TROISIÈME SECTION
AFFAIRE JIMÉNEZ LOSANTOS c. ESPAGNE
(Requête no 53421/10)
ARRÊT
STRASBOURG
14 juin 2016
DÉFINITIF
14/09/2016
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Jiménez Losantos c. Espagne,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Helena Jäderblom, présidente,
Helen Keller,
Johannes Silvis,
Branko Lubarda,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková, juges,
Blanca Lozano Cutanda, juge ad hoc,
et de Stephen Phillips, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 mai 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 53421/10) dirigée contre le Royaume d’Espagne et dont un ressortissant espagnol, M. Federico Jorge Jiménez Losantos (« le requérant »), a saisi la Cour le 1er septembre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me C. Peña Carles, avocate à Madrid. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, F. de A. Sanz Gandasegui, avocat de l’État, alors chef du service juridique des droits de l’homme au ministère de la Justice.
3. Le requérant, journaliste, se plaint d’une violation de l’article 10 de la Convention. Il allègue que sa condamnation au pénal pour le délit continu d’injures graves assorties de publicité proférées à l’encontre de l’ancien maire de Madrid a porté atteinte à son droit au respect de la liberté d’expression.
4. Le 23 novembre 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.
5. À la suite du déport de M. Luis López Guerra, juge élu au titre de l’Espagne (article 28 du règlement), le président de la chambre a désigné, le 18 septembre 2015, Mme Blanca Lozano Cutanda pour siéger à sa place en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 a) du règlement de la Cour).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Le requérant est né en 1951 et réside à Madrid. Il est journaliste.
7. Le 27 juin 2006, R. G., alors maire de Madrid, porta plainte au pénal contre le requérant devant le juge d’instruction no 2 de Madrid, pour un délit présumé d’injures proférées dans le cadre de l’émission radiophonique « La mañana », dont le requérant était le directeur, diffusée par la chaîne de radio « Cadena de ondas populares (COPE) ». Les injures en question auraient été proférées par le requérant les 8, 9, 10 et 12 juin 2006 et auraient porté sur des déclarations effectuées par R.G. le 7 juin 2006 et sur les activités politiques de ce dernier en rapport avec les attentats terroristes qui avaient eu lieu à Madrid le 11 mars 2004 (attentats désignés sous le nom de « 11‑M »), trois jours avant les élections législatives du 14 mars 2004, remportées par le parti socialiste (PSOE) face au parti populaire (PP) jusqu’alors au pouvoir.
8. Les 18 et 29 septembre, le 20 octobre et le 1er décembre 2006, R.G. étendit sa plainte à des injures qui auraient été proférées par le requérant les 13, 15 et 21 septembre, le 9 octobre et les 28 et 29 novembre 2006.
9. Par un jugement du 11 juin 2008, le juge pénal no 6 de Madrid considéra le requérant coupable d’un délit continu d’injures graves assorties de publicité, infraction régie par les articles 208, 209, 211 et 74 du code pénal. L’intéressé fut condamné à une peine d’amende de 100 euros (EUR) par jour pendant douze mois, assortie d’une peine de substitution de privation de liberté dont les modalités étaient les suivantes : le non‑versement du montant de l’amende dû pour deux jours, soit 200 EUR, entraînait une privation de liberté d’un jour.
10. Le juge pénal expliqua dans son jugement le contexte dans lequel se produisirent les déclarations de R.G. auxquelles le requérant se référait dans les programmes de radio litigieux. Le jugement considéra prouvé ce qui suit :
« (...) Le mercredi 7 juin 2006, lors d’un acte convoqué par le quotidien ABC, la question suivante fut posée à R.G.: « indépendamment de la situation concrète de Madrid, [j’aimerais savoir], comme réflexion générale pour le centre-droit en Espagne si, lors de votre intervention, vous avez misé sur le modérantisme (du moins, j’y ai pu voir quelques éléments idéologiques et d’autres qui seraient stratégiques) ; il semblerait que vous avez fait référence à la question de ne pas vous contaminer avec le radicalisme de la gauche au pouvoir. Je crois que vous avez aussi exposé une stratégie lorsque vous avez dit qu’il ne faut pas insister sur les jours précédant le 14 mars. Croyez-vous que ceci est une idée largement partagée dans le Parti Populaire [ci-après, PP] ou bien, y a-t-il toujours, tant dans la question idéologique du modérantisme que dans la question tactique, des divergences de ce qui a précédé le 14 mars [2004, date des élections législatives] ? »
[R.G.] répondit:
(...) et en second lieu, il y a le 14 mars. Je crois que nous devons remplacer ce gouvernement [socialiste] en raison de la mauvaise gestion qu’il a faite de la confiance que la majorité des espagnols lui avait accordée le 14 mars. Je crois que revenir sur le débat de pourquoi cette confiance lui avait été accordée pourrait produire l’effet pervers de distraire [les espagnols] des erreurs profondes de gestion que le gouvernement a commises depuis le 14 mars. Insister [sur ce qui s’est passé] du 11 au 14, pourrait faire penser à certains citoyens que nous n’avons pas d’arguments du 14 jusqu’ici pour proposer un remplacement du gouvernement. Et nous en avons de très solides. Je crois que dans une démocratie, indépendamment de ce que peuvent être les circonstances - et nous savons tous desquelles circonstances on parle - je crois que ce gouvernement ne mérite pas de rester encore quatre années, car il a dilapidé cette confiance qui lui avait été accordée par les citoyens. Je crois, et ceci est la troisième branche de mon discours, qu’en plus de construire avec modération, qu’en plus de discuter les erreurs du gouvernement, nous devons faire une proposition d’avenir. Les citoyens votent pour l’avenir. Dans toutes les élections il y a toujours deux partis, l’un qui représente le passé et perd [les élections] ; et l’autre qui représente l’avenir et les emporte. Ceci arrive dans tous les systèmes démocratiques. Nous devons convoquer les espagnols pour l’avenir et seulement à partir de cet appel pour l’avenir sur la base des idées, des projets avalisés par les équipes et par la gestion dans des secteurs où nous avons eu des responsabilités de gouvernement, à partir uniquement de cet appel pour l’avenir, nous réussirons à faire en sorte que ceux qui nous soutiennent soient plus nombreux que ceux qui se démarquent.
Est-ce que cela veut dire qu’on approuve ce qui s’est passé entre le 11 et le 14 ? Non. Est-ce que cela veut dire qu’on ne peut pas insister sur les erreurs du Gouvernement ? Catégoriquement, non, c’est notre obligation de le faire. Cela veut dire que lorsqu’on prétend gouverner l’Espagne, il faut faire appel à un projet qui œuvre dès la génération actuelle pour la génération suivante, et ne pas tomber (et je reviens ici sur l’effet mimétique du radicalisme), dans des révisionnismes historiques ou dans des regards tournés vers le passé, qui font plutôt partie du bagage sentimental de chacun ou du travail des chaires d’investigation (...) ».
11. Le jugement comportait des passages reprenant les expressions utilisées par le requérant lors des émissions de radio litigieuses :
« CINQUIÈMEMENT : (...) Le 8 juin 2006 : « Ce que tu dis, toi, maire, toi, R.G., est que cela t’est égal qu’il y ait 200 morts, 1 500 blessés et un coup brutal pour écarter ton parti du gouvernement ; cela t’est égal pourvu que toi, tu arrives au pouvoir. (...) On te connaît depuis tellement longtemps, tu as été un parfait traître à ton parti dans le fond et dans les formes (...)
Et comme cela faisait déjà deux mois qu’il n’avait pas montré qu’il voulait arriver à La Moncloa à tout prix, comme Zapatero, il montre maintenant qu’il est prêt à tout pour y arriver, et ce malgré les 192 morts. Voyons, le premier argument, R.G., le premier argument mis en avant par le parti de l’opposition est d’être décent, honnête, de respecter les citoyens, de ne pas être un serviteur de l’opposition ou du gouvernement ou de P, ce qui t’importe peu. Ce que le PP doit faire en premier lieu est de démontrer qu’il est capable de demander que justice soit faite pour les 200 morts et 1 500 blessés de ta ville ; maire, tu devrais avoir honte, dans ta ville, qui est la nôtre, qui est la capitale d’Espagne.
Ah, ah, ah, celui-ci [R.G.] ne ment pas davantage, parce qu’il n’a pas le temps, il est toujours pressé.
La seule chose qui m’embête c’est qu’un mec qui va ouvertement à l’encontre de l’AVT [Association des victimes du terrorisme] aille à la manifestation pour monter un petit numéro du genre de « B.».
Le 9 juin 2006 : « Hier, nous commentions les déclarations de R.G. au quotidien ABC, dans lesquelles il disait que le 11-M ce n’était rien, qu’il fallait tourner la page, oublier, qu’il fallait regarder vers le futur, c’est-à-dire [oublier] 200 morts, 1 500 blessés ; mais comment vas-tu oublier 3 000 morts (sic) ? Mais comment vas-tu oublier ces 200 morts si tu es le maire de Madrid ? Pourquoi R.G. le fait-il ? Pour lécher les bottes de P. et du PSOE [Parti socialiste].
Il peut être content que les terroristes se lient avec le PSOE et fêtent la suppression des gardes du corps pour six mois (on verra combien de temps ça dure). Mais nous, nous serons toujours du côté des victimes du terrorisme. Ceci est, naturellement, difficile à comprendre pour un parfait hypocrite.
Le maire de Madrid annonce le dépôt d’une plainte criminelle contre [moi]. Criminel ! Criminel moi ! Ah, ah, ah ! Ce pauvre type (...). Ce que j’ai dit c’est qu’un type dit, en tant que maire de Madrid, qu’il ne faut pas enquêter sur le 11-M, lorsqu’il est évident qu’on a été trompés, que [l’auteur des attentats] n’était pas Al‑Qaïda, que nous ne savons pas qui en est [l’auteur], mais nous savons qui a diffusé de fausses preuves dans le dossier d’instruction et nous savons qui a bénéficié du massacre. Nous le savons parfaitement, il est à La Moncloa et ils sont au Pays basque, donnant des ordres (...). Maire, 200 morts, 1 500 blessés, et un coup brutal pour écarter ton parti du gouvernement. Cela t’est égal, R.G., pourvu que tu arrives au pouvoir. Où est [ma conduite] criminelle ? Si tu as dit qu’il ne fallait pas enquêter sur le 11-M ! »
Le 12 juin 2006 : « Il a fallu que je m’interroge, après le petit numéro qu’il avait monté pour faire du zèle auprès de PRISA, parce que cet hypocrite – il n’est qu’un pauvre hypocrite qui tolère que les acteurs l’attaquent, l’injurient, lui jettent des pierres, lui crachent dessus au siège de son parti, l’appellent « assassin », appellent « assassin », ainsi que « bouclier », sa conseillère municipale A.B., otage de A., pour que ce dernier parvienne à la présidence du PP. [R.G.] ne permet ou n’accepte pas que la COPE lui dise une chose qui saute aux yeux de tous, surtout après ses déclarations [faites] deux jours plus tôt : il s’entête à outrager, à manipuler vilement l’Association des victimes du terrorisme, et il ne veut pas enquêter sur le 11-M. C’est-à-dire, peu importe qu’il y ait 200 morts ou 500 morts. Vas-tu comparer 200 morts, 1 500 blessés et un coup politico-médiatique brutal pour changer la politique espagnole, vas-tu comparer cela avec la carrière politique de R.B. ? De grâce ... !
Mais il y a une partie de l’Espagne qui n’accepte pas qu’on lui fasse prendre des vessies pour des lanternes et qui n’accepte pas non plus qu’il n’y ait pas d’enquête sur le 11-M, je répète, qui n’accepte pas qu’il n’y ait pas d’enquête sur le 11-M, je répète une nouvelle fois, qui n’accepte pas qu’il n’y ait pas d’enquête sur le 11-M pour que l’assassinat de 192 personnes ne reste pas impuni, 1 500 blessés et un changement brutal pour écarter le PP du gouvernement. Ceci nous semble mauvais presque à tous, sauf à R.G.
C’est pour cela qu’il est si important que R.G. tente de cacher ce mécanisme misérable, abject, illégal et immoral d’occultation du massacre, de ne pas enquêter sur le massacre qui a provoqué un changement brutal et radical de toute la politique espagnole, de faire en sorte que les auteurs des 192 assassinats et des 1 500 blessés s’en sortent en toute impunité.
Mais ils mentent, mentent, mentent. Le 11-M, c’est 200 morts, 1 500 blessés et un authentique coup d’État postmoderne, politique et médiatique qui a mené le Parti populaire du pouvoir à l’opposition. Depuis, tout a changé en Espagne, à commencer par l’Espagne elle-même, qui n’existe plus. Et R.G. veut, et [le quotidien] ABC veut, l’Abecedón veut, le Gallardecé veut, ils veulent tous les deux, c’est-à-dire P. veut ‑ et eux aussi parce qu’ils le suivent –, que ce soit occulté.
Et R.G. épaule le gouvernement pour que l’on n’enquête pas sur l’assassinat de 192 personnes dont le but était de changer le gouvernement espagnol, moyennant une manipulation préalable de la Cadena SER. Pourquoi tu ne veux pas enquêter R.G. ? Qu’attends-tu ? Qu’est-ce que tu crains qu’ils trouvent ? Pourquoi épaules-tu un juge qui n’instruit pas le dossier ? Ça t’est égal 192 morts, 1 500 blessés et un coup de pied au derrière de ce qui est supposé être ton parti ... pour le chasser du pouvoir, ça t’est égal ? »
Le 13 septembre 2006 : « Mais le pire c’est le sale boulot du journal ABC qui considère à nouveau R.G. comme un modèle pour qu’on ne regarde pas le 11-M, un maire de Madrid qui ne veut pas savoir qui a tué 192 personnes et qui ensuite porte plainte contre moi parce que je dis que le pouvoir lui importe davantage. Mais p’tit maire, que fais-tu sinon dire de ne pas enquêter ? Ou crois-tu que nous sommes tous des idiots ?
(...) Il faut voir M., il faut voir M. et la nouvelle recrue du PP qui vient d’arriver (...) d’aspect bien plus agréable que R.G., qui a de plus en plus une tête de bantou en colère, plus en colère, de plus en plus en colère (...).
Tandis que toi, tu appartiens à P., tu es un élément étranger au PP, tu es une entrave, tu es une calamité, tu n’es pas un maire, tu es un obstacle à l’enquête sur le 11-M.
Le 21 septembre 2006 : « Est-ce qu’un monsieur qui dit qu’il ne faut pas enquêter sur le plus grand massacre qui s’est produit à Madrid et dans l’histoire de l’Espagne peut être candidat au poste de maire ?
Hier, on a confirmé que R.G. serait candidat à la mairie de Madrid, ça doit être à cause de son refus, en tant que maire, d’enquêter sur le massacre de Madrid du 11‑M. »
Le 9 octobre 2006 : « Le problème est que le maire de Madrid s’acharne toujours à défendre la position du PSOE par rapport au 11-M, c’est-à-dire à mentir à tort et à travers, à duper les juges, à inventer des rapports et à les falsifier.
Nous savons déjà que les victimes vous inquiètent énormément, tant et si bien que votre désir fondamental est celui d’enterrer l’affaire. »
Le 28 novembre 2006 : « R.G., maire de Madrid, nous voulons savoir qui a tué 200 personnes et en a blessé et mutilé 1 500 pour chasser le PP du gouvernement espagnol et changer la politique antiterroriste, nous voulons savoir. Toi, tu ne veux pas, mais les Espagnols honnêtes, dans leur majorité, veulent savoir.
R.G., le maire de Madrid qui ne voulait rien savoir du 11-M. »
Le 29 novembre 2006 : « Il se trouve que même les compliments adressés à P. devraient avoir des limites, il se trouve que la génuflexion face à l’hypocrisie devrait avoir une limite ne serait-ce qu’esthétique, monsieur le maire, serait-ce trop vous demander que d’avoir un minimum de dignité et de respect pour les victimes du 11‑M, 200 morts et 1 500 blessés et mutilés.
R.G. ne peut pas continuer à dire ... ne peut pas continuer à travailler avec ABC pour dénigrer les policiers honnêtes...
Peut-être que le maire s’est infligé comme pénitence de lire le dossier d’instruction et, à partir de là, de commencer à agir décemment en tant que représentant de la ville où le massacre a été commis. »
12. Concernant la véracité des imputations formulées à l’encontre de R.G., le juge pénal no 6 de Madrid examina les commentaires effectués par le requérant dans les émissions en cause et considéra que ladite véracité n’avait pas été prouvée. Il s’exprima dans les termes suivants :
« QUATRIÈMEMENT : Il ressort du récit factuel que l’accusé a proféré des paroles dans lesquelles il impute des faits [à R.G.] : [l’accusé a soutenu que], lors du forum [du quotidien] ABC, R.G. avait dit qu’il ne fallait pas enquêter sur le 11-M, qu’il fallait l’oublier et qu’il fallait occulter le 11-M. Selon lui, [R.G.] aurait dépensé l’argent des contribuables dans le dépôt de la plainte. Le 9 juin 2006, [l’accusé] a dit : « hier, nous commentions les déclarations de R.G. au quotidien ABC, dans lesquelles il disait que le 11-M ce n’était rien, qu’il fallait tourner la page, oublier et regarder vers le futur » et « qui est le criminel ? Tu as même dit de ne pas enquêter sur le 11‑M ! » ; le 12 juin, [l’accusé a dit] : « C’est pour cela qu’il est si important que R.G. tente de cacher ce mécanisme (...) d’occultation du massacre » et « R.G. veut (...) que l’on cache le 11-M », « R.G. épaule le gouvernement pour ne pas enquêter sur l’assassinat de 192 personnes » ; le 15 septembre 2006, [l’accusé a dit] : « Beaucoup de liberté d’expression, tu parles ! Mais dès que quelqu’un, dans un média, le contredit, allez ! Il dépose une plainte, il dépense l’argent des contribuables ».
13. Le juge justifia sa conclusion sur l’absence de véracité des allégations du requérant de la façon suivante :
En l’espèce, la véracité des imputations n’a pas été prouvée. Dans le document nº 2 (CD) fourni avec la plainte (feuillet 34 du dossier judiciaire) figure la question posée à R.G. lors du forum du quotidien ABC du 7 juin 2005. Sa réponse a été entendue à l’audience et il en résulte que l’on attribue à R.G. des choses qu’il n’a pas dites. Interrogé par la partie défenderesse, lors de la procédure orale, sur la question de savoir si ces déclarations avaient été faites à l’encontre de la politique de son parti, qui était de continuer à enquêter sur le 11-M, R.G. répondit que c’était faux, qu’il faisait [ces déclarations] en appuyant cette politique de son parti, en défendant l’enquête [judiciaire] sur le 11-M et la commission d’enquête du Parlement, en soutenant expressément la conduite des procédures judiciaires par les juges et les procureurs et en affirmant qu’il fallait construire un projet d’avenir. Lorsque le défendeur lui demanda : (a) si ses affirmations signifiaient éluder les évènements du 11-M, [R.G.] répondit que non ; (b) si ses déclarations à ABC se référaient au besoin de changer d’attitude politique par rapport à l’enquête sur le 11-M, afin d’attirer des votes du centre gauche et quelques votes du PSOE, il répondit que les affirmations du défendeur étaient fausses, qu’il avait dit qu’il fallait établir un projet d’avenir visant les nouvelles générations et qu’en déduire qu’il souhaitait aboutir à l’impunité des auteurs de 192 assassinats, tel que l’accusé l’avait réitéré à maintes reprises, était gravement injurieux. (...)
Le témoin [R.G.] indiqua qu’il était à Atocha où il avait vu mourir beaucoup de personnes, qu’il était avec les familles à la morgue improvisée à Ifema, que tous les moyens avaient été mis en place pour atténuer la douleur des victimes et collaborer avec la justice et que l’accusation selon laquelle il tentait d’occulter le 11-M et qu’il essayait de faire en sorte que les auteurs des 192 assassinats ne soient pas jugés, qu’ils s’en sortent libres, était la chose la plus offensante qu’on ait dite de lui dans sa vie politique. (...)
D’après les documents fournis par l’accusé, le 8 juin 2006, le quotidien ABC indiquait dans ses titres « R.G. invite son parti à éluder le 11-M et à s’écarter de sa radicalisation » et, le 9 juin 2006, le quotidien El Mundo indiquait que « A. a rétorqué à R.G. que dans le PP on parle avec modération. Le vice-président de Madrid contredit aussi le maire dans son souhait d’oublier le 11-M ». Le document numéro 2 fourni par le plaignant et les dépositions des témoins proposés par l’accusé, E.A., I.G., E.Z. et A.A., montrent bien que les titres des journaux partent d’un fait non véridique : R.G. n’avait pas dit qu’il fallait éluder le 11-M (...)
Pour leur part, les témoins F.J.A.M, P.J.R.C. et L.F.H-T.A. ont interprété les déclarations du plaignant [R.G] dans le même sens que ABC et El Mundo (...) [Leurs] dépositions montrent que les témoins ont interprété les déclarations du plaignant [R.G] dans le même sens que le quotidien ABC et l’accusé ».
14. Concernant le caractère injurieux des propos tenus par le requérant, le juge pénal rappela la jurisprudence du Tribunal constitutionnel selon laquelle étaient protégées par la liberté d’expression non seulement les critiques inoffensives ou indifférentes mais aussi celles qui pouvaient gêner, inquiéter ou déplaire. Il nota toutefois qu’en l’espèce l’accusé avait utilisé des expressions insultantes et inutiles dans le cadre de l’exercice de sa liberté d’expression. Il releva aussi qu’il n’y avait aucun doute que les affirmations faites par le requérant et les qualificatifs employés par lui étaient formellement vexatoires dans n’importe quel contexte et que les propos en cause avaient été utilisés, eu regard de la tâche d’information ou de formation de l’opinion, de manière gratuite et avaient de surcroît causé un tort injustifié à la dignité du plaignant. Le juge rappela que la Constitution ne reconnaissait pas un prétendu droit à l’insulte, précisant que celui-ci serait d’ailleurs incompatible avec la dignité de la personne garantie en son article 10 § 1, et il nota que ni la nature politique de la critique ni certains styles journalistiques ne pouvaient justifier de tels propos. Le juge précisa que certaines des expressions litigieuses (paragraphe 10 ci-dessus) avaient « clairement franchi les limites de la liberté d’expression ».
Il jugea, en l’espèce, ce qui suit : « les paroles proférées, en raison de leur sens (...), sont clairement insultantes ou blessantes (...) ; il ne fait aucun doute qu’elles [avaient pour buts de] ternir l’image et la dignité de R.G. de manière inutile et gratuite et [de] discréditer publiquement [ce dernier] en sa qualité de maire de Madrid et de membre du PP ». Le juge conclut que la conduite du requérant n’était pas protégée par l’article 20 § 1 de la Constitution et qu’elle était constitutive du délit prévu par l’article 208 du code pénal.
15. Le requérant fit appel. Par un arrêt du 14 mai 2009, l’Audiencia provincial de Madrid confirma le jugement attaqué.
16. Le requérant saisit alors le Tribunal constitutionnel d’un recours d’amparo, qui fut déclaré irrecevable par une décision du 29 mars 2010.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT ET LES INSTRUMENTS PERTINENTS ADOPTÉS DANS LE CADRE DU CONSEIL DE L’EUROPE
17. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution espagnole sont ainsi libellées:
Article 18
« 1. Le droit à l’honneur, à la vie privée et familiale (intimidad personal y familiar) et à l’image est garanti ».
Article 20
« 1. Sont reconnus et protégés les droits suivants :
a) droit d’exprimer et de diffuser librement les pensées, les idées et les opinions oralement, par écrit ou par tout autre moyen de reproduction ;
(...)
d) droit de communiquer et de recevoir librement des informations vraies par tout moyen de diffusion. (...)
2. L’exercice de ces droits ne peut être restreint par aucune forme de censure préalable.
(...)
4. Ces libertés sont limitées par le respect des droits reconnus au titre 1, par les dispositions des lois d’application et, en particulier, par le droit à l’honneur, à la vie privée, à l’image et à la protection de la jeunesse et de l’enfance ».
18. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code pénal (tel que modifié par la loi organique 10/1995 du 23 novembre 1995) disposent ce qui suit :
Article 80
« 1. Les juges et tribunaux peuvent, par décision motivée, surseoir à l’exécution d’une peine privative de liberté si elle est inférieure à deux ans, en tenant compte fondamentalement de la dangerosité criminelle du sujet.
(...) ».
Article 81
« Les conditions nécessaires pour surseoir à l’exécution d’une peine sont les suivantes :
1.ª qu’il s’agisse de la première condamnation du prévenu. À cet effet, ne seront pas pris en compte les condamnations antérieures pour délit commis par imprudence ni le casier judiciaire qui a été effacé ou qui aurait dû l’être (...).
2.ª que la peine infligée, ou la totalité des peines infligées dans un même arrêt, soit inférieure à deux ans de privation de liberté.
3.ª que [le versement des sommes allouées à la suite de l’établissement des] responsabilités civiles [ait été effectué] (...) ».
Article 208
« Constitue une injure l’action ou l’expression qui blesse la dignité d’autrui en portant atteinte à sa réputation ou à son estime de soi.
Seule est constitutive de délit l’injure qui, par sa nature, ses effets et son contexte, est considérée, selon le sens commun, comme étant grave.
Les injures qui consistent en l’imputation de faits ne sont pas considérées comme graves, à moins qu’elles n’aient été proférées en sachant qu’elles sont fausses ou en mépris flagrant de la vérité ».
Article 209
« L’injure grave à caractère public est punie d’une peine de six à quatorze mois‑amende et, autrement, d’une peine de trois à sept mois-amende ».
Article 211
« Les calomnies et les injures sont réputées assorties de publicité lorsqu’elles sont répandues au moyen de l’imprimerie, la radiodiffusion ou tout autre moyen d’efficacité similaire. »
19. Dans son Avis no 715/2013 du 9 décembre 2013, la Commission de Venise expose la position du Conseil de l’Europe sur les sanctions pour diffamation et se réfère aux documents pertinents du Conseil des Ministres et de l’Assemblée parlementaire. Elle s’exprime comme suit :
« (...) 33. Dans sa Déclaration sur la liberté du discours politique dans les médias (2004), le Comité des Ministres souligne que « la diffamation ou l’insulte par les médias ne devrait pas entraîner de peine de prison, sauf si cette peine est strictement nécessaire et proportionnée au regard de la gravité de la violation des droits ou de la réputation d’autrui, en particulier si d’autres droits fondamentaux ont été sérieusement violés à travers des déclarations diffamatoires ou insultantes dans les médias, comme le discours de haine ». Dans sa Recommandation CM/Rec (2011) 7 aux États membres sur une nouvelle conception des médias, le Comité des Ministres souligne que toute action menée contre un média s’agissant du contenu diffusé doit respecter strictement les lois en vigueur et en premier lieu le droit international des droits de l’homme, en particulier la CEDH, et satisfaire aux garanties procédurales, et que « la liberté d’expression et d’information, ainsi que la liberté des médias, devraient être présumées ».
34. Dans ses Recommandations 1506 (2001) et 1589 (2003) et, plus récemment, dans la Recommandation 1814 (2007) et la Résolution 1577 (2007) vers une dépénalisation de la diffamation, ainsi que dans la Résolution 1920 (2013) sur l’état de la liberté des médias en Europe, l’Assemblée parlementaire invite les États à abroger ou à modifier les dispositions en matière de diffamation et à abolir les peines de prison. Dénonçant « le recours abusif à des dommages et intérêts démesurés en matière de diffamation », elle souligne que les journalistes poursuivis pour diffamation doivent pouvoir taire leurs sources.
(...). »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
20. Le requérant se plaint d’avoir été condamné au pénal sur le fondement d’une interprétation des faits de la cause par les juridictions internes qu’il qualifie de partielle, ce qui aurait porté atteinte à son droit à la liberté d’expression. Il invoque l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique (...) à la protection de la réputation ou des droits d’autrui (...). »
A. Sur la recevabilité
21. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Les arguments des parties
a) Le Gouvernement
22 Le Gouvernement reconnaît l’existence d’une ingérence dans l’exercice, par le requérant, de son droit à la liberté d’expression. Il soutient cependant que cette ingérence était compatible avec les exigences du deuxième paragraphe de l’article 10 de la Convention : selon lui, elle était « prévue par la loi », en particulier par les articles 18 et 20 de la Constitution et par l’article 208 du code pénal qui prévoit et punit le délit d’injures, et elle visait un but légitime, à savoir la protection de la réputation de R.G.
23. Le Gouvernement estime également que l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », c’est-à-dire proportionnée au but légitime poursuivi. Il indique que non seulement les propos tenus par le requérant étaient graves et gratuitement injurieux et inexacts, mais aussi qu’ils démontraient une mauvaise foi manifeste en attribuant à l’ancien maire de Madrid des affirmations que celui-ci n’aurait pas faites. Il ajoute que les déclarations de R.G. dans son intervention du 7 juin 2006 ne montraient aucune volonté de cacher ou d’oublier les faits criminels survenus lors du 11‑M à Madrid. Ces déclarations auraient été complètement dénaturées par le requérant, qui aurait répandu de fausses informations selon lesquelles R.G. se serait moqué des attentats du 11 mars 2004, aurait entravé l’enquête y relative et aurait utilisé ces attentats pour promouvoir sa carrière politique. Par conséquent, selon le Gouvernement, lorsque le requérant avait formulé ses affirmations dans diverses émissions entre juin et novembre 2006 sur la « Cadena de ondas populares (COPE) », il n’aurait pas énoncé des faits véridiques et il ne se serait donc pas trouvé dans l’exercice de son droit à communiquer librement des informations véridiques protégé par l’article 20 § 1d) de la Constitution.
24. Le Gouvernement indique de plus que les tribunaux espagnols ont considéré que ces affirmations portaient clairement atteinte à l’honneur de R.G. et constituaient un délit d’injures et que, par conséquent, elles étaient passibles de sanction, en application du code pénal, en raison de leur gravité.
25. Admettant le caractère de « chien de garde » de la presse et se disant conscient que les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un personnage politique agissant en sa qualité publique qu’à l’égard d’un simple particulier, le Gouvernement estime qu’il faut séparer les expressions qui peuvent être insultantes et gênantes de celles spécifiquement injurieuses et malséantes, telles, selon lui, certaines des expressions utilisées par le requérant : les propos tenus par ce dernier n’auraient pas consisté en des informations véridiques et n’auraient rien apporté au débat public ; de plus, ils auraient eu pour seul but de porter atteinte à la réputation de R. G. et auraient été répétés dans le temps pendant plusieurs mois ; enfin, ils auraient outrepassé la dose d’exagération, voire de provocation, acceptée par la jurisprudence de la Cour en matière de liberté journalistique (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313, et Bladet Tromsø et Stensaas, c. Norvège [GC], no 21980/93, § 59, CEDH 1999‑III).
26. Le Gouvernement concède que le code pénal devrait être la dernière des réponses à la limitation de la liberté d’expression, mais estime que l’ingérence dans le droit à l’honneur de R.G. a été d’une telle intensité que la sanction de la conduite du requérant ne pouvait être que pénale. Par ailleurs, le Gouvernement indique que les juridictions internes qui ont condamné le requérant ont infligé à ce dernier une simple amende et que celle-ci ne pouvait impliquer de privation de liberté qu’en cas de non‑paiement, de sorte que l’intéressé ne se serait vu ni privé de sa liberté ni gêné dans l’exercice de sa profession.
27. Enfin, le Gouvernement fait observer que la marge d’appréciation des autorités nationales doit être respectée. Il en conclut qu’en l’espèce les conditions requises par la jurisprudence de la Cour pour estimer légitime et justifiée la limitation du droit à la liberté d’expression du requérant étaient réunies et qu’il n’y a pas eu de violation de l’article 10 de la Convention.
b) Le requérant
28. Le requérant estime que les commentaires qu’il a formulés ne portaient pas atteinte à la réputation et à l’honneur de R.G. Il ajoute que ni les expressions qu’il a employées ni les informations qu’il a avancées n’ont été interprétées conformément aux exigences imposées par la jurisprudence de la Cour, et il soutient qu’une interprétation subjective d’un fait prouvé – concernant en l’occurrence les déclarations faites par R.G. – ne peut pas être considérée comme fausse. Selon lui, la présente affaire concerne des jugements de valeur « acides » et « acerbes » sur des faits d’actualité politique dont la connaissance aurait été nécessaire pour la formation d’une opinion publique libre dans un état démocratique
29. Le requérant indique que ses expressions et opinions se limitaient à critiquer les déclarations du 7 juin 2006 de R.G. Il précise qu’il a certes fait preuve d’agressivité, avec un style journalistique qui lui est propre, mais que son interprétation permettait de comprendre le positionnement public de R.G., en raison des fortes répercussions et du grand impact sur les victimes du terrorisme qui auraient été engendrés par les déclarations de celui-ci, par rapport à l’« enquête politique et journalistique » sur les attentats du 11 mars 2014. Le requérant affirme que ses propos avaient pour objectif d’informer l’opinion publique de ce qui était blâmable à ses yeux et qu’il a utilisé pour cela des mots grossiers et blessants, mais nécessaires selon lui par rapport aux faits. Le requérant se réfère à cet égard à l’arrêt Lingens c. Autriche (8 juillet 1986, §§ 41-43, série A no 103) dans lequel la Cour aurait statué sur une affaire pratiquement identique à la présente espèce, qui concernait un représentant politique considéré « indigne » et « immoral » pour des déclarations qu’il avait faites. Il estime que l’utilisation des expressions et des affirmations qui lui sont reprochées dans les émissions de radio en cause était la conséquence de l’action et du positionnement public de R.G. sur l’enquête relative au 11-M.
30. Le requérant considère enfin que l’intégralité des émissions radiophoniques en cause répondait bien à un besoin social, dans la mesure où R.G. aurait affirmé publiquement qu’il fallait tourner la page des attentats et aurait ainsi précisément contredit la position de son parti, le PP.
2. L’appréciation de la Cour
a) Existence d’une ingérence
31. La Cour observe que le requérant a été condamné par les juridictions pénales pour délit d’injures, du fait d’avoir tenu de manière réitérée à la radio, entre les mois de juin et novembre 2006, des propos qui auraient porté gravement atteinte à la réputation et à l’honneur de R.G. Elle estime que la condamnation du requérant constitue une « ingérence des autorités publiques » dans son droit à la liberté d’expression. Pareille immixtion enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.
b) Une ingérence prévue par la loi
32. La Cour note que la condamnation du requérant avait pour base légale le texte des articles 208, 209 et 211 du code pénal, qui répriment les injures graves assorties de publicité. Par conséquent, l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi », au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention.
c) Une ingérence poursuivant un ou des buts légitimes
33. La Cour observe que l’ingérence poursuivait l’un des buts énumérés à l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la « protection de la réputation ou des droits d’autrui », en l’occurrence celle de R.G., maire de Madrid à l’époque des faits.
d) Une ingérence nécessaire dans une société démocratique
i. Principes généraux
34. La Cour rappelle ci-dessous les principes fondamentaux qui se dégagent de ses arrêts relatifs à l’article 10 de la Convention.
La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, elle vaut non seulement pour les « informations » ou les « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (Handyside c. Royaume‑Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, et Lindon, Otchakovsky‑Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 45). Telle que la consacre l’article 10 de la Convention, la liberté d’expression est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.
35. La presse joue certes un rôle essentiel dans une société démocratique ; si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I, et Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 50, 29 mars 2016). En raison de cette fonction de la presse, la liberté journalistique implique aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Gawęda c. Pologne, no 26229/95, § 34, CEDH 2002‑II).
36. L’article 10 § 2 de la Convention souligne que l’exercice de la liberté d’expression comporte des « devoirs et responsabilités », qui valent aussi pour les médias, même quand il s’agit de questions d’un grand intérêt général. Ces devoirs et responsabilités peuvent revêtir une importance particulière lorsque l’on risque de porter atteinte à la réputation d’une personne nommément citée et de nuire aux « droits d’autrui ». Ainsi, il doit exister des motifs spécifiques pour pouvoir relever les médias de l’obligation qui leur incombe habituellement de vérifier des déclarations factuelles diffamatoires. À cet égard, entrent spécialement en jeu la nature et le degré de l’imputation en cause et la question de savoir à quel point les médias peuvent raisonnablement considérer leurs sources comme crédibles pour ce qui est des allégations (Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78, CEDH 2004‑XI).
37. En outre, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 60, CEDH 2001‑I, et Pedersen et Baadsgaard, précité, § 68).
38. Lors de l’examen de la nécessité dans une société démocratique d’une ingérence ayant pour but la « protection de la réputation ou des droits d’autrui », la Cour peut être amenée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre dans la protection de deux valeurs garanties par la Convention et qui peuvent apparaître en conflit dans certaines affaires : à savoir, d’une part, la liberté d’expression telle que protégée par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée tel que garanti par les dispositions de l’article 8 (Hachette Filipacchi Associés c. France, no 71111/01, § 43, 14 juin 2007, voir aussi Couderc and Hachette Filipacchi Associés v. France [GC], no 40454/07, §§ 90-93, ECHR 2015 (extraits), et Bédat, précité, § 52).
39. Si la mise en balance de ces deux droits par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que cette dernière substitue son avis à celui des juridictions internes (MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 18 janvier 2011, et Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/03, § 57, 12 septembre 2011).
40. S’agissant de la mise en balance du droit à la liberté d’expression et du droit au respect de la vie privée, outre la contribution à un débat d’intérêt général, la Cour prend en compte, entre autres, la notoriété de la personne visée : les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier. À la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Lingens, précité, § 42, et Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 40, 27 mai 2004).
41. Par ailleurs, dans ses arrêts Lingens (précité, § 46) et Oberschlick c. Autriche (23 mai 1991, no 11662/85, § 63, série A no 204), la Cour a établi une distinction entre déclarations de fait et jugements de valeur. La matérialité des déclarations de fait peut se prouver ; en revanche, les jugements de valeur ne se prêtant pas à une démonstration de leur exactitude, l’obligation de preuve y relative est donc impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 de la Convention (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 42, Recueil 1997-I). Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif (De Haes et Gijsels, précité, § 47, Oberschlick c. Autriche (no 2), no 20834/92, § 33, Recueil 1997-IV, Brasilier c. France, no 71343/01, § 36, 11 avril 2006, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 55). Pour distinguer une déclaration de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos (Brasilier, précité, § 37), étant entendu que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Paturel c. France, no 54968/00, § 37, 22 décembre 2005). De surcroît, la nécessité de fournir des faits étayant un jugement de valeur est moins rigoureuse lorsque ceux-ci sont déjà connus du public en général (Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 86, CEDH 2001‑VIII).
42. Enfin, s’agissant d’apprécier la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression, il faut avoir égard à la nature et à la gravité des sanctions infligées (Pedersen et Baasgard précité, § 93, Jokipitale et autres, précité, §77, Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 9954/08, §§ 90-95, 7 février 2012, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999-IV, Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 69, CEDH 2001‑I, entre autres). L’effet dissuasif que la crainte de telles sanctions emporte pour l’exercice par des journalistes de leur liberté d’expression est manifeste. Nocif pour la société dans son ensemble, il fait lui aussi partie des éléments à prendre en compte dans le cadre de l’appréciation de la proportionnalité – et donc de la justification – des sanctions infligées. Si la fixation des peines est en principe l’apanage des juridictions nationales, la Cour considère qu’une peine de prison infligée pour une infraction commise dans le domaine de la presse n’est compatible avec la liberté d’expression journalistique garantie par l’article 10 de la Convention que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque d’autres droits fondamentaux ont été gravement atteints, comme dans l’hypothèse, par exemple, de la diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 114 et 115, CEDH 2004-XI, et Morice c. France [GC], no 29369/10, §§ 127, 175-176, 23 avril 2015).
ii. Application de ces principes en l’espèce
43. La Cour relève qu’en l’occurrence le requérant a été condamné au pénal pour délit continu d’injures graves assorties de publicité, à la suite d’affirmations effectuées à plusieurs reprises entre juin et novembre 2006 dans le cadre d’une émission radiophonique dont il était le directeur. Les assertions du requérant portaient sur des déclarations faites le 7 juin 2006 au quotidien ABC par R.G., relatives aux activités politiques de ce dernier en rapport avec les attentats terroristes qui avaient eu lieu à Madrid le 11 mars 2004.
44. La Cour doit rechercher si, au vu des faits de la cause, un juste équilibre a été ménagé entre, d’une part, la nécessité de garantir le droit au respect de la vie privée et, d’autre part, la protection de la liberté d’expression du requérant en sa qualité de journaliste. Elle observe que les paroles proférées par le requérant dans son émission de radio visaient un homme politique, maire de Madrid à l’époque des faits, et que les propos incriminés s’inscrivaient dans le contexte d’un débat d’intérêt pour la population. La marge d’appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la « nécessité » de la sanction prononcée contre le requérant était, en conséquence, particulièrement restreinte (voir, mutatis mutandis, Mamère c. France, no 12697/03, § 20, CEDH 2006‑XIII).
45. La Cour note que le jugement de condamnation du requérant, confirmé en appel, a considéré que l’intéressé avait imputé à R.G. des faits non véridiques et conclu qu’il avait clairement franchi les limites de la liberté d’expression. La Cour ne saurait partager une telle interprétation.
46. En effet, elle relève qu’en l’espèce les affirmations du requérant constituaient essentiellement une critique politique formulée à l’encontre de R.G. : selon le requérant, les déclarations de l’ancien maire de Madrid avaient confirmé le manque de volonté de ce dernier d’enquêter sur les attentats du 11-M en raison de ses propres plans et projets politiques. La Cour note que la critique politique émise par le requérant partait d’une base factuelle initiale, à savoir les déclarations du maire en question, R.G., et mettait en évidence l’opinion du requérant à cet égard. La Cour constate, à l’instar du juge pénal no 6 de Madrid dans le point 4 de la partie « en droit » de son jugement (paragraphe 12 ci-dessus), que divers quotidiens à tirage national (y inclus les journaux ABC du 8 juin 2006 et El Mundo du 9 juin 2006) avaient interprété les déclarations susmentionnées de la même manière que le requérant, c’est-à-dire en estimant que R.G. souhaitait éluder les investigations sur les attentats du 11-M., que certains témoins ayant comparu devant le juge partageaient cette interprétation mais que, néanmoins, divers leaders politiques amenés à témoigner également dans le cadre de la procédure étaient de l’avis contraire. La Cour en conclut qu’il s’agissait en l’espèce de l’expression d’opinions et de jugements de valeur (et, pour ce qui est du requérant, également de critiques) sur les objectifs politiques du maire en poste à l’époque des faits à partir des déclarations effectuées par ce dernier. Même si elle concède que l’on peut être en accord ou en désaccord avec ces opinions et ces critiques, la Cour estime que celles-ci ne sauraient être qualifiées de véridiques ou de fausses, la preuve de leur véracité ne pouvant pas être exigée sous peine d’enfreindre la liberté d’opinion elle-même (paragraphe 45 ci-dessus).
47. Cela étant, que les affirmations du requérant s’analysent en des imputations de faits ou en des jugements de valeur plus ou moins pures, la Cour estime qu’elles n’étaient pas dépourvues de base factuelle. Dans ce contexte, les expressions graves employées par le requérant à l’égard de R.G., critiquables du point de vue de la déontologie journalistique, ne sauraient passer aux yeux de la Cour pour des allégations délibérément mensongères, mais plutôt pour le pendant d’une liberté journalistique, qui comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation (voir, mutatis mutandis, Vides Aizsardzības Klubs, précité, § 46, et Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A, no 313, Tănăsoaica c. Roumanie, no 3490/03, § 52, 19 juin 2012).
48. Se penchant sur les expressions utilisées par le requérant, la Cour doit à présent examiner les motifs retenus par les juridictions internes, afin de déterminer si ceux-ci étaient suffisants et pertinents pour justifier la condamnation du requérant sur le fondement du but légitime énoncé, à savoir la protection de la réputation du maire de Madrid en poste à l’époque des faits. Elle note que, pour le juge pénal, les paroles proférées par le requérant (paragraphe 10 ci‑dessus) étaient formellement vexatoires, gratuites pour l’information ou la formation de l’opinion publique et incompatibles avec la dignité de la personne proclamée par l’article 10 § 1 de la Constitution, et ce sans être justifiées par la nature politique de la critique ou certains styles journalistiques : le juge national a ainsi conclu que, en l’espèce, les expressions litigieuses étaient clairement insultantes ou blessantes et qu’il ne faisait aucun doute qu’elles avaient pour buts d’atteindre l’image et la dignité de R.G. de manière inutile et de discréditer celui-ci publiquement en sa qualité de maire de Madrid et de membre du PP.
49. La Cour estime que certaines des expressions en cause – telles que « (...) mais nous, nous serons toujours avec les victimes du terrorisme. Ceci est, naturellement, difficile à comprendre pour un parfait hypocrite », « p’tit maire », « Cela t’est égal R.G. pourvu que toi, tu arrives au pouvoir », « tu es une entrave, tu es une calamité, tu n’es pas un maire, tu es un obstacle à l’enquête sur le 11-M » ou « le problème est que le maire de Madrid s’acharne toujours à défendre la position du PSOE par rapport au 11-M, c’est-à-dire à mentir à tort et à travers, à duper les juges, à inventer des rapports et à les falsifier » – peuvent être considérées comme graves et provocatrices.
50. Toutefois, l’emploi de certaines expressions vraisemblablement destinées à capter l’attention du public ne saurait en soi poser un problème au regard de la jurisprudence de la Cour (Flinkkilä et autres c. Finlande, no 25576/04, § 74, 6 avril 2010, et Pipi c. Turquie (déc.), no 4020/03, 15 mai 2009). L’utilisation de phrases vulgaires n’est pas, en soi, décisive pour qu’une expression soit considérée offensante. Pour la Cour, le style fait partie de la communication en tant que forme d’expression et est, en tant que tel, protégé en même temps que le contenu de l’expression (Uj c. Hongrie, no 23954/10, § 20, 19 juillet 2011).
51. Enfin, s’agissant de la peine infligée au requérant, s’il est tout à fait légitime que les institutions de l’État soient protégées par les autorités compétentes en leur qualité de garantes de l’ordre public institutionnel et qu’une réponse pénale à des faits de diffamation n’est pas per se disproportionnée et donc incompatible avec l’article 10 de la Convention (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 59), la Cour estime que la position dominante que ces institutions occupent commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (voir, mutatis mutandis, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A no 236). À cet égard, elle relève que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la « proportionnalité » de l’ingérence (Cumpănă et Mazăre, précité, § 111 et Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 58, CEDH 2011).
52. Dans la droite ligne de sa jurisprudence, la Cour considère qu’une peine d’amende de 100 EUR par jour pendant douze mois, assortie d’une peine de substitution de privation de liberté (paragraphe 18 ci-dessus), pour délit continu d’injures graves assorties de publicité, n’est compatible avec la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention que dans des circonstances exceptionnelles qui ne concurrent pas en l’espèce (voir, mutatis mutandis, Otegi Mondragon, précité, § 59).
53. Rien dans les circonstances de la présente espèce, dans laquelle les propos litigieux ont été tenus dans le contexte d’un débat sur une question présentant un intérêt public, n’était de nature à justifier l’imposition d’une telle peine. Par sa nature même, une telle sanction produit immanquablement un effet dissuasif. Il faut également prendre en compte les retombées durables que toute inscription au casier judiciaire pourrait avoir sur la façon de travailler des professionnels des médias, notamment des journalistes (voir, mutatis mutandis, Artun et Güvener c. Turquie, no 75510/01, § 33, 26 juin 2007, Otegi Mondragon, précité, § 60).
54. Eu égard à ce qui précède, à supposer même que les raisons invoquées par les juridictions internes puissent passer pour pertinentes, elles ne suffisent pas à démontrer que l’ingérence dénoncée était « nécessaire dans une société démocratique ». Nonobstant la marge d’appréciation des autorités nationales, la Cour considère que la condamnation du requérant en combinaison avec, en particulier, la sanction grave qui lui a été infligée, était disproportionnée au but visé.
55. Dès lors, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
56. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
57. Le requérant n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 juin 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stephen PhillipsHelena Jäderblom
GreffierPrésidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge ad hoc Lozano Cutanda.
H.J.
J.S.P.
OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE LOZANO CUTANDA
1. Je regrette de ne pouvoir partager l’opinion de la majorité de la Cour : à mon avis, il n’y a pas eu de violation du droit du requérant à la liberté d’expression au regard de la Convention et de la jurisprudence de la Cour.
2. Mon désaccord concerne pour l’essentiel la façon dont la majorité a compris les déclarations du requérant (§§ 45-51). L’arrêt reconnait que « les mots durs employés par le requérant à l’égard de R.G » sont « critiquables du point de vue de la déontologie journalistique », mais estime que ces affirmations « ne sauraient passer [à ses] yeux (...) pour des allégations délibérément mensongères, mais pour le pendant d’une liberté journalistique, qui comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation ».
Or, il faut souligner que, de toutes les déclarations du requérant, les tribunaux espagnols n’ont considéré que celles qui outrepassaient, compte tenu de leur inexactitude, la tonalité du propos et, du fait de leur caractère répétitif dans le temps, la dose de provocation acceptée par la jurisprudence de la Cour en matière de liberté journalistique, et qui portaient atteinte au droit à la protection de la réputation, lequel relève, en tant qu’élément de la vie privée, de l’article 8 de la Convention.
3. En l’espèce, le journaliste, M. Jimenez Losantos, a diffusé des informations inexactes par lesquelles il imputait à l’ancien maire de Madrid des faits d’une extrême gravité, tout particulièrement une volonté d’entraver l’enquête sur les attentats du 11 mars 2004 à Madrid. Il s’agit certainement d’une information inexacte parce que l’ancien maire avait dit, selon les éléments de preuve fournis par les déclarations littérales du requérant au journal ABC et mis en avant par les juges, qu’il fallait non pas revenir sur le débat concernant la confiance qui aurait été accordée au gouvernement socialiste à la suite des attentats du 11 mars, mais juger la gestion politique du parti au pouvoir et établir un projet d’avenir visant les nouvelles générations.
Déduire de ces déclarations que R. G. souhaitait l’immunité pour les auteurs du massacre, comme l’accusé l’a répété à maintes reprises (huit fois pendant la période allant du 8 juin au 29 novembre 2006), constitue une information inexacte relatant des faits très graves dépourvus de base factuelle et sans aucun intérêt pour le débat public, dès lors que la condition de R.G. en tant que maire de Madrid n’avait rien à voir avec l’enquête sur des faits criminels.
En ce qui concerne le ton de ses propos, le journaliste requérant reconnaît lui-même « qu’il a certes fait preuve d’agressivité (...) », et « qu’il a utilisé pour cela des mots grossiers et blessants » (§ 28). En effet, il a affirmé à plusieurs reprises que R.G. tentait de « cacher ce mécanisme misérable, abject, illégal et immoral d’occultation du massacre, de ne pas enquêter sur le massacre qui a provoqué un changement brutal et radical de toute la politique espagnole, de faire en sorte que les auteurs des 192 assassinats et des 1 500 blessés s’en sortent en toute impunité », parmi d’autres allégations mensongères qui dépassent clairement la « dose d’exagération, voire même de provocation » dont il est permis de faire usage dans le cadre de l’exercice de la liberté d’expression.
Attribuer à un individu, même à un politicien, des mots qu’il n’a pas prononcés et affirmer qu’il est en faveur de l’impunité pour des terroristes assassins auteurs d’un massacre est une attaque « ad hominem » contre la réputation d’un politique, attaque qui ne peut être protégée par la liberté d’expression, comme l’ont jugé les trois instances judiciaires internes (le juge pénal nº 6 et l’Audiencia provincial, l’un et l’autre de Madrid, et le Tribunal constitutionnel), qui n’ont pas estimé que ces critiques mensongères pouvaient s’inscrire dans un débat d’intérêt public. Mentir n’est pas débattre.
4. Donc, comme la Cour l’a noté dans l’affaire Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 39, CEDH 2004‑II, compte tenu de l’extrême gravité des faits inexacts imputés et de la diffusion du message en question à plusieurs reprises, le journaliste concerné devait « faire preuve de la plus grande rigueur et d’une particulière mesure (...) d’autant plus (...) que [le] bulletin était diffusé par la voie hertzienne, sur les ondes d’une radio couvrant l’ensemble du territoire ». À cet égard, la Cour a rappelé que l’exercice de la liberté d’expression comporte des devoirs et des responsabilités et que la garantie que l’article 10 offre aux journalistes « est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi, de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique » (Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 65, CEDH 2002‑V, et Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999‑I). De plus, comme la Cour l’a noté dans l’arrêt Mihaiu c. Roumanie, no 42512/02, § 66, 4 novembre 2008), « le fait de mettre directement en cause une personne déterminée, en indiquant son nom et sa fonction, implique l’obligation de fournir une base factuelle suffisante dans le cadre de la procédure ouverte à son encontre».
Or, tel ne fut pas le cas en l’espèce et la Cour aurait dû par conséquent juger « pertinents et suffisants » les motifs retenus par les tribunaux nationaux pour conclure à la condamnation des requérants.
5. En ce qui concerne la condamnation prononcée, le requérant a été déclaré coupable d’un délit continu d’injures graves assorties de publicité et condamné au paiement d’une amende pénale ce qui, en soi, confère aux mesures prises à son encontre un degré élevé de gravité (voir mutatis mutandis, les arrêts Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 67, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII, et Niskasaari et autres c. Finlande, no 37520/07, § 77, 6 juillet 2010). Toutefois, vu la marge d’appréciation que l’article 10 de la Convention laisse aux États contractants, il ne saurait être considéré qu’une réponse pénale à des faits de diffamation soit, de par sa nature même, disproportionnée au but poursuivi (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 59, CEDH 2007‑IV, Radio France, précité, § 51, et Łozowska c. Pologne, no 62716/09, § 92, 13 janvier 2015). Ce qu’il faut examiner, c’est par conséquent la proportionnalité de l’amende infligée au vu de la gravité des faits.
En l’espèce, il faut noter que les tribunaux internes ont fixé le montant de l’amende en tenant compte de la situation financière du requérant, c’est-à-dire eu égard à sa position en tant que directeur du programme radiophonique « La mañana » de la chaine COPE, et lui ont imposé le montant de 100 euros par jour pendant douze mois, le montant minimum prévu par le code pénal espagnol étant de 2 euros par jour et le montant maximum de 400 euros par jour. Cette amende pénale semble donc proportionnée aux circonstances de la cause, eu égard à la gravité des faits inexacts imputés à l’ancien maire et à la diffusion du message en question à plusieurs reprises sur une chaine couvrant l’ensemble du territoire espagnol.
À deux reprises, la majorité invoque l’arrêt Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, §§ 58-59, CEDH 2011, dans lequel ont été prises en compte la nature et la lourdeur des peines infligées, éléments à retenir lorsqu’il s’agit de mesurer la « proportionnalité » de l’ingérence. Or, la majorité a oublié le dernier alinéa du § 54 de cet arrêt : « [l]a Cour tient compte par ailleurs du fait qu’il s’agissait d’assertions orales prononcées lors d’une conférence de presse, ce qui a ôté la possibilité au requérant de les reformuler, de les parfaire ou de les retirer avant qu’elles ne soient rendues publiques (Fuentes Bobo c. Espagne, no [39293/98](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2239293/98%22%5D%7D), § 46, 29 février 2000, et Birol c. Turquie, no [44104/98](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2244104/98%22%5D%7D), § 30, 1er mars 2005) ». En l’espèce, en revanche, l’attaque « ad hominem » lancée par le requérant a commencé le 8 juin 2007 et, en dépit de l’annonce le même jour par le maire alors en exercice de sa volonté d’intenter une action en justice contre le journaliste, ce dernier a non seulement exprimé sa critique en faisant état d’informations inexactes relatant des faits très graves dépourvus de base factuelle, mais il l’a poursuivie à sept reprises, soit deux fois en juin, deux fois en septembre, une fois en octobre et deux fois en novembre lors de l’année 2007, en se livrant publiquement à des assertions formulées de manière gratuitement agressive, grossière et blessante.
6. Eu égard à ce que précède, la condamnation du requérant pour ses propos diffamatoires et la peine qui lui a été infligée n’étaient pas disproportionnées aux buts légitimes visés et les motifs avancés par les juridictions nationales étaient suffisants et pertinents pour justifier pareilles mesures. Le droit garanti par l’article 10 de la Convention n’est pas un droit absolu et, compte tenu des circonstances en l’espèce, cette ingérence dans le droit à la liberté d’expression s’est révélée nécessaire, au sein d’une société démocratique, à la protection du droit à la réputation d’autrui qui est un droit qui relève, en tant qu’élément de la vie privée, de l’article 8 de la Convention.
7. Je conclus donc à l’absence de violation de la Convention.