CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE P.N. c. RÉPUBLIQUE TCHÈQUE
(Requête no 44684/14)
ARRÊT
Art 8 • Vie familiale • Décisions des tribunaux nationaux ayant abouti au consentement au changement de domicile des enfants aux États-Unis, justifiées par l’intérêt supérieur des enfants • Déplacement des enfants par la mère et défaut du père de se prévaloir de la Convention de La Haye • Procédures réagissant des faits accomplis ayant provoqué une certaine incertitude dans la situation des enfants
STRASBOURG
8 juin 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire P.N. c. République tchèque,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :
Georges Ravarani, président,
Carlo Ranzoni,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Lado Chanturia,
María Elósegui,
Mykola Gnatovskyy, juges,
Pavel Šturma, juge ad hoc,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 44684/14) dirigée contre la République tchèque et dont un ressortissant de cet État, M. P.N. (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 10 juin 2014,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement tchèque (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
la décision d’accorder l’anonymat au requérant (article 47 § 4 du règlement de la Cour (« le règlement »)),
Considérant que le 24 mai 2022, le président de la chambre a décidé de désigner M. Pavel Šturma pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 29 du règlement (« le règlement »),
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 mai 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente requête concerne le droit du requérant au respect de sa vie familiale dans une situation où son ex-épouse a emmené leurs enfants aux États-Unis, sans que le requérant mette en œuvre la procédure de retour prévue par la Convention internationale sur les aspects civils de l’enlèvement d’enfants de 1980 (« Convention de La Haye), et où elle a obtenu par la suite une décision judiciaire remplaçant le consentement du requérant avec ce déplacement (articles 6 § 1 et 8 de la Convention).
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1972 et réside à Prague. Il a été représenté par Me P. Lang, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. P. Konůpka, du ministère de la Justice.
4. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
1. CONTEXTE DE L’AFFAIRE (PROCÉDURE NO 50 P 422/2007)
5. Le requérant est le père de jumelles, nées en 2000 de son mariage avec une ressortissante américaine, S.R.P. Avant leur divorce, prononcé le 16 avril 2009 et confirmé en appel le 10 février 2010, les parents avaient conclu un accord, approuvé par le tribunal d’arrondissement de Prague 5 (ci‑après « le tribunal »), le 13 juillet 2007, selon lequel la garde des enfants serait attribuée à S.R.P. Le 12 novembre 2007, le tribunal adopta une mesure provisoire accordant au requérant un droit de visite à raison d’un week-end sur deux, confirmée en appel le 8 février 2008.
6. Les relations étant conflictuelles entre les parents, l’évolution de la situation familiale fut suivie par l’autorité de la protection sociale désignée comme tuteur des enfants (ci-après « le tuteur ») ; selon les rapports du tuteur, établis régulièrement depuis 2008, les enfants appréciaient le requérant mais avaient peur de lui en raison de son comportement agressif vis-à-vis de leur mère. Néanmoins, le tribunal refusa à plusieurs reprises de limiter le droit de visite du requérant et adopta plusieurs mesures provisoires déterminant les contacts de l’intéressé avec ses enfants pendant les vacances scolaires, considérant qu’il était dans l’intérêt des enfants que le requérant participe à leur éducation. Selon le rapport d’une psychologue qui avait assisté à la remise des enfants et s’était entretenue avec elles durant l’été 2008, les filles vivaient mal les tensions entre leurs parents et ne comprenaient pas le comportement du requérant, qui les effrayait et portait préjudice à leur bon développement. À la suite de la violation de leur domicile commise par le requérant le 9 août 2008 (paragraphe 8 ci-dessous), S.R.P. et les enfants vécurent dans un endroit secret entre août 2008 et mai 2009.
7. À la suite des entretiens qu’il eut avec les enfants en mai et juin 2009, le tuteur demanda au tribunal d’interdire au requérant de s’approcher des enfants à moins de 100 mètres. Il releva, d’une part, que les filles étaient épuisées par les conflits provoqués par le requérant, qui se déroulaient même au sein de leur école, et qu’elles ne voulaient plus le rencontrer et, d’autre part, que la coopération avec l’intéressé était difficile et que celui-ci refusait de se soumettre à l’examen effectué par un expert, que le tribunal avait ordonné. Par une mesure provisoire du 30 juin 2009, confirmée en appel le 3 septembre 2009 et prolongée à plusieurs reprises jusqu’au 30 juin 2010 en raison du comportement inapproprié du requérant, ce qui avait également été constaté par une psychologue, celui-ci se vit interdire tout contact avec S.R.P. et les enfants ; il ressort du dossier qu’en septembre 2009, il manqua à plusieurs reprises de respecter cette décision (paragraphe 12 ci-dessous). Selon les rapports établis entre avril et juin 2010 par le tuteur ainsi que par l’école fréquentée par les enfants, l’état des filles, auparavant traumatisées par le comportement agressif du requérant vis-à-vis de leur mère, s’était amélioré à la suite de cette mesure provisoire.
8. Par un jugement du 23 juillet 2009, confirmé en appel le 27 janvier 2010, le requérant fut condamné à six mois d’emprisonnement avec sursis pour violation du domicile de S.R.P., infraction commise le 9 août 2008.
9. D’après un rapport d’expertise de janvier 2010, les filles avaient peur du requérant et voulaient vivre avec leur mère. L’intéressé ne se montrant pas coopératif, les experts ne furent pas en mesure d’apprécier son état psychique et ses capacités éducatives et recommandèrent que ses éventuelles rencontres avec ses filles, envers lesquelles il manifestait un intérêt positif, aient lieu dans un établissement spécialisé.
10. Par un jugement du 8 juin 2010, le tribunal rejeta la demande de S.R.P. et du tuteur d’interdire tout contact entre le requérant et ses filles, mais il ne définit pas les modalités du droit de visite.
11. Le 26 novembre 2010, à la suite d’une nouvelle demande faite par le tuteur qui dénonçait le comportement inapproprié du requérant, se référant aux poursuites pénales dirigées contre lui, le tribunal adopta une mesure provisoire interdisant au requérant de voir ses enfants.
12. Par un jugement du 19 avril 2011, confirmé en appel le 30 juin 2011, le requérant fut condamné à cinq mois d’emprisonnement avec sursis pour le non-respect de la mesure provisoire du 30 juin 2009 (paragraphe 7 ci-dessus).
13. Il ressortait d’un nouveau rapport d’expertise établi le 30 mai 2011 que le requérant entretenait une relation positive avec ses enfants mais que ses capacités éducatives étaient limitées par la structure de sa personnalité. L’attitude des enfants fut qualifiée d’ambivalente selon les termes du rapport.
14. Par un arrêt rendu en appel le 29 juin 2011, s’appuyant sur le rapport d’expertise établi le 30 mai 2011, la cour municipale de Prague confirma la mesure provisoire du 26 novembre 2010 mais réforma le jugement du 8 juin 2010 en autorisant le requérant à rencontrer ses enfants tous les premiers samedis du mois, en présence des grands-parents paternels, afin de permettre leur rapprochement progressif.
15. D’après un rapport établi par le tuteur en septembre 2011, le requérant ne respectait pas les modalités de son droit de visite, continuait à se rendre à l’école des enfants et refusait l’assistance des experts.
16. Dans sa requête, l’intéressé affirmait avoir régulièrement formulé des demandes d’exécution de son droit de visite, dont la plupart n’auraient pas été examinées. Il aurait cessé d’introduire de telles demandes en septembre 2012, date à partir de laquelle ses enfants avaient été emmenées aux États‑Unis pour s’y installer (voir les faits décrits ci-dessous).
2. PROCÉDURE SUR LA MESURE PROVISOIRE SOLLICITÉE PAR LE REQUÉRANT VISANT À INTERDIRE AUX ENFANTS DE QUITTER LE PAYS
17. Dès le mois de juillet 2012, craignant un déplacement illicite de ses filles vers les États-Unis, le requérant demanda l’adoption d’une mesure provisoire par laquelle S.R.P. se verrait, d’une part, enjoindre de déposer les passeports des enfants auprès du tribunal et, d’autre part, interdire d’emmener les enfants hors de la République tchèque et ce jusqu’à leur majorité.
18. Le 25 juillet 2012, le tribunal rejeta cette demande, estimant que S.R.P. était une ressortissante américaine et avait le droit d’emmener ses enfants en vacances aux États-Unis, ce qu’elle avait déjà fait par le passé. En outre, à part une correspondance entre S.R.P. et une psychologue datant de 2008, le requérant n’avait pas démontré le besoin d’adopter une mesure aussi restrictive.
19. Au courant du mois de juillet 2012, S.R.P. partit avec les filles aux États-Unis. Le 31 août 2012, elle informa le requérant par courriel qu’elles avaient l’intention d’y rester et de ne pas revenir en République tchèque. Le 15 octobre 2012, la cour municipale de Prague confirma la décision du 25 juillet 2012. Elle considéra que, dès lors que S.R.P. s’était vu attribuer la garde des enfants et pouvait à ce titre décider du domicile des enfants sans le consentement du requérant, leur déplacement ne pouvait être qualifié d’illicite au sens de la Convention de La Haye. Selon la cour, rien n’indiquait non plus que l’exécution de la décision sur le droit de visite, que le requérant conservait, risquait d’être compromise.
20. Le 7 janvier 2013, le requérant contesta les décisions susmentionnées par un recours constitutionnel, invoquant notamment les droits à la protection judiciaire, à un procès équitable et à l’égalité des parents et soulignant son droit de codécider des questions fondamentales concernant ses enfants, dont leur domicile. Il se plaignit que, ayant négligé ses avertissements et interprété la Convention de La Haye de manière erronée et au détriment de ses droits parentaux, les tribunaux avaient permis à S.R.P. de déplacer les enfants illicitement aux États-Unis.
21. Le 10 décembre 2013, la Cour constitutionnelle (I. ÚS 70/13) déclara le recours irrecevable pour défaut manifeste de fondement. Elle approuva l’avis des tribunaux selon lequel, eu égard à l’absence de problèmes lors des séjours antérieurs des enfants aux États-Unis, le danger d’un déplacement illicite ne pouvait pas l’emporter sur leur liberté de circulation. Elle considéra également que les tribunaux s’étaient acquittés de leur obligation positive d’examiner la demande du requérant à la lumière de son droit au respect de la vie familiale et en mettant en balance les droits des personnes concernées.
Dans un obiter dictum, elle désapprouva l’avis de la cour municipale concernant l’interprétation de la notion d’enlèvement au sens de la Convention de La Haye. Elle rappela que, si cette convention s’appliquait surtout en cas de violation d’un droit de garde, elle visait également à protéger le droit de visite de l’autre parent (citant dans ce contexte l’arrêt Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07). Néanmoins, la Cour constitutionnelle considéra que cette question n’était pas déterminante pour la décision sur la mesure provisoire litigieuse.
3. PROCÉDURE ENGAGÉE PAR LA MÈRE CONCERNANT LE CONSENTEMENT AU SÉJOUR D’ÉTUDES DES ENFANTS
22. À la suite des vacances qu’elle avait passées avec les enfants aux États-Unis, S.R.P. ne revint pas en République tchèque. À la place, elle demanda au tribunal, le 29 août 2012, d’adopter une décision par laquelle le consentement du requérant au séjour d’études des enfants aux États-Unis, prévu du 1er septembre 2012 au 1er septembre 2013, serait remplacé par celui du tribunal, et de modifier le droit de visite du requérant. Elle affirma que c’était une bonne opportunité pour les enfants et que leur départ était en partie motivé en raison du harcèlement auquel se livrait le requérant (paragraphe 37 ci-dessous).
23. Dans cette procédure, le requérant fut assisté par un conseil et les enfants furent représentées par l’Office pour la protection internationale des enfants, désigné comme tuteur. Celui-ci s’en remit à la sagesse du tribunal, observant toutefois que la procédure aurait dû être engagée avant que S.R.P. et les enfants n’aient quitté la République tchèque, car selon lui S.R.P. avait déplacé les enfants illicitement, malgré le fait qu’elle en avait la garde.
24. Il ressort des observations du Gouvernement que le 30 octobre 2012, le tribunal ordonna à S.R.P. de faire une déposition écrite sous serment et de l’informer de la position des enfants, qui devait être établie par le biais de leur audition par un organe consulaire. En décembre 2012 et en mars 2013, des notaires publics aux États-Unis certifièrent les déclarations des enfants selon lesquelles elles préféraient le système scolaire américain et souhaitaient rester aux États-Unis.
25. Le 12 avril 2013, après avoir constaté sa compétence en vertu de la loi relative au droit international privé (étant donné que les enfants avaient la citoyenneté tchèque) et après avoir entendu personnellement le requérant, le tribunal accueillit la demande de S.R.P. concernant le consentement et disjoignit sa demande relative au droit de visite du requérant. Il se fonda entre autres sur les déclarations de S.R.P. et des enfants ainsi que sur un rapport sur les conditions de vie des enfants élaboré, à la demande de S.R.P., par une autorité publique américaine. Lors d’un entretien avec un représentant de celle-ci, les filles confirmèrent leur position exprimée devant les notaires et déclarèrent avoir des contacts téléphoniques et des échanges par courriel avec leur père. Considérant que la position des enfants, dont il fallait tenir compte, avait été clairement établie et qu’il n’était donc pas nécessaire de compléter les preuves, par exemple par une audition des enfants via Skype, le tribunal conclut qu’il était dans l’intérêt des filles d’étudier aux États-Unis et de développer ainsi des contacts avec leur famille maternelle. Il constata néanmoins que S.R.P. avait déplacé les enfants sans le consentement du requérant et que celui-ci avait exprimé son intention de demander leur retour en vertu de la Convention de La Haye ; dans ce contexte, le requérant se vit rappeler le délai d’un an prévu par l’article 12 de la Convention de La Haye et le besoin d’agir rapidement.
26. Convaincu que le comportement de S.R.P. constituait un enlèvement au sens de la Convention de La Haye qui ne saurait être légalisé ex post, le requérant fit appel. Il reprocha au tribunal de ne pas avoir entendu S.R.P. et les enfants en personne, et soutint que le rapport concernant les enfants n’avait pas été établi par une autorité publique mais par une organisation religieuse privée. Il se plaignit également de s’être vu refuser la protection de son droit de visite, qui n’avait été ni modifié ni mis en œuvre.
27. Le 18 septembre 2013, la cour municipale de Prague confirma le jugement du 12 avril 2013. Elle se référa à son avis exprimé dans la décision du 15 octobre 2012 (paragraphe 17 ci-dessus), selon lequel il ne pouvait en l’espèce s’agir d’un enlèvement puisque S.R.P., dotée du droit de garde, avait aussi le droit de déterminer le domicile des enfants. Mentionnant le non-respect par le requérant de son obligation alimentaire, ses condamnations pénales et les poursuites pour harcèlement engagées contre celui-ci (paragraphe 37 ci-dessous), la cour estima que le comportement de S.R.P. s’analysait en une réaction logique. Elle nota enfin que le requérant n’avait pas expliqué pourquoi il ne communiquait pas avec les enfants via Skype.
28. L’intéressé forma un recours constitutionnel, se plaignant notamment que les tribunaux avaient interprété la Convention de La Haye au mépris des principes d’équité, qu’ils s’étaient trompés en considérant que S.R.P. pouvait seule décider du domicile des enfants et qu’ils avaient ainsi à tort légalisé le déplacement illicite commis par S.R.P. Il reprocha aux tribunaux de ne pas avoir entendu S.R.P. et les enfants, âgées de treize ans, et d’avoir fait preuve de partialité à son encontre. Il souligna enfin qu’il n’avait aucune possibilité de voir ses enfants ni de contribuer à leur éducation, alors que S.R.P. avait entre-temps engagé une nouvelle procédure pour pouvoir être autorisée à maintenir les enfants de manière permanente sur le sol américain et ainsi à légaliser a posteriori le départ des enfants.
29. Le 11 février 2014, la Cour constitutionnelle (IV. ÚS 132/14) déclara le recours irrecevable pour défaut manifeste de fondement, au motif que les tribunaux avaient dûment examiné l’affaire, explicité leur raisonnement et protégé les intérêts des enfants. Elle observa que le tribunal de première instance avait établi l’avis des enfants sur la base des documents cités dans son jugement et que la juridiction d’appel s’était exprimée sur l’application en l’espèce de la Convention de La Haye.
4. PROCÉDURE ENGAGÉE PAR LA MÈRE CONCERNANT LE CONSENTEMENT AU CHANGEMENT DE DOMICILE DES ENFANTS
30. Le 24 juillet 2013, S.R.P. demanda au tribunal d’adopter une décision par laquelle le consentement du requérant au changement de domicile des enfants, qui serait dorénavant situé aux États-Unis, serait remplacé par celui du tribunal.
31. En juillet 2013 et février 2014, les enfants déclarèrent devant un notaire public et lors d’un entretien avec la conseillère d’une organisation religieuse (Commonwealth Catholic Charities), sollicitée par S.R.P., qu’elles souhaitaient rester aux États-Unis où elles se sentaient heureuses, qu’elles voulaient avoir des contacts avec leur père et leurs grands-parents paternels via Internet et Skype et décider elles-mêmes quand elles leur rendraient visite.
32. Par un jugement du 20 juin 2014, le tribunal accueillit la demande formée par S.R.P. et détermina les modalités de contact avec les enfants, devant désormais s’effectuer par Skype, soit une heure tous les samedis ; les demandes du requérant tendant à priver S.R.P. de son autorité parentale, à modifier la décision sur la garde des enfants et à faire exécuter son droit de visite furent disjointes.
Le tribunal prit en compte l’opinion des enfants telle qu’établie aux États‑Unis et considéra que leur séjour dans ce pays, où elles bénéficiaient de contacts avec leur famille maternelle et d’un apaisement qui leur avait tant manqué en République tchèque, était dans leur intérêt. Il se fonda également sur l’avis du tuteur qui avait proposé d’accueillir la demande de S.R.P. entre autres parce que le requérant n’avait pas formé une demande de retour des enfants en vertu de la Convention de La Haye, bien qu’il eût été à plusieurs reprises informé de cette possibilité et qu’il se vît offrir toute l’assistance nécessaire à cette fin.
33. Le 8 octobre 2014, le jugement du 20 juin 2014 fut confirmé en appel par la cour municipale. Il fut noté que les enfants étaient en âge de pouvoir former leur opinion, qui avait été dûment établie et correspondait au contenu de tout le dossier et à l’évolution des relations au sein de la famille, et que, si elles le souhaitaient, elles pourraient avoir des contacts avec le requérant au‑delà des communications électroniques. Il observa que, dans la mesure où l’intéressé ne s’acquittait pas de son obligation de payer une pension alimentaire, il ne semblait pas réaliste de supposer qu’il serait capable de se rendre aux États-Unis pour y exercer son droit de visite ou de financer le voyage des enfants en République tchèque.
34. Le recours constitutionnel introduit par le requérant le 6 février 2015 fut déclaré irrecevable le 26 mars 2015 (I. ÚS 397/15). La Cour constitutionnelle souligna que lorsque les enfants seraient suffisamment matures, leur intérêt supérieur serait déterminé notamment sur la base de leurs souhaits, comme les tribunaux l’avaient fait en l’espèce.
5. DÉMARCHES DU REQUÉRANT FONDÉES SUR LA CONVENTION DE LA HAYE
35. Il ressort des observations et documents soumis par le Gouvernement qu’à la suite des demandes formulées par le requérant en date du 23 juillet 2012 et du 5 septembre 2012, en vue de prévenir un déplacement illicite des enfants, l’Office tchèque pour la protection internationale des enfants lui a fourni l’assistance et les documents nécessaires pour soumettre une demande de retour des enfants en vertu de la Convention de la Haye.
36. Après avoir été relancé par l’Office en octobre 2012, le requérant s’y rendit le 13 février 2013 pour une consultation. Afin de l’aider dans ses démarches, l’office prit en charge la traduction vers l’anglais de certaines décisions judiciaires. Malgré l’information reçue à l’audience du 12 avril 2013 (paragraphe 20 in fine ci-dessus), l’intéressé manqua d’honorer un autre rendez-vous prévu à l’Office le 30 mai 2013 et ne se manifesta que le 23 août 2013. Il fut par la suite informé qu’il pouvait formuler sa demande même après l’adoption du jugement du 12 avril 2013, puisque celui-ci ne couvrait que la période du 1er septembre 2012 au 1er septembre 2013 et n’avait pas encore acquis force de chose jugée. Entre octobre 2013 et janvier 2014, le requérant fut à plusieurs reprises interrogé sur ses intentions, étant donné que le retour des enfants ne s’était pas produit après le 1er septembre 2013. En l’absence de réaction, l’Office informa le tribunal, le 26 novembre 2013, le 7 avril 2014 et le 20 juin 2014, que le requérant n’avait pas complété les documents nécessaires et n’avait pas formellement finalisé la demande de retour des enfants en vertu de la Convention de La Haye. Le tribunal prit en compte cette information lorsqu’il décida de remplacer le consentement du requérant au changement de domicile des enfants (paragraphe 32 ci-dessus).
6. AUTRES FAITS COMMUNIQUÉS PAR LE GOUVERNEMENT
37. À compter du 15 janvier 2013, le requérant fut poursuivi pour harcèlement, infraction commise à l’encontre de S.R.P. Il fut condamné à six mois d’emprisonnement avec sursis selon jugement du 6 août 2015, confirmé en appel le 1er décembre 2015.
38. Dans le cadre de cette procédure pénale, S.R.P. fut appelée à témoigner lors d’une audience tenue le 18 juin 2015. À cette occasion, elle demanda au tribunal d’adopter une mesure provisoire interdisant au requérant de l’approcher. Le jour même, le tribunal accéda à cette demande. La mesure fut levée par le tribunal le 16 juillet 2015, au motif que S.R.P. avait quitté le territoire de la République tchèque le 6 juillet 2015. Le 14 octobre 2015, l’appel formé par le requérant contre la décision du 18 juin 2015 fut rejeté par la cour municipale au motif qu’il était tardif.
39. Dans le cadre de la procédure portant sur ses demandes disjointes le 20 juin 2014 (paragraphe 32 ci-dessus), le requérant objecta le défaut de compétence territoriale du tribunal d’arrondissement de Prague 5, faisant valoir que les enfants séjournaient aux États-Unis avec S.R.P. Le 19 octobre 2015, le tribunal rejeta cette objection. Se référant aux décisions adoptées précédemment ainsi qu’aux dispositions du code de procédure civile tchèque, il observa qu’eu égard au caractère spécifique d’une procédure concernant la garde d’enfants, la compétence du tribunal était déterminée par les faits ayant existé au moment de l’adoption d’une première décision et restait valable pendant toute la durée de la procédure jusqu’à la majorité de l’enfant.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
40. Jusqu’au 31 décembre 2013, la procédure sur le retour des enfants déplacés ou enlevés au sens de la Convention de La Haye a été régie par les articles 193a et suivants du code de procédure civile. Cette réglementation a été abrogée par les articles 480 et suivants de la loi no 292/2013 sur les procédures judiciaires spécifiques, entrée en vigueur le 1er janvier 2014.
41. Selon la pratique judiciaire et la doctrine relative au code de la famille en vigueur jusqu’au 31 décembre 2013 (loi no 94/1963), le déplacement d’un enfant à l’étranger par un de ses parents relevait de questions fondamentales, au sens de l’article 49 dudit code, exigeant le consentement de l’autre parent. Même le parent s’étant vu confier la garde se trouvait donc dans l’obligation de demander le consentement de l’autre parent pour obtenir le déplacement de l’enfant, ou alors de faire remplacer ce consentement par le tribunal.
Le nouveau code civil en vigueur depuis le 1er janvier 2014 (loi no 89/2012) prévoit explicitement dans son article 877 que la détermination du domicile de l’enfant relève de questions importantes qui doivent être décidées par les deux parents ou, à défaut d’un accord, par un tribunal.
42. Le Gouvernement cite la jurisprudence de la Cour constitutionnelle (par exemple la décision no III. ÚS 2621/10 du 26 janvier 2011) selon laquelle il existe des exceptions à l’obligation des tribunaux, prévue par l’article 100 § 3 du code de procédure civile, d’établir l’opinion de l’enfant par le biais d’une audition de celui-ci et il est possible, à titre exceptionnel, de recourir dans ce domaine à un rapport d’expertise ou à un rapport d’une autorité de protection sociale de l’enfant. Par ailleurs, de l’avis de la Cour suprême (arrêt no 30 Cdo 1721/2009) du 6 août 2009, il est admis de ne pas auditionner un enfant notamment lorsqu’un tel acte serait manifestement superflu ou dépourvu d’utilité.
EN DROIT
1. OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES
43. La Cour entend souligner le caractère singulier de la présente affaire qui puise son origine dans le déplacement, non consenti par le requérant, de ses enfants vers les États-Unis d’Amérique, sans que celui-ci n’ait formellement déclenché l’application de la Convention de la Haye. En l’espèce, le requérant se plaint que les juridictions internes tchèques n’ont pas fait respecter ses droits parentaux, l’ont privé du maintien de relations personnelles avec ses enfants, et ont ainsi légalisé, par le biais de procédures engagées par la mère des enfants, le comportement illicite de cette dernière.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
44. Invoquant les articles 6 et 8 de la Convention, le requérant se plaint notamment du non-respect par les tribunaux de ses intérêts et de l’intérêt supérieur des enfants, ainsi que de l’impossibilité d’exercer son droit de visite. Il conteste les décisions rendues dans les procédures suivies en l’espèce qui ont selon lui légalisé le déplacement illicite de ses enfants par leur mère, sans que les tribunaux aient dûment établi l’état des faits et entendu les enfants.
45. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour estime d’abord qu’il convient d’examiner les griefs du requérant, concernant le respect de ses intérêts et de l’intérêt supérieur des enfants uniquement sur le terrain de l’article 8 de la Convention (voir, par exemple, Macready c. République tchèque, nos 4824/06 et 15512/08, § 41, 22 avril 2010), qui fait peser sur les autorités internes un certain nombre d’obligations procédurales et qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie (...) familiale (...)
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...) à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
1. Sur la recevabilité
46. La Cour note d’abord qu’en vue de leur divorce, le requérant et S.R.P. étaient parvenus à un accord en 2007 en vertu duquel la garde des enfants avait été attribuée à S.R.P. Les modalités du droit de visite du requérant ont ensuite fait l’objet de plusieurs mesures provisoires (paragraphes 5-6 ci‑dessus). Les relations entre les parents étant devenues très conflictuelles et le requérant ayant commis plusieurs agressions vis-à-vis de la mère des enfants et de leur domicile (paragraphes 8 et 37 ci-dessus), les rapports entre les enfants et le requérant en avaient pâti. Le tribunal a cependant considéré qu’il était toujours dans l’intérêt des enfants de garder le contact avec le requérant et qu’il n’y avait pas lieu de limiter le droit de visite de celui-ci, qui a été maintenu même lorsque les enfants vivaient à une adresse secrète (paragraphe 6 ci‑dessus). Cependant, lorsque des effets préjudiciables résultant de tensions incessantes ont été constatés sur le développement des enfants, le requérant s’est vu interdire tout contact avec ses enfants pendant la période allant du 30 juin 2009 au 30 juin 2010 (paragraphe 7 ci-dessus), puis de nouveau par la mesure provisoire du 26 novembre 2010 (paragraphe 11 ci-dessus). Ce n’est qu’à partir de l’adoption de l’arrêt du 29 juin 2011 qu’il a été de nouveau autorisé à voir ses enfants tous les premiers samedis du mois, en présence des grands-parents (paragraphe 12 ci‑dessus). D’après le tuteur des enfants, le requérant n’aurait pas respecté les modalités de son droit de visite (paragraphe 15 ci-dessus), alors qu’il affirme avoir été obligé d’en demander l’exécution, et ce jusqu’à ce que ce droit soit devenu sans objet du fait du déplacement des enfants au cours de l’été 2012 (paragraphe 16 ci-dessus).
47. La Cour observe d’emblée que, dans la mesure où dans ses observations le requérant semble se plaindre desdites limitations de son droit de visite entre 2009 et 2012 et de l’inactivité des tribunaux face à la non‑exécution de ce droit pendant la même période, les décisions internes et les demandes du requérant datent de la période entre 2009 et 2012 alors qu’il n’a introduit sa requête devant la Cour qu’en juin 2014. Même à supposer qu’aucune question ne se pose en l’occurrence concernant l’épuisement des voies de recours internes, force est à la Cour de constater que ces griefs ont été soulevés devant elle plus de six mois après les faits mentionnés au paragraphe 46 ci-dessus et les décisions internes pertinentes. Ces griefs doivent donc être rejetés en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
48. La Cour note également que, dans sa réponse aux observations du Gouvernement mentionnant la mesure provisoire du 18 juin 2015 qui l’a empêché de voir ses enfants lors de leurs vacances estivales de 2015 (paragraphe 38 ci-dessus), le requérant conteste cette mesure (paragraphe 52 in fine). Même en admettant que le requérant ait voulu ainsi élargir sa requête à un fait survenu après l’introduction de celle-ci, la Cour se doit de constater que le recours formé par le requérant contre cette décision a été rejeté comme tardif et qu’il n’a pas été porté à sa connaissance s’il avait formé un recours constitutionnel. Il s’ensuit que ce grief est en tout état de cause irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
49. Dans la présente affaire, la Cour est donc appelée à se pencher sur trois procédures suivies en l’espèce et contestées devant elle dans le délai imparti par l’article 35 § 1 de la Convention. Il s’agit de la procédure relative à la mesure provisoire visant à interdire aux enfants de quitter la République tchèque, qui a pris fin par la décision rendue par la Cour constitutionnelle le 10 décembre 2013 (paragraphe 21 ci-dessus) ; celle relative au consentement au séjour d’études des enfants, qui a pris fin par la décision rendue par la Cour constitutionnelle le 11 février 2014 (paragraphe 29 ci-dessus) ; et, enfin, celle relative au consentement au changement de domicile des enfants, ayant pris fin par la décision de la Cour constitutionnelle le 26 mars 2015 (paragraphe 34 ci-dessus). La Cour partage par ailleurs l’avis du Gouvernement selon lequel les décisions rendues à l’issue de ces procédures doivent être appréciées à la lumière des développements antérieurs et en tenant compte de tout le contexte de l’affaire.
50. Constatant que, sur ce point, la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Le requérant
51. Le requérant soutient que les tribunaux tchèques l’ont traité comme un fauteur de troubles uniquement parce qu’il voulait maintenir des relations avec ses filles et contribuer à leur éducation, et qu’ils ont privilégié la mère des enfants. Il accuse le Gouvernement de le dépeindre sous un mauvais jour en faisant une lecture sélective et inexacte du dossier et en mentionnant des éléments sans pertinence dans l’affaire en cause, dans le seul but de tenter de rejeter la faute sur lui. Il avance que si le portrait que le Gouvernement dresse de lui correspondait à la réalité, son autorité parentale aurait déjà été limitée ou il se serait retrouvé en prison.
52. Tout en admettant que sa relation avec la mère des enfants était compliquée notamment en 2008, le requérant estime que cela ne saurait justifier ni le déplacement illicite commis par la mère quelques années plus tard ni la violation de ses propres droits par les tribunaux. Faisant valoir que le droit de décider du domicile des enfants fait partie de l’autorité parentale dont il n’a pas été privé, il reproche aux tribunaux tchèques d’avoir toléré, voire excusé le comportement inacceptable de la mère et de l’avoir impunément laissée enfreindre son droit de visite. Le requérant estime que, dans une telle situation, il en était réduit à entreprendre des tentatives désespérées pour voir ses enfants, que le Gouvernement qualifie aujourd’hui de conduite inappropriée et qui lui ont valu des condamnations pénales. Il souligne cependant n’avoir jamais été poursuivi pour des actes visant ses filles, et considère dès lors inacceptable l’interdiction qui lui a été imposée de les voir pendant qu’elles passaient les vacances en République tchèque pendant l’été 2015 (paragraphe 38 ci-dessus).
53. Le requérant critique également le fait que, durant ces longues années de procédures décrites par le Gouvernement, les tribunaux n’ont jamais auditionné les enfants, même lorsque celles-ci se trouvaient en République tchèque pendant l’été 2015 ou via Skype, ni recouru à une entraide judiciaire internationale. Au lieu de se faire leur propre idée de l’opinion réelle des enfants, les tribunaux se seraient simplement fondés sur des déclarations faites par les filles dans des circonstances peu claires et sous influence exclusive de leur mère qui lui était ouvertement hostile. Le tuteur des enfants serait également resté inactif dans ce domaine.
54. Le requérant estime qu’en lui reprochant de ne pas avoir engagé une procédure de retour en vertu de la Convention de La Haye, le Gouvernement critique le fait qu’il n’ait pas demandé l’aide des tribunaux américains qui selon lui n’avaient aucune connaissance de la cause. Or ce sont les tribunaux tchèques qui auraient dû protéger ses droits, notamment en ordonnant une mesure provisoire empêchant le déplacement des enfants (paragraphe 12 ci‑dessus) et en insistant sur le respect par la mère de ses obligations. Au lieu de cela, ils ont légalisé le comportement illicite de celle-ci par un consentement au changement de domicile des enfants et ils ont ensuite réduit son droit de visite en prévoyant un contact par Skype. À ce sujet, le requérant fait part de ses difficultés d’établir un tel contact, ou même un simple contact téléphonique, difficultés qui seraient dues à l’attitude de la mère. Il se plaint ainsi de ne pas disposer de suffisamment d’informations sur la santé et l’éducation de ses filles et de ne pas pouvoir réellement exercer ses droits parentaux dont il n’a pourtant pas été privé.
55. Le requérant observe enfin que même s’il s’était prévalu de la Convention de La Haye et avait obtenu le retour des enfants, ce qui était hautement improbable vu l’attitude de la mère, l’affaire aurait été de nouveau examinée par les tribunaux tchèques dans lesquels il n’avait plus confiance. Sur ce point, il note que l’interprétation faite de la Convention de La Haye par la cour municipale en 2012, fût-elle erronée comme l’admet le Gouvernement, a eu tout de même des répercussions sur les procédures subséquentes.
b) Le Gouvernement
56. Le Gouvernement note d’abord que, dans les circonstances de l’espèce, les tribunaux tchèques n’étaient pas compétents pour ordonner le retour des enfants du requérant en République tchèque, lequel ne pouvait être obtenu que par le biais d’une procédure de retour relevant de la Convention de La Haye. Il incombait au requérant d’engager une telle procédure dans le délai d’un an à compter du moment où la mère de ses enfants lui a fait savoir qu’elles restaient aux États-Unis (paragraphe 16 ci-dessus). L’intéressé a été dûment informé que rien, pas même le jugement du 12 avril 2013, ne l’empêchait de former une demande de retour et il s’est vu à cette fin offrir toute l’assistance nécessaire (paragraphes 22 in fine, 35 et suivants ci-dessus).
57. En ce qui concerne l’interprétation erronée de la Convention de La Haye à laquelle s’est livré la cour municipale dans ses décisions du 15 octobre 2012 et du 18 septembre 2013 (paragraphes 17 et 27 ci-dessus), le Gouvernement observe que l’interprétation en question a été désapprouvée tant par le tribunal d’arrondissement (paragraphe 22 ci-dessus) et la Cour constitutionnelle (paragraphe 19 ci-dessus) que par la pratique établie à l’époque (paragraphe 32 ci-dessus). De plus, l’arrêt du 18 septembre 2013 n’a été adopté qu’après l’écoulement du délai d’un an prévu pour former la demande de retour et ne pouvait donc pas influencer la décision du requérant de ne pas le faire.
58. Le Gouvernement souligne qu’en dépit des éléments susmentionnés, l’intéressé n’a jamais engagé la procédure tendant au retour des enfants, même pas après l’écoulement, au 1er septembre 2013, de la période pour laquelle leur séjour aux États-Unis avait été autorisé, et qu’il n’a pas non plus tenté de protéger son droit de visite tel que prévu par l’article 21 de la Convention de La Haye. De l’avis du Gouvernement, ce manque d’action du requérant, qui soulève des doutes quant à son réel intérêt pour ses enfants et qui est resté inexpliqué dans ses observations, doit être pris en compte lors de l’examen du bien-fondé de son grief tiré du non-respect de sa vie familiale.
59. En ce qui concerne les décisions contestées par le requérant, le Gouvernement estime qu’elles sont la résultante des développements de la situation familiale intervenus depuis 2007, dus notamment au comportement du requérant qui aurait provoqué le déplacement illicite des enfants par leur mère. Au regard du contexte de l’affaire, que les tribunaux ont dûment apprécié, le consentement donné par eux au séjour d’études des enfants ainsi qu’au changement de leur domicile a été guidé par la volonté de sauvegarder l’intérêt supérieur des enfants et poursuivait donc le but de la protection des droits et libertés d’autrui.
60. En réponse à l’argument du requérant qui reproche aux tribunaux de ne pas avoir entendu les enfants, le Gouvernement note qu’avant leur déplacement aux États-Unis, l’opinion des enfants a été à maintes reprises établie par le tuteur, une psychologue et des experts (paragraphes 6-8 et 11 ci-dessus), et que les tribunaux l’ont dûment prise en compte dans les procédures en cause, considérant que l’opinion en question était claire et immuable et qu’il n’était pas nécessaire d’auditionner les enfants directement (paragraphe 25 ci‑dessus). Après leur déplacement, les enfants ont été entendues par différentes institutions américaines, selon la pratique établie dans ce pays (paragraphes 24 et 31 ci-dessus).
61. Le Gouvernement estime également qu’il aurait été disproportionné d’interdire à la mère des enfants, qui est une ressortissante américaine, de les emmener dans son pays d’origine et ce jusqu’à ce qu’elles atteignent l’âge de la majorité, comme le demandait le requérant (paragraphe 12 ci-dessus). En ce qui concerne le droit de visite de l’intéressé, le Gouvernement observe que les tribunaux ont longtemps considéré qu’il était dans l’intérêt des enfants de maintenir le contact avec le requérant ; s’ils ont plus tard procédé à une interdiction de ce contact, c’était pour préserver la santé des filles. Le Gouvernement note cependant que, tant que les enfants étaient encore en République tchèque, le requérant n’a pas fait preuve d’une attitude positive et coopérative, ayant eu des comportements agressifs vis-à-vis de leur mère et n’ayant pas respecté les modalités de son droit de visite, ce qui a été vécu par les enfants comme une expérience pénible et traumatisante altérant progressivement leurs relations à son égard. Lorsque cette situation intenable a amené la mère des enfants à quitter la République tchèque et que les contacts directs entre le requérant et ses filles sont devenus objectivement impossibles, le requérant s’est vu accorder un droit de visite sous la forme d’un contact par Skype (paragraphe 32 ci-dessus) qui, selon les déclarations faites par la mère devant un notaire aux États-Unis, s’effectuait régulièrement. En revanche, lorsque les poursuites pénales dirigées contre le requérant pour harcèlement étaient en cours, pendant l’été 2015, le tribunal a accédé, le 18 juin 2015, à la demande de la mère d’adopter une mesure provisoire interdisant au requérant de l’approcher pendant qu’elle passait ses vacances en République tchèque avec les enfants (paragraphe 38 ci-dessus).
62. Enfin, le Gouvernement note, en réponse aux observations du requérant, que les arguments de celui-ci sont pour beaucoup d’entre eux contradictoires et qu’ils ne se fondent pas sur des éléments de preuve, alors que la description des faits soumise par le Gouvernement repose sur les éléments du dossier tenu en l’espèce par les tribunaux et le tuteur des enfants. Par ailleurs, il ajoute que le requérant a continué à entraver la procédure sur divers aspects de l’autorité parentale, qui est restée pendante en février 2016 devant les tribunaux tchèques.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
63. La Cour rappelle que là où l’existence d’un lien familial au sens de l’article 8 de la Convention se trouve établie, l’État doit en principe agir de manière à permettre à ce lien de se développer et prendre les mesures propres à réunir le parent et l’enfant concernés. Cependant, l’obligation pour les autorités nationales de prendre des mesures visant à réunir le parent et l’enfant qui ne vivent pas ensemble n’est pas absolue, et la compréhension et la coopération de l’ensemble des personnes concernées constituent toujours un facteur important. Si les autorités nationales doivent s’évertuer à faciliter pareille collaboration, une obligation pour elles de recourir à la coercition en la matière ne saurait être que limitée : il leur faut tenir compte des intérêts et des droits et libertés de ces mêmes personnes, et notamment de l’intérêt supérieur de l’enfant, qui, selon sa nature et sa gravité, peut l’emporter sur celui des parents. En particulier, l’article 8 de la Convention ne saurait autoriser le parent à faire prendre des mesures préjudiciables à la santé et au développement de l’enfant (voir, par exemple, Elsholz c. Allemagne [GC], no [25735/94](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%2522appno%2522:%5B%252225735/94%2522%5D%7D), §§ 49-50, CEDH 2000‑VIII, et Fiala c. République tchèque, no 26141/03, § 96, 18 juillet 2006). Le point décisif consiste donc à savoir si les autorités nationales ont pris, pour faciliter le regroupement, toutes les mesures nécessaires que l’on pouvait raisonnablement exiger d’elles en l’occurrence (voir, par exemple, Nuutinen c. Finlande, no [32842/96](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%2522appno%2522:%5B%252232842/96%2522%5D%7D), § 128, CEDH 2000‑VIII, et Pedovič c. République tchèque, no 27145/03, § 109, 18 juillet 2006).
64. Dans ce contexte, il faut avoir à l’esprit que les autorités nationales bénéficient de rapports directs avec tous les intéressés. La Cour n’a donc point pour tâche de se substituer aux autorités internes pour réglementer les questions de garde et de visite ; toutefois, il lui incombe d’apprécier sous l’angle de la Convention les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation. La marge d’appréciation laissée aux autorités nationales compétentes varie selon la nature des questions en litige et l’importance des intérêts en jeu. Dès lors, la Cour reconnaît que les autorités jouissent d’une grande latitude en particulier en matière de droit de garde. Il faut en revanche exercer un contrôle plus rigoureux sur les restrictions supplémentaires, comme celles apportées par les autorités au droit de visite des parents, et sur les garanties juridiques destinées à assurer la protection effective du droit des parents et des enfants au respect de leur vie familiale. Ces restrictions supplémentaires comportent le risque d’amputer les relations familiales entre un jeune enfant et l’un de ses parents ou les deux (voir, parmi beaucoup d’autres, Sommerfeld c. Allemagne [GC], no 31871/96, §§ 62-63, CEDH 2003‑VIII (extraits), et Drenk c. République tchèque, no 1071/12, § 85, 4 septembre 2014).
65. La Cour rappelle également que le but de la Convention de La Haye est d’empêcher le parent ravisseur de parvenir à légitimer juridiquement, par le passage du temps jouant en sa faveur, une situation de fait qu’il a unilatéralement créée. Il s’agit donc, une fois les conditions d’application de la Convention de La Haye réunies, de revenir au plus vite au statu quo ante en vue d’éviter la consolidation juridique de situations de fait initialement illicites, et de laisser les questions relatives au droit de garde et d’autorité parentale à la compétence des juridictions du lieu de résidence habituelle de l’enfant (voir, entre autres, Maumousseau et Washington c. France, no 39388/05, §§ 69 et 73, 6 décembre 2007). Enfin, même si en principe la Convention de La Haye ne s’applique qu’en cas de violation d’un droit de garde, il ressort de ses dispositions qu’elle vise également à protéger le droit de visite (Neulinger et Shuruk, précité, § 104).
b) Application à la présente affaire
66. Au vu de l’objet de la requête tel que déterminé au paragraphe 49 ci‑dessus, la Cour doit d’abord se pencher sur la procédure relative à la demande du requérant d’adopter une mesure provisoire interdisant aux enfants de quitter la République tchèque et imposant la remise de leurs passeports auprès du tribunal jusqu’à leur majorité (paragraphe 17 ci-dessus). De l’avis de la Cour, la décision du tribunal rejetant cette demande apparaît dûment motivée, comme l’a constaté la Cour constitutionnelle (paragraphe 22 ci‑dessus), même si les craintes du requérant de voir ses filles quitter la République tchèque se sont révélées parfaitement justifiées par la suite. Il ressort du dossier que, par le passé et même après sa séparation du requérant, la mère qui est ressortissante américaine avait à plusieurs reprises emmené les enfants aux États-Unis sans que cela ne pose de problèmes. Par ailleurs, si le requérant a exprimé sa crainte d’un déplacement illicite, il ne l’avait étayée que par une correspondance entre la mère et une psychologue, échangée quatre ans auparavant. Même si les inquiétudes du requérant se sont révélées fondées et auraient pu être examinées avec plus de considération par les juridictions nationales, il est vrai que le tribunal n’était pas en mesure de conclure qu’il y avait un risque imminent et sérieux que la mère déplace les enfants de manière permanente, et ainsi justifier une mesure aussi radicale que d’interdire aux enfants de quitter le pays jusqu’à leur majorité, comme l’a demandé le requérant (voir, mutatis mutandis, Malinin c. Russie, no 70135/14, § 93, 12 décembre 2017).
67. Il est vrai qu’au moment où la cour municipale de Prague a statué, le 15 octobre 2012, sur l’appel formé par le requérant contre la décision de rejet de la mesure provisoire susmentionnée, l’intention de la mère de rester avec les enfants aux États‑Unis et de ne pas rentrer en République tchèque était déjà connue des autorités (paragraphe 19 ci-dessus). La Cour observe néanmoins que, selon l’article 75c du code de procédure civile tchèque, ce sont les faits existants au moment de l’adoption de la décision par le tribunal de première instance qui sont décisifs en matière de mesures provisoires. Ainsi, une éventuelle infirmation par la cour municipale de la décision de refus adoptée en première instance n’aurait permis, a posteriori, que de condamner le comportement de la mère, sachant qu’une telle problématique relève avant tout du champ d’application de la Convention de La Haye. Il ressort des documents fournis par le Gouvernement et non contestés par le requérant (paragraphe 35 ci-dessus) que celui-ci s’est à cette fin adressé à l’Office pour la protection internationale des enfants bien avant que la cour municipale ne se livre, dans sa décision du 15 octobre 2012, à une qualification erronée du déplacement des enfants par leur mère. Cette interprétation problématique n’a pas été adoptée dans une procédure mettant en œuvre la Convention de la Haye, et elle a été contestée avec succès par le requérant puisqu’elle a été ensuite rectifiée par la Cour constitutionnelle (paragraphe 21 ci-dessus).
68. En deuxième lieu, la Cour est appelée à examiner la procédure relative à la demande de la mère tendant à remplacer le consentement du requérant au séjour d’études des enfants aux États-Unis entre le 1er septembre 2012 et le 1er septembre 2013. Elle note dans ce contexte que la mère a expliqué sa décision de rester avec les enfants aux États-Unis en la justifiant entre autres par le comportement antérieur du requérant (paragraphe 22 ci-dessus) et par les déclarations de ses filles, âgées de plus de douze ans à l’époque, qui ont à plusieurs reprises affirmé qu’elles étaient heureuses aux États-Unis et souhaitaient y rester (paragraphes 24-25 ci-dessus). Prenant en compte leur position, le tribunal a accueilli la demande de la mère, considérant qu’il était dans l’intérêt des filles d’étudier aux États-Unis et de développer ainsi des contacts avec leur famille maternelle. Toutefois, le tribunal, tout en avalisant la décision de la mère, a constaté que son action s’analysait en un déplacement illicite et a invité le requérant à se prévaloir rapidement de la procédure de retour relevant de la Convention de La Haye (paragraphe 25 ci‑dessus).
69. La Cour reconnaît, avec le Gouvernement, que les autorités faisaient en l’espèce face à une situation difficile résultant des tensions entre les parents ainsi qu’au comportement contestable du requérant qui avait provoqué, du moins en partie, une action de la part de la mère des enfants également critiquable. Les tribunaux ont été ainsi appelés à réagir à des faits accomplis puisque, au moment de la décision adoptée en première instance, les enfants se trouvaient aux États-Unis depuis déjà plusieurs mois.
70. La Cour relève néanmoins qu’il existait en l’espèce un instrument approprié pour réagir au déplacement des enfants. Il s’agissait de la procédure de retour prévue par la Convention de La Haye, qui définit dans son Article 3 dans quelles circonstances le déplacement ou le non-retour d’un enfant est considéré comme illicite. En cas d’illicéité, elle impose l’obligation de retourner l’enfant (voir, entre autres, Thompson c. Russie, no 36048/17, §§ 59‑60, 30 mars 2021). À cette fin, une demande doit être formée notamment par le parent dont les droits parentaux se trouvent enfreints du fait du déplacement des enfants et qui doit ainsi manifester son intérêt à ce que ceux-ci retournent dans le pays de leur résidence habituelle.
En l’occurrence, si une telle procédure avait été engagée, il aurait été du ressort des tribunaux américains d’ordonner, le cas échéant, le retour des enfants du requérant, ce qui aurait ensuite permis aux juridictions de leur lieu de résidence habituelle, à savoir aux tribunaux tchèques, de régler les questions relatives à l’organisation et l’exercice effectif du droit de visite du requérant. Cependant, le requérant a en l’espèce été considéré comme ayant renoncé à se prévaloir de ce moyen d’action juridique, bien qu’il y ait été invité par le tribunal (paragraphe 25 ci-dessus) et qu’il ait bénéficié d’assistance de la part de l’Office tchèque pour la protection internationale des enfants (paragraphes 35-36 ci-dessus), lequel a ainsi satisfait, en tant que l’Autorité centrale au sens de la Convention de La Haye, à son obligation prévue à l’article 7 lettre f) de celle-ci.
71. De l’avis de la Cour, il ne peut pas être reproché à l’Office tchèque pour la protection internationale des enfants, agissant également en qualité de tuteur des enfants, de ne pas avoir engagé la procédure de retour de sa propre initiative et d’avoir laissé à la sagesse des tribunaux la question de savoir s’il était dans l’intérêt des enfants d’effectuer un séjour d’études aux États-Unis (paragraphe 23 ci-dessus).
72. Dans ces circonstances, et compte tenu de l’absence de demande tendant au retour des enfants en vertu de la Convention de La Haye, les tribunaux tchèques n’étaient pas appelés à tirer des conséquences du comportement de la mère des enfants mais devaient se limiter à statuer sur la demande de celle-ci en fonction de l’intérêt supérieur des enfants. Après avoir examiné les décisions litigieuses, la Cour considère que les tribunaux se sont acquittés de cette tâche, ayant été convaincus que le séjour d’études des filles aux États-Unis assurerait l’équilibre entre leurs intérêts et ceux de leur mère et de leur père et qu’il serait bénéfique à leur développement. Ces décisions ont été prises au vu des déclarations des enfants et d’un rapport sur les conditions de leur vie, et rien n’indique qu’elles soient arbitraires ou manifestement déraisonnables. La Cour rappelle à cet égard qu’il ne lui revient pas de substituer son appréciation à celle des autorités nationales compétentes quant aux mesures qui auraient dû être prises car ces autorités sont en principe mieux placées pour procéder à une telle évaluation, en particulier parce qu’elles sont en contact direct avec l’ensemble des personnes impliquées (G.M. c. France, no 25075/18, § 61, 9 décembre 2021).
73. De manière plus générale, la Cour est d’avis que, considéré dans sa globalité, le processus décisionnel a suffisamment protégé les intérêts du requérant. Elle relève que ce dernier a été personnellement entendu par le tribunal de première instance, ce qui lui a permis de faire utilement valoir ses arguments, qu’il a été assisté par un conseil et qu’il a pu former un appel.
74. La Cour estime, en troisième lieu, que ces considérations valent aussi pour la procédure relative au consentement au changement de domicile des enfants, engagée par la mère en juillet 2013, soit avant même que la période couverte par le consentement antérieur au séjour d’études des enfants (du 1er septembre 2012 au 1er septembre 2013) ne prenne fin. Elle relève notamment que les tribunaux se sont fondés sur plusieurs éléments de preuve qu’il leur revient d’apprécier (Sommerfeld, précité, § 71). Ils ont notamment pris en compte la position des enfants, qui étaient en âge de pouvoir former et exprimer leur opinion, l’avis de leur tuteur et le fait que le requérant n’avait pas demandé leur retour en République tchèque en vertu de la Convention de La Haye, ce qui aurait par ailleurs permis, si le retour des enfants avait été ordonné, de les entendre devant les tribunaux tchèques. Tout en admettant qu’il aurait été profitable que les tribunaux bénéficient de rapports directs avec les enfants et les entendent en personne, la Cour est prête, dans les circonstances particulières de la cause, à accepter l’argument du Gouvernement selon lequel celles-ci ont été suffisamment associées aux procédures les concernant. Elle note que la position et l’attitude des filles vis‑à‑vis du requérant ont été établies d’abord par le tuteur et les experts ayant été en contact direct avec elles tant qu’elles étaient en République tchèque. Puis, le requérant n’a apporté aucun élément pouvant jeter un doute sur l’authenticité des déclarations des enfants certifiées par un notaire public aux États-Unis et au cours d’un entretien entre les filles et la conseillère d’une organisation religieuse (paragraphe 31 ci-dessus). Dans ce contexte, les tribunaux ont accordé de l’importance au fait que l’avis des filles, qui avaient atteint l’âge de quinze ans vers la fin de la procédure, est resté constant et inchangé et qu’elles souhaitaient rester aux États-Unis avec leur mère (paragraphes 25 et 33 ci-dessus). La Cour rappelle ici que la volonté exprimée par un enfant ayant un discernement suffisant est un élément clé à prendre en considération dans toute procédure le concernant (M. et M. c. Croatie, no 10161/13, § 171, CEDH 2015 (extraits), et M.K. c. Grèce, no 51312/16, § 91, 1er février 2018). En effet, elle a déjà considéré que, lorsque les enfants sont suffisamment mûrs pour formuler eux-mêmes leurs opinions et desiderata quant à leurs contacts avec l’un ou l’autre parent, les tribunaux doivent leur donner tout le poids nécessaire (N.Ts. et autres c. Géorgie, no 71776/12, § 72, 2 février 2016).
75. Pour ce qui est du droit de visite du requérant, la Cour note qu’il a toujours été reconnu dans son principe ; il ne s’agissait donc pas en l’espèce d’un refus d’accorder ce droit, comme dans l’affaire Sommerfeld (précitée, § 62), mais de la détermination de ses modalités d’exercice dans une situation où les contacts directs entre les intéressés étaient impossibles à réaliser, question pour laquelle les tribunaux tchèques se considéraient toujours compétents, selon le droit tchèque, malgré le déplacement des enfants. Il ressort également du dossier que depuis que ses filles sont restées aux États‑Unis, le requérant était en contact avec elles par téléphone et courriel (paragraphe 25 ci-dessus) et s’est vu ensuite accorder un droit de visite sous la forme d’un contact par Skype (paragraphe 32 ci-dessus). Il a également été noté que, compte tenu de l’âge des enfants, elles pouvaient décider d’avoir des contacts avec le requérant au-delà de cette décision (paragraphe 33 ci‑dessus). Il convient d’observer à cet égard que les filles sont devenues majeures en 2018.
76. Enfin, tout en reconnaissant la frustration pouvant être ressentie par le requérant du fait de l’évolution de la situation et des décisions prises, la Cour juge nécessaire de rappeler que les obligations positives de l’État découlant de la Convention ne sont pas des obligations de résultat, mais simplement de moyens. En effet, les tribunaux ne sont pas omnipotents, notamment lorsqu’ils sont, en matière de vie familiale, confrontés à des parents qui ne sont pas capables de surmonter leur animosité et négligent les intérêts de leur enfant (voir Pedovič, précité, § 115). Dans les circonstances particulières de l’espèce, la Cour note, d’une part, que les procédures litigieuses sont la résultante des événements antérieurs, l’examen desquels échappe à sa compétence en vertu de l’article 35 § 1 de la Convention (paragraphes 46-49 ci-dessus) et, d’autre part, que les décisions qui en sont issues prennent en compte l’ensemble de la situation familiale, l’évolution de celle-ci dans le temps et l’intérêt supérieur des enfants. Elle estime dès lors qu’elles reposent sur des motifs suffisants et pertinents au regard du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention.
77. Au vu des éléments susmentionnés, la Cour conclut que, confrontées au déplacement des enfants par la mère et au défaut du requérant de se prévaloir de la Convention de La Haye, et mieux placées qu’elle pour établir un juste équilibre entre les intérêts des enfants à vivre dans un milieu serein et ceux inspirant les démarches du requérant, les juridictions nationales chargées de l’affaire ne pouvaient pas aller au-delà de ce qu’elles ont fait. Elle réitère à cet égard que les procédures suivies en l’espèce n’étaient pas destinées à répondre au déplacement des enfants par la mère (paragraphe 70 ci-dessus) et ne faisaient que réagir à des faits accomplis qui ont provoqué une certaine incertitude dans la situation des enfants. Enfin, il est même permis de se demander si d’éventuelles décisions négatives, par lesquelles les tribunaux tchèques auraient rejeté les demandes de la mère, auraient été exécutoires aux États-Unis où les enfants étaient désormais installées sans que l’illicéité de leur déplacement n’ait été juridiquement reconnue.
78. Compte tenu de ce qui précède, il n’y a pas eu violation de l’Article 8 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 juin 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Martina Keller Georges Ravarani
Greffière adjointe Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante du juge ad hoc Šturma ;
– opinion dissidente commune aux juges Mourou-Vikström et Elósegui.
G.R.
M.K.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE AD HOC ŠTURMA
1. J’ai voté avec la majorité lorsqu’elle a conclu à une absence de violation de l’article 8 de la Convention dans ce cas particulier, bien que certains aspects puissent susciter des doutes. J’ai beaucoup hésité au moment de décider si je devais ou non voter avec la majorité pour le constat d’une absence de violation de l’article 8 de la Convention. Ce qui a finalement fait pencher mon vote dans cette direction, c’est le comportement du requérant, notamment le fait qu’il ne se soit pas prévalu de la Convention de La Haye, qui était pourtant un instrument approprié pour réagir au déplacement des enfants.
2. Cependant, j’ai aussi relevé quelques erreurs mineures de la part des autorités tchèques. Premièrement, la cour municipale de Prague avait exprimé un avis erroné concernant l’interprétation de la notion d’enlèvement au sens de la Convention de La Haye, qui a ensuite été rejeté dans un obiter dictum de la décision de la Cour constitutionnelle (I. ÚS 70/13) du 10 décembre 2013. La Cour constitutionnelle a indiqué que la Convention de La Haye protégeait certes le droit de garde du parent qui en était investi, mais aussi le droit de visite de l’autre parent. Deuxièmement, face à l’inertie du requérant, l’Office pour la protection internationale des enfants, qui remplit le rôle d’Autorité centrale au sens de la Convention de La Haye en République tchèque, n’a pas pris de mesures en tant que tuteur des enfants aux fins d’engager une procédure en vertu de cette convention. Enfin, il faut recevoir les arguments du requérant, qui reprochait aux juridictions nationales de n’avoir jamais entendu les enfants en question et de ne pas avoir recouru à l’entraide judiciaire internationale, mais de s’être contentées de la déclaration écrite des enfants certifiée par des notaires américains.
3. Certes, aucun de ces vices de procédure mineurs ne suffit en soi à emporter violation de l’article 8 de la Convention. Cependant, si ces erreurs mineures étaient considérées ensemble, la situation pourrait être différente. Je ne suis pas sûr que je pourrais soutenir un constat de non-violation de l’article 8 dans des circonstances factuelles différentes, lesquelles tiennent principalement au comportement du requérant et au temps qui s’est écoulé depuis les faits en question. Sans doute, les juridictions internes qui ont été saisies de l’affaire du requérant étaient beaucoup mieux placées pour ménager un juste équilibre entre l’intérêt des enfants à vivre dans un milieu serein et l’intérêt du demandeur à exercer certains droits parentaux que la Cour européenne, qui examine ces questions plus de dix ans après les faits.
4. Cependant, cet arrêt, qui reflète les circonstances factuelles spécifiques de l’affaire, ne doit pas être interprété comme impliquant que les actions unilatérales (le déplacement des enfants dans un autre pays) de l’un des parents peuvent être légitimées par la simple inaction des autorités internes et le passage du temps.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES MOUROU-VIKSTRÖM ET ELOSEGUI
Contrairement à la majorité, nous pensons qu’une violation de l’article 8 de la Convention est caractérisée.
L’affaire concerne l’exercice du droit de visite du requérant, de nationalité tchèque, sur ses deux filles jumelles, nées en 2000, et emmenées aux États‑Unis, par leur mère, au cours de l’été 2012, afin d’y étudier une année, puis de s’y installer de manière permanente. Le père n’a pas consenti à ce déplacement, pas plus qu’à l’installation permanente de ses filles sur le sol américain. Dans un contexte de relations conflictuelles entre les parents, les tribunaux internes ont été amenés à statuer sur l’exercice des droits du père à plusieurs reprises. Trois mesures ont été sollicitées à cet égard, l’une, à titre provisoire, par le père et deux par la mère. Parallèlement, le père a initié des démarches afin de déclencher l’application de la Convention de La Haye, mais ne les a pas menées à leur terme.
Il nous semble que l’articulation entre la Convention de la Haye et les décisions prises par les juridictions internes pose de sérieux problèmes au regard des garanties du droit du requérant sous l’angle de l’article 8.
Statuant sur la mesure provisoire sollicitée par le père, les juridictions internes n’ont pas fait droit à sa demande d’interdire à la mère d’emmener les enfants en dehors de la République tchèque jusqu’à leur majorité et de la contraindre à déposer les passeports des enfants auprès du tribunal.
Il ne peut qu’être constaté que les craintes du père manifestées au début de l’été 2012, se sont révélées parfaitement justifiées puisque la mère a envoyé le 31 août 2012 un courriel indiquant qu’elle s’installait de manière définitive aux États-Unis avec ses filles qui ne rentreraient donc pas en République tchèque. Toutefois, le droit interne (article 75c du Code de procédure civile tchèque) prévoit que les faits à l’origine des recours exercés à l’encontre d’une mesure provisoire doivent être appréciés au moment où la décision de première instance a été prise, soit, en l’occurrence, le 25 juillet 2012, et donc avant que « l’enlèvement » n’ait eut lieu. Ainsi, au regard du droit interne, la cour d’appel et la Cour constitutionnelle, en validant la décision de première instance, n’avaient pas à tenir compte de l’évolution de la situation. Sur le fond de la décision, il n’y a donc pas matière à trouver une violation de l’article 8, même si pour un père privé du droit de voir ses enfants, ce positionnement juridique rigoriste qui ne tient compte ni de l’évolution de la situation depuis la décision de première instance, ni de la réalisation de ses craintes, peut être difficilement compréhensible.
En revanche, nous constations des positions contradictoires dans le raisonnement des juridictions internes. Ainsi, la cour municipale d’appel a estimé le 15 octobre 2012 que la mère n’avait pas déplacé les enfants illicitement au sens de la Convention de La Haye, alors que la Cour constitutionnelle, le 10 décembre 2013, a relevé dans un obiter dictum que la juridiction d’appel s’était trompée et que la Convention de la Haye s’appliquait bien au comportement de la mère. La sécurité juridique ne peut qu’être affectée par une telle divergence d’analyse.
Les juridictions nationales ont en revanche fait droit à la demande formulée par la mère d’autoriser le séjour d’études de ses deux filles pendant une année aux États-Unis, du 1er septembre 2012 au 1er septembre 2013. Or, au moment où le tribunal s’est prononcé, soit le 12 avril 2013, il a clairement énoncé que la mère s’était livrée à un déplacement illicite d’enfants. Ainsi, le tribunal tout en faisant ce constat n’a pourtant pas rejeté la demande d’autorisation des études, validant ainsi a posteriori le déplacement « illicite » (selon sa propre appréciation) des enfants, et ce, en l’absence totale de consentement du père. Puis, la cour municipale d’appel et la Cour constitutionnelle ont considéré, les 18 septembre 2013 et 11 février 2014, qu’il ne s’agissait pas d’un déplacement d’enfants au sens de la Convention de La Haye, et ont confirmé la décision du tribunal de première instance.
Si la position de la cour d’appel peut se comprendre car son arrêt du 18 septembre 2013 est intervenu avant l’obiter dictum de la Cour constitutionnelle du 10 décembre 2013, en revanche la Cour constitutionnelle qui a statué le 11 février 2014 en sens inverse apparaît s’être elle-même contredite.
Statuant sur la troisième mesure, le tribunal de première instance a fait droit le 20 juin 2014 à la demande de la mère d’autoriser le changement de domicile des enfants désormais fixé aux États-Unis. La décision fut confirmée le 8 octobre 2014 par la cour d’appel qui se fonda sur l’avis du tuteur qui reprochait au père de ne pas avoir mis en œuvre la Convention de La Haye en dépit de l’assistance qui lui avait été offerte. Nous relevons que l’Office pour la protection internationale des enfants, tuteur, aurait pu engager lui-même l’application de la Convention de La Haye ce qu’il n’a pas fait. Sa « double casquette » d’autorité centrale au regard de la Convention de la Haye et de tuteur des deux filles du requérant n’est pas sans poser un problème de conflits d’intérêts, dans ses missions, et peut expliquer une certaine inertie de ce dernier.
Il nous apparaît en effet que ce manque d’initiative du tuteur, en parallèle des décisions des juridictions internes qui ne faisaient droit à aucune demande du père et légitimaient toutes les actions de la mère, étaient de nature à lasser le requérant et à le convaincre que ses perspectives de succès étaient inexistantes.
En outre, il paraît difficilement compréhensible qu’un comportement qualifié « d’enlèvement » par le tribunal de première instance le 12 avril 2013, puis par la plus haute juridiction nationale, n’ait trouvé aucune conséquence concrète sur les décisions des juridictions nationales qui ont fait largement droit aux prétentions de la mère, sans remettre en question ses choix relatifs au déplacement de ses filles. Ce cloisonnement rigide entre le droit international qui considère les faits comme illégaux et le droit interne qui ne les remet nullement en question ne semble pas permettre une approche cohérente du droit applicable et être respectueux de l’intérêt des enfants, systématiquement invoqué comme devant être la boussole guidant les juges.
Par ailleurs, les juridictions internes semblent être en désaccord sur le champ d’application de la Convention de La Haye qui est pourtant un élément fondamental dans la mise en œuvre de cet instrument international efficace. Un droit de visite dont l’exercice est rendu difficile ou impossible du fait du choix unilatéral d’un des parents d’emmener les enfants à l’étranger est tantôt considéré comme étant couvert par la Convention de La Haye, tantôt considéré comme en étant exclu, dans la mesure où seul le droit de garde est protégé par cette Convention. Ces divergences relatives à l’interprétation de la Convention de la Haye ont porté atteinte au droit de visite du requérant.
Enfin, les arguments reprochant aux juridictions nationales de ne pas avoir entendu directement les enfants nous semblent pertinents. Les tribunaux avaient en effet pourtant ordonné que les filles du requérant soient entendues par un organe consulaire, ce qui aurait été un gage d’impartialité. Or, les déclarations des enfants ont été recueillies par des notaires américains et la conseillère d’une organisation religieuse. Ces deux institutions sont intervenues à la demande expresse de la mère et n’étaient investies d’aucun mandat judiciaire, ce qui est de nature à laisser planer un doute sur la parfaite objectivité de leur appréciation.
De surcroît, comment ne pas relever que les filles étaient sous l’autorité et le contrôle exclusifs de leur mère qui exerçait, de ce fait, une influence certaine sur elles ? Force est donc de constater qu’aucun des tribunaux tchèques saisis, ni aucun tribunal américain dans le cadre d’une entraide judicaire, n’ont bénéficié de contacts directs et personnels avec les filles (alors âgées de 13 ou 14 ans) afin d’établir si elles avaient pu ou non former librement leur opinion. Il s’agit là, à notre sens, d’une défaillance.
Il est par ailleurs utile de relever que dans son arrêt Veres c. Espagne (no. 57906/18, §§ 76-79, 8 novembre 2022), la Cour a rappelé que :
« 76. (...) l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre d’éventuelles ingérences arbitraires des pouvoirs publics ; il engendre de surcroît des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie familiale. Si la frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au titre de cette disposition ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables sont néanmoins comparables. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble ; de même, dans les deux hypothèses l’État jouit d’une certaine marge d’appréciation (voir, parmi d’autres, Raw et autres c. France, no 10131/11, § 78, 7 mars 2013, Maire c. Portugal, no 48206/99, § 69, CEDH 2003-VII, Sylvester c. Autriche, nos 36812/97 et 40104/98, § 55, 24 avril 2003, et Ignaccolo-Zenide c. Roumanie, no 31679/96, § 94, CEDH 2000‑I).
77. S’agissant des obligations positives pesant sur l’État, la Cour a dit à de multiples reprises que l’article 8 implique le droit d’un parent à bénéficier de mesures propres à le réunir avec son enfant et l’obligation pour les autorités nationales de prendre ces mesures (Raw et autres, § 79, Maire, § 70, Sylvester, § 58, et Ignaccolo-Zenide, § 94, tous précités).
78. La Cour a dit à de nombreuses reprises que, dans les affaires relatives à l’exécution des décisions relevant du droit de la famille, le point décisif consiste à savoir si les autorités nationales ont pris, pour faciliter l’exécution, toutes les mesures nécessaires que l’on pouvait raisonnablement exiger d’elles compte tenu des circonstances de l’espèce (Hokkanen c. Finlande, 23 septembre 1994, § 53, série A no 299-A, Ignaccolo-Zenide, précité, § 96, Nuutinen c. Finlande, no 32842/96, § 128, CEDH 2000-VIII, et Sylvester, précité, § 59).
79. En tout état de cause, la Cour rappelle que le caractère adéquat d’une mesure se juge à la rapidité de sa mise en œuvre, car le passage du temps peut avoir des conséquences irrémédiables sur les relations entre l’enfant et le parent qui ne vit pas avec lui (Cavani c. Hongrie, no 5493/13, § 51, 28 octobre 2014, et M.A. c. Autriche, précité, § 109). »
Au regard de l’ensemble des développements précédents, nous considérons que dans la présente affaire, les droits du requérant au respect de sa vie familiale n’ont pas été suffisamment respectés par l’État défendeur, de manière à entraîner une violation de l’article 8 de la Convention.