DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE TÜLAY YILDIZ c. TURQUIE
(Requête no 61772/12)
ARRÊT
STRASBOURG
11 décembre 2018
DÉFINITIF
11/03/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Tülay Yıldız c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 novembre 2018,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 61772/12) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme Tülay Yıldız (« la requérante »), a saisi la Cour le 26 juillet 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante a été représentée par Me E. Özer, avocat exerçant à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. La requérante alléguait en particulier que le décès de sa mère à l’hôpital à la suite d’une infection nosocomiale avait emporté violation de l’article 2 de la Convention.
4. Le 14 septembre 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
5. La requérante est née en 1960 ; elle réside à Istanbul.
6. Le 3 février 1997, la mère de la requérante, Hatice Acar, fut admise dans le service de cardiologie de l’hôpital Siyami Ersek à Istanbul. Les médecins décidèrent de pratiquer une angioplastie coronaire transluminale percutanée à une date ultérieure.
7. Le 17 février 1997, l’angioplastie coronaire fut réalisée.
8. Le 19 février 1997, Hatice Acar quitta l’hôpital.
9. Le 21 février 1997, elle fut de nouveau admise à l’hôpital en raison d’un saignement à l’endroit où le cathéter avait été introduit.
10. Le 25 février 1997, son état de santé s’aggrava.
11. Le 26 février 1997, ses proches décidèrent de l’hospitaliser à l’hôpital Kadıköy Vatan. Des examens bactériologiques révélèrent la présence de pseudomonas aeruginosa résistante aux antibiotiques.
12. Le 22 mars 1997, Hatice Acar fut victime d’une embolie cérébrale.
13. Le 4 avril 1997, à la demande de sa famille, elle fut transférée à l’hôpital universitaire de Marmara. Les médecins relevèrent que la pathologie infectieuse que la patiente présentait avait été causée par plusieurs bactéries résistantes aux antibiotiques.
14. Le 14 avril 1997, malgré les soins qui lui avaient été prodigués, Hatice Acar décéda d’une septicémie.
A. L’instruction pénale
15. Le 15 avril 1997, les proches de la défunte déposèrent auprès du parquet une plainte contre des médecins du service de cardiologie de l’hôpital Siyami Ersek pour homicide involontaire et négligence dans l’exercice de leurs fonctions.
16. Le 16 avril 1997, le parquet d’Üsküdar transmit cette plainte à la sous-préfecture d’Üsküdar en vertu de la loi no 4483 sur la poursuite des fonctionnaires et autres agents publics. Selon l’article 3 de cette loi, le sous-préfet était compétent pour décider de l’opportunité d’ouvrir une instruction pénale contre les fonctionnaires de son ressort.
17. Le 20 mai 1997, en réponse à la demande de la préfecture d’Istanbul, le ministère de la Santé chargea son inspecteur en chef A.Ö. de mener une enquête préliminaire.
18. L’inspecteur entendit notamment les médecins mis en cause et prit connaissance du dossier médical de la défunte.
19. Le 17 novembre 1998, l’inspecteur soumit son rapport définitif au ministère. Il y concluait que la patiente et sa famille n’avaient pas été suffisamment informées du traitement prodigué, que les soins postopératoires et le suivi médical de la patiente n’avaient pas été satisfaisants et que cela constituait une faute disciplinaire, mais qu’aucune mesure de nature pénale ne s’imposait à l’endroit des médecins.
20. Le 8 décembre 1998, le sous-préfet refusa, en vertu de l’article 6 de la loi no 4483, l’ouverture de poursuites pénales.
21. Le 31 mai 2000, le tribunal administratif régional d’Istanbul confirma cette décision au motif qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments à charge pour mettre en examen les médecins en cause.
B. La procédure menée devant les juridictions administratives
22. Entretemps, le 22 septembre 1998, la requérante avait introduit devant le tribunal administratif d’Istanbul une action en dommages et intérêts contre le ministère de la Santé. Dans le cadre de cette action, elle alléguait notamment :
i. que sa mère était décédée à la suite d’une infection nosocomiale qu’elle aurait contractée à l’hôpital Siyami Ersek en raison du manque d’hygiène ;
ii. que l’intervention avait été précipitée et qu’elle n’était pas indiquée pour sa mère en raison de son diabète ;
iii. que le médicament prescrit après l’intervention était inapproprié.
23. Le 22 février 2001, le tribunal administratif d’Istanbul rejeta ce recours pour cause de prescription.
24. La requérante se pourvut en cassation contre ce jugement par l’intermédiaire de son avocat.
25. Le 23 mai 2002, le Conseil d’État cassa le jugement attaqué.
26. Le 25 décembre 2003, la 4e chambre du tribunal administratif d’Istanbul renvoya le dossier au tribunal administratif régional d’Istanbul afin que celui-ci déterminât le tribunal compétent pour juger l’affaire.
27. Le 2 avril 2004, le tribunal administratif régional d’Istanbul considéra que la 2e chambre du tribunal administratif d’Istanbul était la juridiction compétente.
28. Ce tribunal ordonna plusieurs expertises médicales.
29. Les passages pertinents en l’espèce de ces expertises se lisent ainsi :
Le conseil d’experts no 5 de l’institut médicolégal d’Istanbul :
Rapport du 28 janvier 2008
« Les médicaments avaient été prescrits pour prévenir les complications postopératoires. Leur usage et dosage étaient adéquats.
Il n’y avait pas de contre-indication à une angioplastie coronaire.
La baisse des plaquettes sanguines était certainement liée à une infection.
Cette infection était également à l’origine de la coagulation intravasculaire disséminée. »
Le conseil d’experts no 1 de l’institut médicolégal d’Istanbul :
Rapport du 11 juin 2008
« Le dossier médical de la défunte permet de comprendre qu’elle était diabétique et qu’elle est décédée d’une septicémie.
Les éléments du dossier n’ont pas permis de déterminer le facteur déclencheur du sepsis.
La coagulation intravasculaire disséminée avait été causée par le sepsis. »
Le conseil d’experts no 3 de l’institut médicolégal d’Istanbul :
Rapport du 14 janvier 2009
« Une angioplastie coronaire était médicalement indiquée dans le cas de Hatice Acar.
Les thrombocytes étaient dans des valeurs qui pouvaient permettre de pratiquer une angioplastie coronaire. Il n’y avait pas de contre-indication à cette opération.
Les interventions médicales nécessaires ont été effectuées lorsqu’il y a eu un saignement au niveau de la zone où le cathéter avait été introduit et un suivi médical a été mis en place.
Les interventions médicales réalisées à l’hôpital Siyami Ersek étaient conformes aux règles médicales. »
30. Le 15 octobre 2009, se fondant sur les rapports d’expertise médicale, le tribunal administratif d’Istanbul débouta la requérante. Il estima que l’administration défenderesse n’avait commis aucune faute de service.
31. Le 4 janvier 2010, la requérante se pourvut en cassation contre ce jugement. Elle soutint que le sepsis de sa mère avait été causé par une infection nosocomiale et que l’hôpital était responsable de cette situation. Elle déplora également la durée de la procédure et soutint que les rapports d’expertise étaient contradictoires et qu’ils ne pouvaient servir de fondement à la décision du tribunal administratif.
32. Le rapporteur près le Conseil d’État considéra dans son avis que les motifs invoqués par la requérante ne correspondaient à aucun motif légal de cassation et que le pourvoi devait être rejeté.
33. Le procureur près le Conseil d’État estima quant à lui dans son avis que le jugement attaqué devait être cassé. Il indiqua que le rapport d’expertise médicale établi le 14 janvier 2009 par le conseil d’experts no 3 de l’institut médicolégal d’Istanbul concluait que les interventions médicales réalisées à l’hôpital Siyami Ersek étaient conformes aux règles médicales. Il souligna néanmoins qu’il ressortait notamment de l’analyse des trois expertises médicales que la patiente avait été opérée sans que son état de santé fût pris en considération, et que c’est après l’administration à la patiente des médicaments prescrits que le saignement avait commencé et qu’une infection nosocomiale résistante aux antibiotiques s’était développée. Il ajouta que le rapport d’expertise médicale du 28 janvier 2008
du conseil d’experts no 5 de l’institut médicolégal d’Istanbul concluait que cet état infectieux avait causé une coagulation intravasculaire disséminée. Selon le procureur près le Conseil d’État, cette situation démontrait que l’administration hospitalière avait commis une faute lourde concernant les soins postopératoires et les conditions d’hygiène à l’hôpital.
34. Par un arrêt du 28 décembre 2010, le Conseil d’État confirma en toutes ses dispositions le jugement attaqué au motif qu’il était conforme tant aux règles procédurales qu’aux dispositions légales.
35. Le 19 avril 2011, la requérante forma un recours en rectification de l’arrêt. Elle déplora la durée de la procédure et se plaignit d’avoir été déboutée en dépit des rapports médicaux qui concluaient que le décès de sa mère avait été causé par une septicémie liée à une infection nosocomiale.
36. Le 21 décembre 2011, le Conseil d’État rejeta ce recours. Son arrêt fut notifié à la requérante le 27 janvier 2012.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
37. Invoquant l’article 2 de la Convention, la requérante se plaint des circonstances du décès de sa mère. En outre, sur le terrain de l’article 6 de la Convention, elle allègue que sa cause n’a pas été entendue équitablement et dans un délai raisonnable par les tribunaux internes et qu’elle n’a donc pas bénéficié d’un recours effectif.
38. Le Gouvernement récuse cette thèse et soutient que la requête doit être examinée sous le seul angle de l’article 6 de la Convention.
39. La Cour estime que l’ensemble des griefs de la requérante appelle un examen sur le seul terrain de l’article 2 de la Convention, qui est ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. »
A. Sur la recevabilité
40. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il indique à cet égard que la requérante aurait dû se plaindre de la durée de la procédure devant les juridictions nationales en saisissant la commission d’indemnisation instaurée par la loi no 6384.
41. La Cour souligne que la présente requête concerne non seulement la question du non-respect allégué d’un délai raisonnable devant les tribunaux internes au sens de l’article 6 de la Convention, mais aussi et surtout celle de savoir, d’une part, s’il y a eu violation du droit à la vie de la mère de la requérante et, d’autre part, si les autorités nationales ont traité d’une manière compatible avec les exigences procédurales de l’article 2 de la Convention les allégations portées par la requérante quant au décès de sa mère. Dès lors, la Cour estime que la requérante n’était pas tenue de s’adresser à la commission d’indemnisation instituée par la loi no 6384. Par conséquent, elle rejette l’exception du Gouvernement relative au non-épuisement des voies de recours internes. Par ailleurs, constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
42. La requérante tient les médecins de l’hôpital Siyami Ersek pour responsables du décès de sa mère. Elle se plaint que celle-ci ait été victime d’une infection nosocomiale. Elle allègue en outre ne pas avoir disposé d’une voie de recours qui eût permis de déterminer les éventuelles responsabilités. Elle soutient en particulier que la procédure devant les juridictions nationales a été ineffective en raison notamment de sa durée.
43. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il indique que l’enquête a permis de déterminer la cause du décès de Hatice Acar, qu’aucune des expertises médicales n’a confirmé les allégations de la requérante et que toute faute ou négligence médicale dans la survenance du décès a été exclue. Il ajoute que, compte tenu des circonstances de la cause, la durée de la procédure menée devant les juridictions nationales ne révèle aucun manquement de la part des autorités à l’obligation procédurale que l’article 2 de la Convention fait peser sur elles.
44. Pour les principes généraux en la matière, la Cour se réfère à son arrêt Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal ([GC], no 56080/13, §§ 185‑196 et 214-221, CEDH 2017).
45. À cet égard, la Cour rappelle que la première phrase de l’article 2 de la Convention astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction. Ces principes s’appliquent également dans le domaine de la santé publique (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 48, CEDH 2002‑I, et Vo c. France [GC], no 53924/00, § 88, CEDH 2004‑VIII).
46. Toutefois, dès lors qu’un État contractant a fait ce qu’il fallait pour assurer un haut niveau de compétence chez les professionnels de la santé et pour garantir la protection de la vie des patients, on ne peut admettre que des questions telles qu’une erreur de jugement de la part d’un professionnel de la santé ou une mauvaise coordination entre des professionnels de la santé dans le cadre du traitement d’un patient en particulier suffisent en elles-mêmes à obliger un État contractant à rendre des comptes en vertu de l’obligation positive de protéger le droit à la vie découlant de l’article 2 de la Convention (Powell c. Royaume-Uni (déc.), no 45305/99, CEDH 2000‑V, et Sevim Güngör c. Turquie (déc.), no 75173/01, 14 avril 2009).
47. Les obligations positives que l’article 2 de la Convention fait peser sur l’État impliquent la mise en place par lui d’un cadre législatif et réglementaire imposant aux hôpitaux, qu’ils soient privés ou publics, l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie des malades (Oyal c. Turquie, no 4864/05, § 54, 23 mars 2010, et Lambert et autres c. France [GC], no 46043/14, § 140, CEDH 2015 (extraits)).
48. L’article 2 implique également l’obligation d’instaurer un système judiciaire effectif et indépendant apte, en cas de décès d’un individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, qu’ils relèvent du secteur public ou du secteur privé, à établir la cause du décès et à obliger les responsables éventuels à répondre de leurs actes (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 192, 9 avril 2009, et les affaires qui y sont citées).
49. À cet égard, même si la Convention ne garantit pas en soi le droit à l’ouverture de poursuites pénales contre des tiers, la Cour a maintes fois affirmé que le système judiciaire efficace exigé par l’article 2 peut comporter, et dans certaines circonstances doit comporter, un mécanisme de répression pénale (Calvelli et Ciglio, précité, § 51, Mehmet Şentürk et Bekir Şentürk c. Turquie, no 13423/09, §§ 104-105, CEDH 2013, et Asiye Genç c. Turquie, no 24109/07, § 73, 27 janvier 2015). Toutefois, si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’est pas volontaire, l’obligation positive découlant de l’article 2 de mettre en place un système judiciaire efficace n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale (Cevrioğlu c. Turquie, no 69546/12, § 54, 4 octobre 2016). Dans le contexte spécifique des négligences médicales, pareille obligation peut être remplie aussi, par exemple, si le système juridique en cause offre aux intéressés un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales, aux fins d’établir la responsabilité des médecins en cause et, le cas échéant, d’obtenir l’application de toute sanction civile appropriée, tels le versement de dommages-intérêts et la publication de l’arrêt. Des mesures disciplinaires peuvent également être envisagées (Calvelli et Ciglio, § 51, et Vo, § 90, tous deux précités, et Gray c. Allemagne, no 49278/09, §§ 80 à 82, 22 mai 2014).
50. Dans tous les cas, l’obligation que l’article 2 de la Convention fait peser sur l’État ne peut être réputée satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique (Byrzykowski c. Pologne, no 11562/05, § 105, 27 juin 2006, et Spyra et Kranczkowski c. Pologne, no 19764/07, § 88, 25 septembre 2012).
51. L’obligation procédurale imposée par l’article 2 en matière de soins impose notamment que la procédure soit menée à terme dans un délai raisonnable (Šilih, précité, § 196). À cet égard, la Cour souligne que, outre la question du respect des droits découlant de l’article 2 dans une affaire donnée, des considérations plus générales appellent également un prompt examen des affaires concernant une négligence médicale survenue en milieu hospitalier. La connaissance des faits et des erreurs éventuellement commises dans l’administration de soins médicaux est essentielle pour permettre aux établissements concernés et au personnel médical de remédier aux défaillances potentielles et de prévenir des erreurs similaires. Le prompt examen de telles affaires est donc important pour la sécurité des usagers de l’ensemble des services de santé (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 218, et Oyal, précité, § 76).
52. Enfin, la Cour rappelle que cette obligation procédurale est une obligation non de résultat mais de moyens. Ainsi, le simple fait qu’une procédure relative à une négligence médicale n’a pas eu une issue favorable pour la personne concernée ne signifie pas en lui-même que l’État défendeur a failli à l’obligation positive qui lui incombe au titre de l’article 2 de la Convention (Besen c. Turquie (déc.), no 48915/09, § 38 in fine, 19 juin 2012, et E.M. et autres c. Roumanie (déc.), no 20192/07, § 50, 3 juin 2014).
53. En l’espèce, la Cour constate que la requérante n’allègue ni explicitement ni implicitement que la mort de sa mère a été provoquée intentionnellement. L’intéressée soutient que sa mère est décédée des suites d’une infection nosocomiale et de divers faits de négligence médicale survenus tout au long de son traitement.
54. La Cour souligne d’emblée qu’il ne lui appartient pas de revenir sur l’appréciation que des professionnels de la santé ont faite de l’état d’une patiente décédée par la suite, ni sur leurs décisions quant au traitement qui aurait dû lui être administré (Glass c. Royaume‑Uni (déc.), no 61827/00, 18 mars 2003). Ces évaluations et décisions cliniques ont été effectuées et prises sur la base de l’état de santé qui était alors celui de la patiente et des conclusions du personnel médical quant aux mesures à prendre dans le cadre du traitement. À cet égard, la Cour observe que le traitement médical dispensé à Hatice Acar a fait l’objet d’un contrôle au niveau interne et qu’aucune des instances judiciaires saisies des allégations formulées par la requérante n’a finalement conclu à une quelconque faute dans le traitement médical qui lui a été prodigué.
55. À cet égard, la Cour rappelle que, sauf en cas d’arbitraire ou d’erreur manifeste, elle n’a pas pour tâche de remettre en question les constats de fait opérés par les autorités internes. Cela vaut particulièrement pour les expertises scientifiques, lesquelles par définition nécessitent une connaissance spéciale et approfondie du sujet (Počkajevs c. Lettonie, (déc.), no 76774/01, 21 octobre 2004). Il s’ensuit qu’il faut examiner les circonstances qui ont abouti au décès de la mère de la requérante, et la responsabilité alléguée des professionnels de la santé qui l’ont prise en charge, en recherchant si les mécanismes existants permettaient de faire la lumière sur le cours des événements.
56. En l’espèce, la requérante allègue non pas que l’on a privé sa mère de l’accès à un traitement médical en général ou à des soins d’urgence en particulier – et rien dans le dossier n’indique non plus que cela ait pu être le cas – mais que le traitement auquel elle a été soumise était défaillant parce que les médecins ont fait preuve de négligence.
57. De plus, la Cour considère que les éléments produits en l’espèce ne sont pas suffisants pour démontrer qu’il existait à l’époque des faits à l’hôpital Siyami Ersek où la mère de la requérante avait été traitée un quelconque dysfonctionnement systémique ou structurel dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance et pour lequel elles n’ont pas pris les mesures préventives nécessaires, et que cette défaillance a contribué de manière déterminante au décès de la mère de la requérante (comparer avec Asiye Genç, précité, § 80, et Aydoğdu c. Turquie, no 40448/06, § 87, 30 août 2016).
58. Il n’a pas non plus été démontré que la faute prétendument commise par les professionnels de la santé soit allée au-delà d’une simple erreur ou négligence médicale ni que, au mépris de leurs obligations professionnelles et alors qu’elles savaient pertinemment qu’une telle absence de traitement mettrait la vie de l’intéressée en danger, les personnes ayant participé à la prise en charge de la mère de la requérante ne lui ont pas prodigué un traitement médical d’urgence.
59. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que la présente affaire a pour objet des allégations de négligence médicale. Dans ces conditions, les obligations positives matérielles pesant sur la Turquie se limitent à la mise en place d’un cadre réglementaire adéquat imposant aux hôpitaux, qu’ils soient privés ou publics, d’adopter des mesures appropriées pour protéger la vie des patients (Lopes de Sousa Fernandes, précité, §§ 186 et 189).
60. La Cour estime que le cadre réglementaire en vigueur ne révèle aucun manquement de la part de l’État à l’obligation qui lui incombait de protéger le droit à la vie de la mère de la requérante. Celle-ci ne dénonce d’ailleurs pas un manquement de ce type.
61. Partant, la Cour dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel.
62. La présente affaire ayant pour objet des allégations de négligence médicale, la Cour a également pour tâche de contrôler l’effectivité des recours dont la requérante a disposé et de déterminer ainsi si le système judiciaire a assuré une mise en œuvre adéquate du cadre législatif et réglementaire conçu pour protéger le droit à la vie des patients ; cela implique de vérifier si les procédures entamées ont permis à la requérante de faire examiner ses allégations et de faire sanctionner toute méconnaissance de la réglementation par le personnel médical qui aurait éventuellement été constatée.
63. La Cour relève que la requérante a eu recours à deux procédures, l’une pénale et l’autre administrative, pour faire valoir ses droits. La première s’est soldée par un classement sans suite au motif qu’en l’absence d’éléments à charge aucune mesure de nature pénale ne s’imposait à l’endroit des médecins. Quant à la seconde, elle s’est achevée par une décision qui a débouté la requérante de sa demande en indemnisation au vu de trois rapports d’expertise considérant en substance que le décès avait été causé par une infection et que l’équipe médicale n’avait commis aucune erreur.
64. S’agissant du caractère effectif de la procédure pénale, il est vrai que la requérante ne soutient pas que le décès de Hatice Acar a été causé intentionnellement. En conséquence, il n’était pas forcément nécessaire aux fins de l’article 2 de la Convention qu’une voie de recours pénale fût ouverte (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 232).
65. Cela étant, il convient également d’observer que l’inspecteur désigné par le ministère de la Santé pour mener une enquête administrative préliminaire avait relevé que Hatice Acar n’avait pas été suffisamment informée du traitement prodigué, que les soins postopératoires et son suivi médical n’avaient pas été satisfaisants et que cela constituait une faute disciplinaire (paragraphe 19 ci-dessus). Or, malgré ces constats, le dossier ne contient aucun élément relatif à l’ouverture d’une procédure disciplinaire contre les médecins mis en cause.
66. En ce qui concerne la procédure devant les juridictions administratives, la Cour observe qu’aucune des décisions de justice rendues ni aucun des rapports obtenus dans le cadre des diverses procédures n’aborde, ou du moins traite de façon satisfaisante, l’argument principal de la requérante selon lequel sa mère est décédée d’une infection nosocomiale en raison des mauvaises conditions d’hygiène à l’hôpital Siyami Ersek à Istanbul.
67. Ainsi, les rapports de l’institut médicolégal ne mentionnent aucunement cet aspect de l’affaire et se bornent à affirmer que le décès de Hatice Acar a été causé par une septicémie et que l’équipe médicale mise en cause a prodigué des soins de manière conforme aux procédures médicales. Les experts ne semblent pas avoir ainsi suffisamment prêté attention à la question de savoir pourquoi la mère de la requérante avait été victime d’une infection nosocomiale. Or ce point était essentiel pour savoir si les autorités hospitalières avaient respecté les obligations que la règlementation leur imposait en la matière.
68. Les tribunaux eux-mêmes ne se sont pas davantage penchés sur cette question alors même qu’il s’agissait d’un point, sinon décisif, du moins très important pour la solution du litige et qui exigeait donc une réponse spécifique et explicite de la part des tribunaux.
69. La Cour est d’avis que, aux fins du respect de l’obligation procédurale découlant de l’article 2, on ne peut pas considérer que l’étendue d’une enquête menée sur des questions complexes se posant dans un contexte médical soit circonscrite au moment et à la cause directe du décès de l’individu. Elle ne saurait spéculer sur les raisons pour lesquelles l’origine de la bactérie responsable de l’infection contractée par la mère de la requérante n’a pu être établie au niveau interne. En revanche, elle estime qu’en présence d’une allégation, à première vue défendable, selon laquelle un enchaînement d’événements peut-être déclenché par une négligence aurait contribué au décès d’une patiente, en particulier si l’allégation concerne une infection nosocomiale, on peut attendre des autorités qu’elles examinent la question de manière approfondie (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 237). Or, à la lumière de ce qui précède, la Cour estime que cela n’a pas été le cas en l’espèce.
70. De plus, la Cour observe que la procédure devant les juridictions administratives n’a pas été menée promptement et que sa durée totale – plus de treize ans – n’a pas été raisonnable. Elle ne saurait admettre qu’une procédure engagée pour faire la lumière sur des allégations de négligence médicale puisse durer aussi longtemps devant les juridictions nationales. Il n’apparaît pas, au vu des éléments du dossier, qu’une telle durée soit justifiée par les circonstances de la cause. Il est surtout frappant de constater que les tribunaux ont mis plus de trois ans pour décider que l’action n’était pas prescrite et que c’est au bout de plus de cinq ans après l’introduction de la requête que la 2e chambre du tribunal administratif d’Istanbul a commencé à examiner le fond de l’affaire.
71. La Cour estime que pareilles lenteurs sont de nature à prolonger une incertitude éprouvante non seulement pour la partie demanderesse mais aussi pour les professionnels de la santé concernés (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 236). À cet égard, elle rappelle qu’il appartient à l’État d’agencer son système judiciaire de manière à permettre à ses tribunaux de répondre aux exigences de la Convention, notamment celles consacrées par les obligations découlant de son article 2 (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 236, et Süleyman Ege c. Turquie, no 45721/09, § 59, 25 juin 2013).
72. Ces éléments en eux-mêmes sont suffisants pour que la Cour puisse considérer que, face à un grief défendable dans le cadre duquel la requérante alléguait qu’une négligence médicale avait abouti au décès de sa mère, le système national dans son ensemble n’a pas apporté une réponse adéquate et suffisamment prompte conformément à l’obligation que l’article 2 faisait peser sur l’État. Partant, il y a eu violation du volet procédural de cette disposition.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
73. Au titre de la satisfaction équitable, la requérante réclame 4 317,25 livres turques (TRY - environ 600 euros (EUR)) pour les frais d’hospitalisation de sa mère. Elle soumet à cet égard des factures de l’hôpital.
74. Le Gouvernement conteste ces prétentions. Il fait valoir que les demandes de la requérante ne sont pas ventilées, contrairement aux exigences de l’article 60 du règlement de la Cour. En tout état de cause, il les juge excessives, infondées et contraires à la jurisprudence de la Cour, et considère qu’elles doivent être rejetées dans leur ensemble.
75. La Cour note que la requérante n’a pas ventilé ses prétentions par rubrique, contrairement à ce qu’exige l’article 60 du règlement de la Cour. L’intéressée ne peut donc passer pour avoir présenté en bonne et due forme une demande de satisfaction équitable au titre du préjudice matériel. En tout état de cause, à supposer que l’on puisse considérer que l’intéressée soumet une demande pour préjudice matériel, la Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le préjudice matériel allégué et rejette cette demande.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 décembre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident