PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE BEGHAL c. ROYAUME-UNI
(Requête no 4755/16)
ARRÊT
STRASBOURG
28 février 2019
DÉFINITIF
28/05/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Beghal c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Linos-Alexandre Sicilianos, président,
Krzysztof Wojtyczek,
Armen Harutyunyan,
Pauliine Koskelo,
Tim Eicke,
Jovan Ilievski,
Gilberto Felici, juges,
et de Renata Degener, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 janvier 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 4755/16) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et dont une ressortissante française, Mme Sylvie Beghal (« la requérante »), a saisi la Cour le 14 janvier 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante est née en 1969 et réside à Leicester. Elle a été représentée par Me N. Garcia-Lora, avocate exerçant à Walsall. Le gouvernement britannique (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. C. Wickremasinghe, du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth.
3. Le 22 août 2016, la requête a été communiquée au Gouvernement.
4. Le gouvernement français n’a pas demandé à exercer son droit d’intervenir (articles 36 § 1 de la Convention et 44 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
1. L’annexe 7 à la loi de 2000 sur le terrorisme
5. L’annexe 7 à la loi de 2000 sur le terrorisme (Terrorism Act, ou « loi TACT »), confère aux agents des services de police et d’immigration ainsi qu’aux agents des douanes habilités le pouvoir d’interpeller, d’interroger et de fouiller les passagers dans les ports, les aéroports et les terminaux ferroviaires internationaux. Le recours à l’annexe 7 ne requiert pas d’autorisation préalable et le pouvoir d’interpeller et d’interroger peut être exercé même en l’absence de soupçon d’implication dans des activités terroristes. Les interrogatoires doivent toutefois avoir pour objectif de déterminer s’il apparaît que la personne en question est ou a été impliquée dans la commission, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme. Toute personne refusant de coopérer est réputée avoir commis une infraction pénale et est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à trois mois de prison ou d’une amende, ou des deux.
2. Les faits de l’espèce
6. La requérante est une ressortissante française qui a sa résidence habituelle au Royaume-Uni. Son époux, qui est aussi un ressortissant français, est détenu en France en relation avec des infractions terroristes.
7. Le 4 janvier 2011, après avoir rendu visite à son époux en France, la requérante embarqua avec ses trois enfants dans un vol depuis Paris et rentra au Royaume-Uni. Son avion atterrit à l’aéroport d’East Midlands vers 20 h 05.
8. La requérante fut interpellée avec ses enfants au bureau de l’agence de contrôle des frontières du Royaume-Uni (United Kingdom Borders’ Agency, ou « UKBA »), mais sans être officiellement mise en état d’arrestation ou détenue. Les agents lui dirent qu’elle n’était pas en état d’arrestation et que la police ne la soupçonnait pas d’être une terroriste, mais qu’ils avaient besoin de lui parler afin d’établir si elle pouvait être « une personne impliquée dans la commission, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme ». Elle fut donc conduite dans une salle d’interrogatoire avec son plus jeune enfant. Comme elle avait pris des dispositions pour que quelqu’un vînt la chercher à l’aéroport, les deux aînés de ses enfants furent autorisés à se diriger vers la zone des arrivées. Les bagages de la requérante furent transportés dans une autre pièce et fouillés.
9. La requérante demanda à consulter un avocat et à pouvoir prier. Aux alentours de 21 h 00, tandis qu’elle priait, l’un des agents s’entretint avec son avocat et lui indiqua que l’intéressée pourrait lui parler dans quinze minutes. Lorsqu’elle finit de prier, on lui dit qu’elle pourrait téléphoner à son avocat après avoir été fouillée.
10. Vers 21 h 23, une fois la fouille de la requérante terminée, celle-ci eut un entretien téléphonique avec son avocat. Les agents lui firent toutefois clairement savoir qu’ils n’attendraient pas que celui-ci arrivât pour la soumettre à un interrogatoire.
11. Vers 21 h 30, la requérante fut conduite dans une salle d’interrogatoire et se vit remettre un formulaire TACT 1 (paragraphe 42 ci-dessous). La teneur de ce formulaire lui fut également lue. En retour, elle indiqua aux agents qu’elle ne répondrait aux questions que lorsque son avocat serait là. Les agents lui posèrent ensuite un certain nombre de questions sur sa famille, sa situation financière et son récent séjour en France. Elle refusa de répondre à la plupart de ces questions.
12. Aux alentours de 22 h 00, une fois l’interrogatoire terminé, la requérante fut informée de ses droits et un procès-verbal fut dressé contre elle pour refus de se conformer aux obligations découlant de l’annexe 7 à raison de son refus de répondre à des questions. On lui signifia également qu’elle était « libre de s’en aller ».
13. L’avocat de la requérante arriva vers 22 h 40.
14. Trois infractions furent ultérieurement retenues contre la requérante : obstruction délibérée à une fouille opérée en application de l’annexe 7 ; agression d’un policier en violation de l’article 89 de la loi de 1996 sur la police, et refus délibéré de se conformer à une obligation découlant de l’annexe 7. Les deux premières charges furent finalement abandonnées.
15. Le 12 décembre 2011, la requérante comparut devant la Magistrates’ Court de Leicester, où elle plaida coupable de la troisième infraction et fut condamnée avec sursis. Le plaider coupable avait fait suite à une décision rendue par le juge de district, lequel s’était déclaré incompétent pour faire droit à la demande de suspension de la procédure pour abus de procédure pour les motifs avancés par la requérante, qui avait affirmé que les pouvoirs conférés à la police par l’annexe 7 avaient porté atteinte à ses droits tels que garantis par les articles 5, 6 et 8 de la Convention, ainsi qu’à son droit à la liberté de circulation entre les États membres de l’Union européenne tel qu’énoncé dans les articles 20 et 21 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
16. La requérante saisit la High Court d’un appel contre la décision du juge de district.
C. L’arrêt de la High Court
17. En appel, la requérante allégua un abus de procédure qui aurait été fondé sur une violation de ses droits tels que garantis par les articles 5, 6 et 8 de la Convention ainsi que de ses droits à la liberté de circulation. Elle demanda également qu’une déclaration d’incompatibilité fût prononcée, et, à titre subsidiaire, elle avança que ses droits tels que garantis par les articles susmentionnés de la Convention avaient été méconnus.
18. S’agissant des droits protégés par la Convention, elle exposa que les pouvoirs conférés par l’annexe 7 n’étaient ni suffisamment encadrés ni entourés des garanties adéquates pour « être prévus par la loi » et qu’ils emportaient par conséquent violation des articles 5 et 8 de la Convention ; à titre subsidiaire, elle argua qu’elle avait subi une ingérence dans l’exercice par elle de ses droits protégés par l’article 8 qui n’était selon elle pas proportionnée. Elle avança également que ses droits tels que garantis par l’article 6 avaient été méconnus au plus tard lorsqu’elle s’était trouvée contrainte de répondre en l’absence de son avocat à des questions l’exposant au risque de s’auto-incriminer.
19. La High Court rendit son arrêt le 28 août 2013. S’agissant du grief soulevé sous l’angle de l’article 8, cette juridiction considéra que l’affaire devait être distinguée de l’affaire Gillan et Quinton c. Royaume-Uni, no 4158/05, CEDH 2010 (extraits). Elle indiqua que contrairement au code de conduite relatif à l’exercice des pouvoirs énoncés à l’article 44 de la loi TACT (c’est-à-dire la disposition en cause dans l’affaire Gillan et Quinton), dans la présente espèce, le code de conduite pertinent et son guide pratique établis par le ministère de l’Intérieur (Home Office Code of Practice et Practice Advice, paragraphes 42 et 43 ci-dessous) prévoyaient une certaine protection contre les ingérences arbitraires de l’exécutif. Elle ajouta que les contrôles pratiqués aux points d’entrée/sortie et aux frontières différaient largement du pouvoir d’interpellation et de fouille, lequel pouvait être exercé n’importe où sur le territoire, et que les conclusions rendues quant au caractère arbitraire du second ne pouvaient se transposer automatiquement aux premiers. Elle précisa que le Royaume-Uni, en tant qu’« État insulaire », concentrait les contrôles à ses frontières nationales et qu’elle estimait par conséquent que l’exercice de ces contrôles appelait une marge d’appréciation ample.
20. N’étant pas tenue par le précédent établi par l’affaire Gillan et Quinton, la High Court considéra que les pouvoirs conférés par l’annexe 7 étaient suffisamment encadrés et qu’ils étaient par conséquent « prévus par la loi ». Elle nota premièrement qu’il était probable que nombre des ingérences découlant de l’exercice des pouvoirs visés à l’annexe 7 demeureraient en deçà du seuil de gravité requis et qu’elles ne feraient donc pas entrer en jeu l’article 8. Deuxièmement, elle considéra que les arguments permettant d’établir l’inapplicabilité du précédent Gillan et Quinton servaient de la même manière à mettre en évidence le rôle important et particulier que jouaient les contrôles aux points d’entrée/sortie et aux frontières ainsi que la nécessité de pareils pouvoirs. Troisièmement, elle indiqua que les pouvoirs conférés par l’annexe 7 ne s’appliquaient qu’à une catégorie restreinte de personnes : les voyageurs dans des zones géographiques délimitées. Elle ajouta que si elle estimait que la complaisance n’était pas de mise, les statistiques compilées par le contrôleur indépendant (Independent Reviewer, paragraphes 48-49 et 56-61 ci-dessous) ne laissaient aucunement penser qu’il serait fait arbitrairement un usage excessif ou abusif de ces pouvoirs à l’égard des membres des minorités ethniques. Quatrièmement, selon la High Court, les pouvoirs découlant de l’annexe 7 ne pouvaient s’exercer à l’égard de cette catégorie restreinte de personnes qu’aux fins de permettre de déterminer s’il apparaissait que l’individu interrogé était ou avait été impliqué dans la commission, la préparation ou instigation d’actes de terrorisme, et ces restrictions faisaient obstacle à un usage arbitraire de ces pouvoirs. Cinquièmement, la High Court exposa que les pouvoirs inscrits à l’annexe 7 avaient principalement à voir avec les contrôles aux points d’entrée/sortie et aux frontières plutôt qu’avec des enquêtes pénales, et qu’il n’était donc pas surprenant que l’exigence d’un « soupçon légitime » n’ait pas été imposée pour l’exercice de pareils pouvoirs. Sixièmement, elle releva que la finalité sous-jacente des pouvoirs inscrits à l’annexe 7 était de protéger la population contre le terrorisme.
21. À cet égard, la High Court observa ce qui suit :
« L’importance manifeste de cette finalité et l’utilité de ces pouvoirs ne conduisent naturellement pas en elles-mêmes à conclure que ces pouvoirs ne sont pas arbitraires et qu’ils sont donc compatibles avec l’article 8. L’exercice des pouvoirs inscrits à l’annexe 7 est toutefois assorti de restrictions légales cumulatives. Leur exercice est régi par le code. Au-delà et en plus d’une possibilité de recours pour les cas individuels d’application abusive, ces pouvoirs sont aussi soumis à la supervision continue du contrôleur indépendant. L’absence d’exigence d’un soupçon légitime s’explique et se justifie. Pour les raisons déjà évoquées, nous ne sommes pas du tout persuadés que ces pouvoirs exposent la population à « l’ingérence d’un agent public motivé par une lubie, un caprice, une intention de nuire, une prédilection ou un but autre que celui dans lequel le pouvoir qu’il exerce lui a été conféré » – selon le critère de l’arbitraire tel que défini par Lord Bingham dans l’arrêt Gillan (Chambre des Lords), au paragraphe [34] (voir ci-dessus). De même, nous ne sommes pas persuadés qu’il s’agisse là de pouvoirs illimités, battant en brèche le critère appliqué dans l’arrêt Gillan (Strasbourg), aux paragraphes [76] – [77] (voir ci-dessus également) ; à notre avis, le « niveau de précision » de ces pouvoirs (ibidem) dépasse largement le minimum requis. »
22. La High Court jugea également que l’exercice qui était fait des pouvoirs inscrits à l’annexe 7 était proportionné. Pour les raisons déjà évoquées, elle n’admettait pas que ces pouvoirs fussent trop vastes. Elle nota en outre qu’il existait une raison objective de se concentrer sur les ports, les aéroports et les frontières, qui, au Royaume-Uni, constituaient des lieux privilégiés lorsqu’il s’agissait de détecter, de dissuader et de déjouer des activités terroristes potentielles. Concernant les circonstances de l’affaire de la requérante, la High Court considéra que l’ingérence dans l’exercice par l’intéressée de ses droits tels que protégés par l’article 8 était justifiée. Cette juridiction expliqua que ce n’était pas par hasard si la requérante avait été interpellée et contrôlée à son retour au Royaume-Uni alors qu’elle venait de rendre visite à son époux, emprisonné en France pour des infractions terroristes. La High Court ajouta que les questions qui lui avaient été posées avaient logiquement un lien avec la finalité de la loi et qu’elles n’étaient en aucun cas disproportionnées.
23. Au vu de ses conclusions concernant l’article 8, la High Court jugea qu’elle pouvait examiner selon une procédure simplifiée l’argument exposé par la requérante relativement à l’article 5. Le défendeur ayant admis l’existence d’une ingérence dans l’exercice de ses droits par la requérante, et la requérante ayant admis que ladite ingérence avait pour finalité « de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi », la seule question qui restait à trancher était celle de savoir si cette ingérence était « régulière », et les conclusions rendues relativement à l’article 8 avaient déterminé qu’elle l’était.
24. Enfin, la High Court examina l’argument que la requérante avait exposé concernant l’article 6 de la Convention. Au vu des faits de la cause, elle conclut toutefois que l’article 6 n’était pas en jeu car l’interrogatoire qui avait été imposé à la requérante en application de l’annexe 7 n’avait pas vocation à préparer une procédure pénale, mais s’inscrivait dans le cadre d’un contrôle à la frontière servant l’intérêt public spécifique de protéger la société contre le risque terroriste. La High Court ajouta que cet interrogatoire n’avait pas eu pour but de recueillir des aveux ou des preuves qui auraient servi pendant pareille procédure, et le fait que les réponses de la requérante auraient pu révéler des informations ayant potentiellement valeur de preuve ne suffisait pas, selon cette juridiction, à faire entrer en jeu l’article 6. Elle expliqua que même si les droits de la requérante étaient en jeu, elle estimait qu’il n’y aurait pas eu de violation puisqu’il était selon elle fantaisiste de supposer qu’il serait permis, dans une procédure pénale, de présenter comme preuve des aveux qui auraient été obtenus dans le cadre d’un interrogatoire effectué au titre de l’annexe 7.
D. L’arrêt de la Cour suprême
25. La requérante fut autorisée à saisir la Cour suprême, laquelle rendit son arrêt le 22 juillet 2015.
26. Avant le prononcé de l’arrêt, l’annexe 7 avait été modifiée par la loi de 2014 sur les comportements antisociaux, la délinquance et le maintien de l’ordre (Anti-Social Behaviour, Crime and Policing Act 2014), qui imposait aux agents de contrôle de placer la personne contrôlée en rétention s’ils entendaient l’interroger pendant plus d’une heure ; ramenait la durée maximale de la rétention de neuf à six heures ; imposait qu’un agent de contrôle pratiquât un contrôle périodique de la rétention ; prévoyait que l’interrogatoire de la personne concernée ne devait pas commencer avant l’arrivée d’un avocat qui avait été sollicité, et précisait que les agents de contrôle devaient être désignés et formés à cet effet (paragraphes 52-53 ci-dessous). Ces modifications furent transposées dans le code de conduite (paragraphes 54-55 ci-dessous). Dans son examen des griefs de la requérante, la Cour suprême eut égard à la version modifiée de l’annexe 7.
1. L’opinion de la majorité
a) L’article 8
27. Concernant le grief soulevé sous l’angle de l’article 8, Lord Hughes (avec lequel Lord Hodge était d’accord) considéra aussi que l’affaire Gillan et Quinton (précité) se distinguait de la présente affaire par ses circonstances factuelles puisque les pouvoirs inscrits à l’annexe 7 ne s’appliquaient qu’aux personnes passant par les points d’entrée/sortie, tandis que ceux énoncés à l’article 44 pouvaient s’exercer à l’égard de toute personne n’importe où dans la rue. De plus, selon Lord Hughes, il était certes prouvé que les garanties prévues dans le cas de l’article 44 étaient ineffectives, mais aucune de ces garanties ne s’appliquait aux pouvoirs inscrits à l’annexe 7. S’agissant des garanties applicables concernant l’annexe 7, les Lords estimèrent que le principe de légalité était respecté. Ils fondèrent en particulier leur conclusion sur la restriction prévue à l’application de ces pouvoirs, qui ne pouvaient viser que les personnes entrant dans le pays ou en sortant ; sur la restriction apportée à leur but légal ; sur la restriction réservant l’exercice de ces pouvoirs à des policiers spécialement formés et habilités à cet effet ; sur la restriction portant sur la durée de l’interrogatoire ; sur les restrictions portant sur les méthodes de fouille ; sur l’obligation de remettre une fiche explicative aux personnes interrogées, accompagnée d’un formulaire de réclamation ; sur l’obligation d’autoriser la consultation d’un avocat et la notification à un tiers ; sur l’obligation de conserver les dossiers ; sur la possibilité d’un contrôle juridictionnel et sur la supervision continue exercée par le contrôleur indépendant.
28. Lord Neuberger et Lord Dyson convinrent qu’il existait des différences importantes entre les dispositions légales et le modus operandi du régime de l’annexe 7 et ceux du régime de l’article 44, et que ces différences permettaient d’établir que les pouvoirs dans la présente affaire étaient davantage prévisibles et moins arbitraires que ceux qui avaient été examinés dans l’arrêt Gillan et Quinton.
29. Lord Hughes et Lord Hodge reconnurent en outre que l’ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit à la vie privée avait été proportionnée : selon eux, l’immixtion en elle-même avait été relativement légère, car elle n’avait pas outrepassé ce à quoi pouvaient raisonnablement s’attendre les voyageurs au moment où ils franchissaient la frontière du Royaume-Uni, et, au vu des garanties pertinentes, ils considérèrent que l’on pouvait dire qu’un juste équilibre avait été ménagé entre les droits de l’individu et les droits de la population dans son ensemble. Lord Neuberger et Lord Dyson pensaient eux aussi que le pourvoi, pour autant qu’il reposait sur la proportionnalité, ne devait pas aboutir étant donné que l’ingérence était légère, que la justification indépendante était convaincante, que la supervision effectuée était impressionnante, que les garanties et les bénéfices potentiels étaient importants, et qu’aucune possibilité tout aussi effective mais moins intrusive ne serait disponible.
30. Lord Neuberger et Lord Dyson ajoutèrent ce qui suit :
« On parle d’un problème de légalité concernant les pouvoirs consentis en application du paragraphe 2 de l’annexe 7 parce que ces pouvoirs se prêtent à un exercice aléatoire. Or, si l’on veut que ces pouvoirs soient effectifs, il est important qu’ils puissent être exercés de la sorte. De plus, si le pouvoir d’interpeller et d’interroger en application de l’annexe 7 est contraire à la Convention parce qu’il peut s’exercer de manière aléatoire, la logique dicterait de conclure soit que ce pouvoir précieux doit être abandonné soit qu’il faut l’exercer de manière encore plus invasive et étendue, c’est-à-dire en interpellant et en interrogeant quiconque se présentant aux points d’entrée/sortie et aux frontières. La première solution serait préjudiciable à la dissuasion et à la lutte contre le terrorisme, tandis qu’il semblerait que la seconde déclencherait un conflit insoluble entre proportionnalité et légalité. »
b) Article 5
31. Même si les Lords Hughes, Hodge, Neuberger et Dyson estimèrent, à l’instar de la Divisional Court, que les observations formulées en relation avec les garanties applicables dans le contexte de l’article 8 valaient aussi pour l’article 5, à leur avis, il ne s’ensuivait pas que le pouvoir de rétention fût automatiquement justifié. Ils pensaient qu’une rétention pouvant durer jusqu’à six heures occasionnait une intrusion plus poussée que celle induite par l’obligation de se soumettre à un interrogatoire et à une fouille, et que les garanties qui étaient appropriées dans un cas n’étaient pas nécessairement suffisantes dans l’autre. De surcroît, selon eux, il ne s’ensuivait pas que le juste équilibre à ménager entre les droits de l’individu et l’intérêt de la société se formerait au même niveau. Malgré les doutes qu’ils exprimèrent sur le point de savoir s’il serait jamais possible de justifier une rétention pouvant durer jusqu’à six heures, au vu des faits de la présente espèce, ils conclurent que pour autant qu’il y avait eu privation de liberté, il était clair que celle-ci n’avait pas duré plus longtemps que nécessaire pour l’accomplissement de la procédure en question et qu’il n’y avait pas donc pas eu violation de l’article Article 5.
c) Article 6 § 1
32. S’agissant du grief soulevé par la requérante sous l’angle de l’article 6, les Lords Hughes, Hodge, Neuberger et Dyson admirent que le droit de ne pas s’incriminer soi-même ne trouvait pas à s’appliquer lorsqu’une personne était entendue en vertu de l’annexe 7. Ces Lords estimaient toutefois qu’il fallait distinguer l’interrogatoire et la fouille pratiqués aux points d’entrée/sortie en vertu de l’annexe 7 et une enquête pénale et, la requérante n’ayant à aucun moment fait l’objet d’une accusation en matière pénale, il ne pouvait selon eux être question d’une violation de son droit à un procès équitable. Pour parvenir à cette conclusion, ils notèrent que toute utilisation dans une procédure pénale de réponses qui auraient été obtenues sous la contrainte emporterait violation de l’article 6 de la Convention ; ils indiquèrent que par conséquent, les éléments recueillis en application de l’annexe 7 ne pourraient jamais être produits dans le cadre d’un procès pénal ultérieur (sauf en cas de poursuites pour manquement aux obligations découlant de l’annexe 7).
2. L’opinion dissidente de Lord Kerr
a) Sur la légalité
33. Contrairement à la majorité, Lord Kerr ne pensait pas que les pouvoirs inscrits à l’annexe 7 étaient « prévus par la loi ». Il considérait en fait que la comparaison avec les pouvoirs découlant de l’article 44 mettait en évidence la plus grande amplitude des pouvoirs inscrits à l’annexe 7. Il observait en particulier qu’un agent de contrôle n’avait pas besoin d’une autorisation pour recourir à ces pouvoirs ; que l’agent en question n’était pas tenu de considérer que l’exercice de ces pouvoirs serait utile à la prévention d’actes de terrorisme ; que l’exercice de ces pouvoirs n’était soumis à aucune limitation géographique ou temporelle, la seule condition étant qu’ils fussent exercés à un point d’entrée/sortie du Royaume-Uni ; qu’il n’existait pas de disposition prévoyant leur expiration automatique et qu’il n’était pas non plus question que le renouvellement de leur autorisation fût soumis à confirmation. De plus, Lord Kerr relevait que ces deux ensembles de pouvoirs présentaient certaines caractéristiques communes : leur étendue était similaire (dans les deux cas, l’existence d’un soupçon légitime, voire subjectif, n’était pas exigée) et la contestation de leur exercice pour des motifs classiques de contrôle juridictionnel se heurtait aux mêmes difficultés que celles qui avaient été décrites dans l’arrêt Gillan et Quinton (si un agent de contrôle n’était pas tenu d’avoir un soupçon légitime, comment était-on censé examiner le caractère proportionnel de l’exercice de ses pouvoirs ?).
34. En réponse à l’argument avancé par la majorité selon lequel les pouvoirs inscrits à l’annexe 7 ne pouvaient être exercés qu’à l’égard de personnes passant par les points d’entrée/sortie, Lord Kerr exposa deux contre-arguments. Premièrement, à ses yeux, faire l’objet d’un contrôle aux frontières, par exemple être obligé de présenter une preuve de son identité et de son droit d’entrer sur le territoire, était complètement différent d’être tenu de répondre à des questions sur ses déplacements et ses activités et d’être passible d’une sanction pénale en cas de refus. Deuxièmement, et surtout, selon lui, le fait que les gens fussent habitués à se plier à des mesures intrusives au passage par les points d’entrée/sortie n’avait aucune incidence sur la réponse à la question de savoir si les circonstances dans lesquelles il était possible d’exercer les pouvoirs inscrits à l’annexe 7 étaient définies trop largement pour pouvoir satisfaire au critère voulant qu’elles fussent « prévues par la loi ». En d’autres termes, pour Lord Kerr, un pouvoir sans limite susceptible d’être exercé de manière arbitraire ou par caprice n’était pas devenu légal simplement parce que les gens ne s’opposaient en général pas à son emploi.
35. De plus, selon Lord Kerr, étant donné que 245 millions de passagers passaient chaque année par les points d’entrée/sortie du Royaume-Uni, le fait que les pouvoirs inscrits à l’annexe 7 fussent exercés avec parcimonie ne pouvait pas avoir la moindre incidence sur leur légalité. Lord Kerr estimait qu’un pouvoir qui n’était pas assorti de limitations juridiques suffisantes ne devenait pas légal pour la simple raison que ceux qui étaient en droit de l’exercer le faisaient avec modération. Pour Lord Kerr, c’était l’étendue potentielle du pouvoir, et non son usage effectif, qu’il convenait de juger. En tout état de cause, il considérait que bien qu’un faible pourcentage seulement des voyageurs fussent soumis à l’exercice de ce pouvoir, en valeur absolue, leur nombre n’était pas négligeable puisqu’en moyenne, chaque jour, cinq à sept personnes étaient contrôlées pendant plus d’une heure.
36. Enfin, Lord Kerr se dit préoccupé par le risque qu’il fût fait un usage arbitraire et discriminatoire de ces pouvoirs en l’absence de moyens évidents de faire respecter l’impératif de s’abstenir d’interpeller et d’interroger des personnes uniquement au motif de leur origine ethnique ou de leur religion. En tout état de cause, selon lui, le code de conduite envisageait que l’origine ethnique ou la confession religieuse pussent constituer au moins l’un des motifs justifiant l’exercice de ce pouvoir à l’unique condition qu’il n’en fût pas le seul. Lord Kerr considérait qu’il fallait faire face sans faux-fuyants au fait que la législation autorisait le recours à un pouvoir coercitif justifié, du moins en partie, par des motifs de race et de religion, car ce pouvoir permettait une discrimination directe qui était radicalement contraire à l’idée d’une société éclairée et pluraliste qui traiterait de manière égale tous ses membres.
b) Sur la proportionnalité
37. Lord Kerr n’était pas persuadé que l’ingérence dans l’exercice par la requérante de ses droits tels que protégés par les articles 5 et 8 fût « nécessaire ». À cet égard, il relevait que rien ne prouvait qu’un pouvoir d’interpeller, de placer en rétention, de fouiller et d’interroger en l’absence de tout soupçon constituait le seul moyen de parvenir au but de lutter contre le terrorisme.
c) Le droit de ne pas s’incriminer soi-même
38. Lord Kerr estimait que l’obligation faite à une personne interrogée en application de l’annexe 7 de répondre aux questions sous peine de s’exposer à des poursuites était contraire au privilège, issu de la Common Law anglaise, permettant de ne pas s’incriminer soi-même, et donc qu’elle était incompatible avec l’article 6 de la Convention. De l’avis de Lord Kerr, il existait inéluctablement un risque réel et sensible de poursuites si les réponses aux questions posées se révélaient auto-incriminantes et, dans la présente espèce, le fait que la requérante ne fût pas soupçonnée d’être une terroriste n’y changeait rien. Selon Lord Kerr, face à des questions destinées à établir si elle apparaissait être une terroriste, la possibilité que ses réponses l’auto-incriminent si elles présentaient un caractère inculpatoire, était indiscutable. Pour Lord Kerr, cela demeurait vrai même si ses réponses auto-incriminantes ne pouvaient être produites à titre de preuve, car elles étaient susceptibles de déclencher une enquête de nature à permettre le recueil de moyens de preuve indépendants.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La loi de 2000 sur le terrorisme (« loi TACT », telle qu’en vigueur au moment des faits)
39. L’article 40 § 1 b) de la loi sur le terrorisme (« loi TACT ») définit comme « terroriste » toute personne qui est impliquée dans la commission, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme. L’article 1 de la loi TACT donne la définition suivante du « terrorisme » :
« 1) Dans cette loi, le terme « terrorisme » désigne la commission ou la menace de commission d’un acte —
a) relevant du paragraphe 2 du présent article,
b) visant à influencer le gouvernement ou une organisation gouvernementale internationale ou à intimider la population ou une partie de celle-ci ; et
c) destiné à promouvoir une cause politique, religieuse, raciale ou idéologique.
2) Relèvent du présent paragraphe les actes —
a) impliquant des violences graves contre les personnes,
b) impliquant de graves dommages aux biens,
c) mettant en danger la vie de personnes autres que leur auteur,
d) exposant la santé ou la sécurité de la population ou d’une partie de celle-ci à un risque grave ; ou
e) visant à compromettre ou à perturber gravement le fonctionnement d’un système électronique.
3) Lorsqu’elle implique l’utilisation d’armes à feu ou d’explosifs, la commission ou la menace de commission d’un acte relevant du paragraphe 2 du présent article constitue un acte de terrorisme même si la condition fixée au paragraphe 1 b) du présent article ne se trouve pas remplie.
4) Aux fins du présent article —
a) le terme « acte » englobe aussi les actes commis hors du territoire du Royaume-Uni,
b) les termes « personne » et « bien » désignent respectivement toute personne et tout bien, en quelque lieu qu’ils se trouvent,
c) le terme « population » désigne aussi la population d’un pays autre que le Royaume-Uni, et
d) l’expression « autorités publiques » désigne les autorités publiques du Royaume-Uni, celles des collectivités qui le composent ou ceux de pays tiers.
5) Aux fins de la présente loi, l’expression « acte commis dans un but terroriste » vise les actes servant les intérêts d’une organisation interdite. »
40. L’annexe 7 de la loi TACT, intitulée « Contrôles aux points d’entrée/sortie et aux frontières » est ainsi libellée en ses parties pertinentes :
Le pouvoir d’interpeller, d’interroger et de placer en rétention
2.— 1) Un agent de contrôle peut interroger une personne visée par le présent paragraphe aux fins de déterminer s’il apparaît qu’elle relève de l’article 40 § 1 b).
2) Le présent paragraphe s’applique à une personne si—
a) la personne se trouve à un point d’entrée/sortie ou à la frontière, et
b) l’agent de contrôle estime que la présence de cette personne au point d’entrée/sortie ou à la frontière est liée à son entrée ou à sa sortie de Grande-Bretagne ou d’Irlande du Nord.
3) Le présent paragraphe s’applique aussi à une personne se trouvant à bord d’un navire ou d’un aéronef qui vient d’arriver en Grande-Bretagne ou en Irlande du Nord.
4) Un agent de contrôle peut exercer les pouvoirs que lui confère le présent paragraphe qu’il ait ou non des motifs de soupçonner que ladite personne relève de l’article 40 § 1 b).
(...)
6.— 1) Aux fins d’exercer un pouvoir visé aux paragraphes 2 ou 3, un agent de contrôle est en droit —
a) d’interpeller une personne ou d’arrêter un véhicule ;
b) de retenir une personne.
(...)
3) Lorsqu’une personne est retenue en application du présent paragraphe, les dispositions de la Partie I de l’annexe 8 (traitement) s’appliquent.
4) Une personne retenue en application du présent paragraphe doit être remise en liberté au plus tard à la fin de la période de neuf heures qui a commencé avec le début de son contrôle (sauf si elle est retenue en application d’un autre pouvoir).
(...)
8.— 1) Un agent de contrôle qui interroge une personne en application du paragraphe 2 est en droit, aux fins de déterminer si ladite personne relève de l’article 40 § 1 b) —
a) de la fouiller ;
b) de fouiller tout objet qu’elle transporte ou qui lui appartient et qui se trouve à bord d’un navire ou d’un aéronef ;
c) de fouiller tout objet qu’elle transporte ou qui lui appartient et dont l’agent de contrôle estime légitimement qu’il s’est trouvé à bord d’un navire ou d’un aéronef ou qu’il est sur le point de s’y trouver ;
d) de rechercher dans un navire ou dans un aéronef tout élément relevant du paragraphe b).
(...)
3) La fouille d’une personne effectuée en application du présent paragraphe doit être exécutée par une personne du même sexe que la personne fouillée.
(...)
Infractions
18.— 1) Une personne commet une infraction lorsqu’elle —
a) s’abstient délibérément de se conformer à une obligation imposée par la présente annexe ou en découlant,
b) contrevient délibérément à une interdiction imposée par la présente annexe ou en découlant, ou
c) fait délibérément obstruction à une fouille ou à un contrôle imposé en application de la présente annexe ou en découlant, ou cherche à l’empêcher.
2) Une personne reconnue coupable d’une infraction visée au présent paragraphe est passible, au terme d’une procédure simplifiée (summary conviction), —
a) d’une peine d’emprisonnement ne dépassant pas trois mois,
b) d’une amende ne dépassant pas le niveau 4 sur l’échelle standard, ou
c) des deux. »
41. En vertu de l’annexe 8, une personne qui se trouve retenue en application de l’annexe 7 acquiert des droits auxquels elle ne pouvait prétendre avant d’être placée en rétention (par exemple, le droit de faire informer de sa situation la personne de son choix et de consulter un avocat), mais elle est aussi tenue à des obligations (par exemple, l’obligation de laisser prendre ses empreintes digitales et de laisser prélever des échantillons d’ADN, externes et internes).
B. Le code de conduite établi par le ministère de l’Intérieur (2009) à l’intention des agents de contrôle intervenant en application de la loi de 2000 sur le terrorisme (« le code »)
42. Le code, qui est publié par le ministre de l’Intérieur (Secretary of State for the Home Department) en vertu de l’article 6 § 1) de l’annexe 14 de la loi TACT, est un document public recevable à titre de preuve dans les procédures pénales et civiles. Il contient des dispositions détaillées régissant l’exercice par les agents de contrôle des fonctions que leur confère cette législation. Dans ses parties pertinentes, il dispose ce qui suit :
« 9. Le pouvoir d’interroger et les pouvoirs dont il s’accompagne ont pour objectif de déterminer s’il apparaît qu’une personne est ou a été impliquée dans la commission, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme. Ces pouvoirs, qui viennent s’ajouter au pouvoir d’interpellation prévu par la loi, ne doivent pas être exercés dans un autre but.
10. Un agent de contrôle est en droit d’interroger une personne qu’il la soupçonne ou non d’être ou d’avoir été impliquée dans la commission, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme et il est en droit d’interpeller cette personne aux fins de déterminer s’il apparaît que tel est le cas. Les agents de contrôle doivent donc faire tous les efforts raisonnablement possibles pour exercer ces pouvoirs de manière à réduire le plus possible l’embarras ou l’offense qu’ils sont susceptibles de causer à une personne se trouvant interrogée.
Guide pratique relatif aux paragraphes 9 et 10 [en gras dans l’original]
Pour pouvoir exercer les pouvoirs d’interpellation, d’interrogatoire, de détention et de fouille conférés par l’annexe 7, l’agent de contrôle n’est pas tenu d’avoir préalablement des motifs de soupçonner un individu. Les agents de contrôle doivent donc garder à l’esprit que souvent, les personnes qui seront sélectionnées pour un contrôle exécuté en application des pouvoirs conférés par l’annexe 7 seront totalement innocentes de toute activité illégale. Les agents doivent exercer ces pouvoirs de manière proportionnée, raisonnable, avec respect et sans pratiquer de discrimination illégale. Toutes les personnes qui se trouvent interpellées et interrogées par des agents de contrôle doivent être traitées avec respect et courtoisie.
Les agents de contrôle doivent veiller en particulier à ne pas sélectionner les personnes à contrôler sur le seul fondement de leur origine ethnique ou de leur religion perçues. Ils doivent exercer ces pouvoirs en évitant d’induire une discrimination injuste à l’égard de quiconque sur la base de considérations d’âge, de race, de couleur, de religion, de croyance, de genre ou d’orientation sexuelle. Pareille discrimination serait illégale. Il est vrai qu’il ne sera pas toujours possible à un agent de contrôle travaillant à un point d’entrée/sortie de connaître l’identité, la provenance ou la destination d’un passager avant de l’avoir interpellé et interrogé.
Bien que l’exercice des pouvoirs inscrits à l’annexe 7 ne requière pas qu’un agent de contrôle nourrisse des soupçons à l’égard d’un individu, ces pouvoirs ne doivent pas être exercés de manière arbitraire. Un agent de contrôle doit fonder la décision d’exercer les pouvoirs conférés par l’annexe 7 aux points d’entrée/sortie sur la menace que représentent les différents groupes terroristes actifs au Royaume-Uni et à l’extérieur. Au moment de décider s’ils doivent exercer les pouvoirs inscrits à l’annexe 7, les agents de contrôle doivent s’appuyer sur un certain nombre de considérations, et notamment sur les éléments suivants :
* les sources de terrorisme connues ou suspectées ;
* les individus ou les groupes dont l’implication présente ou passée dans des activités ou des menaces terroristes est connue ou suspectée, ainsi que les partisans et/ou les bailleurs de fonds de ces activités qui sont connus ou suspectés ;
* toute information sur les origines et/ou la localisation de groupes terroristes ;
* la probabilité d’une activité terroriste actuelle, en formation ou future ;
* les moyens de déplacement (et les papiers) qu’un groupe ou des individus impliqués dans une activité terroriste sont susceptibles d’utiliser ;
* localement, les tendances naissantes ou les schémas récurrents de passage par des points d’entrée/sortie spécifiques ou dans la région environnante qui pourraient être liés à une activité terroriste.
La sélection des personnes à contrôler doit se fonder sur des considérations éclairées telles que celles énumérées ci-dessus et doit être en lien avec la menace représentée par les différents groupes terroristes actifs sur le territoire du Royaume-Uni et à l’extérieur. L’origine ethnique ou la religion perçues d’une personne ne doivent pas, séparément ou combinées entre elles, constituer l’unique raison motivant la sélection d’une personne aux fins d’un contrôle.
Les pouvoirs inscrits à l’annexe 7 doivent exclusivement servir à vérifier si la personne contrôlée est ou a été impliquée dans la commission, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme. Ils ne doivent pas être utilisés aux fins d’une interpellation ou d’un interrogatoire poursuivant un autre but. Il y a lieu de mettre fin à un contrôle et d’en informer la personne concernée dès lors qu’il est confirmé qu’il n’apparaît pas que celle-ci est ou a été impliquée dans la commission, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme.
Dès lors que l’agent de contrôle ne place pas la personne contrôlée en état d’arrestation au titre des pouvoirs conférés par cette loi, il n’y a pas lieu d’informer celle-ci de ses droits.
11. L’agent de contrôle doit expliquer oralement ou par écrit à la personne concernée qu’elle est contrôlée au titre de l’annexe 7 de la loi de 2000 sur le terrorisme et qu’il est habilité à la retenir si elle refuse de coopérer et qu’elle insiste pour partir. L’agent de contrôle doit veiller à ce que le contrôle soit aussi bref que matériellement possible. Un contrôle commence après l’interpellation et une fois que les questions de filtrage ont été posées. Dès lors qu’un contrôle dure plus d’une heure, l’agent doit remettre à la personne concernée un formulaire explicatif, le formulaire TACT 1, et lui en expliquer la teneur. Lorsque le contrôle se prolonge ou que l’on pense qu’il va se prolonger, l’agent de contrôle doit prendre des dispositions afin de pouvoir offrir à la personne contrôlée une collation à intervalles réguliers.
(...)
Dossiers
14. Les dossiers de tous les contrôles doivent être conservés sur place au point d’entrée/sortie, au poste-frontière ou au poste de police dans la perspective d’une plainte ou d’une demande de renseignements, mais un dossier doit également être conservé dans les archives centrales à des fins statistiques pour tout contrôle ayant duré plus d’une heure. Le dossier doit mentionner le nom de la personne contrôlée et la durée totale du contrôle du début jusqu’à la fin, indiquer si la personne a été retenue et, le cas échéant, préciser quand la rétention a commencé et a pris fin.
15. Les dossiers relatifs aux contrôles inférieurs à une heure ou aux contrôles pratiqués sur les enfants, quelle qu’en soit la durée, doivent être conservés sur place au point d’entrée/sortie, au poste-frontière ou au poste de police pour consultation en cas de plainte ou de demande de renseignements. Les dossiers relatifs aux contrôles ayant duré plus d’une heure doivent toutefois être conservés dans les archives centrales à des fins statistiques.
(...)
Fouilles
28. Un agent de contrôle est en droit de fouiller une personne qui est soumise à un interrogatoire aux fins exposées au paragraphe 9 ci-dessus, et de fouiller aussi ses effets personnels et ses bagages. En vertu du paragraphe 10, il est aussi habilité à autoriser une autre personne à effectuer la fouille pour lui. Comme prévu au paragraphe 10 ci-dessus, il y a lieu de faire tous les efforts raisonnablement possibles pour réduire autant que faire se peut l’embarras ou l’offense susceptibles d’être causés à une personne se trouve soumise à une fouille (...)
29. La fouille corporelle doit impérativement être pratiquée par une personne du même sexe que la personne fouillée. »
C. Le guide pratique (Practice Advice) de 2009 de l’agence nationale d’amélioration des services policiers (National Policing Improvement Agency (« NPIA »)), (le « guide pratique »)
43. L’avant-propos du guide pratique contient le passage suivant :
« Les agents spéciaux (special branch) intervenant aux points d’entrée/sortie sont investis d’une importante responsabilité dans le cadre de la protection de la sûreté nationale assurée par la police. Il est vital de les doter de pouvoirs qui leur permettent de remplir leur mission avec effectivité et efficience.
L’annexe 7 (...) confère à ces agents des pouvoirs uniques leur permettant de contrôler les personnes qui franchissent les frontières du Royaume-Uni. Il est essentiel qu’ils exercent ces pouvoirs avec professionnalisme si l’on veut que la police conserve la confiance de tous les pans de la société. Tout abus de ces pouvoirs pourrait largement porter atteinte à la relation entre la police et la population et freiner les avancées dans l’appui à la stratégie antiterroriste du gouvernement. »
D. Le rapport du contrôleur indépendant de la législation antiterroriste (Independent Reviewer of Terrorism Legislation) sur le fonctionnement de la législation antiterroriste en 2011
44. Au sujet de la fréquence de l’utilisation des pouvoirs inscrits à l’annexe 7, ce rapport mentionne les statistiques suivantes :
« Sur les douze mois qui ont pris fin au 31 mars 2011, pour le Royaume-Uni dans son ensemble :
a) au total, 85 423 contrôles ont été pratiqués au titre de l’annexe 7, soit une baisse de 20 % par rapport à l’exercice 2009/10.
b) sur ce total, 73 909 contrôles ont concerné des personnes et 11 514 des cargaisons non accompagnées.
c) 2 291 personnes (3 % des personnes contrôlées, soit un pourcentage inchangé par rapport à l’exercice 2009/10) ont été immobilisées pendant plus d’une heure.
d) 915 personnes ont été retenues à l’issue du contrôle (1 % des personnes contrôlées, contre 486 sur l’exercice 2009/10).
e) 769 personnes ont fait l’objet de prélèvements biométriques.
f) On a dénombré 31 arrestations effectuées au titre de la politique antiterroriste ou de protection de la sécurité nationale. Vingt-cinq d’entre elles ont toutefois concerné une seule circonscription de police, ce qui reflète la politique (modifiée depuis) qui y était menée à l’égard des individus qui refusaient de livrer des informations ou donnaient de fausses informations pendant un contrôle.
g) la police a effectué 101 saisies d’argent liquide censées relever de la lutte antiterroriste, soit un montant total de 844 709 livres sterling, principalement dans les aéroports.
Ces chiffres doivent être rapportés au nombre de passagers qui sont passés par les aéroports (213 millions), les ports maritimes (22 millions) et les terminaux ferroviaires internationaux (9,5 millions) au Royaume-Uni pendant l’année. Au total, 0,03 % seulement des passagers ont été contrôlés au titre de l’annexe 7 sur l’exercice 2010/11. »
45. Concernant l’origine ethnique des personnes interpellées, le rapport contenait le tableau synthétique suivant :
2010/11
|
Blancs
|
Noirs
|
Asiatiques
|
Autres
|
Métis ou non communiqué
---|---|---|---|---|---
Contrôle < 1 heure
|
46 %
|
8 %
|
26 %
|
16 %
|
4 %
Contrôle > 1 heure
|
14 %
|
15 %
|
45 %
|
20 %
|
6 %
Rétention
|
8 %
|
21 %
|
45 %
|
21 %
|
5 %
Prélèvements biométriques
|
7 %
|
21 %
|
46 %
|
20 %
|
6 %
46. Le rapport poursuivait ainsi :
« De manière générale, les données sur l’origine ethnique ne sont pas recueillies pour les voyageurs passant par les points d’entrée/sortie. Il se pourrait bien que la proportion des personnes appartenant aux minorités ethniques parmi les voyageurs passant par les points d’entrée/sortie et les aéroports soit supérieure à leur proportion dans la population totale du Royaume-Uni. Il est toutefois très peu probable que les personnes de couleur blanche soient minoritaires parmi les voyageurs. Ainsi, les rétentions (clairement) et les contrôles (presque certainement) sont imposés aux membres des minorités ethniques – en particulier aux personnes d’origine asiatique, ainsi qu’à d’autres (notamment nord-africaines) – bien plus souvent que la proportion qu’elles représentent dans la population des voyageurs ne semblerait le justifier.
Ce fait à lui seul ne permet pas de conclure que les contrôles et les rétentions sont pratiqués à mauvais escient. Comme je l’indiquais dans mon dernier rapport annuel (paragraphes 9.14-9.21), il convient de ne pas utiliser l’annexe 7 (comme le fut parfois le pouvoir d’interpellation et fouille conféré par l’article 44) dans le but d’instaurer un équilibre racial dans les statistiques : pareille pratique constituerait l’antithèse d’un maintien de l’ordre fondé sur le renseignement. Pour parvenir à une application proportionnée de l’annexe 7, il faut l’ajuster à la menace terroriste et non la faire porter sur toute la population.
Il n’y a toutefois pas lieu de se montrer laxistes. La ventilation de la menace terroriste selon des critères ethniques n’est pas chose aisée : mais (...) [m]ême en Grande-Bretagne (...) les personnes de couleur blanche constituent approximativement un quart des individus arrêtés et accusés d’infractions terroristes – proportion qui augmenterait sans nul doute considérablement si les statistiques relatives à l’Irlande du Nord étaient incluses (...)
Les statistiques ethniques n’offrent en elles-mêmes aucune raison d’adresser des reproches à la police. Elles soulignent toutefois la nécessité de faire preuve de vigilance, en particulier lorsque certaines minorités témoignent d’une sensibilité bien compréhensible sur la question de l’application de l’annexe 7. Il importe que toutes les parties impliquées dans l’application de l’annexe 7 gardent à l’esprit les points suivants :
a) l’origine ethnique ou l’origine religieuse perçues ne doivent pas constituer, seules ou combinées l’une à l’autre, l’unique raison de sélectionner une personne pour la soumettre à un contrôle ;
b) Au Royaume-Uni, les terroristes sont de toutes les couleurs : une proportion substantielle d’entre eux (même Irlande du Nord non comprise) sont blancs ; et
c) des décisions à première vue anodines (par exemple contrôler l’avion en provenance du Pakistan plutôt que celui qui arrive du Canada) peuvent traduire un préjugé racial inconscient. »
47. Bien que le rapport indiquât que certaines minorités (surtout les musulmans) se sentaient montrées du doigt, entre le 1er juillet 2011 et le 23 mai 2012, vingt plaintes seulement ont été reçues.
48. Concluant que l’utilité des pouvoirs prévus à l’annexe 7 ne faisait aucun doute, le rapport notait :
« Il ne fait aucun doute que les contrôles pratiqués en application de l’annexe 7 jouent un rôle déterminant, en premier lieu en permettant de recueillir des éléments facilitant la condamnation de terroristes. Ces éléments ne résident pas dans les réponses qui seraient obtenues lors de l’entretien (qui seraient certainement irrecevables devant un tribunal pénal du fait de la dimension de contrainte), mais se trouvent plutôt dans les effets personnels ou dans le contenu des téléphones mobiles, ordinateurs portables et clés USB.
Il est juste de dire que la majorité des contrôles qui ont abouti à des condamnations se sont fondés sur le renseignement plutôt que simplement sur les facteurs de risque, l’intuition ou le flair. De fait, même en ayant mené les investigations nécessaires, je n’ai pas été en mesure de trouver chez la police un seul cas de contrôle pratiqué au titre de l’article 7 qui ait directement abouti à une arrestation puis à une condamnation et dans lequel l’interpellation initiale n’ait pas été dictée par des éléments issus d’une manière ou d’une autre des activités de renseignement.
(...)
Deuxièmement, les contrôles effectués en application de l’annexe 7 permettent de recueillir des renseignements sur la menace terroriste. Il arrive en effet que les paroles prononcées lors d’un entretien, bien que ne constituant pas en elles-mêmes des preuves recevables, puissent ouvrir une piste d’enquête qui aboutira à des poursuites. Le renseignement à caractère plus indirect, que l’on peut tirer des interpellations effectuées sur la foi de renseignements ou de celles dictées par l’analyse des facteurs de risque, revêt toutefois une grande importance. Si la police et les services de sécurité sont attachés aux contrôles effectués au titre de l’annexe 7, c’est peut-être surtout parce qu’ils les aident à dresser un tableau détaillé de la menace terroriste qui pèse sur le Royaume-Uni ainsi que sur les intérêts du Royaume-Uni à l’étranger.
(...)
Troisièmement, les contrôles permis par l’annexe VII peuvent contribuer à dissuader ou à déjouer des actes terroristes. En effet, des membres jeunes, anxieux ou périphériques de réseaux terroristes sont parfois dissuadés de mettre à exécution leurs projets de voyage et de formation à l’étranger lorsqu’ils comprennent, à l’occasion d’une interpellation dans un point d’entrée/sortie, que la police a une idée de qui ils sont et de ce qu’ils préparent.
(...)
Enfin, dès lors qu’il est terminé, un contrôle effectué au titre de l’annexe 7 peut, ce qui a été clairement indiqué à la personne contrôlée, fournir la possibilité de repérer les individus qui pourraient accepter d’être recrutés en qualité d’informateurs. »
E. Le rapport du contrôleur indépendant de la législation antiterroriste sur le fonctionnement de la législation antiterroriste en 2012
49. Dans ce rapport, le contrôleur indépendant se posait spécifiquement la question de savoir si l’annexe 7 devait imposer l’exigence d’un « soupçon légitime ». En particulier, il cherchait à déterminer, conjointement avec la police et les services de renseignement, dans quelle mesure les interpellations qui n’étaient pas fondées sur des activités de renseignement ou, à défaut, sur un soupçon, étaient utiles. Il observait que les arguments d’ordre général suivants étaient avancés en faveur d’un pouvoir n’exigeant pas l’existence d’un soupçon :
« Si un soupçon légitime (ou même un simple soupçon subjectif) était nécessaire pour toute interpellation :
a) La menace dissuasive substantielle que représente l’annexe 7 sous sa forme actuelle serait facile à contourner : il suffirait de faire transporter le matériel du terrorisme par des « novices ».
b) Quiconque a été interpellé saurait que la police détient des preuves permettant de le soupçonner : une interpellation suffirait ainsi à alerter le voyageur de l’existence d’une surveillance, qu’elle passe par des moyens humains ou techniques, ce qui pourrait avoir pour conséquence de mettre un terme à la surveillance effective et de mettre en danger une source humaine.
c) Les autorités ne seraient pas en mesure d’interpeller et d’interroger les compagnons de voyage d’une personne qu’elles soupçonnent de participation à une activité terroriste : le simple fait de voyager avec une personne soupçonnée ne suffirait pas à constituer un soupçon légitime d’implication dans une activité terroriste. »
50. Le contrôleur indépendant relatait que le MI5 et la police lui avaient fait savoir qu’au cours des mois précédents, un certain nombre d’interpellations non dictées par l’existence d’un soupçon avaient produit des résultats non négligeables en contrecarrant les projets de terroristes potentiels. Ces résultats avaient été obtenus à la fois par des contrôles ciblés et non ciblés, car il arrivait qu’il existât au sujet d’un individu des renseignements qui suffisaient à justifier une interpellation sans pour autant que le seuil d’un soupçon légitime fût atteint. Tout en reconnaissant qu’un certain nombre de ces interpellations avaient présenté « une véritable utilité pour la protection de la sûreté nationale », le contrôleur admettait que cela n’en faisait pas automatiquement des interventions proportionnées. Il considérait qu’il appartenait en dernier lieu au Parlement de trancher la question, mais que l’exigence de l’existence d’un soupçon
« atténuerait l’efficacité potentielle de l’annexe 7. Dans le même temps, elle apporterait toutefois une certaine protection aux personnes qui peuvent se trouver sélectionnées pour ces contrôles sans être soupçonnées du moindre délit. »
51. Le contrôleur indépendant traitait également la question de l’obligation de répondre aux questions au titre de l’annexe 7. À cet égard, il indiquait ce qui suit :
« L’obligation de répondre aux questions imposée au titre de l’annexe 7 procède de l’essence du pouvoir, et son utilité est incontestable lorsqu’il s’agit non seulement de repérer les terroristes, mais aussi de recueillir des renseignements, qui sont un sous-produit certes important du contrôle permis par l’annexe 7, mais qui ne peut jamais servir de motivation principale à une interpellation.
Un pouvoir si considérable suppose que des garanties solides encadrent l’utilisation qui peut être faite de ces réponses. À tout le moins, il est essentiel que ces réponses ne soient pas produites lors de procédures dans lesquelles elles pourraient incriminer leur auteur. À mon avis, il est généralement admis que les réponses livrées sous la contrainte lors de contrôles pratiqués au titre de l’annexe 7 ne doivent jamais pouvoir être utilisées dans un procès pénal (...) »
F. La loi de 2014 sur les comportements antisociaux, la délinquance et le maintien de l’ordre
52. La loi de 2014 sur les comportements antisociaux, la délinquance et le maintien de l’ordre (Anti-Social Behaviour, Crime and Policing Act 2014, « la loi de 2014 ») a introduit plusieurs modifications aux pouvoirs inscrits à l’annexe 7. Parmi les changements les plus notables, elle a imposé aux agents de contrôle de placer la personne en rétention s’ils souhaitaient la soumettre à un contrôle qui durerait plus d’une heure ; elle a ramené la durée maximale de la rétention de neuf à six heures ; elle a introduit un contrôle périodique obligatoire de la rétention qui devait être pratiqué par un agent habilité, et elle a disposé que l’interrogatoire de la personne contrôlée ne devait pas commencer avant l’arrivée de l’avocat qui avait été sollicité, sauf si le report de l’interrogatoire risquait de compromettre la résolution de la question en cause.
53. La loi de 2014 imposait de plus que les agents de contrôle fussent désignés par le ministre de l’Intérieur et qu’un code de conduite définissant la formation à suivre par ces agents fût publié.
54. Une nouvelle version du code de conduite, intégrant ces modifications et tenant également compte de l’arrêt rendu par la Cour suprême dans l’affaire de la requérante, a été promulguée en juillet 2014. En particulier, ce texte disposait que l’exercice des pouvoirs inscrits à l’annexe 7 était réservé aux policiers dont le niveau de compétence, validé par leur supérieur, atteignait une norme nationale ; il confirmait de plus que ces pouvoirs ne pouvaient être exercés de manière arbitraire.
55. Ce texte prévoyait également que la personne retenue était en droit de s’entretenir à tout moment en privé avec un avocat (solicitor) et que l’agent de contrôle avait l’obligation d’attendre que l’entretien privé avec l’avocat fût terminé pour commencer l’interrogatoire, sauf si l’agent en question estimait légitimement qu’un report de l’interrogatoire aurait risqué de faire échec à la finalité du contrôle.
G. Les rapports annuels ultérieurs du contrôleur indépendant de la législation antiterroriste
1. 2013
56. Dans son analyse du fonctionnement de la législation antiterroriste sur l’exercice 2013, le contrôleur indépendant formulait quelques remarques sur la « disproportion considérable » qui apparaissait entre la ventilation par origines ethniques des personnes qui se trouvaient contrôlées et retenues au titre de l’annexe 7 et cette même ventilation opérée sur la population totale des personnes qui passaient par les points d’entrée/sortie (ou les aéroports) du pays. Il notait en particulier que les pouvoirs inscrits à l’annexe 7 n’avaient pas été conçus pour être exercés de manière aléatoire, mais plutôt pour permettre de recueillir des renseignements sur les personnes impliquées dans la commission, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme. Il observait que, les différentes origines ethniques n’ayant à aucun moment de l’histoire été représentées de manière égale dans la population des terroristes, si ces pouvoirs étaient exercés habilement, on pouvait s’attendre à ce que la ventilation par origines ethniques des personnes soumises à cet exercice ne correspondît pas à celle de la population du Royaume-Uni, ni même à celle de la population des passagers des aéroports, mais plutôt à celle de la population terroriste qui passait par les points d’entrée/sortie au Royaume-Uni. En conclusion, le contrôleur indépendant déclarait qu’il n’avait aucune raison de croire que l’exercice des pouvoirs inscrits à l’annexe 7 eût entraîné des discriminations raciales.
57. Bien qu’il saluât les modifications introduites par la loi de 2014 sur les comportements antisociaux, la délinquance et le maintien de l’ordre, le contrôleur indépendant signalait trois problèmes qu’il avait précédemment mis en évidence et qui demeuraient sans solution :
« a) le fait que l’existence d’un soupçon ne soit pas requise pour l’exercice de la plupart des pouvoirs inscrits à l’annexe 7, y compris le pouvoir de retenir une personne et de télécharger le contenu d’un téléphone ou d’un ordinateur portable ;
b) le fait que les réponses livrées sous la contrainte ne soient pas expressément rendues irrecevables dans un procès pénal ; et
c) la nécessité de règles claires et proportionnées régissant la copie des données extraites des appareils électroniques ».
58. Le contrôleur indépendant recommandait entre autres que la rétention ne fût possible que lorsqu’un fonctionnaire supérieur estimait qu’il existait des raisons de soupçonner que la personne en question relevait de l’article 40 § 1 b) et qu’une rétention était nécessaire aux fins de déterminer si tel était le cas ; qu’à l’issue du contrôle périodique, la rétention ne pût être prolongée que lorsque le fonctionnaire supérieur estimait qu’il existait toujours des raisons de soupçonner que la personne en question relevait de l’article 40 § 1 b) et qu’une rétention demeurait nécessaire aux fins de déterminer si tel était le cas ; et que la loi consacrait l’interdiction de produire lors d’un procès pénal ultérieur des aveux qui auraient été recueillis dans le cadre d’un contrôle pratiqué au titre de l’annexe 7.
59. Enfin, le contrôleur indépendant pensait que ses propositions étaient de nature à renforcer l’équité et la responsabilité sans pour autant atténuer l’efficacité des pouvoirs inscrits à l’annexe 7 ni exposer la population à un risque accru de terrorisme. Il observait que ses recommandations avaient été avalisées par la Commission mixte des droits de l’homme (Joint Committee on Human Rights), qui les approuvait toutes à l’exception des seuils proposés pour la rétention et pour la copie des données, dont elle persistait à penser qu’ils devaient reposer sur l’existence d’un soupçon légitime ; il notait enfin que la commission parlementaire restreinte chargée des affaires intérieures (Home Affairs Select Committee), qui estimait que les questions de l’assujettissement de l’exercice des pouvoirs annexes à la condition de l’existence d’un soupçon, de la production lors d’un procès pénal de réponses livrées sous la contrainte et du traitement des éléments protégés par le secret professionnel des avocats, des éléments exclus (excluded material) ou des éléments appelant une procédure spéciale (special procedure material), devaient faire l’objet d’un examen plus poussé.
2. 2015
60. Dans son analyse du fonctionnement de la législation antiterroriste sur l’exercice 2015, le contrôleur indépendant répétait les recommandations suivantes :
« a) un seuil correspondant à l’existence d’un soupçon légitime doit s’appliquer à la rétention et à la copie de données à partir des appareils électroniques personnels ;
b) des garanties doivent être mises en place concernant les éléments protégés par le secret professionnel des avocats, les éléments exclus (excluded material) et les éléments appelant une procédure spéciale (special procedure material) ;
c) ces garanties doivent s’appliquer aux données électroniques de caractère privé recueillies au titre de l’annexe 7 ; et
d) la législation devrait introduire l’interdiction de produire lors d’un procès pénal ultérieur des aveux qui auraient été recueillis dans le cadre d’un contrôle pratiqué au titre de l’annexe 7. »
3. 2016 et 2017
61. Enfin, dans son analyse du fonctionnement de la législation antiterroriste sur l’exercice 2017, le contrôleur indépendant indiquait que si l’on avait observé un recul significatif du nombre total de contrôles pratiqués au cours des dernières années, on relevait en revanche une augmentation du nombre des rétentions qui en avaient résulté (« resultant detentions »). Selon le contrôleur indépendant, cette évolution n’était pas particulièrement inquiétante et s’expliquait probablement par une amélioration de la capture des manifestes de passagers dans tout le Royaume-Uni et de l’utilisation des techniques de ciblage.
H. Le projet de loi relatif à la lutte antiterroriste et à la sécurité des frontières (Counter-Terrorism and Border Security Bill)
62. Ce projet de loi, introduit le 5 juin 2018, avait pour objectif de « prendre des dispositions de lutte antiterroriste ; de prendre des dispositions permettant d’imposer un interrogatoire aux points d’entrée/sortie et aux frontières pour les besoins de la sûreté nationale et d’autres besoins connexes ».
63. Ce projet de loi consacre l’irrecevabilité devant les tribunaux des réponses apportées aux questions posées aux personnes qui ont été interpellées au titre de l’annexe 7 de la loi TACT aux points d’entrée/sortie ou aux frontières.
64. L’annexe 3 du projet de loi prévoit de plus le pouvoir – calqué sur le modèle de l’annexe 7 de la loi TACT – pour les « agents de contrôle » d’interroger toute personne se trouvant à un point d’entrée/sortie au Royaume-Uni ou à la frontière avec l’Irlande du Nord aux fins de déterminer s’il apparaît que la personne en question est ou a été impliquée dans une « activité hostile ». Comme dans le cas de l’annexe 7, ce pouvoir de contrôle peut être exercé qu’il existe ou non des motifs de soupçonner qu’une personne est impliquée dans une activité hostile.
I. La jurisprudence pertinente
1. R (David Miranda) v. Secretary of State for the Home Department and Commissioner of Police of the Metropolis [2016] EWCA Civ 6
65. M. Miranda est l’époux d’un journaliste qui avait reçu des données cryptées de la part d’Edward Snowden. Ces données, qui contenaient des informations émanant des services de renseignements du Royaume-Uni, avaient été dérobées à l’Office national de sécurité américain (National Security Agency, NSA). M. Miranda fut détenu pendant neuf heures par des agents de la police métropolitaine à l’aéroport d’Heathrow le 18 août 2013, prétendument en application du paragraphe 2(1) de l’annexe 7 de la loi TACT. Il fut interrogé et des objets en sa possession, notamment des dispositifs de stockage de données cryptées, lui furent confisqués. Les services de sécurité avaient demandé à la police de l’interpeller principalement dans l’objectif d’atténuer le risque que les éléments en possession de M. Miranda pouvaient représenter pour la sûreté nationale.
66. Dans le cadre d’une procédure de contrôle juridictionnel, M. Miranda argua que i) le pouvoir inscrit à l’annexe 7 avait été exercé à son égard dans un but qui n’était pas autorisé par la loi ; et ii) l’exercice de ce pouvoir avait constitué une atteinte selon lui disproportionnée à ses droits tels que garantis par les articles 5, 8 et 10 de la Convention, et il en conclut que l’exercice de ce pouvoir à son égard avait été illégal. Il avança également que l’exercice de ce pouvoir était incompatible avec les droits garantis par l’article 10 de la Convention s’agissant des éléments à caractère journalistique.
67. La cour d’appel admit que la police avait exercé ce pouvoir à ses propres fins en vue de déterminer s’il apparaissait que M. Miranda était une personne relevant de l’article 40 § 1 b) de la loi TACT. Selon la cour d’appel, le fait que l’exercice du pouvoir inscrit à l’annexe 7 avait aussi contribué à la finalité (partiellement) différente poursuivie par les services de sécurité ne signifiait pas que ce pouvoir n’avait pas été exercé aux fins de l’annexe 7. À cet égard, la police avait reconnu sans détour qu’elle ne pouvait pas servir d’intermédiaire pour la concrétisation des desseins des services de sécurité, et qu’elle devait être convaincue que les conditions d’une interpellation légitime au titre de l’annexe 7 étaient réunies avant de consentir à s’exécuter. De plus, la cour d’appel indiqua que le Parlement ayant placé la barre assez bas pour l’exercice des pouvoirs inscrits à l’annexe 7, ces pouvoirs étant destinés à offrir une occasion de vérifier une éventualité, l’exercice de ce pouvoir avait poursuivi un but légitime. Dans son examen de proportionnalité, la cour d’appel reconnut que l’interpellation pratiquée en application de l’annexe 7 avait constitué une atteinte à la liberté de la presse, mais elle ajouta que, au vu des circonstances de l’espèce, les intérêts impérieux de la sûreté nationale primaient à l’évidence les droits de M. Miranda tels que garantis par l’article 10.
68. Concernant la compatibilité des pouvoirs inscrits à l’annexe 7 avec l’article 10 de la Convention, la cour d’appel conclut toutefois que les limites appliquées à l’exercice de ces pouvoirs n’apportaient pas une protection effective aux droits que les journalistes tiraient de l’article 10. La cour d’appel craignait principalement que la divulgation d’éléments journalistiques (avec ou sans la révélation de l’identité d’une source journalistique) érode la confidentialité qui était inhérente à ces éléments et qui était nécessaire pour éviter l’effet dissuasif produit par une divulgation et pour protéger les droits garantis par l’article 10. Selon la cour d’appel, si les journalistes et leurs sources ne pouvaient plus compter sur cette confidentialité, ils pourraient décider de s’abstenir de communiquer des informations sur des questions sensibles d’intérêt public. Par conséquent, selon la cour d’appel, le fait que les pouvoirs inscrits à l’annexe 7 ne pouvaient être exercés que dans une zone géographique restreinte ou qu’il n’était pas possible de retenir une personne pendant plus de neuf heures était peu, voire pas du tout, pertinent. La cour d’appel indiqua que, de même, si l’obligation d’exercer ces pouvoirs de manière rationnelle, proportionnée et de bonne foi conférait un certain degré de protection, la seule garantie contre un exercice non conforme de ces pouvoirs résidait dans la possibilité d’une procédure de contrôle juridictionnel. Or si le contrôle juridictionnel pouvait constituer une garantie adéquate dans le contexte des articles 5 et 8, il ne protégeait toutefois guère contre les dégâts provoqués lorsque des éléments journalistiques étaient divulgués et utilisés alors qu’ils ne devraient pas l’être.
2. R (CC) v. Commissioner of Police of the Metropolis and another [2012] 1 WLR 1913 et R (on the application of Elostra) v. Commissioner of Police of the Metropolis [2014] 1 WLR 239
69. Dans l’affaire R(CC), la High Court a accueilli le recours introduit par un particulier contre l’exercice des pouvoirs inscrits à l’annexe 7 au motif que les agents de contrôle ne les avaient pas exercés aux fins de déterminer s’il était un terroriste. Le plaignant était un ressortissant britannique qui avait été arrêté au Somaliland et renvoyé au Royaume-Uni. En anticipation de son retour, une ordonnance de restriction (control order) avait été prise contre lui. La High Court a conclu que les autorités avaient exercé les pouvoirs conférés par l’annexe 7 à son arrivée aux fins de recueillir des informations – non viciées par des allégations de torture – susceptibles de confirmer le bien-fondé de l’adoption de l’ordonnance de restriction. Pour cette juridiction, il ne s’était aucunement agi de déterminer s’il apparaissait que la personne en question était d’une manière ou d’une autre un terroriste et par conséquent, l’exercice de ces pouvoirs avait été entaché d’irrégularité. Toutefois, dans sa conclusion, le juge observa ce qui suit :
« Il ne fait aucun doute pour moi qu’il s’agit là d’un cas très rare et que cette décision ne portera nullement atteinte à l’efficacité des pouvoirs. Ceux-ci ont à juste titre reçu une interprétation large pour les raisons que j’ai exposées, mais ils ne peuvent couvrir les faits de la présente espèce. »
70. Dans l’affaire R(Elostra), la High Court a dit qu’un contrôle pratiqué en application de l’annexe 7 qui ne respectait pas les garanties adéquates était entaché d’irrégularité. Plus particulièrement, elle a dit qu’une personne qui était retenue en application de l’annexe 7 – dans un poste de police ou ailleurs – était, en vertu du code de conduite, en droit d’insister pour obtenir l’assistance d’un avocat avant de répondre à la moindre question.
3. R. v. Gul [2013] UKSC 64
71. La principale question soulevée par ce recours était la définition du terme « terrorisme » tel que figurant à l’article 1 de la loi TACT ; plus précisément, il s’agissait de savoir si ce terme incluait les assauts militaires donnés par des groupes armés ne relevant pas d’un État contre des forces armées nationales ou internationales dans un conflit armé non international. La Cour suprême a indiqué que rien ne justifiait de faire une lecture restrictive de la signification naturelle très large énoncée à l’article 1 de la loi TACT. Selon cette haute juridiction, il était manifeste que cette définition avait été rédigée délibérément en termes larges de manière à englober les formes diverses et possiblement imprévisibles que le terrorisme était susceptible de revêtir, ainsi que les changements pouvant se produire dans les sphères diplomatiques et politiques. De plus, les obligations internationales du Royaume-Uni ne pouvaient imposer que l’on adoptât une définition plus étroite du « terrorisme » dès lors qu’il n’existait en droit international aucune définition reconnue de ce terme.
72. La Cour suprême notait toutefois que la définition très large du terme « terrorisme » soulevait certaines inquiétudes. Bien que cette affaire ne concernât pas les pouvoirs inscrits à l’annexe 7, elle observait ce qui suit :
« 63. Le deuxième point d’ordre général tient à ce que la définition large du terme « terrorisme » ne suscite pas seulement des inquiétudes au sujet du très vaste pouvoir discrétionnaire que les lois de 2000 et 2006 accordent au procureur, tel que décrit aux paragraphes 36-37 ci-dessus. En effet, ces deux lois consentent également à la police et aux services de l’immigration des pouvoirs d’intrusion substantiels, y compris le pouvoir d’interpellation et de fouille, qui reposent sur ce qui apparaît comme une très grande latitude de leur part. Si la nécessité de doter la police et d’autres fonctionnaires intervenant dans la lutte contre le terrorisme de pouvoirs étendus, voire intrusifs, est compréhensible, ces pouvoirs sont si illimités et la définition du « terrorisme » est si large que ces pouvoirs se révèlent probablement encore plus préoccupants que ceux que les lois susmentionnées confèrent aux procureurs.
64. Ainsi, en application de l’annexe 7 à la loi de 2000, le pouvoir d’interpeller, d’interroger et de retenir des personnes aux points d’entrée/sortie et aux frontières est laissé à la discrétion de l’agent de contrôle. Il ne fait l’objet d’aucun contrôle. De fait, l’agent n’est même pas tenu d’avoir des motifs de soupçonner que la personne concernée relève de l’article 40 § 1 de la loi de 2000 (c’est-à-dire que cette personne a « commis une infraction » ou qu’elle est ou a été « impliquée dans la commission, la préparation, ou l’instigation d’actes de terrorisme »), ni même qu’une infraction a été commise ou pourrait l’être, avant de commencer un contrôle permettant de déterminer si la personne en question relève de cet article. Naturellement, le présent recours ne concerne pas directement cette question. Cependant, la rétention telle qu’elle est prévue à l’annexe 7 ouvre la porte à de graves intrusions dans la liberté individuelle. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
73. La requérante allègue que l’exercice des pouvoirs inscrits à l’annexe 7 s’analyse en une ingérence dans l’exercice par elle des droits garantis par l’article 8 de la Convention, lequel est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
74. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur la recevabilité
75. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Sur l’existence d’une ingérence dans l’exercice par la requérante des droits garantis par l’article 8 de la Convention
76. Le Gouvernement admet que, considéré comme un tout, le contrôle auquel la requérante a été soumise en application de l’annexe 7 de la loi TACT s’analyse en une ingérence dans l’exercice par l’intéressée des droits garantis par l’article 8 de la Convention. En l’espèce, en plus d’avoir été interpellée et interrogée, la requérante a été fouillée et ses bagages l’ont été aussi. Dans l’arrêt Gillan et Quinton c. Royaume-Uni (no 4158/05, § 63, CEDH 2010 (extraits)), la Cour a dit que le recours à « des pouvoirs (...) de contrainte visant à imposer à une personne « de se plier à une fouille minutieuse de sa personne, de ses vêtements ou de ses effets personnels » était manifestement constitutif d’une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée. Si la Cour a expressément reconnu la distinction potentielle qui existait entre les « pouvoirs d’interpellation et de fouille » tels que prévus à l’article 44 de la loi TACT et « la fouille à laquelle les gens se plient de bonne grâce dans un aéroport ou à l’entrée d’un bâtiment public » (Gillan et Quinton, précité, § 64), les pouvoirs inscrits à l’annexe 7 étaient à l’évidence plus étendus que les pouvoirs des services de l’immigration auxquels les voyageurs pouvaient raisonnablement s’attendre à être soumis. Compte tenu de ce fait et de la déclaration du Gouvernement, la Cour admet qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par la requérante des droits garantis par l’article 8 de la Convention.
2. Sur le point de savoir si cette ingérence était « prévue par la loi »
a) Thèses des parties
i. La requérante
77. La requérante allègue que les pouvoirs conférés par l’annexe 7 n’étaient ni suffisamment encadrés ni entourés des garanties adéquates pour « être prévus par la loi ». Elle indique que pendant l’année des faits de la cause, plus de 68 000 personnes ont été interpellées en application de l’annexe 7. Elle ajoute qu’en l’absence de toute obligation d’avoir des raisons objectives de soupçonner un individu, ou même de nourrir un soupçon subjectif, un agent était en mesure d’exercer ces pouvoirs en écoutant sa seule intuition, ce qui, selon elle, laissait une large place à l’influence de facteurs et de motivations étrangers à la situation – comme des préjugés et des stéréotypes bien enracinés – dans la sélection par les agents des personnes à interpeller et à interroger.
78. Plus particulièrement, la requérante prétend que les pouvoirs prévus par le régime de l’annexe 7 étaient plus intrusifs que les pouvoirs d’interpellation et de fouille énoncés aux articles 44 et 45 de la loi TACT, dont elle rappelle que la Cour avait considéré dans l’arrêt Gillan et Quinton qu’ils s’analysaient en une ingérence qui n’était pas « prévue par la loi ». Selon la requérante, en premier lieu, l’article 44 disposait qu’un supérieur hiérarchique devait délivrer des autorisations s’il jugeait que c’était « utile aux fins de la prévention d’actes de terrorisme ». La requérante assure qu’en revanche, les pouvoirs prévus à l’annexe 7 pouvaient s’exercer à tout moment à tous les points d’entrée/sortie. En deuxième lieu, selon la requérante, tandis que les pouvoirs énoncés aux articles 44 et 45 répondaient à la finalité, selon elle restreinte, de la « recherche d’articles susceptibles d’être utilisés à des fins d’actes de terrorisme », les pouvoirs inscrits à l’annexe 7 répondaient à une finalité bien plus vaste et permettaient de se renseigner bien plus largement sur les activités, les croyances et les déplacements d’un individu. En troisième lieu, selon la requérante, l’article 45 n’autorisait un agent à fouiller que les vêtements extérieurs et les effets personnels d’un individu et de ne retenir un individu que pendant le laps de temps nécessaire à cette fouille limitée. La requérante indique qu’en revanche un contrôle, non fondé sur un soupçon, imposé au titre de l’annexe 7 pouvait être effectué dans un poste de police et donner lieu à des fouilles minutieuses et intrusives, et qu’à l’époque où elle-même a été interpellée, une personne pouvait être retenue pendant jusqu’à neuf heures. En quatrième lieu, la requérante affirme que l’article 45 ne prescrivait pas de pouvoir d’interroger, tandis que l’annexe 7 permettait selon elle un long interrogatoire, et elle ajoute que la personne interrogée était dans l’obligation de répondre. La requérante expose enfin que l’article 45 n’habilitait un agent à conserver des articles découverts au cours d’une fouille que s’il soupçonnait légitimement que ces articles étaient destinés à être utilisés dans le cadre d’actes de terrorisme. Selon la requérante, l’annexe 7 permettait, lui, de conserver tout article pendant sept jours pour examen, qu’un soupçon légitime existât ou non.
79. La requérante dit également qu’il existait d’importantes similitudes entre les pouvoirs énoncés à l’article 44 et ceux de l’annexe 7 : dans les deux cas, ces pouvoirs se seraient inscrits dans le cadre de la législation antiterroriste qu’aurait formé la loi TACT ; dans les deux cas, ils auraient impliqué des mesures intrusives susceptibles d’être appliquées en l’absence de soupçon subjectif ; l’exercice de ces deux ensembles de pouvoirs aurait produit un impact disproportionné sur les personnes non blanches, et les garanties invoquées par le Gouvernement auraient été identiques dans les deux cas.
80. À cet égard, la requérante admet l’existence de certaines garanties, notamment celles mentionnées par Lord Hughes à la Cour suprême. Elle avance cependant que ces garanties étaient insuffisantes pour répondre à l’exigence de légalité. Elle argue pour commencer qu’un grand nombre de personnes passaient chaque jour par les points d’entrée/sortie au Royaume-Uni et que le fait que les pouvoirs inscrits à l’annexe 7 ne pouvaient s’exercer que sur les voyageurs se trouvant au niveau de ces points n’en réduisait donc pas significativement l’impact. La requérante soutient de plus que les pouvoirs de l’annexe 7 ne pouvaient pas être assimilés aux pouvoirs dévolus aux services de l’immigration auxquels, selon elle, les voyageurs pouvaient raisonnablement s’attendre à être soumis. À son avis, ces pouvoirs s’exerçaient dans les points d’entrée/sortie parce qu’il s’agissait de « goulets d’étranglement » et non parce qu’ils auraient eu un lien spécifique avec les déplacements d’une personne.
81. Aux yeux de la requérante, la restriction des buts légaux, le fait que seuls des agents ayant reçu une formation et une habilitation spéciales pouvaient exercer ces pouvoirs ainsi que les limitations apportées au type de fouille et à la durée de l’interrogatoire ne constituaient que des garanties négligeables qui ne remédiaient pas au risque d’arbitraire dans l’exercice de pouvoirs définis largement et ne nécessitant pas l’existence d’un soupçon. La requérante estimait que tel était particulièrement le cas dès lors que le code en vigueur au moment des faits n’indiquait pas aux agents de contrôle comment déterminer si l’exercice des pouvoirs inscrits à l’annexe 7 était proportionné et ne leur imposait pas de réduire le plus possible toutes les atteintes aux droits fondamentaux. La requérante affirme que bien que les personnes contrôlées eussent le droit de s’entretenir avec un avocat, ce droit n’offrait aucune protection contre le risque d’être préalablement sélectionné de manière arbitraire, et qu’en tout état de cause, les agents étaient autorisés à interroger une personne en l’absence d’un avocat (ce qui se serait produit dans son cas).
82. La requérante ajoute que la notice explicative remise aux personnes interrogées présentait un caractère générique et que les agents de contrôle n’étaient pas tenus d’expliquer les raisons pour lesquelles telle ou telle personne avait été sélectionnée pour être contrôlée en application de l’annexe 7. Elle précise que les agents n’étaient pas tenus de consigner ce qui avait motivé la sélection de tel ou tel individu pour un contrôle ; elle argue que l’exercice régulier de ces pouvoirs n’était pas conditionné à l’existence d’un soupçon (légitime ou autre) ce qui, d’après elle, aurait considérablement limité les possibilités de recourir à une procédure de contrôle juridictionnel pour contester un contrôle pratiqué en application de l’annexe 7. Enfin, les capacités du contrôleur indépendant n’auraient pas permis à celui-ci de se livrer à une supervision minutieuse point par point, de sorte qu’il n’aurait contrôlé a posteriori qu’un petit nombre d’interpellations pratiquées au titre de l’annexe 7 ; de plus, le Gouvernement n’aurait pas été contraint de mettre en œuvre les modifications qu’il proposait.
ii. Le Gouvernement
83. Le Gouvernement assure que l’exercice d’un pouvoir « en l’absence de soupçon » pouvait être « prévu par la loi ». En pareil cas, les facteurs pertinents à prendre en compte auraient été la zone couverte par la mesure en cause (facteur pertinent pour le degré de précision requis), ainsi que le droit pertinent conjugué au fonctionnement concret du système.
84. Au sujet de la zone couverte par la mesure, le Gouvernement déclare qu’elle était centrée sur les points d’entrée et de sortie du Royaume-Uni. Il ajoute que ces points représentaient la première ligne de défense contre l’entrée et la sortie des terroristes, et qu’ils offraient donc une opportunité unique de cibler les contrôles là où ils étaient susceptibles d’être les plus efficaces.
85. Concernant le droit pertinent, le Gouvernement avance que ses modalités opérationnelles étaient assorties de suffisamment de garanties effectives pour répondre aux exigences de la légalité. Le Gouvernement met en particulier en avant les facteurs mentionnés par Lord Hughes et Lord Hodges, que Lord Neuberger et Lord Dyson ont repris à leur compte, à savoir : la restriction [de l’application des pouvoirs] aux personnes entrant dans le pays et en sortant ; la restriction apportée aux buts légaux ; la restriction [de l’exercice des contrôles] aux agents de police ayant reçu une formation et une habilitation spéciales ; les restrictions apportées à la durée de l’interrogatoire ; les restrictions apportées au type de fouille ; l’obligation de remettre une notice explicative aux personnes interrogées, accompagnée d’une procédure de réclamation ; l’obligation d’autoriser la consultation d’un avocat et la notification à un tiers ; l’obligation de conserver les dossiers ; la possibilité d’un contrôle juridictionnel et la supervision continue exercée par le contrôleur indépendant.
86. De plus, selon le Gouvernement, rien ne montre que l’exercice des pouvoirs en question ait induit une discrimination raciale. Le Gouvernement estime du reste que le code de conduite interdisait expressément ce type d’exercice.
b) Appréciation de la Cour
i. Principes généraux
87. Les termes « prévue par la loi » signifient que la mesure litigieuse doit avoir une base en droit interne et être compatible avec la prééminence du droit, expressément mentionnée dans le préambule de la Convention et inhérente à l’objet et au but de l’article 8. La loi doit donc être suffisamment accessible et prévisible, c’est-à-dire énoncée avec assez de précision pour permettre au justiciable – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de régler sa conduite (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, §§ 95 et 96, CEDH 2008).
88. Pour répondre à ces exigences, le droit interne doit offrir une certaine protection contre les atteintes arbitraires des pouvoirs publics aux droits garantis par la Convention. Lorsqu’il s’agit de questions touchant aux droits fondamentaux, la loi irait à l’encontre de la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique consacrés par la Convention, si le pouvoir d’appréciation accordé à l’exécutif ne connaissait pas de limite. En conséquence, elle doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une netteté suffisante ((Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 55, CEDH 2000‑V, Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 4, CEDH 2000‑XI, et Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004‑I ; voir, aussi, parmi d’autres exemples, Gillan et Quinton, précité, § 77). Le niveau de précision requis de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu du texte en question, de la matière qu’il est censé régir et du nombre et du statut de ceux à qui il est adressé (voir, par exemple, Hashman et Harrup c. Royaume-Uni [GC], no 25594/94, § 31, CEDH 1999‑VIII, S. et Marper, précité, § 96, Gillan et Quinton, précité, § 77, et Ivashchenko c. Russie, no 61064/10, § 73, 13 février 2018).
ii. Application de ces principes au cas d’espèce
89. La Cour note que les pouvoirs en question reposent sur une base légale en droit interne, à savoir l’annexe 7 de la loi TACT et le code de conduite qui l’accompagne. Au vu du grief de la requérante, la principale question sur laquelle la Cour doit se pencher en l’espèce est celle de savoir si, au moment où la requérante a été interpellée à l’aéroport d’East Midlands, les garanties prévues par le droit interne limitaient suffisamment ces pouvoirs pour offrir à l’intéressée une protection adéquate contre toute ingérence arbitraire dans l’exercice par elle de son droit au respect de la vie privée. Pour les besoins de cette appréciation, la Cour analysera les facteurs suivants : la portée géographique et temporelle des pouvoirs ; la latitude accordée aux autorités pour décider si et quand exercer ces pouvoirs ; toute limitation éventuelle à l’ingérence que l’exercice de ces pouvoirs occasionne ; la possibilité d’un contrôle juridictionnel de l’exercice des pouvoirs, et une supervision indépendante de l’usage qui est fait des pouvoirs.
1) La portée géographique et temporelle des pouvoirs
90. Les policiers ne peuvent exercer les pouvoirs inscrits à l’annexe 7 que lors des contrôles pratiqués aux points d’entrée/sortie et aux frontières. La majorité de la Cour Suprême a estimé que cette restriction distinguait la présente espèce de l’affaire Gillan et Quinton, précitée, puisque les « pouvoirs d’interpellation et de fouille » prévus à l’article 44 de la loi TACT pouvaient être exercés sur tout le territoire du Royaume-Uni (paragraphe 27 ci-dessus). Cependant, dans son opinion dissidente, Lord Kerr a considéré que les pouvoirs inscrits à l’annexe 7 étaient beaucoup plus larges que les « pouvoirs d’interpellation et de fouille », car ils ne nécessitaient pas d’autorisation expresse et ils n’étaient pas encadrés par des limitations temporelles ou géographiques. Selon Lord Kerr, ces pouvoirs pouvaient donc potentiellement toucher les 245 millions de personnes qui passaient chaque année par les points d’entrée/sortie du Royaume-Uni et franchissaient ses frontières (paragraphes 33-36 ci-dessus).
91. Bien que la Cour perçoive la logique qui préside à la comparaison avec l’affaire Gillan et Quinton, la question importante n’est pas celle de savoir si les pouvoirs prévus à l’annexe 7 étaient plus larges ou plus étroits que les « pouvoirs d’interpellation et de fouille », ou lequel de ces deux ensembles de pouvoirs était limité par les garanties les plus efficaces, mais plutôt celle de savoir si le régime de l’annexe 7, considéré comme un tout, renfermait des garanties suffisantes pour protéger l’individu contre toute ingérence arbitraire.
92. À cet égard, si la Cour est prête à admettre que du fait de leur application permanente à tous les contrôles effectués aux points d’entrée/sortie et aux frontières, les pouvoirs inscrits à l’annexe 7 avaient une large portée, ce constat ne va pas en lui-même à l’encontre du principe de légalité. La Cour a expressément reconnu à la fois la menace bien réelle que le terrorisme international faisait aujourd’hui peser sur les États contractants (voir, par exemple, Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 79, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V, A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 181, CEDH 2009, A. c. Pays-Bas, no 4900/06, § 143, 20 juillet 2010, Trabelsi c. Belgique, no 140/10, § 117, CEDH 2014 (extraits), et Othman (Abu Qatada) c. Royaume-Uni, no 8139/09, § 183, CEDH 2012 (extraits)) et l’importance de contrôler le mouvement international des terroristes (voir, par exemple, McVeigh et autres c. Royaume-Uni (1981), 5 EHRR 71, § 192). Les contrôles aux points d’entrée/sortie et aux frontières joueront inévitablement un rôle crucial dans la détection et l’entrave à la circulation des terroristes et/ou dans la mise en échec des attentats terroristes. Du reste, tous les États ont doté leurs points d’entrée/sortie et leurs frontières de systèmes de contrôles douaniers et de l’immigration et si ces contrôles diffèrent par leur nature de ceux inscrits à l’annexe 7, il n’en reste pas moins que les personnes qui franchissent les frontières internationales peuvent s’attendre à faire l’objet d’un certain degré d’attention.
2) La latitude accordée aux autorités pour décider si et quand exercer les pouvoirs
93. Les agents de contrôle sont habilités à exercer les pouvoirs prévus à l’annexe 7 aux fins de déterminer si une personne est impliquée dans la commission, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme. Les agents de contrôle disposent ainsi d’un très vaste pouvoir discrétionnaire, la notion de « terrorisme » étant définie largement (voir R. v. Gul, aux paragraphes 71-72 ci-dessus), et les pouvoirs de l’annexe 7 pouvant être exercés que les agents aient ou non des raisons objectives ou subjectives de soupçonner qu’une personne est impliquée dans la commission, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme.
94. Dans l’arrêt Gillan et Quinton, la Cour a critiqué le fait que les agents pouvaient exercer les pouvoirs d’interpellation et de fouille sans avoir à démontrer l’existence d’un soupçon légitime (Gillan et Quinton, précité, § 83). De même, dans l’arrêt Ivashchenko, la Cour s’est dite préoccupée par le fait que les services des douanes avaient été en mesure d’examiner et de copier des données contenues sur l’ordinateur portable et les dispositifs de stockage du requérant sans même nourrir « un début de soupçon légitime » laissant penser que celui-ci avait commis une infraction (Ivashchenko, précité, §§ 84-85). L’exigence d’un soupçon légitime constitue donc une considération importante dans l’appréciation de la légalité d’un pouvoir d’interpellation et d’interrogatoire ou de fouille ; cependant, rien dans aucune de ces deux affaires ne permet de penser que l’existence d’un soupçon légitime est en soi nécessaire pour éviter l’arbitraire. Pour cette appréciation, la Cour doit donc plutôt se fonder sur le fonctionnement du régime dans son ensemble, et, pour les raisons exposées plus bas, elle ne considère pas que l’absence d’une exigence de soupçon légitime ait en elle-même privé de légalité, au sens de l’article 8 § 2 de la Convention, l’exercice de ces pouvoirs dans le cas de la requérante.
95. Premièrement, la Cour n’a cessé d’affirmer que les autorités nationales jouissaient d’une ample marge d’appréciation s’agissant de questions relatives à la sécurité nationale (voir, parmi beaucoup d’autres exemples, Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 134, CEDH 2012 (extraits)) et il apparaît avec évidence que les pouvoirs inscrits à l’annexe 7 se sont révélés véritablement précieux pour la protection de la sûreté nationale. Selon le contrôleur indépendant, ils ont joué un rôle « déterminant » (...) en permettant de « recueillir des éléments facilitant la condamnation de terroristes » (paragraphe 48 ci-dessus). Si la majorité des contrôles qui ont abouti à des condamnations se sont fondés sur le renseignement, des contrôles ont pu se révéler utiles même s’ils n’ont pas conduit à une condamnation. Les renseignements recueillis à la faveur de contrôles ont contribué à dresser un tableau détaillé de la menace terroriste qui pesait sur le Royaume-Uni ainsi que sur les intérêts du Royaume-Uni à l’étranger, et ils ont pu contribuer à dissuader ou à déjouer des projets terroristes (paragraphe 48 ci-dessus). Si l’existence d’un « soupçon légitime » devait être imposée, les terroristes pourraient contourner la menace dissuasive de l’annexe 7 en faisant appel à des individus inconnus des services de police (des « novices ») ; et une interpellation suffirait ainsi à alerter le voyageur de l’existence d’une surveillance (paragraphe 49 ci-dessus).
96. Deuxièmement, il importe de faire une différence entre les deux pouvoirs distincts prévus à l’annexe 7, à savoir le pouvoir d’interrogatoire et de fouille d’une part, et le pouvoir de rétention, d’autre part. Le pouvoir de rétention entraînant dans des circonstances normales une ingérence plus poussée dans l’exercice par l’intéressé de ses droits, il s’accompagne aussi d’un potentiel d’abus plus important et il pourrait donc devoir être encadré de garanties plus strictes. Cependant, dans la présente espèce, la requérante n’a pas été retenue officiellement et la Cour doit limiter son examen à la légalité du pouvoir d’interrogatoire et de fouille.
97. Troisièmement, la Cour estime pertinent de relever que les pouvoirs inscrits à l’annexe 7 – et en particulier le pouvoir d’interrogatoire et de fouille – constituaient des pouvoirs d’investigation préliminaires qui étaient expressément destinés à aider les agents postés aux points d’entrée/sortie et aux frontières à recueillir à des fins de lutte antiterroriste des renseignements sur toute personne entrant dans le pays ou en sortant. Bien que l’existence d’un « soupçon légitime » ne fût pas requise, les agents de contrôle pouvaient néanmoins s’appuyer sur des éléments d’orientation pour déterminer quand avoir recours à ces pouvoirs discrétionnaires. Selon la note d’orientation qui accompagnait le code de conduite en vigueur à l’époque des faits, ces pouvoirs devaient faire l’objet d’un exercice proportionné et les agents devaient tout particulièrement veiller à ne pas sélectionner les personnes à contrôler sur le seul fondement de leurs origines ethniques ou de leur religion. La décision d’exercer les pouvoirs prévus à l’annexe 7 devait plutôt être dictée par la menace que représentaient les différents groupes terroristes actifs ainsi que par un certain nombre d’autres considérations et notamment les sources de terrorisme connues ou suspectées ; les individus ou les groupes dont l’implication présente ou passée dans des activités ou des menaces terroristes était connue ou suspectée, ainsi que les partisans et/ou les bailleurs de fonds de ces activités qui étaient connus ou suspectés ; toute information sur les origines et/ou la localisation de groupes terroristes ; la probabilité d’une activité terroriste actuelle, en formation ou future ; les moyens de déplacement (et les papiers) qu’un groupe ou des individus impliqués dans une activité terroriste étaient susceptibles d’utiliser ; et localement, les tendances naissantes ou les schémas récurrents de passage par des points d’entrée/sortie spécifiques ou par la région environnante qui pouvaient être liés à une activité terroriste (paragraphe 42 ci-dessus). Bien que ce point ne soit pas pertinent pour l’appréciation à mener dans la présente espèce, la Cour note néanmoins qu’en application de la loi de 2014 sur les comportements antisociaux, la délinquance et le maintien de l’ordre ainsi que du nouveau code de conduite, pour exercer ces pouvoirs, les agents de contrôle doivent désormais présenter un niveau de compétence qui atteigne une norme nationale et soit validé par leur supérieur (paragraphes 54‑55 ci-dessus).
98. Quatrièmement, les rapports du contrôleur indépendant laissent penser que ces pouvoirs ne donnent pas en réalité lieu à des abus (paragraphes 44-51 et 56-61 ci-dessus). En 2011, 0,03 % seulement des voyageurs passés par des points d’entrée/sortie ont été contrôlés au titre de l’annexe 7. Pour les exercices suivants, le contrôleur indépendant a observé un recul significatif du nombre total des contrôles. De plus, bien que les personnes appartenant aux minorités ethniques, et en particulier les personnes originaires d’Asie et d’Afrique du Nord, aient été interpellées plus souvent que leur proportion parmi la population des voyageurs ne l’aurait justifié en toute objectivité, comme l’indique le contrôleur indépendant, cela ne signifie pas pour autant que les contrôles aient été effectués à mauvais escient. Par conséquent, bien que le contrôleur indépendant recommande d’être vigilant, il considère que les statistiques en elles-mêmes ne donnent pas matière à adresser des reproches à la police.
99. À la lumière de ce qui précède, la Cour juge nécessaire de rechercher si les autres garanties relatives à l’exercice des pouvoirs inscrits à l’annexe 7 étaient suffisantes pour protéger les personnes d’un exercice arbitraire de ces pouvoirs.
3) Toute limitation éventuelle à l’ingérence que l’exercice de ces pouvoirs occasionne
100. À l’époque des faits, l’annexe 7 prévoyait qu’une personne qui était retenue au titre de ce pouvoir devait être remise en liberté au plus tard à la fin de la période de neuf heures qui avait commencé avec le début de son contrôle (paragraphe 40 ci-dessus). Le code de conduite imposait de surcroît à l’agent de contrôle de veiller à ce que le contrôle soit « aussi bref que matériellement possible ». Au début du contrôle, l’agent devait expliquer oralement ou par écrit à la personne concernée qu’elle était contrôlée au titre de l’annexe 7 de la loi TACT et qu’il était habilité à la retenir si elle refusait de coopérer et qu’elle insistait pour partir. Les dossiers des contrôles devaient être conservés au point d’entrée/sortie si le contrôle avait duré moins d’une heure, ou dans les archives centrales s’il avait duré plus longtemps (paragraphe 42 ci-dessus). Cependant, bien que les personnes contrôlées fussent contraintes de répondre aux questions posées, ni la loi TACT ni le code de conduite tel qu’en vigueur à l’époque considérée ne contenait de disposition prévoyant qu’une personne contrôlée (qui n’était pas retenue) pût être assistée d’un avocat. Par conséquent, il était possible de soumettre une personne à un contrôle pendant jusqu’à neuf heures sans nourrir de soupçon légitime, sans que l’intéressé fût officiellement placé en détention et sans qu’il eût accès à un avocat.
101. La législation a depuis été modifiée par la loi de 2014 sur les comportements antisociaux, la délinquance et le maintien de l’ordre (paragraphes 52-53 ci-dessus), laquelle impose aux agents de contrôle de placer la personne en rétention s’ils souhaitent la soumettre à un contrôle qui devrait durer plus d’une heure. Elle dispose en outre que l’interrogatoire de la personne contrôlée ne doit pas commencer avant l’arrivée de l’avocat qui a été sollicité, sauf si le report de l’interrogatoire risque de compromettre la résolution de la question en cause, et elle accorde à la personne contrôlée le droit (dans la mesure matériellement possible) de faire informer de sa situation la personne de son choix. La loi de 2014 a aussi ramené la durée maximale de la rétention de neuf à six heures et a introduit une obligation de contrôle périodique de la rétention.
102. La Cour doit néanmoins se pencher sur la législation telle qu’en vigueur à l’époque où la requérante a été contrôlée en application des pouvoirs prévus à l’annexe 7, lorsque la seule garantie de nature à limiter l’ingérence occasionnée par l’exercice de ces pouvoirs était l’obligation de la remettre en liberté au plus tard à la fin de la période de neuf heures qui avait commencé avec le début du contrôle.
4) La possibilité d’un contrôle juridictionnel de l’exercice des pouvoirs
103. S’il est possible de solliciter un contrôle juridictionnel de l’exercice des pouvoirs inscrits à l’annexe 7, la requérante avance qu’en l’absence de toute obligation pour l’agent de contrôle de faire état d’un « soupçon légitime », il est difficile, si ce n’est impossible, de prouver que les pouvoirs en question ont été exercés à mauvais escient. La Cour a admis un argument similaire dans l’affaire Gillan et Quinton, estimant que le droit pour le justiciable de contester une interpellation et une fouille par le biais d’un contrôle judiciaire ou d’une action en réparation présentait des limites manifestes (Gillan et Quinton, précité, § 86).
104. Ces limites apparaîtraient tout aussi pertinentes pour la contestation par voie d’un contrôle juridictionnel de l’exercice des pouvoirs conférés par l’annexe 7. Dans l’affaire R (Elostra), le plaignant, qui contestait la rétention qui lui avait été infligée en application de l’annexe 7 et arguait que les policiers n’avaient pas attendu, comme le leur imposait le code de conduite, que son avocat arrivât à l’aéroport avant de commencer à l’interroger, a obtenu gain de cause. Le juge a conclu que les actes du policier avaient été entachés d’irrégularité (paragraphe 70 ci-dessus). Il apparaît toutefois que les contestations de la légalité de la décision d’exercer les pouvoirs inscrits à l’annexe 7 ont rencontré moins de succès. Dans l’affaire R (David Miranda), la cour d’appel a admis que la rétention de l’époux d’un journaliste à la demande des services de sécurité, lesquels tenaient principalement à déterminer si le matériel que celui-ci transportait représentait une menace pour la sûreté nationale, avait néanmoins été régulière car avant de donner le feu vert à l’interpellation, la police avait confirmé que des motifs légaux existaient. Pour parvenir à cette conclusion, la cour d’appel a observé que « le Parlement avait placé la barre assez bas pour l’exercice des pouvoirs inscrits à l’annexe 7, ces pouvoirs étant destinés à offrir une occasion de vérifier une éventualité » (paragraphes 65-68 ci-dessus). Si dans l’affaire R(CC), la High Court a conclu que les agents de contrôle n’avaient pas exercé le pouvoir en question aux fins de déterminer s’il apparaissait que l’individu en cause était ou non un terroriste, le juge a toutefois observé qu’il « s’agi[ssai]t là d’un cas très rare » parce que ces pouvoirs avaient « à juste titre reçu une interprétation large » (paragraphe 69 ci-dessus).
105. Il apparaît donc qu’en l’absence de toute obligation faite à l’agent de contrôle de démontrer l’existence d’un « soupçon légitime », il est difficile pour le justiciable de faire vérifier par voie de contrôle juridictionnel la légalité de la décision d’exercer le pouvoir en cause.
5) Une supervision indépendante de l’usage qui est fait des pouvoirs
106. L’usage des pouvoirs est soumis à la supervision indépendante du contrôleur indépendant de la législation antiterroriste. Le contrôleur indépendant de la législation sur le terrorisme, qui existe depuis la fin des années 1970, est une personne indépendante, nommée par le ministre de l’Intérieur et par le Trésor pour un mandat de trois ans renouvelable. Il est chargé de rendre compte au ministre de l’Intérieur et au Parlement de la mise en œuvre de la législation relative à la lutte contre le terrorisme au Royaume-Uni. Ses rapports sont remis au Parlement, dans le but d’éclairer le débat public et politique sur la législation antiterroriste au Royaume-Uni. L’importance de ce rôle réside dans le fait que le contrôleur est totalement indépendant du Gouvernement et a accès à des personnes et à des informations secrètes et sensibles relatives à la sécurité nationale nécessitant un niveau d’habilitation très élevé.
107. La supervision assurée par le contrôleur indépendant ne doit donc pas être sous-estimée. Néanmoins, il procède toujours à ses vérifications sur une base ad hoc et pour autant qu’il est en mesure de consulter une sélection de dossiers de contrôle, il n’est pas bien placé pour juger de la légalité du but d’une interpellation. De plus, si les rapports qu’il établit sont étudiés de près au plus haut niveau (le Gouvernement publie sa réponse officielle aux rapports annuels du contrôleur indépendant), un certain nombre de ses recommandations importantes n’ont pas été suivies d’effet, alors même qu’elles avaient été appuyées par la Commission mixte des droits de l’homme et par le Comité restreint sur les affaires intérieures. En particulier, le contrôleur indépendant n’a eu de cesse d’appeler à conditionner l’exercice de certains pouvoirs inscrits à l’annexe 7, par exemple celui de retenir une personne et celui de télécharger le contenu d’un téléphone ou d’un ordinateur portable, à l’existence d’un soupçon ; de plus, il a déploré que les réponses données sous la contrainte ne fussent pas expressément rendues irrecevables dans un procès pénal (paragraphes 57-60 ci-dessus). Bien que le projet de loi relative à la lutte antiterroriste et à la sécurité des frontières consacre l’irrecevabilité devant les tribunaux des réponses apportées aux questions posées aux personnes qui ont été interpellées au titre de l’annexe 7 de la loi TACT aux points d’entrée/sortie ou à la frontière (paragraphe 63 ci-dessus), le Gouvernement n’a pas introduit la condition de l’existence d’un soupçon pour l’exercice du pouvoir de retenir une personne.
108. Ainsi, bien que la supervision assurée par le contrôleur indépendant de la législation antiterroriste présente une utilité considérable, il n’apparaît pas à la Cour que pareille supervision soit de nature à compenser l’insuffisance des garanties qui entourent par ailleurs l’application du régime prévu par l’annexe 7.
iii. Conclusion
109. En conclusion, la Cour estime que lorsque la requérante a été interpellée à l’aéroport d’East Midlands en janvier 2011, le pouvoir de contrôler des individus en vertu de l’annexe 7 de la loi TACT n’était ni suffisamment encadré ni entouré des garanties légales adéquates contre les abus. Si elle ne considère pas que l’absence d’une condition de « soupçon légitime » fût à elle seule fatale pour la légalité du régime, lorsqu’elle envisage cette absence conjointement au fait que le contrôle pouvait durer jusqu’à neuf heures pendant lesquelles la personne était obligée de répondre aux questions sans avoir le droit d’être assistée d’un avocat, et au caractère limité de la possibilité d’obtenir un contrôle juridictionnel de l’exercice de ce pouvoir, la Cour juge que les pouvoirs inscrits à l’annexe 7 n’étaient pas « prévus par la loi ». Par conséquent, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
110. Pour parvenir à cette conclusion, la Cour a concentré son examen sur le pouvoir de contrôle tel que prévu à l’annexe 7 dans sa version en vigueur au moment de l’interpellation de la requérante. Elle n’a pas pris en compte les modifications qui ont découlé de la loi de 2014 sur les comportements antisociaux, la délinquance et le maintien de l’ordre et de la nouvelle version du code de conduite ; elle n’a pas non plus pris en considération le pouvoir de rétention prévu à l’annexe 7, qui peut potentiellement entraîner une ingérence beaucoup plus significative dans l’exercice des droits garantis par la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION
111. La requérante dit également avoir été privée de sa liberté au sens de l’article 5 § 1 de la Convention, et soutient que la privation alléguée n’était pas « prévue par la loi » et qu’elle a emporté violation de l’article 5 de la Convention.
112. Le Gouvernement conteste cette thèse.
113. Constatant que la requérante fonde ce grief sur les mêmes faits que celui qu’elle introduit sous l’angle de l’article 8, la Cour le déclare aussi recevable. Toutefois, compte tenu de la conclusion à laquelle elle est parvenue concernant le grief relatif à l’article 8 (paragraphes 109‑110 ci-dessus), elle considère qu’il n’est pas nécessaire d’examiner si, en l’espèce, il y a également eu violation de l’article 5 (voir, par exemple, Gillan et Quinton, précité, § 57).
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
114. La requérante soutient par ailleurs que l’exercice de pouvoirs de police coercitifs visant à la contraindre à donner des réponses qui auraient pu l’incriminer, sans qu’elle eût l’assurance préalable et effective que ses réponses ne seraient pas utilisées contre elle dans un procès pénal, a emporté violation de ses droits tels que protégés par l’article 6.
115. L’article 6 de la Convention est ainsi libellé en ses parties pertinentes :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
116. Le Gouvernement affirme que le contrôle qui a été imposé à la requérante n’avait absolument aucun rapport avec une enquête pénale. Il indique que les investigations menées au titre de l’annexe 7 ne constituent pas une enquête portant sur une infraction qui a été commise ; il ajoute que la requérante ne s’est pas vu notifier le reproche d’avoir commis une infraction pénale et qu’il n’a pas été ouvert de procédure pénale. Le Gouvernement considère donc qu’aucune question ne se pose sous l’angle de l’article 6.
117. La requérante avance que les investigations avaient pour but de permettre à la police de déterminer s’il apparaissait que la personne interrogée était un « terroriste », de sorte que selon elle, l’interrogatoire obligatoire mené par les policiers faisait entrer en jeu le droit à un procès équitable tel que protégé par l’article 6 de la Convention. Elle ajoute que bien que la définition du terme « terroriste » fût, selon elle, extrêmement large, dans la plupart des cas, pareilles investigations servaient à déterminer si quelqu’un était personnellement impliqué dans des infractions pénales. Elle considère de surcroît que les pouvoirs inscrits à l’annexe 7 présentaient en substance des caractéristiques du pouvoir d’enquêter sur des actes délictueux qui était dévolu à la police.
118. La requérante soutient par ailleurs que le degré de coercition et une absence de toute garantie légale concernant une utilisation ultérieure des éléments recueillis auprès d’elle, qui, selon elle, annihilaient la substance même du droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination, ont emporté violation de l’article 6. Elle ne se plaint pas d’avoir ultérieurement été poursuivie pour refus de se conformer à une obligation résultant de l’annexe 7 ; son grief porte plutôt sur une absence de garanties qui auraient empêché les éléments recueillis lors d’un contrôle pratiqué en application de l’annexe 7 d’être ensuite utilisés dans le cadre d’éventuelles poursuites pour une infraction liée au terrorisme.
119. La Cour a dit à de nombreuses reprises que les garanties offertes par l’article 6 § 1 de la Convention s’appliquaient à tout « accusé » au sens autonome que revêt ce terme sur le terrain de la Convention. Il y a « accusation en matière pénale » dès lors qu’une personne se voit officiellement notifier, par les autorités compétentes, le reproche d’avoir commis une infraction pénale, ou que les actes effectués par celles-ci en raison des soupçons qui pèsent contre elle ont des répercussions importantes sur sa situation (Deweer c. Belgique, 27 février 1980, §§ 42-46, série A no 35, Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 73, série A no 51, McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 143, 10 septembre 2010, et, plus récemment, Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08 et 3 autres, § 249, 13 septembre 2016, et Simeonovi c. Bulgarie [GC], no 21980/04, § 110, 12 mai 2017).
120. Ainsi, à titre d’exemple, une personne qui a été arrêtée parce qu’elle est soupçonnée d’avoir commis une infraction pénale (voir, parmi d’autres, Heaney et McGuinness c. Irlande, no 34720/97, § 42, CEDH 2000‑XII, et Brusco c. France, no 1466/07, §§ 47-50, 14 octobre 2010), une personne soupçonnée, interrogée sur son implication dans des faits constitutifs d’une infraction pénale (Aleksandr Zaichenko c. Russie, no 39660/02, §§ 41-43, 18 février 2010, Yankov et autres c. Bulgarie, no 4570/05, § 23, 23 septembre 2010, et Ibrahim et autres, précité, § 296) ou une personne formellement inculpée, selon les modalités du droit interne, d’une infraction pénale (voir, parmi beaucoup d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 66, CEDH 1999‑II, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 44, CEDH 2004‑XI) peuvent toutes être considérées comme « accusées d’une infraction pénale » et prétendre à la protection de l’article 6 de la Convention. C’est la survenance même du premier de ces événements, indépendamment de leur ordre chronologique, qui déclenche l’application de l’article 6 sous son volet pénal (Simeonovi, précité, § 111).
121. Aucun des événements susmentionnés ne s’est produit en l’espèce. La requérante n’a été ni arrêtée ni accusée d’une infraction pénale (en lien avec le terrorisme). Bien qu’elle ait subi un interrogatoire destiné à déterminer s’il apparaissait qu’elle était ou avait été impliquée dans la commission, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme, ce point ne suffit pas à lui seul à faire entrer en jeu l’article 6 de la Convention. Tout d’abord, l’exercice des pouvoirs inscrits à l’annexe 7 n’exigeait pas que les policiers la soupçonnent légitimement d’avoir été impliquée dans la commission, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme. En tant que tel, le simple fait qu’elle a été sélectionnée pour être contrôlée ne saurait être compris comme signifiant qu’elle était elle-même soupçonnée d’être impliquée dans une infraction à caractère terroriste. Au contraire, les agents de police lui ont explicitement indiqué qu’elle ne se trouvait pas en état d’arrestation et que la police ne la soupçonnait pas d’être une terroriste (paragraphe 8 ci-dessus). De plus, les questions qui lui ont été posées étaient d’ordre général et ne concernaient pas son éventuelle implication dans une infraction pénale (paragraphe 11 ci-dessus). La Cour a déjà relevé que les pouvoirs inscrits à l’annexe 7 constituaient des pouvoirs d’investigation préliminaire expressément destinés à aider les agents postés aux points d’entrée/sortie et aux frontières à recueillir à des fins de lutte antiterroriste des renseignements sur toute personne entrant dans le pays ou en sortant (paragraphe 97 ci-dessus). Si cela n’exclut pas la possibilité que ces pouvoirs soient exercés d’une manière contraire à l’article 6 de la Convention, rien ne prouve que tel a été le cas en l’espèce.
122. La lumière des considérations ci-dessus, la Cour n’estime pas que le contrôle pratiqué sur la requérante au titre de l’annexe 7 de la loi TACT ait fait entrer en jeu l’article 6 de la Convention. Elle ne juge pas nécessaire d’examiner le second aspect du grief de la requérante, à savoir une absence de toute garantie concernant une éventuelle utilisation ultérieure des éléments recueillis lors de l’interrogatoire. Bien qu’elle n’exclue pas la possibilité que l’article 6 entre en jeu si une déclaration faite à l’occasion d’un contrôle pratiqué au titre de l’annexe 7 était utilisée lors d’une procédure pénale ultérieure (Saunders c. Royaume-Uni, 17 décembre 1996, § 67, Recueil 1996‑VI), tel n’a pas été le cas en l’espèce.
123. Partant, le grief que la requérante formule sur le terrain de l’article 6 est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 et doit être rejeté en application de l’article 35 § 3 a) de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
124. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
125. La requérante réclame une « satisfaction équitable proportionnée à tout constat par la Cour d’une violation à son égard des droits garantis par les articles 8, 5 et 6 ». Par conséquent, elle ne demande pas expressément de réparation au titre du préjudice moral ou du dommage matériel (voir, à titre de comparaison, Mihu c. Roumanie, no 36903/13, §§ 82-84, 1er mars 2016). Néanmoins, la Cour peut faire preuve d’une certaine souplesse en ce qui concerne le dommage moral et, par exemple, accepter d’examiner des prétentions dont les requérants n’ont pas chiffré le montant, « s’en remet[tant] à l’appréciation de la Cour » (voir, parmi beaucoup d’autres, Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, §§ 112-114, série A no 39, Frumkin c. Russie, no 74568/12, §§ 180-182, 5 janvier 2016, Svetlana Vasilyeva c. Russie, no 10775/09, §§ 43-45, 5 avril 2016, et Sürer c. Turquie, no 20184/06, §§ 49-51, 31 mai 2016).
126. Cela étant, la Cour ne considère pas en l’espèce qu’il soit approprié d’octroyer une compensation à la requérante au titre du préjudice moral. Premièrement, elle a conclu à la violation du seul article 8 de la Convention. Deuxièmement, le manquement à l’article 8 étant lié à la qualité de la loi en vigueur à l’époque considérée, la Cour n’a pas été appelée à apprécier la proportionnalité du contrôle subi par la requérante. Troisièmement, elle note que la requérante ne prétend pas que dans son cas, les pouvoirs inscrits à l’annexe 7 aient été exercés de manière arbitraire ou discriminatoire.
B. Frais et dépens
127. La requérante réclame également 37 196,46 livres sterling (GBP) au titre des frais et dépens qu’elle dit avoir engagés pour la procédure devant la Cour. Ce chiffre correspond à des honoraires de 15 624 GBP pour son conseiller senior, de 14 545 GBP pour deux conseillers juniors et de 6 985,51 pour le solicitor, auxquels viennent s’ajouter 38,95 GBP de frais postaux.
128. Le Gouvernement argue que la requérante n’a pas démontré que les frais et dépens réclamés aient été réellement et nécessairement engagés. Il ajoute que les questions juridiques pertinentes avaient déjà été débattues devant la Cour suprême, qu’il n’existait pas de base suffisante justifiant d’instruire trois conseillers et un solicitor, et que les observations de la requérante ne présentent pas une longueur et une complexité telles que les montants réclamés soient justifiés.
129. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer la somme de 25 000 euros (EUR) tous frais confondus.
C. Intérêts moratoires
130. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare recevables les griefs formulés sous l’angle des articles 5 et 8 et la requête irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief introduit sur le terrain de l’article 5 de la Convention ;
4. Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par la requérante ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 25 000 EUR (vingt-cinq mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ; et
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, cette somme sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
1. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 28 février 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Renata DegenerLinos-Alexandre Sicilianos
Greffière adjointePrésident