La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

20/02/2020 | CEDH | N°001-201137

CEDH | CEDH, AFFAIRE VLASTARIS c. GRÈCE, 2020, 001-201137


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE VLASTARIS c. GRÈCE

(Requête no 43543/14)

ARRÊT


Art 1 P1 • Respect des biens • Expropriation en vue de la création d’un espace vert levée de plein droit par suite du non-paiement de l’indemnité judiciairement fixée dans le délai prescrit • Municipalité expropriante n’ayant ensuite ni renouvelé l’expropriation ou confirmé sa levée, ni levé les servitudes d’urbanisme liées au projet initial • Charge individuelle exorbitante

Art 41 • Satisfaction équitable • Dommage matériel à réparer par ré

tablissement du requérant dans ses droits de propriété sur le bloc urbain concerné, ou à défaut par le paiement de l’indem...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE VLASTARIS c. GRÈCE

(Requête no 43543/14)

ARRÊT

Art 1 P1 • Respect des biens • Expropriation en vue de la création d’un espace vert levée de plein droit par suite du non-paiement de l’indemnité judiciairement fixée dans le délai prescrit • Municipalité expropriante n’ayant ensuite ni renouvelé l’expropriation ou confirmé sa levée, ni levé les servitudes d’urbanisme liées au projet initial • Charge individuelle exorbitante

Art 41 • Satisfaction équitable • Dommage matériel à réparer par rétablissement du requérant dans ses droits de propriété sur le bloc urbain concerné, ou à défaut par le paiement de l’indemnité d’expropriation actualisée • Préjudice moral

STRASBOURG

20 février 2020

DÉFINITIF

07/09/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Vlastaris c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :

Ksenija Turković, présidente

Krzysztof Wojtyczek,

Linos-Alexandre Sicilianos,

Armen Harutyunyan,

Pere Pastor Vilanova,

Pauliine Koskelo,

Jovan Ilievski, juges,

et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 janvier 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 43543/14) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant de cet État, M. Nikolaos Vlastaris (« le requérant »), a saisi la Cour le 28 mai 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me P. Georgountzos, avocat à Athènes. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par le délégué de son agent, M. K. Georghiadis, assesseur au Conseil juridique de l’État.

3. Le requérant alléguait en particulier une atteinte à son droit au respect de ses biens au motif qu’il n’avait pas reçu de dédommagement pour l’expropriation de son terrain, malgré la fixation du montant définitif d’une indemnité d’expropriation par l’arrêt no 2281/2010 de la cour d’appel d’Athènes.

4. Le 30 août 2018, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1939 et réside à Athènes.

6. Il est propriétaire d’un terrain de 1 154 m² répertorié comme constituant le bloc urbain 985 de la municipalité d’Aegaleo. Sur ce terrain se trouvent l’ancienne maison de la famille Vlastaris, un jardin et des bâtiments professionnels (réfrigérateurs industriels et entrepôts de l’entreprise du requérant, qui est commerçant au marché central d’Athènes).

7. En application du tracé du plan urbain de la municipalité d’Aegaleo, approuvé par des décrets des 7 décembre 1959 et 17 avril 1992, le conseil municipal d’Aegaleo prit la décision, publiée au Journal officiel du 11 mai 1992, de modifier le tracé du bloc urbain 985 afin de créer un espace vert. Cette décision faisait suite à une demande des propriétaires des terrains adjacents, qui avaient sollicité de la municipalité d’Aegaleo l’expropriation du bien du requérant.

8. Par un acte no 16/1995 du 6 juin 1995, intitulé « calcul du dédommagement pour cause d’aménagement de la propriété du bloc urbain 985 d’Aegaleo », l’autorité compétente en matière d’urbanisme d’Athènes définit quatorze propriétaires de biens adjacents qui, en plus de la municipalité d’Aegaleo, devaient indemniser le requérant : ce dernier devait ainsi être dédommagé par les propriétaires des terrains limitrophes pour une partie du terrain exproprié et par la municipalité d’Aegaleo pour les bâtiments sis sur sa propriété et le reste du terrain.

9. Par un jugement du 3 juillet 2008, le tribunal de première instance d’Athènes fixa le montant provisoire de l’indemnité d’expropriation relative au bien du requérant.

10. Le 30 avril 2010, par son arrêt no 2281/2010, la cour d’appel d’Athènes fixa le montant définitif de l’indemnité. Selon le requérant, ce montant s’élevait à 1 264 327,48 euros (EUR), dont 799 200 EUR à verser par les propriétaires des terrains adjacents et 465 127,48 EUR par la municipalité d’Aegaleo. La cour d’appel fixa aussi les honoraires d’avocat à 3 % du montant de l’indemnité, soit 37 929,83 EUR, et les frais de justice à 550 EUR. L’arrêt de la cour d’appel n’ayant pas fait l’objet d’un recours de la part des parties, il devint définitif.

11. L’indemnité ne fut toutefois pas versée au requérant dans le délai de dix-huit mois prescrit par la Constitution et le code des expropriations (délai courant jusqu’au 1er novembre 2011), de sorte que, en vertu de l’article 17 § 4 de la Constitution, l’expropriation devait être considérée comme ayant été levée de plein droit.

12. Le 24 février 2012, le requérant demanda à la municipalité d’Aegaleo le maintien de l’expropriation, afin qu’il pût percevoir le montant de l’indemnité fixée par la cour d’appel. Il se prévalait, à l’appui de sa demande, de l’article 11 § 3 du code des expropriations (tel que modifié par la loi no 4024/2011), qui permettait aux propriétaires des terrains dont l’expropriation n’avait pas été finalisée dans les délais légaux de demander le versement de l’indemnité fixée au lieu du retour du bien dans leur patrimoine. Sa demande fut tacitement rejetée par la municipalité d’Aegaleo.

13. Le requérant se plaignit à plusieurs reprises auprès de différentes autorités au sujet du non-versement de l’indemnité d’expropriation.

14. Dans une lettre adressée le 18 février 2014 à la région de l’Attique, le maire d’Aegaleo indiqua ce qui suit :

« (...)

Comme [le bien en question] avait été classé en tant qu’espace à usage commun, étaient redevables de l’indemnité due [au demandeur] les propriétaires des terrains adjacents en ce qui concerne [le dédommagement dû] pour le terrain et la municipalité en ce qui concerne [celui dû] pour les bâtiments.

Le délai des dix-huit mois au cours duquel l’expropriation aurait dû être finalisée a pris fin le 23 juin 2011 (dépôt de l’indemnité d’expropriation (...)).

En l’occurrence, [le demandeur] aurait pu, après l’expiration du délai susmentionné, obtenir une décision judiciaire afin de faire lever l’expropriation et de faire cesser la privation de sa propriété. Nous mentionnons aussi que l’acquisition du bien en question devait être financée par la « caisse verte ».

Le financement concernerait seulement les obligations de la municipalité (montant s’élevant à 465 000 euros) et non celles des propriétaires des terrains adjacents (...), pour qui le montant total s’élevait à 753 300 euros. Étant donné que [le demandeur] n’accepte pas de renoncer à ses prétentions à l’encontre des propriétaires des terrains adjacents et que la municipalité n’est pas dans l’obligation d’assumer les dettes de ceux-ci, la seule solution pour faire droit à la demande du [plaignant] consisterait en la levée de l’expropriation. L’arrêt no 4452/2010 du Conseil d’État va d’ailleurs dans ce sens. (...)

Quant aux allégations du [demandeur] selon lesquelles les efforts fournis par la municipalité d’Aegaleo pour se faire subventionner par le ministère de l’Intérieur [pour le paiement de l’indemnité] n’étaient pas suffisants, (...), [il convient de préciser que le financement de l’indemnité par des subventions n’est possible que] pour la somme due par la municipalité et non pour [les sommes dues] par les tiers propriétaires des terrains adjacents. »

15. Le 28 février 2014, la direction de l’urbanisme de la région de l’Attique envoya une lettre en réponse au requérant et à la municipalité d’Aegaleo. Elle y indiquait, de manière générale, que pour se conformer à des arrêts des juridictions administratives, elle devait examiner les demandes de levée des expropriations et blocages des propriétés lorsque les municipalités ne poursuivaient pas les procédures d’indemnisation des propriétaires. Elle rappelait que, conformément à la jurisprudence bien établie du Conseil d’État, l’administration devait, après avoir procédé à la levée de l’expropriation, soit modifier en conséquence le tracé du plan urbain, soit réimposer une expropriation si les conditions légales étaient réunies.

16. Dans sa lettre, la direction de l’urbanisme précisait que la municipalité d’Aegaleo devait indemniser en priorité le propriétaire du bien en question et, en même temps, prévoir des ressources pour l’acquisition des espaces communs afin de réaliser les nouveaux tracés, s’ils étaient encore nécessaires, en fonction des besoins urbanistiques. Elle indiquait que la municipalité d’Aegaleo disposait, en l’occurrence, des options suivantes : a) inscrire le montant de l’indemnité au budget de l’année courante et aux budgets des années suivantes afin de permettre la réalisation de l’expropriation par le biais de l’indemnisation de l’ayant droit ; b) soumettre des programmes d’indemnisation, au moyen des subventions obtenues des banques ou d’autres organismes. Enfin, la direction de l’urbanisme mentionnait que la municipalité pourrait examiner l’opportunité de soumettre une proposition de création d’un espace vert analogue en un autre endroit, qui s’y prêterait, en lieu et place du terrain du requérant.

2. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

17. Les dispositions pertinentes en l’espèce de l’article 17 §§ 2 et 4 de la Constitution prévoient ce qui suit :

« 2. Nul n’est privé de sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique dûment prouvée, dans les cas et selon la procédure prévus par la loi, et toujours moyennant une indemnité préalable et complète, qui doit correspondre à la valeur du bien exproprié au moment de l’audience portant sur la fixation provisoire de l’indemnité (...).

4. (...) L’indemnité qui a été fixée par le tribunal doit être versée au maximum dans un délai de dix-huit mois à compter de la publication de la décision fixant l’indemnité provisoire (...), faute de quoi l’expropriation est levée de plein droit (...) »

18. L’article 11 §§ 3 et 4 du code des expropriations (loi no 2882/2001), tel que modifié par l’article 29 § 3 a) de la loi no 4024/2011, dispose ce qui suit :

« 3. L’expropriation est levée de plein droit si elle n’est pas [finalisée] dans un délai de dix-huit mois à compter de la publication de la décision fixant l’indemnité provisoire (...). L’autorité compétente pour l’expropriation est tenue de publier dans les quatre mois à compter de la fin du délai susmentionné un acte certifiant la levée de plein droit de l’expropriation. Cet acte est publié au Journal officiel.

Lorsque les propriétaires concernés souhaitent le maintien de l’expropriation qui a été levée de plein droit (...), ils peuvent introduire une demande (...) auprès de l’autorité qui a pris la décision d’expropriation dans un délai d’un an à compter de l’expiration du délai prévu pour [la réalisation] de l’expropriation et le versement de l’indemnité provisoire ou définitive fixée par le tribunal. Si la demande est accueillie par l’autorité qui a pris la décision d’expropriation et qui est redevable de l’indemnité, il n’est pas permis de procéder à la réévaluation de l’indemnité ou de demander des intérêts de retard.

Les dispositions du quatrième et du cinquième alinéa du paragraphe 1 s’appliquent aussi aux expropriations qui ont été déclarées suivant les dispositions de cette loi et qui sont levées d’office après l’écoulement du délai des dix-huit mois. Dans ce cas, les intéressés peuvent déposer la demande de maintien de l’expropriation jusqu’au 31.12.2012.

4. Si les délais mentionnés aux paragraphes 2 et 3 sont expirés (...), tout intéressé peut demander au tribunal administratif (...) de rendre un arrêt qui annule l’acte ou l’omission attaqués et confirme la levée de plein droit (...) de l’expropriation. (...) »

19. Par un arrêt no 26/2010, la Cour suprême spéciale a levé la divergence de jurisprudence qui existait entre les formations plénières de la Cour de cassation et du Conseil d’État au sujet de l’interprétation de l’article 11 § 3 précité. La Cour suprême spéciale a jugé que la levée d’office de l’expropriation était considérée comme n’ayant pas eu lieu dans le seul cas où le propriétaire exproprié déposait une déclaration écrite auprès du ministère des Finances dans laquelle il affirmait souhaiter le maintien de l’expropriation. Elle a précisé que c’était seulement à compter du dépôt de cette déclaration que la volonté du propriétaire exproprié de faire maintenir l’expropriation devenait claire et non équivoque et que tout doute relatif à l’état juridique du bien exproprié se dissipait.

20. La Cour de cassation, statuant en formation plénière (arrêt no 12/2018), a considéré que la décision de l’administration de maintenir une expropriation ne relevait pas d’une compétence liée, mais d’une compétence discrétionnaire. Elle a précisé que, pour prendre sa décision, l’administration devait avoir égard à l’intérêt général et à l’opportunité de réaliser l’ouvrage pour lequel l’expropriation avait été décidée. Elle a également indiqué que, à la différence de ce qui était prévu dans le cadre du statut applicable avant l’entrée en vigueur de l’article 29 § 3 a) de la loi no 4024/2011, la seule formulation, par le propriétaire concerné, d’une demande de maintien de l’expropriation levée de plein droit ne suffisait plus : désormais, la demande devait être accueillie par l’autorité qui avait décidé l’expropriation.

21. L’article 32 § 11 de la loi no 4067/2012 est ainsi libellé :

« En cas d’avis positif pour la réalisation d’une nouvelle expropriation ou d’un nouveau blocage de la propriété (...), lorsque l’autorité compétente pour l’expropriation est une municipalité, celle-ci avance les frais qui incombent aux propriétaires des terrains adjacents [qui sont débiteurs d’une partie de l’indemnité] (...) »

22. Les articles 105 et 106 de la loi d’accompagnement du code civil se lisent comme suit :

Article 105

« L’État est tenu de réparer le dommage causé par les actes illégaux ou omissions de ses organes lors de l’exercice de la puissance publique, sauf si l’acte ou l’omission a eu lieu en méconnaissance d’une disposition destinée à servir l’intérêt public. La personne fautive est solidairement responsable avec l’État, sous réserve des dispositions spéciales sur la responsabilité des ministres. »

Article 106

« Les dispositions des deux articles précédents s’appliquent aussi en matière de responsabilité des collectivités territoriales ou d’autres personnes morales de droit public pour le dommage causé par les actes ou omissions de leurs organes. »

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

23. Le requérant se plaint de ne pas avoir reçu de dédommagement pour l’expropriation de son terrain, malgré la fixation du montant unitaire d’une indemnité d’expropriation par l’arrêt no 2281/2010 de la cour d’appel d’Athènes, et d’être contraint de renoncer à ses prétentions à l’encontre des propriétaires des terrains adjacents afin de pouvoir percevoir l’indemnité due par la municipalité d’Aegaleo. Il allègue une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

1. Sur la recevabilité

24. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête pour non‑épuisement des voies de recours internes, en raison du non-exercice par le requérant d’un recours en dommages-intérêts fondé sur les articles 105 et 106 de la loi d’accompagnement du code civil devant les tribunaux administratifs. Il expose que, si le requérant avait saisi les juridictions administratives, celles-ci auraient examiné la légalité des actes administratifs ayant motivé la demande d’indemnisation, ainsi que leur conformité à la Convention, et auraient pu lui accorder une indemnité. Selon le gouvernement défendeur, puisque le requérant s’est abstenu d’introduire un tel recours, il ne peut pas reprocher aux autorités de l’avoir privé de l’usage et de l’exploitation de son bien pendant la longue période en cause, car il ne leur a pas donné l’occasion de redresser la situation dont il se plaint actuellement devant la Cour.

25. Le requérant soutient que sa requête devant la Cour est fondée non pas sur le non-paiement de l’indemnité, mais sur l’atteinte qui aurait été portée à ses droits de propriété par ce non-paiement. À ses dires, le recours mentionné par le Gouvernement est inopportun et son exercice ne ferait que prolonger l’injustice qui aurait été commise à son égard en raison des trente années écoulées depuis l’expropriation, de son âge (90 ans) et de la longueur de la procédure en dommages-intérêts indiquée par le Gouvernement, laquelle risquerait de durer encore une dizaine d’années.

26. La Cour relève que le 3 juillet 2008 le tribunal de première instance d’Athènes a fixé le montant provisoire de l’indemnité d’expropriation afférente au bien du requérant et que le 30 avril 2010 la cour d’appel d’Athènes en a fixé le montant définitif par son arrêt no 2281/2010, qui est l’arrêt définitif en l’espèce. À l’issue des procédures suivies devant ces juridictions, le requérant avait donc obtenu une créance financière contre l’État. La Cour réitère sa jurisprudence selon laquelle, dans un tel cas, un requérant ne saurait, aux fins de l’épuisement des voies de recours internes, être obligé d’entamer un nouveau cycle de procédures pour faire reconfirmer l’obligation de l’administration de lui verser une certaine somme d’argent (Kosmidis et autres c. Grèce (déc.), no 32141/04, 24 octobre 2006, Metaxas c. Grèce, no 8415/02, § 19, 27 mai 2004, et Karahalios c. Grèce (déc.), no 62503/00, 26 septembre 2002).

27. Le requérant étant titulaire d’une créance financière contre l’État, la Cour n’aperçoit pas en quoi une nouvelle action contre l’État sur le fondement des articles 105 et 106 de la loi d’accompagnement du code civil aurait contribué à l’épuisement des voies de recours internes. La Cour rejette alors l’exception du Gouvernement à cet égard.

2. Sur le fond
1. Arguments des parties

28. Le requérant soutient que le non-paiement de l’indemnité est le résultat d’une attitude délibérée de la part des autorités, qui auraient cherché à reporter indéfiniment le versement du dédommagement. Il indique que la municipalité a considéré que l’expropriation était levée sans qu’elle ait pour autant adopté un acte attestant cette levée. Il dit aussi qu’elle a contesté le délai dans lequel il a introduit sa demande de maintien de l’expropriation et qu’elle a refusé de payer l’indemnité en arguant de son incapacité à trouver les fonds nécessaires à cet égard.

29. En outre, le requérant dénonce l’attitude de la municipalité, en ce que celle-ci lui aurait demandé de renoncer à ses prétentions à l’égard des propriétaires des terrains adjacents pour pouvoir lui verser la part de l’indemnité lui incombant. Cette attitude consisterait en un véritable chantage, qui s’expliquerait par des motifs de manœuvre politicienne et électorale au niveau municipal. Il s’agirait là d’un mécanisme bien réfléchi, qui s’appliquerait à grande échelle, et qui aurait pour but de presser les propriétaires à accepter une indemnité inférieure à celle allouée par les tribunaux.

30. Le Gouvernement réplique que l’expropriation litigieuse avait été levée de plein droit le 3 janvier 2010, à la suite de quoi il n’aurait plus été possible de payer l’indemnité d’expropriation fixée par les tribunaux. Il avance que, à partir de cette date, le requérant aurait pu soumettre au tribunal administratif d’Athènes une demande d’adoption d’une décision confirmant la levée de plein droit de l’expropriation. Il ajoute que le requérant s’est abstenu d’introduire une telle demande et que, le 24 février 2012, il a demandé à la municipalité d’Aegaleo de maintenir l’expropriation afin de pouvoir percevoir l’indemnité fixée.

31. Aussi, eu égard à ces éléments, le Gouvernement soutient-il que, contrairement à ce que le requérant prétend, il n’y a pas eu d’inactivité continue de la part de la municipalité d’Aegaleo, ni de violation continue des décisions judiciaires. Le gouvernement défendeur ajoute que, par ailleurs, comme le prévoit le droit interne, tel qu’interprété par la Cour de cassation (arrêt no 12/2018), la municipalité avait un pouvoir discrétionnaire pour décider d’accueillir ou non la demande de maintien de l’expropriation formulée par le requérant.

32. Le Gouvernement indique également que, pour obtenir la levée du blocage de sa propriété et la cessation de sa classification comme espace vert, le requérant aurait dû demander au tribunal administratif, sur le fondement de l’article 11 § 4 du code des expropriations, une décision de justice portant confirmation de la levée de l’expropriation. Il ajoute que, par la suite, le requérant aurait dû engager une procédure pour la modification du tracé du plan urbain en exécution de la décision de justice précitée (article 32 § 3 de la loi no 4067/2012).

2. Appréciation de la Cour

33. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle l’impossibilité pour un requérant d’obtenir l’exécution d’un arrêt rendu en sa faveur constitue une ingérence dans son droit au respect de ses biens, tel qu’énoncé dans la première phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Voytenko c. Ukraine, no 18966/02, § 53, 29 juin 2004, Jasiūnienė c. Lituanie, no 41510/98, § 45, 6 mars 2003, et Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 40, CEDH 2002‑III). Elle rappelle aussi qu’une « créance » peut constituer un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 si elle est suffisamment établie pour être exigible (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 59, série A no 301-B, et Bourdov, précité, § 40).

34. En l’espèce, la Cour note qu’à la suite de l’adoption de l’arrêt du 30 avril 2010, qui était définitif, et par lequel la cour d’appel d’Athènes avait fixé le montant définitif de l’indemnité d’expropriation, le requérant était titulaire d’une créance établie, liquide et exigible qui aurait dû lui être versée dans un délai de dix-huit mois à compter de la publication du jugement du 3 juillet 2008 du tribunal de première instance, lequel avait fixé le montant provisoire de cette indemnité, soit dans un délai courant jusqu’au 1er novembre 2011. Or, à cette dernière date, ni la municipalité ni les propriétaires des terrains adjacents n’avaient versé au requérant l’indemnité ainsi fixée, de sorte que l’expropriation litigieuse était considérée, de par les dispositions pertinentes en la matière du droit interne, comme levée d’office.

35. La Cour note ensuite que, faisant usage de la possibilité que lui offrait l’article 11 du code des expropriations, le requérant a alors demandé à la municipalité d’Aegaleo le maintien de l’expropriation, ce qui, en cas de réponse positive de la part de cette autorité, lui aurait donné le droit de percevoir l’indemnité déjà fixée. Elle note aussi que la municipalité a tacitement rejeté cette demande. Cela étant, si la municipalité avait effectivement un pouvoir discrétionnaire pour accepter ou rejeter la demande de maintien de l’expropriation, sa décision en la matière, dans un sens ou dans l’autre, aurait dû aboutir à une suite qui, en l’occurrence, aurait consisté soit en la réimposition d’une expropriation soit en la modification du tracé du plan urbain, qui datait de 1992. Or, à ce jour, la municipalité d’Aegaleo n’a ni publié un acte certifiant la levée de plein droit de l’expropriation (comme le prescrit l’article 11 § 3 du code des expropriations), ni imposé une nouvelle expropriation, ni modifié, à la suite de la levée de l’expropriation, le tracé du plan urbain afin que celui-ci ne désigne plus la propriété du requérant comme espace vert. L’incitation faite à la municipalité de procéder à la levée de l’expropriation, mentionnée comme seule solution possible pour faire droit à la demande du requérant, figurait d’ailleurs clairement dans la lettre que la direction de l’urbanisme de la région de l’Attique avait envoyée le 28 février 2014 à la municipalité d’Aegaleo et à l’intéressé (paragraphe 15 ci-dessus).

36. À cet égard, la Cour ne peut que constater que le maire d’Aegaleo lui-même, dans une lettre adressée en février 2014 à la région de l’Attique, soulignait que la seule solution pour faire droit à la demande du requérant consistait en la levée de l’expropriation. Le maire précisait, en outre, quant aux allégations du requérant selon lesquelles les efforts fournis par la municipalité d’Aegaleo pour se faire subventionner par le ministère de l’Intérieur pour le paiement de l’indemnité n’étaient pas suffisants, que le financement de l’indemnité par des subventions n’était envisageable que pour la somme due par la municipalité et non pour les sommes dues par les tiers propriétaires des terrains adjacents (paragraphe 14 ci‑dessus).

37. De même, la Cour observe que, dans sa lettre du 28 février 2014 susmentionnée, la direction de l’urbanisme de la région de l’Attique affirmait que la municipalité d’Aegaleo devait indemniser en priorité le requérant et, en même temps, prévoir des ressources pour l’acquisition des espaces communs afin de réaliser les nouveaux tracés, s’ils étaient encore nécessaires, en fonction des besoins urbanistiques. La direction de l’urbanisme suggérait d’ailleurs à la municipalité des moyens pour trouver le financement nécessaire (paragraphe 16 ci-dessus).

38. Il est vrai que la municipalité aurait pu lever l’expropriation et en réimposer une autre en modifiant l’affectation du bien du requérant, mais, dans ce cas, d’après l’article 32 § 11 de la loi no 4067/2012 (paragraphe 21 ci-dessus), elle aurait dû avancer aussi la partie de l’indemnité dont étaient redevables les propriétaires des terrains adjacents.

39. Or il ressort des deux lettres susmentionnées que ni les propriétaires des terrains adjacents, qui étaient débiteurs de la plus grande partie de l’indemnité d’expropriation, ni la municipalité n’avaient les moyens de s’acquitter des sommes dues. Cela étant, la Cour a déjà considéré que le manque de ressources d’une collectivité locale, donc d’un organe de l’État, ne saurait justifier que celle-ci omette d’honorer les obligations découlant d’un jugement définitif rendu en sa défaveur (De Luca c. Italie, no 43870/04, § 54, 24 septembre 2013).

40. Enfin et surtout, la Cour observe qu’à ce jour le requérant n’a ni reçu le moindre versement de l’indemnité qui lui a pourtant été accordée par la cour d’appel ni a vu son terrain libéré des servitudes d’urbanisme qui pesaient sur le terrain. Une telle situation a rompu le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu.

41. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

42. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage
1. Dommage matériel

43. Pour le dommage matériel qu’il dit avoir subi, le requérant réclame 2 296 584,13 euros (EUR). Il ventile sa demande comme suit : 1 302 807,31 EUR au titre de l’indemnité fixée par la cour d’appel ; 37 929,83 EUR pour les honoraires d’avocat tels que fixés par la cour d’appel ; 550 EUR pour les frais de justice ; 13 456,70 EUR pour les loyers qu’il dit avoir dû verser pour la location d’un appartement de 2002 à 2017 ; 862 320,12 EUR, somme correspondant à des intérêts sur le montant de l’indemnité d’expropriation jusqu’au 31 décembre 2018.

44. Le Gouvernement soutient que les prétentions du requérant quant au dommage matériel sont infondées et n’ont pas de lien de causalité avec la violation alléguée de l’article 1 du Protocole no 1. Il reproche au requérant de vouloir faire de la Cour une juridiction de fond qui serait amenée à se prononcer sur des questions relevant de la compétence des juridictions nationales. Il attire l’attention de la Cour sur la contradiction qui selon lui existe entre les prétentions du requérant pour dommage matériel et les déclarations faites par l’intéressé dans ses observations, selon lesquelles celui-ci ne chercherait pas à revendiquer l’indemnité due par la municipalité et les propriétaires des terrains adjacents.

45. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique au regard de la Convention de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci. Les États contractants parties à une affaire sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour se conformer à un arrêt constatant une violation. Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention aux États contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis. Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’État défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir elle-même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 de la Convention habilite la Cour à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (Papamichalopoulos et autres c. Grèce (article 50), 31 octobre 1995, § 34, série A no 330-B, et Vontas et autres c. Grèce, no 43588/06, § 49, 5 février 2009).

46. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime que le rétablissement du requérant dans ses droits de propriété sur le bloc urbain 985 placerait l’intéressé dans une situation équivalente à celle dans laquelle il se serait trouvé si la violation de l’article 1 du Protocole no 1 n’avait pas eu lieu.

47. A défaut pour l’État défendeur de procéder à pareille restitution dans un délai de six mois à compter du prononcé du présent arrêt, la Cour décide que celui-ci devra verser aux intéressés, pour dommage matériel, une somme équivalant au montant du préjudice subi. À cet égard, la Cour relève que la cour d’appel d’Athènes a fixé l’indemnité d’expropriation à 1 264 327,48 EUR, dont 799 200 EUR devaient être payés au requérant par les propriétaires des terrains adjacents et 465 127,48 EUR par la municipalité d’Aegaleo. La cour d’appel a aussi fixé les honoraires d’avocat à 3 % du montant de l’indemnité, soit 37 929,83 EUR, et les frais de justice à 550 EUR.

48. La Cour estime donc que le requérant doit se voir accorder, au titre du dommage matériel, la partie de l’indemnité due par la municipalité, augmentée des honoraires d’avocat calculés au prorata de cette somme, soit 13 953,82 EUR, et des frais de justice, soit un total de 479 631,30 EUR. Cette somme devra être majorée d’un taux d’intérêt de 3% l’an à compter de 2010, année à laquelle la cour d’appel a fixé le montant définitif de l’indemnité, ce qui ferait un total de 620 020,30 EUR.

2. Dommage moral

49. Pour le dommage moral qu’il estime avoir subi, le requérant réclame une somme d’un montant égal à celui demandé pour dommage matériel, soit 2 296 584,13 EUR.

50. Le Gouvernement estime que la prétention du requérant est excessive et que le constat éventuel d’une violation constituerait une satisfaction suffisante.

51. En l’occurrence, la violation des droits du requérant garantis par l’article 1 du Protocole no 1 a dû causer à l’intéressé des sentiments d’impuissance et de frustration. La Cour estime qu’il y a lieu de réparer de manière adéquate ce préjudice moral (voir, mutatis mutandis, Bourdov (no 2), no 33509/04, §§ 151-157, CEDH 2009) et accorde au requérant la somme de 20 000 EUR à ce titre.

2. Frais et dépens

52. Le requérant n’ayant pas formulé de prétentions au titre des frais et dépens, la Cour estime ne devoir accorder aucune somme à cet égard.

3. Intérêts moratoires

53. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Dit

a) que l’État défendeur doit procéder, dans les six mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, au rétablissement du requérant dans ses droits de propriété sur le bloc urbain 985 ;

b) alternativement et à défaut d’un tel rétablissement dans le délai en cause, que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les neuf mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 620 020,30 EUR (six cent vingt mille vingt euros et trente centimes), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

c) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

d) qu’à compter de l’expiration des délais indiqués aux points b) et c) ci-dessus et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 février 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Abel CamposKsenija Turković
GreffierPrésidente


Synthèse
Formation : Cour (premiÈre section)
Numéro d'arrêt : 001-201137
Date de la décision : 20/02/2020
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (Article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Respect des biens)

Parties
Demandeurs : VLASTARIS
Défendeurs : GRÈCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : GEORGOUNTZOS P.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award