qu’il résulte notamment des récents débats sur la loi du 7 juillet 2011, plusieurs considérations d’intérêt général ont conduit le législateur à écarter toute modification de la règle de l’anonymat, notamment la sauvegarde de l’équilibre des familles et le risque majeur de remettre en cause le caractère social et affectif de la filiation, le risque d’une baisse substantielle des dons de gamètes, ainsi que celui d’une remise en cause de l’éthique qui s’attache à toute démarche de don d’éléments ou de produits du corps. En la matière, il n’appartient qu’au seul législateur de porter, le cas échéant, une nouvelle appréciation sur les considérations d’intérêt général à prendre en compte et sur les conséquences à en tirer.
12. Il résulte de ce qui précède qu’en interdisant la divulgation de toute information sur les données personnelles d’un donneur de gamètes, le législateur a établi un juste équilibre entre les intérêts en présence et que, dès lors, cette interdiction n’est pas incompatible avec les stipulations de la convention (...) ».
36. Dans une décision du 28 décembre 2017 (No 396571), le Conseil d’État a confirmé la compatibilité du principe d’anonymat du don de gamètes avec l’article 8. Il retint les éléments suivants :
« 5. (...) il ressort des énonciations du jugement attaqué que le tribunal administratif a écarté les moyens tirés de la méconnaissance des articles 8 et 14 de la Convention après avoir relevé que les règles d’accès aux données personnelles d’un donneur de gamètes, fixées par le législateur et sur lesquelles sont fondés les refus litigieux, ne sont pas incompatibles avec les stipulations de ces articles. Le requérant soutient que les premiers juges auraient, ce faisant, méconnu leur office dès lors qu’il invoquait également la violation de ces articles par les refus qui lui avaient été opposés, en faisant valoir, d’une part, l’accord de sa famille légale avec sa démarche et, d’autre part, l’absence de vérification préalable du consentement du donneur à la divulgation de son identité. Il est vrai que la compatibilité de la loi avec les stipulations de la Convention ne fait pas obstacle à ce que, dans certaines circonstances particulières, l’application de dispositions législatives puisse constituer une ingérence disproportionnée dans les droits garantis par cette convention et qu’il appartient par conséquent au juge, lorsque le requérant fait état de telles circonstances particulières, d’apprécier concrètement si, au regard des finalités des dispositions législatives en cause, l’atteinte aux droits et libertés protégés par la convention qui résulte de la mise en œuvre de dispositions, par elles-mêmes compatibles avec celle-ci, n’est pas excessive.
6. Plusieurs considérations d’intérêt général ont conduit le législateur à interdire la divulgation de toute information sur les données personnelles d’un donneur de gamètes puis à écarter toute modification de cette règle de l’anonymat, notamment la sauvegarde de l’équilibre des familles et le risque majeur de remettre en cause le caractère social et affectif de la filiation, le risque d’une baisse substantielle des dons de gamètes, ainsi que celui d’une remise en cause de l’éthique qui s’attache à toute démarche de don d’éléments ou de produits du corps. Au regard de cette dernière finalité, qui traduit la conception française du respect du corps humain, aucune circonstance particulière propre à la situation d’un demandeur ne saurait conduire à regarder la mise en œuvre des dispositions législatives relatives à l’anonymat du don de gamètes, qui ne pouvait conduire qu’au rejet des demandes en litige, comme portant une atteinte excessive aux droits et libertés protégés par la Convention (...) ».
2. Historique et évolution du principe d’anonymat du don de gamète
37. Avant 1994, le don de gamètes était organisé par l’intermédiaire des CECOS, créés en 1973 et généralement hébergés par des centres hospitalo-universitaires, ou en milieu privé, sans que ces pratiques ne soient strictement réglementées, par des gynécologues recourant à l’achat de paillettes de sperme dans des banques de sperme privées ou faisant appel à des donneurs en sperme frais.
38. La loi no 94-654 du 29 juillet 1994 relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal (loi de 1994) consacre le principe d’anonymat du don de gamètes dans la continuité de la pratique habituelle des CECOS et des règles applicables aux autres hypothèses de dons d’éléments ou de produits du corps humain. Lors des débats législatifs, les arguments en faveur de l’anonymat reposaient notamment sur la volonté de ne pas valoriser la dimension biologique de la conception et de maintenir, au contraire, l’unité de la famille légale, ainsi que de préserver l’intimité du donneur et de sa famille et de réduire les risques de pression ou de trafic, corollaire des principes de gratuité et de non-patrimonialité des éléments du corps humain. Il s’agissait aussi pour le législateur de proposer un cadre commun de principe pour l’ensemble des produits et éléments du corps humain.
39. Le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les droits de l’enfant en France adopté en mai 1998 propose la mise en place d’un dispositif similaire à celui du Royaume-Uni autorisant l’accès de l’enfant né par AMP à l’âge de 18 ans à la connaissance de sa filiation génétique pour les enfants nés sous X (enfants dont la mère a décidé d’accoucher anonymement, afin de garder son identité secrète) et « lorsque le législateur le jugera opportun, pour les naissances par AMP ».
40. Dans son avis no 90 rendu le 24 novembre 2005, intitulé « Accès aux origines, anonymat et secret de la filiation », le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) préconise de lever le secret des données non identifiantes seulement. Il indique que la mission du conseil national pour l’accès aux origines personnelles (CNAOP), mis en place pour faciliter l’accès aux origines des enfants nés sous X (paragraphe 107 ci-dessous), pourrait être étendue aux enfants majeurs nés de don.
41. Dans son étude du 6 mai 2009 intitulée « Révisions des lois de bioéthique », le Conseil d’État note une « tendance [nette] à la levée de l’anonymat, partielle ou totale » et des « recherches montrant que l’application radicale du principe d’anonymat édicté en 1994 comporte à long terme des effets préjudiciables à l’enfant, essentiellement parce que ce dernier est privé d’une dimension de son histoire ». Il préconise la mise en place d’un régime combinant un accès de tout enfant majeur le sollicitant à certaines catégories de données non identifiantes relatives au donneur de gamètes et la possibilité d’une levée de l’anonymat si l’enfant le demande et le donneur y consent. Cette option présente selon lui « l’avantage de s’adapter à la demande des enfants sans faire prévaloir l’intérêt des adultes » tout en ayant comme « limite de mettre l’enfant en situation d’impasse en cas de refus du donneur » alors « qu’il paraît impossible d’imposer au demandeur de révéler son identité ».
42. La règle de l’anonymat du tiers donneur de gamètes n’a pas été remise en cause par les lois des 6 août 2004 (no 2004-800) et 7 juillet 2011 (no 2011‑814) relatives à la bioéthique. La loi du 7 juillet 2011 pose le principe d’un nouvel examen d’ensemble par le Parlement dans un délai de sept ans (auparavant cinq ans) après la tenue d’un débat public sous la forme d’États généraux de la bioéthique. Dans le projet de loi déposé le 20 octobre 2010 à l’Assemblée nationale, le gouvernement avait prévu une possibilité d’accès aux données non identifiantes ainsi qu’à l’identité du donneur, sous réserve du consentement de ce dernier en ce qui concerne l’identité. Ce dispositif a fait l’objet d’importants débats à la commission spéciale de l’Assemblée nationale et n’a finalement pas été adopté. Il a ensuite été rétabli par la commission des affaires sociales du Sénat qui a préconisé une levée automatique de l’anonymat à la simple demande des enfants nés après le 1er janvier 2014 et devenus majeurs. Les articles réintroduits ont fait l’objet d’amendements de suppression et le dispositif a été finalement entièrement rejeté. Durant les débats, les parlementaires craignaient tout à la fois une confusion entre filiation biologique et filiation par le droit et l’éducation, une baisse du nombre de donneurs et un risque d’occultation plus fréquente des circonstances de la conception de l’enfant.
43. Le rapport intitulé « Filiation, origines, parentalité. Le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle » remis en 2014 au ministre des Affaires sociales et de la santé rappelle qu’au départ la règle du secret et de l’anonymat était universelle : c’était le modèle ni vu ni connu. Il souligne l’émergence progressive sur le plan international d’un nouveau modèle de responsabilité qui s’est traduit dans de nombreux pays par la possibilité offerte à ceux qui le souhaitent de lever l’anonymat de leur donneur. Il explique que cette évolution n’a pas eu lieu en France, où « un véritable blocage existe » du fait de la confusion entretenue sur la filiation lors de la préparation de la loi de 2011 et de l’accusation portée à l’égard des jeunes de vouloir chercher des « parents » voire de prôner une « biologisation de la filiation ». Dénonçant l’absence de prise en considération tant de la distinction entre la filiation et le droit d’accès aux origines que de la jurisprudence de la Cour, le rapport préconise d’organiser la transmission de renseignements non identifiants et de permettre la délivrance de l’identité du donneur à la personne majeure née du don qui en fait la demande.
44. Dans son étude intitulée « Révision de la loi de bioéthique : quelles options pour demain ? » remise au Premier ministre le 6 juillet 2018, le Conseil d’État commence par souligner que le choix fait en 1994 « même s’il rejoignait la pratique des CECOS, n’avait rien d’évident et constituait aux yeux des parlementaires une solution par défaut ». Il rappelle que la pertinence de l’anonymat « absolu, inconditionnel et irréversible » institué par l’article 16-8 du code civil a été interrogée au moment où les premiers enfants conçus par AMP avec tiers-donneur ont atteint l’âge adulte, un certain nombre d’entre eux ayant exprimé une souffrance d’être privés de leurs origines biologiques et tenté d’obtenir la reconnaissance de la spécificité du « don d’engendrement » ainsi que la levée de l’anonymat du tiers donneur. Il souligne les éléments qui invitent à réfléchir à un nouvel équilibre entre l’anonymat des donneurs et l’accès des enfants à leurs origines, parmi lesquels les effets préjudiciables du principe d’anonymat sur certains enfants, la diversification des modèles familiaux qui tend à banaliser la dissociation entre filiation juridique et biologique et la prise de position des CECOS en 2018 en faveur d’une possibilité d’accès à des données non identifiantes. Il estime envisageable de permettre aux enfants issus d’un don de gamètes d’accéder à leur majorité à l’identité du donneur si celui-ci y consent tout en relevant la nécessité de préserver l’anonymat du don au moment de sa réalisation afin d’éviter toute tentation d’un choix du donneur. Il préconise l’accès aux origines biologiques aux enfants nés de futurs dons et, pour les dons passés, le conditionne au consentement des donneurs car il « n’est [pas] constitutionnellement envisageable de porter une atteinte aux situations nées antérieurement que si la révélation du donneur est soumise à son consentement exprès ».
45. Dans son avis no 129 rendu le 25 septembre 2018, le CCNE prend position en faveur de la levée de l’anonymat. Il relève que certaines personnes conçues par AMP avec tiers-donneur font de la recherche de l’identité de ce dernier le « combat » de leur vie. Il ajoute que « continuer à défendre l’anonymat à tout prix est un leurre à l’ère présente et future de la génomique et du big data ». Il constate que si dans certains États ayant levé l’anonymat les dons ont enregistré une baisse à court terme, des effets rebonds ont été néanmoins constatés. Il relève toutefois que d’autres répercussions pourraient avoir lieu en cas de levée de l’anonymat : changement dans les motivations du don et les profils des donneurs, risque de démarche commerciale et de renforcement de la culture du secret sur le mode de conception de l’enfant.
46. Dans son avis du 24 juillet 2019, le Conseil d’État se prononce sur l’article 3 du projet de loi relatif à la bioéthique concernant « La reconnaissance du droit des enfants nés d’AMP avec tiers donneur issu d’un don de gamètes ou d’embryon d’accéder à l’identité de leur donneur ». La première version de cet article prévoit que tout donneur consent, avant même de procéder à un don, à ce que l’enfant accède à sa majorité, s’il le demande, à des données non identifiantes ou à son identité. La seconde version (article 3 bis) établit le même dispositif s’agissant des données non identifiantes mais subordonne l’accès de l’enfant à l’identité du donneur à la condition que ce dernier y consente au moment où l’enfant devenu majeur, en fait la demande. Le Conseil d’État recommande d’opter pour l’article 3 bis aux motifs que le dispositif améliore en tout état de cause l’accès de l’enfant à ses origines et qu’il protège davantage le donneur en lui permettant d’exprimer son consentement ou son refus dans un contexte plus propice à une décision éclairée, celui né de sa vie privée et familiale telle qu’elle est constituée au moment où se fait la demande d’accès aux origines.
47. Le 24 juillet 2019, le projet de loi relatif à la bioéthique (paragraphe 49 ci-dessous), accompagné d’une étude d’impact très détaillée du gouvernement (paragraphe 48 ci-dessous), est déposé à l’Assemblée nationale.
48. L’étude d’impact souligne la nécessité de légiférer car « la société a évolué depuis les premières lois bioéthiques » et parce que la France « est un des rares pays à avoir opté pour un principe absolu d’anonymat du donneur à l’égard du couple infertile et de l’enfant ». Elle précise que le principe d’anonymat est strictement interprété en dehors de l’accès réservé au médecin à des informations médicales non identifiantes en cas de nécessité thérapeutique. À cet égard, elle souligne que cette nécessité couvre la prévention des risques de consanguinité pour deux personnes en couple issues d’AMP avec tiers donneur : « un médecin peut, à leur demande, vérifier qu’elles ne sont pas issues d’un même donneur, et ce, sans remise en cause de l’anonymat ». Elle relève par ailleurs que « les recherches de sociologues et de psychologues ont montré que l’application radicale du principe d’anonymat édicté en 1994 comporte des effets préjudiciables sur l’enfant, essentiellement parce que ce dernier est privé d’une dimension de son histoire qui le concerne pourtant intimement ». Après un exposé exhaustif de l’ensemble des options possibles pour garantir le droit d’accès aux origines, le gouvernement annonce qu’il entend maintenir le principe d’anonymat du don tout en accordant aux seules personnes conçues par don un droit d’accès à des informations relatives au donneur. Il précise qu’il se dégage des travaux préparatoires à la révision bioéthique un consensus sur la possibilité de ne pas exclure les anciens donneurs du dispositif, à condition qu’ils y consentent expressément, malgré les réticences des CECOS liées au manque de moyens pour retrouver les dossiers des quarante dernières années et au respect de la déontologie médicale.
49. Le projet de loi prévoit, dans sa version initiale, que tout enfant conçu par AMP avec tiers donneur puisse, à sa majorité, accéder à des données non identifiantes relatives à ce donneur, et s’il le souhaite, accéder à son identité. Il énonce également que le consentement exprès du tiers donneur à la communication de ces données et de son identité doit être recueilli avant même de procéder au don. Le texte précise par ailleurs que les demandes se feront auprès d’une commission d’accès aux données non identifiantes et à l’identité du tiers-donneur, placé auprès du ministre chargé de la santé. Au cours de la discussion menée autour de ce projet, de nombreuses divergences sont apparues entre l’Assemblée nationale et le Sénat en particulier sur le moment du recueil du consentement du donneur ainsi que sur les modalités d’accès aux informations des personnes concernées sous l’empire de la législation en vigueur et sur l’instance chargée de traiter les demandes d’accès aux origines. Au terme de près de deux ans de navette parlementaire, la loi no 2021-2017 relative à la bioéthique a été promulguée le 2 août 2021.
3. La loi no 2021-2017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique (Loi de 2021)
50. La loi de 2021 reconnait le droit des personnes nées d’une AMP avec tiers donneurs à accéder à l’identité de leur donneur sans revenir sur le principe d’anonymat du don. Ce droit se trouve désormais codifié à l’alinéa 2 de l’article 16-8-1 du code civil :
« Le principe d’anonymat du don ne fait pas obstacle à l’accès de la personne majeure née d’une assistance médicale à la procréation avec tiers donneur, sur sa demande, à des données non identifiantes ou à l’identité du tiers donneur, dans les conditions prévues au chapitre III du titre IV du livre Ier de la deuxième partie du code de la santé publique ».
51. Le nouveau dispositif prévoit un conditionnement du don de gamètes au consentement exprès des donneurs à ce que leur identité et un certain nombre de données non identifiantes soient recueillies et conservées (âge, caractéristiques physiques, situation familiale et professionnelle, pays de naissance, motivations du don), et communiquées si elle le demande à la personne conçue par AMP. En cas de refus, ces derniers ne pourront pas procéder au don. Ces données sont centralisées par l’Agence de Biomédecine avec les données relatives aux enfants issus de ces dons. Une fois majeurs, ces derniers peuvent s’adresser à la commission d’accès des personnes nées d’une assistance médicale à la procréation aux données des tiers donneurs (CAPADD) pour obtenir l’identité et les données non identifiantes du donneur (articles L. 2143-2 à L. 2143-9 du CSP).
52. Les articles 311-19 et 311-20 du code civil (paragraphes 31 et 32 ci-dessus) ont été abrogés. Les nouveaux articles 342-9 et 342-10 du code civil maintiennent l’impossibilité d’établir un lien de filiation entre l’auteur du don et l’enfant issu de l’AMP. Sauf dans l’hypothèse prévue à l’article 16-8-1 du code civil précité ci-dessus, le fait de divulguer une information permettant d’identifier une personne ou un couple qui a fait don de gamètes et le couple ou la femme non mariée qui les a reçus est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 0000 EUR (nouvel article 511-10 du code pénal).
53. Le décret no 2022-1187 du 25 août 2022 relatif à l’accès aux données non identifiantes et à l’identité du tiers donneur pris en application de la loi de 2021, en vigueur pour l’essentiel depuis le 1er septembre 2022, et un arrêté du 29 août 2022 précisent les modalités de mise en œuvre du droit d’accès aux origines. À compter du 1er septembre 2022, les nouveaux dons sont soumis à la nouvelle procédure. Ceux réalisés sous l’ancien régime seront détruits si les donneurs n’ont pas donné leur consentement au nouveau dispositif instauré par la loi.
54. Pour les personnes nées d’un don réalisé sous l’empire de l’ancien régime, elles peuvent saisir la CAPADD à compter du 1er septembre 2022. Cette dernière est chargée de contacter les tiers donneurs afin de solliciter et de recueillir leur consentement à la communication de leurs données non identifiantes et de leur identité. Ces derniers peuvent aussi se manifester spontanément auprès d’elle pour consentir à la transmission des données. Aux termes de l’article L. 2143-6-5o et 6o du CSP :
« [La CAPAAD (...) est chargée : (...)
5o De recueillir et d’enregistrer l’accord des tiers donneurs qui n’étaient pas soumis aux dispositions du présent chapitre au moment de leur don pour autoriser l’accès à leurs données non identifiantes et à leur identité ainsi que la transmission de ces données à l’Agence de la biomédecine, qui les conserve conformément au même article L. 2143‑4 ;
6o De contacter les tiers donneurs qui n’étaient pas soumis aux dispositions du présent chapitre au moment de leur don, lorsqu’elle est saisie de demandes au titre de l’article L. 2143-5, afin de solliciter et de recueillir leur consentement à la communication de leurs données non identifiantes et de leur identité ainsi qu’à la transmission de ces données à l’Agence de la biomédecine. Afin d’assurer cette mission, la commission peut utiliser le numéro d’inscription des personnes au répertoire national d’identification des personnes physiques et consulter ce répertoire (...). La commission est également autorisée à consulter le répertoire national inter-régimes des bénéficiaires de l’assurance maladie afin d’obtenir, par l’intermédiaire des organismes servant les prestations d’assurance maladie, l’adresse des tiers donneurs susmentionnés ; ».
55. Aux termes des articles R. 2143-7-I et R. 2143-8 du CSP :
Article R. 2143-7-I
« I.-Les tiers donneurs non soumis aux dispositions du chapitre III du titre IV du livre Ier de la deuxième partie de la partie législative du présent code au moment du don peuvent, à tout moment, s’adresser à la commission d’accès des personnes nées d’une assistance médicale à la procréation aux données des tiers donneurs, afin de consentir auprès de celle-ci à la communication de leur identité et de leurs données non identifiantes mentionnées à l’article L. 2143-3. Ils peuvent également exprimer ce consentement auprès de la commission lorsque celle-ci les contacte après avoir été saisie d’une demande d’accès à leurs données d’identité ou non identifiantes en application du D du VIII de l’article 5 de la loi no 2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique. »
Article R. 2143-8
« Les tiers donneurs qui font part à la commission de leur refus de consentir à la communication de leurs données d’identité et de leurs données non identifiantes mentionnées à l’article L. 2143-3 ou qui ne répondent pas à la sollicitation de la commission gardent la possibilité d’y consentir ultérieurement en s’adressant à celle-ci, selon les modalités prévues à l’article R. 2143-7. »
56. Dans une décision du 9 juin 2023 (no 2023-1052 QPC), le Conseil constitutionnel a déclaré la première phrase du 6o de l’article L. 2143-6 conforme à la Constitution sous la réserve mentionnée au point 14 de cette décision. Le requérant reprochait à cette disposition de prévoir qu’un tiers donneur pouvait être contacté par la CAPAAD « sans lui permettre de refuser préventivement d’être contacté ni garantir qu’il ne soit pas exposé à des demandes répétées ». Le Conseil constitutionnel a par ailleurs relevé d’office le grief tiré de ce que, en remettant en cause les effets qui pouvaient légitimement être attendus de situations nées sous l’empire de textes antérieurs, ces dispositions méconnaissaient la garantie des droits. La décision est ainsi motivée :
« (...)
Sur le grief tiré de la méconnaissance de la garantie des droits
(...) 6. Il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine de sa compétence, de modifier des textes antérieurs ou d’abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d’autres dispositions. Ce faisant, il ne saurait toutefois priver de garanties légales des exigences constitutionnelles. En particulier, il ne saurait, sans motif d’intérêt général suffisant, ni porter atteinte aux situations légalement acquises ni remettre en cause les effets qui pouvaient légitimement être attendus de situations nées sous l’empire de textes antérieurs.
7. Avant la loi du 2 août 2021, les articles 16-8 du code civil et L. 1211-5 du Code de la santé publique faisaient obstacle à toute communication des informations permettant d’identifier le tiers donneur en vas d’assistance médicale à la procréation.
8. L’article L. 2143-6 du code de la santé publique, créé par la loi du 2 août 2021, prévoit désormais qu’une personne majeure née à la suite d’un don de gamètes ou d’embryons réalisé avant une date fixée par décret au 1er septembre 2022 peut saisir la commission d’accès aux données non identifiantes et à l’identité du tiers donneur d’une demande d’accès à ces informations.
9. Les dispositions contestées de cet article prévoient que, dans ce cas, la commission contacte le tiers donneur afin de solliciter et de recueillir son consentement à la communication de ses données non identifiantes et de son identité ainsi qu’à la transmission de ces informations à l’Agence de la biomédecine.
10. Si ces dispositions permettent ainsi à la personne issue du don d’obtenir communication des données non identifiantes et de l’identité du tiers donneur, cette communication est subordonnée au consentement de ce dernier.
11. Dès lors, elles ne remettent pas en cause la préservation de l’anonymat qui pouvait légitimement être attendue par le tiers donneur ayant effectué un don sous le régime antérieur à la loi du 2 août 2021.
(...)
Sur le grief tiré de la méconnaissance du droit au respect de la vie privée :
14. En premier lieu, les dispositions contestées se bornent à prévoir que le tiers donneur peut être contacté par la commission d’accès aux données non identifiantes et à l’identité du tiers donneur en vue de recueillir son consentement à la communication de ces informations. Elles n’ont pas pour objet de déterminer les conditions dans lesquelles est donné le consentement et ne sauraient avoir pour effet, en cas de refus, de soumettre le tiers donneur à des demandes répétées émanant d’une même personne.
15. En second lieu, en adoptant les dispositions contestées, le législateur a entendu assurer le respect de la vie privée du donneur, tout en ménageant, dans la mesure du possible et par des mesures appropriées, l’accès de la personne issue du don à la connaissance de ses origines personnelles. Il n’appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur sur l’équilibre ainsi défini entre les intérêts du tiers donneur et ceux de la personne née d’une assistance médicale à la procréation avec tiers donneur. (...)»
57. Enfin, l’article L. 1244-6 du CSP révisé prévoit que le médecin peut accéder aux informations médicales non identifiantes en cas de nécessité médicale et non plus de nécessité thérapeutique. Par ailleurs, en cas de découverte d’une anomalie génétique chez le donneur, l’information devra être transmise à l’enfant issu du don, ce qui était auparavant facultatif ; cette information est également transmise au donneur si elle est découverte chez l’enfant (article L. 1131-1-1 du CSP).
2. ÉLÉMENTS DE DROIT INTERNATIONAL PERTINENTS
1. La Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE)
58. Les articles 3, 7-1 et 8 de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE), adoptée le 20 novembre 1989, sont ainsi rédigés :
Article 3
« 1. Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. (...) »
Article 7-1
« L’enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a dès celle-ci le droit à un nom, le droit d’acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d’être élevé par eux. »
Article 8
« 1. Les États parties s’engagent à respecter le droit de l’enfant de préserver son identité, y compris sa nationalité, son nom et ses relations familiales tels qu’ils sont reconnus par loi, sans ingérence illégale.
2. Si un enfant est illégalement privé des éléments constitutifs de son identité ou de certains d’entre eux, les États parties doivent lui accorder une assistance et une protection appropriées, pour que son identité soit rétablie aussi rapidement que possible. »
2. La Convention de La Haye du 29 mai 1993 sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale
59. Aux termes de l’article 30 de la Convention de la Haye :
« 1). Les autorités compétentes d’un État contractant veillent à conserver les informations qu’elles détiennent sur les origines de l’enfant, notamment celles relatives à l’identité de sa mère et de son père, ainsi que les données sur le passé médical de l’enfant et de sa famille.
2). Elles assurent l’accès de l’enfant ou de son représentant à ces informations, avec les conseils appropriés, dans la mesure permise par la loi de leur État. »
3. Les travaux du Conseil de l’Europe
60. Dans sa recommandation 2156 (2019) « Don anonyme de sperme et d’ovocytes : trouver un équilibre entre les droits des parents, des donneurs et des enfants », l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), tout en rappelant « la grande diversité de législations et de pratiques au sein des États membres en matière d’AMP », préconise au Comité des Ministres (CM) de faire des recommandations aux États membres, éventuellement contraignantes à terme, afin d’améliorer la protection de toutes les parties concernées tout en mettant l’accent sur les droits de la personne conçue « plus vulnérable » et « pour laquelle les enjeux semblent plus importants ». Elle souligne les principes qui devraient gouverner ces recommandations dont celui de la renonciation à l’anonymat pour tous les dons futurs de gamètes, ce qui signifierait que l’identité du donneur serait révélée au 16e ou 18e anniversaire de l’enfant ainsi conçu.
61. Dans le rapport adossé au projet de recommandation, la rapporteure souligne que le principe d’anonymat pose un problème de santé publique en raison de l’impossibilité d’être informé des antécédents médicaux du donneur et du risque de consanguinité. Elle fait part de la nécessité pour la personne conçue à l’issue d’un don de connaître l’identité du donneur pour sa construction identitaire. Elle observe enfin que ce principe devient obsolète en raison du développement des technologies génétiques. S’agissant de l’impact sur le nombre de dons en cas de levée de l’anonymat, elle indique ce qui suit :
« L’argument systématiquement invoqué par les cliniques pratiquant les inséminations artificielles avec donneur est celui d’une baisse du nombre de donneurs en cas de levée de l’anonymat des dons. Cependant, les statistiques ne permettent pas de confirmer cet argument. En effet, aucune baisse des dons n’a été constatée dans les pays qui ont consacré le droit d’accès aux origines. En Suède par exemple, la légalisation en 1984 consacrant l’accès des personnes issues d’un don à leurs origines génétiques a entraîné une baisse du nombre de donneurs la première année seulement, mais cette tendance s’est aujourd’hui inversée. Au Royaume-Uni, depuis 2005, date du changement législatif, les dons n’ont cessé de croître. Les différentes études conduites permettent de constater une modification sensible du profil des donneurs, ceux-ci étant généralement plus âgés et ayant mieux mûri leur geste, et non une réduction de leur nombre ».
62. Dans sa réponse à l’Assemblée, le CM a invité le Comité européen de coopération juridique (CDCJ) à examiner s’il « est faisable et souhaitable d’élaborer un projet de recommandation ou un autre instrument non contraignant pour aider les États à protéger les droits des personnes conçues par don à connaître leurs origines tout en assurant un équilibre avec les intérêts des autres parties impliquées, ceux de la société et les obligations de l’État » (CM/AS (2019) Rec2156-final).
63. Au terme de son « Étude comparative sur l’accès aux origines des personnes conçues par don de gamète » (Conseil de l’Europe, 16 décembre 2022), le CDCJ reconnait la pertinence et la valeur ajoutée d’une éventuelle Recommandation sur le sujet. Ses conclusions sont ainsi rédigées :
« 151. (...) l’analyse conduite révèle également de manière assez claire l’émergence d’un consensus portant sur le droit à la connaissance des origines. Ce qui semblait n’être qu’une solution marginale aux commencements de l’assistance médicale à la procréation exogène s’est progressivement imposé comme un principe efficient dans la plupart des États membres, appuyé sur l’évolution de la jurisprudence de la Cour liant la primauté de l’intérêt de l’enfant et le droit à la connaissance des origines au droit au développement personnel fondé sur la protection de la vie privée affirmée par l’article 8 de la CEDH. Ce consensus pourrait donc fort légitimement conduire le Conseil de l’Europe à recommander aux États membres de consacrer, au profit des personnes conçues par don, un mécanisme leur permettant d’accéder à leurs origines. Un tel mécanisme devrait toutefois ménager l’ensemble des intérêts et ne pas être érigé en absolu. »
64. La Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine (dite « Convention d’Oviedo », entrée en vigueur en 1999, prévoit dans son article 10 intitulé « vie privée et droit à l’information » ce qui suit :
«1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée s’agissant des informations relatives à sa santé.
2. Toute personne a le droit de connaître toute information recueillie sur sa santé. Cependant, la volonté d’une personne de ne pas être informée doit être respectée.
3. A titre exceptionnel, la loi peut prévoir, dans l’intérêt du patient, des restrictions à l’exercice des droits mentionnés au paragraphe 2. »
3. ÉlÉments de DROIT COMPARÉ
65. En 2008, le Sénat français a publié une étude de législation comparée (no 186) relatif à l’anonymat du don de gamètes qui conclut que « l’examen des législations de huit pays européens, l’Allemagne, le Danemark, l’Espagne, l’Italie, les Pays Bas, le Royaume-Uni, la Suède et la Suisse, met en évidence une tendance à la levée de l’anonymat ».
66. Il ressort des données de droit comparé de l’étude d’impact du projet de loi relatif à la bioéthique de juillet 2019 (paragraphe 48 ci-dessus) et de l’étude comparative du CDCJ publiée le 22 décembre 2022 (paragraphe 63 ci-dessus) ce qui suit.
67. Sur les vingt-six États ayant répondu au questionnaire du CDCJ[1], seule la Turquie n’autorise pas le recours à un don de sperme. Quinze des vingt-cinq États autorisant ce don reconnaissent à la personne conçue le droit d’accéder à l’identité du donneur. Sur ces quinze États, un ne le permet que pour des raisons médicales (Espagne). Certains États l’admettent depuis longtemps comme la Suède (1985), l’Allemagne (1989), l’Autriche et la Suisse (1992), la Norvège (2003), les Pays-Bas (2004), le Royaume-Uni (2005) et d’autres l’ont reconnu plus récemment, comme l’Irlande (2015), Malte et le Portugal (2018). Dix États interdisent l’accès aux origines (Belgique, République tchèque, Grèce, Lettonie, Monténégro, Macédoine du Nord, Pologne, Serbie, Slovénie, Ukraine). Parmi ces dix États, la Belgique, la Grèce et l’Ukraine signalent avoir des perspectives d’évolution et la République tchèque indique avoir fait deux tentatives pour consacrer un droit d’accès aux origines.
68. La plupart des États qui offrent un droit d’accès à l’identité du donneur le permettent à la majorité de l’enfant. Néanmoins, certains d’entre eux ouvrent cet accès avant l’âge de 18 ans. Le seuil d’âge est fixé à 16 ans en Allemagne, aux Pays-Bas et en Suède pour l’identité du donneur ainsi qu’au Royaume-Uni pour les données non identifiantes, à 15 ans en Norvège, à 14 ans en Autriche, voire 12 ans aux Pays-Bas pour les seules données non identifiantes (Étude du CDCJ, pp. 27-29).
69. Également selon l’étude précitée, sur les quinze États autorisant l’accès aux origines, sept ne consacrent ce droit qu’au profit de la personne conçue par don (Danemark, France, Lituanie, Norvège, Suède, Suisse, Royaume-Uni). Les autres prévoient également un droit d’accès aux parents ou aux juridictions (idem, pp. 29-30).
70. Le consentement du donneur à la transmission de son identité est requis soit au moment du don (Autriche, Croatie, Danemark, France, Irlande, Suisse et Royaume-Uni) soit au moment de la demande de l’enfant (Lituanie) soit les deux comme aux Pays-Bas où le refus du donneur dans la dernière hypothèse ne constitue pas un véto. Le consentement du donneur n’est pas exigé en Finlande, en Norvège et en Suède (idem, p. 30). La révélation de l’identité du donneur est possible après le décès du donneur dans la majorité des quinze États précités.
71. Parmi les vingt-cinq États concernés, la Belgique et le Danemark ont la particularité de disposer d’une dualité de régimes. La Belgique ne reconnaît pas l’accès aux origines à l’enfant conçu par don mais un don non anonyme résultant d’un accord entre le donneur et le ou les receveurs est autorisé, et la possibilité que l’enfant soit informé existe en conséquence. Au Danemark, les parents peuvent choisir soit un donneur anonyme définitivement, soit un donneur anonyme au moment du don soit un donneur connu dès le moment du don (idem, p. 31).
72. Les États qui consacrent un droit d’accès à l’identité du donneur permettent souvent également la communication d’informations non identifiantes. Il n’y a pas de consensus parmi ces États sur la communication des informations médicales du donneur. Certains États ne consacrant pas ce droit permettent néanmoins la communication d’information non identifiantes (Belgique, République tchèque, Grèce, Lettonie, Pologne, Serbie, Slovénie, Espagne et Ukraine). Dans ce cas, les informations non identifiantes concernent des informations médicales, communiquées à l’enfant et à ses représentants légaux (Grèce, Serbie, Espagne, Slovénie) ou seulement à la receveuse ou au couple receveur ainsi qu’au médecin de l’enfant concerné (Belgique). En Pologne, les informations sur l’état de santé du donneur ainsi que l’année et le lieu de sa naissance sont communiquées à l’enfant une fois majeur. L’âge, la profession, l’état de santé du donneur sont fournis au couple candidat au don de gamètes au moment du don en République tchèque, en Lettonie et en Ukraine ; il peut s’agir aussi de ses caractéristiques physiques (Belgique). Enfin, certains États ne permettent pas l’accès aux données non identifiantes (Autriche, Croatie, Allemagne, Lituanie, Monténégro, Macédoine du Nord, Norvège et Suède, idem, pp. 32 à 34).
73. L’étude du CDCJ se termine par le constat que « les législations nationales tendent très nettement à consacrer un droit d’accès aux origines. »
EN DROIT
1. JONCTION DES REQUÊTES
74. Les deux requêtes étant similaires en fait et en droit, la Cour décide de les joindre, comme le lui permet l’article 42 § 1 de son règlement.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
75. Le requérant et la requérante soutiennent que l’impossibilité d’obtenir des informations sur leur géniteur respectif a porté atteinte à leur droit au respect de leur vie privée et familiale, tel que garanti par l’article 8 de la Convention. Aux termes de cette disposition :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...).
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
1. Sur la recevabilité
76. Dans ses observations complémentaires du 28 octobre 2022, sans soulever expressément une exception d’irrecevabilité, le Gouvernement conclut que la requérante et le requérant ont perdu la qualité de victimes du fait des modifications législatives intervenues en 2021. Il souligne qu’ils peuvent désormais présenter auprès de la CAPADD une demande personnelle d’accès à leurs origines sur le fondement de l’article L. 2143-6 du CSP (paragraphe 54 ci-dessus).
77. Dans ses observations complémentaires des 26 et 27 octobre 2022, la requérante précise que le nouveau texte n’a aucune incidence sur l’appréciation de son grief car il ne lui a apporté aucune reconnaissance ni réparation de la violation subie, et le requérant estime, lui, avoir été victime d’une violation continue de l’article 8 depuis sa naissance.
78. La Cour renvoie à sa jurisprudence constante selon laquelle une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de victime aux fins de l’article 34 de la Convention que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 180, CEDH 2006‑V). De plus, la réparation fournie doit être adéquate et suffisante. Elle dépend de l’ensemble des circonstances de la cause, eu égard en particulier à la nature de la violation de la Convention qui se trouve en jeu (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 116, CEDH 2010).
79. En l’espèce, il est vrai que la requérante et le requérant peuvent saisir la CAPADD depuis le 1er septembre 2022 aux fins d’obtenir, le cas échéant, des informations sur leur géniteur. La requérante l’a fait et vient de se voir opposer une fin de non-recevoir définitive (paragraphe 19 ci-dessus). Cette possibilité est intervenue cependant plus de douze ans après leur demande d’accès à leurs origines et bien après que les juridictions internes se furent prononcées sur la violation alléguée de la Convention. Ni dans la procédure interne, ni devant la Cour, les autorités nationales n’ont reconnu expressément qu’il y avait eu violation des droits de la requérante et du requérant au titre de la Convention pendant la période susmentionnée. Dès lors, la Cour estime qu’ils peuvent toujours se prétendre victimes au sens de l’article 34 de la Convention.
80. La Cour précise que les dispositions de la loi de 2021 et les mesures prises pour son application, pour autant qu’elles sont pertinentes pour l’examen des griefs en l’espèce, seront examinées lors de son appréciation du bien-fondé de ces derniers.
81. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) La requérante et le requérant
1. Requête no 21424/16
82. La requérante soutient que l’impossibilité d’obtenir des informations sur son géniteur constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à l’identité. Cette ingérence ne reposerait pas sur une base légale claire. D’une part, l’emploi du terme « divulguer » dans l’article 16-8 du code civil serait ambigu et ne constituerait pas une base légale de l’interdiction absolue et inconditionnelle dénoncée car l’enfant issu du don n’y est pas mentionné. D’autre part, la portée de la possibilité offerte aux seuls médecins du donneur et du receveur d’avoir accès aux informations en cas de nécessité thérapeutique (article L. 1244-6 du CSP précité, paragraphe 34 ci-dessus) serait floue et source d’insécurité juridique pour tous les enfants nés de dons.
83. La requérante fait ensuite valoir que cette ingérence ne répond à aucun but légitime car l’anonymat exclut la protection de l’intérêt de l’enfant conçu par don à la faveur de la seule parenté sociale. Elle conteste le caractère d’ordre public du principe d’anonymat car, d’une part, tous les dons ne sont pas anonymes (par exemple entre personnes d’une même famille) et, d’autre part, la règle de l’anonymat en matière de dons d’éléments ou de produits du corps ne peut servir de fondement au don de gamètes, de nature fondamentalement différente. Enfin, il n’y aurait pas de corollaire entre ce principe et ceux de la gratuité et de la non-patrimonialité des éléments du corps humain, certains États rétribuant les dons de sperme ou d’ovocytes pourtant couverts par l’anonymat.
84. S’agissant ensuite de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, la requérante souligne que la législation française ne ménage pas de juste équilibre entre les intérêts en présence puisque le principe de l’anonymat absolu nie celui de l’enfant et ne correspond plus aux conditions actuelles. Elle se réfère à cet égard aux différentes études qui en ont préconisé la suppression en France dont celles du Conseil d’État rendues en 2009 et 2018 (paragraphes 41 et 44 ci-dessus).
85. Tout en ne remettant pas en cause la marge d’appréciation de l’État, la requérante invite la Cour à retenir une interprétation de l’article 8 de la Convention à la lumière de la tendance existante en Europe vers un abandon du principe d’anonymat absolu et en faveur de la reconnaissance progressive du droit pour chacun de connaitre ses origines.
86. La requérante déplore l’absence de toute protection de ses intérêts dans la mise en balance des intérêts en jeu. Elle souligne les difficultés de son développement personnel et la détresse de nombreux enfants dans sa situation. La seule connaissance d’informations médicales ne suffirait pas en tout état de cause à remplir le droit des enfants de connaître leur patrimoine génétique qui découle de l’article 10 de la Convention d’Oviedo (paragraphe 64 ci-dessus). La possibilité laissée aux médecins d’accéder aux informations médicales non identifiantes en cas de nécessité thérapeutique ne serait pas non plus de nature à préserver les enfants concernés des risques de consanguinité auxquels ils se trouvent exposés, ni ne permettrait de les protéger dès lors que les troubles psychologiques ne sont pas entendus comme des nécessités thérapeutiques.
87. Quant aux autres intérêts en présence, la famille légale serait davantage préservée selon la requérante si elle pouvait évoluer dans un contexte apaisé, en l’absence de souffrance due à la quête de l’identité ; en tout état de cause, elle ne serait pas déstabilisée car elle est protégée par le lien de filiation. Elle rappelle que sa famille a souhaité qu’elle puisse obtenir les informations demandées. Par ailleurs, l’anonymat du donneur ne devrait pas être préservé de manière aussi rigide et absolue, comme le montre l’exemple de son conjoint (paragraphe 17 ci-dessus) et d’un certain nombre de donneurs. Enfin, le risque d’une baisse substantielle du nombre de donneurs en cas de levée de l’anonymat serait démenti par les études menées à ce sujet.
88. En définitive, la requérante rejette un système qui ne prend en compte que les rapports entre le donneur et le receveur au détriment des droits de l’enfant. Elle désapprouve la distinction opérée par le Gouvernement (paragraphe 100 ci-dessous) entre sa situation et celle des enfants nés sous X examinée par la Cour dans l’affaire Odièvre c. France ([GC], no 42326/98, CEDH 2003‑III) dans la mesure où dans cette affaire, pour conclure à la non-violation de l’article 8 de la Convention, la Cour a relevé que la requérante avait déjà eu accès à des informations non identifiantes sur sa mère et que la législation adoptée par la France en 2002 lui offrait la possibilité de lever le secret de ses parents biologiques.
89. S’agissant, enfin, des nouvelles dispositions de la loi de 2021, la requérante déplore la persistance de l’impossibilité d’obtenir des informations sur les antécédents médicaux du donneur et sur l’existence de demi-frères ou demi-sœurs biologiques. En ce qui concerne les enfants nés de dons sous l’ancien système, comme elle, elle considère que cette loi met des obstacles au recueil de l’accord des donneurs pour les raisons suivantes : aucun budget ne serait prévu pour leur identification et localisation ; dès lors qu’il n’est pas prévu de les informer du nombre de personnes nées de leurs dons, mais que leur éventuel consentement vaudra pour tous les dons, le recueil d’un consentement éclairé de leur part ne serait pas favorisé ; leur décès bloquerait tout accès aux origines. Par ailleurs, elle soutient qu’aucune exigence de sécurité juridique ne justifie le souci du législateur de subordonner l’accès à l’identité du donneur à l’accord de ce dernier. Premièrement, s’agissant des dons réalisés avant 1994, aucune loi ne garantissait aux donneurs le droit à l’anonymat. Deuxièmement, pour les enfants nés entre 1994 et le 31 août 2022, la règle de l’anonymat n’était inscrite dans la loi qu’entre le donneur et le receveur, et il n’est nullement établi, à la différence des personnes nées de dons, que la transmission de l’identité des donneurs, sans leur accord, est susceptible de générer chez eux une souffrance ou un trouble. Enfin, l’accès à toutes les données est dépendant de l’accord du donneur, y compris celles non identifiantes ou reste impossible comme indiqué ci-dessus.
90. La requérante soutient ainsi que la législation persiste à porter une atteinte non nécessaire dans une société démocratique à son droit à connaître des informations indispensables à la construction de son identité et à son épanouissement.
2. Requête no 45728/17
91. Le requérant précise que son grief couvre la vie privée mais également la vie familiale, laquelle serait en jeu puisqu’il ne sait pas s’il a des frères ou sœurs et n’envisage pas d’avoir des enfants sans connaître le patrimoine génétique qu’il va transmettre.
92. Il fait valoir qu’aucune disposition légale ne restreignait le droit d’accès aux origines, tel que garanti par l’article 8 de la Convention, à l’époque du don à l’origine de sa conception en 1989, où les donneurs étaient placés dans une simple situation contractuelle à l’égard des CECOS. Il en déduit que le Gouvernement ne peut invoquer la loi de 1994 pour justifier la légalité de l’ingérence dans son droit au respect de sa vie privée et familiale et la restriction de ce droit en faveur du donneur.
93. Quant au but de l’ingérence, le requérant relève que le Gouvernement invoque la préservation des droits d’autrui. Il invite la Cour à rejeter cette allégation. Il rappelle, s’agissant du donneur, qu’il entend uniquement connaître ses origines et non établir une filiation. En ce qui concerne la famille légale, il souligne que ses parents se sont associés à sa réclamation. Quant aux enfants concernés, ceux issus d’un même don devraient au contraire être protégés d’un risque de consanguinité, et leur protection passerait en tout état de cause par la connaissance de leurs origines, comme l’indiquait dès la préparation de la loi bioéthique de 1994 un fort courant anthropologique, psychanalytique et sociologique ainsi que de nombreux rapports et études.
94. S’agissant de la marge d’appréciation de l’État, le requérant estime qu’il convient de retenir qu’elle est restreinte dès lors que la pratique du don de gamètes est autorisée et que les revendications formulées par les enfants concernés ne soulèvent pas de questions morales ou éthiques mais ont simplement vocation à répondre à un besoin personnel et psychique de ces enfants ou des adultes qu’ils sont devenus. À ces éléments, s’ajouterait le fait que la connaissance des antécédents familiaux pour la santé est prioritaire. Enfin, le requérant considère le Gouvernement mal fondé à soutenir qu’il n’existe pas de consensus européen car le principe d’un droit d’accès aux origines existe dans un grand nombre de pays.
95. S’agissant ensuite de l’équilibre des intérêts, le requérant fait observer que l’article L. 1244-6 du CSP prévoit un accès à des données médicales mais qui sont limitées, souvent tardives ou insuffisantes. S’il ne conteste pas la nécessité de préserver la vie privée du donneur, il souligne que ses demandes portaient sur des informations non identifiantes pouvant être communiquées par l’intermédiaire d’un médecin. Il soutient également que le risque d’une baisse substantielle de dons de gamètes en cas de levée de l’anonymat n’est pas fondée et que les expériences étrangères en la matière tendraient à prouver le contraire. Plus généralement, il considère que l’on ne peut pas opposer à l’enfant né d’un don la seule et unique protection du donneur et de sa famille et conclut que l’État a manqué à son obligation positive de faire évoluer le processus législatif pour reconnaître le droit d’accès aux origines.
96. Enfin, s’agissant des dispositions de la loi de 2021, le requérant fait valoir qu’il sera difficile pour la nouvelle commission de retrouver les dossiers des donneurs dès lors qu’avant 1994 il n’y avait pas d’obligation d’archiver les données. Il indique également que les données non identifiantes qu’il a demandées ne sont pas toutes listées dans la loi de 2021. En tout état de cause, il considère qu’une demande auprès de la CAPADD serait vouée à l’échec puisque son père biologique, jusqu’à ce jour, ne s’est jamais manifesté et s’opposerait à la divulgation de son identité. Le requérant invite en tout état de cause la Cour à apprécier son grief au regard de sa situation telle qu’exposée dans sa requête, soit à une époque où la restriction à son droit au respect de sa vie privée n’était pas prévue par la loi (paragraphe 92 ci‑dessus). Il ajoute que jusqu’à l’adoption de la loi de 2021, il a bien été victime d’une violation de l’article 8 de la Convention.
b) Le Gouvernement
97. Le Gouvernement soutient que le principe d’anonymat du don de gamètes est constitutif d’une ingérence dans la vie privée des requérants, laquelle repose sur les dispositions de l’article 16-8 du code civil qui sont d’ordre public. Il précise que ces dispositions sont issues de la loi du 29 juillet 1994 et sont donc très antérieures à la révélation par les parents de la requérante et du requérant à ces derniers de leur mode de conception et a fortiori de la date à laquelle ils ont entamé leurs démarches pour obtenir des informations relatives au donneur de gamète. Le Gouvernement estime que ces dispositions étaient dépourvues d’ambiguïté, accessibles et suffisamment précises pour anticiper le rejet des demandes d’accès aux origines en l’espèce.
98. Le Gouvernement fait valoir que l’ingérence litigieuse poursuit le but de « la protection des droits et libertés d’autrui », ceux des parents légaux, du donneur et de l’enfant né du don de gamètes. Il renvoie, s’agissant de l’intérêt de l’enfant, aux écritures du rapporteur initial du projet de loi de bioéthique de 1994 selon lesquelles l’anonymat est la « moins mauvaise solution », sa levée risquant de « créer une névrose de choix d’identité » alors que « l’identité biologique » n’a pas à l’emporter sur celle « résultant de la parenté sociale ». C’est donc en prenant en compte l’intérêt de l’enfant que l’option de l’anonymat aurait été retenue par le législateur.
99. Le Gouvernement soutient ensuite que l’ingérence est nécessaire et justifiée dans une société démocratique. Faisant valoir qu’il n’existe aucun consensus européen sur l’accès aux origines des enfants issus d’un don de gamètes, il estime qu’une large marge d’appréciation doit être laissée aux États en la matière. L’ingérence serait par ailleurs proportionnée dès lors que le principe d’anonymat connaît des exceptions et qu’un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts en présence. En effet, et en premier lieu, l’accès à des données médicales non identifiantes est organisé par les textes lorsqu’un motif thérapeutique l’impose, protégeant ainsi la santé des enfants concernés. En second lieu, dans le cadre de sa marge d’appréciation, le législateur aurait fait un choix permettant d’assurer un juste équilibre entre les intérêts privés en présence tout en prenant en compte l’intérêt général. Il rappelle à ce titre que le régime applicable au don de gamètes, aligné sur celui dont relève l’ensemble des éléments du corps humain, traduit la conception française du respect dû à ce corps, qui repose sur l’éthique et la solidarité. Il renvoie également aux décisions du Conseil d’État qui a jugé le principe d’anonymat compatible avec l’article 8 de la Convention (paragraphes 16, 35 et 36 ci‑dessus).
100. Le Gouvernement ajoute que la problématique du don de gamètes est différente de celle de l’accouchement sous X examinée par la Cour dans l’arrêt Odièvre, précité, et l’arrêt Godelli c. Italie (no 33783/09, 25 septembre 2012). La situation d’un enfant né sous X ne serait pas transposable à celle d’un enfant né d’une AMP avec tiers donneur puisque le geste de ce dernier est déconnecté de tout projet parental, mais également de toute réalité de la naissance d’un enfant. En outre, le don de gamètes est un acte solidaire et responsable qui, à aucun moment, ne placerait l’enfant issu de ce don dans une situation de détresse et d’interrogation par rapport à son histoire assimilable à celle qui caractérise l’abandon d’enfant. Ainsi, l’ingérence litigieuse aurait pour objectif de préserver un équilibre entre les intérêts divergents en ne favorisant pas l’intérêt d’une seule personne au détriment de celui de plusieurs autres et en considérant que l’équilibre des familles, celle du donneur comme celle de l’enfant, prévaut sur le désir d’avoir des renseignements sur un acte déconnecté de toute histoire de vie.
2. Observations des tiers intervenants
101. Dans ses observations, l’ECLJ estime que la pratique en soi de l’AMP hétérologue est à l’origine d’une violation des droits de la requérante et du requérant protégés par les articles 3, 8 et 14 de la Convention. Cette pratique serait contraire à l’intérêt des enfants, compte tenu des conséquences néfastes multiples qu’elle aurait sur eux, et emporterait par ailleurs la violation des articles 7 et 8 de la CIDE. Enfin, l’ECLJ soutient que le requérant et la requérante sont victimes d’une discrimination en raison de leur naissance du fait de l’ignorance de leur identité biologique ou de leurs antécédents familiaux médicaux.
102. ADF international fait valoir l’impact néfaste de l’AMP avec tiers‑donneur sur les enfants, laquelle générerait des troubles existentiels ou des risques de consanguinité, mais également sur la société dans son ensemble, au regard notamment de la commercialisation de ces pratiques.
3. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
1. Sur la nature des obligations qui incombent aux États
103. L’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics. À cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale. Elles peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux. La frontière entre les obligations positives et négatives de l’État ne se prête toutefois pas à une définition précise. Les principes sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents ; de même dans les deux hypothèses, l’État jouit d’une certaine marge d’appréciation (Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 58, CEDH 2002-I, C.E. et autres c. France, nos 29775/18 et 29693/19, § 83, 24 mars 2022).
104. La notion de « respect » manque de netteté, surtout en ce qui concerne les obligations positives inhérentes à cette notion ; du fait de la diversité des pratiques suivies et des conditions régnant dans les États contractants, ses exigences varient beaucoup d’un cas à l’autre. Néanmoins, la Cour a jugé une série d’éléments pertinents pour l’appréciation du contenu des obligations positives incombant aux États. Certains de ces éléments concernent le requérant, par exemple l’importance de l’intérêt en jeu ou la mise en cause de « valeurs fondamentales » ou d’« aspects essentiels » de sa vie privée ainsi que l’impact sur l’intéressé d’un conflit entre la réalité sociale et le droit, la cohérence des pratiques administratives et juridiques dans l’ordre interne revêtant une grande importance pour l’appréciation à effectuer sous l’angle de l’article 8. D’autres éléments concernent l’impact sur l’État en cause de l’obligation positive alléguée, par exemple le caractère ample et indéterminé, ou étroit et défini, de cette obligation (ibidem, § 83 et les références citées).
2. Sur la marge d’appréciation
105. Pour se prononcer sur l’ampleur de la marge d’appréciation devant être reconnue à l’État dans une affaire soulevant des questions au regard de l’article 8, il y a lieu de prendre en compte un certain nombre de facteurs. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est d’ordinaire restreinte. En revanche, lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates, la marge d’appréciation est large. Elle est d’une façon générale également ample lorsque l’État doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou entre différents droits protégés par la Convention qui se trouvent en conflit (S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 94, CEDH 2011, CE et autres, précité, § 85).
3. Sur le droit à la connaissance des origines
106. L’article 8 de la Convention protège un droit à l’identité et à l’épanouissement personnel. À cet épanouissement contribuent l’établissement des détails de son identité d’être humain et l’intérêt vital, protégé par la Convention, à obtenir des informations nécessaires à la découverte de la vérité concernant un aspect important de son identité personnelle, par exemple l’identité de son géniteur (Odièvre, précité, § 29, Godelli, précité, § 45, Çapın c. Turquie, no 44690/09, §§ 33 et 34, 15 octobre 2019, Boljević c. Serbie, no 47443/14, § 28, 16 juin 2020). La naissance, et singulièrement les circonstances de celles-ci, relèvent de la vie privée de l’enfant, puis de l’adulte, garantie par l’article 8 (Godelli, précité, § 46). L’intérêt que peut avoir un individu à connaître son ascendance ne cesse nullement avec l’âge (ibidem, § 69).
4. Application de ces principes dans les affaires Odièvre et Godelli
107. En ce qui concerne les litiges en matière d’accès aux origines des enfants nés sous X et adoptés, la Cour a considéré que le droit à l’identité, dont relève le droit de connaître son ascendance, fait partie intégrante de la notion de vie privée et que dans pareil cas, un examen d’autant plus approfondi s’impose pour peser les intérêts concurrents (Godelli, précité, § 65). Dans l’affaire Odièvre, elle a conclu à la non-violation de l’article 8 de la Convention dès lors que la requérante a eu accès à des informations non identifiantes sur sa mère lui permettant d’établir quelques racines de son histoire dans le respect de la préservation des tiers et que la France a mis en place un mécanisme lui permettant de solliciter la réversibilité du secret de l’identité de sa mère sous réserve de l’accord de celle-ci. Dans l’affaire Godelli, elle a jugé que la législation italienne ne ménageait aucun équilibre entre les droits et intérêts concurrents en cause car elle donnait à l’intérêt de la mère qui souhaitait garder l’anonymat une « préférence aveugle » en l’absence de toute possibilité d’avoir accès à des informations non identifiantes sur celle-ci ou d’obtenir la réversibilité du secret, et a considéré que l’État italien avait dépassé la marge d’appréciation dont il disposait.
b) Application en l’espèce
1. Sur l’applicabilité de l’article 8
108. Le requérant soutient qu’en plus de l’atteinte qu’elle porte à sa vie privée, l’impossibilité d’accéder à ses origines constitue également un frein à sa vie familiale en ce qu’il aurait fait le choix de ne pas avoir d’enfant tant qu’il n’aurait pas connaissance d’informations sur son donneur.
109. La Cour rappelle que l’article 8 de la Convention protège le droit à la connaissance de ses origines (voir la jurisprudence citée au paragraphe 106 ci-dessus). Elle rappelle également que le droit au respect de la décision de devenir ou de ne pas devenir parent relève aussi de la protection de l’article 8, pareil choix constituant une forme d’expression de la vie privée et familiale (S.H. et autres, précité, § 82). Cela étant, elle n’estime pas nécessaire dans les circonstances de l’espèce d’examiner le grief sous l’angle de la vie familiale, le volet vie privée de l’article 8 lui paraissant couvrir l’ensemble des doléances exprimées par le requérant.
2. Sur la question de savoir si les affaires concernent une obligation négative ou une obligation positive
110. La Cour relève qu’au moment où le requérant et la requérante ont saisi les juridictions internes puis la Cour de leurs prétentions, le droit français ne permettait pas aux enfants conçus par don de gamètes, lorsque leur mode de conception leur avait été révélé, et qu’ils le souhaitaient, de connaître l’identité du tiers donneur ou d’avoir accès à des informations non identifiantes sur ce dernier. Ils dénoncent les lacunes du système juridique français qui ont conduit au rejet de leurs demandes respectives. La Cour considère dès lors, contrairement au Gouvernement, que ce grief doit être examiné sous l’angle de la question de savoir s’il pesait sur l’État défendeur une obligation positive de garantir aux intéressés un droit d’accès à leurs origines. La question qui se pose en l’espèce est de celle savoir si, en opposant à la requérante et au requérant le principe d’anonymat du donneur, la France a manqué à son obligation positive de garantir le respect effectif de leur vie privée.
3. Sur la marge d’appréciation
111. La Cour rappelle que dans l’affaire X, Y et Z c. Royaume-Uni (22 avril 1997, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II), en 1997, elle avait indiqué que si les techniques d’AMP étaient en cours en Europe depuis plusieurs décennies, il n’existait pas d’assentiment général des États membres quant à savoir s’il était préférable, du point de vue de l’enfant ainsi conçu, de protéger l’anonymat du donneur de sperme ou de donner à l’enfant le droit de connaître l’identité de celui-ci. Elle note, aujourd’hui, sur la base de l’étude comparative sur l’accès aux origines des personnes conçues par don de gamètes menée dans vingt-cinq États par le Conseil de l’Europe, que ces États sont partagés sur la question de l’accès aux origines (paragraphe 67 ci‑dessus). Les modalités d’accès à ces dernières diffèrent par ailleurs sensiblement au sein de ces États (paragraphes 68 à 72 ci-dessus). Il n’y a donc pas de consensus en la matière. Elle relève ensuite que la présente espèce soulève des questions éthiques et morales délicates, et que des intérêts publics sont en jeu, le Gouvernement invoquant une conception du don de gamète basé sur l’éthique qui s’attache à toute démarche de don d’éléments ou de produit du corps. Ces éléments militent en faveur d’une ample marge d’appréciation.
112. La Cour constate toutefois qu’un aspect essentiel de l’identité des personnes est au cœur des présentes affaires parce que le droit d’obtenir des informations nécessaires à la découverte de la vérité concernant un aspect important de son identité personnelle, comme l’identité de son géniteur, et à l’épanouissement personnel est un aspect fondamental du droit au respect de la vie privée (voir la jurisprudence citée au paragraphe 106 ci-dessus). Elle rappelle que dès les années 2000, elle a souligné l’importance du droit d’accès aux origines biologiques (voir, par exemple, dans le cadre d’une action en recherche de paternité, Mikulić, précité, §§ 65 et 66, Jäggi c. Suisse, no 58757/00, § 38, CEDH 2006‑X, et, en matière d’accouchement sous X, Odièvre, précité, § 48). En outre, elle observe que le droit interne d’un certain nombre d’États membres a évolué et que les conditions d’aujourd’hui révèlent l’existence d’une tendance récente qui se dégage en faveur d’une levée de l’anonymat des donneurs de gamètes (paragraphe 73 ci-dessus). Outre un certain nombre d’États dans lesquels la reconnaissance du droit d’accès aux origines des enfants nés d’une AMP avec tiers donneur est ancienne, ce droit a été reconnu dans le droit positif de quatre États parties entre 2015 et 2021, dont la France, et des réformes dans ce sens sont débattues dans d’autres États parties (paragraphe 67 ci‑dessus). L’étude d’impact du gouvernement français accompagnant le dernier projet de loi relatif à la bioéthique expose cette évolution de la société et souligne que le principe d’anonymat absolu des tiers donneurs français s’analyse en une exception dans ce contexte. Le souci d’ouvrir davantage l’accès aux données des tiers donneurs et de lever dans la mesure du possible l’anonymat de ces derniers se retrouve également dans les travaux de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et dans ceux du CDCJ (paragraphes 58 à 63 et 73 ci‑dessus). Il y a lieu, enfin, de prendre en considération, l’évolution de la science et de la technologie, et de celui notamment du développement des tests génétiques « récréatifs » qui ne permettent plus de garantir l’anonymat des donneurs de gamètes (paragraphe 45 ci-dessus). Il découle de ces constats que l’État défendeur jouit d’une ample marge d’appréciation en ce qui concerne les moyens à mettre en œuvre pour garantir à la requérante et au requérant le respect effectif de leur vie privée. Cette marge d’appréciation se trouve néanmoins réduite par le fait qu’un aspect essentiel de l’identité des personnes se trouve au cœur-même des présentes requêtes (mutatis mutandis, D.B. et autres c. Suisse, nos 58817/15 et 58252/15, §§ 85 et 87, 22 novembre 2022, Y c. France, no 76888/17, §§ 75-76 et 80, 31 janvier 2023).
4. Sur l’observation de l’article 8
113. La Cour relève qu’à l’époque où la requérante et le requérant ont introduit leurs requêtes, les personnes se trouvant dans leur situation n’avaient aucune possibilité, lorsque leur mode de conception leur était révélé, de connaître l’identité du tiers donneur ou d’avoir accès à des informations non identifiantes sur ce dernier. Dès les premières lois de bioéthique posées en 1994, le législateur a opté pour un principe absolu de l’anonymat du don de gamètes, faisant de celui-ci une règle d’ordre public s’imposant entre le receveur et le donneur et désavouant la finalité de ce don, à savoir l’engendrement. Il résultait de cet « anonymat absolu, inconditionnel, et irréversible » que la personne conçue par don était privée de toute recherche et d’accès, si elle le souhaitait, à ses origines. Le principe d’anonymat connaissait deux exceptions, au profit du médecin, en cas de nécessité thérapeutique et lorsqu’était diagnostiquée une anomalie génétique grave chez le donneur (paragraphes 29 et 34 ci-dessus).
114. Cette situation a perduré jusqu’au 1er septembre 2022, date à laquelle le dispositif d’accès aux origines est entré en vigueur. Ce dernier met en place un système d’accès aux origines pour les personnes nées de dons antérieurs à son entrée en vigueur, sous réserve cependant du consentement des donneurs et, comme l’ont montré les travaux préparatoires à la révision bioéthique et comme le craignent la requérante et le requérant, à la condition de les retrouver ainsi que leurs dossiers et de disposer de moyens pour le faire (paragraphes 48 et 54 ci-dessus).
115. La question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si, en rejetant les demandes de la requérante et du requérant d’accéder à l’identité du tiers donneur et à des informations non identifiantes sur ce dernier, sur le fondement du principe de l’anonymat du don de gamètes, l’État défendeur, compte-tenu de la marge d’appréciation dont il disposait, a ou non, méconnu son obligation positive de garantir le respect de la vie privée des requérants. À ce titre, la Cour doit vérifier si, au regard des motifs retenus par les juges internes et de ceux avancés par le Gouvernement, l’État défendeur a mis en balance de manière satisfaisante, l’intérêt général et les intérêts de la requérante et du requérant.
116. À titre liminaire, la Cour relève que les juridictions ont à plusieurs reprises souligné que les demandes de la requérante et du requérant contenaient un appel à de profonds bouleversements juridiques du droit civil et du droit de la procréation et relevaient de la compétence du législateur avant tout (paragraphes 16 et 35 ci-dessus). Le respect du principe de séparation des pouvoirs, sans lequel il n’y a pas de démocratie, se trouvait donc au cœur des considérations des juridictions internes. Elle rappelle à cet égard que lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. Il en va d’autant plus ainsi, lorsque, comme en l’espèce, il s’agit d’une question de société (voir, par exemple, dans les contextes de l’insémination artificielle pour les détenus, Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, §§ 79-85, CEDH 2007‑V, de la destruction d’embryons congelés, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, CEDH 2007‑I).
117. La Cour n’ignore pas que cette question impliquait aussi la prise en compte des circonstances propres à la situation des personnes comme la requérante et le requérant du point de vue du droit au respect de leur vie privée et en particulier du droit d’accès aux origines protégé par la Convention en tant qu’intérêt vital à obtenir des informations nécessaires à la découverte de la vérité concernant un aspect important de son identité personnelle (Mikulić précité, §§ 54 et 64, Odièvre, précité, § 29, Jäggi, précité, § 38). Elle examinera dès lors si les choix législatifs à l’origine de la violation alléguée et l’impact qu’ils ont eu sur les requérants sont constitutifs ou pas d’un manquement de l’État à son obligation positive de leur garantir le respect effectif de leur vie privée.
118. À cet égard, et en premier lieu, elle relève que la situation dénoncée par la requérante et le requérant découle des choix du législateur dont elle ne peut que constater qu’ils résultent de débats extrêmement approfondis et dont la qualité ne peut être mise en doute. Elle note d’ailleurs que chaque loi de bioéthique a été précédée d’un débat public sous forme d’états généraux, afin de prendre en considération l’ensemble des points de vue et de peser au mieux les intérêts et droits en présence.
119. Ainsi, alors que les premières procréations médicalement assistées datent de 1973, l’État français a jugé nécessaire de mettre en place un cadre juridique à ces pratiques dès 1994. Il a alors décidé d’assimiler le don de gamètes à l’ensemble des dons d’éléments et de produits du corps dans le cadre d’un système juridique d’ensemble fondé sur les principes d’anonymat et de gratuité du don. La Cour, contrairement à la requérante, voit dans ce choix de départ une cohérence répondant aux exigences de la préservation de considérations éthiques et des risques à l’époque redoutés de la remise en cause de la procréation médicale assistée sociale, soit à des justifications d’ordre général convaincantes.
120. La Cour observe ensuite que les choix opérés en 1994 ont été réitérés en 2004 puis en 2011 au terme de consultations pré-législatives menées sur la compatibilité de l’anonymat du tiers donneur avec le droit d’accès aux origines. La proportionnalité de l’anonymat absolu de celui-ci a été débattue de manière approfondie, tant au regard des considérations d’intérêt général, telles que « la sauvegarde de l’équilibre des familles et le risque de remettre en cause le caractère social et affectif de la filiation, le risque d’une baisse substantielle des dons de gamètes ainsi que celui d’une remise en cause de l’éthique qui s’attache à toute démarche de don d’éléments ou de produits du corps » (paragraphes 35 et 36 ci-dessus), que de celles liées à la prise de conscience de la souffrance ressentie par certaines personnes conçues par don et de la reconnaissance dans certains États et par la Cour d’un droit d’accès aux origines (paragraphes 41, 48 et 58 ci-dessus). C’est finalement la crainte d’une baisse des dons et celle d’une remise en cause de la paix des familles et de la protection du donneur qui l’ont emporté, le législateur préférant ne pas distinguer l’anonymat des dons de celui du donneur malgré les propositions de lever celui de ce dernier sur le modèle du conseil national de l’accès aux origines créé à la faveur des personnes nées sous X (paragraphe 41 ci-dessus, et Odièvre, précité, § 17).
121. Le Gouvernement explique que la reconnaissance du droit d’accès aux origines des enfants nés sous X, et l’arrêt Odièvre notamment, n’avaient pas lieu de justifier un changement de régime pour les personnes nées de dons de gamètes. La requérante et le requérant contestent cette distinction, arguant qu’elle établissait une discrimination injustifiée entre les enfants. Pour sa part, la Cour, relève qu’il n’existe pas de consensus sur la reconnaissance du droit d’accès aux origines des personnes nées de dons mais seulement une tendance récente en sa faveur, ce qui ne lui permet pas de dire que les personnes dans la situation de la requérante et du requérant auraient dû, à l’instar, de celles nées sous X, se voir offrir plus tôt la possibilité de saisir une commission d’accès aux origines. Elle rappelle en outre avoir jugé dans l’arrêt Odièvre que la possibilité de saisir un tel organe suffisait à la convaincre de l’absence de violation de l’article 8 de la Convention.
122. La Cour relève enfin que les revendications des personnes conçues par don sont reconnues comme étant de plus en plus légitimes et sont confortées par sa jurisprudence selon laquelle un mécanisme d’accès aux origines doit permettre une pesée des droits et intérêts en présence (Godelli, § 68). Elle note également une prise de conscience, à la fois du caractère infondé de la crainte d’une baisse des dons de gamètes mais aussi du caractère obsolète du maintien de l’anonymat du donneur au vu de l’évolution des technologies, en particulier du développement des tests génétiques dits récréatifs et de la nécessité de fixer en conséquence un cadre juridique à la communication des informations concernées (paragraphes 45 et 61 ci-dessus). Cependant, des débats extrêmement tendus ont précédé l’adoption de la loi du 2 août 2021 et ont accompagné la recherche d’un consensus sur les modalités de mise en œuvre de la réforme et de la reconnaissance du droit d’accès aux origines (paragraphe 49 ci‑dessus). Le processus législatif a ainsi démontré la sensibilité et la complexité de la question de l’ouverture d’un tel droit.
123. La Cour déduit de ce qui précède que le législateur a bien pesé les intérêts et droits en présence au terme d’un processus de réflexion riche et évolutif sur la nécessité de lever l’anonymat du donneur. Rappelant qu’il n’existe pas de consensus clair sur la question de l’accès aux origines mais seulement une tendance récente en faveur de la levée de l’anonymat du donneur, elle considère que le législateur a agi dans le cadre de sa marge d’appréciation, certes réduite par la mise en cause d’un aspect essentiel de la vie privée de la requérante et du requérant. On ne saurait dès lors reprocher à l’État défendeur son rythme d’adoption de la réforme et d’avoir tardé à consentir à une telle réforme (mutatis mutandis, Schalk et Kopf c. Autriche, no 30141/04, § 106, CEDH 2010, C.E. et autres, précité, § 110).
124. S’agissant, en second lieu, des informations médicales non identifiantes, dont la requérante et le requérant déplorent l’accès trop restrictif, la Cour constate qu’elles sont également couvertes par le secret absolu du donneur et le secret médical, sous la réserve des dérogations prévues au profit du médecin (paragraphes 29 et 34 ci-dessus).
125. La Cour rappelle que le respect du caractère confidentiel des informations relatives à la santé constitue un principe essentiel du système juridique de toutes les Parties contractantes à la Convention (Z. c. Finlande, 25 février 1997, § 95, Recueil des arrêts et décisions 1997-I). Par ailleurs, si le droit à la santé n’est pas garanti en tant que tel par la Convention ou ses Protocoles, les États contractants ont une obligation positive de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie et de la santé des personnes relevant de leur juridiction (Vavřička et autres c. République tchèque [GC], nos 47621/13 et 5 autres, § 282, 8 avril 2021). De même, le droit à un accès effectif à des informations concernant la santé et la capacité à procréer présente un lien avec la vie privée et familiale au sens de l’article 8 de la Convention (K.H. et autres c. Slovaquie, no 32881/04, § 44, CEDH 2009 (extraits)).
126. Cela étant, en l’espèce, la Cour constate que le principe d’anonymat du don de gamète ne faisait pas obstacle, au moment de l’introduction des requêtes devant la Cour, à ce qu’un médecin accède à des informations médicales et qu’il les transmette à la personne née du don en cas de nécessité thérapeutique. Or, cette dernière couvre, d’après l’étude d’impact du gouvernement (paragraphe 48 ci-dessus), la prévention du risque de consanguinité principalement considéré par la requérante et le requérant comme une atteinte au droit à leur santé. De même, dans sa décision du 12 novembre 2015, le Conseil d’État a jugé que des informations médicales non identifiantes peuvent être obtenues à titre de prévention, en particulier dans le cas d’un couple de personnes issues l’un et l’autre d’un don de gamètes (paragraphe 16 ci-dessus). En outre, l’ancienne législation prévoyait également la possibilité pour le donneur, en cas de maladie génétique, d’autoriser le médecin à saisir le centre responsable du don pour qu’il procède à l’information de l’enfant né du don (paragraphe 34 ci‑dessus).
127. Par ailleurs, la Cour souligne l’absence de consensus européen sur la communication des informations médicales et le droit d’être informé sur sa santé (paragraphe 72 ci-dessus).
128. Compte tenu de ces éléments, et en l’absence de données suffisamment précise aux dossiers sur les retombées concrètes pour les intéressés de la préservation du secret médical, en particulier sur le lien allégué entre la souffrance résultant du secret avec la connaissance de leurs antécédents médicaux, la Cour considère que la France a maintenu un juste équilibre entre les intérêts concurrents en présence en ce qui concerne les informations médicales non identifiantes. Elle note d’ailleurs que cet aspect de l’anonymat du don de gamètes, sous réserve des questions liées à l’élargissement de l’accès aux informations concernées (paragraphe 57 ci‑dessus), n’a jamais été, contrairement au secret des origines, remis en cause dans son principe au cours des débats législatifs successifs. Partant, le rejet des demandes des requérants pour les raisons liées au respect du secret médical ne caractérise pas un manquement par la France à son obligation positive de garantir le droit de ces derniers au respect de leur vie privée.
129. La Cour doit encore, et en troisième lieu, se pencher sur les lacunes dénoncées par la requérante et le requérant sur les modalités du système mis en place depuis le 1er septembre 2022.
130. Concernant les garanties prévues pour les enfants nés de dons après cette date, n’étant saisie que de l’examen des dispositions applicables à l’égard de la requérante et du requérant, elle estime qu’il n’y a pas lieu de se prononcer à ce sujet.
131. S’agissant des enfants nés de dons avant cette date, elle relève qu’ils ont la possibilité aujourd’hui de saisir la CAPADD afin de rechercher l’éventuel consentement de leur donneur à la communication de son identité et à d’autres informations non identifiantes. La Cour ne sous-estime pas les craintes de la requérante et du requérant que les donneurs ne soient pas retrouvés, compte tenu des difficultés à retrouver leurs dossiers, ou qu’ils ne consentent pas à la divulgation des informations les concernant puisqu’un anonymat absolu et définitif leur avait été garanti. Cette dernière hypothèse s’est d’ailleurs concrétisée dans le cas de la requérante. Elle relève cependant que la décision du législateur procède du souci de respecter les situations nées sous l’empire de textes antérieurs (voir la décision du Conseil constitutionnel, paragraphe 56 ci-dessus). Elle ne voit pas comment il aurait pu régler la situation différemment (paragraphe 44 ci-dessus). Elle ne considère pas dès lors que l’État défendeur a outrepassé la marge d’appréciation dont il disposait dans le choix qu’il a fait de ne donner l’accès aux origines que sous réserve du consentement du tiers donneur.
132. Au bénéfice de l’ensemble des considérations qui précèdent et eu égard à la marge d’appréciation de l’État, fusse-t-elle réduite, la Cour conclut que l’État défendeur n’a pas méconnu son obligation positive de garantir à la requérante et au requérant le respect effectif de leur vie privée.
133. Par conséquent, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION combiné avec l’article 8
134. La requérante et le requérant soutiennent subir, du fait de leur mode de conception, une discrimination dans le droit au respect de leur vie privée par rapport aux autres enfants, en raison de l’impossibilité dans laquelle ils se trouvent d’obtenir des informations non identifiantes sur le tiers donneur, et en particulier des informations médicales sur ce dernier. Ils invoquent l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.
135. S’agissant de ce grief, la Cour estime, au vu des conclusions auxquelles elle est parvenue sous l’angle de l’article 8 de la Convention, qu’il ne soulève aucune question distincte essentielle, et en conclut qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur ce point (voir, dans ce sens, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, CEDH 2014).
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;
2. Déclare, à l’unanimité, les requêtes recevables ;
3. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il y n’a pas eu violation de l’article 8 de la Convention ;
4. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 septembre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor Soloveytchik Georges Ravarani
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante de la juge Elósegui ;
– opinion dissidente commune aux juges Ravarani, Mourou-Vikström et Gnatovskyy.
G.R.
V.S.
OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE ELÓSEGUI
1. Les requêtes concernent les refus opposés à la requérante et au requérant, nés d’une assistance médicale à la procréation avec tiers donneur, de leur communiquer l’identité du donneur et des informations non identifiantes sur ce dernier (articles 8 et 14 de la Convention). Par quatre voix contre trois, la chambre est parvenue à un constat de non-violation des deux dispositions invoquées, pour les motifs exposés aux paragraphes 120 à 133 de l’arrêt. Je partage tous les arguments avancés dans l’arrêt. Mon opinion concordante est motivée par l’idée de renforcer l’argumentation juridique proposée et de réfléchir à certains problèmes et changements de perspective qui se produisent aujourd’hui par rapport au droit pour les personnes nées par des méthodes de fécondation assistée, que ce soit par insémination ou par fécondation in vitro, de connaître leur identité biologique. Il y a aussi actuellement une discussion approfondie sur le droit de connaître la mère porteuse et/ou la mère donneuse d’ovules dans la maternité pour autrui, ainsi que dans les cas d’adoption lorsque les parents biologiques sont vivants.
2. Il est impossible de traiter toutes ces questions entrelacées dans une opinion concordante, je vais donc me concentrer sur les éléments du cas spécifique et les raisons pour lesquelles ils m’ont amenée à conclure à la non‑violation de la Convention en l’espèce. Je commencerai par affirmer que les questions liées à l’éventuel droit de connaître ses origines biologiques relèvent de l’identité la plus profonde de la personne. Ce sont des questions débattues car il existe de nombreuses philosophies et écoles anthropologiques dont les visions peuvent même être contraires. Il s’y ajoute les modes et les changements de conception et de sensibilité de nos sociétés. Ce qui se passe, c’est que la loi et la construction du système judiciaire ne sont pas toujours cohérentes, mais répondent plutôt à de nouveaux défis, notamment dans les domaines de la biotechnologie, selon divers aléas, les majorités et minorités parlementaires, les mentalités du moment et du pays, de la culture et de l’histoire spécifiques, et les recours juridiques intentés devant les tribunaux.
Pour cette raison, le panorama juridique et les mentalités dans les quarante‑six États membres du Conseil de l’Europe sont encore très variés sur ces questions (paragraphes 65-73 de l’arrêt). De plus, dans chaque cas il est nécessaire de prendre en compte non seulement la demande spécifique mais aussi l’ensemble du système juridique avec tous ses domaines, civil, administratif, pénal, applicable à ces questions bioéthiques.
3. Pour en venir au cas particulier de la France, l’évolution de la législation et des changements de mentalité qui ont eu lieu dans ce pays sont très bien décrits dans l’arrêt. L’histoire et l’évolution du principe d’anonymat dans le don de gamètes ont transformé une priorité accordée à l’anonymat pratiquement absolu du donneur en une nouvelle perspective dans laquelle le droit éventuel de la personne générée par ces techniques de connaître sa mère ou son père donneur (génétique) est pris en compte. Ces changements de mentalité et les évolutions législatives qui les accompagnent ne doivent pas être analysés de manière anachronique. Le contexte est essentiel lorsqu’il s’agit de déterminer qui a droit à quoi, les nouvelles revendications en jeu, les droits acquis antérieurement et les nouvelles sensibilités. Mutatis mutandis, dans les pays européens, il y a eu de grands changements dans le sentiment social et dans certaines législations en matière d’adoption quant au droit de connaître ses parents biologiques. Pour commencer, il n’y a pas si longtemps, le statut même des enfants adoptés pouvait leur être caché. Il en est de même du droit des mères célibataires de donner leurs enfants à l’adoption sans justification de leur filiation (voir les paragraphes 106 et 107 de l’arrêt concernant le droit à la connaissance des origines et les affaires Odièvre c. France [GC], no 42326/98, CEDH 2003‑III, et Godelli c. Italie, no 33783/09, 25 septembre 2012) afin de protéger les femmes et les enfants.
4. La plupart des juges dans la présente affaire ont estimé que le législateur français avait agi correctement dans le cadre de la marge d’appréciation qui lui est accordée par la Convention en la matière. En tant que juges, nous devons nous baser sur la Convention et sur la jurisprudence, même si, logiquement, nous pouvons également parvenir à des conclusions différentes d’un point de vue technique ou du point de vue de l’interprétation juridique. D’où l’existence de votes dissidents. D’un point de vue anthropologique, les modifications de la loi no 2021-2017 relative à la bioéthique (loi de 2021) sont plus respectueuses du droit des personnes ainsi nées de connaître leur origine biologique si elles le souhaitent. Dans la nouvelle loi, l’anonymat des donneurs a été éliminé. Ceux qui ne sont pas disposés à fournir leurs données et la possibilité que les tiers concernés connaissent leur identité ne peuvent pas faire de don (paragraphe 51). Dans sa décision du nº 2023-1052 QPC du 9 juin 2023, le Conseil constitutionnel français a dit ce qui suit :
« 1. L’article L. 2143-6 du code de la santé publique, dans sa rédaction issue de la loi du 2 août 2021 mentionnée ci-dessus, prévoit :
Une commission d’accès aux données non identifiantes et à l’identité du tiers donneur est placée auprès du ministre chargé de la santé. Elle est chargée :
1. De faire droit aux demandes d’accès à des données non identifiantes relatives aux tiers donneurs conformes aux modalités définies par le décret en Conseil d’État pris en application du 3o de l’article L. 2143-9 ;
2. De faire droit aux demandes d’accès à l’identité des tiers donneurs conformes aux modalités définies par le décret en Conseil d’État pris en application du même 3o ;
3. De demander à l’Agence de la biomédecine la communication des données non identifiantes et de l’identité des tiers donneurs ;
4. De se prononcer, à la demande d’un médecin, sur le caractère non identifiant de certaines données préalablement à leur transmission au responsable du traitement de données mentionné à l’article L. 2143-4 ;
5. De recueillir et d’enregistrer l’accord des tiers donneurs qui n’étaient pas soumis aux dispositions du présent chapitre au moment de leur don pour autoriser l’accès à leurs données non identifiantes et à leur identité ainsi que la transmission de ces données à l’Agence de la biomédecine, qui les conserve conformément au même article L. 2143‑4 ;
6. De contacter les tiers donneurs qui n’étaient pas soumis aux dispositions du présent chapitre au moment de leur don, lorsqu’elle est saisie de demandes au titre de l’article L. 2143-5, afin de solliciter et de recueillir leur consentement à la communication de leurs données non identifiantes et de leur identité ainsi qu’à la transmission de ces données à l’Agence de la biomédecine. Afin d’assurer cette mission, la commission peut utiliser le numéro d’inscription des personnes au répertoire national d’identification des personnes physiques et consulter ce répertoire. Les conditions de cette utilisation et de cette consultation sont fixées par un décret en Conseil d’État pris après avis de la Commission nationale de l’informatique et des libertés. La commission est également autorisée à consulter le répertoire national inter-régimes des bénéficiaires de l’assurance maladie afin d’obtenir, par l’intermédiaire des organismes servant les prestations d’assurance maladie, l’adresse des tiers donneurs susmentionnés ;
7. D’informer et d’accompagner les demandeurs et les tiers donneurs.
Les données relatives aux demandes mentionnées à l’article L. 2143-5 sont conservées par la commission dans un traitement de données dont elle est responsable, dans des conditions garantissant strictement leur sécurité, leur intégrité et leur confidentialité, pour une durée limitée et adéquate tenant compte des nécessités résultant de l’usage auquel ces données sont destinées, fixée par un décret en Conseil d’État pris après avis de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, qui ne peut être supérieure à cent vingt ans. »
5. Cependant, les deux requérants ont été conçus en utilisant ces techniques à une époque antérieure où la loi protégeait l’anonymat presque à tout prix. Au vu des nouvelles sensibilités, cette loi a été jugée injuste par les citoyens français qui, après un long débat, ont décidé de la changer. Les requérants ont beaucoup souffert psychologiquement et dans leur combat devant les juridictions françaises pour connaître l’identité des donneurs :
« Le 21 novembre 2022, la requérante informa la Cour qu’elle avait, le 7 octobre 2022, saisi la nouvelle Commission d’accès des personnes nées d’une assistance médicale à la procréation aux données des tiers donneurs (CAPADD) d’une demande d’accès à ses origines (paragraphe 55 ci-dessous). Le 28 mars 2023, la CAPADD répondit qu’elle n’était pas en mesure de lui donner une réponse favorable dès lors qu’il ressortait des informations recueillies que le donneur était décédé, et qu’elle ne pouvait pas, « en l’absence de consentement personnel et exprès » de ce dernier, et « en l’état actuel de la législation », lui communiquer les données identifiantes et non identifiantes » (paragraphe 19 de l’arrêt).
6. Je voudrais insister sur l’importance d’appliquer en tout temps les lois en vigueur et sur l’interdiction des applications rétroactives de la loi pouvant porter atteinte aux droits acquis des tiers ou à la sécurité juridique, comme c’est le cas ici. Ainsi, bien qu’en France la loi ait évolué en faveur de la protection du droit de la personne née grâce à ces techniques de connaître ses origines biologiques, cela ne crée pas un droit rétroactif. Les modifications législatives sont apportées avec un ensemble de garanties légales, avec une application dès l’entrée en vigueur de la norme et avec un cadre juridique transitoire qui réglemente les situations ci-dessus. Du point de vue le plus fondamental de la sécurité juridique et des garanties juridiques, tout cela doit être respecté. Le principe de légalité fait partie des droits de l’homme, de la démocratie et des processus établis de création normative.
7. La décision nº 2023-1052 QPC du 9 juin 2023 du Conseil constitutionnel est très claire sur la constitutionnalité de la nouvelle loi et la question de la sécurité juridique :
« 6. Il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine de sa compétence, de modifier des textes antérieurs ou d’abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d’autres dispositions. Ce faisant, il ne saurait toutefois priver de garanties légales des exigences constitutionnelles. En particulier, il ne saurait, sans motif d’intérêt général suffisant, ni porter atteinte aux situations légalement acquises ni remettre en cause les effets qui pouvaient légitimement être attendus de situations nées sous l’empire de textes antérieurs.
7. Avant la loi du 2 août 2021, les articles 16-8 du code civil et L. 1211-5 du code de la santé publique faisaient obstacle à toute communication des informations permettant d’identifier le tiers donneur en cas d’assistance médicale à la procréation.
8. L’article L. 2143-6 du code de la santé publique, créé par la loi du 2 août 2021, prévoit désormais qu’une personne majeure née à la suite d’un don de gamètes ou d’embryons réalisé avant une date fixée par décret au 1er septembre 2022 peut saisir la commission d’accès aux données non identifiantes et à l’identité du tiers donneur d’une demande d’accès à ces informations.
9. Les dispositions contestées de cet article prévoient que, dans ce cas, la commission contacte le tiers donneur afin de solliciter et de recueillir son consentement à la communication de ses données non identifiantes et de son identité ainsi qu’à la transmission de ces informations à l’Agence de la biomédecine.
10. Si ces dispositions permettent ainsi à la personne issue du don d’obtenir communication des données non identifiantes et de l’identité du tiers donneur, cette communication est subordonnée au consentement de ce dernier.
11. Dès lors, elles ne remettent pas en cause la préservation de l’anonymat qui pouvait légitimement être attendue par le tiers donneur ayant effectué un don sous le régime antérieur à la loi du 2 août 2021 ».
8. Le législateur français a tenté d’établir un équilibre entre le droit à la vie privée des donneurs avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi et le droit des personnes nées de ces techniques de connaître leur identité. Comme le Conseil constitutionnel l’a déclaré :
« 15. En second lieu, en adoptant les dispositions contestées, le législateur a entendu assurer le respect de la vie privée du donneur, tout en ménageant, dans la mesure du possible et par des mesures appropriées, l’accès de la personne issue du don à la connaissance de ses origines personnelles. Il n’appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur sur l’équilibre ainsi défini entre les intérêts du tiers donneur et ceux de la personne née d’une assistance médicale à la procréation avec tiers donneur ».
L’article L. 2143-6 du code de la santé publique prévoit qu’une personne née sous l’empire de l’ancien régime peut saisir la commission. Le décret précise les modalités de mise en œuvre de la loi et a fixé la date du 1er septembre 2022 pour la saisine de la nouvelle commission par les enfants nés de dons sous l’empire de l’ancien système. C’est également à compter de cette date que tous les dons obéissent désormais à la nouvelle règle, à savoir celle rappelée au paragraphe 4 ci-dessus.
9. Selon la nouvelle législation, le tiers donneur qui a donné des gamètes avant le changement de la loi peut être contacté par la commission d’accès aux données non identifiantes et à l’identité du tiers donneur en vue de recueillir son consentement à la communication de ces informations, mais il n’est pas tenu de donner son consentement et peut le refuser.
10. Toutes ces raisons appuient le constat de non-violation de l’article 8 de la Convention dans le cas concret des deux requérants.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES RAVARANI, MOUROU-VIKSTRÖM ET GNATOVSKYY
Nous ne nous sommes pas ralliés à la position de la majorité de la chambre qui a conclu à une absence de violation de l’article 8 de la Convention.
L’enjeu de l’affaire
Cette affaire concerne la délicate question de l’accès aux origines des personnes nées d’un don anonyme de gamètes et porte sur la période antérieure à l’entrée en vigueur de la loi du 2 août 2021 sur la bioéthique. En effet, si cette loi règle désormais la question d’une manière équilibrée et satisfaisante prenant en compte les intérêts des parties concernées, et notamment ceux des enfants qui ne seront plus désormais confrontés au secret, c’est à une approche in concreto de la situation individuelle des deux requérants qu’il aurait fallu se livrer. Or, force est de constater que la dureté implacable des refus confortés par un processus législatif très lent ayant eu peine à prendre en compte le sens de « l’histoire de l’accès aux origines » a privé les requérants du droit fondamental d’accéder à leur identité.
La situation des requérants
Madame Gauvin-Fournis et Monsieur Silliau apprenaient respectivement, en 2009 et 2006, soit à l’âge de 29 ans et de 17 ans qu’ils avaient été conçus au moyen d’un don de spermatozoïdes provenant d’un tiers donneur. Outre les bouleversements et interrogations personnels et intimes qu’une telle révélation a nécessairement engendré, il peut aisément être compris que commença pour eux une quête identitaire qu’ils concrétisèrent par de nombreuses démarches et l’initiation de procédures. « Le combat d’une vie » commençait alors pour les requérants qui ont réalisé, alors que l’un était encore mineur, et l’autre, une jeune adulte, que la dimension sociale de la famille dans laquelle ils avaient été élevés, ne correspondait pas à la vérité génétique de leur origine. Nous considérons que la situation des deux requérants est identique au regard de la violation de l’article 8, dans la mesure où il leur a été fait application des mêmes supports législatifs, à savoir successivement les lois du 6 août 2004 et 7 juillet 2011, qui, bien qu’ayant révisé la loi initiale du 29 juillet 1994 et ayant soulevé des débats nourris, n’ont pas levé le principe d’un anonymat irréversible et radical. La loi de 2021 offre certes une possibilité de révélation aux personnes nées sous l’ancien régime législatif. Toutefois, il est indéniable que le refus auquel est confronté Madame Gauvin-Fournis la place du fait du décès de son père biologique dans une situation irrémédiable, contrairement à Monsieur Silliau, dont le père peut encore être contacté, et en théorie du moins, donner son consentement à une révélation de données le concernant.
Les démarches administratives menées par les requérants avant l’entrée en vigueur de la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique
Désireux de se voir communiquer des informations identifiantes mais également non identifiantes et médicales concernant leur père biologique, les requérants s’adressèrent tous deux aux CECOS (Centre d’études et de conservation des œufs et du sperme) mais n’obtinrent aucune réponse. Puis, ils se tournèrent vers la CADA (Commission d’accès aux documents administratifs) qui opposa un refus catégorique à la requérante et indiqua au requérant que son dossier avait été égaré, avant que l’assistance des hôpitaux de Paris ne l’informe, froidement, un an plus tard, que le dossier avait finalement été retrouvé mais qu’aucune information ne lui serait communiquée, en l’état du droit applicable.
Il apparaît que l’anonymat bénéficiait d’une protection forte et quasi-absolue de la part de l’administration qui préconisait pourtant, en parallèle, et au nom du bien-être psychologique de l’enfant, de l’informer de son mode de conception dès qu’il était « en mesure de comprendre ». Cette approche en deux temps, révélation puis secret, semble être de nature à attiser « un besoin de savoir », à nourrir une blessure existentielle, plus que d’apaiser et de contribuer à l’équilibre personnel et psychique d’un individu.
Les refus de connaître leur origine opposés aux requérants par les juridictions administratives internes
Les requérants invoquant l’impossibilité de jouir de leur droit à l’identité en violation des articles 8 et 14 de la Convention, attaquèrent devant les juridictions administratives le refus implicite du CECOS de leur communiquer toutes informations leur permettant d’identifier leur père biologique. Pour les deux requérants, les procédures devant le tribunal administratif, la cour administrative d’appel et le Conseil d’État s’étalèrent entre 2010 et 2016.
Quel était l’état du droit au cours de cette période ?
Le droit était relativement simple, un secret inconditionnel, irréversible et radical, et une sanction encourue en cas de divulgation du secret, redoutable et dissuasive au regard des quantum prévus. Ainsi, le texte initial, à savoir, la loi du 29 juillet 1994 applicable à l’assistance médicale à la procréation instaurait un principe d’anonymat quasi-total (les médecins quant à eux bénéficiaient d’un accès à des données non identifiantes à des fins thérapeutiques), tandis que le code pénal punissait de 2 ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende toute personne qui divulguerait une information identifiante.
En se fondant sur la législation applicable, les juridictions administratives internes (les deux premiers degrés de juridictions, puis le Conseil d’État en cassation) ont rejeté les demandes des requérants qui demandaient l’annulation de la décision implicite du CECOS les concernant et une injonction judiciaire adressée à l’Assistance publique des hôpitaux de Paris de leur transmettre les informations sur leurs origines.
Les raisons invoquées par les juridictions nationales au soutien de leur position étaient multiples : la protection de l’intimité du donneur, la préservation de l’équilibre de la famille dans laquelle était né l’enfant, la crainte d’une baisse des dons de gamètes, ou plus théoriquement, l’uniformisation du traitement des produits du corps humains. Mais si l’éthique du don restait au centre des préoccupations des défenseurs du secret, la volonté de protéger la famille légale et affective aux dépens de la famille biologique et génétique était très marquée. L’apparence, l’affichage social se trouvaient protégés, quant au réel, il devait rester caché.
Une lente et difficile évolution législative
Mais si les concepts étaient en place, maîtrisés et organisés, des bruissements commençaient à se faire entendre et une atténuation de la levée du secret radical commençaient à trouver des échos favorables auprès des autorités. Était-ce lié au fait que les premiers enfants nés dans les années 70 au moyen d’une aide à la procréation avaient atteint l’âge adulte et commençaient à livrer leurs témoignages concernant la quête de leur origine génétique et la souffrance liée à la spécificité de leur engendrement issu d’un don ?
Il est toutefois surprenant que la loi de 2011 n’ait pas modifié la législation concernant la question cruciale de l’anonymat. Son adoption a pourtant été accompagnée d’une certaine effervescence législative dans un contexte européen plutôt favorable à une évolution permettant de percer le secret des origines. Ainsi, la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les droits de l’enfant en France appelait de ses vœux dès 1998 un dispositif autorisant dès 18 ans les enfants conçus par assistance médicale à la procréation à accéder à leur filiation génétique. En 2008, le Sénat français relevait aux termes d’une étude de droit comparé couvrant huit pays membres du Conseil de l’Europe, « une tendance à la levée de l’anonymat. » En outre, une étude de 2009 établie par le Conseil d’État reconnaissait que « les enfants nés d’un don de gamètes sont privés d’une dimension de leur histoire » et que l’anonymat radical mis en place par la loi de 1994 leur était préjudiciable. Les imperfections du système de l’anonymat absolu étaient donc connues et documentées.
Toutefois, les deux tentatives initiées en 2010 par le gouvernement et le Sénat dans la perspective de modifier le cadre législatif préexistant et à tailler des brèches substantielles dans le principe d’anonymat, furent toutes deux rejetées.
L’idée que le patrimoine génétique n’est qu’un accessoire relativement peu important dans la construction d’un individu et que l’action conjuguée de l’éducation, l’environnement socio-économique, familial et affectif détermine et façonne dans une très large proportion la personnalité et son avenir et doit donc être privilégiée est une pensée qui fait débat et qui traduit un positionnement idéologique.
En 2014, le rapport intitulé « Filiation, origines, parentalité » remis au ministre des Affaires sociales et de la Santé relevait la subsistance en France d’un véritable « blocage » alors que la levée de l’anonymat se développait au plan international. Il semble que ce « blocage » à contre-courant des tendances européennes a largement contribué à priver les requérants du droit à accéder à leur identité.
Le 2 août 2021, une réforme législative substantielle a vu le jour et a mis en place un système fondé sur la transparence. Tout don de gamète est désormais conditionné par l’acceptation par le donneur de la révélation de son identité et des données non identifiantes le concernant. Le secret est désormais supprimé par la loi.
Les démarches entreprises par les requérants après l’entrée en vigueur de la loi du 2 août 2021
Les requérants ne pouvaient bien entendu pas bénéficier de ce nouveau cadre législatif dont l’application n’était pas rétroactive en vertu de l’article 2 du code civil français. Le père biologique des requérants restait donc protégé dans son anonymat.
En revanche, ce nouveau corpus législatif permettait aux personnes nées de dons de gamètes sous l’empire de l’ancien régime, d’adresser à compter du 1er septembre 2022 un courrier à la CAPADD (Commission d’accès des personnes nées d’une assistance médicale à la procréation aux données des tiers donneurs) qui contactera le père biologique afin de recueillir son consentement.
La requérante adressa un tel courrier le 7 octobre 2022 et il lui fut répondu le 28 mars 2023, presque six mois après, que son père biologique étant décédé, il ne pouvait pas donner son consentement à la révélation de son identité ou de toutes autres données le concernant, et que par voie de conséquence, aucune information sur son ascendance ne lui serait communiquée. Outre la tardiveté de la réponse, il est regrettable que l’administration n’ait pas cru utile de préciser si le décès de son père était intervenu avant ou après qu’elle ne formalise un courrier. Or, une telle information était fondamentale.
Quant au requérant, craignant d’être déstabilisé par un refus qu’il pressent, il n’a pas pour l’instant formalisé de demande afin de contacter son père génétique aux fins de solliciter des données le concernant.
L’atteinte au droit à leur identité subi par les requérants est, à notre sens, caractérisé
Nos désaccords avec la majorité s’articulent autour de deux axes : nous estimons, d’une part, que la marge d’appréciation des autorités nationales est limitée en la matière, et d’autre part, que le législateur français n’a pas suffisamment mis en balance les différents intérêts en présence.
Une marge d’appréciation réduite
Certes, on ne peut pas constater, aux yeux des critères retenus par la Cour, l’existence d’un consensus établi au sein des États du Conseil de l’Europe en matière d’accès aux origines des personnes nées d’un tiers donneur ; toutefois, le Comité européen de coopération juridique relève qu’une tendance nette et constante en ce sens existait bel et bien avant que la loi de 2021 n’intervienne. Ainsi, face à un consensus qui peut être qualifié d’ « en cours de formation » et prenant de la consistance, la marge d’appréciation devait être considérée, à tout le moins, comme relativement limitée. Par ailleurs, l’identité est en soi un domaine où il ne fait pas de doute que la marge d’appréciation des États est limitée. Prenant acte de ces constats, nous en déduisons qu’alors que la marge d’appréciation était peu étendue, les requérants n’ont eu aucune possibilité d’accéder à un quelconque élément concernant leur père biologique pendant plus de douze années, leur première saisie du CECOS datant de février et mars 2010.
Une prise en compte tardive des intérêts de l’enfant
Nous sommes conscients que la levée de l’anonymat a fait l’objet de débats législatifs nourris et certainement passionnants, et nous mesurons que les choix retenus ont été mûrement réfléchis. Le refus qui a été opposé aux requérants se fondait sur un principe d’anonymat général posé par la première phrase de l’article 16-8 de la loi du 29 juillet 1994, amendée en 2004 et 2011. Toutefois, le texte dans la deuxième phrase de ce même article n’exigeait étrangement le respect absolu du secret qu’entre le receveur et le donneur de gamètes. L’enfant était complètement absent du cadre législatif initial, alors qu’il est le principal intéressé, la « victime » du secret et qu’il était clairement recommandé par le CECOS de l’informer des conditions de sa conception. Il convient en outre de relever que le corps des décisions administratives se faisait l’écho de cette approche strictement sociale de la famille, et se concentrait sur la stabilité de la structure familiale légale et officielle, sans prendre nullement en compte l’intérêt supérieur de l’enfant, notion pourtant incontournable.
Dans la jurisprudence de la Cour, le droit à connaître son identité et son ascendance fait partie intégrante du droit à la vie privée protégée par l’article 8. Il a été rappelé notamment dans les affaires Odièvre c. France ([GC] no 42326/98, 13 février 2003) et Gobelli c. Italie (no 33783/09, 25 septembre 2012) qui n’offrent pas, au-delà des principes, de lignes de comparaison exploitables avec la présente affaire. Repose donc sur l’État une obligation positive de garantir aux individus un droit d’accès à leurs origines, qui est un élément contribuant à l’épanouissement personnel.
Au-delà cette obligation générale de principe, il nous semble important d’illustrer la manière dont la Cour a accordé une place spéciale et importante à l’intérêt supérieur de l’enfant en lien avec son identité. Dans l’affaire D.B. et autres c. Suisse (no58817/15 et 58252/15, 22 novembre 2022), elle n’a pas hésité à opérer une distinction entre l’intérêt des adultes et celui des enfants. Il s’agissait de l’impossibilité pour le partenaire de même sexe que le père biologique de se voir reconnaître un moyen d’établir un lien juridique avec l’enfant. Ce n’est qu’à l’issue d’un long processus législatif que le partenaire a été autorisé à adopter l’enfant. La Cour a considéré que l’enfant a été placé pendant une longue période de temps dans une incertitude quant à son identité, ce qui l’a empêché d’évoluer dans un milieu stable et elle a conclu à une violation de l’article 8. En revanche, une violation de l’article 8 n’a pas été constaté à l’égard du père biologique et de son partenaire.
Après des années de dissimulation sur la vérité de leur conception, les requérants font à présent face au secret, l’anonymat ayant été érigé pendant les années ayant précédé l’entrée en vigueur de la loi de 2021 comme une règle d’ordre public, indérogeable et absolu.
En présence d’intérêts concurrents entre l’enfant et son père biologique, il ne convient pas, à notre sens, de conférer un poids supérieur aux droits et aux choix du parent adulte et de faire ainsi pencher la balance dans le sens du maintien d’un anonymat strict et rigoureux.
En dépit des débats législatifs nourris et, à n’en pas douter, passionnants qui se sont déroulés en 2011, les tergiversations et désaccords de principe ont eu pour conséquence de ralentir l’élaboration d’une loi levant enfin l’anonymat, et à priver les requérants de leur droit à connaître leur ascendant.
Il est important de souligner que dans la plupart des cas, les donneurs ayant aidé un couple infertile à la procréation, ne souhaitent pas que leur identité soit révélée afin d’éviter les sollicitations d’enfants avec lesquels ils ont choisi de ne pas entretenir de lien, ce qui constituait à la fois leur droit et leur devoir au regard de l’ancienne législation. Cependant, dans le cadre législatif mis en place en 2021, et alors qu’aucun lien de filiation ne peut être établi, ni avant, ni après le décès du donneur, et qu’aucune prétention sur un hypothétique héritage ne pourrait se déclarer, comment justifier le maintien du secret après la mort du donneur ? L’obligation du silence ne s’éteint-elle pas après la disparition de celui qui pouvait seul lever le secret de son vivant ? Une telle question, pourtant fondamentale, ne semble pas avoir été envisagée par les instances administratives ayant opposé un refus à la requérante.
Conclusion
Les requérants, en dépit de leurs différences de situation évidentes, partagent un destin commun, celui de vivre avec un questionnement et la cruauté du mystère de leur origines, et d’avoir été soumis pendant des années à une loi qui, quoique révisée, demeurait immuable sur les principes, et ce alors que les souffrances des enfants nés de dons de gamètes étaient de plus en plus connues et qu’une tendance européenne ouvrant une porte vers la connaissance de ses origines se dessinait.
Le droit a évolué trop tard pour la requérante que le décès de son père biologique empêche aujourd’hui de connaître la vérité de manière définitive. Même si la possibilité de solliciter par l’intermédiaire d’une commission son père biologique aux fins de divulgation de son identité ou de tout autre élément identifiant demeure ouverte pour le requérant, les années de secret garanti par la loi l’ont privé d’une partie fondamentale de son identité qu’aucune intervention législative postérieure ne pourra compenser.
* * *
[1] Autriche, Belgique, Croatie, République tchèque, Danemark, Finlande, France, Allemagne, Grèce, Irlande, Lettonie, Lituanie, Malte, Monténégro, Pays-Bas, Macédoine du Nord, Norvège, Pologne, Serbie, Slovénie, Espagne, Suède, Suisse, Turquie, Ukraine, Royaume-Uni.