PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE B.Y. c. GRÈCE
(Requête no 60990/14)
ARRÊT
Art 3 (matériel et procédural) • Art 5 § 1 • Requérant n’ayant pas fourni un commencement de preuve à l’appui de sa version des faits de sa privation de liberté et de sa remise aux autorités turques par des policiers grecs lui ayant infligé des mauvais traitements • Absence de preuves concrètes et concordantes sur la base desquelles la charge de la preuve incomberait au Gouvernement • Impossibilité découlant en grande partie de la non‑réalisation par les autorités nationales d’une enquête approfondie et effective
STRASBOURG
26 janvier 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire B.Y. c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :
Marko Bošnjak, président,
Péter Paczolay,
Krzysztof Wojtyczek,
Alena Poláčková,
Lorraine Schembri Orland,
Ioannis Ktistakis,
Davor Derenčinović, juges,
et de Liv Tigerstedt, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 60990/14) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant turc, M. B.Y. (« le requérant »), a saisi la Cour le 25 août 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter à la connaissance du gouvernement grec (« le Gouvernement ») les griefs concernant les articles 3, 5 § 1 et 13 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
la décision de ne pas divulguer l’identité du requérant,
la décision de ne pas communiquer la présente requête à la Türkiye eu égard aux considérations de la Cour dans l’affaire I c. Suède (no 61204/09, §§ 40‑46, 5 septembre 2013),
les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par le requérant,
les commentaires reçus de la Commission internationale de juristes, que le président de la section avait autorisée à se porter tiers intervenant,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 octobre 2022 et le 13 décembre 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne le renvoi du requérant, ressortissant turc, de Grèce vers la République de Türkiye, ainsi que les mauvais traitements que les autorités grecques lui auraient infligés. Le requérant allègue que ce renvoi a eu lieu sous la forme d’une disparition forcée et que, à son arrivée en Türkiye, il a été détenu par les autorités turques.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1987. Il a été représenté par Mes I. Kourtovik, E. Spathana, M. Papamina et M.-I. Tzeferakou, avocates à Athènes.
3. Le Gouvernement a été représenté par le délégué de son agent, M. K. Georgiadis, assesseur auprès du Conseil juridique de l’État.
4. Les versions des parties divergent sur les faits.
1. LA VERSION DU REQUÉRANT
5. Le requérant soutient qu’il a été obligé de quitter la République de Türkiye, craignant d’y être persécuté pour des raisons politiques. Il dit avoir été arrêté à plusieurs reprises. Il ajoute qu’il a subi des tortures pendant sa détention dans ce pays, qu’il a eu le nez et le genou cassés en conséquence, et qu’il a des cicatrices sur le corps.
6. À une date non précisée, le requérant serait entré en Grèce.
7. Le 19 avril 2013, la police hellénique aurait reçu par l’intermédiaire d’Interpol un mandat d’arrêt-Notice Rouge délivré par les autorités turques. Selon ce mandat, le requérant était membre d’une organisation terroriste de gauche en République de Türkiye et recherché pour des crimes emportant une peine maximale de vingt-deux ans et six mois d’emprisonnement.
8. Le requérant dit avoir essayé à maintes reprises d’introduire une demande d’asile en Grèce, mais que cela ne lui a pas été possible en raison de la pratique appliquée à l’époque par les autorités de la direction des étrangers de l’Attique. Il se serait adressé au Conseil grec pour les réfugiés (CGR) afin d’obtenir l’aide de cette organisation pour l’introduction d’une demande d’asile. Le CGR aurait adressé le requérant à l’organisation « Metadrasi », qui menait un programme pour l’identification des victimes de torture.
9. Le 20 mai 2013, une avocate du CGR aurait informé les autorités, à savoir la direction des étrangers de l’Attique, que le requérant avait l’intention de soumettre une demande d’asile le lendemain, qu’il était victime de tortures et qu’il avait des problèmes de santé. Elle aurait en outre demandé l’enregistrement de la demande d’asile du requérant. Les autorités n’auraient pas répondu. Les jours suivants, les avocats du CGR auraient communiqué à plusieurs reprises avec les autorités à cette fin, sans succès.
10. Selon un rapport établi le 31 mai 2013 par une assistante sociale du CGR, celle-ci aurait rencontré le requérant le 28 mai 2013, lequel lui aurait alors dit avoir subi des tortures. Ce rapport aurait conclu à la nécessité pour le requérant de participer à un programme d’identification et de réadaptation des victimes de torture.
11. Selon un rapport établi le 20 septembre 2021 par la coordinatrice du service juridique du CGR à l’époque des faits, qui est également une des représentantes du requérant devant la Cour, celui-ci avait été enregistré au CGR le 13 mai 2013. Il aurait exposé les traitements subis par lui avant de quitter la République de Türkiye et demandé une assistance juridique et sociale. K.N., avocate travaillant pour le CGR, l’aurait rencontré et interviewé. Le service juridique du CGR ayant conclu qu’il devait bénéficier d’un soutien, le requérant aurait été adressé à Metadrasi et au centre Promitheus, qui mettaient en œuvre des programmes d’identification et de réadaptation des victimes de torture. La coordinatrice du service juridique du CGR aurait communiqué à plusieurs reprises par téléphone avec le chef du service d’asile de l’Attique aux fins de l’enregistrement de la demande d’asile du requérant. Afin de permettre cet enregistrement, le service d’asile aurait demandé à Metadrasi d’établir un certificat attestant que le requérant était victime de torture. Or, cela n’aurait pas été possible, le programme y relatif de Metadrasi étant temporairement fermé et la liste d’attente longue.
12. Le 30 mai 2013, entre 21 h 30 et 22 heures, le requérant aurait quitté un restaurant se trouvant dans la rue Klisovis, à Exarchia, et se serait dirigé vers les bureaux du « Comité de solidarité des prisonniers politiques ». Après avoir marché 80 mètres, au carrefour des rues Solonos et Patousa, quatre ou cinq hommes en tenue civile l’auraient attaqué, immobilisé en ayant recours à la violence et poussé dans une voiture en stationnement illégal à hauteur du no 139 de la rue Solonos. Par la suite, cette voiture se serait déplacée dans la rue Kapodistriou et serait partie à grande vitesse par la rue Patision, suivie par un véhicule de la police hellénique.
13. Le requérant ajoute que les personnes impliquées parlaient grec. Pendant le trajet du centre d’Athènes à la frontière, il n’aurait rien vu, car on lui avait couvert les yeux, d’abord avec les mains, puis avec une cagoule sans ouverture, ce qui lui aurait causé une sensation d’étouffement. Immédiatement après le changement du premier véhicule, il aurait été menotté, ce qui aurait aggravé sa situation. Pendant le trajet, il aurait été tabassé à plusieurs reprises. Il n’aurait pas eu accès aux toilettes, à l’eau et à la nourriture.
14. Quelques heures plus tard, et après avoir changé trois fois de véhicule, le requérant se serait trouvé en Türkiye. En particulier, le matin du 31 mai 2013, il aurait été trainé en dehors de la voiture. Avec l’équipe qui le surveillait, il aurait traversé la frontière gréco-turque et aurait été remis à une autre équipe, qui lui aurait changé les menottes. Il aurait entendu une phrase en anglais. Accompagné de cette dernière équipe, il aurait marché vers un camp militaire turc. Les yeux toujours couverts, il aurait eu l’impression de tourner en rond dans la région, ce qui aurait augmenté son angoisse. Il aurait en fin de compte été transféré à l’intérieur d’un bâtiment. La cagoule lui aurait été enlevée et il aurait été informé qu’il se trouvait au service antiterroriste d’Edirne. Les agents, de manière ironique, lui auraient « souhaité la bienvenue en Türkiye ».
15. Selon le requérant, les autorités avaient déjà été informées de l’enlèvement quelques minutes après celui-ci car des personnes présentes sur place avaient appelé le centre d’action immédiate de la police.
16. E.M., un chauffeur de taxi, aurait été témoin oculaire. Il aurait assisté à l’enlèvement du requérant et appelé le centre d’action immédiate de la police (le « 100 »). Il aurait suivi le véhicule tout en donnant des informations sur son numéro d’immatriculation, son type, sa couleur et son trajet depuis le lieu de l’enlèvement. E.M. aurait également vu un véhicule de l’action immédiate, qui se serait trouvé non loin. Le requérant indique que ce témoin n’a été invité à déposer que huit mois après les événements en cause.
17. Le requérant rapporte en outre que deux véhicules de la police circulaient aux alentours du lieu de l’enlèvement et qu’à 22 h 03 un signal a été transmis du centre d’action immédiate, qui a été répété à 22 h 11 et 22 h 12, sans qu’il y eût de réponse des véhicules en cause.
18. Les témoins oculaires auraient décrit les hommes impliqués dans l’enlèvement, dont un, qui aurait porté un sac orange, aurait quitté le site à pied, et aurait alors pu être localisé par la police.
19. Entre-temps, les représentantes du requérant auraient informé les autorités par téléphone du danger que le requérant courait. En particulier, elles auraient appelé le commissariat de police d’Exarcheia, la sous-direction de la Sécurité et la sous-direction de la sécurité des étrangers de l’Attique.
20. Or les autorités n’auraient entrepris aucune action.
21. À 2 heures, K.H. aurait rapporté l’incident au commissariat de police d’Exarcheia.
22. Le 31 mai 2013, une avocate du CGR aurait adressé une lettre au ministère d’Ordre public notamment. Elle aurait exposé l’incident en cause et demandé à être informée de l’endroit où le requérant était détenu. Elle ajouta qu’en cas de renvoi vers la Türkiye le requérant serait exposé à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Le Médiateur de la République et le Haut-Commissariat des Nations unis pour les réfugiés (HCR) auraient également été informés.
23. Le même jour, des organisations de soutien aux réfugiés, notamment le CGR, auraient publié un communiqué de presse dénonçant les faits en cause.
24. Le 2 juin 2013, la police hellénique aurait nié la présence du requérant en Grèce et déclaré : « en ce qui concerne le ressortissant turc en cause, les services de la police hellénique n’ont aucune trace de sa présence personnelle (...) et ne dispose d’aucun enregistrement de sa présence dans le pays ».
25. Le même jour, la police aurait annoncé que le CGR avait « exprimé sa préoccupation » concernant le requérant, mais qu’il ne se serait pas présenté le 21 mai 2013 à la direction des étrangers de l’Attique afin d’enregistrer sa demande d’asile. Le requérant précise qu’il n’a jamais été informé de cette date.
26. Le 3 juin 2013, le HCR a publié un communiqué de presse dans lequel il aurait exprimé son inquiétude relativement aux allégations du requérant et invité les autorités à enquêter sur l’affaire.
27. Le 5 juin 2013, la direction des étrangers de l’Attique aurait répondu à la lettre du CGR du 31 mai 2013 qu’il n’y avait aucune information dans les archives du service concernant le requérant.
28. Le 26 juin 2013, le médiateur serait intervenu auprès de la police. Il demanda à être informé des conditions de l’arrestation et de la remise du requérant aux autorités turques, ainsi que de l’enquête de la police sur les faits allégués.
29. Le 7 juin 2013, la plaque d’immatriculation du véhicule impliqué aurait été détruite par les services compétents en raison de « l’indication du numéro d’immatriculation dans diverses publications ».
30. Le 11 juin 2013, le CGR aurait publié un communiqué de presse précisant que les autorités n’avaient pas enregistré la demande d’asile du requérant, malgré les informations fournies par cette organisation.
31. Selon un document établi par la police le 12 juin 2013, la plaque d’immatriculation du véhicule impliqué appartenait à la police hellénique depuis 2005. Le 15 janvier 2013, cette plaque aurait été transmise à la direction spéciale des crimes de violence (antiterroriste).
32. Le requérant allègue qu’à la suite de son renvoi il fut détenu en Türkiye dans une prison de type « F ».
33. Des médecins auraient établi des rapports sur son état de santé.
2. LA VERSION DU GOUVERNEMENT
34. Le Gouvernement indique que le requérant n’a jamais été enregistré par la direction des étrangers d’Athènes et n’a pas déposé de demande d’asile en Grèce. Il ajoute qu’il n’y a aucune trace de la présence du requérant en Grèce, ni un enregistrement officiel de celui-ci.
35. Il expose que le 31 mai 2013, le requérant, soupçonné d’actes terroristes, fut arrêté par les autorités turques en tant que suspect et qu’il sortit ensuite irrégulièrement de Grèce et entra irrégulièrement en Türkiye.
3. LA PROCÉDURE PÉNALE
36. Le Gouvernement soutient qu’à la suite de la publication dans la presse le 4 juin 2013 d’informations selon lesquelles un certain B.Y. avait été enlevé et renvoyé en Türkiye, une enquête fut ouverte d’office. Il ajoute que des poursuites pénales furent engagées pour enlèvement et que le dossier fut transmis au juge d’instruction.
37. Le 1er juin 2013, K.H. déposa en tant que témoin. Il indiqua qu’il n’avait pas assisté aux événements allégués.
38. Le 3 juin 2013, K.H. se présenta au commissariat de police d’Exarcheia et informa les autorités que, depuis le 1er juin 2013, le requérant se trouvait au service antiterroriste à Istanbul.
39. Le 3 juin 2013, la direction de sécurité de l’Attique adressa une demande à la direction technique de la police hellénique. Elle demanda des renseignements sur le point de savoir si le véhicule impliqué appartenait à la police et, dans l’affirmative, à quel service.
40. Le 4 juin 2013, la direction compétente de la police hellénique répondit que le numéro d’immatriculation appartenait à la police hellénique, et plus particulièrement à la direction spéciale des crimes de violence (antiterroriste).
41. Les 5, 7, 11, 12 et 19 juin 2013 respectivement, D.A., T.S., S.B., A.A. et A.S. déposèrent comme témoins. S.B. et A.A. déclarèrent être des témoins oculaires mais de ne pas connaître personnellement le requérant, et ils décrivirent l’incident en cause. Interrogés sur le point de savoir s’ils connaissaient la nationalité de la personne enlevée, ils répondirent par la négative. T.S. déclara que le requérant habitait avec lui à Athènes avant son enlèvement. Il ne ressort pas du dossier que T.S. a présenté aux autorités des preuves supplémentaires quant à la présence du requérant en Grèce, par exemple des affaires personnelles de l’intéressé ou des photos.
42. Le 12 juin 2013, une des représentantes du requérant informa le procureur du tribunal de première instance d’Athènes notamment du fait qu’il y avait encore deux témoins oculaires, E.T. et E.M. Elle ajouta que le numéro d’immatriculation du véhicule impliqué appartenait à la police hellénique.
43. Le 20 janvier 2014, E.T. et E.M. déposèrent en tant que témoins. Ils décrivirent l’incident en cause. Il ressort de leurs dépositions qu’ils ne connaissaient pas le requérant personnellement.
44. Le 26 février 2014, le dossier de l’affaire fut classé dans les archives des « auteurs inconnus ».
45. À une date non précisée, le requérant fut libéré de prison en Türkiye.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
46. Les dispositions du droit interne pertinentes en l’espèce sont décrites dans les arrêts Andersen c. Grèce (no 42660/11, § 39, 26 avril 2018), A.E.A. c. Grèce (no 39034/12, §§ 33-43, 15 mars 2018), Tsalikidis et autres c. Grèce (no 73974/14, § 34, 16 novembre 2017), Shuli c. Grèce (no 71891/10, § 14, 13 juillet 2017) et Nieciecki c. Grèce (no 11677/11, § 25, 4 décembre 2012).
EN DROIT
1. SUR l’exception PRÉLIMINAIRE soulevée par le gouvernement CONCERNANT L’ENSEMBLE DE LA REQUÊTE
47. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête pour non‑épuisement des voies des recours internes, faute pour le requérant d’avoir introduit une action en dommages-intérêts sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil.
48. Il estime que le recours indemnitaire prévu par cette disposition est un recours effectif au travers duquel les intéressés peuvent demander un dédommagement de l’État pour le préjudice prétendument subi par eux. Il soutient que ce recours permet de constater la violation en cause et d’offrir un redressement approprié aux intéressés. Il renvoie la Cour à des arrêts des juridictions administratives par lesquels des victimes de violences policières auraient été dédommagées et ajoute que les victimes ont la possibilité de se prévaloir des articles 2 et 3 du décret présidentiel no 254/2004 portant création du code de déontologie des fonctionnaires de police.
49. Le Gouvernement soutient en outre qu’en saisissant la Cour le requérant ne vise en réalité qu’à obtenir une indemnité.
50. Le requérant rétorque qu’aucun recours effectif n’existait en l’espèce. Il plaide que l’octroi d’une indemnité n’est pas suffisant pour réparer le préjudice subi et qu’en tout état de cause l’action en dommages-intérêts est trop longue. Il soutient enfin que les arrêts mentionnés par le Gouvernement sont différents de son cas, exposant que les affaires en question concernaient uniquement des victimes de mauvais traitement.
51. La Cour rappelle que l’article 35 de la Convention n’exige l’épuisement que des recours accessibles, adéquats et relatifs aux violations incriminées (Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006‑II). Elle rappelle aussi sa jurisprudence constante selon laquelle les obligations de l’État découlant de l’article 3 de la Convention ne sauraient être satisfaites par le simple octroi de dommages-intérêts (voir, parmi d’autres, Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 105, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, et McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 121, CEDH 2001‑III). En effet, pour se plaindre du traitement subi pendant une garde à vue, c’est la voie pénale qui constitue la voie de recours adéquate (voir, par exemple, Parlak et autres c. Turquie (déc.), nos 24942/94 et 2 autres, 9 janvier 2001). Par ailleurs, la Cour a déjà affirmé que l’obligation imposée par l’article 3 de la Convention à un État de mener une enquête pouvant conduire à l’identification et au châtiment des personnes responsables de mauvais traitements serait illusoire si le requérant soulevant un grief fondé sur cette disposition était obligé d’exercer une voie de recours ne pouvant aboutir qu’à l’octroi de dommages‑intérêts (Parlak et autres, décision précitée, Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 58, CEDH 2006‑XII (extraits), et Taymuskhanovy c. Russie, no 11528/07, § 75, 16 décembre 2010).
52. La Cour rejette donc l’exception formulée par le Gouvernement à ce titre.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION À raison de l’ineffectivité ALLÉGUÉE de l’enquête
53. Invoquant l’article 3 de la Convention, le requérant se plaint de l’ineffectivité de l’enquête menée sur les événements en cause.
54. L’article 3 de la Convention est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
1. Sur la recevabilité
55. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
56. Le requérant allègue que, sauf en ce qui concerne la question soumise le 3 juin 2013 relativement aux plaques d’immatriculation du véhicule impliqué, les autorités n’ont entrepris aucune démarche afin d’enquêter sur l’affaire. Il affirme que les autorités n’ont enquêté sur aucune question cruciale de l’affaire. Il avance en particulier que les véhicules qui étaient présents sur place ne sont pas intervenus ; que le témoin oculaire E.M. n’a pas été appelé à déposer immédiatement, mais qu’il ne l’a été que huit mois plus tard ; que d’autres témoins oculaires n’ont pas été entendus ; que les autorités n’ont recherché ni le véhicule impliqué ni la personne qui était impliquée dans l’incident et qui portait un sac orange, et que des preuves du passage éventuel du véhicule à des péages ou des passages frontaliers n’ont pas été collectées. Le requérant ajoute que, malgré le fait qu’il avait été établi que le véhicule impliqué appartenait à un service de l’État, aucune enquête administrative n’a été ouverte et aucun témoin ou policier des services compétents n’a été appelé à déposer. Il affirme en outre que les enregistrements vidéo du ministère du Commerce, qui se trouvait à proximité, n’ont pas été demandés et que la police n’a effectué aucune expertise sur les lieux. Il avance enfin qu’il n’a jamais été entendu comme témoin, alors que les autorités grecques auraient pu demander l’assistance des autorités turques à cet effet.
57. Le Gouvernement soutient que l’enquête pénale menée en l’espèce a satisfait aux exigences de l’article 3 de la Convention et que l’affaire a été examinée par les juridictions internes de manière approfondie et avec la diligence et l’impartialité requises. Il plaide que le classement de l’affaire au motif que les auteurs n’ont pas été identifiés ne peut pas soulever de problème sous l’angle de l’article 3 de la Convention. Il ajoute que, en tout état de cause, s’il y a des éléments nouveaux, le procureur peut rouvrir le dossier.
2. Appréciation de la Cour
58. La Cour renvoie aux principes généraux pertinents tels qu’ils se trouvent énoncés notamment dans les arrêts Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, §§ 114-123, CEDH 2015), El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine ([GC], no 39630/09, §§ 182-185, CEDH 2012) et Mocanu et autres c. Roumanie ([GC], nos 10865/09 et 2 autres, §§ 316‑326, CEDH 2014 (extraits)).
59. En l’espèce, la Cour note tout d’abord que les allégations formulées par le requérant devant les autorités internes et selon lesquelles des policiers l’avaient remis aux autorités turques et lui avaient infligé des traitements contraires à l’article 3 de la Convention sont défendables. Cette disposition obligeait donc les autorités à mener une enquête effective.
60. La Cour constate que les circonstances ayant entouré les événements du 30 mai 2013 ont fait l’objet d’une procédure pénale (paragraphes 36-44 ci-dessus).
61. Reste à savoir si les procédures en cause ont satisfait aux exigences de l’article 3 de la Convention.
62. La Cour observe à cet égard qu’il existe des éléments de nature à entacher le caractère indépendant et approfondi de l’enquête en cause. En particulier, elle relève que celle-ci a abouti le 26 février 2014 au classement du dossier et au placement de celui-ci dans les archives des « auteurs inconnus ». Si l’obligation pesant sur les États est une obligation non pas de résultat mais de moyens, la Cour constate qu’en l’espèce les éléments suivants étaient susceptibles de compromettre l’effectivité de l’enquête.
63. En premier lieu, la Cour note que, à la suite des événements du 30 mai 2013, il a été constaté que la plaque d’immatriculation du véhicule impliqué appartenait à la police hellénique. Or les autorités compétentes n’ont à aucun moment recherché quelles étaient les personnes prétendument impliquées, et si des policiers ou d’autres agents de l’État se trouvaient en service dans le véhicule en cause. Plus précisément, depuis le 4 juin 2013, la direction compétente de la police hellénique avait conclu que le numéro d’immatriculation du véhicule impliqué appartenait à la police hellénique, et plus particulièrement à la direction spéciale des crimes de violence (antiterroriste) (paragraphe 40 ci-dessus). Toutefois, aucune enquête plus approfondie n’a eu lieu, et aucun policier n’a été interrogé sur ce point.
64. En deuxième lieu, les témoins oculaires E.T. et E.M. n’ont déposé que le 20 janvier 2014 dans le cadre de la procédure, et ce malgré le fait qu’une des représentantes du requérant avait informé le procureur compétent de l’existence de ces témoins dès le 12 juin 2013 (paragraphes 42‑43 ci-dessus).
65. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que le requérant n’a pas bénéficié d’une enquête effective en l’espèce.
66. Partant, elle conclut à la violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION À raison de LA REMISE ALLEGUée DU REQUÉRANT AUX AUTORITÉS TURQUES et DES trAitements inhumains ou dégradants qu’il aurait SUBIS
67. Le requérant se plaint de sa remise aux autorités turques. Il allègue avoir été victime de traitements contraires à l’article 3 de la Convention dans le cadre de cette remise extraordinaire dont il aurait fait l’objet. Il allègue en outre que les défaillances ayant entaché la procédure d’asile à l’époque des faits ne lui aient pas permis d’introduire une demande de protection internationale, ce qui, d’après lui, a entrainé sa remise. Il estime que la situation litigieuse a ainsi emporté violation des articles 13 et 3 de la Convention.
1. Sur la recevabilité
68. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
69. Le requérant soutient qu’une disparition forcée a eu lieu en l’espèce et que celle-ci constitue en soi une violation de l’article 3 de la Convention. Il se plaint de la manière dont l’opération s’est déroulée (paragraphe 13 ci‑dessus) et allègue qu’il a subi des mauvais traitements aux mains des autorités grecques. Il ajoute que ce traitement lui a causé des sentiments d’infériorité et d’angoisse et que les mauvais traitements subis par lui ont été vérifiés par les médecins qui l’avaient examiné (paragraphe 33 ci-dessus).
70. Le requérant soutient en outre que, malgré le fait que les autorités ont été informées de l’incident en cause dès le premier moment, elles n’ont entrepris aucune action pour le retrouver et le sauver. En particulier, elles n’auraient pas surveillé les routes, les péages et les passages frontaliers.
71. Il ajoute que les autorités étaient informées depuis le 20 mai 2013 de la présence du requérant dans le pays, date à laquelle le CGR avait soumis une demande à la direction des étrangers de l’Attique (paragraphe 9 ci‑dessus). Il indique que le Gouvernement ne conteste pas qu’une telle demande a été introduite.
72. Le requérant affirme enfin qu’en raison de la manière dont l’opération a été conduite, il a eu un accès extrêmement limité aux informations et aux éléments de preuve qui, indique-t-il, étaient sous le seul contrôle des autorités. Il allègue que le Gouvernement n’a pas soumis l’ensemble du dossier à la Cour et ne s’est ainsi pas conformé à son obligation découlant de l’article 38 de la Convention. Il ajoute qu’il y existe en l’espèce une présomption, que le Gouvernement n’a pas réussi à réfuter, selon laquelle les autorités grecques ont participé à la remise du requérant en Türkiye.
73. Il soutient enfin qu’en raison des défaillances ayant entaché la procédure d’asile à l’époque des faits il lui a été impossible de soumettre une demande d’asile, et ce malgré les efforts du CGR à cet égard.
b) Le Gouvernement
74. Le Gouvernement affirme que le requérant n’a pas été soumis à des traitements inhumains ou dégradants et que ses allégations sont vagues et contradictoires. Il ajoute que l’intéressé ne soumet aucune preuve à l’appui de ses allégations et qu’il ne fournit aucune précision sur une implication concrète des autorités grecques. Il indique en outre que le requérant allègue que les autorités grecques ont activement participé à l’opération en cause en l’arrêtant et en le remettant aux autorités turques et qu’en même temps l’intéressé avance que même si les autorités grecques n’ont pas participé à l’opération en cause, elles ont facilité les actes d’autres services secrets dans le pays. Le Gouvernement voit une contradiction dans ces deux allégations. Il soutient que l’allégation du requérant selon laquelle le « premier groupe » de personnes qui l’aurait enlevé parlait grec ne prouve pas la participation des organes étatiques et que l’appartenance à la police hellénique du numéro d’immatriculation du véhicule n’est pas prouvée. Il ajoute enfin que le dossier de l’affaire a été archivé, les dépositions des témoins oculaires n’ayant pas fait ressortir d’éléments suffisants de nature à conduire à l’identification des auteurs et de la victime.
75. Le Gouvernement avance en outre que les autorités grecques n’ont pas d’éléments indiquant la présence ou l’enregistrement du requérant en Grèce et que, par conséquent, le requérant n’a pas été remis aux autorités turques. Il expose que le cas du requérant n’a pas été traité par la direction des étrangers de l’Attique et que l’intéressé ne s’y est jamais présenté en personne pour demander l’asile. Selon le Gouvernement, la lettre du 20 mai 2013 du CGR ne constitue pas la preuve que le requérant s’y est rendu en personne.
2. La partie intervenante-Commission internationale de juristes (CIJ)
76. La CIJ soutient que, dans une situation où un État contractant est engagé directement ou indirectement dans des actes de disparition forcée, y compris une détention ou une remise secrète, cet État est responsable des violations de la Convention pour l’ensemble de cette opération, même si certaines de ces violations ont eu lieu à l’extérieur de ce pays. Selon la partie intervenante, dans ce cas, cet État a l’obligation sous l’angle de l’article 3 de la Convention en particulier, d’offrir un recours effectif et de réparer ces violations. Cela comprendrait l’obligation de s’assurer par la voie diplomatique que le traitement du détenu est conforme à la Convention et que les garanties d’un procès équitable sont respectées. En l’absence de telles garanties, l’État aurait l’obligation de demander le retour de l’intéressé.
3. Appréciation de la Cour
77. Les principes généraux pertinents en l’espèce ont été résumés dans les arrêts El-Masri (précité, §§ 151-153), Sultygov et autres c. Russie (nos 42575/07 et 11 autres, §§ 393-396, 9 octobre 2014), Nasr et Ghali c. Italie (no 44883/09, §§ 280-283, 23 février 2016) et Al Nashiri c. Roumanie, (no 33234/12, §§ 490-498, 31 mai 2018, avec les références citées).
78. Dans les affaires où il existe des versions divergentes des faits, la Cour se trouve inévitablement aux prises, lorsqu’il lui faut établir les circonstances de la cause, avec les mêmes difficultés que celles auxquelles toute juridiction de première instance doit faire face. Elle adopte les conclusions qui, à son avis, se trouvent étayées par la libre appréciation de l’ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu’elle peut tirer des faits et des observations des parties. Conformément à sa jurisprudence constante, la preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. En outre, le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion particulière et, à cet égard, la répartition de la charge de la preuve sont intrinsèquement liés à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit conventionnel en jeu (El-Masri, précité, § 151).
79. Dans le contexte des allégations d’une détention non reconnue, d’une remise extraordinaire ou d’un refoulement et lorsque le requérant fournit un récit détaillé, spécifique et concordant des évènements en cause, la Cour est en principe satisfait qu’il existe un commencement de preuve en faveur de la version du requérant, en particulier quand il existe des preuves concordantes, sur la base desquelles la charge de la preuve revient au Gouvernement (El‑Masri, précité, § 156, Al Nashiri c. Pologne, no 28761/11, § 393-396, 24 juillet 2014, Savriddin Dzhurayev c. Russie, no 71386/10, § 131, CEDH 2013 (extraits), et Iskandarov c. Russie, no 17185/05, § 109, 23 septembre 2010).
80. Dès lors, la Cour se penchera sur la question de savoir si le requérant a présenté devant elle un tel récit, corroboré par des preuves indépendantes, et, dans l’affirmative, si le Gouvernement a fourni une explication satisfaisante et convaincante, pouvant réfuter les allégations de l’intéressé (Khamidkariyev c. Russie, no 42332/14, § 125, 26 janvier 2017).
81. La Cour relève que le Gouvernement conteste les allégations du requérant. Eu égard à la divergence des éléments de preuve soumis par les parties, au fait que le Gouvernement nie fermement toute implication des agents de l’État dans les événements litigieux et au rejet de la plainte pénale présentée par le requérant, la Cour estime qu’une question se pose en l’espèce quant à la charge de la preuve et, en particulier, qu’il convient d’examiner si celle-ci doit être renversée et peser non plus sur le requérant mais sur le Gouvernement.
82. La Cour note que les éléments du dossier permettent de constater que le soir du 30 mai 2013, une personne a été placée dans un véhicule appartenant aux autorités grecques. Elle observe ensuite que ce véhicule appartenait à la police hellénique. Cet élément est corroboré par un document établi le 12 juin 2013 par la police elle-même. Selon le même document, le 15 janvier 2013, la plaque d’immatriculation de ce véhicule avait été transmise à la direction spéciale des crimes de violence (antiterroriste) (paragraphe 31 ci-dessus).
83. Le requérant soutient que c’est lui-même qui avait été placé dans ce véhicule. La Cour se penchera donc sur la question de savoir si les éléments du dossier permettent de conclure que c’était le requérant qui était la victime des actes allégués.
84. À cet égard, elle estime qu’il est regrettable que l’enquête conduite par les autorités grecques ne lui permette pas de tirer plus de conclusions sur les faits en cause, le dossier de l’affaire ayant été classé le 26 février 2014 dans les archives des « auteurs inconnus » (paragraphe 44 ci-dessus).
85. Toutefois, certains éléments du dossier créent des doutes quant à la présence du requérant dans le véhicule en cause. En effet, rien ne permet d’établir la présence même du requérant en Grèce au moment des faits.
86. En premier lieu, l’intéressé n’a pas introduit de demande d’asile devant la direction des étrangers de l’Attique ; s’il l’avait fait, cela aurait corroboré au moins une partie de ses allégations. Le Gouvernement soutient que l’intéressé ne s’est jamais présenté en personne devant cette direction pour demander l’asile. Si le requérant allègue que sa demande n’a pas été enregistrée en raison des défaillances ayant entaché la procédure d’asile à l’époque des faits, il ne fournit aucune preuve de sa présence devant la direction des étrangers de l’Attique, le 20 mai 2013. En effet, il ressort du dossier que le requérant a communiqué avec les autorités grecques uniquement par l’intermédiaire de ses représentants.
87. En second lieu, aucune autorité publique grecque n’a confirmé, directement ou indirectement, la présence du requérant sur le territoire grec avant son enlèvement allégué.
88. Quant aux témoins oculaires présents le soir du 30 mai 2013, la Cour observe qu’aucun d’entre eux ne connaissait personnellement l’intéressé, de sorte que leurs dépositions ne permettent pas de vérifier si la personne placée dans la voiture en cause était effectivement le requérant. T.S., un témoin qui disait avoir une relation personnelle avec l’intéressé, qui avait été entendu comme témoin dans le cadre de la procédure pénale, n’a pas déclaré avoir été présent lors de l’incident en cause (paragraphes 37, 41 et 43 ci-dessus). Qui plus est, il ne ressort pas du dossier que T.S. a présenté des preuves supplémentaires aux autorités quant à la présence du requérant en Grèce, par exemple des affaires personnelles de l’intéressé ou des photos.
89. Il s’ensuit que le dossier ne contient aucun autre élément propre à permettre à la Cour de tirer des conclusions des éléments produits devant elle et de la conduite des autorités (voir, a contrario, Kadirova et autres c. Russie, no 5432/07, §§ 87 et 88, 27 mars 2012). À cet égard, elle tient toutefois à souligner que cette impossibilité découle en grande partie de la non‑réalisation par les autorités nationales d’une enquête approfondie et effective (paragraphe 66 ci-dessus) (B.S. c. Espagne, no 47159/08, § 55, 24 juillet 2012, Lopata c. Russie, no 72250/01, § 125, 13 juillet 2010, et Gharibashvili c. Géorgie, no 11830/03, § 57, 29 juillet 2008). Dans les circonstances particulières de l’espèce, la Cour conclut que, si le requérant a présenté sa version des faits, il n’a pas fourni un commencement de preuve à l’appui de cette version, et qu’il n’y a dès lors pas de preuves concrètes et concordantes, notamment quant à sa présence sur le territoire grec, sur la base desquelles la charge de la preuve incomberait au Gouvernement.
90. Dès lors, il n’y a pas eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention.
91. Eu égard à ce constat, la Cour considère qu’aucune question distincte ne se pose concernant les autres violations alléguées de l’article 3, pris isolément ou combiné avec l’article 13 (voir, mutatis mutandis, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 154, CEDH 2014).
4. VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
92. Le requérant se plaint d’avoir été privé de sa liberté et détenu en dehors de tout cadre légal, en violation de l’article 5 de la Convention. Cette disposition se lit ainsi :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;
b) s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
d) s’il s’agit de la détention régulière d’un mineur, décidée pour son éducation surveillée ou de sa détention régulière, afin de le traduire devant l’autorité compétente ;
e) s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;
f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. »
1. Sur la recevabilité
93. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
94. Le requérant allègue qu’il a été enlevé par les autorités grecques et placé dans un véhicule sans possibilité de le quitter, et qu’il est resté aux mains des policiers jusqu’à sa remise aux autorités turques. Il soutient que cette situation constitue une privation de liberté, qui d’après lui a eu lieu au secret.
95. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas été privé de sa liberté par les autorités grecques et qu’aucun placement en détention de l’intéressé n’a été ordonné.
2. Appréciation de la Cour
96. La Cour renvoie aux principes généraux pertinents tels qu’ils se trouvent énoncés notamment dans l’arrêt Nasr et Ghali (précité, §§ 296-298).
97. En l’espèce, elle note que le dossier ne contient aucun élément permettant à la Cour de tirer des conclusions concrètes des éléments produits devant elle, de la conduite des autorités et de la privation de liberté alléguée du requérant.
98. La Cour estime que les conclusions qu’elle a formulées dans le cadre de l’examen du grief du requérant sous le volet matériel de l’article 3 sont également valables dans le contexte du grief présenté sur le terrain de l’article 5 de la Convention et que les allégations de l’intéressé ne sont pas suffisamment convaincantes et établies. En particulier, même si le requérant a présenté sa version des faits, il n’a pas fourni un commencement de preuve en faveur de cette version, et il n’existe donc pas de preuves concrètes et concordantes, notamment sur sa présence sur le territoire grec, sur la base desquelles la charge de la preuve incomberait au Gouvernement.
99. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 5 de la Convention.
5. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
100. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
Dommage
101. Le requérant demande 30 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi. Il ne réclame aucune indemnité pour frais et dépens.
102. Le Gouvernement estime que la somme réclamée est excessive et injustifiée.
103. La Cour octroie au requérant 12 500 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner les autres griefs formulés sur le terrain des articles 3 et 13 de la Convention ;
5. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 de la Convention ;
6. Dit, à l’unanimité,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 12 500 EUR (douze mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 janvier 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Liv Tigerstedt Marko Bošnjak
Greffière adjointe Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion en partie dissidente commune aux juges M. Bošnjak, L. Schembri Orland et D. Derenčinović.
M.B.
L.T.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES BOŠNJAK, SCHEMBRI ORLAND ET DERENČINOVIĆ
(Traduction)
1. Avec la majorité de la chambre, nous concluons à la violation du volet procédural de l’article 3 en l’espèce.
2. Nous estimons toutefois devoir exprimer une opinion séparée en ce que nous ne pouvons malheureusement pas nous rallier à la majorité qui conclut à la non-violation de l’article 3 sous son volet matériel et de l’article 5 de la Convention.
3. Nous pensons que le requérant a établi, dans les faits, qu’il était présent sur le territoire grec avant les événements du 30 mai 2013 et que c’est bien lui qui a été enlevé ce soir-là.
4. Par ailleurs, il existe, selon nous, suffisamment d’éléments de preuve pour établir que l’enlèvement du requérant, et la privation de liberté qui en a nécessairement résulté pour lui, ont été perpétrés avec l’implication de l’État défendeur.
1. ARTICLE 3 (VOLET MATÉRIEL)
5. Notre conclusion selon laquelle le requérant se trouvait en Grèce avant les événements du 30 mai 2013 repose sur plusieurs éléments de preuve produits devant la Cour. Le principal d’entre eux est le fait qu’un témoin a déclaré qu’il habitait avec lui en Grèce avant les événements du 30 mai 2013 (paragraphe 41 de l’arrêt). Par ailleurs, le Conseil grec pour les réfugiés (CGR) a confirmé, par l’intermédiaire de la coordinatrice de son service juridique à l’époque des faits, qui est également une des représentantes du requérant devant la Cour, que celui-ci avait rencontré le 28 mai 2013 une assistante sociale travaillant pour le GCR et que K.N., avocate au service juridique de la même organisation, l’avait également rencontré et interviewé (paragraphes 10-11 de l’arrêt). À la suite de ces entretiens, le service juridique du CGR avait conclu que l’intéressé devait bénéficier d’un soutien et l’avait adressé, de ce fait, à Metadrasi et au centre Promitheus.
6. L’absence de preuve que le requérant se serait rendu au service d’asile pour y déposer officiellement une demande d’asile peut s’expliquer par le fait que, comme le confirment tant l’intéressé que ses représentants, il était à l’époque des faits impossible de déposer une demande d’asile à raison de défaillances dans la procédure d’asile (paragraphe 11 de l’arrêt). Quoi qu’il en soit, à notre avis, le fait qu’il n’ait pas officiellement présenté de demande d’asile ne saurait être interprété comme réfutant totalement la thèse de la présence du requérant en Grèce à l’époque des faits.
7. En outre, les éléments disponibles permettent de conclure que c’est le requérant, et non une autre personne, qui a été enlevé le soir du 30 mai 2013. L’intéressé a décrit de manière détaillée les événements en question (paragraphes 12-14 de l’arrêt). Il a, en particulier, exposé en détail le lieu exact où les faits se seraient déroulés, l’itinéraire suivi et les circonstances de sa remise aux autorités turques (par exemple, son transfert d’une voiture à une autre et les langues parlées par les personnes impliquées). Si le Gouvernement voit une contradiction dans les allégations du requérant (paragraphe 74 de l’arrêt), il n’en demeure pas moins que son récit est globalement cohérent et qu’il est demeuré inchangé, tant devant les autorités internes que devant les juridictions. Conformément à la jurisprudence de la Cour, une version cohérente des faits constitue un point de départ solide dans les affaires de disparitions forcées (Savriddin Dzhurayev c. Russie, no 71386/10, §§ 131 et 137, CEDH 2013 (extraits), El-Masri c. l’ex‑République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 156, CEDH 2012).
8. Sur le point de savoir si le récit du requérant est corroboré par des éléments de preuve indépendants et concordants, quatre témoins oculaires ont décrit en détail les événements du 30 mai 2013 dans leurs dépositions (paragraphes 41 et 43 de l’arrêt). De plus, un de ces témoins oculaires, E.M., avait, au moment de l’enlèvement, appelé la police sur place et donné des informations sur le véhicule utilisé, à savoir son numéro d’immatriculation, le type et la couleur de celui-ci ainsi que la direction dans laquelle il était parti (paragraphe 16 de l’arrêt). Dès lors, force est de conclure que le requérant a démontré de manière convaincante que son enlèvement et son transfert ont bien eu lieu (voir, mutatis mutandis, El‑Masri, précité, § 156).
9. En outre, la voiture, dont le numéro d’immatriculation avait été noté par E.M., a ensuite été identifiée par les autorités grecques elles-mêmes comme appartenant à la police grecque. Dans ces circonstances, il est tout naturel que l’on puisse attendre de l’État défendeur qu’il fournisse quelques explications sur la manière dont cela a pu se produire si, comme il le soutient, la police grecque n’a pas été impliquée dans les faits en cause (Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, § 140, 23 mars 2016, Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 83, CEDH 2015, El-Masri, précité, § 153, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII).
10. Selon la jurisprudence de la Cour relative aux articles 2 et 3 de la Convention, lorsque les évènements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure ou tout décès survenu pendant cette période de détention donne lieu à de fortes présomptions de fait. La charge de la preuve pèse dans ce cas sur les autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante (Al Nashiri c. Pologne, no 28761/11, § 396, 24 juillet 2014). Dans le contexte de la présente affaire, seul l’État défendeur est en mesure d’expliquer qui, sinon le requérant lui-même, a en fait été enlevé le 30 mai 2013, puisque la voiture utilisée pour l’enlèvement appartenait à la police grecque, branche dudit État. Malheureusement, celui-ci n’a fourni aucune explication satisfaisante.
11. En réalité, nous avons du mal à trouver une explication alternative plausible au récit présenté par le requérant, ce qui renforce encore la version des faits donnée par lui (voir, mutatis mutandis, Savriddin Dzhurayev, précité, § 137, Kadirova et autres c. Russie, no 5432/07, 27 mars 2012, Iskandarov c. Russie, no 17185/05, §§ 25-32, 23 septembre 2010).
12. Il ressort par ailleurs du dossier que les autorités n’ont pris aucune mesure pour enquêter sur le numéro d’immatriculation du véhicule. Elles n’ont pas agi après avoir été informées de l’enlèvement qui était en cours, alors même que, selon E.M., un véhicule de l’action immédiate se trouvait à proximité. Il convient également de noter que, même après les événements en question, bien qu’informées par le CGR que le requérant serait en danger en République de Türkiye, les autorités grecques n’ont pas suivi l’affaire en procédant, par exemple, à des contrôles aux frontières. Dans ces conditions, il est possible de tirer les conséquences d’une telle inaction (Kadirova et autres, précité, § 88).
13. De surcroît, l’absence d’enquête effective menée a posteriori par les autorités grecques sur la disparition du requérant, constat unanime de la chambre, vient corroborer la conclusion selon laquelle celles-ci étaient impliquées dans les événements du 30 mai 2013 (El-Masri, précité, § 166). Selon la jurisprudence de la Cour, cette dernière déduit du refus persistant des autorités de l’État défendeur de mener une enquête sérieuse que le récit qu’a fait l’intéressé est véridique (Savriddin Dzhurayev, précité, § 137).
14. À ce stade, nous renvoyons à la jurisprudence constante de la Cour concernant la question de la charge et du niveau de la preuve. Nous sommes convaincus, sur ce point, que le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion particulière et, à cet égard, la répartition de la charge de la preuve sont intrinsèquement liés à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit conventionnel en jeu (Savriddin Dzhurayev, précité, § 129 ; voir aussi Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 147, CEDH 2005-VII).
15. Dans ce contexte, nous souhaitons respectueusement attirer l’attention sur le caractère intrinsèquement secret des disparitions forcées qui, nécessairement, entrave le processus de collecte des preuves, ainsi que sur l’importance de la protection contre les traitements inhumains et dégradants que renferme l’article 3, en ce qu’elle est directement liée au droit fondamental à la dignité humaine (Bouyid, précité, §§ 87-90).
16. Par conséquent, compte tenu de la version cohérente des faits présentée par le requérant, des éléments de preuve indépendants corroborant ses allégations, notamment l’implication d’une voiture de police, ainsi que du fait que le gouvernement défendeur n’a pas mené d’enquête effective et n’a pas fourni d’autre explication plausible quant à l’identité de la personne enlevée, nous concluons que la charge de la preuve a été transférée à l’État défendeur.
17. Il a en effet été reconnu à plusieurs occasions que la procédure prévue par la Convention ne se prête pas toujours à une application stricte du principe affirmanti incumbit probatio (« la preuve incombe à celui qui affirme »). Dans certaines circonstances, lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, la charge de la preuve pèse sur ces dernières, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante (Savriddin Dzhurayev, précité, § 130 ; voir aussi Salman, précité, § 100, Iskandarov, précité, § 108, et Al Nashiri, précité, § 396).
18. Étant donné que le gouvernement défendeur n’a pas réfuté, de manière satisfaisante et convaincante, les allégations du requérant, nous estimons qu’il doit être tenu pour responsable de l’enlèvement du requérant et de son transfert vers la République de Türkiye.
19. Compte tenu de la manière dont ils se sont produits, à savoir que les yeux du requérant étaient couverts, d’abord par des mains puis par une cagoule, et que ses mains étaient menottées, l’enlèvement de l’intéressé et son transfert vers la République de Türkiye lui ont indubitablement causé des sentiments d’angoisse et de crainte constitutifs d’un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 (El-Masri, précité, § 202). Nous estimons donc qu’il y a eu en l’espèce violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention.
2. ARTICLE 5
20. Pour ce qui est du grief fondé sur l’article 5, nous renvoyons à nos conclusions selon lesquelles l’État défendeur est responsable de l’enlèvement et du transfert du requérant vers la République de Türkiye ayant résulté des événements du 30 mai 2013. Ces conclusions valent également pour l’article 5 de la Convention.
21. L’enlèvement et le transfert du requérant vers la République de Türkiye ont indubitablement entraîné pour lui une privation de liberté contraire aux exigences de l’article 5. Partant, nous sommes d’avis qu’il y a également eu violation de l’article 5 de la Convention.