CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE KURT c. AUTRICHE
(Requête no 62903/15)
ARRÊT
STRASBOURG
4 juillet 2019
Renvoi devant la Grande Chambre
04/11/2019
Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kurt c. Autriche,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Angelika Nußberger, présidente,
Yonko Grozev,
André Potocki,
Mārtiņš Mits,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Lәtif Hüseynov,
Lado Chanturia, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 mai 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 62903/15) dirigée contre la République d’Autriche et dont une ressortissante de cet État, Mme Senay Kurt (« la requérante »), a saisi la Cour le 16 décembre 2015 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante a été représentée par Me C. Kolbitsch, avocate exerçant à Vienne. Le gouvernement autrichien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. H. Tichy, chef du département de droit international du ministère autrichien de l’Europe, de l’Intégration et des Affaires étrangères.
3. La requérante alléguait que les autorités autrichiennes ne l’avaient pas protégée, non plus que ses enfants, contre son mari violent, ce qui se serait soldé par le meurtre de leur fils par ce dernier.
4. Le 30 mars 2017, les griefs formulés sur le terrain des articles 2, 3 et 8 de la Convention furent communiqués au Gouvernement et la requête fut déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La requérante est née en 1978 et réside à Unterwagram.
6. Elle épousa E. en 2003. Ils eurent deux enfants, A., né en 2004, et B., née en 2005.
7. Le 10 juillet 2010, la requérante appela la police parce que son époux l’avait frappée. Dans sa déposition à la police, elle allégua qu’elle avait des problèmes avec lui et qu’il la battait depuis des années. Elle ajouta que depuis peu il avait développé une dépendance au jeu, qu’il s’était lourdement endetté et avait perdu son emploi, de sorte que la situation s’était aggravée. Elle indiqua qu’elle avait toujours subvenu à ses besoins financiers mais qu’elle aussi avait perdu son emploi et qu’elle ne pouvait plus rembourser les dettes de son mari. La police nota que la requérante portait des traces de blessures, plus précisément des hématomes au coude et sur le haut du bras, qui résultaient, selon les dires de l’intéressée, de coups que lui aurait portés son époux.
8. Conformément à l’article 38a de la loi sur les services de sûreté (Sicherheitspolizeigesetz), la police remit à la requérante une brochure qui l’informait entre autres de la possibilité pour elle de demander une ordonnance d’éloignement temporaire (einstweilige Verfügung, ou ordonnance en référé) contre son mari en application de l’article 382 b) et e) de la loi sur les voies d’exécution (paragraphes 33, 37 et 39 ci-dessous).
9. Lorsque la police informa E. des allégations de son épouse, celui-ci déclara que tout allait bien avec elle mais qu’il s’était battu avec son propre frère la veille et qu’il avait été blessé au visage. Rien n’indiquait que E. fût en possession d’une arme. Une mesure d’interdiction (Betretungsverbot und Wegweisung zum Schutz vor Gewalt) fut prise contre E. en application de l’article 38a de la loi sur les services de sûreté. Cette mesure le contraignait à se tenir éloigné de l’appartement familial ainsi que de l’appartement des parents de la requérante et des environs pendant quatorze jours. Il apparaît que E. s’y fût conformé. La police transmit un rapport au parquet (Staatsanwaltschaft), lequel engagea des poursuites pénales contre E. le 20 décembre 2010.
10. Le 10 janvier 2011, le tribunal pénal régional (Landesgericht für Strafsachen) de Graz déclara E. coupable de coups et blessures et de comportement menaçant dangereux et le condamna à une peine d’emprisonnement de trois mois assortie d’un sursis avec une mise à l’épreuve de trois ans. La requérante refusa de témoigner contre E. Celui-ci fut néanmoins reconnu coupable de l’avoir poussée contre un mur et giflée, ainsi que d’avoir menacé ses propres frère et neveu.
11. Le mardi 22 mai 2012, la requérante, qui était accompagnée de sa conseillère du centre pour la protection des victimes de violences (Gewaltschutzzentrum), se rendit au tribunal de district (Bezirksgericht) de Sankt Pölten et déposa une demande de divorce. Lors de son audience devant le juge, qui se tint à 11 h 20, elle expliqua que si son couple avait volé en éclats, c’était parce que son mari n’aurait jamais cessé de la menacer et de se montrer violent depuis qu’ils étaient mariés. Elle indiqua que le samedi précédent la situation s’était envenimée et qu’elle avait été blessée. Elle ajouta qu’elle envisageait de le dénoncer à la police et qu’elle espérait qu’une mesure d’interdiction serait prise contre lui.
12. Le même jour, à 13 h 5, la requérante dénonça son époux à la police pour viol et menaces dangereuses. Elle fut entendue par une policière et décrivit en détail les faits suivants.
13. Selon la requérante, le samedi 19 mai 2012 à 15 heures, lorsque l’éventualité d’une séparation fut évoquée, la situation dégénéra. Pendant la dispute qui s’ensuivit, E. n’aurait cessé de dire qu’il ne pouvait pas vivre sans elle et les enfants et qu’il allait emmener les enfants en Turquie. Pendant cette altercation, il l’aurait étranglée et poussée sur le divan. Il lui aurait dit qu’il était un homme et qu’elle était une femme, et qu’elle était donc obligée d’avoir une relation sexuelle avec lui. La requérante lui aurait demandé de s’arrêter mais il lui aurait retiré les vêtements qui couvraient le bas de son corps et l’aurait violée. Il ne l’aurait pas tenue fermement mais elle ne lui aurait pas opposé de résistance, de peur d’être battue. Après l’incident, craignant de tomber enceinte, elle aurait pris une douche, se serait habillée et se serait rendue à la pharmacie pour se faire délivrer un contraceptif.
14. La requérante déclara ensuite que E. s’était montré violent à son égard dès le tout début de leur mariage et qu’en 2010, après qu’il l’eut blessée, une mesure d’interdiction valable deux semaines avait été prise contre lui. Elle ajouta qu’à la suite d’un autre incident qui serait survenu à cette époque-là et qui aurait concerné le frère et le neveu de E. à Graz, E. avait été reconnu coupable de coups et blessures et de menaces dangereuses. La requérante expliqua que, depuis 2010, elle était en contact régulier avec le centre local pour la protection des victimes de violences. Elle relata que plus tard, son époux s’était de sa propre initiative fait hospitaliser et traiter pour sa dépendance au jeu et ses troubles mentaux et qu’elle lui avait de ce fait pardonné, qu’elle avait refusé de témoigner contre lui pendant la procédure pénale et avait décidé de lui accorder une nouvelle chance. La situation aurait toutefois empiré en février 2012, lorsque E. aurait recommencé à jouer. La requérante déclara que depuis le début du mois de mars 2012, il la menaçait quotidiennement, en répétant selon elle toujours les mêmes phrases : « je vais te tuer », « je vais tuer nos enfants sous tes yeux », « je vais te faire tellement mal que tu vas me supplier de te tuer », « je vais m’en prendre aux enfants de ton frère si je suis renvoyé en Turquie » (le frère de la requérante vit en Turquie) et « je vais me pendre devant chez tes parents ». Elle indiqua qu’elle n’avait pas signalé ces menaces jusque-là de peur qu’il les mît à exécution si elle le faisait.
15. La requérante déclara que son époux la battait régulièrement et qu’il giflait parfois aussi les enfants. Elle répéta qu’elle avait très peur de son mari et que c’était pour se protéger elle-même et protéger ses enfants qu’elle rapportait tout cela à la police à ce moment-là. Elle ajouta qu’il lui confisquait toujours son téléphone mobile et qu’il l’enfermait parfois dans l’appartement pour l’empêcher de sortir.
16. La police prit des photographies des blessures que présentait la requérante (des hématomes sur le cou et des égratignures sur le menton). Un examen médical ne détecta toutefois pas sur elle de blessures habituellement occasionnées par un viol. Le procureur ordonna que E. fût entendu immédiatement.
17. Après avoir exposé sa situation à la police, à 17 heures la requérante fut raccompagnée au domicile conjugal par une agente de police. La policière interrogea E., lequel contesta les allégations de violences. Elle posa ensuite des questions aux enfants, qui confirmèrent que leur père battait leur mère et que depuis quelque temps, il les giflait aussi régulièrement. Se fondant sur ces faits ainsi que sur l’article 38a de la loi sur les services de sûreté, la policière prit une mesure d’interdiction contre E. Cette mesure contraignait l’intéressé à quitter le domicile conjugal et lui interdisait d’y revenir ; elle lui interdisait également l’accès à un périmètre autour du domicile familial ainsi qu’à l’appartement des parents de la requérante et au périmètre environnant. E. se vit confisquer les clés du domicile conjugal. La requérante reçut une « brochure destinée aux victimes de violences » qui l’informait entre autres de la possibilité pour elle de faire prolonger la durée et étendre le périmètre de validité de la mesure d’interdiction en sollicitant une ordonnance d’éloignement temporaire (einstweilige Verfügung) contre son époux en application de l’article 382 b) et e) de la loi sur les voies d’exécution (paragraphes 33, 37 et 39 ci-dessous). Selon le rapport de police, la requérante était « en larmes et terrorisée ».
18. Ce même rapport de police décrivait E. comme « légèrement nerveux » et « coopératif ». À 18 h 10, E. accompagna de son plein gré la policière au poste de police. Là, la teneur de la mesure d’interdiction lui fut expliquée. Il fut ensuite interrogé par un procureur qui lui exposa les allégations le visant. E. contesta les allégations de violences, de viol et de comportement menaçant. Il admit avoir eu un rapport sexuel avec son épouse le 19 mai 2012. Il prétendit toutefois que les relations sexuelles avec sa femme se déroulaient toujours de la même manière : selon lui, elle commençait par refuser avant de se laisser finalement convaincre.
19. Toujours le 22 mai 2012, après avoir entendu E., le parquet ouvrit une procédure pénale contre lui sur la base de soupçons de viol, de coups et blessures et de menaces dangereuses. À titre de mesure d’enquête supplémentaire, il ordonna que les enfants fussent entendus. L’audition des enfants, qui eut aussi lieu le même jour, fut menée par une policière spécialement formée à cet effet. Les enfants dirent que leur père battait leur mère et qu’il les frappait eux aussi, y compris sur le visage.
20. Le 23 mai 2012, la direction de la police fédérale (Bundespolizeidirektion) de Sankt Pölten examina la légalité de la mesure d’interdiction qui avait été émise contre E. (en application de l’article 38a(6) de la loi sur les services de sûreté, paragraphe 33 ci-dessous). Elle conclut que les éléments de preuve démontraient de manière cohérente et convaincante que E. s’était montré violent à l’égard de sa famille et que la mesure d’interdiction était donc légitime.
21. Le 24 mai 2012 à 9 heures, E. se rendit de sa propre initiative au poste de police afin de demander s’il lui serait possible de prendre contact avec ses enfants. La police saisit cette occasion pour l’interroger et pour lui lire les dépositions de ses enfants, qui avaient déclaré qu’il les avait battus. E. avoua qu’il les frappait « de temps en temps », mais seulement « dans un but éducatif », « pas sur le visage », et « jamais violemment ». Il ajouta que son épouse giflait elle aussi les enfants de temps à autre. Il indiqua que ses enfants étaient tout pour lui et qu’il n’avait personne d’autre. Il déclara que la veille il avait eu une conversation téléphonique avec sa fille et qu’elle lui avait dit vouloir le voir. Il reconnut qu’il avait des problèmes avec son épouse et que celle-ci était « une femme d’une telle froideur » que cela faisait longtemps qu’il ne dormait plus dans le lit conjugal mais sur un canapé dans le salon. Il affirma ne pas l’avoir battue au cours des trois dernières années.
22. Le 25 mai 2012, E. se rendit à l’école de A. et de B. Il dit à l’institutrice de A. qu’il voulait donner de l’argent à son fils et demanda s’il pouvait s’entretenir brièvement avec lui en privé. L’enseignante, qui déclara ultérieurement savoir que les élèves devaient payer certaines manifestations scolaires mais ne pas avoir été informée des problèmes dans la famille, accepta. Lorsqu’elle constata que A. ne revenait pas en classe, elle partit à sa recherche. Elle le trouva dans le sous-sol de l’école, avec une balle dans la tête. Sa sœur, B., qui avait vu son frère se faire tirer dessus, était indemne. E. était parti. Un mandat d’arrêt contre lui fut immédiatement délivré. A. fut admis dans une unité de soins intensifs à l’hôpital de la ville.
23. La police entendit plusieurs témoins, dont la requérante et sa fille. La requérante déclara que E. avait toujours présenté « des visages extrêmement différents » ; elle ajouta qu’il se montrait toujours amical à l’égard des étrangers et qu’elle était la seule à connaître « son vrai visage ». Elle indiqua qu’après l’adoption de la mesure d’interdiction, il l’avait appelée tous les jours, plusieurs fois par jour. Il lui aurait dit qu’il voulait la voir avec les enfants. Elle lui aurait répondu qu’il pouvait bien sûr voir les enfants en présence de leur grand-père maternel. Elle aurait également dit aux enfants qu’ils pouvaient voir leur père autant qu’ils le voulaient. Elle précisa qu’elle préférait simplement éviter de rencontrer son époux seule avec les enfants de crainte qu’il ne les tuât sous ses yeux. La requérante déclara qu’elle avait vu son époux devant l’école dans sa voiture le matin avant l’incident. Elle ajouta qu’elle avait eu l’intention d’informer l’enseignante des problèmes familiaux, mais qu’elle avait prévu de le faire le lendemain, c’est-à-dire le 26 mai.
24. La conseillère du centre pour la protection des victimes de violences qui suivait la requérante déclara qu’elle n’aurait jamais imaginé que E. commettrait un tel crime. L’institutrice de A. dit n’avoir jamais remarqué sur le petit garçon de blessure ni aucun autre signe qui aurait permis de soupçonner qu’il pût être victime de violences domestiques. Elle ajouta n’avoir jamais été au courant de menaces qui auraient été proférées contre les enfants. La mère de l’un des camarades de A., une infirmière, décrivit E. comme une personne « amicale et courtoise ». Elle dit l’avoir vu une heure avant l’incident devant l’école, l’avoir salué et lui avoir serré la main. Le père d’un autre camarade déclara lui aussi avoir rencontré E. ce matin-là et ajouta que l’intéressé s’était montré « calme et poli ».
25. Le même jour, à 10 h 15, E. fut retrouvé mort dans sa voiture. Il s’était suicidé en retournant l’arme contre lui. À la lecture de la note annonçant son suicide, qui était datée du 24 mai 2012 et fut recueillie dans le véhicule, il apparut que E. avait en réalité prévu de tuer les deux enfants puis de se suicider. Il avait écrit qu’il aimait sa femme et ses enfants et qu’il ne pouvait pas vivre sans eux.
26. Le 27 mai 2012, A. succomba à ses blessures.
27. Le 11 février 2014, la requérante engagea une action en responsabilité publique. Elle soutenait que le parquet aurait dû demander le placement de E. en détention provisoire le 22 mai 2012, après qu’elle eut dénoncé celui-ci à la police. À son avis, il existait alors un risque réel et immédiat que E. s’en prît de nouveau à sa famille. Elle considérait qu’il aurait dû être évident pour les autorités que la mesure d’interdiction n’assurerait pas une protection suffisante, d’autant plus que la police savait selon elle que cette mesure ne pouvait pas être étendue à l’école des enfants. Elle réclamait 37 000 euros (EUR) pour préjudice moral. Elle invitait également le tribunal à rendre un jugement déclaratoire (Feststellungsbegehren) indiquant que la République d’Autriche serait responsable de tout préjudice futur (comme des problèmes psychologiques et physiques que pourrait connaître la requérante) qui pourrait résulter du meurtre de son fils, qu’elle chiffra à 5 000 EUR.
28. Le 14 novembre 2014, le tribunal régional (Landesgericht) de Sankt Pölten débouta la requérante. Il dit que, compte tenu des informations dont les autorités disposaient à l’époque des faits, la vie de A. n’était pas menacée par un risque immédiat. Le tribunal releva qu’une mesure d’interdiction avait été prise contre E. afin de lui enjoindre de rester à distance du domicile conjugal et de l’appartement des parents de la requérante, ainsi que des environs de ces deux domiciles. Il indiqua que E. ne s’était jamais montré agressif en public auparavant et qu’alors même qu’il était censé avoir proféré des menaces contre sa famille pendant des années, il ne les avait jamais mises à exécution. Il précisa que E. s’était conformé à la mesure d’interdiction prise en 2010, et qu’après l’incident de 2010 plus aucun acte répréhensible n’avait été signalé aux autorités jusqu’à ce que la requérante le dénonçât à la police le 22 mai 2012. Aux yeux du tribunal, rien n’indiquait que E. eût été en possession d’une arme à feu ou qu’il eût cherché à s’en procurer une. Le tribunal exposa de plus qu’après l’adoption de la mesure d’interdiction, E. avait coopéré avec la police et n’avait pas laissé transparaître la moindre agressivité, ce qui avait permis aux autorités de supposer que les tensions allaient s’apaiser. Le tribunal dit avoir mis en balance le droit de la requérante et de ses enfants à bénéficier d’une protection, d’une part, et les droits de E. tels que garantis par l’article 5 de la Convention, d’autre part, et en avoir conclu qu’une détention provisoire ne devait être envisagée qu’à titre d’ultima ratio. Il expliqua qu’une mesure moins lourde avait été décidée à la place, à savoir la mesure d’interdiction couvrant les deux résidences. Il conclut que le parquet n’avait donc ni agi de manière irrégulière ni commis de faute en s’abstenant de placer E. en détention provisoire.
29. La requérante fit appel, répétant que le parquet aurait dû discerner une escalade du risque que E. commît de nouveaux actes violents en réaction à la demande de divorce qu’elle avait déposée. Elle présenta des statistiques visant à démontrer que le nombre des homicides commis entre partenaires serait sensiblement supérieur pendant la phase de séparation d’un couple, phase dans laquelle elle et E. se seraient précisément trouvés. Elle affirma que les autorités savaient que les violences que E. lui aurait fait subir se seraient intensifiées à partir de février 2012. Selon elle, il l’avait spécifiquement menacée de tuer les enfants sous ses yeux et de la tuer, ou de se suicider. Elle argua également que les autorités internes étaient tenues, au titre de l’article 2 de la Convention, par une obligation positive de protéger sa vie ainsi que celle de ses enfants en recourant aux dispositions de droit pénal et aux mesures pertinentes qui y étaient prévues, ce qui, dans sa situation, ne pouvait selon elle se traduire que par un placement en détention de E. Elle indiqua que l’ordonnance d’éloignement temporaire prise à titre de « mesure moins lourde » n’était pas suffisante, la police ne pouvant pas l’étendre à l’école des enfants.
30. Le 30 janvier 2015, la cour d’appel de Vienne (Oberlandesgericht) rejeta l’appel de la requérante. Elle dit que le parquet disposait d’un certain pouvoir discrétionnaire lorsqu’il s’agissait de décider s’il fallait ou non placer une personne en détention provisoire. Selon la cour d’appel, une responsabilité civile publique ne pouvait être établie que si la décision n’était pas justifiée dans les circonstances de l’espèce. Pour cette juridiction, l’évaluation de pareille décision devait prendre pour point de départ les informations spécifiques dont disposaient les autorités au moment où la décision avait été adoptée. La cour d’appel ajouta que le parquet devait trancher sur la base des informations spécifiques disponibles ainsi que des faits de la cause portés à sa connaissance. Elle indiqua qu’en l’absence de ces informations, des données générales relatives à l’augmentation du risque d’homicide entre conjoints pendant les procédures de divorce ne jouaient pas un rôle décisif. Pour la cour d’appel, ce qui comptait en l’occurrence c’était de savoir si, à l’époque considérée, des raisons sérieuses permettaient de dire qu’il existait un risque réel et individuel que E. commît de nouvelles infractions graves contre la requérante et ses enfants. Sur la base des informations dont le parquet disposait à l’époque des faits et sachant qu’une mesure d’interdiction avait déjà été prise, la cour d’appel conclut que, pour les raisons déjà énoncées par le tribunal régional de Sankt Pölten, aucun motif suffisamment spécifique ne laissait supposer l’existence de pareil risque, en particulier dans les lieux publics.
31. Le 23 avril 2015, la Cour suprême rejeta un recours extraordinaire formé par la requérante sur des points de droit. La décision fut notifiée à l’avocate de l’intéressée le 16 juin 2015.
2. LE DROIT ET LA PRATIQUE PERTINENTS
1. Le droit et la pratique internes
32. L’article 22 (2) de la loi sur les services de sûreté (intitulé « Protection préventive des biens juridiques »), tel qu’en vigueur à l’époque des faits, se lisait ainsi :
« Les autorités de sûreté sont tenues d’empêcher les atteintes dangereuses à la vie, à la santé, à la liberté, à la moralité, aux biens ou à l’environnement, si de telles atteintes sont probables. »
33. Les parties pertinentes de l’article 38a de la loi sur les services de sûreté (intitulé « Mesures d’interdiction aux fins de la protection contre les violences » (Betretungsverbot und Wegweisung zum Schutz vor Gewalt)), tel qu’en vigueur à l’époque des faits, se lisaient ainsi :
« (1) Si, sur la base de faits précis, notamment du fait d’une agression dangereuse antérieure, il faut supposer qu’une atteinte dangereuse à la vie, à la santé ou à la liberté est imminente, les agents des forces de police sont habilités à interdire à une personne représentant une menace d’accéder au domicile où vit une personne en danger, ainsi qu’à ses environs immédiats. [La police] doit informer [la personne représentant une menace] des lieux auxquels l’interdiction s’applique ; ce périmètre est à déterminer conformément aux exigences d’une protection préventive effective.
(2) Dans les conditions prévues au paragraphe 1, les autorités de sûreté publique sont habilitées à prendre une mesure d’interdiction qui doit être définie conformément au paragraphe 1 ; toutefois, il leur est interdit de recourir à la force aux fins de faire respecter cette interdiction. En cas d’interdiction de retour au domicile, il y a lieu en particulier de vérifier si cette ingérence dans la vie privée de la personne visée est proportionnée. Les agents des forces de police (...) sont tenus de proposer [à la personne représentant une menace] (...) la possibilité d’être informée des solutions d’hébergement qui lui sont ouvertes (...)
(4) Les agents des forces de police (...) sont tenus d’informer la personne en danger de la possibilité pour elle de solliciter une ordonnance d’éloignement temporaire en application de l’article 382 b) et e) de la loi sur les voies d’exécution et de lui signaler des établissements de protection des victimes adaptés (...)
(6) Les autorités de sûreté doivent être informées sans délai de l’adoption d’une mesure d’interdiction et doivent en contrôler [la légalité] sous un délai de 48 heures (...)
(7) Les autorités de sûreté publique doivent vérifier au moins une fois au cours des trois premiers jours de validité de la mesure d’interdiction si celle-ci est respectée. La mesure d’interdiction expire deux semaines après son adoption, à moins qu’une demande d’ordonnance d’éloignement temporaire ne soit soumise au tribunal compétent dans le [courant de ces deux semaines] en vertu de l’article 382 b) et e) de la loi sur les voies d’exécution (Exekutionsordnung) (...) »
34. Selon les statistiques publiées par le ministère de l’Intérieur (Innenministerium) autrichien, en 2012 la police a pris 7 647 mesures d’interdiction en application de l’article 38a de la loi sur les services de sûreté.
35. Les parties pertinentes de l’article 38a de la loi sur les services de sûreté, tel que modifié à la suite des faits de la cause avec effet au 1er septembre 2013, sont ainsi libellées :
« (1) S’il existe des éléments, en particulier une agression dangereuse antérieure, laissant nécessairement supposer qu’une atteinte dangereuse à la vie, à la santé ou à la liberté est imminente, les agents des forces de police sont habilités à interdire à une personne représentant une menace d’accéder
1. au domicile où vit une personne en danger, ainsi qu’à ses environs immédiats ; et
2. si la personne en danger a moins de 14 ans, d’accéder de surcroît
a) à l’établissement scolaire que le mineur en danger fréquente au titre de la scolarité obligatoire (...) ou
b) à l’établissement de garde d’enfants qu’il fréquente, ou
c) à la crèche qu’il fréquente
ainsi qu’à un périmètre de cinquante mètres de rayon autour de ces lieux.
(2) (...) Dans le cas d’une mesure interdisant un retour au domicile, il y a lieu de vérifier en particulier que cette ingérence dans la vie privée de la personne visée est proportionnée (...)
(4) Les agents des forces de police sont de plus tenus d’informer
1. la personne en danger de la possibilité pour elle de solliciter une ordonnance d’éloignement temporaire en application de l’article 382 b) et e) de la loi sur les voies d’exécution et de lui signaler des établissements de protection des victimes adaptés (...), et
2. si des personnes de moins de 14 ans sont en danger, les agents des forces de police doivent en informer immédiatement
a) le service local de protection de l’enfance et de la jeunesse responsable en application de l’article (...) et
b) le chef de l’établissement visé au paragraphe 1 (2) pour lequel l’interdiction a été imposée (...) »
36. Les parties pertinentes de l’article 84 de la loi sur les services de sûreté, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, se lisaient ainsi :
« (1) une personne qui (...)
2. passe outre une mesure d’interdiction prise en application de l’article 38a, paragraphe 2 (...)
commet une infraction administrative et est passible d’une amende pouvant aller jusqu’à 500 euros, ou, faute du paiement de ladite amende, d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à deux semaines. »
37. Les parties pertinentes de l’article 382 b) de la loi sur les voies d’exécution (intitulé « Protection contre la violence au domicile ») se lisaient ainsi :
« (1) Lorsqu’une personne rend la poursuite de la cohabitation intolérable pour une autre personne par une agression physique, la menace de pareille agression ou un comportement affectant sérieusement sa santé mentale, le tribunal doit, à la demande de [la personne en danger],
1. ordonner à ladite personne de quitter le domicile et ses environs immédiats, et
2. lui interdire de retourner à son domicile et dans ses environs immédiats si ce domicile est la résidence principale et essentielle de la personne demanderesse (...) »
38. Les parties pertinentes de l’article 382 c) de la loi sur les voies d’exécution (intitulé « Procédure et délivrance »), tel qu’en vigueur à l’époque des faits, se lisaient ainsi :
« (1) En cas de risque imminent d’une nouvelle mise en danger par la personne représentant une menace, il y a lieu de renoncer à entendre [celle-ci] avant de délivrer une ordonnance d’éloignement temporaire en application de l’article 382 b), paragraphe 1. Pareil risque peut être révélé en particulier par un rapport des autorités de sûreté, que le tribunal doit se procurer d’office ; les autorités de sûreté sont tenues de transmettre ces rapports aux tribunaux sans délai. La [demande d’ordonnance] doit toutefois être notifiée au défendeur immédiatement si elle est soumise sans retard indu après l’adoption d’une mesure d’interdiction (article 38a paragraphe 7 de la loi sur les services de sûreté) (...)
(3) Les entités suivantes doivent être avisées immédiatement de la teneur de l’ordonnance judiciaire statuant sur une demande d’ordonnance d’éloignement temporaire en application de l’article 382 b) et d’une ordonnance judiciaire levant l’ordonnance d’éloignement temporaire (...)
2. si l’une des parties est un mineur, le service local de protection de l’enfance et de la jeunesse (...) »
39. Les parties pertinentes de l’article 382 e) de la loi sur les voies d’exécution (intitulé « Protection générale contre la violence ») se lisaient ainsi :
« (1) Lorsqu’une personne rend la poursuite de la cohabitation intolérable pour une autre personne par une agression physique, la menace de pareille agression ou un comportement affectant sérieusement sa santé mentale, le tribunal doit, à la demande de [la personne en danger], ordonner à ladite personne,
1. de se tenir à distance de certains lieux nommément désignés et
2. d’éviter de rencontrer la personne demanderesse ou de prendre contact avec elle,
à moins que cela aille à l’encontre des intérêts essentiels de [la personne représentant une menace] (...) »
40. En application de la loi sur les voies d’exécution, par laquelle une mesure d’interdiction prise par la police peut être délivrée ou prolongée (article 382 b)) ou par laquelle le périmètre de validité d’une mesure d’interdiction prise par la police peut être étendu (article 382 e)), une ordonnance d’éloignement temporaire peut être demandée dans un délai de deux semaines à compter de la délivrance de la mesure concernée par la police. Bien que la loi ne le précise pas spécifiquement, la juridiction civile dispose d’un délai maximum de quatre semaines pour statuer sur la demande présentée en vertu de l’article 382 e).
41. L’article 170 du code de procédure pénale (figurant au chapitre consacré aux « arrestations ») est ainsi libellé :
« (1) L’arrestation d’une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction est autorisée
1. si la personne a été surprise en train de commettre l’infraction ou est soupçonnée de manière plausible d’avoir commis l’infraction, ou si elle est surprise en possession d’objets indiquant sa participation à l’infraction,
2. si la personne s’est enfuie ou se cache ou s’il existe des éléments révélateurs d’un risque qu’elle s’enfuie ou se cache,
3. si la personne tente d’influencer des témoins, des experts appelés à témoigner ou des co-suspects, de faire disparaître des éléments prouvant l’infraction ou d’entraver la manifestation de la vérité de toute autre manière ou s’il existe des preuves factuelles spécifiques indiquant un risque que la personne tente de le faire,
4. si la personne est soupçonnée d’avoir commis une infraction passible d’une peine d’emprisonnement supérieure à six mois ou s’il existe des preuves factuelles spécifiques permettant de supposer qu’elle commettra pareille infraction, dirigée contre le même bien juridique, ou qu’elle mettra à exécution l’acte qu’elle est soupçonnée d’avoir tenté ou menacé d’accomplir (article 74 § 1 (5) du code pénal).
(2) Si l’infraction est passible d’une peine d’emprisonnement d’au moins dix ans, l’arrestation doit être ordonnée à moins que l’on puisse supposer, sur la base de preuves factuelles, que tous les motifs d’arrestation visés au paragraphe 1, paragraphes (2) à (4), peuvent être exclus.
(3) L’arrestation et la détention ne peuvent pas être ordonnées si elles seraient disproportionnées au regard de l’importance de l’affaire (article 5). »
42. Les parties pertinentes de l’article 171 du code de procédure pénale tel qu’en vigueur à l’époque des faits étaient ainsi libellées :
« (1) L’arrestation doit être effectuée par la police sur la base d’un mandat qui a été délivré par le parquet et approuvé par un tribunal.
(2) La police peut arrêter un suspect d’office
1. dans les cas visés à l’article 170 paragraphe 1 (1) et
2. dans les cas visés à l’article 170 paragraphe 1 (2) à (4), si, du fait d’un danger imminent, une ordonnance du parquet ne peut être obtenue dans les temps.
(3) En cas d’arrestation effectuée en application du paragraphe 1, l’autorisation judiciaire de l’arrestation doit être signifiée au suspect immédiatement ou dans les vingt-quatre heures suivant l’arrestation ; en cas d’arrestation effectuée en application du paragraphe 2, une déclaration écrite de la police faisant état de la forte suspicion d’infraction et du motif de l’arrestation [doit être délivrée au suspect]. En outre, le suspect doit être avisé immédiatement, ou immédiatement après son arrestation, qu’il a le droit
1. d’informer ou de faire informer de son arrestation un proche ou une autre personne de confiance et un avocat (...)
2. de demander la désignation d’un avocat au titre de l’aide judiciaire, le cas échéant,
3. de déposer une plainte ou d’introduire un recours contre son arrestation et de demander sa remise en liberté à tout moment. »
43. Les parties pertinentes de l’article 173 du code de procédure pénale (figurant au chapitre consacré à la « détention provisoire ») tel qu’en vigueur à l’époque des faits étaient ainsi libellées :
« (1) La détention provisoire ne peut être ordonnée et maintenue qu’à la demande du parquet, et si le suspect est fortement soupçonné d’avoir commis une infraction spécifique, s’il a été entendu par le tribunal compétent concernant l’objet de l’accusation, et si les motifs de la détention provisoire et l’un des motifs de détention énoncés au paragraphe 2 sont réunis. [La détention provisoire] ne peut être ordonnée ou maintenue si elle est disproportionnée au regard de l’importance de l’affaire ou si des mesures plus clémentes (gelindere Mittel) (paragraphe 5) permettraient d’obtenir le même résultat [que la détention provisoire].
(2) Il existe un motif de détention si l’on peut supposer, sur la base de certaines données factuelles, que s’il était laissé en liberté, le suspect risquerait
1. de prendre la fuite ou de se cacher du fait de la nature et de la sévérité de la peine prévisible, ou pour d’autres raisons
2. d’influencer des témoins, des experts appelés à témoigner ou des co-suspects, de faire disparaître des preuves de l’infraction ou d’entraver la manifestation de la vérité de toute autre manière
3. malgré l’ouverture contre lui [le suspect] d’une procédure pour une infraction passible d’une peine d’emprisonnement supérieure à six mois
a. de commettre une infraction pénale entraînant des conséquences graves, qui vise le même bien juridique que l’infraction pénale entraînant des conséquences graves dont il est soupçonné
b. de commettre une infraction pénale, n’entraînant pas uniquement des conséquences mineures, qui vise le même bien juridique que l’infraction dont il est soupçonné, s’il a déjà été condamné ou s’il est actuellement soupçonné d’avoir commis pareilles infractions de manière répétée ou continue
c. de commettre une infraction pénale, passible d’une peine d’emprisonnement supérieure à six mois, qui vise le même bien juridique que l’infraction pénale dont il est soupçonné et pour laquelle il a déjà été condamné deux fois, ou
d. de mettre à exécution l’acte qu’il est soupçonné d’avoir tenté ou menacé d’accomplir (article 74 paragraphe 1 (5) du code pénal autrichien).
(3) Il n’y a en aucun cas lieu de supposer un risque de fuite si le suspect est soupçonné d’une infraction pénale qui n’est pas passible d’une peine d’emprisonnement supérieure à cinq ans, s’il vit dans un environnement stable et s’il dispose d’une résidence permanente en Autriche, à moins qu’il n’ait déjà pris des dispositions pour s’enfuir. Dans l’évaluation de la probabilité que le suspect commette une infraction visée au paragraphe 2 (3), il faut accorder un poids particulier au fait, le cas échéant, que le suspect représente une menace pour la vie et l’intégrité physique d’autrui ou qu’il risque de commettre des infractions au sein d’une organisation criminelle ou d’une association terroriste. Par ailleurs, l’appréciation de ce motif de détention prend en considération la réduction du risque susceptible de se produire dans l’hypothèse où les circonstances ont changé par rapport au moment de la commission de l’infraction dont il est soupçonné (...)
(5) Les mesures plus clémentes sont, en particulier :
1. l’engagement [par le suspect] de ne pas s’enfuir, de ne pas se cacher et de ne pas quitter son lieu de résidence sans l’autorisation du parquet jusqu’à la conclusion définitive de la procédure pénale
2. l’engagement [par le suspect] de ne pas tenter d’entraver l’enquête
3. dans les cas de violences domestiques (article 38a de la loi sur les services de sûreté), l’engagement [par le suspect] de s’abstenir de tout contact avec la victime et l’engagement de se conformer à l’ordre de s’abstenir d’accéder à un domicile particulier ou à ses environs immédiats ou de se conformer à une mesure d’interdiction existante prise en application de l’article 38a, paragraphe 2, de la loi sur les services de sûreté ou à une ordonnance d’éloignement temporaire existante prise en application de l’article 382 b) de la loi sur les voies d’exécution, y compris la confiscation [au suspect] de toutes les clés du domicile
4. l’ordre de vivre en un lieu donné, auprès d’une famille donnée, de se tenir à distance de certains domiciles, de certains lieux ou de certaines personnes, de s’abstenir de consommer de l’alcool ou autres substances addictives, ou l’ordre d’avoir un emploi stable
5. l’ordre de signaler tout changement de résidence ou de se présenter à la police ou à une autre autorité à intervalles donnés (...) »
44. Selon le ministère de la Justice (Justizministerium) autrichien, 8 640 placements en détention provisoire ont été ordonnés en 2012. Quelque 470 d’entre eux concernaient des atteintes à la liberté personnelle et 389 des atteintes à la vie et à l’intégrité physique.
2. Le droit et la pratique internationaux
45. Le droit international pertinent est pour partie résumé dans l’arrêt Opuz c. Turquie (no 33401/02, §§ 72-90, CEDH 2009).
46. La Convention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (« la CEDAW ») a été adoptée en 1979 par l’Assemblée générale des Nations unies. L’Autriche a ratifié la CEDAW le 31 mars 1982 et le protocole facultatif à cette convention le 6 septembre 2000.
47. L’Autriche a signé la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (« la Convention d’Istanbul ») le 11 mai 2011, l’a ratifiée le 14 novembre 2013 (donc postérieurement aux faits de la cause en l’espèce) et cette convention est entrée en vigueur à l’égard de l’Autriche le 1er août 2014.
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
48. Invoquant les articles 2, 3 et 8 de la Convention, la requérante reproche aux autorités autrichiennes de ne pas avoir honoré les obligations positives qui, selon elle, leur imposaient d’assurer sa protection et celle de ses enfants contre son époux censément violent. Elle allègue que l’état, en s’abstenant de placer E. en détention provisoire, n’a pas protégé l’intégrité physique de son fils contre l’agression mortelle qui aurait été perpétrée par celui-ci. Elle dit avoir, du fait du décès de son fils, souffert de troubles psychologiques graves qui seraient directement imputables à une insuffisance de la protection apportée par l’état à sa famille. La requérante soutient en outre que le cadre législatif qui était en vigueur en 2012 ne permettait pas à la police d’étendre les mesures d’interdiction à des lieux autres que les domiciles, par exemple à l’école des enfants. Elle y voit une négligence et, par là même, un manquement à l’article 2. Elle ajoute que par les modifications apportées à l’article 38a de la loi sur les services de sûreté à la suite des faits de la cause, l’état autrichien a reconnu ce manquement mais qu’il s’est néanmoins « soustrait » à sa responsabilité dans cette affaire.
49. La Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits, constate que ces griefs se confondent pour l’essentiel et juge donc approprié de les examiner sous l’angle du volet matériel de l’article 2 de la Convention (Fernandes de Oliveira c. Portugal [GC], no 78103/14, § 81, 31 janvier 2019).
50. L’article 2 de la Convention se lit comme suit en sa partie pertinente :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi (...) »
A. Sur la recevabilité
51. Le Gouvernement soutient que le grief concernant les prétendues lacunes du cadre législatif est irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes. Il assure que, s’il est selon lui vrai que la mesure d’interdiction prise par la police ne pouvait pas, à l’époque considérée, être étendue à l’école des enfants, la requérante aurait pu solliciter auprès du tribunal de district compétent des ordonnances d’éloignement temporaire en application de l’article 382 b) et e) de la loi sur les voies d’exécution (paragraphes 37 et 39 ci-dessus). Il précise que ce tribunal de district était celui auprès duquel la requérante aurait déposé sa demande de divorce le 22 mai 2012 au matin, avant même de s’adresser à la police. Il indique que le tribunal aurait pu, en application de l’article 382 e) de la loi, délivrer une ordonnance d’éloignement temporaire couvrant tout lieu qu’il aurait jugé pertinent. Il avance que la police, tenue par une obligation légale, a informé la requérante de cette possibilité à deux occasions : à la suite de l’adoption de la première mesure d’interdiction contre son époux en juillet 2010, et le 22 mai 2012 (paragraphes 8 et 16 ci-dessus).
52. La requérante réplique qu’elle savait que les tribunaux de district étaient les autorités compétentes pour les procédures de divorce comme pour les ordonnances d’éloignement temporaire. Elle ajoute que ces juridictions ne consacraient toutefois qu’une seule matinée par semaine aux demandeurs qui n’étaient pas représentés par un avocat, lors de la journée de consultation du public (Amtstag) qui se serait tenue tous les mardis. Elle dit qu’après l’escalade des violences du samedi 19 mai 2012, elle a saisi pour demander le divorce la première possibilité qui se serait présentée, c’est-à-dire le mardi 22 mai 2012. Elle relate que le même jour, elle a aussi dénoncé E. à la police et obtenu une mesure d’interdiction pour les domiciles. Elle indique qu’à ce moment-là, souhaitant engager les démarches pour obtenir une ordonnance d’éloignement temporaire auprès du tribunal de district, elle avait déjà pris rendez-vous avec sa conseillère du centre pour la protection des victimes de violences pour le 25 mai 2012, mais qu’elle devait attendre jusqu’au mardi suivant, le 29 mai 2012, pour déposer sa demande d’ordonnance. La requérante argue que même si elle avait fait cette demande plus tôt, c’est-à-dire le jour du dépôt de sa demande de divorce, elle pense que le tribunal n’aurait probablement pas statué dans les trois jours. Or, ajoute-t-elle, son fils a été tué trois jours plus tard. Elle assure que, alors qu’elle avait fait état du comportement violent et menaçant de son époux, le juge du tribunal auprès duquel elle avait demandé le divorce le 22 mai 2012 ne lui avait pas indiqué que cette possibilité lui était offerte.
53. La Cour note que la partie du grief de la requérante portant sur les lacunes alléguées du cadre légal concerne le fait qu’à l’époque considérée, la police n’avait pas la possibilité, en vertu de l’article 38a de la loi sur les services de sûreté, d’étendre la mesure d’interdiction au-delà des domiciles et de couvrir en particulier l’école des enfants, où le meurtre a été commis. À cet égard, la requérante soutient que, le 22 mai 2012, elle et ses enfants avaient besoin d’une protection immédiate contre de nouvelles violences de la part de son époux. À l’instar du Gouvernement, la Cour considère que la requérante aurait pu solliciter une ordonnance d’éloignement temporaire en application de l’article 382 e) de la loi sur les voies d’exécution pour des lieux autres que les domiciles, même dès le 22 mai 2012. La requérante a été informée de cette possibilité et était, selon ses propres dires, convenue d’un rendez-vous avec sa conseillère dans le but de solliciter pareille mesure. La Cour n’est toutefois pas convaincue que, même si la requérante avait fait cette demande le 22 mai 2012, sa famille aurait obtenu une protection immédiate. Cette mesure devait en effet faire l’objet d’une demande distincte auprès du tribunal de district et celui-ci disposait d’un délai de quatre semaines pour délivrer une ordonnance d’éloignement temporaire. Bien que cela ne fût pas impossible, il est loin d’être certain que le tribunal aurait rendu sa décision immédiatement. La Cour n’est donc pas persuadée que pareille demande aurait constitué une voie de droit effective contre le risque allégué en l’espèce. Elle rejette par conséquent l’argument du Gouvernement.
54. Constatant par ailleurs que les griefs soulevés sous l’angle de l’article 2 de la Convention ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
1. Les arguments de la requérante
55. La requérante déclare qu’après qu’elle eut dénoncé E. à la police le 22 mai 2012, il aurait dû être évident pour les autorités qu’il existait un risque significatif que celui-ci commît de nouveaux actes de violence. Elle dit avoir mentionné devant la police plusieurs facteurs de risque, à savoir les condamnations pénales qui auraient précédemment sanctionné son époux pour comportement menaçant dangereux et coups et blessures (ces derniers dans le cadre de violences domestiques à son égard) ; le long passé de comportement violent de E. à l’endroit de la requérante et de ses enfants ; les preuves de blessures qu’elle aurait subies lors d’agressions précédentes ; la rechute de E. dans la dépendance au jeu en février 2012, qui l’aurait conduit à redoubler de violence et aurait exacerbé ses problèmes financiers ; les menaces perpétuelles et très spécifiques qu’il n’aurait cessé de proférer depuis mars 2012 ; son refus d’accéder à sa volonté de divorcer, qui aurait fait craindre à celle-ci qu’il mît ses menaces à exécution ; la manière dont il aurait banalisé grossièrement et nié l’usage de la violence, ainsi que l’escalade prévisible de la situation qu’aurait entraînée la procédure de divorce. La requérante ajoute que le sentiment de propriété que E. aurait nourri à l’égard de sa famille s’était trouvé menacé par la volonté de séparation qu’elle aurait manifestée en déposant une demande de divorce et en le dénonçant à la police. Qui plus est, ses propres enfants auraient témoigné contre lui. N’ayant plus rien à perdre, E. serait passé à l’acte.
56. La requérante estime que la manière dont les autorités ont évalué les dépositions faites par E. devant la police était déroutante. Contredisant les déclarations unanimes des trois victimes, E. aurait dit à la police qu’il n’avait pas battu son épouse au cours des trois dernières années et qu’il n’avait jamais porté la main sur ses enfants. Les autorités auraient toutefois eu le casier judiciaire de E. sous les yeux, qui aurait contenu la mention de la condamnation infligée à celui-ci le 10 janvier 2011 pour un acte de violence qu’il aurait commis le 10 juillet 2010, soit moins de deux ans avant que la requérante ne s’adressât à la police, le 22 mai 2012. De plus, des contradictions flagrantes auraient émaillé les différentes déclarations de E. La requérante considère qu’à la lumière de ces incohérences, conjuguées à la présence de marques de strangulation sur son cou, les autorités n’auraient pas dû conclure que le rapport sexuel avait été consenti.
57. La requérante soutient avoir explicitement indiqué à la police qu’elle avait des craintes pour la vie de ses enfants. Selon elle, le procès-verbal de la police ne mentionnait toutefois pas que ceux-ci étaient des personnes en danger. À son avis, les autorités disposaient de toutes les informations qui leur auraient permis de prendre conscience d’une aggravation du risque que E. commît de nouvelles infractions pénales contre sa famille, mais elles n’ont pas adopté de mesures de prévention effectives. La requérante maintient que E. aurait dû être placé en détention provisoire et que les motifs juridiques requis pour pareille détention étaient satisfaits (article 170 § 1 du code de procédure pénale, paragraphe 38 ci-dessus), particulièrement compte tenu du risque que E. récidivât ou commît une infraction (article 170 § 1 (4)). Elle estime qu’à défaut, à titre de mesure plus clémente, le procureur aurait pu, en application de l’article 173 § 5 (4) du code de procédure pénale, ordonner à E. de se tenir à distance de l’école des enfants. À ses yeux, cela aurait été d’autant plus nécessaire que la mesure d’interdiction prise par la police ne pouvait pas, selon elle, être étendue à ce type de lieux. Elle ajoute qu’il n’a été recouru à aucune de ces mesures. Elle y voit la preuve d’une méconnaissance par les autorités de la dynamique de la violence dans les affaires de maltraitances conjugales et du profilage des auteurs. Elle considère de plus que l’article 38a de la loi sur les services de sûreté n’autorisait pas l’extension des mesures d’interdiction aux établissements accueillant des enfants, ce qui constitue selon elle une lacune dans la législation. Elle conclut qu’à la lumière de ce qui précède, les autorités ont agi de manière irrégulière et commis une faute en manquant à l’obligation de protéger la vie de A., et elle y voit une violation de l’article 2 de la Convention.
2. Les observations du Gouvernement
58. Le Gouvernement dit comprendre que la requérante ait subi de rudes pressions de la part de son époux violent, qu’elle ait été très intimidée et blessée et qu’elle ait été profondément affectée par le décès tragique de son fils. Il souligne toutefois qu’il y a lieu d’éviter de donner à l’étendue des obligations positives incombant à l’État au titre de l’article 2 une interprétation qui fasse peser sur celui-ci un fardeau insupportable ou déraisonnable. Il considère dès lors que tout risque ne contraint pas l’État à prendre des mesures de droit pénal telles qu’un placement en détention provisoire. Pour le Gouvernement, il doit « être établi que les autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’un individu donné était menacé de manière réelle et immédiate dans sa vie » (Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 116, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, Opuz, précité, §§ 128-130, et Talpis c. Italie, no 41237/14, § 101, 2 mars 2017).
59. Le Gouvernement argue que dans les circonstances de l’espèce, les autorités n’auraient pas pu savoir qu’il existait un risque réel et immédiat pour la vie des enfants de la requérante après l’adoption de la mesure d’interdiction et l’ouverture d’une procédure pénale. Avant le signalement du 22 mai 2012, E. n’aurait attiré l’attention des autorités répressives qu’une seule fois, deux ans plus tôt, en 2010, à raison de mauvais traitements dénoncés par la requérante. E. se serait ensuite conformé à la mesure d’interdiction qui avait été prise contre lui et aurait suivi un traitement médical, et les autorités n’auraient plus entendu parler de méfait de sa part. Qui plus est, la requérante aurait attendu trois jours après les faits pour rapporter à la police le viol et l’étranglement que E. lui aurait fait subir, alors même que la police aurait été joignable vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. Lorsque les autorités répressives auraient interrogé son époux le 22 mai 2012, celui-ci se serait montré calme et coopératif. Un examen médical pratiqué sur la requérante n’aurait pas permis de relever de preuve physique d’un viol. E. n’ayant pas paru agressif et ne s’étant pas fait remarquer d’une quelconque manière en dehors du cercle familial, les autorités n’auraient disposé que d’un faisceau de faits limité sur lesquels fonder leur appréciation du danger qu’il pouvait représenter. Les éléments connus n’auraient pas permis de deviner l’existence d’un risque pour la vie des enfants, surtout dans un lieu public, ce qui expliquerait pourquoi le procès-verbal établi par la police le 22 mai 2012 (paragraphe 15 ci-dessus) ne mentionnait pas expressément les enfants comme étant des « personnes en danger », au sens de l’article 38a de la loi sur les services de sûreté. L’épisode de violence du 19 mai 2012 qui a été signalé n’ayant censément visé que la requérante et non, d’une quelconque manière, ses enfants, le parquet n’aurait pas été tenu de supposer qu’il existait une situation de danger aigu telle que visée à l’article à 170 § 1 (4) du code de procédure pénale (paragraphe 41 ci-dessus). La requérante n’aurait pas mentionné la commission d’éventuelles nouvelles violences entre le moment de l’infraction alléguée et le moment où elle l’aurait signalée à la police, trois jours plus tard.
60. Le Gouvernement soutient que l’enquête qui a été menée au cours de la procédure en responsabilité publique a montré qu’à partir des informations disponibles au moment des faits, il aurait été hors de question d’arrêter l’époux de la requérante. Il indique que les motifs d’arrestation, à savoir selon lui un flagrant délit, l’existence d’un risque de fuite ou l’élimination d’éléments de preuve, étaient absents (article 170 § 1 (1) ‑ (3) du code de procédure pénale, paragraphe 41 ci‑dessus). Il ajoute que le motif d’arrestation énoncé à l’article 170 § 1 (4), à savoir le risque qu’une infraction identique dirigée contre le même bien juridique fût commise par l’auteur présumé ou que celui-ci mît à exécution l’acte qu’il était soupçonné d’avoir tenté ou menacé d’accomplir, a été exclu par le procureur qui aurait pour ce faire soigneusement soupesé les informations disponibles et les intérêts conflictuels en jeu. Le Gouvernement considère qu’il était justifié de se limiter à l’adoption d’une mesure d’interdiction à effet immédiat, conjuguée à la confiscation à E. de ses clés du domicile, et de s’attacher à protéger la requérante plutôt que de reconnaître les enfants comme étant eux-mêmes des personnes en danger. De l’avis du Gouvernement, une restriction à la liberté de circulation de E. plus ample que ce que prévoyait la mesure d’interdiction n’aurait été ni nécessaire ni proportionnée, et elle aurait donc été contraire à l’article 5 de la Convention. Le Gouvernement soutient que les obligations positives découlant des articles 2 et 3 de la Convention et imposant de protéger les victimes de violences n’englobent pas a priori de mesures qui seraient manifestement incompatibles avec l’article 5. Il ajoute qu’aucun des motifs de détention provisoire n’ayant été décelé, le procureur ne pouvait pas se prévaloir de l’article 173 § 5 (4) du code de procédure pénale pour ordonner à E. de se tenir à distance de l’école des enfants. Au vu de ce tableau d’ensemble, le Gouvernement conclut que l’on ne peut reprocher au parquet d’avoir supposé que, malgré la mesure d’interdiction, le risque représenté par E., notamment à l’égard des enfants, ne s’était pas aggravé. Selon le Gouvernement, à la lumière des circonstances, il apparaissait suffisant de prendre une mesure d’interdiction – du même type que celle que E. aurait respectée dans le passé – couvrant les appartements respectifs de la requérante et de ses parents ainsi que leurs environs.
61. Au sujet du grief tiré d’un défaut présumé de protection des enfants à l’école, le Gouvernement rappelle que ce tragique incident a compté parmi les raisons ayant incité les autorités internes à améliorer la loi sur les services de sûreté en vue de protéger les mineurs de moins de quatorze ans des violences domestiques, notamment en renforçant les diverses méthodes de prévention des violences à l’égard des enfants et en introduisant la possibilité de délivrer des mesures d’interdiction couvrant aussi les écoles et les établissements accueillant des enfants (paragraphe 35 ci-dessus). Il avance toutefois qu’il ne faudrait pas reprocher au législateur d’avoir introduit ces améliorations à la suite de l’incident en question. Il estime qu’il est dans l’ordre des choses qu’un ensemble de règles législatives qui, selon lui, ont de manière générale fait la preuve de leur effectivité puissent être encore développées. À son avis, il n’y a pas lieu de critiquer la pratique consistant à procéder à des évaluations dès que l’expérience pertinente révèle qu’elles sont nécessaires. Enfin, pour le Gouvernement, la procédure civile n’a en tout état de cause pas démontré qu’une mesure d’interdiction étendue aurait été considérée comme nécessaire à la lumière des faits tels qu’ils étaient connus des autorités le 22 mai 2012.
3. L’appréciation de la Cour
a) Principes généraux
62. La Cour rappelle que l’article 2 doit être considéré comme l’une des clauses primordiales de la Convention consacrant l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 174, CEDH 2011 (extraits), et Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 88, série A no 161). Il impose à l’État l’obligation non seulement de s’abstenir de donner la mort « intentionnellement », mais aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (Fernandes de Oliveira, précité, § 104, Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 48, CEDH 2002‑I).
63. Cette obligation positive implique en premier lieu pour l’État le devoir primordial d’assurer le droit à la vie en mettant en place un cadre législatif et administratif visant une prévention efficace et dissuadant de mettre en péril le droit à la vie (voir, parmi d’autres, Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 89, CEDH 2004‑XII, Boudaïeva et autres c. Russie, nos 15339/02 et 4 autres, § 129, CEDH 2008 (extraits)), Kolyadenko et autres c. Russie, nos 17423/05 et 5 autres, § 157, 28 février 2012, Fernandes de Oliveira, précité, §§ 103 et 105‑107, et Talpis, précité, § 100). En second lieu, il peut y avoir, dans certaines circonstances, une obligation positive pour les autorités de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui (Osman, précité, § 115, cité dans Kontrová c. Slovaquie, no 7510/04, § 49, 31 mai 2007, Fernandes de Oliveira, précité, § 108). Les enfants et autres personnes vulnérables, en particulier, ont droit à la protection de l’État (Talpis, précité, § 99).
64. La Cour a déjà dit dans l’affaire Osman (précitée) que, sans perdre de vue les difficultés pour la police d’exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines, ni l’imprévisibilité du comportement humain ni les choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources, il faut interpréter l’obligation de prendre des mesures concrètes de prévention destinées à protéger ceux dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. Dès lors, toute menace présumée contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation (Osman, précité, § 116, Opuz, précité, § 129, et Fernandes de Oliveira, précité, § 111).
65. Pour qu’il y ait pareille obligation positive, il doit être établi que les autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’un individu donné était menacé de manière réelle et immédiate dans sa vie du fait des actes criminels d’un tiers et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque. Il s’agit là d’une question dont la réponse dépend de l’ensemble des circonstances de l’affaire (Opuz, précité, § 130). Une autre considération pertinente est la nécessité de s’assurer que la police exerce son pouvoir de juguler et de prévenir la criminalité en respectant pleinement les voies légales et autres garanties qui limitent légitimement l’étendue de ses actes d’investigations criminelles et de traduction des délinquants en justice, y compris les garanties figurant aux articles 5 et 8 de la Convention (Osman, précité, § 116, Opuz, précité, § 130, et Talpis, précité, § 101).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
66. La Cour considère qu’elle doit rechercher si les autorités ont honoré les obligations positives que leur imposait le volet matériel de l’article 2 de la Convention.
i. L’obligation positive de prendre préventivement des mesures opérationnelles
67. La Cour se penchera tout d’abord sur le grief formulé par la requérante concernant l’obligation positive qui aurait incombé à l’État de prendre préventivement des mesures opérationnelles pour protéger la vie de son fils. La Cour rappelle que précédemment, en 2010, la police avait adopté contre E. une mesure d’interdiction d’accès aux domiciles immédiatement après que la requérante eut déposé des plaintes pénales contre lui, et que la condamnation pénale de celui-ci avait été prononcée six mois seulement après que son épouse l’eut dénoncé à la police, et alors même que celle-ci avait exercé son droit de ne pas témoigner contre lui. Durant les deux années qui suivirent, la requérante ne rapporta plus aucun incident à la police. En 2012 toutefois, juste après que la requérante eut signalé des violences domestiques, la police prit de nouveau immédiatement une nouvelle mesure d’interdiction, conjuguée à la confiscation des clés de E., ainsi qu’une autre mesure d’interdiction couvrant le domicile des parents de la requérante. La police informa immédiatement le procureur de l’incident et le jour même, ce dernier ouvrit une enquête pénale sur la base des allégations de violences domestiques et de viol. Contrairement à ce qu’elle avait constaté dans l’affaire Talpis (précitée, § 117), la Cour estime que les autorités ont réagi sans délai à la dénonciation par la requérante des violences domestiques. Si les autorités ont donc honoré leur obligation d’agir promptement dès qu’elles ont eu connaissance des allégations de violences, il reste à la Cour à examiner si les mesures qu’elles ont prises en 2012 étaient suffisantes à la lumière des éléments qu’elles connaissaient concernant le risque que représentait E.
68. Dans ces conditions, il s’agit de rechercher si, sur la base des informations qui étaient disponibles à l’époque, les autorités auraient pu ou dû savoir que E. représentait un risque réel et immédiat pour la vie de son fils en dehors des lieux qui étaient couverts par la mesure d’interdiction adoptée, risque auquel seul un placement de l’intéressé en détention aurait pu parer.
69. La Cour considère que les faits qui sont à l’origine de la présente espèce appellent une appréciation qui doit s’effectuer sur la seule base de ce que les autorités compétentes savaient à l’époque considérée, et non avec le bénéfice du recul. Comme indiqué dans les affaires Osman (précitée, § 116), Opuz (précitée, § 129) et Talpis (précitée, § 101), il faut interpréter l’étendue de l’obligation positive de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. La Cour est parfaitement consciente des difficultés que rencontrent les autorités internes lorsqu’elles doivent décider, comme en l’espèce, souvent dans des délais serrés, de prendre ou non une mesure d’interdiction contre un suspect, voire de le placer en état d’arrestation, en se fondant sur les informations limitées dont elles disposent tout en mettant néanmoins minutieusement en balance les droits de la personne qui représente la menace, d’une part, et ceux de la ou des victimes, d’autre part. Il est donc judicieux de récapituler ce que les autorités savaient au moment où elles ont décidé des mesures à prendre à l’égard de E., et de tenir compte pour ce faire des compétences et de la marge d’appréciation que leur consentait la loi.
70. Au moment où il a défini les mesures à adopter contre E., le parquet disposait des informations suivantes : d’un côté, l’époux de la requérante avait un passé violent ; deux années auparavant, une mesure d’interdiction avait été prise contre lui ; il avait été condamné pour avoir infligé des coups et blessures à sa femme et proféré des menaces dangereuses à l’égard de ses propres frère et neveu. La peine avait été assortie d’un sursis mais il n’était pas encore parvenu au terme de la période de mise à l’épreuve de trois ans qui avait été prononcée pour cette condamnation, et des éléments solides montraient qu’il avait de nouveau commis ces mêmes infractions. Quant aux nouvelles allégations de coups et blessures, elles étaient étayées par des preuves physiques, à savoir des hématomes sur le cou de la requérante et des égratignures sur son menton. À cela venait s’ajouter l’accusation de viol, pour laquelle aucune preuve physique n’avait toutefois été décelée. La requérante avait livré à la police un récit circonstancié du viol allégué tandis que les déclarations de E. étaient émaillées de plusieurs contradictions (paragraphes 18 et 21 ci-dessus). Cependant, d’un autre côté, avant de signaler le viol allégué à la police, la requérante avait encore passé trois jours dans l’appartement qu’ils partageaient. Les accès de violence présumés qu’aurait eus E. avant de tuer son fils étaient restés circonscrits au domicile conjugal, qui avait effectivement été interdit à l’intéressé. De plus, rien n’indiquait que E. fût en possession d’un pistolet ou d’une autre arme, ou qu’il eût tenté de s’en procurer une. Face aux policiers, E. était resté calme et coopératif, il s’était rendu au poste de police de sa propre initiative et n’avait pas donné l’impression de représenter une menace immédiate pour qui que ce fût. Qui plus est, il s’était conformé à la mesure d’interdiction prise en 2010, les autorités n’avaient eu connaissance d’aucun nouvel acte de violence jusqu’aux incidents de mai 2012 en cause, et rien ne laissait penser que la situation pût s’envenimer.
71. En venant aux contradictions que la requérante voit dans les différentes déclarations que E. a livrées à la police (paragraphes 18 et 21 ci-dessus), la Cour note que les autorités ont en tout état de cause conclu que les dépositions de la requérante étaient plus crédibles que celles de E. C’est la raison pour laquelle la police a adopté une mesure d’interdiction, conjuguée à la confiscation des clés de E. et a pris contact avec le parquet, lequel a immédiatement ouvert une procédure pénale contre E.
72. La Cour rappelle qu’il faut qu’il existe un risque réel et immédiat pour faire entrer en jeu l’obligation positive incombant à l’État, au titre de l’article 2, de prendre préventivement des mesures opérationnelles destinées à protéger la vie. Il ressort des pièces du dossier que les autorités savaient que E. avait été condamné une fois pour avoir infligé des coups et blessures à son épouse et pour avoir eu un comportement menaçant dangereux à l’égard de ses propres frère et neveu en 2010. Elles savaient aussi qu’il avait censément commencé à menacer la requérante et ses enfants en mars 2012, soit deux mois avant les faits en question, en prononçant les mêmes phrases récurrentes (paragraphe 14 ci-dessus). Ces menaces étaient toutefois en partie ambiguës (par exemple, E. menaçait tantôt de tuer ses enfants sous les yeux de la requérante et tantôt de les emmener en Turquie, mais il menaçait aussi de se suicider), et il les avait censément répétées quotidiennement pendant deux mois sans passer à l’acte. À l’instar des autorités, la Cour estime donc que ces menaces n’étaient pas indicatives de l’existence d’un risque immédiat pour la vie des enfants en dehors des lieux de résidence.
73. S’agissant de la possession d’armes, la Cour note que contrairement à ce qu’il s’était passé dans les affaires Kontrová (précitée, § 53), Opuz (précitée, §§ 133 et 141) et Talpis (précitée, §§ 34, 46 et 88), en l’espèce rien n’indiquait que l’époux de la requérante ait jamais eu de pistolet ou d’autre arme, ou qu’il tenterait de s’en procurer une. La requérante n’a jamais indiqué que son mari fût en possession d’une arme. Les autorités n’avaient donc aucune raison de penser qu’il existait un risque spécifique d’atteinte à la vie par usage d’armes.
74. Dès lors, après avoir étudié tous les aspects de l’affaire (contrairement aux autorités dans l’affaire Talpis (précitée, § 118)), le procureur a décidé d’ouvrir une enquête pénale et, à l’issue d’une évaluation complète du risque, il a aussi décidé de ne pas placer l’époux de la requérante en détention et de ne pas prendre d’autres dispositions en plus de la mesure d’interdiction.
75. La Cour note qu’après le meurtre les autorités internes ont mené une enquête complète sur les circonstances ayant entouré le décès de A. ainsi que sur les faits y ayant conduit. La requérante ne conteste pas ce point. Lors de la procédure en responsabilité publique engagée par la requérante en 2014, les juridictions internes ont apprécié les faits de manière exhaustive, pertinente, convaincante et conforme à la jurisprudence de la Cour en la matière. Elles ont mis en balance les droits de la requérante tels que garantis par les articles 2 et 3 de la Convention, d’une part, et les droits de E. tels que protégés par l’article 5, d’autre part. Relevant que E. ne s’était jamais montré agressif en public, qu’il n’avait jamais mis ses menaces à exécution auparavant, qu’il avait respecté les modalités d’une mesure d’interdiction deux ans plus tôt, qu’il n’avait plus été dénoncé pour d’autres incidents pendant deux ans et notant finalement que la requérante avait attendu au lieu de s’adresser à la police immédiatement après l’incident, les juridictions internes ont conclu pour l’essentiel qu’il n’aurait pas été proportionné d’arrêter E. et de le placer en détention provisoire. De plus, personne ne savait que E. possédait un pistolet ou une autre arme ni qu’il avait cherché à s’en procurer une. De l’avis des autorités, le procureur avait agi conformément à la loi et n’avait pas commis de faute, si bien que la responsabilité de l’État devait être écartée en l’espèce.
76. À l’instar des autorités internes, la Cour estime que, sur la base des facteurs susmentionnés envisagés ensemble, les autorités étaient en droit de conclure que la mesure d’interdiction couvrant le domicile de la requérante et celui de ses parents ainsi que les environs de ces deux résidences, conjuguée à la confiscation des clés de E., suffirait à assurer la protection de la vie de la requérante ainsi que celle de A. et de B. Les accès de violence de E. avaient jusque-là été circonscrits aux environs du domicile familial et une mesure d’interdiction était propre à parer à ce risque, d’autant plus que E. s’était parfaitement conformé à ce type de mesure en 2010. Même si des signes témoignaient d’une certaine escalade de la violence depuis l’ouverture de la procédure de divorce, il n’y avait pas matière à conclure qu’il existait un risque pour la vie des enfants dans un lieu public. Dans ces conditions, il était impossible de détecter l’existence du risque réel et immédiat que E. préméditât un meurtre, se procurât un pistolet puis tirât sur son fils dans les locaux de l’école de celui-ci (paragraphe 25 ci-dessus). La Cour ne voit donc pas de raison de s’écarter de l’appréciation faite par les autorités internes, lesquelles ont estimé que, compte tenu de l’ensemble des circonstances, étant donné qu’une mesure interdisant à l’intéressé de revenir au domicile conjugal, dans un périmètre donné situé autour de celui-ci, à l’appartement des parents de la requérante et dans un périmètre donné situé autour de ce dernier avait été prise au motif que pareille décision s’était révélée effective deux années plus tôt, qu’aucun autre incident n’avait été signalé pendant la période allant de juillet 2010 à mai 2012 et que nul ne savait que E. était en possession d’une arme, on ne pouvait discerner aucun risque réel et immédiat pour la vie des enfants. La Cour admet que les autorités internes étaient en droit de considérer qu’une mesure plus lourde visant E., comme un placement en détention provisoire, n’était pas justifiée dans les circonstances telles qu’elles étaient connues d’elles.
ii. L’obligation positive de mettre en place un cadre réglementaire
77. La Cour se penche ensuite sur le grief de la requérante consistant à dire que le cadre réglementaire en vigueur à l’époque des faits ne suffisait pas à protéger la vie de son fils. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle n’examine pas dans l’abstrait le cadre réglementaire interne mais qu’elle apprécie de quelle manière il a touché la personne dans l’affaire en question (Fernandes de Oliveira, précité, § 116).
78. La requérante allègue que, dans son libellé de l’époque, la loi sur les services de sûreté n’habilitait pas la police à étendre la mesure d’interdiction à des lieux situés hors des environs du domicile, ce en quoi elle voit une « lacune ». Sur ce point, la Cour renvoie à sa motivation ci-dessus, où elle explique que dans les circonstances telles qu’elles étaient connues des autorités, il n’était pas possible de soupçonner que le fils de la requérante courait un risque pour sa vie lorsqu’il se trouvait à l’école (paragraphes 67‑76 ci-dessus). La requérante avance que la modification qui a été apportée à l’article 38a de la loi sur les services de sûreté après les faits en question (paragraphe 35 ci-dessus) doit être interprétée comme valant « reconnaissance » des insuffisances alléguées de la loi, ce qui justifie selon elle l’octroi d’une réparation en sa faveur, mais cet argument n’est pas convaincant. La Cour estime qu’une amélioration apportée au cadre légal au lendemain d’un crime ne saurait être interprétée, en tant que telle, comme valant reconnaissance d’une carence antérieure.
79. La Cour considère qu’il y a lieu de noter que la requérante elle-même n’avait apparemment pas conscience du grave danger que représentait son mari pour les enfants à la suite de l’incident signalé le 22 mai 2012. Après cet incident, elle est en effet restée au domicile conjugal pendant encore trois jours avant de s’adresser aux autorités, et rien n’indique qu’elle se fût trouvée dans l’incapacité de demander la protection de la police plus tôt. De plus, elle savait qu’elle avait la possibilité de faire délivrer par le tribunal de district compétent une ordonnance d’éloignement temporaire en application de l’article 382 b) ou e) de la loi sur les voies d’exécution, et qu’une ordonnance prise en vertu de l’alinéa e) de cet article aurait pu interdire à E. d’accéder à des lieux publics en plus des domiciles (paragraphes 8, 17 et 48 ci-dessus). Le fait qu’après les accès de violence de son époux la requérante n’ait pas déposé pareille demande indique qu’elle-même ne percevait pas un besoin immédiat de ce type de mesure. À cet égard, la Cour note également qu’après l’adoption de la mesure d’interdiction, la requérante a dit à ses enfants qu’ils pouvaient voir leur père à leur guise (paragraphe 23 ci-dessus). Ces considérations, dénuées de toute intention critique à l’égard de la requérante, visent à montrer qu’un cadre légal existait pour la protection de celle-ci et de ses enfants mais que, malheureusement, un risque réel et immédiat pour la vie de A. à l’école étant impossible à déceler à ce moment-là, ce cadre n’a pas été pleinement utilisé.
iii. Conclusion
80. Dans ces conditions, la Cour conclut que les autorités compétentes n’ont pas failli aux obligations positives qui leur incombaient à l’égard de la vie du fils de la requérante. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare recevable le grief formulé sous l’angle de l’article 2 ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 4 juillet 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia WesterdiekAngelika Nußberger
GreffièrePrésidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Hüseynov.
A.N.
C.W.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE HÜSEYNOV
(Traduction)
1. Je conviens que, dans les circonstances particulières de la cause, il serait difficile de conclure à une violation de l’article 2 de la Convention et de dire que les autorités autrichiennes ont manqué à leur obligation positive de protéger le fils de la requérante. Ce qui me pousse néanmoins à rédiger une opinion séparée, c’est que dans son arrêt, la Cour applique strictement ce qu’il est convenu d’appeler le critère Osman à une affaire de violences domestiques. Ce faisant, elle néglige la spécificité des violences domestiques en tant que phénomène social à part entière.
2. Le critère Osman, tel que développé par la Cour dans l’affaire Osman c. Royaume-Uni (28 octobre 1998, § 116, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII), implique qu’il y a atteinte au droit à la vie si les autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’un individu donné était menacé de manière réelle et immédiate dans sa vie du fait des actes criminels d’un tiers et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque.
3. Depuis lors, la Cour recourt invariablement au critère Osman lorsqu’elle doit rechercher si l’État défendeur a honoré son obligation positive de protéger un individu dont la vie est menacée par les actes criminels d’autrui. À mon avis, la pertinence de ce critère est toutefois discutable dans le contexte spécifique des violences domestiques, c’est-à-dire dans les affaires où les violences domestiques connaissent une issue fatale.
4. Il est largement reconnu que les violences domestiques constituent souvent non pas un acte isolé mais plutôt une pratique continue d’intimidation et de maltraitance. Les autorités de l’État doivent donc réagir avec la diligence requise à chaque acte de violence domestique et prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter que ces actes ne produisent des conséquences plus graves. Il s’ensuit que l’obligation de prévenir et de protéger entre en jeu lorsqu’un risque d’atteinte à la vie existe, même s’il n’est pas imminent. En d’autres termes, dans une affaire de violences domestiques, il peut y avoir un manquement à l’obligation positive de protéger la vie même lorsque le risque pour la vie n’est pas immédiat. Je partage entièrement l’avis exprimé par mon éminent collègue le juge Pinto de Albuquerque il y a plusieurs années dans son opinion concordante jointe à l’arrêt Valiulienė c. Lituanie (Valiulienė c. Lituanie, no 33234/07, 26 mars 2013) selon lequel « d’un point de vue réaliste, au stade d’un « risque immédiat » pour la victime, il est souvent trop tard pour que l’État intervienne. En outre, la récurrence et l’aggravation inhérente à la plupart de ces cas rendent presque artificielle, voire délétère, l’exigence d’immédiateté du risque ». J’estime que chercher à prouver le caractère immédiat d’un risque d’atteinte à la vie dans les affaires de violences domestiques aux fins d’établir l’existence d’une violation de l’article 2 ne sert pas le respect des obligations de diligence incombant aux États dans le domaine de la prévention et de la lutte contre les violences domestiques, en particulier à la lumière de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (la convention d’Istanbul).
5. Le récent arrêt Talpis (Talpis c. Italie, no 41237/14, 2 mars 2017) a laissé espérer que la Cour était prête à cesser de concevoir les violences domestiques comme des incidents isolés et à reconsidérer l’application du critère Osman à la situation particulière des violences domestiques, ou du moins à interpréter avec flexibilité la notion de risque immédiat. Je pense que, dans le présent arrêt, la Cour aurait pu suivre la tendance positive qui est en train de se dessiner, même sans conclure à une violation de l’article 2.