TROISIÈME SECTION
AFFAIRE KASILOV c. RUSSIE
(Requête no 2599/18)
ARRÊT
Art 3 • Traitement dégradant • Mauvaises conditions de détention dans la maison d’arrêt, comprenant des fouilles corporelles intégrales routinières
Art 1 P1 • Respect des biens • Absence d’un but légitime conforme à l’intérêt général de la rétention de la caution pendant onze moins entre le prononcé du jugement de condamnation et le prononcé de l’arrêt d’appel
STRASBOURG
6 juillet 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kasilov c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Paul Lemmens, président,
Dmitry Dedov,
Georges Ravarani,
María Elósegui,
Darian Pavli,
Anja Seibert-Fohr,
Andreas Zünd, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu :
la requête (no 2599/18) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Arkadiy Vladimirovich Kasilov (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 27 décembre 2017,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 juin 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
inTRODUCTION
1. La présente affaire concerne le placement du requérant en détention à la suite du prononcé, en première instance, d’un jugement de condamnation à son encontre, les conditions de détention du requérant en maison d’arrêt, ainsi que la rétention du montant du cautionnement qu’il avait versé pour sa libération provisoire.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1969 et est détenu à Yujno-Sakhalinsk (région de Sakhaline). Il est représenté par Mme N.A. Kasilova, son épouse et avocate.
3. Le Gouvernement a été représenté initialement par M. M. Galperine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. A. Fedorov, son successeur dans cette fonction.
1. LE PROCÈS PÉNAL DU REQUÉRANT
1. Les mesures de sûreté imposées au requérant et le jugement pénal de première instance
4. Le 8 juillet 2013, le requérant fut mis en examen pour différents délits pénaux et un mandat d’arrêt fut décerné à son encontre. Le 11 juillet, un tribunal ordonna sa détention provisoire. Le 24 juillet 2014, il fut arrêté et écroué.
5. Le 20 mai 2015, la cour régionale de Sakhaline ordonna le placement du requérant sous contrôle judiciaire contre le versement du cautionnement d’un montant de 1 300 000 roubles (RUB) (équivalant à 23 590 euros (EUR) à l’époque) et ordonna, sous ces conditions, la libération de celui-ci de la détention provisoire. Le 22 mai 2015, Mme Kasilova, intervenant comme avocate du requérant, versa le montant indiqué et l’intéressé fut libéré.
6. Par un jugement du 3 juillet 2017, le tribunal d’Yujno-Sakhalinsk acquitta le requérant pour un chef d’accusation et le condamna pour un délit à une peine d’emprisonnement de cinq ans et demi ainsi qu’à une amende de 1 000 000 RUB. Il enjoignit de remplacer la mesure de cautionnement par la mesure de détention provisoire et de maintenir cette dernière jusqu’à ce que le jugement devînt définitif (изменить меру пресечения с залога на заключение под стражу, которую отменить после вступления приговора в (...) силу), d’écrouer le requérant à la sortie de la salle d’audience et de restituer le montant du cautionnement à Mme Kasilova. Dans le même jugement, le tribunal ordonna de laisser en place une saisie des biens, qui avait été imposée au requérant et à son épouse, jusqu’au paiement de l’amende.
2. Le recours relatif à la restitution de la caution
7. Le 11 juillet 2017, Mme Kasilova demanda au tribunal d’Yujno‑Sakhalinsk la restitution de la caution. Par deux lettres du 13 et du 21 juillet 2017, le tribunal lui indiqua qu’il n’était pas possible de faire droit à cette demande tant que le jugement de condamnation n’était pas devenu définitif.
8. Le requérant et son épouse formèrent alors un recours administratif devant le tribunal d’Yujno-Sakhalinsk contre ce même tribunal, en arguant que l’application simultanée de deux mesures de sûreté – cautionnement et détention – était illégale et non nécessaire. Par une décision du 14 août 2017, le tribunal rejeta le recours sans examen du fond au motif que les juges et les tribunaux ne pouvaient pas être défendeurs dans une telle situation.
9. Le 28 septembre 2017, la cour régionale de Sakhaline confirma la décision du tribunal du 14 août 2017 en appel. Le 20 novembre 2017, la même cour, statuant en formation de juge unique, refusa de transmettre le pourvoi en cassation du requérant pour examen à son présidium.
3. Le recours contre l’injonction de modification de la mesure de sûreté
10. Le 24 novembre 2017, le requérant forma un recours contre l’injonction de modification de la mesure de sûreté dans le jugement de condamnation. Il arguait que cette injonction n’était ni motivée ni justifiée.
11. Par une décision du 10 avril 2018, la cour régionale de Sakhaline rejeta le recours en estimant que la mesure de détention provisoire devait rester maintenue jusqu’à ce que le jugement de condamnation devînt définitif ou fût annulé.
4. L’arrêt d’appel et la restitution de la caution
12. À des dates non précisées dans le dossier, tant le requérant que le ministère public firent appel contre le jugement du 3 juillet 2017. Le 11 mai 2018, la cour régionale de Sakhaline prononça son arrêt d’appel infirmant l’acquittement du requérant pour un chef d’accusation et renvoyant l’affaire pour réexamen en première instance dans cette partie, et confirmant le jugement pour le reste.
13. Le 7 juin 2018, le montant de la caution fut viré sur le compte bancaire de Mme Kasilova.
2. LES CONDITIONS DE DÉTENTION DU REQUÉRANT
14. Le 3 juillet 2017, le requérant fut placé dans la maison d’arrêt no IZ‑56/1 de la région de Sakhaline.
15. Dans le formulaire de la requête, le requérant indiquait que la cellule no 65 où il était détenu jusqu’au 10 décembre 2017, mesurait 15,6 m2 et accueillait jusqu’à six détenus au total. En plus de ce surpeuplement, la cellule était équipée de trois bancs seulement, le requérant souffrait de tabagisme passif et n’avait pas accès à l’eau chaude plus qu’une fois par semaine. Enfin, le requérant disait que, pendant cette période, il subissait systématiquement et sans raison des fouilles corporelles intégrales, allant jusqu’à cinq par semaine, alors qu’aucun objet interdit n’avait jamais été découvert sur lui.
16. Le 20 novembre 2017, Mme Kasilova adressa une plainte au chef de la maison d’arrêt en dénonçant ces conditions de détention et ces fouilles du requérant. Par une lettre du 7 décembre 2017, l’administration de la maison d’arrêt répondit que la cellule no 65 mesurait 16,9 m2 mais qu’elle était en effet surpeuplée (перелимит). Par une lettre du 22 janvier 2018, l’administration indiqua que la cellule no 65 accueillait cinq personnes dont le requérant. Elle ne répondit pas aux doléances relatives aux fouilles corporelles.
17. Selon le Gouvernement, ce n’était que jusqu’au 8 décembre 2017 que le requérant était détenu, en même temps que trois autres personnes, dans la cellule no 65 mesurant 16,9 m2.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
18. Selon l’article 97 du code de procédure pénale (« CPP ») l’autorité compétente peut appliquer à un suspect ou un prévenu l’une des mesures de sûreté énumérées dans l’article 98 du CPP (parmi lesquelles le cautionnement et la détention provisoire). L’article 97 dispose qu’une mesure de sûreté peut être appliquée : i) s’il y a des raisons plausibles de croire que la personne s’enfuira ou continuera ses activités délictuelles ou encore pourra menacer des témoins, ou ii) pour assurer l’exécution du jugement de condamnation.
19. Selon l’article 106 du CPP, le cautionnement sert à assurer la comparution du suspect ou du prévenu, à prévenir la commission d’autres délits ou toute entrave à la justice pénale. Si la personne viole ses obligations garanties par le cautionnement, le montant de la caution est acquis à l’État (обращается в доход государства). Dans les autres cas, dans le jugement de condamnation ou d’acquittement, le tribunal statue sur la question relative à la restitution de la caution à la personne qui l’avait versé.
20. Dans sa directive no 41 du 19 décembre 2013, le Plénum de la Cour suprême a expliqué que l’acquisition à l’État de la caution n’était possible que si le suspect ou le prévenu avait violé ses obligations garanties par le cautionnement, mais qu’une telle acquisition n’était pas possible pour d’autres raisons, y compris pour garantir le paiement d’une amende pénale infligée dans le jugement de condamnation.
21. Selon l’article 299 § 1, 17), le tribunal statuant sur la responsabilité pénale d’une personne doit indiquer, entre autres, si la mesure de sûreté doit être levée ou modifiée. Selon l’article 308 § 1, 10) du CPP, le dispositif du jugement doit contenir une indication quant à la mesure de sûreté à appliquer jusqu’à ce que le jugement devienne définitif.
22. Dans sa directive no 41 précitée, le Plénum de la Cour suprême a dit que la mesure de sûreté telle que détention ou cautionnement doit être maintenue jusqu’à ce que le jugement de condamnation devienne définitif, indépendamment de tout appel contre ce jugement.
EN DROIT
1. QUESTION PRELIMINAIRE RELATIVE À L’OBJET DE L’AFFAIRE
23. Dans ses observations du 25 mars 2019, le requérant dit que, pendant sa détention en maison d’arrêt, il n’a pas pu bénéficier de visites de ses enfants et qu’il a été placé en isolement à différentes dates.
24. La Cour constate que le requérant n’a pas explicité en fait ni qualifié ou argumenté en droit ces doléances, et qu’il ne s’agit donc pas de « griefs » au sens de la jurisprudence Radomilja et autres c. Croatie ([GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). Partant, la Cour ne les examinera pas.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
25. Le requérant allègue que ses conditions de détention dans la maison d’arrêt no IZ-65/1, comprenant les fouilles corporelles, ont constitué un traitement inhumain et dégradant, en violation de l’article 3 de la Convention qui en sa partie pertinente est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis (...) à des (...) traitements inhumains ou dégradants. »
1. Sur la recevabilité
26. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
27. Dans ses observations, le requérant s’accorde à dire, avec le Gouvernement, qu’il a été détenu dans la cellule no 65 jusqu’au 8 décembre 2017 et que cette cellule mesurait effectivement 16,9 m2, mais il estime que 1,3 m2 doivent être déduits de cette surface pour tenir compte des toilettes dans la cellule. Le requérant insiste sur le fait que la cellule accueillait jusqu’au six détenus en même temps et était surpeuplée. Enfin, il argue que les fouilles corporelles intégrales, pratiquées plusieurs fois par semaine, n’avaient aucun fondement objectif et ne poursuivaient que le but de l’humilier.
28. Le Gouvernement soutient que les conditions de détention du requérant n’étaient pas constitutives de mauvais traitement, et il fournit à l’appui de cette thèse les plans de la maison d’arrêt, selon lesquels la surface de la cellule en cause était de 16,9 m2. Il n’a pas présenté d’observations sur les fouilles intégrales du requérant.
2. Appréciation de la Cour
29. La Cour note que les parties sont en désaccord quant au calcul de la surface de la cellule no 65 (avec ou sans la surface des toilettes), ainsi que quant au nombre maximal des détenus dans cette cellule.
30. À cet égard, elle rappelle avoir dit que la surface totale de la cellule ne doit pas comprendre celle des sanitaires mais que le calcul de la surface disponible dans la cellule doit inclure l’espace occupé par les meubles (Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, § 116, 20 octobre 2016). Partant, elle considère que la surface pertinente de la cellule était, comme le soutient le requérant, de 15,6 m2.
31. Quant au deuxième point de désaccord, la Cour se base sur la réponse de l’administration de la maison d’arrêt, selon laquelle la cellule en question accueillait cinq personnes dont le requérant et était surpeuplée (paragraphe 16 ci-dessus). Elle estime donc que l’intéressé disposait de 3,12 m2 d’espace. La Cour rappelle que, lorsqu’un détenu dispose dans la cellule d’un espace personnel compris entre 3 et 4 m², le facteur spatial demeure un élément de poids dans l’appréciation que fait la Cour du caractère adéquat ou non des conditions de détention. En pareil cas, elle conclura à la violation de l’article 3 si le manque d’espace s’accompagne d’autres mauvaises conditions matérielles de détention (Muršić, précité, § 139). En l’espèce, le Gouvernement n’a pas démenti les allégations du requérant relatives à un nombre de bancs insuffisant, à l’absence d’eau chaude et au tabagisme passif dans la cellule. Dans ces circonstances, la Cour conclut que ces conditions matérielles de détention en maison d’arrêt, combinées à l’espace personnel réduit ont résulté en un traitement dégradant du requérant, au sens de l’article 3 de la Convention (mutatis mutandis, Sylla et Nollomont c. Belgique, nos 37768/13 et 36467/14, § 41, 16 mai 2017).
32. Elle relève également que le Gouvernement n’a pas commenté les doléances du requérant quant aux fouilles corporelles intégrales. La Cour estime que de telles fouilles routinières, dont aucune justification n’a été démontrée, ont aussi constitué un traitement dégradant du requérant (voir à cet égard Van der Ven c. Pays-Bas, no 50901/99, §§ 60-61, CEDH 2003‑II, et les références qui y sont citées, et, récemment, Roth c. Allemagne, nos 6780/18 et 30776/18, §§ 70-71, 22 octobre 2020).
33. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 3 de la Convention.
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION
34. Le requérant se plaint d’une impossibilité de former un recours contre la décision de placement en détention indiquée dans le jugement de condamnation en première instance. Il invoque l’article 5 § 4 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
Sur la recevabilité
35. Les parties n’ont pas présenté d’observations sur la recevabilité de ce grief.
36. La Cour rappelle que l’article 5 § 4 de la Convention, qui consacre le droit des personnes arrêtées ou détenues à obtenir « à bref délai » une décision judiciaire sur la régularité de leur détention, n’entre normalement pas en jeu dans le cas des détentions régies par l’article 5 § 1 a) de la Convention (détention régulière après condamnation par un tribunal compétent). Dès lors qu’une personne est privée de sa liberté à la suite du prononcé d’une condamnation par un tribunal compétent, le contrôle exigé par l’article 5 § 4 se trouve incorporé à la décision rendue à l’issue du procès, et aucun autre contrôle n’est requis (De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, 18 juin 1971, p. 76, série A no 12). Un accusé est considéré comme détenu « après condamnation par un tribunal compétent » au sens de l’article 5 § 1 a) dès que le jugement a été rendu en première instance, même si celui-ci n’est pas encore définitif et reste susceptible de recours (Wemhof c. Allemagne, no 2122/64, § 9, 27 juin 1968, et Ruslan Yakovenko c. Ukraine, no 5425/11, § 46, CEDH 2015).
37. En l’espèce, les parties ne sont pas en désaccord sur ce que le jugement du 3 juillet 2017 constitue une « condamnation par un tribunal compétent ». Rien ne démontre que cette condamnation fût arbitraire ou que le tribunal n’eût pas la compétence pour la prononcer. Partant, bien que le tribunal eût qualifié la détention de « mesure de sûreté » et « détention provisoire » au sens du droit russe (paragraphes 6, 21 et 22 ci-dessus), le contrôle de la légalité de la détention du requérant, exigé par l’article 5 § 4, a été incorporé dans le jugement de condamnation, et un contrôle séparé n’était pas requis (voir, mutatis mutandis, Stollenwerk c. Allemagne, no 8844/12, §§ 35‑36, 7 septembre 2017, et, pour un exemple plus récent, Farrakhov c. Russie [comité], no 33128/08, § 63, 27 juillet 2018).
38. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
4. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du Protocole no 1 à LA CONVENTION
39. Le requérant se plaint de la rétention de la caution entre le prononcé du jugement de condamnation et le prononcé de l’arrêt d’appel. Il invoque l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
1. Sur la recevabilité
40. Le Gouvernement argue que l’argent versé à titre de cautionnement était la propriété exclusive de Mme Kasilova et conclut que le grief est incompatible ratione materiae et ratione personae.
41. Le requérant soutient que cet argent était un bien commun aux époux, et qu’il n’avait pas la possibilité physique de verser ce montant car il était en détention.
42. Le Gouvernement n’ayant pas démontré que le requérant et son épouse avaient un régime de séparation de biens ou que, pour d’autres raisons, le montant litigieux était un bien propre à Mme Kasilova, la Cour considère donc qu’il s’agissait des biens communs indivis qui étaient dès lors à considérer comme « biens » du requérant, au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Partant, elle rejette l’exception du Gouvernement.
43. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
44. Le requérant se plaint que pendant plus de 11 mois, du 3 juillet 2017 au 7 juin 2018, il existait simultanément deux mesures avec le même but d’assurer la comparution de l’intéressé à son procès en appel : la détention et le cautionnement. Il estime que le cautionnement est devenu non nécessaire à partir du moment de son placement en détention.
45. Le Gouvernement considère que la rétention de la caution ne constitue pas une ingérence dans le droit du requérant et de son épouse au respect de leurs biens. Il explique que, en vertu de la loi russe, d’une part, l’application simultanée de deux mesures de sûreté n’est pas possible, mais, d’autre part, l’injonction de restitution de la caution ne peut être exécutée qu’à compter du moment où le jugement de condamnation devient définitif, sauf indication expresse contraire du tribunal, indication qui n’a pas été faite en l’espèce.
2. Appréciation de la Cour
46. La Cour estime que, contrairement à la thèse du Gouvernement, la rétention de la caution entre le 3 juillet 2017 et le 7 juin 2018 s’analyse en une ingérence dans le droit du requérant au respect de ses biens, et, plus particulièrement, en une « réglementation de l’usage des biens », au sens du deuxième alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (UBS AG c. France (déc.), no 29778/15, § 18, 29 novembre 2016).
47. Elle rappelle que toute mesure d’ingérence doit être opérée « dans les conditions prévues par la loi », poursuivre un but d’intérêt public (ou général) légitime et être proportionnée à ce but.
48. S’agissant de la légalité de la rétention, la Cour observe que si le CPP ne prévoit pas expressément de moment où la caution doit être restituée, le Plénum de la Cour suprême a expliqué que le cautionnement est maintenu jusqu’à ce que le jugement devienne définitif (paragraphe 22 ci‑dessus). En l’espèce, le tribunal ayant condamné le requérant en première instance a ordonné la restitution de la caution, sans imposer de délai pour une telle restitution. Par la suite, ce tribunal a rejeté la demande de restitution au motif que le jugement de condamnation n’était pas encore devenu définitif (paragraphes 6 et 7 ci-dessus), alors même que le requérant avait déjà été placé en détention. Cette situation a résulté en une application simultanée de deux mesures de sûreté, au sens du droit russe, contrairement à l’article 97 du CPP selon lequel une seule mesure de sûreté peut être appliquée, cela ayant aussi été confirmé par le Gouvernement (paragraphes 18 et 45 ci-dessus).
49. Dans ces circonstances, la Cour demeure dubitative quant au point de savoir si la mesure peut passer pour avoir été opérée « dans les conditions prévues par la loi ». Toutefois, rappelant qu’elle ne dispose que d’une compétence limitée pour interpréter le droit interne et pour en contrôler le respect (Naït-Liman c. Suisse [GC], no [51357/07](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%2522appno%2522:%5B%252251357/07%2522%5D%7D), § 116, 15 mars 2018), elle n’estime pas nécessaire de trancher cette question, dès lors que l’ingérence méconnaît l’article 1 du Protocole no 1 pour d’autres raisons (paragraphe 50 et suivants ; voir, pour une approche similaire, Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 105, 25 octobre 2012).
50. S’agissant d’un « but d’intérêt général » de la rétention, la Cour rappelle que, grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est « d’utilité publique ». Dans le mécanisme de protection créé par la Convention, il leur appartient par conséquent de se prononcer les premières sur l’existence d’un problème d’intérêt général justifiant des privations de propriété. Dès lors, elles jouissent ici d’une certaine marge d’appréciation, comme en d’autres domaines auxquels s’étendent les garanties de la Convention. De plus, les notion d’« utilité publique » et d’« intérêt général » sont amples par nature (mutatis mutandis, ibidem, § 106, et Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 111-112, CEDH 2000‑I).
51. En l’espèce, la Cour note que, selon le CPP tel qu’interprété par la Cour suprême, le but du cautionnement est de garantir la comparution du suspect ou du prévenu, de prévenir la commission d’autres délits et toute entrave à la justice pénale, mais n’est point de garantir l’exécution du jugement. Or la Cour ne peut que constater que ces buts, indéniablement légitimes en soi, ont déjà été atteints par le placement immédiat du requérant en détention. Dans cette situation, la rétention de la caution – qui n’a jamais fait l’objet de saisie et qui ne servait pas au paiement de l’amende pénale – a perdu sa nécessité, ceci d’autant plus que le paiement de l’amende a déjà été garanti par la saisie des biens du requérant (paragraphes 6, 19 et 20 ci‑dessus ; comparer avec UBS AG, décision précitée, § 19), et le Gouvernement n’a pas démontré le contraire.
52. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut à l’absence d’un but légitime conforme à l’intérêt général de la rétention de la caution pendant onze moins et donc à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Cette conclusion rend non nécessaire l’examen de la proportionnalité de la mesure.
5. SUR LA VIOLATION DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention
53. Le requérant se plaint qu’il ne disposait pas d’un recours effectif pour se voir restituer le montant de la caution avant que le jugement de condamnation soit devenu définitif. Il invoque l’article 13 de la Convention ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
54. Le Gouvernement argue, sans plus de précisions, que le requérant a exercé les recours effectifs prévus par le droit russe pour faire valoir son grief tiré d’une violation de son droit au respect de ses biens.
55. La Cour relève que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus et qu’il doit donc être aussi déclaré recevable. Eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (paragraphe 52 ci-dessus), elle estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la question de savoir si, en l’espèce, il y a eu violation de l’article 13 de la Convention.
6. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
56. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
57. Le requérant demande 9 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi. Le Gouvernement indique que si la Cour trouve que la Convention avait été violée dans la présente affaire, la satisfaction équitable doit être accordée conformément à la jurisprudence bien établie de la Cour.
58. La Cour, statuant en équité, octroie au requérant 6 500 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû par lui sur cette somme à titre d’impôt.
2. Frais et dépens
59. Le requérant réclame 150 000 roubles (RUB) au titre des frais d’avocat. Il fournit à l’appui une facture libellée au nom du cabinet d’avocat de Mme Kasilova. Le Gouvernement n’a pas commenté cette demande.
60. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, en présence de la facture dûment établie et non contestée par le Gouvernement, la Cour estime que la demande des frais d’avocat est étayée. Cependant, elle considère le montant excessif par rapport à la complexité de la présente affaire, et elle alloue au requérant 1 500 EUR à ce titre, plus tout montant pouvant être dû par lui sur cette somme à titre d’impôt.
3. Intérêts moratoires
61. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare recevables les griefs tirés des articles 3 et 13 de la Convention, ainsi que de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, et le surplus de la requête irrecevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention en raison des conditions matérielles de détention et des fouilles corporelles du requérant en maison d’arrêt ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention :
1. 6 500 EUR (six mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
2. 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par lui sur cette somme à titre d’impôt, pour frais et dépens, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 juillet 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement. {signature_p_2}
Milan BlaškoPaul Lemmens
GreffierPrésident