DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE TAŞKAYA ET ERSOY c. TURQUIE
(Requête no 72068/10)
ARRÊT
STRASBOURG
22 janvier 2019
DÉFINITIF
22/04/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Taşkaya et Ersoy c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Robert Spano, président,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 décembre 2018,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 72068/10) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, Mme Kader Taşkaya (« la requérante ») et M. Tahsin Emir Ersoy (« le requérant »), ont saisi la Cour le 8 novembre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me S. Gönenç Okcan, avocate à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Les requérants alléguaient, en particulier, avoir subi une atteinte à leur droit au respect de leur vie privée en raison d’un article publié dans un quotidien et dénonçaient le manque d’équité de la procédure qu’ils avaient intentée devant les juridictions internes à cet égard.
4. Le 8 septembre 2016, les griefs concernant l’atteinte au droit à la vie privée des requérants et le manque d’équité de la procédure qu’ils avaient intentée devant les juridictions internes ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés respectivement en 1964 et 1996 et résident à Istanbul. Le requérant est le fils de la requérante. À l’époque des faits, cette dernière exerçait le métier d’avocat.
A. La genèse de l’affaire
1. La plainte pénale déposée par la requérante contre İ.N.Y. et les articles de presse y afférents
6. Le 5 juin 2006, la requérante déposa une plainte pénale devant le procureur de la République de Şişli contre le consul général d’Azerbaïdjan en Turquie, İ.N.Y. Elle alléguait que ce dernier l’avait menacée et insultée et qu’il avait pris ses bijoux.
7. Les 5, 6 et 9 juillet 2006, trois articles furent publiés dans le quotidien Hürriyet concernant la plainte déposée par la requérante contre İ.N.Y. et la relation qu’elle entretenait avec ce dernier. Ces articles décrivaient en détail cette relation et les disputes survenues entre les intéressés et contenaient les déclarations de deux protagonistes de l’affaire. Le premier article alléguait en particulier que İ.N.Y. avait eu recours à la violence contre la requérante, qu’il avait déchiré la jupe que celle-ci portait au motif qu’elle était trop courte et qu’il avait ensuite giflé l’intéressée. Dans le deuxième article, İ.N.Y. soutenait que les allégations qui le visaient découlaient d’un complot organisé par la requérante en collaboration avec un autre avocat, qu’il connaissait l’intéressée mais qu’il n’avait pas de relation amoureuse avec elle, et que les allégations de violence n’étaient pas fondées. Le troisième article, quant à lui, contenait les réponses de la requérante aux déclarations de İ.N.Y. rapportées dans le deuxième article, accompagnées de photos sur lesquelles les intéressés apparaissaient ensemble et de messages envoyés par İ.N.Y. à la requérante, dont cette dernière déclarait qu’ils démontraient l’existence d’une relation amoureuse entre eux.
8. Le 4 août 2006, le procureur de la République, considérant qu’il n’y avait pas de preuves suffisantes pour établir que le défendeur avait commis les faits reprochés, rendit une ordonnance de non-lieu concernant la plainte de la requérante.
9. Le 25 septembre 2006, la requérante retira l’opposition qu’elle avait formée contre la décision du procureur de la République.
10. Le 5 septembre 2006, İ.N.Y. fut destitué de sa fonction de consul général d’Azerbaïdjan. Dans plusieurs articles de presse publiés à l’époque des faits, il fut allégué que cette destitution était due aux articles et photos publiés concernant la relation qu’il aurait entretenue avec la requérante.
2. Les plaintes déposées par H.D. contre la requérante et E.E.
11. Le 25 novembre 2005, H.D. déposa une plainte contre la requérante auprès du barreau d’Istanbul. Elle alléguait que cette dernière avait essayé d’encaisser des chèques qui lui auraient été extorqués de manière illégale. La requérante indique que cette plainte s’est soldée par une décision de non-lieu.
12. Le 17 décembre 2005, H.D. déposa également une plainte pénale contre l’ex-mari de la requérante, E.E. Elle accusait ce dernier d’avoir commis les infractions suivantes : création d’une organisation criminelle, extorsion de biens immeubles, d’argent et de billets à ordre, menaces et coups et blessures. À l’issue de la procédure pénale déclenchée par cette plainte, l’intéressé fut acquitté des chefs d’accusation portés contre lui.
3. La procédure pénale diligentée contre H.D.
13. Le 26 octobre 2005, la requérante porta plainte contre H.D. Elle alléguait que cette dernière lui avait remis de faux chèques sans provision. Une enquête pénale fut ouverte à la suite de cette plainte.
14. Selon les rapports d’expertise établis les 31 octobre 2005 et 25 avril 2006 par le laboratoire criminel de la direction générale de la police, l’un des chèques en question était faux et la signature d’endossement apposée sur ce chèque pouvait appartenir à H.D.
15. Par un acte d’accusation du 8 septembre 2008, le procureur de la République de Şişli inculpa H.D. d’escroquerie et de faux sur un document officiel.
16. Le 7 mars 2017, la cour d’assises d’Istanbul, considérant qu’il s’agissait de faux chèques préparés par H.D., reconnut cette dernière coupable de faux sur un document officiel et la condamna à un an, dix mois et quinze jours d’emprisonnement, avant de surseoir au prononcé de ce jugement.
B. L’article publié dans le quotidien Sabah
17. Le 12 septembre 2006, un article concernant la requérante intitulé « Elle n’a pas grillé que le consul » [Sadece konsolosu yakmamış] est paru à la page 5 du quotidien Sabah. L’article était sous-titré ainsi : « L’avocate Kader Taşkaya, qui a causé la destitution du consul azerbaïdjanais, est aussi accusée, dans le cadre d’une enquête d’extorsion, d’avoir créé et essayé d’encaisser des faux chèques ». L’article était accompagné d’une photo de profil de la requérante, prise sur le site Internet du barreau d’Istanbul, ainsi que d’une autre photo montrant l’intéressée dans les bras d’İ.N.Y., qui était déjà publiée le 9 juillet 2006 au quotidien Hürriyet. Le texte de l’article se lisait ainsi :
« Le nom de l’avocate Kader Taşkaya a fait la une des journaux, une semaine avant l’ouverture de l’oléoduc Bakou-Ceyhan, en raison de l’allégation selon laquelle le consul azerbaïdjanais İ.N.Y., avec qui elle avait eu une relation, l’avait battue. Kader Taşkaya avait accusé le consul d’avoir déchiré la jupe qu’elle portait parce qu’il l’avait trouvée trop courte et de l’avoir giflée. İ.N.Y. a indiqué aux journaux après l’incident qu’il s’agissait d’un complot, qu’il avait eu une relation avec Kader Taşkaya mais qu’il ne l’avait pas battue. La plainte déposée devant le procureur s’est soldée par une décision de non-lieu, mais cela n’a pas empêché la destitution du consul.
İ.N.Y. n’est pas la seule personne à accuser Kader Taşkaya d’avoir organisé un complot. La femme d’affaires (...) H.D. a aussi porté plainte contre Kader Taşkaya auprès du barreau d’Istanbul. H.D. a saisi le procureur de la République en alléguant que l’ex-mari de Kader Taşkaya, E.E., et ses hommes lui avaient extorqué des immeubles, des chèques, des bons et de l’argent liquide pour un montant de 10 000 000 livres turques en prenant en otage son enfant. H.D. a allégué que Kader Taşkaya avait essayé d’encaisser les chèques qui lui avaient été extorqués de manière illégale et qu’elle avait fait de fausses allégations. »
18. Après le sous-titre « La signature sur les chèques s’est révélée fausse », l’article se poursuivait comme suit :
« Effectivement, trois des chèques [en question] avaient été endossés au nom de Kader Taşkaya. En plus, Kader Taşkaya avait contre-attaqué en saisissant le procureur de la République et expliqué que « les chèques en cause [avaient] été signés par H.D. à [ses] côtés et [lui avaient] été remis ». Cependant, lors de l’examen effectué au laboratoire criminel de la police, il a été définitivement constaté que les signatures sur les chèques n’appartenaient pas à H.D. »
C. La réponse rectificative de la requérante
19. Le 28 septembre 2006, la requérante demanda au juge d’instance pénal de Şişli d’ordonner au quotidien Sabah de publier sa réponse rectificative à l’article susmentionné.
20. Le 29 septembre 2006, le juge d’instance pénal accueillit cette demande et ordonna la publication de la réponse rectificative de la requérante.
21. Le 17 octobre 2006, l’opposition formée par le quotidien contre cette décision fut rejetée.
22. Le 1er novembre 2006, le texte de la réponse rectificative rédigé par la requérante fut publié dans le quotidien en cause. Dans celui-ci, la requérante contestait les allégations la concernant faites dans l’article du 12 septembre 2006 et donnait sa version des faits.
D. La procédure pénale diligentée contre la requérante
23. À une date non précisée, la direction des affaires pénales du ministère de la Justice demanda au procureur de la République de Şişli l’ouverture d’une enquête pénale contre la requérante concernant les allégations contenues dans l’article du 12 septembre 2006.
24. Le 31 août 2007, le procureur de la République de Şişli rendit une ordonnance de non-lieu au motif qu’il n’existait aucun élément de nature à laisser penser que la requérante avait commis une infraction. Il releva notamment que, selon un rapport d’expertise du 25 juin 2007, il n’était établi par aucune preuve que H.D. avait été forcée à signer des chèques.
E. La procédure civile intentée par la requérante concernant l’article du quotidien Sabah
25. Le 10 août 2007, la requérante introduisit, en son nom ainsi qu’au nom du second requérant, une action en dommages et intérêts devant le tribunal de grande instance d’Istanbul contre l’auteur de l’article du 12 septembre 2006 et l’éditeur du quotidien qui l’avait publié. Elle alléguait que l’article litigieux contenait des allégations graves, infondées et insultantes à son égard et qu’il ne reflétait en rien la réalité. Elle soutenait avoir subi un préjudice moral très important en raison de la publication de sa photo et de son nom et du fait d’avoir été présentée, dans cet article, comme un membre d’une organisation criminelle ayant extorqué des chèques. Elle ajoutait que son fils avait fait l’objet de moqueries de la part de ses amis à cause de cet article et qu’elle-même avait dû renoncer aux dossiers de ses clients en raison de l’atteinte portée à sa réputation par l’article litigieux.
26. La partie défenderesse soutint dans ses mémoires en défense que l’article litigieux reflétait la réalité. En ce qui concernait l’allégation relative aux faux chèques, elle faisait référence à un rapport d’expertise établi le 17 décembre 2005 par le laboratoire criminel de la direction générale de la police concernant deux chèques, qui n’étaient pas ceux faisant l’objet de la procédure pénale contre H.D. (paragraphes 13-16 ci-dessus). Selon elle, ce rapport d’expertise concluait que les signatures apposées au dos de ces deux chèques n’appartenaient pas à H.D.
27. Le 17 juillet 2008, le tribunal de grande instance rendit son jugement sur le fond. Il considéra que les faits relatés dans l’article semblaient conformes à la réalité compte tenu du dossier de l’enquête relative à la plainte que la requérante avait déposée contre le consul azerbaïdjanais İ.N.Y., du dossier de l’enquête du barreau d’Istanbul relatif à la plainte de H.D. contre la requérante ainsi que du dossier de l’enquête pénale concernant l’ex-mari de la requérante, E.E. Il ajouta que le fait que la requérante avait renoncé à sa plainte pénale et que des décisions de non-lieu avaient été rendues à l’issue des autres plaintes n’enlevait pas à l’article litigieux sa conformité à ce qui semblait être la réalité. Par conséquent, le tribunal conclut que ledit article avait un intérêt public, qu’il ménageait un équilibre entre le contenu et la forme et que, même s’il utilisait des expressions de nature à attirer l’attention du public, il ne portait pas atteinte aux droits de la personnalité des requérants. Dès lors, faisant référence à la liberté de presse, il rejeta la demande de ces derniers.
28. Le 8 octobre 2009, la Cour de cassation rejeta le pourvoi en cassation formé par les requérants et confirma le jugement du tribunal de grande instance au motif qu’aucun défaut de pertinence n’avait été décelé dans l’appréciation des preuves.
29. Le 17 mars 2010, la Cour de cassation rejeta également le recours en rectification d’arrêt formé par les requérants au motif qu’il ne correspondait à aucun motif de rectification d’arrêt énuméré par la loi. Le 14 mai 2010, cette décision fut notifiée aux requérants.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
30. Les dispositions pertinentes en l’espèce du droit interne relatives à la procédure de droit de réponse rectificative sont exposées dans l’arrêt Eker c. Turquie (no 24016/05, §§ 14 et 15, 24 octobre 2017).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
31. Invoquant l’article 8 de la Convention, les requérants allèguent que l’article litigieux a porté atteinte à leur droit à la protection de leur réputation.
32. Sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants se plaignent également du manque d’équité de la procédure qu’ils ont intentée devant les juridictions internes. À cet égard, ils reprochent au tribunal de grande instance de ne pas avoir recueilli tous les éléments de preuve et en particulier de ne pas avoir attendu la réponse du procureur de la République à la question posée relativement à l’état de l’enquête pénale pour escroquerie diligentée contre H.D.
33. La Cour note que les requérants se plaignent essentiellement du manquement des autorités nationales à protéger leur vie privée contre les ingérences des tiers. Elle estime donc qu’il convient d’examiner leurs griefs sous le seul angle de l’article 8 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. »
A. Sur la recevabilité
34. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité, l’une tirée du défaut manifeste de fondement du grief à l’égard du requérant et l’autre tirée de l’incompatibilité ratione personae concernant la requérante.
1. Exception tirée de l’absence de qualité de victime du second requérant
35. Le Gouvernement, exposant que l’article litigieux ne contenait aucune information concernant le second requérant, considère que ce dernier n’a pas subi de préjudice en raison de cette publication. Il estime donc que l’intéressé n’a pas la qualité de victime.
36. Le requérant soutient qu’il a été profondément affecté par l’article litigieux, que ses relations avec ses camarades d’école se sont détériorées à cause de cet article et qu’il en a psychologiquement souffert.
37. La Cour rappelle que l’existence d’une victime personnellement touchée par la violation alléguée d’un droit garanti par la Convention est une condition indispensable à la mise en œuvre du mécanisme de protection de la Convention, même si ce critère ne doit pas s’appliquer de manière rigide et inflexible (Bitenc c. Slovénie (déc.), no 32963/02, 18 mars 2008). Elle rappelle ensuite qu’elle interprète le concept de victime de façon autonome, indépendamment des notions internes telles que celles d’intérêt ou de qualité pour agir (Sanles Sanles c. Espagne (déc.), no 48335/99, CEDH 2000-XI), même si elle doit prendre en compte le fait que le requérant a été partie à la procédure interne (Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 48, CEDH 2009, et Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 52, CEDH 2012).
38. Elle rappelle en outre que, pour que l’article 8 de la Convention trouve à s’appliquer, l’atteinte à la réputation doit atteindre un certain seuil de gravité et avoir été portée de manière à nuire à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 137, CEDH 2015, Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 72, CEDH 2016, et Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine [GC], no 17224/11, § 76, CEDH 2017).
39. En l’espèce, la Cour note que l’article litigieux contient des allégations visant seulement la requérante, qu’il ne présente aucune information concernant le requérant et qu’il ne mentionne même pas le nom de ce dernier. Elle estime donc que l’on ne saurait considérer que la réputation du requérant a été affectée par l’article litigieux. Elle note en outre que le fait que l’intéressé a été partie à la procédure interne intentée par la requérante relativement à cet article n’y change rien, puisque cette dernière a soutenu devant les juridictions internes qu’il avait été affecté par l’article litigieux en raison des moqueries de ses amis et n’a pas allégué qu’il avait subi une atteinte à sa réputation (paragraphe 25 ci-dessus). La Cour relève en outre que le requérant n’apporte aucun élément pour étayer son allégation relative aux conséquences négatives qu’il aurait subies dans sa vie privée en raison de cette publication au-delà du chagrin qu’il aurait pu ressentir en raison des propos concernant sa mère dans l’article litigieux.
40. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que, en l’espèce, le requérant ne peut être considéré comme victime d’une atteinte à sa réputation atteignant un certain seuil de gravité et ayant été portée de manière à nuire à la jouissance personnelle de son droit au respect de la vie privée pour que l’article 8 de la Convention trouve à s’appliquer. Il s’ensuit que ce grief doit être déclaré irrecevable à l’égard du second requérant pour l’absence de qualité de victime de ce dernier.
2. Exception tirée de l’incompatibilité ratione personae
41. Le Gouvernement soutient que la requérante a obtenu le redressement de son grief au motif qu’elle a exercé son droit de réponse rectificative et considère qu’elle n’a plus la qualité de victime.
42. La requérante ne se prononce pas sur cette exception.
43. La Cour rappelle qu’un requérant doit avoir fait un usage normal des recours internes vraisemblablement efficaces et suffisants et que, lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 40, 19 février 2009). Elle rappelle aussi que, selon le droit interne interprété et mis en œuvre par la Cour constitutionnelle, la voie de recours effective et appropriée en droit turc concernant les griefs relatifs aux atteintes portées au droit à la protection de la réputation est l’action civile en dommages et intérêts devant les tribunaux civils (Yakup Saygılı c. Turquie (déc.), no 42914/16, § 39, 11 juillet 2017). Elle observe par ailleurs que la procédure de droit de réponse, telle qu’elle est prévue par le droit turc en cas de publication contraire à la réalité ou portant atteinte à l’honneur et à la dignité des personnes, s’inscrit dans le cadre d’une procédure d’urgence exceptionnelle (Eker c. Turquie, no 24016/05, §§ 15 et 29, 24 octobre 2017).
44. La Cour note que, en l’espèce, la requérante a introduit des actions en dommages et intérêts devant les tribunaux civils en dénonçant une atteinte portée à sa réputation par l’article litigieux. Elle observe en outre que la question qui se posait devant les juridictions internes n’était pas celle de rectifier rapidement des erreurs factuelles apparentes contenues dans l’article litigieux, mais celle de savoir si la publication de cet article avait outrepassé les limites de la liberté de presse et avait porté atteinte à la réputation de la requérante. Elle relève enfin que l’action en dommages et intérêts intentée par la requérante en l’espèce offrait à cette dernière la possibilité de faire constater une atteinte portée à sa réputation en raison de l’article susmentionné et d’obtenir, le cas échéant, une réparation.
45. La Cour considère donc que, dans les circonstances de la présente espèce, la voie de recours qui offrait la possibilité de redressement recherché par la requérante était une action civile en dommages et intérêts et que l’exercice du droit de réponse rectificative n’enlève pas, en tant que tel, la qualité de victime à la requérante. Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement doit être rejetée.
46. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention à l’égard de la requérante et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
47. La requérante soutient qu’elle n’est pas un personnage public et qu’il n’y avait pas d’intérêt public à publier les détails de sa relation avec İ.N.Y. Elle allègue que l’article litigieux contenait plusieurs erreurs factuelles et présente ensuite sa version des faits. Elle indique qu’aucune plainte pénale n’a été déposée contre elle mais que, au contraire, c’est elle qui a porté plainte contre İ.N.Y. et contre H.D. ; qu’elle a eu recours à une action légale et non à des moyens illégaux contre H.D. pour recouvrer sa créance ; que c’est elle qui a déposé plainte en premier contre H.D. pour escroquerie et que cette dernière a ensuite porté plainte auprès du barreau afin de la dissuader de maintenir sa plainte ; que le barreau a rendu une décision de non-lieu concernant la plainte de H.D. ; que le rapport d’expertise a conclu que H.D. avait créé un faux chèque et que celle-ci a été condamnée à l’issue de la procédure pénale diligentée contre elle pour faux sur un document officiel. La requérante soutient donc que l’article litigieux présentait des allégations dépourvues de fondement comme des faits établis en ce qui concernait sa relation amoureuse avec İ.N.Y. et sa relation professionnelle avec H.D.
48. Le Gouvernement allègue tout d’abord que, dans la mesure où, selon lui, la requérante avait déjà fait l’objet de publications dans la presse antérieurement à l’article litigieux, notamment de ses propres déclarations, celle-ci doit être considérée comme un personnage public et non comme une personne ordinaire. Il estime ensuite que les juridictions internes ont ménagé un juste équilibre entre le droit de la requérante au respect de sa vie privée et la liberté de la presse en considérant que l’article litigieux reflétait ce qui semblait être la réalité à partir des documents produits devant les autorités judiciaires concernant les allégations relatives à İ.N.Y. et à H.D. et que cet article contribuait à un débat d’intérêt général. Il considère par conséquent qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention en l’espèce.
2. L’appréciation de la Cour
a) Principes généraux
49. La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de protection de la vie privée et de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans l’arrêt Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France ([GC], no 40454/07, §§ 83-93, CEDH 2015 (extraits)).
50. Elle rappelle aussi que la notion de vie privée est une notion large, qui comprend des éléments se rapportant à l’identité d’une personne, tels que son nom, son image et son intégrité physique et morale (Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 50, CEDH 2004‑VI). Il est admis dans la jurisprudence de la Cour que le droit d’une personne à la protection de sa réputation est couvert par l’article 8 de la Convention en tant qu’élément du droit au respect de la vie privée (Axel Springer AG, précité, § 83, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 137, CEDH 2015, Bédat, précité, § 72, et Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres, précité, § 76). La Cour a déjà jugé que la réputation d’une personne fait partie de son identité personnelle et de son intégrité morale, qui relèvent de sa vie privée même si cette personne fait l’objet de critiques dans le cadre d’un débat public (Pfeifer c. Autriche, no [12556/03](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2212556/03%22%5D%7D), § 35, 15 novembre 2007, et Petrie c. Italie, no 25322/12, § 39, 18 mai 2017). Les mêmes considérations s’appliquent à l’honneur d’une personne (Sanchez Cardenas c. Norvège, no [12148/03](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2212148/03%22%5D%7D), § 38, 4 octobre 2007, et A. c. Norvège, no [28070/06](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2228070/06%22%5D%7D), § 64, 9 avril 2009). Cependant, pour que l’article 8 de la Convention trouve à s’appliquer, l’atteinte à la réputation doit atteindre un certain seuil de gravité et avoir été portée de manière à nuire à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (Axel Springer AG, précité, § 83, Delfi AS, précité, § 137, Bédat, précité, § 72, Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres, précité, § 76).
51. La Cour rappelle par ailleurs que la liberté de la presse joue un rôle fondamental et essentiel dans le bon fonctionnement d’une société démocratique. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, concernant notamment la protection de la réputation et des droits d’autrui, il lui incombe de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général, y compris celles qui se rapportent à l’administration de la justice. La marge d’appréciation des autorités nationales se trouve ainsi circonscrite par l’intérêt d’une société démocratique à permettre à la presse de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (voir, parmi beaucoup d’autres, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 59, CEDH 1999-III, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 45, CEDH 2001-III, et Amorim Giestas et Jesus Costa Bordalo c. Portugal, no 37840/10, § 25, 3 avril 2014). Les journalistes doivent cependant agir de bonne foi, sur la base de faits exacts, et fournir des informations « fiables et précises » dans le respect de l’éthique journalistique (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999-I, Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 37, CEDH 2004-II, et July et Sarl Libération c. France, no 20893/03, § 69, CEDH 2008). Une certaine dose « d’exagération » ou de « provocation » est permise dans le cadre de l’exercice de la liberté journalistique (Fressoz et Roire, précité, § 45, et Mamère c. France, no 12697/03, § 25, CEDH 2006-XIII).
52. La Cour reconnaît cependant qu’une distorsion de la réalité, opérée de mauvaise foi, peut parfois transgresser les limites de la critique acceptable : une affirmation véridique peut se doubler de remarques supplémentaires, de jugements de valeur, de suppositions, voire d’insinuations, susceptibles de créer une image erronée aux yeux du public (voir, par exemple, Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 45, 27 mai 2004). Ainsi, la mission d’information comporte nécessairement des devoirs et des responsabilités ainsi que des limites que les organes de presse doivent s’imposer spontanément. C’est particulièrement le cas lorsque le récit médiatique tend à imputer des faits d’une particulière gravité à des personnes nommément citées, une telle imputation comportant le risque de désigner ces personnes à la vindicte publique (Falakaoğlu et Saygılı c. Turquie, no 11461/03, § 27, 19 décembre 2006, et Mater c. Turquie, no 54997/08, § 55, 16 juillet 2013).
53. La Cour rappelle en outre que, dans les arrêts Lingens c. Autriche (8 juillet 1986, § 46, série A no 10) et Oberschlick c. Autriche ((no 1), 23 mai 1991, § 63, série A no 204), elle a distingué entre déclarations de fait et jugements de valeur. La matérialité des déclarations de fait peut se prouver ; en revanche, les jugements de valeur ne se prêtant pas à une démonstration de leur exactitude, l’obligation de preuve est donc impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 de la Convention (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1997-I). Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif (De Haes et Gijsels, précité, § 47, Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil 1997-IV, Brasilier c. France, no 71343/01, § 36, 11 avril 2006, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 55, CEDH 2007‑IV). Pour distinguer une imputation de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos (Brasilier, précité, § 37), étant entendu que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Paturel c. France, no 54968/00, § 37, 22 décembre 2005).
54. La Cour rappelle de surcroît que, dans les affaires comme celle de l’espèce, il lui incombe de déterminer si l’État, dans le cadre de ses obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention, a ménagé un juste équilibre entre le droit du requérant au respect de sa vie privée et le droit de la partie adverse à la liberté d’expression protégé par l’article 10 (Petrie, précité, § 40). Elle dit avoir résumé dans plusieurs arrêts les critères pertinents pour la mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression, qui sont les suivants : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de l’espèce (Von Hannover (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 108-113, CEDH 2012, et Axel Springer AG, précité, §§ 89‑95 ; voir également Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93). Si la mise en balance entre ces deux droits s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, CEDH 2011).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
55. La Cour note que la présente requête porte sur un article de presse dont la requérante allègue qu’il a, par son contenu, porté atteinte à sa réputation. À cet égard, elle rappelle que le droit à la protection de la réputation est un droit qui relève, en tant qu’élément de la vie privée, de l’article 8 de la Convention (paragraphe 50 ci-dessus). Elle estime que, en l’espèce, eu égard à la gravité des allégations concernant la requérante contenues dans l’article litigieux, l’atteinte à la réputation de l’intéressée atteint le seuil de gravité requis pour l’application de l’article 8 de la Convention.
56. La Cour note ensuite que la requérante ne se plaint pas d’une action de l’État mais du manquement de celui-ci à protéger sa réputation contre les atteintes portées à celle-ci par l’article en question. Dans les circonstances de l’espèce, il lui appartient donc de rechercher si les juridictions nationales ont manqué à protéger la requérante contre les atteintes alléguées. À cet effet, elle procédera à une appréciation des circonstances litigieuses de la requête à la lumière des critères pertinents se dégageant de sa jurisprudence, notamment en ce qui concerne le juste équilibre à ménager entre le droit de la requérante à la protection de sa réputation et la liberté de presse (paragraphe 54 ci-dessus).
57. Elle estime que, pour apprécier l’existence d’une atteinte au droit à la vie privée de la requérante, elle doit analyser l’article litigieux en prenant en compte sa teneur mais aussi le contexte dans lequel il s’insère. À cet égard, elle observe d’emblée que la requérante est un personnage qui a été connu du public à l’occasion des articles de presse publiés sur sa relation avec İ.N.Y. et de la plainte pénale qu’elle a déposée contre ce dernier. En ce sens, elle note que l’article de presse incriminé reprenait en partie les informations déjà publiées dans les articles successifs qui relataient les versions des faits données par la requérante et par İ.N.Y. sur leur relation. À cet égard, la Cour estime que, dans la mesure où la requérante s’est exposée volontairement à l’attention du public et s’est engagée elle-même dans le débat public par ses déclarations à la presse, les limites de la critique admissible étaient plus larges à son égard que pour un simple individu (Kuliś c. Pologne, no 15601/02, § 47, 18 mars 2008).
58. En ce qui concerne le contenu de l’article litigieux, la Cour note que cet article faisait d’abord un résumé des informations déjà publiées sur la relation de la requérante avec İ.N.Y. dans les articles de presse antérieurs (paragraphe 17 ci-dessus) et relatait ensuite la plainte et les allégations de H.D. concernant la requérante (paragraphes 17 et 18 ci-dessus). Sur ce dernier point, l’article rapportait notamment les dires de H.D. selon lesquels la requérante avait essayé d’encaisser des chèques illégalement extorqués à H.D. et indiquait en outre que, malgré la déclaration de la requérante lors du dépôt de sa plainte contre H.D. selon laquelle les chèques en cause avaient été signés par cette dernière à ses côtés, il avait été définitivement établi par un rapport d’expertise que les signatures sur les chèques n’étaient pas celles de H.D. (paragraphe 18 ci-dessus).
59. La Cour constate par ailleurs que l’article litigieux revêtait essentiellement le caractère de déclarations de fait. Elle note à cet égard que des informations contenues dans cet article ne peuvent être considérées comme étant non conformes aux réalités pour autant qu’elles concernent la relation de la requérante avec İ.N.Y. et les allégations de H.D. concernant la requérante, mais qu’il n’en est pas de même pour les assertions de l’auteur de l’article concernant « la contre-attaque » de la requérante et les signatures sur les chèques faisant l’objet du différend entre H.D. et la requérante.
60. Ainsi, en ce qui concerne le titre de l’article, la Cour note que ce titre insinuait que la requérante avait causé du tort non seulement à İ.N.Y. mais aussi à H.D. (paragraphe 17 ci-dessus). À cet égard, tout en observant que la responsabilité de la requérante pour les faits traités dans l’article litigieux relativement à ces deux personnes était pour le moins discutable à la date de la publication de l’article, la Cour rappelle qu’une certaine dose « d’exagération » ou de « provocation » est permise dans le cadre de l’exercice de la liberté journalistique (Fressoz et Roire, précité, § 45, et Mamère, précité, § 25).
61. S’agissant de la partie de l’article qui relate les événements survenus entre la requérante et İ.N.Y., la Cour note que cette partie reprenait les contenus des publications précédentes à ce sujet, contenus qui n’avaient pas été contestés par la requérante (paragraphe 7 ci-dessus).
62. Pour ce qui est de la partie de l’article relative aux allégations de H.D., la Cour observe que, si la plainte déposée par cette dernière auprès du barreau d’Istanbul contre la requérante ainsi que les allégations contenues dans cette plainte étaient vérifiables dans les faits, il n’en allait pas de même pour « la contre-attaque » de la requérante par le biais de sa plainte devant le procureur de la République contre H.D., ni pour l’affirmation selon laquelle il avait été définitivement constaté que les signatures sur les chèques n’appartenaient pas à H.D.
63. En effet, en ce qui concerne le terme « contre-attaque » employé dans l’article, la Cour note que, la requérante ayant déposé sa plainte pénale contre H.D. le 26 octobre 2005, soit avant le dépôt de la plainte de H.D. contre elle, qui avait eu lieu le 26 novembre 2005, il n’était pas approprié de parler d’une contre-attaque de la requérante en l’espèce.
64. Quant aux signatures sur les chèques en question, la Cour note d’emblée que, au regard des pièces du dossier de la requête, elle ne saurait spéculer sur le nombre et la nature des chèques qui faisaient en réalité l’objet du litige entre la requérante et H.D. Elle observe cependant que le rapport d’expertise du 17 décembre 2005, sur lequel l’auteur de l’article semble s’appuyer pour affirmer que les signatures sur les chèques litigieux n’appartenaient pas à H.D., concernait d’autres chèques que ceux relatifs à la procédure pénale diligentée contre H.D. pour faux sur un document officiel (paragraphe 26 ci-dessus), et que les rapports d’expertise obtenus les 31 octobre 2005 et 25 avril 2006, dans le cadre de l’enquête pénale diligentée contre H.D., soit avant la publication de l’article litigieux, parvenaient à une conclusion différente de celle du rapport du 17 décembre 2005 (paragraphe 14 ci-dessus). Elle estime donc que compte tenu de ces faits et en particulier des résultats de tous les rapports d’expertise relatifs au litige entre les intéressées rendus avant la publication de l’article litigieux, l’auteur de cet article aurait dû au moins nuancer son affirmation selon laquelle il avait été « définitivement » établi que les signatures au dos des chèques n’appartenaient pas à H.D. À cet égard, la Cour tient aussi à noter que, à l’issue des procédures relatives à l’article litigieux diligentées ultérieurement, une ordonnance de non-lieu a été rendue concernant les allégations relatives à la requérante (paragraphes 23 et 24), alors que H.D. a été condamnée pour faux sur un document officiel (paragraphes 15-16).
65. La Cour constate donc que cet article semble comporter deux éléments qui peuvent être considérés comme étant non conformes aux faits à la date de sa publication, à savoir le terme « contre-attaque » employé pour qualifier la plainte pénale déposée par la requérante contre H.D. et l’affirmation selon laquelle il avait été « définitivement » établi que les signatures au dos des chèques n’appartenaient pas à H.D.
66. La Cour observe toutefois qu’il s’agit de deux imputations factuelles, présentées en marge des allégations principales relatées dans l’article litigieux, et dont il était relativement aisé de démontrer le contraire. Elle constate à cet égard que la requérante a eu la possibilité de présenter sa version des faits et rectifier ces deux « erreurs factuelles » par la réponse rectificative qu’elle a pu faire publier dans le même quotidien à la suite de la décision du juge d’instance pénal de Şişli (paragraphes 19-22 ci-dessus).
67. Eu égard au jugement du tribunal de grande instance, qui a rejeté l’action en dommages et intérêts intentée par la requérante concernant l’article litigieux, la Cour prend acte du fait que cette juridiction a effectué un examen sur la base des pièces dont elle disposait pour apprécier la réalité des faits relatés à la date de leur publication et a conclu que cet article semblait conforme à la réalité, qu’il avait un intérêt public et que, même s’il utilisait des expressions de nature à attirer l’attention du public, il ne portait pas atteinte aux droits de la personnalité de la requérante, en se référant à cet égard au dossier de l’enquête relative à la plainte que la requérante avait déposée contre le consul azerbaïdjanais İ.N.Y., au dossier de l’enquête du barreau d’Istanbul relatif à la plainte de H.D. contre la requérante ainsi qu’au dossier de l’enquête pénale concernant l’ex-mari de la requérante, E.E. et en soulignant la liberté de presse (paragraphe 27 ci-dessus).
68. La Cour est d’avis que, eu égard à la marge d’appréciation dont bénéficie l’État défendeur en pareilles circonstances, les autorités nationales sont les mieux placées pour apprécier le contexte factuel dans le cadre duquel se plaçait l’article en cause. À cet égard, elle considère que le juge d’instance pénal, ayant ordonné la publication de la réponse rectificative de la requérante, qui a offert à l’intéressée les moyens de rectifier les erreurs factuelles qu’aurait contenu l’article litigieux, et le tribunal de grande instance, ayant jugé que, nonobstant des expressions quelque peu immodérées employées, cet article ne portait pas atteinte aux droits de la personnalité de la requérante, ont procédé à une évaluation circonstanciée de l’équilibre à ménager entre la liberté de la presse et le droit de la requérante au respect de sa vie privée. Rien ne permet de conclure que, dans cette évaluation des intérêts divergents, les autorités internes ont outrepassé la marge d’appréciation qui leur est reconnue et qu’elles ont manqué à leurs obligations positives à l’égard de la requérante au titre de l’article 8 de la Convention.
69. À la lumière de tout ce qui précède et compte tenu des décisions rendues par les juridictions nationales à l’issue de deux procédures auxquelles la requérante a eu recours concernant l’article litigieux, la Cour conclut qu’en l’espèce les juridictions nationales n’ont pas manqué à leurs obligations positives au titre de l’article 8 de la Convention. Partant, elle juge qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré par la requérante de l’article 8 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 janvier 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Hasan BakırcıRobert Spano
Greffier adjointPrésident