PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE CLUB NAUTIQUE DE CHALCIDIQUE « I KELYFOS » c. GRÈCE
(Requêtes nos 6978/18 et 8547/18)
ARRÊT
Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Procédure déclarée sans objet après six ans d’instance au vu de la nouvelle législation • Absence de motifs déraisonnables ou arbitraires
STRASBOURG
21 novembre 2019
DÉFINITIF
15/04/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Club nautique de Chalcidique « I Kelyfos » c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :
Ksenija Turković, présidente,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Aleš Pejchal,
Armen Harutyunyan,
Pere Pastor Vilanova,
Tim Eicke,
Raffaele Sabato, juges,
et de Renata Degener, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 octobre 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (no 6978/18 et no 8547/18) dirigées contre la République hellénique et dont deux ressortissants de cet État (« les requérants »), le Club nautique de Chalcidique « I Kelyfos » (« le premier requérant ») et M. Dimitrios Papafilippou (« le deuxième requérant »), ont saisi la Cour le 31 janvier 2018 et le 12 février 2018 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par le deuxième requérant, Me D. Papafilippou, avocat à Thessalonique. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par la déléguée de son agent, Mme G. Papadaki, assesseure au Conseil juridique de l’État.
3. Les requérants alléguaient, en particulier, une violation de l’article 6 § 1 (droit d’accès à un tribunal) de la Convention.
4. Le 23 août 2018, les griefs concernant l’article 6 § 1 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et les requêtes ont été déclarées irrecevables pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le premier requérant, le Club nautique de Chalcidique (« le club nautique »), est un groupement de propriétaires de bateaux qui louent des emplacements à la marina Porto Karras, à Sithonie, en Chalcidique. Selon l’article 2 de ses statuts, le but de l’association consiste en la protection des droits de ses membres par tout moyen et sous toutes les formes. De manière plus particulière, ces buts consistent en : a) la protection et la défense des droits des membres devant toute autorité et toute juridiction, au cas où il y a des affaires qui doivent être réglées ou il est nécessaire d’exercer des voies de recours judiciaires ; dans ce cas, la protection doit se manifester par tout moyen légal ; b) toute sorte de coopération entre les membres et les organismes privés ou publics ; c) l’organisation de manifestations et la participation à celles-ci, la réalisation d’imprimés et de tout matériel audiovisuel ; d) l’organisation et la participation à toute action relative à l’environnement et à la mer ; e) l’amélioration des conditions d’ancrage et la protection de l’environnement marin.
6. Le deuxième requérant, qui est propriétaire de bateaux, est membre du club nautique et président du conseil d’administration et représentant légal de celui-ci.
1. La genèse de l’affaire
7. Les membres du premier requérant payaient des droits d’ancrage et de mouillage à une société anonyme dénommée « marina Porto Karras », laquelle se présentait comme la société gestionnaire de la marina. En 2010, la société augmenta considérablement les droits d’ancrage et de mouillage réclamés aux propriétaires de bateaux. D’après les requérants, la société anonyme n’avait pas le droit de fixer et de percevoir les droits d’ancrage et de mouillage : en effet, seul l’État, qui était propriétaire de tous les ports du pays, serait en droit d’assurer la gestion des marinas ou de confier celle-ci à d’autres personnes selon une procédure prévue par la loi, et, en l’occurrence, la société « marina Porto Karras » n’avait reçu aucune habilitation à cet effet.
8. Le montant des droits d’ancrage et de mouillage dans chaque port était fixé par une liste de tarification annuelle que le gérant légal du port soumettait pour approbation au ministère du Tourisme. La décision d’approbation prise par le ministre était valable pour une certaine période, qu’elle déterminait, et elle liait le gestionnaire du port et les propriétaires de bateaux. Sa validité prenait fin avec l’adoption d’une nouvelle décision, qui pouvait modifier le montant des droits d’ancrage et de mouillage.
9. À une date non précisée, la société « marina Porto Karras » avait soumis une liste de tarification, qui avait été approuvée par une décision, no 14004/2009, du ministre du Tourisme, en date du 29 juillet 2009, et était valable jusqu’au 31 décembre 2009 (décision prise sur le fondement de l’article 31 de la loi no 2160/1993). Par la suite, elle avait soumis une nouvelle liste, qui avait été approuvée le 6 août 2010 par la décision ministérielle no 9051/2010 (également prise sur le fondement de l’article 31 de la loi no 2160/1993) et était valable pour les années 2010 et 2011. La nouvelle liste prévoyait des droits d’ancrage et de mouillage d’un montant plus élevé que celui fixé en 2009.
2. Les procédures introduites par le club nautique devant le Conseil d’État
10. Le 27 octobre 2010, sur le fondement de l’article 2 de ses statuts, le club nautique saisit le Conseil d’État d’un recours en annulation des décisions ministérielles no 14004/2009 et no 9051/2010. Il soutenait que ces décisions étaient nulles au motif qu’elles approuvaient des listes de tarification établies par une société qui n’était ni propriétaire ni gestionnaire légale de la marina. Il exposait que la société « marina Porto Karras » percevait depuis des années des droits d’ancrage et de mouillage alors que, selon lui, elle n’avait conclu aucun contrat à cet effet avec l’État et ne pouvait pas se prévaloir d’une compétence à cet égard qui lui aurait été conférée par la loi.
11. L’audience, initialement fixée au 11 mai 2011, fut ajournée en raison d’une grève des avocats (paragraphe 22 ci-dessous).
12. En 2012, la société « marina Porto Karras » soumit une nouvelle liste de tarification, augmentant encore plus le montant des droits d’ancrage et de mouillage. Le ministre du Tourisme approuva cette liste par la décision no 6866/2012 du 3 mai 2012 (prise sur le fondement de l’article 31 de la loi no 2160/1993), adoptée en remplacement de la décision no 9051/2010. La validité de la décision no 6866/2012 expirait le 31 décembre 2012.
13. Le 3 juillet 2012, le club nautique saisit à nouveau le Conseil d’État d’un recours en annulation, dirigé cette fois contre la décision no 6866/2012. Afin d’éviter le prononcé d’un non-lieu à statuer (κατάργηση της δίκης) dans la première procédure, engagée le 27 octobre 2010, à raison de l’adoption de la nouvelle décision ministérielle en remplacement de la décision no 98051/2010, le club nautique exprima expressément son intérêt pour la poursuite de cette procédure (article 32 § 3 du décret no 18/1989 – paragraphe 34 ci-dessous).
14. Le 17 septembre 2012, le club nautique introduisit devant le Conseil d’État une demande par laquelle il sollicitait la fixation, en priorité, avant le 31 décembre 2012, de l’audience relative au recours introduit le 3 juillet 2012.
15. L’audience, initialement fixée au 5 décembre 2012, fut ajournée d’office (paragraphe 22 ci-dessous).
16. Avant la fin de l’année 2012, la société « marina Porto Karras » soumit une nouvelle liste de tarification, augmentant encore le montant des droits d’ancrage et de mouillage. Le ministre du Tourisme approuva cette liste par la décision no 18268/2012 du 27 décembre 2012 (prise sur le fondement de l’article 31 de la loi no 2160/1993), venue remplacer la décision no 6866/2012. La validité de la nouvelle décision expirait le 31 décembre 2014.
17. Afin d’éviter qu’un non-lieu à statuer fût prononcé dans la première procédure (engagée le 27 octobre 2010) à raison de l’adoption d’une nouvelle décision ministérielle en remplacement de la décision attaquée dans le cadre de la deuxième procédure, le club nautique exprima, par écrit et sur le fondement de l’article 32 § 3 du décret no 18/1989, son intérêt pour la poursuite de la deuxième procédure.
18. Le 8 août 2013, la loi no 4179/2013 (article 11 § 4) supprima l’obligation de l’approbation des listes de tarification par une décision ministérielle et établit la simple notification de ces listes au ministère du Tourisme. Puis, en 2014, la loi no 4254/2014 (article 1 § 6, alinéa F, 6 b)) supprima toute obligation de notification et d’approbation par le ministère du Tourisme des listes de tarification. Le rapport explicatif de cette loi précisait que les dispositions relatives à la communication des montants des droits de mouillage au ministère et à leur approbation par le ministre devaient être supprimées car elles renforçaient la rigidité des prix, ne permettaient pas leur fluctuation en fonction des besoins et portaient atteinte à la concurrence.
19. Le 24 novembre 2014, le premier requérant déposa, sur le fondement des paragraphes 2 et 3 de l’article 32 du décret no 18/1989, une demande écrite de poursuite de la procédure en ce qui concernait le deuxième recours en annulation, introduit le 3 juillet 2012. Sous l’angle du paragraphe 2 de l’article 32 dudit décret, le club nautique soutenait que l’acte contesté continuait à produire des effets préjudiciables pour ses membres car, selon lui, il privait ces derniers du droit d’utiliser une marina qui appartenait à l’État et portait atteinte à leur droit à la personnalité (article 57 du code civil). Il tirait aussi argument de l’enrichissement sans cause de la société « marina Porto Karras » aux dépens de ses membres. Enfin, il plaidait que l’acte contesté constituerait une base légale pour l’émission d’autres actes portant réajustement des droits de mouillage. Sous l’angle du paragraphe 3 de l’article 32 du décret no 18/1989, le club nautique indiquait que, après la fin de validité de la décision no 6866/2012, une nouvelle décision ministérielle, no 18268/2012, avait été prise, qui, à ses dires, avait les mêmes contenu et effets préjudiciables que la précédente.
20. En 2014 et en 2015, la société « marina Porto Karras » établit de nouvelles listes de tarification pour l’année 2015 et l’année 2016, respectivement.
21. Le 10 novembre 2016, alors que les procédures étaient pendantes devant le Conseil d’État et les lois no 4179/2013 et no 4254/2014 entrées en vigueur, le premier requérant déposa auprès du Conseil d’État deux nouveaux mémoires dans lesquels, entre autres, il invitait cette haute juridiction, sur le fondement du paragraphe 3 de l’article 32 précité, à poursuivre l’examen des deux recours : il exposait que les décisions ministérielles attaquées continuaient à produire des effets et estimait que le Conseil d’État devait se prononcer sur le fond, en dépit de l’entrée en vigueur de ces lois, qui, à ses yeux, scellaient en quelque sorte le sort des procédures.
22. Dans le cadre de la première procédure (engagée le 27 octobre 2010), l’audience, fixée d’abord au 11 mai 2011, fut reportée, en raison d’une grève des avocats, au 2 novembre 2011, puis aux 7 mars, 4 avril, 24 octobre et 5 décembre 2012, aux 27 mars et 2 octobre 2013, aux 29 janvier, 14 mai (ajournement d’audience motivé, cette fois-là, par les élections législatives) et 3 décembre 2014, aux 22 avril, 30 septembre et 16 décembre 2015, et aux 13 avril, 8 juin et 19 octobre 2016. Elle eut lieu le 2 novembre 2016.
23. Dans le cadre de la deuxième procédure (engagée le 3 juillet 2012), l’audience, initialement prévue au 5 décembre 2012, fut ajournée, également en raison de la grève des avocats, aux dates suivantes : les 27 mars et 2 octobre 2013 ; les 29 janvier, 15 mai (report d’audience motivé, cette fois‑là, par les élections législatives) et 3 décembre 2014 ; les 22 avril, 30 septembre et 16 décembre 2015 ; et les 13 avril, 8 juin et 19 octobre 2016. Cette audience eut également lieu le 2 novembre 2016.
24. Par deux arrêts nos 1216/2017 et 1217/2017, rendus le 3 mai 2017 (mis au net et certifiés conformes le 17 août 2017), le Conseil d’État prononça le non-lieu à statuer dans les procédures introduites par le club nautique, estimant que celles-ci étaient sans objet : il releva que la loi no 4254/2014 avait supprimé l’obligation de faire approuver les listes de tarification par une décision du ministre du Tourisme et que la validité des décisions no 9051/2010, no 6866/2012 et no 18268/2012 avait cessé, respectivement le 31 décembre 2011, le 31 décembre 2012 et le 31 décembre 2014.
25. Dans son arrêt no 1216/2017, le Conseil d’État considéra qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre la procédure relative au recours introduit contre la décision ministérielle no 9051/2010, en application du paragraphe 2 de l’article 32 du décret no 18/1989, au motif que le club nautique ne s’était pas prévalu, pas même oralement à l’audience, de l’existence d’un intérêt légal particulier. En outre, il déclara que le paragraphe 3 de l’article 32 du même décret ne trouvait pas à s’appliquer car le club nautique avait introduit un recours autonome contre la décision ministérielle no 6866/2012.
26. Dans son arrêt no 1217/2017, le Conseil d’État estima que le premier requérant ne pouvait pas se prévaloir d’un intérêt légal justifiant la poursuite de la procédure (en application de l’article 32 § 2 du décret no 18/1989) pour les motifs suivants : d’une part, la privation du droit constitutionnel des membres du club nautique d’utiliser un bien public (en l’occurrence une marina appartenant à l’État) destiné à l’usage commun et l’atteinte au droit à la personnalité (article 5 de la Constitution et article 57 du code civil) dénoncées par ledit club ne concernaient pas les effets d’ordre administratif des décisions ministérielles contestées ; d’autre part, l’enrichissement sans cause allégué de la société « marina Porto Karras », les éventuelles prétentions que l’État pourrait formuler à l’avenir en vue de contraindre le club nautique à lui verser à nouveau des droits de mouillage et l’impact du non-lieu à statuer sur les procédures civiles introduites par la société contre les membres du club nautique pour non-paiement des droits étaient des questions de nature économique qui pouvaient être soumises aux juridictions civiles, lesquelles avaient compétence pour examiner de manière incidente la légalité des décisions ministérielles.
27. Sur le terrain du paragraphe 3 de l’article 32 du décret no 18/1989, le Conseil d’État releva qu’il n’était plus nécessaire de poursuivre la procédure (du fait que la décision ministérielle no 18268/2012 avait remplacé la décision no 6686/2012) en raison de la fin de validité de la décision no 18268/2012, survenue dans l’intervalle, en 2014, et de l’entrée en vigueur de la loi no 4254/2014.
28. Enfin, le Conseil d’État jugea aussi que les dispositions pertinentes en la matière des lois no 4179/2013 et no 4254/2014 n’étaient pas contraires à la Constitution, notamment à ses articles 4 (égalité devant la loi) et 20 § 1 (droit d’accès à un tribunal) car elles n’entérinaient ni ne supprimaient la décision ministérielle no 18268/2012. Enfin, elles ne constituaient pas un moyen pour le législateur d’intervenir dans une procédure judiciaire pendante.
3. Les actions introduites par la société « marina Porto Karras » contre les membres du club nautique devant les juridictions civiles
29. De son côté, la société « marina Porto Karras » engagea des procédures civiles successives contre les membres du club nautique, par lesquelles elle réclamait le paiement des droits d’ancrage et de mouillage. Les juges de paix et les tribunaux de première instance saisis décidèrent de surseoir à statuer en attendant que le Conseil d’État se prononçât (jugements et arrêts nos 441/2013, 556/2013, 110/2014, 117/2014, 118/2014 et 119/2014).
2. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
30. L’article 22 § 1 de la loi no 2971/2001 dispose ce qui suit :
« Les espaces et tous les terrains inclus dans une zone portuaire sont des biens publics et la propriété de l’État, mais leurs usage et exploitation relèvent de l’organisme de gestion et d’exploitation du port. »
31. L’article 29 § 3 de la loi no 2160/1993 (tel que modifié par l’article 156 § 1 de la loi no 4070/2012) prévoit ce qui suit :
« [L’organisme de gestion d’un port de plaisance] est la personne physique ou morale de droit public ou privé qui assume, soit en vertu d’un contrat conclu avec l’État ou avec la Société anonyme des biens touristiques grecs, soit en vertu d’une compétence conférée par la loi, la construction, le fonctionnement et l’exploitation d’un port de plaisance conformément aux dispositions de la présente loi. »
32. L’article 31 a) §§ 5 et 6 de la loi no 2160/1993 était ainsi libellé :
« 5. (...) l’organisme de gestion a l’obligation de notifier au préalable la liste de tarification concernant les droits d’ancrage et de mouillage (...) au ministère du Tourisme.
6. (...) les listes de tarification des ports de plaisance sont établies par les organismes de gestion et soumises au service compétent du ministère du Tourisme pour approbation (...) »
33. L’article 1 § 6, alinéa F, 6 b) de la loi no 4254/2014 est ainsi libellé :
« Le paragraphe 5 de l’article 31 a) de la loi no 2160/1993 (...) et [toutes les autres dispositions] qui se rapportent à l’obligation de faire approuver ou de notifier les listes de tarification pour les prestations fournies dans les ports de plaisance sont supprimés. »
34. L’article 32 du décret no 18/1989 prévoit ce qui suit :
« (...)
2. [Un non-lieu à statuer est prononcé dans la procédure] lorsque, après l’introduction du recours en annulation et [avant la tenue de] l’audience, la validité de l’acte contesté a pris fin pour quelque raison que ce soit, sauf si l’auteur du recours se prévaut d’un intérêt légal qui justifie la poursuite de la procédure (...).
3. Si la fin de validité de l’acte contesté est due au fait que la durée de celle-ci était limitée dans le temps, et si après la fin de validité un nouvel acte au contenu identique est émis ou bien si l’acte est modifié ou remplacé par un autre [acte] qui [fait perdurer les effets préjudiciables à l’égard du] recourant, [le non-lieu à statuer dans la procédure n’est pas prononcé] si le recourant tire argument [de ces circonstances] par écrit six jours avant la première audience et demande la poursuite de la procédure. (...) »
35. Le Gouvernement précise que, selon le paragraphe 2 de l’article 32 dudit décret, l’existence d’effets préjudiciables causés à l’auteur d’un recours en annulation qui perdurent après la fin de validité de l’acte contesté justifie la poursuite de la procédure si l’auteur du recours en tire argument et en apporte la preuve en vue de mettre un terme, au moyen de l’annulation de l’acte critiqué, à la production de ces effets (arrêt no 67/2009 du Conseil d’État adopté en formation plénière) au cas où il ne peut pas être mis fin à ces effets par l’exercice d’autres voies de recours (arrêts du Conseil d’État nos 4366/1997, 405/2004, 609/2004, 1171/2008, 2450/2009, 818/2010, 513/2012, 1919/2012, 2185/2012, 1162/2014).
36. Le Gouvernement précise aussi que le paragraphe 3 de l’article 32 du même décret établit un cas spécifique de poursuite de la procédure, en sus de celui prévu au paragraphe 2. Selon lui, dans ce cas, non seulement l’objet initial de la procédure est maintenu, mais en outre la procédure est poursuivie avec un objet plus étendu, qui est déterminé par la contestation de l’acte initial, dont la validité a pris fin, ainsi que par la contestation du nouvel acte, qui est considéré comme étant contesté conjointement avec l’acte initial (arrêts du Conseil d’État nos 2929/2017, 2202/2016, 4707/2014, 3175/2014).
37. Par ailleurs, lorsque l’acte contesté est remplacé, modifié ou repris de manière identique par un nouvel acte alors qu’il fait l’objet d’un recours pendant, le paragraphe 3 de l’article 32 du décret no 18/1989 trouve à s’appliquer uniquement si la partie recourante décide de ne pas introduire un autre recours contre le nouvel acte. Par conséquent, l’auteur d’un recours en annulation dirigé contre un acte ne peut pas se prévaloir du paragraphe 3 précité s’il a également introduit un autre recours en annulation contre le nouvel acte venu remplacer, modifier ou reprendre de manière identique l’acte initialement contesté (arrêts du Conseil d’État nos 1046/2018, 1395/2017, 1586/2016, 3266/2014, 2244/2014, 4485/2013, 1037/2013).
38. Le 21 avril 2004, la deuxième chambre du Conseil d’État a renvoyé à la formation plénière de cette haute juridiction un recours en annulation dirigé contre une décision du ministre du Développement portant approbation de la décision d’une société anonyme fixant les tarifs des droits de mouillage des bateaux pour certaines marinas autres que la marina Porto Karras. Le renvoi était motivé par l’importance des questions posées, à savoir : a) la compétence du Conseil d’État en la matière ; b) le non-lieu à statuer à raison de l’émission d’une décision ministérielle venue remplacer la décision contestée postérieurement à l’introduction du recours en annulation et c) le caractère suffisant de la délégation législative en matière de gestion des marinas et l’existence d’une jurisprudence contraire de la sixième chambre du Conseil d’État. Le 30 juin 2014, la formation plénière de la haute juridiction a rendu ses arrêts, nos 2403/2014, 2404/2014 et 2405/2014.
39. Par un arrêt no 1558/2015, la deuxième chambre du Conseil d’État, à laquelle la formation plénière avait renvoyé l’affaire objet de l’arrêt no 2404/2014, a décidé de ne pas prononcer de non-lieu à statuer en application de l’article 32 § 2 du décret no 18/1989, et en dépit des dispositions des lois no 4179/2013 et no 4254/2014, après avoir souligné que la validité de la décision attaquée n’avait pas pris fin au moment de la tenue de la première audience devant la formation plénière, qui avait eu lieu le 15 février 2013, soit avant l’entrée en vigueur de la loi no 4179/2013.
EN DROIT
1. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES
40. Compte tenu de la similitude des requêtes, la Cour estime approprié d’examiner celles-ci conjointement dans un seul arrêt.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
41. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants se plaignent d’une violation de leur droit d’accès à un tribunal : ils reprochent au Conseil d’État d’avoir tardé à se prononcer sur les recours en annulation formés par eux et d’avoir conclu les procédures par un non-lieu à statuer adopté six ans après l’introduction de ces recours au motif que l’entrée en vigueur des deux nouvelles lois avait rendu lesdites procédures sans objet, et, ce faisant, de ne pas avoir examiné le bien-fondé de leurs recours. En sa partie pertinente en l’espèce, l’article 6 § 1 de la Convention est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
1. Sur la recevabilité
1. Le second requérant
42. En premier lieu, le Gouvernement expose que le second requérant n’a pas introduit à titre individuel un recours devant le Conseil d’État et estime qu’il n’a donc pas épuisé les voies de recours internes.
43. Ce requérant réplique que l’exception du Gouvernement le visant personnellement est formaliste et va à l’encontre de la jurisprudence de la Cour. Il dit qu’il a fait tout ce qui pouvait être raisonnablement exigé de lui quant à l’épuisement des voies de recours internes. Le Conseil d’État ayant statué sur les questions soulevées en l’espèce par ses arrêts concernant le club nautique, l’exercice par lui d’un recours devant cette juridiction n’aurait été ni raisonnable ni effectif.
44. La Cour considère que l’exception soulevée par le Gouvernement revient en réalité à alléguer que le second requérant ne revêt pas la qualité de « victime ». C’est sous cet angle que la Cour examinera l’exception.
45. La Cour réitère sa jurisprudence selon laquelle une personne ne saurait se plaindre de la violation de ses droits dans le cadre d’une procédure à laquelle elle n’était pas partie, malgré sa qualité d’actionnaire et/ou de dirigeant d’une société qui était partie à la procédure. Faire abstraction de la personnalité juridique d’une société ne se justifie que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsqu’il est clairement établi que la société se trouve dans l’impossibilité de saisir les organes de la Convention par l’intermédiaire de ses organes statutaires (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 92, CEDH 2012). En l’espèce, la Cour note qu’en dépit de sa qualité de président du conseil d’administration du club nautique et de représentant légal de celui-ci, le second requérant n’a pas été partie à la procédure devant le Conseil d’État. Par conséquent, elle ne saurait considérer ce requérant comme une « victime », au sens de l’article 34 de la Convention, des faits qu’il dénonce.
46. A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que la partie des requêtes concernant les griefs soulevés par le second requérant est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a), et doit être rejetée en application de l’article 35 § 4.
2. Le premier requérant
47. Le Gouvernement indique, s’agissant du premier requérant, que le recours contre la décision ministérielle no 14004/2009, dont la validité prenait fin le 31 décembre 2009, a été introduit postérieurement à cette date, à savoir le 27 octobre 2010, et que le Conseil d’État l’a par conséquent déclaré irrecevable. Il dit en outre que, dans le cadre du recours en annulation de la décision ministérielle no 9051/2010, le premier requérant n’a pas fait usage de la possibilité offerte par l’article 32 § 2 du décret no 18/1989 et n’a pas demandé la poursuite de la procédure, pas même oralement à l’audience, et que le Conseil d’État a de la sorte considéré qu’il n’y avait pas de raison de poursuivre la procédure. Il expose enfin ce qui suit : étant donné que le premier requérant avait introduit un recours autonome contre la décision ministérielle no 6866/2012, l’application du paragraphe 3 de l’article 32 dudit décret, qui permet la poursuite de la procédure, n’était pas possible, et le Conseil d’État a donc rejeté la demande du premier requérant fondée sur le paragraphe 3 de l’article 32 susmentionné. Pour le Gouvernement, le premier requérant n’a donc pas utilisé correctement les voies de recours ouvertes en droit interne.
48. Le premier requérant soutient qu’il a épuisé les voies de recours internes et énumère toutes les démarches qu’il a entreprises en ce sens. Il indique que son recours en annulation visait trois décisions ministérielles et que, par conséquent, la déclaration d’irrecevabilité de leur premier recours au motif de la fin de validité de la première décision ministérielle à la date d’introduction de ce recours n’est pas pertinente aux fins de l’épuisement des voies de recours internes.
49. La Cour rappelle que l’obligation d’épuiser les recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 71, 25 mars 2014). Rien n’impose d’user de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs. De plus, selon les « principes de droit international généralement reconnus », certaines circonstances particulières peuvent dispenser les requérants de l’obligation d’épuiser les recours internes qui s’offrent à eux (ibidem, § 73). Enfin, si une personne a plusieurs recours internes à sa disposition, elle est en droit d’en choisir un susceptible d’aboutir au redressement de son principal grief. En d’autres termes, lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (O’Keeffe c. Irlande [GC], no 35810/09, §§ 109-111, CEDH 2014).
50. La Cour relève que le premier requérant a introduit devant le Conseil d’État deux recours en annulation contre les décisions ministérielles nos 14004/2009, 9051/2010 et 6866/2012 et quatre demandes de poursuite de la procédure fondées sur l’article 32 §§ 2 et 3 du décret no 18/1989, à savoir une le 17 septembre 2012 (paragraphe 14 ci-dessus), une le 24 novembre 2014 (paragraphe 19 ci-dessus) et deux le 10 novembre 2016, soit après l’adoption et l’entrée en vigueur des lois no 4179/2013 et no 4254/2014, qui ont eu pour effet de fixer l’issue de la procédure devant le Conseil d’État (paragraphe 21 ci-dessus). Eu égard à ces considérations, la Cour ne saurait suivre le Gouvernement quant à ses allégations selon lesquelles le premier requérant a omis d’exercer certains recours qui auraient pu être déterminants aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention.
51. Dès lors, la Cour rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement à l’égard du premier requérant.
52. En outre, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle elle n’a pas accordé le statut de victime aux associations dont les intérêts n’étaient pas en jeu, même si les intérêts de leurs membres – ou de certains d’entre eux – pouvaient l’être (voir, parmi d’autres, Association des amis de Saint-Raphaël et de Fréjus et autres c. France (déc.), no 45053/98, 29 février 2000, Dayras et autres et l’association « SOS Sexisme » c. France (déc.), no 65390/01, 6 janvier 2005 ; Grande Oriente d’Italia di Palazzo Giustiniani c. Italie (no 2), no 26740/02, § 20, 31 mai 2007). Toutefois, la Cour note qu’en l’espèce, le premier requérant est une association dont l’un des buts principaux, tels qu’énoncé à l’article 2 de ses statuts, consiste en la protection et en la défense des droits de ses membres, entre autres, devant toute juridiction, lorsqu’il est nécessaire d’exercer des voies de recours judiciaires. Lui refuser la qualité de victime devant la Cour reviendrait à l’empêcher d’œuvrer à la réalisation de ses objectifs, les circonstances dénoncées dans la présente affaire ayant sans nul doute un impact sur ses activités (voir, a contrario, Nencheva et autres c. Bulgarie, no 48609/06, § 92, 18 juin 2013). En conséquence, le premier requérant a qualité pour introduire, au titre de l’article 34 de la Convention, une requête concernant les faits dénoncés.
53. Constatant que cette partie des requêtes n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
54. Le premier requérant se fonde sur l’arrêt de violation rendu dans l’affaire Frezadou c. Grèce (no 2683/12, 8 novembre 2018), qui présenterait quelques similitudes avec la présente affaire, mais argue que la violation dans son cas est encore plus évidente car, à ses yeux, la durée de validité des décisions ministérielles en l’espèce, qui aurait été très courte, commandait un examen plus rapide de la légalité de ces décisions.
55. Le premier requérant expose que tous les ajournements ont été décidés par le Conseil d’État, une institution de l’État défendeur. Selon lui, l’argument du Gouvernement, qui, pour échapper à sa responsabilité, affirme que la plupart de ces ajournements étaient dus à la grève des avocats, n’est pas fondé. Toujours selon lui, même après les reports d’audience liés à la grève, le Conseil d’État a continué à ajourner l’examen des recours, et ce en raison du non-établissement de son rapport par le juge rapporteur désigné dans ces affaires.
56. Enfin, en ce qui concerne la grève des avocats, le premier requérant soutient qu’il ne pouvait pas défendre sa cause car, selon lui, l’avocat du club nautique, aurait encouru des sanctions de la part du barreau s’il avait voulu plaider l’affaire. Il expose qu’en cas de grève du barreau l’avocat d’une partie à la procédure ne peut comparaître à l’audience fixée que si les avocats des deux parties sollicitent et obtiennent une autorisation du barreau. Il précise qu’une telle autorisation n’est accordée que dans les cas des procédures susceptibles de se solder par la prescription de l’action ou des procédures de flagrance, et que la situation en cause en l’espèce ne relevait pas de ces cas de figure.
57. Le Gouvernement soutient que les ajournements d’audience concernant les deux recours en annulation n’étaient nullement injustifiés. À cet égard, il expose ce qui suit : d’une part, des questions similaires à celles soulevées en l’espèce étaient pendantes devant la formation plénière du Conseil d’État (paragraphes 38 et 39 ci-dessus), qui a rendu ses arrêts le 30 juin 2014, et ce alors qu’une audience était fixée en l’espèce au 3 décembre 2014 ; or, si l’audience avait eu lieu à cette date, le Conseil d’État aurait pu examiner la demande tendant à la poursuite de la procédure car la décision ministérielle no 18268/2012 était encore en vigueur ; d’autre part, il y a eu une grève des avocats, qui a duré du 19 au 21 novembre 2014, puis du 25 novembre au 5 décembre 2014 et du 8 au 31 décembre 2014 ; or le club nautique aurait pu, en dépit de cette grève, demander au Conseil d’État de procéder à l’examen du recours après avoir obtenu l’autorisation du barreau de se faire représenter par un avocat avant la fin de validité de la décision no 18268/2012, soit avant le 31 décembre 2014 ; les ajournements postérieurs n’ont pas eu d’incidence sur l’adoption du non-lieu à statuer dans la procédure car celle-ci était devenue sans objet à la date du 31 décembre 2014.
58. Le Gouvernement indique ensuite que les deux demandes du club nautique tendant à la poursuite des procédures (paragraphes 13, 19 et 21 ci‑dessus) ont été rejetées par le Conseil d’État (paragraphes 25-27 ci‑dessus), qui aurait suivi sa jurisprudence en la matière. Il ajoute que le prononcé du non-lieu à statuer dans les procédures menées devant cette haute juridiction n’implique pas nécessairement une issue favorable pour les procédures civiles engagées par la société « marina Porto Karras » contre les membres du club nautique car, à ses dires, les tribunaux civils saisis dans le cadre de ces procédures ont l’obligation d’examiner à titre incident la légalité des décisions ministérielles portant approbation des augmentations des droits de mouillage.
2. Appréciation de la Cour
59. La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal – c’est-à-dire le droit de saisir un tribunal en matière civile – constitue un élément inhérent au droit énoncé à l’article 6 § 1 de la Convention, qui pose les garanties applicables en ce qui concerne tant l’organisation et la composition du tribunal que la conduite de la procédure. Le tout forme le droit à un procès équitable protégé par l’article 6 § 1 (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18). Toutefois, le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu. Il peut être soumis à des limitations pour autant que celles-ci ne restreignent ni ne réduisent l’accès de l’individu au juge d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, ces limitations ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 120, 23 juin 2016, et Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 89, 29 novembre 2016).
60. Aux yeux de la Cour, les retards importants et récurrents dans l’administration de la justice représentent un phénomène particulièrement préoccupant, à même de compromettre la confiance du public dans l’efficacité du système judiciaire. Ainsi, en principe, il ne saurait être exclu que, dans des cas exceptionnels, le maintien d’une procédure en instance pour une période excessive soit susceptible de porter atteinte même au droit d’accès à un tribunal. En particulier, l’absence injustifiée de décision par la juridiction saisie pour une période particulièrement prolongée peut, par la force des choses, s’assimiler à un déni de justice ; le recours exercé par l’intéressé peut ainsi se voir privé de toute son effectivité, lorsque la juridiction concernée ne parvient pas à trancher le litige en temps utile, comme l’exigent les circonstances et l’enjeu de chaque affaire donnée (Vassilios Athanasiou et autres c. Grèce, no 50973/08, § 52, 21 décembre 2010).
61. En l’espèce, la Cour note que la durée de la procédure relative aux deux recours introduits par le club nautique a été incontestablement longue en raison des ajournements répétés des audiences. Une audience commune dans les deux affaires a eu lieu le 2 novembre 2016, après seize ajournements dans la première affaire et onze ajournements dans la deuxième affaire, et les arrêts ont été rendus le 3 mai 2017, soit un peu moins de sept ans après l’introduction du premier recours et un peu moins de cinq ans après l’introduction du deuxième recours.
62. La Cour observe que, si plusieurs ajournements ont été décidés d’office par le Conseil d’État, un certain nombre d’entre eux l’ont été en raison de la grève des avocats, qui a eu lieu pendant les périodes suivantes : du 19 au 21 novembre 2014, du 25 novembre au 5 décembre 2014 et du 8 au 31 décembre 2014.
63. Force est donc de constater que tous les ajournements dus à la grève des avocats ont eu lieu en 2014. La Cour relève que cette année a aussi été déterminante à d’autres égards dans la présente affaire. En effet, c’est en juin 2014 que la formation plénière du Conseil d’État a rendu ses arrêts dans des affaires qui, pour la première fois, posaient devant cette haute juridiction des questions similaires à celles soulevées en l’espèce. C’est aussi en 2014 qu’est entrée en vigueur la loi no 4254/2014, qui est venue modifier complètement le cadre législatif relatif à la fixation des droits d’ancrage et de mouillage dans les marinas, qui avait d’ailleurs déjà été révisé en 2013 par la loi no 4179/2013.
64. La Cour estime que, indépendamment de la durée totale de la procédure devant lui, le Conseil d’État avait donc des raisons valables d’ajourner l’examen des affaires jusqu’à la fin de l’année 2014. Si le Conseil d’État avait statué vers la fin de cette année, ou en 2015 ou bien en 2016, sa conclusion n’aurait probablement pas été différente de celle à laquelle il est parvenu dans ses arrêts no 2016/2017 et no 1217/2017.
65. La Cour note ensuite que, compte tenu de la très brève durée de validité des différentes décisions ministérielles litigieuses, de leurs remplacements successifs et de l’adoption des lois no 4179/2013 et no 4254/2014, la seule chance pour le Conseil d’État de se prononcer sur le bien-fondé des deux recours impliquait de voir cette haute juridiction accueillir les demandes de poursuite de la procédure faites par le club nautique conformément aux paragraphes 2 et 3 de l’article 32 du décret no 18/1989.
66. Or le Conseil d’État a rejeté ces demandes, par une motivation détaillée et en se fondant sur sa jurisprudence constante.
67. Dans son arrêt no 1216/2017, le Conseil d’État a considéré qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre la procédure relative au recours introduit contre la décision ministérielle no 9051/2010, en application du paragraphe 2 de l’article 32 du décret no 18/1989, au motif que le club nautique ne s’était pas prévalu, pas même oralement à l’audience, de l’existence d’un intérêt légal particulier. Il a en outre déclaré que le paragraphe 3 de l’article 32 du même décret ne trouvait pas à s’appliquer car le club nautique avait introduit un recours autonome contre la décision ministérielle no 6866/2012.
68. Dans son arrêt no 1217/2017, le Conseil d’État a estimé que le club nautique ne pouvait pas se prévaloir d’un intérêt légal justifiant la poursuite de la procédure (en application de l’article 32 § 2 du décret no 18/1989) pour les motifs suivants : d’une part, la privation du droit constitutionnel des membres du club nautique d’utiliser un bien public (en l’occurrence une marina appartenant à l’État) destiné à l’usage commun et l’atteinte au droit à la personnalité (article 5 de la Constitution et article 57 du code civil) dénoncées par ledit club ne concernaient pas les conséquences d’ordre administratif des décisions ministérielles contestées ; d’autre part, l’enrichissement sans cause allégué de la société « marina Porto Karras », les éventuelles prétentions que l’État pourrait formuler à l’avenir en vue de contraindre le club nautique à lui verser à nouveau des droits de mouillage et l’impact du non-lieu à statuer sur les procédures civiles introduites par la société contre les membres du club nautique pour non‑paiement des droits étaient des questions de nature économique qui pouvaient être soumises aux juridictions civiles, lesquelles avaient compétence pour examiner de manière incidente la légalité des décisions ministérielles litigieuses.
69. Enfin, sur le terrain du paragraphe 3 de l’article 32 du décret no 18/1989, le Conseil d’État a relevé qu’il n’était plus nécessaire de poursuivre la procédure (du fait que la décision ministérielle no 18268/2012 avait remplacé la décision no 6866/2012) en raison de la fin de validité de la décision no 18268/2012, survenue dans l’intervalle, en 2014, et de l’entrée en vigueur de la loi no 4254/2014.
70. La Cour rappelle qu’elle n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et qu’elle ne remet pas en cause sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (voir, par exemple, Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61, CEDH 2015, Anđelković c. Serbie, no 1401/08, § 24, 9 avril 2013, et Khamidov c. Russie, no 72118/01, § 170, 15 novembre 2007). Or, en l’espèce, les motifs par lesquels le Conseil d’État a rejeté les demandes du requérant ne peuvent passer pour arbitraires ou déraisonnables, aucun indice en ce sens n’étant à relever.
71. La Cour note, de surcroît, que l’affaire du requérant se distingue de l’affaire tranchée en interne par l’arrêt no 1558/2015 (affaire concernant une autre marina, invoquée par l’intéressé tant devant le Conseil d’État que devant la Cour), dans laquelle la haute juridiction administrative a décidé de ne pas prononcer de non-lieu à statuer car la validité de la décision attaquée n’avait pas pris fin au moment de la tenue de la première audience devant la formation plénière, qui avait eu lieu le 15 février 2013, soit avant l’entrée en vigueur de la loi no 4179/2013 (paragraphe 41 ci-dessus).
72. Enfin, à la différence de ce qu’elle a jugé dans l’affaire Frezadou précitée, la Cour considère que la décision du Conseil d’État de ne pas examiner le bien‑fondé des recours en annulation introduits par le premier requérant n’était pas la conséquence directe et déterminante du maintien de la procédure en instance pendant une longue période devant la haute juridiction. Dans l’affaire Frezadou, la durée de validité de la décision attaquée était de deux ans et les ajournements étaient dus au retard mis par l’administration pour répliquer aux moyens additionnels présentés par la requérante. En revanche, en l’espèce, la durée de validité des décisions ministérielles n’était que de quelques mois (paragraphes 9 et 12 ci-dessus). De plus, des affaires similaires étaient pendantes devant la formation plénière du Conseil d’État, qui devait se prononcer sur certaines questions soulevées par ce type d’affaires, et surtout, et avant tout, le cadre législatif pertinent avait été modifié à deux reprises, en 2013 et en 2014, soit à une période proche de l’introduction des recours en annulation.
73. Eu égard à ce qui précède, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant au droit d’accès du requérant à un tribunal.
3. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
74. Sur le terrain de l’article 13 de la Convention, le premier requérant se plaint d’avoir été privé d’un recours effectif, car, selon lui, en tardant à examiner son recours, le Conseil d’État a pu se fonder sur la loi no 4254/2014 et prononcer un non-lieu à statuer, ce que, à ses dires, il n’aurait pas pu faire s’il s’était montré plus diligent.
75. La Cour considère que ce grief est absorbé par le grief tiré de l’article 6 de la Convention et elle estime qu’il n’est pas nécessaire de l’examiner séparément.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Déclare les requêtes recevables pour autant que les griefs du premier requérant sont concernés et irrecevable pour le surplus ;
3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 13 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 novembre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Renata DegenerKsenija Turković
Greffière adjointePrésidente