QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE ANDREEA-MARUSIA DUMITRU c. ROUMANIE
(Requête no 9637/16)
ARRÊT
Art 2 (matériel) • Recours à la force • Blessures potentiellement mortelles causées par les tirs de policiers pour arrêter une tentative de vol • Réglementation imprécise sur l’usage des armes à feu • Absence de recommandation sur la préparation et le contrôle des opérations de police • Défaillance dans la préparation de l’intervention malgré sa prévisibilité • Absence de formation au maniement des armes à balles à caoutchouc
Art 2 (procédural) • Enquête inefficace sur les circonstances des blessures subies débutée à la seule initiative de la victime et plus de huit mois après les événements • Gestion non rigoureuse des preuves et de leur conservation • Expertises pertinentes effectuées plus de trois et cinq ans après les faits • Absence de célérité de la procédure ayant duré plus de neuf ans
STRASBOURG
31 mars 2020
DÉFINITIF
31/07/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Andreea-Marusia Dumitru c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Iulia Antoanella Motoc,
Branko Lubarda,
Carlo Ranzoni,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani,
Péter Paczolay, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier de section,
Vu :
la requête susmentionnée (no 9637/16) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet État, Mme Andreea-Marusia Dumitru (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 11 février 2016,
les observations des parties,
Notant que, le 11 janvier 2017, les griefs tirés des articles 2 et 6 § 1 de la Convention concernant les blessures par balles de la requérante et l’enquête y afférente ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 mars 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
La présente affaire porte sur les blessures par balles subies le 8 novembre 2005 par la requérante et sur l’effectivité et la durée de l’enquête y afférente.
EN FAIT
1. La requérante est née en 1990 et réside à Bujoru. Elle a été représentée par M. C. Mandache, directeur de l’organisation non gouvernementale Romani CRISS, ayant son siège à Bucarest.
2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.
1. Les circonstances À L’ORIGINE des blessures de la requérante et les conséquences sur la santé de celle-ci
1. Les mauvais traitements dénoncés
1. La version de la requérante
3. Selon la requérante, la version des faits est la suivante.
4. Dans la matinée du 8 novembre 2005, la requérante, alors âgée de quinze ans, et sa mère, qui rentraient chez elles après avoir rendu visite à un membre de leur famille, décidèrent de passer par le terrain d’une gare de marchandises située à proximité de leur domicile afin d’écourter leur chemin.
5. Pour passer de l’autre côté du chemin de fer, où était stationné un train de fret, elles montèrent sur la plateforme d’un wagon. Alors que sa mère était déjà descendue, la requérante, qui était sur l’échelle de la plateforme, entendit un coup de feu et ressentit une brûlure dans la zone abdominale. Elle tomba au sol et aperçut sur la plateforme du train, à trois ou quatre mètres d’elle, l’auteur du tir, un policier, qui avait ouvert le feu sans sommation.
6. La requérante perdit connaissance et fut transportée aux urgences de l’hôpital par des membres de sa famille.
2. La version du Gouvernement
7. Le Gouvernement soumet la version des faits suivante, en s’appuyant sur les conclusions de l’enquête.
8. Le matin du 8 novembre 2005, les forces de l’ordre, qui avaient été informées qu’un groupe d’environ quatre-vingt-dix personnes d’origine rom s’apprêtaient à voler de la ferraille dans un train de fret stationné à la gare de marchandises, menèrent une opération sur place.
9. Dans le cadre de cette intervention, les fonctionnaires de police I.F.C. et M.L.E. du bureau de la police des transports de la gare de marchandises de Bucarest (« le bureau de police »), qui avaient été alertés par leurs supérieurs hiérarchiques, se rendirent sur les lieux, munis de fusils de chasse et de cartouches à balles en caoutchouc et accompagnés de deux gardiens employés par une société privée, pour disperser le groupe et rétablir l’ordre public.
10. Une fois sur place, les policiers enjoignirent au groupe d’individus, parmi lesquels se trouvaient la requérante et sa mère, de quitter les lieux. Plusieurs individus refusèrent d’obéir à cette injonction et jetèrent des pierres et des objets métalliques en direction des policiers. L’agent I.F.C. tira alors un coup de feu en direction du groupe pour se défendre. La requérante fut atteinte par plusieurs balles en caoutchouc. Compte tenu de l’attitude agressive du groupe, les policiers furent contraints de retourner au poste de police.
2. Les documents médicaux
11. La requérante arriva à l’hôpital de Bucarest en état de choc hémorragique. Le diagnostic établi lors de sa prise en charge mentionnait une plaie d’une surface d’environ 30 cm2 dans la région droite de l’abdomen, une hémorragie massive interne et externe, un éclatement de plusieurs parties du foie, une rupture du diaphragme et une fracture de plusieurs côtes. La requérante fut opérée en urgence. Les médecins retirèrent de son abdomen dix balles en caoutchouc et un fragment de l’enveloppe de la cartouche. Ils procédèrent à l’ablation d’une partie de son foie. La requérante resta hospitalisée jusqu’au 8 décembre 2005.
12. En 2006 et 2007, la requérante fut hospitalisée plusieurs fois pour des suites de ses blessures. Elle en garda une invalidité permanente en raison de l’ablation partielle du foie qu’elle avait subie.
3. Les procès-verbaux dressés à l’issue de l’opération de police
13. Le 8 novembre 2005, le fonctionnaire de police I.F.C. (paragraphe 9 ci-dessus) rédigea un rapport concernant l’utilisation de l’arme à feu. Il précisa, dans ce document, que, au cours de l’intervention à la gare de marchandises, il avait tiré en utilisant deux cartouches à balles en caoutchouc pour disperser un groupe de voleurs.
14. Les 8, 9 et 10 novembre 2005, six policiers du bureau de police se rendirent à l’hôpital où la requérante était hospitalisée. Dans les procès-verbaux dressés à ces occasions, ils mentionnèrent que les médecins leur avaient communiqué le diagnostic et les avaient renseignés sur l’état de la requérante.
15. Le 9 novembre 2005, les fonctionnaires de police I.F.C. et M.L.E. (paragraphe 9 ci-dessus) rédigèrent chacun un rapport adressé à leurs supérieurs hiérarchiques, comportant les indications suivantes : le 8 novembre 2005, à 10 h 10, les deux policiers avaient reçu l’ordre de se rendre à la gare de marchandises, où devait transiter un train de fret, afin d’y assurer la protection du train contre les attaques d’un groupe de personnes d’origine rom qui habitaient à proximité ; à leur arrivée, plusieurs individus étaient déjà montés dans le train, et les agents de police leur avaient adressé des sommations verbales de quitter les lieux ; certains individus étaient devenus agressifs et avaient jeté des projectiles dans leur direction ; le policier I.F.C. avait alors tiré un coup de feu en l’air ; ensuite, il avait tiré un second coup de feu en direction du groupe, qui se trouvait à une distance d’environ vingt-cinq mètres.
2. Les investigations menées par les autorités
1. L’enquête pénale concernant la tentative de vol prétendument commise par la requérante
16. Le 8 novembre 2005, le bureau de police ouvrit une enquête visant la requérante des chefs de tentative de vol et d’entrée illégale dans la zone de sécurité des installations ferroviaires.
17. Le même jour, dans le cadre de cette enquête, le fonctionnaire de police I.F.C. dressa un nouveau procès-verbal dans lequel il indiqua que, vers 10 h 30, il s’était rendu accompagné de son collègue, l’agent M.L.E., et de deux employés d’une société privée de sécurité, R.D. et F.M., à la gare de marchandises, où une tentative de vol de ferraille par un groupe d’individus avait été signalée. Il précisa qu’afin de disperser le groupe, et après avoir effectué les sommations légales, il avait tiré un coup de feu avec le fusil de chasse en direction de ce groupe. Il indiqua que la distance entre le groupe et lui était d’environ vingt mètres. Il ajouta qu’il avait observé qu’une femme, dont il estimait l’âge à environ dix-huit ou vingt ans, avait des difficultés à se déplacer. Enfin, il précisa que l’hôpital avait informé le bureau de police que la requérante avait été hospitalisée pour des blessures par balles.
18. Toujours le même jour, C.I. et A.E., les conducteurs de la locomotive du train de fret, et R.D. et F.M., les employés de la société de sécurité (paragraphe 17 ci-dessus), déposèrent devant un fonctionnaire du bureau de police.
19. Les conducteurs de la locomotive, C.I. et A.E., déclarèrent qu’un groupe d’environ quatre-vingts individus étaient montés dans le train pour voler de la ferraille. Ils ajoutèrent que les policiers dépêchés sur place avaient effectué plusieurs sommations et que l’un d’eux avait tiré un coup de feu en l’air, que certains individus s’étaient montrés agressifs, que l’un des policiers avait alors tiré un second coup de feu et qu’une personne avait été atteinte par ce tir. Ils affirmèrent qu’ils connaissaient cette personne et que celle-ci participait régulièrement à des vols de ferraille. Ils précisèrent que les vols à la gare étaient quotidiens.
20. Les employés de la société de sécurité, R.D. et F.M., déclarèrent ce qui suit : les fonctionnaires de police leur avaient demandé de les accompagner à la gare de marchandises, où un groupe d’individus était en train de commettre un vol ; certains individus présents sur les lieux, qui faisaient partie du groupe, s’étaient montrés agressifs ; après des sommations verbales, l’un des fonctionnaires de police avait fait feu en direction du groupe. Les employés de la société de sécurité indiquèrent qu’ils connaissaient la requérante et que celle-ci participait régulièrement aux vols commis à la gare.
21. Dans les jours qui suivirent l’opération de police, plusieurs fonctionnaires du bureau de police dressèrent des procès-verbaux indiquant que la requérante participait régulièrement aux vols perpétrés à la gare.
22. Le 8 décembre 2005, le bureau de police demanda à la mairie de Bucarest la réalisation d’une enquête sociale concernant la requérante et sa famille. Le 12 janvier 2006, le service de la protection de l’enfance indiqua que la requérante avait abandonné l’école, qu’elle vivait dans un milieu socialement défavorisé et qu’elle n’avait pas eu dans le passé un comportement contraire à la loi.
23. Le 2 février 2010, la direction régionale de la police des transports mit en accusation la requérante des chefs de tentative de vol et d’entrée illégale dans la zone de sécurité des installations ferroviaires.
24. Le 3 juillet 2012, le parquet compétent infirma l’acte d’accusation. Concernant le premier chef d’accusation, il estima qu’aucun élément du dossier ne corroborait l’accusation. Quant au second, il constata que la requérante avait reconnu avoir traversé les voies de chemin de fer dans une zone interdite, mais considéra que ces faits n’étaient pas suffisamment graves pour entraîner une sanction pénale. Par conséquent, il infligea à la requérante une amende contraventionnelle de 100 lei roumains (environ 25 euros).
2. L’enquête pénale concernant les blessures occasionnées à la requérante
25. Le 1er août 2006, la requérante porta plainte du chef de tentative de meurtre en présentant sa version des événements survenus le 8 novembre 2005. Elle précisa que sa version pouvait être confirmée par des témoins oculaires, dont sa mère et d’autres personnes qui avaient peur de témoigner contre des fonctionnaires de police. La plainte fut enregistrée à la direction régionale de la police des transports, qui la transmit au bureau de police.
26. Dans une note du 4 juillet 2007, le procureur en chef du parquet près le tribunal de Bucarest indiqua que l’auteur du coup de feu n’avait pas encore été identifié et qu’aucune preuve n’avait été administrée.
27. En juillet et novembre 2007, le parquet près le tribunal de Bucarest entendit I.F.C. (paragraphes 9, 13 et 15 ci-dessus), ainsi que la requérante et sa mère en présence d’un avocat choisi par elles.
28. La requérante réitéra sa description des faits. Ses dires furent confirmés par sa mère, qui précisa que, après le coup de feu, un groupe d’environ trente individus avait jeté des pierres en direction des policiers, les accusant d’avoir tiré sur un enfant.
29. L’agent I.F.C. déclara qu’il avait une seule cartouche à sa disposition au moment des faits et qu’il avait tiré un seul coup de feu. Il ajouta qu’il n’avait pas visé la requérante et que celle-ci était apparue brusquement dans sa ligne de mire.
30. Le 3 mars 2009, l’Institut national de médecine légale réalisa une expertise. Le médecin en charge de cette expertise conclut que les blessures subies par la requérante avaient mis en danger la vie de l’intéressée et qu’elles avaient nécessité entre cinquante et cinquante‑cinq jours de soins.
31. Le 4 août 2009, le parquet près le tribunal de Bucarest rendit un non‑lieu au motif que le policier I.F.C. avait agi en état de légitime défense.
32. La requérante forma une contestation contre le non-lieu. Dans le cadre de ce recours, elle dénonçait l’enquête en ce qu’elle aurait été superficielle, à raison notamment de la non-réalisation d’une expertise balistique, de l’absence d’audition des témoins et de la disparition des vêtements qu’elle portait au moment des faits ainsi que des balles extraites de son corps (paragraphe 11 ci-dessus).
33. Par un arrêt du 28 juin 2010, la cour d’appel de Bucarest accueillit la contestation et ordonna la réouverture de l’enquête. Pour ce faire, la cour d’appel releva des contradictions entre les déclarations des policiers et celles des témoins, et elle nota que les vêtements de la requérante et les balles extraites de son corps n’avaient pas été expertisés. Elle nota également que le fonctionnaire de police I.F.C. avait enfreint la loi en omettant de signaler au parquet l’usage d’une arme à feu. La cour d’appel souligna que, malgré la plainte de la requérante, aucune mesure d’investigation n’avait été effectuée pendant plus de trois ans et elle conclut que l’enquête n’avait pas été effective.
34. Le 21 juillet 2010, le procureur général ordonna le transfert du dossier au parquet près la Haute Cour de cassation et de justice (« le parquet près la Haute Cour »). Ce transfert était motivé par l’ancienneté du dossier, par le fait que les suspects étaient des fonctionnaires de police et par le souci d’éviter des soupçons quant à l’impartialité des procureurs du parquet près le tribunal de Bucarest.
35. À la demande du parquet près la Haute Cour, le ministère de l’Intérieur indiqua que, le 26 août 2005, il avait été décidé de mettre à la disposition du bureau de police plusieurs fonctionnaires de police, dont l’agent I.F.C., afin de renforcer les effectifs de cette unité pour combattre les vols récurrents à la gare de marchandises. Il ajouta qu’il avait aussi été décidé de fournir au bureau de police plusieurs fusils de chasse et des munitions non létales pour « intimider et disperser les groupes de pilleurs de trains ».
36. À la demande du même parquet, l’hôpital indiqua que les balles extraites du corps de la requérante avaient été remises aux agents de police le jour de l’intervention chirurgicale. En revanche, l’hôpital ne put préciser qui avait récupéré les vêtements de la requérante.
37. Interrogés par le parquet près la Haute Cour, les policiers qui s’étaient rendus à l’hôpital déclarèrent ne pas se souvenir avoir récupéré les balles et les vêtements de la requérante.
38. À la demande du parquet près la Haute Cour, le 8 septembre 2011 la direction générale de la police effectua un tir d’essai au cours duquel plusieurs tirs furent effectués avec le même type de fusil et de munitions que ceux utilisés lors de l’intervention de police. En complément de ce tir d’essai, une expertise balistique fut réalisée par l’Institut national des sciences criminelles. S’appuyant sur les résultats du tir d’essai et sur la présence dans le corps de la requérante d’un fragment de l’enveloppe de la cartouche, l’expert de cet institut conclut que le tir avait été effectué à une distance inférieure à neuf mètres. Il précisa toutefois que, en l’absence de « traces subsistantes », il était désormais impossible de déterminer la distance exacte du tir.
39. Une nouvelle expertise médicolégale fut réalisée le 26 novembre 2012. Selon le rapport y afférent, dix balles en caoutchouc avaient été extraites du corps de la requérante.
40. Une autre expertise fut effectuée le 6 mars 2013. Le rapport établi à cette occasion confirma que l’impact des balles avait eu lieu sur une surface d’environ 30 cm2 dans la région abdominale droite et que les blessures avaient mis en danger la vie de la requérante.
41. Le parquet près la Haute Cour entendit les conducteurs de la locomotive et les agents de sécurité le 30 mars 2011 et le 18 avril 2014. Ils réitérèrent leurs déclarations. Ces témoins précisèrent que le matin du 8 novembre 2005, ils avaient assisté à la gare de marchandises à une tentative de vol de ferraille, qui aurait été le fait d’un groupe composé de plusieurs dizaines d’individus, dont la requérante et sa mère auraient fait partie. Ils ajoutèrent que les vols à la gare de marchandises étaient quotidiens et que les forces de l’ordre étaient débordées.
42. Plusieurs fonctionnaires du bureau de police furent interrogés par le même parquet le 28 mars 2011 et le 26 juin 2014. Ils confirmèrent qu’il était très difficile de sévir contre les vols perpétrés à la gare en raison du nombre insuffisant d’agents de police. D’après eux, des équipes d’environ quatre ou cinq policiers devaient surveiller le périmètre de la gare, qui s’étendait sur plusieurs dizaines d’hectares. Ces fonctionnaires de police affirmèrent que des enfants participaient régulièrement aux vols. Enfin, ils ajoutèrent que l’utilisation des fusils de chasse était quotidienne et que les équipes de policiers se les passaient à chaque changement de quart.
43. Lors de son audition le 7 avril 2011, le chef du bureau de police précisa que l’utilisation des fusils de chasse avait été décidée quelques mois auparavant au cours d’une réunion à la direction régionale de la police des transports. Il ajouta qu’il avait demandé aux agents placés sous ses ordres de suivre une formation au maniement de ces armes.
44. Quant au fonctionnaire de police M.L.E., qui avait participé à l’opération du 8 novembre 2005 (paragraphe 9 ci-dessus), il déclara le 17 mars 2014 que, pour se protéger des projectiles qui les visaient, lui et son collègue I.F.C. s’étaient abrités derrière un wagon et qu’ensuite I.F.C. avait brusquement quitté cet abri et avait fait feu en direction du groupe d’individus soupçonnées de vol, qui se serait trouvé à environ dix ou quinze mètres, sans viser une personne en particulier. Il ajouta que l’usage des fusils de chasse était une pratique efficace contre les voleurs : en effet, selon ses explications, si les voleurs étaient atteints, ils étaient obligés de se rendre à l’hôpital pour se faire extraire les balles en caoutchouc, et l’hôpital en informait la police, qui ouvrait des poursuites pour vol.
45. Le 29 juillet 2013, le parquet près la Haute Cour mit en accusation l’agent I.F.C. du chef de coups et blessures ayant entraîné une invalidité permanente.
46. Le 10 octobre 2013, la direction régionale de la police des transports informa le parquet près la Haute Cour que le bureau de police n’avait pas consigné dans le registre des réserves de munitions le nombre de cartouches qui avaient été confiées au policier I.F.C.
47. Le 15 octobre 2013, le parquet près la Haute Cour entendit l’agent I.F.C., qui maintint ses déclarations. Ce dernier affirma qu’il s’était rendu à la gare sur ordre de son supérieur hiérarchique, qu’il avait effectué plusieurs sommations verbales avant de tirer un seul coup de feu pour se défendre de l’agression en cours et qu’il n’avait pas visé la requérante en particulier. Selon lui, au moment du tir, celle-ci se trouvait debout de l’autre côté du train.
48. Une dernière expertise médicolégale fut effectuée le 18 décembre 2013. La commission d’experts conclut qu’il était désormais impossible de déterminer avec certitude la position du tireur et de la requérante et l’angle du tir. En se basant sur les pièces du dossier, elle émit toutefois l’hypothèse que les deux protagonistes se trouvaient « approximativement face à face ».
49. Le 19 mars 2014, une reconstitution fut organisée en présence de la requérante et du fonctionnaire de police I.F.C. Chacun reproduisit les gestes correspondant à sa version des faits.
50. À cette occasion, la requérante affirma que le coup de feu était parti au moment où elle descendait de la plateforme du train. À ses dires, l’incident avait eu lieu à environ 80 mètres d’un poste de contrôle ferroviaire. La requérante ne précisa pas si d’autres personnes se trouvaient ou non à proximité.
51. L’agent de police I.F.C. indiqua, pour sa part, ce qui suit : le groupe d’individus soupçonnés de vol se trouvait à proximité du poste de contrôle, derrière un train de fret, à une distance d’environ sept mètres par rapport à l’endroit où il se trouvait avec son collègue ; en raison du comportement agressif de certains individus, il avait tiré un seul coup de feu en leur direction pour se défendre ; il n’avait pas vu la requérante au moment du tir.
52. Interrogée le 15 mai 2014 par le parquet près la Haute Cour, la requérante maintint sa version des faits. Elle demanda des renseignements sur le type de wagons qui avaient transité par la gare le 8 novembre 2005 et indiqua qu’elle n’avait pas d’autres demandes d’administration de preuves. Elle précisa que sa mère était partie vivre à l’étranger et qu’elle ne connaissait pas son adresse.
53. La société des chemins de fer informa le parquet près la Haute Cour qu’elle ne disposait plus d’informations sur les wagons en transit à la gare le 8 novembre 2005.
54. À l’occasion d’une nouvelle audition le 1er juillet 2014, l’agent I.F.C. précisa que, le 8 novembre 2005, il avait utilisé pour la première fois le fusil de chasse (primul uz de arma) qui lui avait été confié. Il ajouta que ses supérieurs hiérarchiques lui avaient suggéré d’écrire dans ses rapports qu’il avait tiré deux coups de feu, dont le premier en l’air.
55. Un témoin protégé, dont l’identité ne fut pas divulguée au cours de la procédure, déclara le 7 mai 2014 que, le 8 novembre 2005, il avait assisté au vol de ferraille perpétré par plusieurs dizaines de personnes. Il indiqua avoir vu certains individus jeter des pierres en direction des policiers, puis avoir entendu deux sommations verbales suivies d’un coup de feu. Il affirma que le tireur était debout, de l’autre côté du train par rapport au groupe d’individus, et non pas sur la plateforme du train. Selon lui, le tireur et la victime se trouvaient « face à face » à une distance d’environ quinze mètres.
56. Par une ordonnance du 31 juillet 2014, le parquet près la Haute Cour mit fin à l’enquête et classa la plainte. Il estima que l’agent I.F.C. avait fait usage de l’arme à feu en état de légitime défense, conformément à la loi no 17/1996, dans le cadre d’une mission de rétablissement de l’ordre public.
57. Pour décider ainsi, le parquet considéra qu’il ressortait des pièces du dossier que la requérante participait à des vols de métaux et il conclut que la version des faits présentée par cette dernière était fausse. Par ailleurs, il nota qu’en 2003 la requérante avait fait l’objet d’une enquête pour avoir déclenché le système d’arrêt d’urgence d’un train de fret, mais qu’à l’époque elle avait bénéficié d’un non-lieu en raison de son âge.
58. S’agissant des événements survenus le 8 novembre 2005, le parquet constata que le nombre de cartouches en possession de l’agent I.F.C. et le nombre de tirs effectués n’avaient pas pu être établis. Toutefois, il estima que ces aspects étaient sans importance dès lors qu’il était établi que les policiers avaient été victimes d’une attaque qui avait contraint l’agent I.F.C. à riposter pour se défendre, ce que celui-ci avait fait en ouvrant le feu en direction du groupe d’agresseurs sans viser une personne en particulier.
59. Compte tenu du déroulement de l’agression, le parquet estima que l’agent I.F.C. n’avait pas eu le temps d’exécuter préalablement un tir de sommation, mais nota qu’il ressortait des déclarations des témoins qu’il avait adressé aux agresseurs plusieurs sommations verbales.
60. En outre, le parquet considéra qu’une expertise sur les vêtements de la requérante et sur les balles extraites de son corps n’était pas nécessaire dès lors que les expertises techniques et médicolégales effectuées avaient permis d’établir que le tir avait eu lieu à une distance de neuf mètres maximum en position « face à face » (paragraphe 38 ci-dessus). Selon lui, le tir n’avait pas été dirigé vers des zones vitales, puisque l’agent I.F.C. avait visé la partie inférieure du corps des individus du groupe. Enfin, le parquet nota que l’agent I.F.C. avait fait usage d’une arme non létale, alors qu’il avait également sur lui un pistolet avec des munitions létales.
61. La requérante forma une contestation contre l’ordonnance du parquet près la Haute Cour. Par un jugement définitif du 25 février 2015, le tribunal de première instance de Bucarest rejeta cette contestation, au motif que l’agent I.F.C. avait agi en état de légitime défense.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. La loi no 17 du 11 avril 1996 réglementant l’usage des armes et des munitions
62. Les dispositions de la loi no 17 du 11 avril 1996 réglementant l’usage des armes et des munitions (« la loi no 17/1996 ») ont été remplacées par la loi no 295/2004 sur le régime des armes et des munitions, à l’exception de certains de ses articles, qui sont restés en vigueur après l’adoption de la nouvelle loi. Les articles pertinents en l’espèce de la loi no 17/1996, tels qu’ils étaient encore en vigueur à l’époque des faits, sont libellés comme suit :
Article 47
« Les personnes qui sont munies d’une arme à feu peuvent en faire usage pour accomplir les attributions liées à leurs fonctions ou à des missions militaires dans les cas suivants :
(...)
b) contre ceux qui attaquent les personnes dépositaires de l’autorité publique (...) ;
(...)
f) pour immobiliser ou retenir des individus contre lesquels il existe des preuves ou des indices sérieux qu’ils ont commis une infraction et qui ripostent ou tentent de riposter avec une arme ou avec d’autres objets susceptibles de mettre en danger la vie ou l’intégrité physique d’une personne (...) »
Article 48
« Les personnes autorisées à détenir, à porter ou à utiliser des armes pour la garde ou pour l’autodéfense peuvent en faire usage en cas de légitime défense ou en cas de nécessité, conformément à la loi. »
Article 49
« L’usage d’une arme contre un individu (...) doit être précédé des sommations prévues par la loi.
Dans les situations prévues par l’article 47 b) et f) (...) et par l’article 48, si le temps manque pour procéder à la sommation, l’usage d’une arme peut être effectué sans sommation. »
2. La loi no 218 DU 23 AVRIL 2002 sur l’organisation et le fonctionnement de la police roumaine
63. Les articles pertinents en l’espèce de la loi no 218 du 23 avril 2002 sur l’organisation et le fonctionnement de la police roumaine (« la loi no 218/2002 »), tels qu’ils étaient en vigueur à l’époque des faits, sont libellés comme suit :
Article 35
« 1. En cas de nécessité, le policier peut faire usage, dans les situations et conditions prévues par la loi, d’armes blanches ou d’armes à feu. Il peut faire usage d’armes à feu après avoir procédé à une sommation en énonçant : « Halte ou je fais feu ! »
2. Le policier peut, sans sommation, faire usage de son arme à feu lorsqu’il se trouve en état de légitime défense.
3. L’usage d’une arme dans le cadre de l’accomplissement des attributions liées aux fonctions, dans les conditions et dans les situations prévues par la loi, ne revêt pas un caractère pénal. »
Article 36
« Il est interdit de faire usage d’armes [blanches ou à feu] contre (...) des enfants, sauf quand ces derniers participent à une attaque armée ou en groupe qui met en danger la vie ou l’intégrité physique d’une ou de plusieurs personnes. »
Article 37
« 1. La police peut intervenir et utiliser la force, dans les conditions prévues par la loi, contre tout individu qui met en danger la vie, l’intégrité ou la santé des personnes ou des forces de l’ordre, ou qui menace de détruire des biens ou des bâtiments publics ou privés.
2. Les moyens visant au rétablissement de l’ordre doivent être utilisés seulement après qu’il a été procédé, par le biais d’une amplification du son, aux avertissements et sommations à l’adresse des fauteurs de troubles quant à la nécessité de respecter la loi et l’ordre public. Si, après avertissement, l’ordre public et la loi sont toujours méconnus, le policier qui est en charge de l’affaire ou ses supérieurs hiérarchiques énoncent la formule de sommation suivante : « Attention ! Veuillez quitter les lieux. Nous allons utiliser la force ! » (...). En l’absence d’obtempération des personnes visées après l’écoulement d’un certain laps de temps, une dernière sommation doit être énoncée : « Dernière sommation. Quittez les lieux ou nous utiliserons la force ! »
3. Si, dans de telles situations (...), l’usage des armes est nécessaire, une dernière sommation doit être énoncée : « Quittez les lieux, nous allons utiliser des armes à feu. »
Article 38
« Chaque fois qu’il y a eu usage d’une arme à feu, un rapport doit être rapidement présenté au supérieur hiérarchique. Dès que possible, le rapport sera établi par écrit. Si, à la suite de l’utilisation d’une arme à feu, une personne décède ou est blessée, cela doit être communiqué dans les meilleurs délais au procureur compétent, conformément à la loi. »
Article 39
« Le policier est tenu de prendre les mesures nécessaires afin de protéger de toute menace l’ordre public et la sécurité des personnes, dans toutes les situations dont il a pris connaissance ou dont il a été informé. »
Article 40
« Le policier est tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour la protection de la vie, de la santé et de l’intégrité physique des personnes dont il assure la garde et, notamment, de veiller à ce que des soins médicaux soient prodigués aux personnes qui en ont besoin. »
3. La loi no 295/2004 du 28 juin 2004 sur le régime des armes et des munitions
64. Les articles pertinents en l’espèce de la loi no 295/2004 du 28 juin 2004 sur le régime des armes et des munitions (« la loi no 295/2004 » - paragraphe 62 ci-dessus), tels qu’ils étaient en vigueur à l’époque des faits, sont libellés comme suit :
Article 34
Les limites de l’usage d’une arme
« 1. Les titulaires du permis de port et d’usage d’armes de défense peuvent les utiliser seulement dans les polygones de tir autorisés, conformément à la présente loi, ou en cas de légitime défense ou en cas de nécessité. »
Article 35
Les obligations en cas d’usage d’une arme
« 1. La personne ayant utilisé une arme est tenue de prêter secours dans les meilleurs délais et d’octroyer une assistance médicale aux personnes blessées.
2. La personne ayant utilisé une arme est tenue d’informer, dans les meilleurs délais, le commissariat de police le plus proche, y compris en l’absence de victimes ou de dommages matériels.
3. Dans le cas prévu au deuxième alinéa (...), l’organe de police saisi a le devoir d’effectuer une enquête. L’arme devra rester entre les mains de l’organe de police jusqu’à la fin de l’enquête. »
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTErnationaux PERTINENTS
65. Les Principes de base sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois, adoptés par le huitième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, qui s’est tenu à La Havane (Cuba) du 27 août au 7 septembre 1990, prévoient notamment que « [l]es pouvoirs publics et les autorités de police adopteront et appliqueront des réglementations sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu contre les personnes par les responsables de l’application des lois ».
66. Ces principes encouragent en outre les autorités de police à mettre en place :
« (...) un éventail de moyens aussi large que possible et [à munir] les responsables de l’application des lois de divers types d’armes et de munitions qui permettront un usage différencié de la force et des armes à feu. Il conviendrait à cette fin de mettre au point des armes non meurtrières neutralisantes à utiliser dans les situations appropriées, en vue de limiter de plus en plus le recours aux moyens propres à causer la mort ou des blessures. »
67. Selon ces mêmes principes, « [l]a mise au point et l’utilisation d’armes non meurtrières neutralisantes devraient faire l’objet d’une évaluation attentive afin de réduire au minimum les risques à l’égard des tiers et l’utilisation de telles armes devrait être soumise à un contrôle strict ». Lorsque l’usage légitime de la force ou des armes à feu est inévitable, les responsables de l’application des lois doivent en particulier veiller « à ce qu’une assistance et des secours médicaux soient fournis aussi rapidement que possible à toute personne blessée ou autrement affectée » et à ce que « l’usage arbitraire ou abusif de la force ou des armes à feu par les responsables de l’application des lois soit puni comme une infraction pénale en application de la législation nationale ».
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
68. La requérante se plaint d’avoir été blessée par le fonctionnaire de police I.F.C. dans des circonstances qui ne sont pas compatibles avec les exigences matérielles de l’article 2 de la Convention. Elle se plaint également que l’enquête ouverte à cet égard n’ait pas été conforme aux obligations procédurales de l’État défendeur au titre de ce même article. L’article 2 de la Convention est libellé comme suit :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
1. Sur la recevabilité
69. La Cour relève que les parties conviennent que l’article 2 de la Convention trouve à s’appliquer en l’espèce. Cela étant, elle se doit d’examiner d’office sa compétence ratione materiae.
70. Dans les affaires semblables dont elle a eu à connaître, la Cour a jugé que l’article 2 de la Convention trouvait à s’appliquer alors même que la victime avait survécu, dès lors que la force utilisée contre celle-ci avait été potentiellement meurtrière et que c’était pur hasard si elle avait eu la vie sauve (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, §§ 49-55, CEDH 2004-XI).
71. En l’espèce, la Cour note que les munitions utilisées n’étaient pas destinées à tuer les personnes visées par le tir (paragraphe 35 ci-dessus). Cependant, la Cour n’a pas à se prononcer sur la question de savoir si ces munitions correspondaient, au vu des circonstances de l’espèce, à une « force meurtrière » ou bien à une « arme non meurtrière ». En effet, il lui suffit de constater que le tir a grièvement blessé la requérante (paragraphe 11 ci-dessus), qu’il a mis sa vie en danger (paragraphe 30 ci‑dessus) et que l’intéressée souffre à présent d’une infirmité physique permanente (paragraphe 12 ci-dessus).
72. Dans ces conditions, la Cour considère que la requérante a été victime d’un comportement qui a mis sa vie en danger, même si elle a finalement survécu (voir, mutatis mutandis, Soare et autres c. Roumanie, no 24329/02, § 109, 22 février 2011).
73. L’article 2 de la Convention trouve dès lors à s’appliquer en l’espèce.
74. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Sur le volet matériel
a) Arguments des parties
1. La requérante
75. La requérante avance que l’usage d’une arme à feu contre elle était abusif. Elle estime que rien dans le dossier d’enquête, si ce n’est les déclarations des policiers eux-mêmes et des personnes les ayant accompagnés, ne prouve que les agents des forces de l’ordre aient fait l’objet d’une agression.
76. Elle indique qu’aucune preuve matérielle de l’agression alléguée, pierres ou objets métalliques, n’a été relevée sur les lieux de l’incident, qu’aucune personne n’a été poursuivie pour des violences contre les forces de l’ordre et que les fonctionnaires de police n’ont subi aucune blessure. Dès lors, elle considère que l’agression alléguée n’était qu’un prétexte pour justifier l’usage abusif de l’arme à feu contre elle.
77. Elle soutient que seulement quelques mètres la séparaient de l’agent I.F.C., et elle allègue que, malgré le caractère non létal du type de munitions utilisées, un tir à très courte distance peut, comme en l’espèce, provoquer des blessures potentiellement mortelles.
78. Selon la requérante, l’expertise des balles en caoutchouc et des vêtements qu’elle portait au moment des faits aurait pu prouver que le tir était presque à bout portant. Ces objets ayant disparu, l’intéressée accuse les agents de police de dissimulation de preuves.
2. Le Gouvernement
79. Le Gouvernement plaide que le policier I.F.C. a tiré en état de légitime défense, sans avoir l’intention d’infliger à la requérante des traitements contraires à l’article 2 de la Convention.
80. Il affirme que les policiers ont été confrontés à une attaque violente et que celle-ci a rendu l’usage d’une arme à feu absolument nécessaire. Selon le Gouvernement, cet usage était conforme aussi bien aux conditions de l’article 2 de la Convention qu’aux dispositions du droit interne, à savoir les lois nos 218/2002 et 295/2004 (paragraphes 63-64 ci-dessus).
81. Ainsi, le Gouvernement conteste les affirmations de la requérante selon lesquelles les policiers n’ont pas subi d’attaque. À cet égard, il renvoie aux déclarations des témoins oculaires (paragraphes 41 et 55 ci-dessus) et il soutient qu’aucun témoin, à l’exception de la mère de la requérante (paragraphe 28 ci-dessus), n’a confirmé la thèse de cette dernière concernant l’usage prétendument abusif de l’arme à feu.
82. Il expose que, au moment des faits, les deux fonctionnaires de police étaient dans l’exercice de leurs fonctions, en mission de rétablissement de l’ordre public à la gare de marchandises pour empêcher le vol de ferraille perpétré par un large groupe d’individus dont la requérante aurait fait partie. Le danger immédiat et grave pour les policiers aurait résulté des actions de certains individus violents, qui auraient jeté dans la direction des agents des forces de l’ordre divers objets avec l’intention de les blesser.
83. Le Gouvernement estime que la proportionnalité de la riposte des policiers doit être analysée au regard de la gravité de cette attaque, qui, selon lui, mettait en réel danger l’intégrité physique des policiers.
84. Enfin, le Gouvernement est d’avis que, compte tenu des caractéristiques du tir – qui, d’après lui, se résument en l’utilisation de munitions non létales, en la trajectoire descendante du tir et en la non-prise pour cible de zones vitales ou d’une personne en particulier –, l’usage de l’arme à feu a été proportionné à l’ampleur et à la gravité de l’attaque.
b) Appréciation de la Cour
1. Principes généraux
85. La Cour renvoie aux arrêts McCann et autres c. Royaume-Uni (27 septembre 1995, §§ 146-150, série A no 324), Makaratzis (précité, §§ 56‑60), et Giuliani et Gaggio c. Italie ([GC], no 23458/02, §§ 174-182, CEDH 2011 (extraits)), qui exposent l’ensemble des principes généraux dégagés dans sa jurisprudence sur le recours à la force meurtrière.
86. Elle rappelle que le recours des policiers à la force meurtrière peut être justifié dans certaines circonstances. Toutefois, l’article 2 de la Convention ne donne pas carte blanche. Le non-encadrement par des règles et l’abandon à l’arbitraire de l’action des agents de l’État sont incompatibles avec un respect effectif des droits de l’homme. Cela signifie que les opérations de police, en plus d’être autorisées par le droit national, doivent être suffisamment réglementées par ce droit, dans le cadre d’un système de garanties adéquates et effectives contre l’arbitraire et l’abus de la force, et même contre les accidents évitables (Makaratzis, précité, § 58).
87. La Cour doit examiner de façon extrêmement attentive les allégations de violation de l’article 2 de la Convention, en prenant en considération non seulement les actes des agents de l’État ayant effectivement eu recours à la force, mais également l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment la préparation et le contrôle des actes en question (McCann et autres, précité, § 150).
88. Sur ce dernier point, la Cour rappelle que les policiers ne doivent pas être dans le flou lorsqu’ils exercent leurs fonctions, que ce soit dans le contexte d’une opération préparée ou dans celui de la prise en chasse spontanée d’une personne perçue comme dangereuse : un cadre juridique et administratif doit définir les conditions limitées dans lesquelles les responsables de l’application des lois peuvent recourir à la force et faire usage d’armes à feu, compte tenu des normes internationales élaborées en la matière (Gheorghe Cobzaru c. Roumanie, no 6978/08, § 47, 25 juin 2013).
2. Application de ces principes au cas d’espèce
89. La Cour note qu’il n’est pas contesté que le fonctionnaire de police I.F.C. a fait usage de l’arme à feu, ce qui a provoqué des blessures qui ont mis en danger la vie de la requérante. Le Gouvernement affirme que le policier a utilisé l’arme dans le cadre d’une opération policière de maintien de l’ordre pour se défendre contre les agissements violents d’un groupe de personnes (paragraphes 81-83 ci-dessus). La requérante conteste l’agression perpétrée contre les policiers (paragraphes 75-76 ci-dessus). Elle soutient que sa présence sur les lieux de l’opération était fortuite (paragraphe 4 ci‑dessus).
90. La Cour relève qu’il ressort des déclarations de plusieurs témoins oculaires (paragraphes 41 et 55 ci-dessus) que, le matin du 8 novembre 2005, ceux-ci avaient assisté à la gare de marchandises à une tentative de vol de ferraille, qui aurait été le fait d’un groupe composé de plusieurs dizaines d’individus. La présence sur les lieux d’un groupe a également été confirmée par la mère de la requérante (paragraphe 28 ci‑dessus).
91. Compte tenu de ces éléments, la Cour est prête à partir de l’hypothèse que l’agent I.F.C. et son collègue M.L.E., appelés à intervenir pour une tentative de vol à la gare de marchandises (paragraphe 9 ci‑dessus), se sont retrouvés confrontés à un groupe d’individus, dont le comportement était imprévisible.
92. Elle note que les deux fonctionnaires de police et la majorité des témoins ont affirmé que la requérante faisait partie de ce groupe (paragraphes 19, 20 et 41 ci-dessus). La requérante conteste son appartenance à ce groupe. Selon les informations fournies par elle au cours de la reconstitution, elle se trouvait à environ 80 mètres du poste de contrôle ferroviaire où les policiers avaient repéré le groupe d’individus soupçonnés de vol (paragraphe 50 ci-dessus).
93. Concernant les raisons pour lesquelles la requérante se trouvait à la gare de marchandises, la Cour note qu’en l’absence d’indices de la commission de l’infraction reprochée à la requérante, l’enquête pour tentative de vol ouverte contre l’intéressée s’est soldée par un non-lieu (paragraphe 24 ci-dessus).
94. En tout état de cause, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de trancher la question de savoir si la présence de la requérante sur les lieux était ou non fortuite. Aux fins de l’examen du recours à l’arme à feu sous l’angle de l’article 2 de la Convention, il lui suffit de constater que la requérante a subi des blessures potentiellement mortelles, même si, selon la version des fonctionnaires de police, le tir ne la visait pas délibérément (paragraphes 29 et 44 ci-dessus).
95. La Cour rappelle que, lorsque la force meurtrière est employée par les autorités dans une « opération de police », il est difficile de séparer les obligations négatives des obligations positives que fait peser la Convention sur l’État. Lorsqu’elle est saisie de cas de ce type, la Cour examine normalement si les autorités ont planifié et contrôlé l’opération de police de manière à réduire au minimum le recours à la force meurtrière et les pertes humaines, et si toutes les précautions en leur pouvoir dans le choix des moyens et méthodes d’une opération de sécurité ont été prises (Finogenov et autres c. Russie, nos 18299/03 et 27311/03, § 208, CEDH 2011 (extraits)).
96. Dès lors, avant d’examiner la question de savoir si la force utilisée par le fonctionnaire de police I.F.C. était « absolument nécessaire », au sens de l’article 2 § 2 a) de la Convention, la Cour examinera le cadre légal interne concernant l’utilisation des armes à feu et la préparation de l’opération de police du 8 novembre 2005.
Le cadre légal relatif à l’usage des armes à feu et la préparation de l’opération de police
97. La Cour rappelle avoir jugé, dans des affaires concernant des opérations de police qui s’étaient soldées par des coups de feu ayant entraîné de graves blessures à des personnes soupçonnées d’avoir commis des délits ou leur décès, que le cadre législatif roumain réglementant l’usage des armes à feu et des munitions n’était pas suffisant pour offrir le niveau de protection du droit à la vie « par la loi » requis dans les sociétés démocratiques contemporaines en Europe (Soare et autres, précité, § 132 et Gheorghe Cobzaru, précité, § 48).
98. La Cour observe que les dispositions internes pertinentes évoquées dans les arrêts Soare et autres (§§ 92-93) et Gheorghe Cobzaru (§§ 32-34), précités, étaient toujours en vigueur à l’époque des faits de la présente affaire (paragraphe 62 ci-dessus) et que les lois no 218/2002 (régissant l’organisation et le fonctionnement de la police) et no 295/2004 (réglementant l’usage des armes et des munitions) n’ont apporté aucune modification significative au cadre législatif déjà existant (paragraphes 63 et 64 ci-dessus).
99. La Cour en conclut que, tout comme dans les arrêts Soare et autres et Gheorghe Cobzaru, précités, la législation nationale ne contenait, à l’époque des faits, aucune disposition réglementant l’usage des armes à feu dans le cadre des opérations de police, sauf l’obligation de sommation, et qu’elle ne comportait aucune recommandation concernant la préparation et le contrôle des opérations en question.
100. S’agissant de la préparation de l’opération de police du 8 novembre 2005, la Cour constate que la situation à la gare des marchandises était connue au plus haut niveau de la police (paragraphes 35, 42 et 43 ci-dessus). Selon tous les témoignages, les vols y étaient fréquents, voire quotidiens (paragraphes 41 et 42 ci-dessus) et ils étaient commis par des groupes d’individus, parmi lesquels des enfants (paragraphe 42 ci‑dessus). Afin d’y faire face, le ministère de l’Intérieur avait mis à la disposition du bureau de police plusieurs fonctionnaires de police pour combattre ces vols (paragraphe 35 ci-dessus).
101. Dès lors, la Cour estime que le bureau de police avait eu suffisamment de temps pour prendre les mesures nécessaires pour combattre les vols commis à la gare de marchandises. La tentative de vol du 8 novembre 2005 n’avait pas pris les autorités par surprise et l’intervention policière n’avait pas été menée au hasard. Cette intervention n’était donc pas une opération au cours de laquelle les policiers ont dû réagir sans préparation (voir, mutatis mutandis, Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, § 72, CEDH 2000-XII).
102. Or il ressort des pièces du dossier qu’en l’espèce il n’y a pas eu de préparation, de direction et d’évaluation des éventuels risques d’une telle opération. Malgré la fréquence des vols, il n’y avait aucune mesure de surveillance de la gare de marchandises et la seule stratégie mise en place pour combattre ces vols avait consisté en l’utilisation des fusils de chasse mis à la disposition du bureau de police pour atteindre les suspects (paragraphes 35, 42 et 44 ci-dessus).
103. De surcroît, la Cour note que les pièces du dossier font apparaître en l’espèce un certain laxisme dans la gestion des armes et des munitions considérées comme non létales (paragraphes 42 et 46 ci-dessus). De plus, il n’existe dans le dossier aucun élément attestant que les fonctionnaires du bureau de police avaient suivi la formation au maniement de ces armes requise par leur supérieur hiérarchique (paragraphe 43 ci-dessus).
104. À la lumière des éléments qui précédent, la Cour estime que les autorités roumaines n’ont pas fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour réduire au minimum le recours à la force meurtrière et les éventuelles pertes humaines.
Les actions du fonctionnaire de police I.F.C.
105. La Cour note qu’elle se trouve confrontée à des versions divergentes des faits quant à la question de savoir si le fonctionnaire de police I.F.C. avait agi en état de légitime défense. Elle rappelle que, en règle générale, elle n’est pas liée par les constatations des juridictions internes et demeure libre de se livrer à sa propre appréciation à la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose (Iambor c. Roumanie (no 1), no 64536/01, § 166, 24 juin 2008, et Georghe Cobzaru, précité, § 54).
106. Elle rappelle également que, lorsqu’il est reproché aux agents de l’État d’avoir fait usage d’une force potentiellement meurtrière dans des circonstances sous leur contrôle en violation de l’article 2 § 2 de la Convention, il incombe au gouvernement défendeur d’établir que la force en question n’est pas allée au-delà de ce qui était « absolument nécessaire » et qu’elle était « strictement proportionnée » à l’un ou l’autre des buts autorisés par cette disposition (Soare et autres, précité, § 140, et Georghe Cobzaru, précité, § 56).
107. En l’espèce, la Cour note que, à l’exception des poursuites dirigées contre la requérante (paragraphes 16-24 ci-dessus), aucune investigation concernant la tentative de vol et l’agression qui aurait été dirigée contre les forces de l’ordre n’a été ouverte. De plus, la Cour constate qu’aucune précaution n’a été prise pour garantir la collecte et la conservation de certaines preuves. Ces carences sont d’autant plus graves que l’opération de police s’est soldée par l’infliction à la requérante de blessures potentiellement mortelles, ce dont les forces de l’ordre avaient nécessairement connaissance (paragraphes 14 et 17 ci-dessus).
108. À cela s’ajoutent, comme les autorités internes l’ont constaté, des zones d’ombre, qui persistent toujours, sur le nombre de cartouches en possession de l’agent I.F.C. ainsi que sur l’angle et la distance du tir (paragraphes 33 et 58 ci-dessus). Une réponse claire à ces interrogations était particulièrement importante pour accréditer ou infirmer les thèses respectives de la requérante et du policier I.F.C. Or les expertises techniques et médicolégales n’ont eu lieu que plusieurs années après les faits, ce qui a rendu impossible la formulation de conclusions certaines (paragraphes 30, 38 et 48 ci-dessus).
109. La Cour décèle également des contradictions dans les déclarations du policier I.F.C. qui la font douter du fait que cet agent de l’État croyait honnêtement et sincèrement qu’il était nécessaire de recourir à la force potentiellement meurtrière (voir, mutatis mutandis, Armani da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 248, CEDH 2016). À cet égard, la Cour note que, après avoir indiqué qu’il avait tiré un coup de feu en l’air (paragraphe 15 ci-dessus), le policier I.F.C. a changé sa déclaration et a affirmé qu’il avait été incité par ses supérieurs à faire de fausses déclarations (paragraphe 54 ci-dessus). Quant à la distance qui le séparait du groupe visé, il a indiqué au cours de la reconstitution qu’elle était d’environ sept mètres (paragraphe 51 ci-dessus). Or, dans ses premiers rapports, il avait affirmé qu’elle était d’au moins vingt mètres (paragraphes 15 et 17 ci‑dessus). De surcroît, la Cour note que l’agent I.F.C. a omis de signaler au parquet l’usage de l’arme à feu, alors même que la loi l’y obligeait (paragraphe 33 ci-dessus).
110. Dans ces conditions, la Cour considère que les autorités ne sauraient passer pour avoir vraiment cherché à établir ce qui s’est exactement passé lors de l’intervention de police du 8 novembre 2005. Les lacunes de l’enquête l’empêchent de porter sur les faits de la cause une appréciation fondée sur les seules constatations opérées par les autorités nationales.
111. La Cour estime qu’il convient de se référer au seul témoignage dont elle dispose qui décrit en détail la manière dont l’agent I.F.C. avait utilisé l’arme à feu. Ainsi, il ressort du témoignage du policier M.L.E. que son collègue, le policier I.F.C., qui s’était abrité derrière un wagon, avait brusquement quitté cet abri et avait tiré en direction du groupe d’individus, qui se trouvait de l’autre côté du train (paragraphe 44 ci-dessus). Le coup de feu avait atteint la requérante, qui, selon l’expertise balistique et selon les déclarations du témoin protégé, se trouvait à une distance inférieure à neuf mètres du tireur (paragraphe 38 ci-dessus) de l’autre côté du train (paragraphe 55 ci-dessus). La violence de l’impact a été attestée par la présence dans le corps de la requérante de dix balles en caoutchouc et de l’enveloppe de la cartouche, ainsi que par la lésion d’organes internes et la fracture de plusieurs côtes (paragraphe 11 ci-dessus). La défense de l’agent I.F.C., qui affirmait qu’il n’avait pas vu la requérante au moment du tir, a été contredite par les estimations des médecins légistes et les déclarations du témoin protégé, qui ont indiqué que le tireur et la victime étaient plus ou moins « face à face » (paragraphes 48 et 55 ci-dessus).
112. Les omissions imputables aux autorités nationales conduisent la Cour à rejeter la thèse du Gouvernement selon laquelle les blessures de la requérante ont été provoquées accidentellement par l’action en état de légitime défense du policier I.F.C. Conclure autrement reviendrait à admettre que les autorités peuvent tirer bénéfice de leurs propres défaillances et à permettre aux auteurs d’actes potentiellement meurtriers d’échapper à leurs responsabilités (voir, mutatis mutandis, Gheorghe Cobzaru, § 64, et Soare et autres § 147, précités).
113. Eu égard à ces éléments, la Cour estime que l’agent I.F.C. n’a pas pris les précautions suffisantes pour préserver la vie des personnes qui se trouvaient dans sa ligne de mire, dans un contexte d’absence de réglementation précise sur l’usage des armes à feu par les forces de maintien de l’ordre (paragraphe 99 ci-dessus) et de défaillances dans la préparation de l’opération de police du 8 novembre 2005 (paragraphe 104 ci-dessus). Il s’ensuit que le Gouvernement n’a pas prouvé que l’usage de la force en l’espèce était « absolument nécessaire » au sens du deuxième paragraphe de l’article 2 de la Convention.
114. Partant, il y a eu violation de cette disposition sous son volet matériel.
2. Sur le volet procédural
a) Arguments des parties
1. La requérante
115. La requérante dénonce une absence d’enquête effective, approfondie et impartiale sur les événements qui ont failli lui coûter la vie.
116. Elle soutient que l’enquête ne s’est pas déroulée avec la célérité requise. Elle expose que les autorités internes n’ont pas ouvert d’office une enquête pénale et que, malgré sa plainte pénale du 1er août 2006 (paragraphe 25 ci-dessus), elles ont laissé s’écouler un laps de temps important avant d’accomplir les premières mesures d’investigation.
117. La requérante se plaint également d’un manque d’indépendance des policiers chargés de l’enquête au motif qu’ils faisaient partie de la même structure hiérarchique du ministère de l’Intérieur que les policiers mis en cause.
118. La requérante conclut que l’enquête a été superficielle et qu’elle n’a pas permis d’éclaircir le déroulement des faits.
2. Le Gouvernement
119. Le Gouvernement admet que les autorités n’ont pas déclenché d’office une enquête. Il dit qu’une enquête interne à la police a toutefois eu lieu concernant l’usage de l’arme à feu : il précise que les fonctionnaires de police I.F.C. et M.L.E. ont dressé des procès-verbaux à l’attention de leurs supérieurs hiérarchiques et que des policiers se sont rendus à l’hôpital pour obtenir des informations sur l’état de santé de la requérante (paragraphes 13, 14 et 15 ci-dessus).
120. Le Gouvernement indique qu’après la plainte de la requérante une enquête officielle a été ouverte. Il estime que cette enquête a été effective.
121. Il expose que le parquet près la Haute Cour s’est conformé dans la mesure du possible aux instructions contenues dans l’arrêt du 28 juin 2010 (paragraphe 33 ci-dessus). À ce sujet, il dit que le parquet a procédé à l’administration des preuves par différents modes « utiles » – examens médicolégaux, expertise balistique, reconstitution, dépositions des protagonistes et des témoins – et que ceux-ci ont permis d’établir les faits. Il ajoute que, certes, le parquet n’a pas réussi à déterminer le nombre de cartouches en possession du policier I.F.C. et le nombre de coups de feu, mais que, compte tenu des motifs exposés dans l’ordonnance de non-lieu du 31 juillet 2014, ces aspects étaient sans importance pour l’issue de l’enquête (paragraphe 58 ci-dessus).
122. Le Gouvernement précise que l’enquête a été menée par les procureurs du parquet près la Haute Cour, qui présenteraient les garanties d’indépendance voulues par l’article 2 de la Convention. Il ajoute que l’accès de la requérante au dossier de l’enquête a été assuré et que l’intéressée a été en mesure de proposer l’administration des preuves qu’elle estimait utiles (paragraphe 52 ci-dessus).
123. Enfin, il dit que l’affaire présentait une certaine complexité qui, selon lui, justifiait la durée de l’enquête.
b) Appréciation de la Cour
1. Principes généraux
124. La Cour rappelle qu’au titre de son obligation de protéger le droit à la vie, l’État doit aussi s’assurer qu’il dispose, dans les cas de décès ou de blessures physiques potentiellement mortelles, d’un système judiciaire effectif et indépendant qui permette à bref délai d’établir les faits, de contraindre les responsables à rendre des comptes et de fournir aux victimes une réparation adéquate (Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 157, 25 juin 2019). Étant donné que dans ce type d’affaires il est fréquent, en pratique, que les agents ou organes de l’État concernés soient quasiment les seuls à connaître les circonstances réelles du décès, le déclenchement de procédures internes adéquates – poursuites pénales, actions disciplinaires et procédures permettant l’exercice des recours offerts aux victimes et à leurs familles – est tributaire de l’accomplissement, en toute indépendance et impartialité, d’une enquête officielle appropriée. Ce raisonnement vaut aussi en l’espèce, où la Cour a constaté que la force employée par la police à l’encontre de la requérante a mis la vie de celle-ci en péril (voir le paragraphe 72 ci-dessus et Makaratzis, précité, § 73)
125. L’enquête menée doit également être effective en ce sens qu’elle doit permettre de conduire à l’identification et, éventuellement, au châtiment des responsables. Il s’agit là d’une obligation non de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour que fussent recueillies les preuves concernant l’incident. Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à conduire à l’identification de la ou des personnes responsables risque de faire conclure à son inadéquation (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007-VI).
126. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. Force est d’admettre qu’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière. Toutefois, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours à la force potentiellement meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 114, CEDH 2001-III, et Chebab c. France, no 542/13, § 87, 23 mai 2019).
2. Application de ces principes au cas d’espèce
127. Tout d’abord, la Cour note que, dans un premier temps, et alors même que la requérante avait été blessée par une arme à feu et que le bureau de police avait été informé de la gravité de ses blessures (paragraphes 14 et 17 ci-dessus), seule une enquête sur les faits reprochés à l’intéressée (tentative de vol et entrée illégale dans la zone de sécurité des installations ferroviaires) a été ouverte (paragraphe 16 ci-dessus). La Cour relève que c’est à la seule initiative de la requérante qu’une enquête sur les blessures subies par celle-ci a été ouverte le 1er août 2006, plus de huit mois après les événements (paragraphe 25 ci-dessus).
128. Or il convient de rappeler que les autorités doivent agir d’office, dès que l’affaire est portée à leur attention, et qu’elles ne peuvent laisser à la victime l’initiative de déposer une plainte formelle ou d’assumer la responsabilité d’une procédure d’enquête (voir, par exemple, mutatis mutandis, İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 63, CEDH 2000‑VII, et Finucane c. Royaume-Uni, no 29178/95, § 67, CEDH 2003-VIII).
129. En l’occurrence, la Cour observe que l’enquête ouverte à la suite de la plainte de la requérante a, dès sa phase initiale, souffert de nombreuses lacunes. Dans son arrêt du 28 juin 2010, la cour d’appel de Bucarest a elle‑même relevé certaines de ces carences (paragraphe 33 ci-dessus). Cette juridiction a souligné que l’agent I.F.C. avait enfreint la loi en omettant de signaler au parquet l’usage de l’arme à feu. De surcroît, elle a constaté qu’aucune mesure d’investigation n’avait été effectuée pendant plus de trois ans. Enfin, elle a noté des contradictions entre les déclarations des fonctionnaires de police et celles des témoins et a critiqué l’absence d’expertises propres à permettre d’éclaircir des aspects importants de l’affaire.
130. La Cour constate que le retard avec lequel l’enquête a été ouverte et les lacunes de cette première phase ont eu des conséquences sur l’effectivité de la procédure. Ainsi, elle note que les vêtements portés par la requérante au moment des faits et les balles extraites de son corps n’ont pas été placés sous scellés et ont disparu (paragraphes 36 et 37 ci-dessus). Or l’examen de ces objets aurait pu permettre d’en savoir plus sur les circonstances du tir. La Cour rappelle qu’il incombe aux autorités nationales d’assurer une gestion rigoureuse des preuves et de veiller à leur bonne conservation, ces éléments participant au caractère effectif d’une enquête et pouvant s’avérer déterminants pour la suite de la procédure pénale (Chebab, précité, § 95).
131. La Cour note également que la première expertise médicolégale n’a eu lieu que le 3 mars 2009, soit plus de trois ans et trois mois après les faits, et qu’elle ne concernait pas les aspects liés aux circonstances et aux caractéristiques du tir (paragraphe 30 ci-dessus). Les seules expertises qui ont essayé d’établir la distance et l’angle du tir n’ont été effectuées que le 8 septembre 2011 (essai de tir et expertise balistique) et le 18 décembre 2013 (expertise médicolégale), soit, respectivement, plus de cinq et huit ans après les faits, ce qui a rendu impossible la formulation de conclusions certaines (paragraphes 38 et 48 ci-dessus).
132. La Cour estime que, réalisées à temps, ces expertises auraient pu permettre de vérifier les dires de la requérante selon lesquels le policier I.F.C. avait tiré presque à bout portant (paragraphes 77 et 78 ci-dessus).
133. Aux yeux de la Cour, les lacunes dans l’administration des preuves, corroborées par la perte d’éléments de preuve essentiels pour la recherche de la vérité, ont affecté le caractère adéquat de l’enquête.
134. Ensuite, la Cour prend note du fait que la requérante met également en cause l’indépendance et l’impartialité des enquêteurs (paragraphe 117 ci‑dessus).
135. À ce sujet, la Cour réitère que, pour qu’une enquête menée contre des agents de l’État puisse passer pour effective, il est nécessaire que les personnes responsables de l’enquête et celles effectuant les investigations soient indépendantes de celles impliquées dans les événements (Öğur c. Turquie [GC] no 21954/93, §§ 91-92, CEDH 1999-III, et Chebab, précité, § 86). Elle a déjà conclu à un manque d’indépendance de l’enquête lorsque les personnes chargées de celle-ci étaient des collègues immédiats de la personne visée par l’enquête ou pouvaient vraisemblablement l’être (voir, par exemple, Ramsahai et autres, précité, §§ 335-341, et Emars c. Lettonie, no 22412/08, §§ 94-95, 18 novembre 2014).
136. En l’espèce, la Cour observe que, dans un premier temps, l’enquête a été confiée au bureau de police dans lequel travaillait le policier qui avait tiré (paragraphe 25 ci-dessus). Cependant, aucun acte n’a été effectué par ce bureau de police (paragraphe 26 ci-dessus). Par ailleurs, dans un souci évident d’impartialité des investigations, le procureur général a ordonné le transfert du dossier au parquet près la Haute Cour, qui n’avait aucun lien hiérarchique ou d’autre nature avec la direction de la police des transports (paragraphe 34 ci-dessus). La Cour note que ce parquet a ordonné la réalisation de plusieurs expertises, a effectué une reconstitution et a procédé à une nouvelle interrogation des protagonistes et des témoins (paragraphes 35-55 ci-dessus).
137. Partant, compte tenu de l’examen concret et dans son ensemble de l’enquête, la Cour estime que les investigations conduites sous l’autorité du parquet près la Haute Cour ne posent pas de problème de conformité à la Convention au regard de l’indépendance et de l’impartialité requises (voir, a contrario, Soare et autres, précité, § 169).
138. Enfin, s’agissant de la célérité de la procédure, la Cour observe que plus de neuf ans et trois mois se sont écoulés entre les faits survenus le 8 novembre 2005 et le jugement définitif du 25 février 2015 du tribunal de première instance de Bucarest (paragraphe 61 ci-dessus). Elle estime qu’un tel délai est incompatible avec les exigences de célérité de l’article 2 de la Convention.
139. À la lumière des éléments exposés ci-avant, la Cour conclut que l’enquête menée dans le cadre de la procédure engagée relativement à l’opération de police du 8 novembre 2005 ne peut passer pour avoir été rapide et effective. En conséquence, elle estime que les autorités roumaines n’ont pas respecté l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention.
140. Partant, il y a eu violation de cette disposition également sous son volet procédural.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
141. La requérante se plaint de la durée, excessive selon elle, de l’enquête, qui aurait affecté l’effectivité de cette dernière. Elle invoque l’article 6 de la Convention.
142. Le Gouvernement conteste cette thèse.
143. Compte tenu des motifs à l’origine de son constat de violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural (paragraphe 138 ci‑dessus), la Cour estime qu’aucune question distincte ne se pose au regard de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Gheorghe Cobzaru, précité, § 82). Il n’est donc pas nécessaire d’examiner la recevabilité et le fond du grief tiré de cette disposition.
3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
144. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
145. La requérante allègue avoir subi un dommage moral lié aux graves séquelles, physiques et psychiques, et aux sentiments de frustration et d’impuissance qui lui ont été causés par le tir qui l’a touchée ainsi qu’aux déficiences de l’enquête menée à ce sujet. Elle invite la Cour à prendre en compte le fait qu’elle était mineure à l’époque des faits et qu’à présent, étant devenue femme au foyer, elle éprouve des difficultés à prendre soin de sa famille et d’effectuer des tâches ménagères en raison de son invalidité permanente. Elle chiffre son préjudice à 100 000 euros (EUR).
146. Le Gouvernement considère que la somme demandée est excessive. Il indique que la requérante n’a eu besoin que de cinquante-cinq jours de soins (paragraphe 30 ci-dessus) et qu’elle n’a pas perdu la capacité de travailler.
147. La Cour estime que, outre les séquelles physiques découlant des blessures infligées à la requérante, celle-ci a indubitablement dû éprouver de forts sentiments d’humiliation, d’angoisse, de frustration et d’insécurité, qui ont été aggravés par la passivité dont les autorités ont fait preuve dans le déroulement de l’enquête. Dès lors, la Cour, statuant en équité, considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 25 000 EUR au titre du préjudice moral.
2. Frais et dépens
148. La requérante réclame la somme de 3 270 EUR au titre des frais et dépens pour la procédure menée devant la Cour, dont elle sollicite le versement direct sur le compte bancaire qui sera indiqué par son représentant. À titre de justificatif, elle fournit un décompte des heures de travail de son représentant.
149. Le Gouvernement estime que la somme demandée est excessive.
150. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des critères susmentionnés et du relevé des heures de travail qui lui a été soumis, la Cour octroie à la requérante la somme de 3 270 EUR pour la procédure devant elle, à verser directement sur le compte bancaire qui sera indiqué par le représentant de l’intéressée (voir, mutatis mutandis, Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 288, CEDH 2016 (extraits)).
3. Intérêts moratoires
151. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 2 de la Convention ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous ses volets matériel et procédural ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le fond du grief formulé sur le terrain de l’article 6 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
1. 25 000 EUR (vingt-cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
2. 3 270 EUR (trois mille deux cent soixante-dix euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens, à verser sur le compte bancaire qui sera indiqué par son représentant,
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 mars 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Andrea TamiettiJon Fridrik Kjølbro
GreffierPrésident