GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE MOZER c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA ET RUSSIE
(Requête no 11138/10)
ARRÊT
STRASBOURG
23 février 2016
Cet arrêt est définitif.
En l’affaire Mozer c. République de Moldova et Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Dean Spielmann,
Işıl Karakaş,
Josep Casadevall,
Luis López Guerra,
Mark Villiger,
Ján Šikuta,
George Nicolaou,
Nebojša Vučinić,
Kristina Pardalos,
Erik Møse,
Paul Lemmens,
Paul Mahoney,
Johannes Silvis,
Ksenija Turković,
Dmitry Dedov, juges,
Mihai Poalelungi, juge ad hoc,
et de Søren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 4 février et 7 décembre 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 11138/10) dirigée contre la République de Moldova et la Fédération de Russie et dont un ressortissant moldave, M. Boris Mozer (« le requérant »), a saisi la Cour le 24 février 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me A. Postica, Me D. Străisteanu et Me P. Postica, avocats à Chişinǎu. Le gouvernement moldave a été représenté par son agent, M. L. Apostol, et le gouvernement russe par M. G. Matyushkin, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.
3. Le requérant alléguait en particulier l’illégalité de son arrestation et de sa détention. Par ailleurs, il soutenait ne pas avoir bénéficié des soins médicaux requis par son état de santé, avoir été détenu dans des conditions inhumaines et s’être vu interdire de voir ses parents et son pasteur.
4. Le 29 mars 2010, la requête a été communiquée aux gouvernements défendeurs.
5. Valeriu Griţco, juge élu au titre de la République de Moldova, s’étant déporté (article 28 du règlement de la Cour – « le règlement »), le président de la troisième section a désigné Mihai Poalelungi pour siéger à sa place en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
6. Le 20 mai 2014, une chambre de la troisième section composée de Josep Casadevall, président, Ján Šikuta, Luis López Guerra, Kristina Pardalos, Johannes Silvis, Dmitry Dedov, juges, Mihai Poalelungi, juge ad hoc, ainsi que de Santiago Quesada, greffier de section, s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).
7. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 4 février 2015 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le gouvernement moldave
M.L. Apostol,agent,
MmeI. Gheorghieş,
M.R. Caşu,conseillers ;
– pour le gouvernement russe
MM.G. Matyushkin, représentant de la Fédération de Russie
auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, agent,
N. Mikhaylov
MmeO. Ocheretyanaya,
M.D. Gurin,conseillers ;
– pour le requérant
MM.A. Postica,
P. Postica,conseils,
MmeN. Hriplivii,
MM.V. Vieru,
A. Zubco,
MmeO. Manole, conseillers.
La Cour a entendu M. Apostol, M. Matyushkin, Mme Hriplivii et M. Postica en leurs déclarations, ainsi que M. Apostol, M. Matyushkin et M. Postica en leurs réponses à des questions de juges.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
8. Le requérant est un ressortissant moldave appartenant à la minorité ethnique allemande. Il est né en 1978 et a vécu à Tiraspol jusqu’en 2010. Depuis 2011, il réside en Suisse, où il a demandé l’asile.
9. Le gouvernement moldave a indiqué que, malgré tous ses efforts, il lui avait été impossible de vérifier la majeure partie des faits de l’espèce en raison du manque de coopération des autorités de la « République moldave de Transnistrie » (« RMT »), autoproclamée comme telle. Il s’est donc fondé de manière générale sur les faits tels qu’exposés par le requérant.
10. Le gouvernement russe n’a pas formulé d’observations sur les circonstances de l’espèce.
11. Les faits de la cause, tels qu’exposés par le requérant et tels qu’ils peuvent être établis à partir des documents versés au dossier, peuvent se résumer comme suit.
12. Le contexte de l’affaire, notamment le conflit armé qui s’est déroulé en Transnistrie en 1991-1992, ainsi que les événements ultérieurs, est décrit dans les arrêts Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie ([GC], no 48787/99, §§ 28-185, CEDH 2004-VII) et Catan et autres c. République de Moldova et Russie ([GC], nos 43370/04 et 2 autres, §§ 8-42, CEDH 2012).
A. L’arrestation, la détention et la libération du requérant
13. Soupçonné d’avoir escroqué la société pour laquelle il travaillait, ainsi qu’une autre société appartenant au même groupe, le requérant fut mis en détention le 24 novembre 2008. Les sociétés concernées chiffrèrent tout d’abord le dommage qu’elles estimaient avoir subi à 40 000 dollars américains (USD), avant de le réévaluer à 85 000 USD. Le requérant fut incité à avouer avoir commis une infraction, ce qu’il nie. Il signa plusieurs aveux, selon lui sous la pression de menaces dirigées contre lui et ses proches. Il déclare avoir été tout d’abord détenu par des agents de sécurité de son entreprise, qui l’auraient menacé afin de le pousser à avouer, avant d’être remis aux autorités d’enquête.
14. Le 26 novembre 2008, le « tribunal du peuple de Tiraspol » plaça le requérant en détention provisoire pour une durée indéterminée.
15. Le 5 décembre 2008, la « Cour suprême de la RMT », saisie d’un recours soumis par l’avocat du requérant, le rejeta pour défaut de fondement. Ni le requérant ni son avocat n’étaient présents à l’audience.
16. Le 20 mars 2009, le « tribunal du peuple de Tiraspol » prorogea la détention du requérant pour une durée maximale de cinq mois à compter de la date de son arrestation.
17. Le 21 mai 2009, le « tribunal du peuple de Tiraspol » prorogea la détention du requérant pour une durée maximale de huit mois à compter de la date de son arrestation. La « Cour suprême de la RMT » confirma cette décision le 29 mai 2009. Ni le requérant ni son avocat n’étaient présents à l’audience.
18. Le 22 juillet 2009, le « tribunal du peuple de Tiraspol » prorogea la détention du requérant jusqu’au 24 septembre 2009.
19. Le 22 septembre 2009, le « tribunal du peuple de Tiraspol » prorogea la détention du requérant jusqu’au 24 novembre 2009. La « Cour suprême de la RMT » confirma cette décision le 2 octobre 2009. L’avocat du requérant était présent à l’audience.
20. Le 4 novembre 2009, l’affaire pénale du requérant fut transmise à la juridiction de jugement.
21. Le 21 avril 2010, la détention du requérant fut de nouveau prorogée jusqu’au 4 août 2010.
22. Le 1er juillet 2010, le « tribunal du peuple de Tiraspol » reconnut le requérant coupable, envers deux sociétés, d’escroquerie, infraction réprimée par l’article 158-1 du « code pénal de la RMT », et le condamna à une peine de sept ans d’emprisonnement assortie d’un sursis de cinq ans. Il ordonna la confiscation des sommes placées sur le compte bancaire de l’intéressé et sur celui de son amie, ainsi que de son véhicule personnel, ce qui représentait un montant total d’environ 16 000 USD, et enjoignit à l’intéressé de verser aux deux sociétés une somme d’environ 26 400 USD. Il ordonna également la libération de l’intéressé sous réserve que celui-ci s’engageât à ne pas quitter la ville. Cette décision ne fit l’objet d’aucun recours. Aux dires du requérant, pour payer une partie des dommages-intérêts, ses parents vendirent son appartement et versèrent 40 000 USD aux deux sociétés.
23. Peu après le 1er juillet 2010, le requérant partit se faire soigner à Chişinǎu, puis, en 2011, gagna la Suisse.
24. Le 25 janvier 2013, le « tribunal du peuple de Tiraspol » modifia son jugement pour tenir compte d’amendements au « code pénal de la RMT » allégeant les sanctions prévues pour l’infraction dont le requérant avait été reconnu coupable. La peine infligée à celui-ci fut donc ramenée à six ans et six mois d’emprisonnement, toujours assortie d’un sursis de cinq ans.
25. Par une décision définitive du 15 février 2013, ce même tribunal annula le sursis en raison du défaut de comparution du requérant devant les autorités de probation et ordonna que la peine d’emprisonnement fût intégralement purgée.
26. À la suite d’une demande de l’avocat du requérant datant du 12 octobre 2012, la Cour suprême de justice de la République de Moldova annula le 22 janvier 2013 le jugement rendu le 1er juillet 2010 par le « tribunal du peuple de Tiraspol ». Renvoyant aux articles 114 et 115 de la Constitution et à l’article premier de la loi sur le statut des juges (paragraphes 69‑70 ci-dessous), la haute juridiction constata que les tribunaux mis en place sur le territoire de la « RMT » n’avaient pas été instaurés conformément à la législation moldave et n’avaient donc pas pu condamner légalement le requérant. Elle ordonna que les pièces versées au dossier pénal de l’affaire fussent transmises au parquet afin qu’il engageât des poursuites contre les personnes responsables de la mise en détention du requérant et déterminât si celui-ci avait porté atteinte aux droits d’autrui.
27. Le 31 mai 2013, le parquet général de la République de Moldova informa l’avocat du requérant qu’il avait ouvert une enquête pénale concernant la privation illégale de liberté subie par l’intéressé et que, dans le cadre de cette enquête, « toutes les mesures et actions procédurales possibles [étaient] planifiées et mises en œuvre ». Il précisa que l’enquête était au point mort en raison de l’impossibilité d’entreprendre des démarches procédurales sur le territoire de la « RMT » autoproclamée.
B. Les conditions de détention du requérant et le traitement médical suivi par lui
28. L’état de santé du requérant, qui souffre depuis son enfance d’asthme bronchique, se détériora en prison, et l’intéressé fut victime de plusieurs crises d’asthme. Il fut transféré à plusieurs reprises d’un centre de détention provisoire à un autre (notamment celui du commissariat central de Tiraspol et celui de Slobozia, ainsi que la colonie no 3 à Tiraspol et le centre de détention provisoire de Hlinaia), aucun de ces établissements n’offrant selon l’intéressé des conditions adéquates de détention.
29. Décrivant les conditions prévalant au commissariat central de Tiraspol, le requérant mentionne un degré élevé d’humidité, un système d’aération en panne, l’absence de lumière naturelle (le centre de détention étant situé au sous-sol du bâtiment et les fenêtres recouvertes de feuilles de métal percées de petits trous), ainsi que le surpeuplement (il aurait été détenu dans une cellule de 15 m² avec douze autres personnes). Il explique que lui-même et ses codétenus devaient dormir à tour de rôle sur une seule plateforme en bois de grande taille, sans literie. Il aurait été autorisé à se livrer à quinze minutes d’exercice physique par jour et aurait passé le reste de la journée dans sa cellule. Selon lui, de nombreux détenus fumaient dans la cellule, ce qui aurait contribué à provoquer ses crises d’asthme. Le requérant ajoute que l’atmosphère dans le camion tôlé dans lequel il était transporté jusqu’au bureau de l’enquêteur était suffocante, qu’il était placé dans une cellule dépourvue de toilettes pendant des heures (tandis qu’il attendait d’être interrogé par l’enquêteur), et qu’il avait alors eu de nombreuses crises d’asthme. D’après lui, les détenus ne pouvaient laver leur linge que dans les cellules, où les vêtements mouillés étaient suspendus pour sécher. Le requérant indique que la nourriture était insuffisante en quantité et immangeable, et que les cellules grouillaient de parasites. Selon lui, il n’y avait aucun produit d’hygiène, sauf ceux fournis par les proches des détenus. Le requérant déclare avoir été détenu pendant plusieurs mois dans une cellule où il faisait très chaud en été, ce qui lui aurait valu encore plus de crises d’asthme.
30. Le requérant donne une description similaire de ses conditions de détention au centre de Slobozia, où il aurait manqué de tout produit d’hygiène, aurait été transporté dans un camion bondé et dénué de système d’aération et aurait entièrement dépendu de ses parents pour la fourniture de médicaments.
31. Concernant la colonie no 3 de Tiraspol, il se plaint là encore de l’insuffisance des soins médicaux, du surpeuplement des cellules (où les détenus auraient été confinés toute la journée, sauf pendant l’heure quotidienne d’exercice physique) et du manque d’aération, alors que, selon lui, ses codétenus fumaient beaucoup. Il ajoute que la nourriture était immangeable, pleine de vers et d’aliments pourris. Il explique qu’en hiver le chauffage n’était allumé que quelques heures par jour et que, au commissariat de Tiraspol, les détenus étaient autorisés à prendre une douche par semaine (il précise que les détenus de sa cellule ne disposaient en tout que de vingt minutes pour se doucher à l’eau froide).
32. Au centre de détention provisoire de Hlinaia, le requérant aurait de nouveau été placé dans une cellule surpeuplée et n’aurait bénéficié de pratiquement aucun soin médical.
33. Pendant sa détention, le requérant se plaignit de son état de santé et sollicita une assistance médicale à de nombreuses reprises. Ses parents demandèrent de manière répétée que leur fils fût examiné par un spécialiste des poumons. Le 12 mars 2009, le requérant vit enfin un médecin et divers examens furent menés. Un diagnostic d’asthme bronchique instable fut établi et un traitement lui fut prescrit.
34. En mai 2009, le requérant fut transféré au Centre d’aide médicale et de réadaptation sociale du « ministère de la Justice de la RMT » (« le Centre »). Les médecins du Centre confirmèrent le premier diagnostic et que l’intéressé souffrait de crises d’asthme fréquentes et d’une insuffisance respiratoire des deuxième et troisième degrés, et constatèrent que son état de santé continuait de s’aggraver. Le 7 mai 2009, le Centre informa les proches du requérant qu’il ne disposait ni d’un spécialiste des poumons ni de l’équipement de laboratoire requis pour dispenser un traitement approprié à l’intéressé. Les médecins ajoutèrent que celui-ci avait besoin d’être transféré dans le service de pneumologie de l’hôpital républicain, mais que ce transfert serait impossible à organiser, car l’hôpital n’avait pas assez de personnel pour assurer la surveillance du requérant pendant son séjour.
35. En 2009, à une date non précisée, la mère du requérant demanda à ce que son fils fût transféré dans un hôpital spécialisé, au motif que l’asthme bronchique était l’une des pathologies énumérées par le « ministère de l’Intérieur de la RMT » comme appelant un transfert à l’hôpital. Le 1er juin 2009, le « ministère de l’Intérieur de la RMT » lui répondit que seuls les détenus condamnés pouvaient être transférés dans un hôpital pour ces motifs.
36. Le 21 septembre 2009, le Centre informa les parents du requérant que leur fils y était toujours hospitalisé depuis son arrivée en mai 2009, mais que son état de santé continuait de se détériorer et que le traitement n’apportait aucune amélioration visible.
37. Le 15 février 2010, une commission médicale composée de quatre médecins expérimentés de la « RMT » formula les constatations suivantes :
« Malgré les soins réguliers, le dysfonctionnement respiratoire continue de s’aggraver et le traitement n’a aucun effet notable. On observe une aggravation constante, avec une augmentation de la fréquence des crises d’asthme et de la difficulté à les stopper. »
Outre le diagnostic initial d’asthme bronchique et d’insuffisance respiratoire, la commission estima que le requérant souffrait d’une encéphalopathie post-traumatique du deuxième degré. Elle conclut que :
« L’espérance de vie/le pronostic vital [du requérant] n’est pas favorable. Le maintien de l’intéressé en détention dans les conditions [prévalant dans les centres de détention provisoire] apparaît problématique en raison de l’absence [au Centre] d’équipements de laboratoire et de personnel soignant qualifié qui soit en mesure de dispenser le traitement requis et d’en vérifier les effets. »
38. Malgré les conclusions de la commission, le requérant fut transféré le même jour au centre de détention provisoire de Hlinaia, lequel, selon les observations de l’intéressé non contestées par les gouvernements défendeurs, était moins bien équipé que le Centre. Le 16 février 2010, la mère du requérant fut autorisée à le voir. Le requérant lui décrivit ses conditions médiocres de détention (absence de système d’aération, tabagisme passif, surpeuplement) et l’informa qu’il avait déjà eu deux crises d’asthme ce jour-là. Le personnel pénitentiaire dit à la mère du requérant qu’elle devait apporter à son fils les médicaments nécessaires, car la prison n’en avait pas à lui fournir.
39. Le 18 février 2010, la mère du requérant demanda au « président de la RMT » que son fils fût transféré en urgence dans un hôpital spécialisé et qu’il fût libéré afin de pouvoir recevoir les soins nécessités par son état. Le 20 février 2010, il lui fut répondu que sa plainte n’avait mis au jour aucune violation de la loi.
40. Après le 18 février 2010, à une date non précisée, le requérant fut transféré à la prison no 1 de Tiraspol. Le 17 mars 2010, il fut de nouveau hospitalisé au Centre pour y être traité.
41. Dans une lettre du 11 juin 2010 adressée à l’avocat du requérant, le directeur du Centre expliquait que, outre le diagnostic principal d’asthme, le requérant présentait également une insuffisance respiratoire terminale, les symptômes d’une blessure à la tête ayant entraîné des dommages cérébraux localisés, les premiers signes d’une hypertonie, une allergie pulmonaire qui rendait le traitement et la capacité de stopper ses crises d’asthme plus difficiles, une encéphalopathie post-traumatique, de l’hypertension artérielle, une toxoplasmose, une lambliase (infection par un parasite), une gastroduodénite chronique, une pancréatite, et une pyélonéphrite, en conséquence de quoi le pronostic des médecins était plus défavorable qu’auparavant.
42. Dans plusieurs réponses aux demandes des parents du requérant, les autorités de la « RMT » les informèrent que leur fils était régulièrement examiné par divers médecins. Après son transfert du Centre au centre de détention provisoire de Hlinaia le 15 février 2010, l’état de santé du requérant s’était détérioré et, le 17 mars 2010, l’intéressé avait été hospitalisé d’urgence au Centre pour y être traité.
43. Le requérant indique que son état de santé s’est amélioré grâce au traitement dont il a bénéficié à Chişinǎu après sa libération. Il ajoute que, cependant, de crainte d’être de nouveau appréhendé par les « milices de la RMT », il s’est enfui en Suisse où il a demandé l’asile (paragraphe 23 ci-dessus).
C. Les rencontres du requérant avec ses parents et son pasteur
44. De novembre 2008 à mai 2009, le requérant ne fut pas autorisé à voir ses parents, malgré ses demandes répétées (présentées par exemple le 5 mars et les 13, 16 et 30 avril 2009). La première visite autorisée se déroula six mois après son arrestation, le 4 mai 2009. Le 9 décembre 2009, un juge du « tribunal du peuple de Tiraspol » refusa d’autoriser une autre rencontre au motif que l’affaire était toujours en cours d’examen. Une autre demande de visite fut rejetée le 15 février 2010. Le 16 février 2010, le requérant et sa mère furent autorisés à se voir, mais ils durent s’entretenir en présence d’un gardien. Ils se virent interdire de parler leur langue (l’allemand) et durent s’exprimer en russe sous peine de voir le gardien interrompre la visite.
45. En juin et septembre 2009, le pasteur norvégien Per Bergene Holm chercha à rendre visite au requérant, celui-ci ayant demandé à le voir, car il souhaitait bénéficier de certains services religieux, notamment « être entendu en confession et recevoir les sacrements ». Le pasteur ne fut pas autorisé à rendre visite au requérant, ce qu’il confirma ultérieurement dans une lettre à la Cour du 29 septembre 2010. Le 30 septembre 2009, un « conseiller du président de la RMT » reconnut qu’il n’y avait aucune raison d’interdire au pasteur de rencontrer le requérant et que pareil refus était incompatible avec « la Constitution et les lois de la RMT ». Le pasteur fut finalement autorisé à voir le requérant le 1er février 2010. Selon les observations du requérant, non contestées par les Gouvernements, un gardien demeura dans la pièce tout au long de l’entrevue.
D. Les plaintes à diverses autorités
46. Les parents du requérant adressèrent plusieurs plaintes aux autorités moldaves et à l’ambassade de Russie en Moldova concernant la situation de leur fils.
47. Le 12 octobre 2009, le Centre des droits de l’homme de Moldova (le médiateur moldave) répondit qu’il n’avait aucun moyen de prendre en charge le cas du requérant.
48. Le 3 novembre 2009, le parquet général de Moldova informa les parents du requérant qu’il n’était pas en mesure d’intervenir en raison de la situation politique qui régnait dans la région de Transnistrie depuis 1992. Il évoqua également les réserves de la Moldova quant à sa capacité à assurer le respect de la Convention dans les régions orientales du pays.
49. Une plainte déposée à une date non précisée auprès de l’ambassade de Russie en Moldova fut transmise au « parquet de la RMT ». Celui-ci répondit le 1er février 2010 que l’affaire du requérant était pendante devant les « tribunaux de la RMT », qui étaient seuls compétents pour traiter toute plainte déposée après la transmission de l’affaire à la juridiction de jugement. Le 10 février 2010, l’ambassade de Russie transmit cette réponse à la mère du requérant.
50. Le requérant adressa également une plainte à la commission de contrôle unifiée, une force de maintien de la paix trilatérale opérant dans une zone tampon démilitarisée située à la frontière entre la Moldova et la Transnistrie, dénommée « zone de sécurité » (voir, pour plus de détails, Ilaşcu et autres, précité, § 90). On ne sait pas s’il obtint ou non une réponse.
51. Après la communication de la présente requête aux gouvernements défendeurs, le vice-premier ministre moldave envoya le 9 mars 2010 aux ambassadeurs russe, ukrainien et américain auprès de la Moldova, ainsi qu’au Conseil de l’Europe, à l’Union européenne et à l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), une lettre dans laquelle il leur demandait une assistance en vue d’assurer le respect des droits du requérant.
52. Le 16 juillet 2010, le requérant demanda au parquet général moldave de l’intégrer, ainsi que ses parents, dans un programme de protection des témoins, au motif que les « milices de la RMT » l’avait recherché à son domicile à Tiraspol pendant qu’il se trouvait à l’hôpital à Chişinǎu. Le même jour, le requérant se vit accorder le statut officiel de victime. Toutefois, le 19 juillet 2010, le parquet de Bender refusa la demande de protection au motif qu’il n’avait pas été établi que l’intéressé était exposé à un risque quelconque pour sa vie ou sa santé.
53. Le 6 août 2010, à la suite d’une plainte du requérant, le juge d’instruction du tribunal du district de Bender, en Moldova, annula la décision du 19 juillet 2010 au motif que le requérant avait été illégalement arrêté, condamné et privé de ses biens. Il ordonna au parquet de Bender d’intégrer le requérant et la famille de celui-ci dans un programme de protection de témoins. Les parties n’ont pas informé la Cour de la suite éventuelle des événements à cet égard.
E. Informations concernant le soutien allégué de la Russie à la « RMT »
54. Le requérant a soumis des reportages émanant de divers médias de la « RMT ». Selon un article publié le 13 avril 2007 par Regnum, l’une des principales agences de presse russes en ligne à l’époque des faits, l’ambassadeur russe auprès de la Moldova avait prononcé la veille à Tiraspol un discours dans lequel il avait déclaré que la Russie continuerait à soutenir la « RMT » et n’abandonnerait jamais ses intérêts dans cette région. Le diplomate aurait ajouté : « La Russie est présente depuis plus d’un siècle dans cette région. Nos ancêtres y sont enterrés. Une part majeure de notre histoire s’y est déroulée. »
55. Le 20 avril 2007, cette même agence informa le public d’une décision du ministère russe des Finances de faire don à la « RMT » d’une somme de 50 millions USD sous forme d’aide non remboursable, ainsi que de lui consentir un prêt de 150 millions USD garanti par les biens de la « RMT ».
56. Dans un article du 23 novembre 2006, l’agence Regnum rapporta une déclaration du « président de la RMT » indiquant que tous les « ministères de la RMT » travaillaient à une harmonisation de la législation de la « RMT » avec celle de la Russie et qu’une délégation de représentants des « ministères de la RMT » devait se rendre à Moscou dans les jours qui suivaient pour discuter de ce projet.
57. Le gouvernement moldave indique que « le dernier et minime » retrait d’armements de la « RMT » vers la Russie eut lieu le 25 mars 2004, ajoutant que près de vingt mille tonnes de munitions et d’équipements militaires pourraient être encore stockés sur le territoire contrôlé par la « RMT ». D’après lui, des fonctionnaires russes et ukrainiens purent visiter le dépôt d’armes de Colbasna le 26 janvier 2011, alors que les fonctionnaires moldaves ne furent ni informés de cette visite ni invités à y participer.
58. En février 2011, l’ambassadeur russe auprès de la Moldova indiqua notamment dans des allocutions publiques qu’à compter de 2003, à la suite du refus de la Moldova de signer un accord de règlement avec la « RMT » (le « mémorandum de Kosak »), la Russie n’avait plus été en mesure de retirer des armes de la « RMT » en raison de la résistance de celle-ci.
59. Selon le gouvernement moldave, l’aéroport de Tiraspol, qui a été officiellement fermé par les autorités russes le 1er décembre 2005, continue de servir aux hélicoptères et avions militaires et civils de la « RMT ». Il s’y trouverait toujours des avions et hélicoptères militaires russes. Pendant la période 2004-2009, plus de quatre-vingt vols non autorisés par les autorités moldaves auraient été enregistrés au départ de cet aéroport, dont certains, semble-t-il, à destination de la Russie.
60. Le gouvernement moldave assure que la « RMT » a reçu en 2011 une aide de la Russie s’élevant au total à 20,64 millions USD, soit du fait de la renonciation par celle-ci à des créances correspondant au gaz naturel utilisé en Transnistrie, soit sous la forme de prêts non remboursables. En 2010, la « RMT » aurait consommé du gaz naturel en provenance de Russie pour un montant de 505 millions USD. Elle aurait versé à la société russe Gazprom 20 millions USD, soit environ 4 % de la valeur du gaz consommé. Parallèlement, la population locale aurait versé aux autorités de la « RMT » pour le paiement du gaz un montant total d’environ 163 millions USD en 2010, somme qui demeurerait en grande partie à la disposition de la « RMT ».
II. RAPPORTS D’ORGANISATIONS INTERGOUVERNEMENTALES ET NON GOUVERNEMENTALES
A. Les Nations unies
61. Les passages pertinents du rapport du Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, Manfred Nowak, concernant sa visite en République de Moldova du 4 au 11 juillet 2008 (Conseil des droits de l’homme des Nations unies, 12 février 2009, documents officiels, A/HRC/10/44/Add.3), se lisent ainsi :
[Traduction du greffe]
« La région transnistrienne de la République de Moldova
(...)
29. Le Rapporteur spécial a également reçu des informations selon lesquelles des transferts de prisonniers sont effectués par la police dans la région transnistrienne de la République de Moldova. Les détenus sont entassés dans un wagon en métal pourvu d’une seule minuscule fenêtre. L’été, la chaleur dans le wagon devient insoutenable au bout de quelques minutes, mais les détenus doivent y rester pendant des heures. Différentes catégories de détenus sont regroupées pendant ces transports (adultes, mineurs, malades, y compris des personnes souffrant de tuberculose déclarée), ce qui expose les intéressés au risque d’être contaminés par des maladies.
(...)
45. Selon plusieurs de ses interlocuteurs, dont des détenus, des progrès ont été accomplis en ce qui concerne les conditions au sein du système pénitentiaire ; par exemple le chauffage fonctionne, la qualité de la nourriture s’est améliorée, le traitement des séropositifs en prison a débuté en septembre 2007. Toutefois, les plaintes concernant la médiocre qualité de la nourriture, voire la pénurie de nourriture, demeurent courantes. Le Rapporteur spécial a également reçu des rapports selon lesquels les programmes internationaux ne sont souvent pas appliqués dans la région transnistrienne de la République de Moldova, ce qui entraîne une couverture moindre en matière de soins médicaux et des problèmes pour ce qui est notamment du traitement de la tuberculose, ainsi qu’un pourcentage plus élevé de personnes atteintes de tuberculose et infectées par le VIH.
46. Le Rapporteur spécial est préoccupé par le fait que nombre des violations des droits de l’homme découlent de la législation en vigueur, laquelle, par exemple, prescrit le placement à l’isolement des personnes condamnées à la peine capitale et à l’emprisonnement à perpétuité, et prévoit des restrictions draconiennes aux contacts avec le monde extérieur.
47. Les conditions de détention au quartier général de la milice à Tiraspol sont manifestement incompatibles avec les normes internationales minimales. Le Rapporteur spécial considère que la détention dans des cellules surpeuplées, avec peu de places de couchage, pratiquement pas de lumière naturelle ni d’aération, de la lumière artificielle vingt-quatre heures sur vingt-quatre, un accès réduit à la nourriture et des équipements sanitaires très médiocres, s’analyse en un traitement inhumain. »
62. Les parties pertinentes du rapport sur les droits de l’homme dans la région transnistrienne de la République de Moldova (rédigé par Thomas Hammarberg, expert des Nations unies et daté du 14 février 2013), se lisent ainsi :
[Traduction du greffe]
« (...) les autorités de facto en Transnistrie ont (...) pris l’engagement unilatéral de respecter certains des principaux traités internationaux, notamment les deux Pactes des Nations unies relatifs aux droits de l’homme, la Convention européenne des droits de l’homme et la Convention des droits de l’enfant. » (p. 4)
« Les modifications apportées au rôle du parquet et la création de la commission d’enquête auront aussi un impact sur le fonctionnement de l’ordre judiciaire. Si le système est correctement mis en œuvre, il est clair que le parquet ne pourra ni surveiller ni exercer un contrôle sur le fonctionnement des tribunaux. » (p. 17)
« L’expert a eu connaissance de nombreuses plaintes présentant une certaine cohérence dirigées contre le fonctionnement de la justice : par exemple, les accusations dans un certain nombre d’affaires seraient « montées de toutes pièces », les procédures seraient utilisées pour intimider les personnes, les avocats de la défense seraient passifs, les personnes disposant d’argent ou de contacts seraient privilégiées par rapport aux gens ordinaires, les témoins modifieraient leurs déclarations en raison de menaces ou d’offres de corruption, et pareilles pratiques saboteraient les procédures.
Il est très difficile pour une personne extérieure de se livrer à une appréciation des fondements de telles accusations, mais certains facteurs incitent l’expert à ne pas les ignorer. Ces accusations reviennent remarquablement souvent et sont même évoquées par quelques acteurs très importants du système. » (p. 18)
« Commentaires
La mise en place d’organes judiciaires compétents, exempts de corruption et indépendants représente un immense défi pour tout système. Toutefois, l’accès à des tribunaux indépendants et impartiaux est un droit fondamental indispensable.
La Constitution transnistrienne énonce que les juges ne peuvent pas être membres de partis politiques ou prendre part à des activités politiques. Il est important que l’ordre judiciaire évite toute relation étroite avec les milieux d’affaires ou des intérêts partisans organisés.
Les procédures de recrutement des juges doivent être impartiales et privilégier les compétences professionnelles et la haute moralité. La corruption et autres abus de confiance doivent faire l’objet d’enquêtes et être sanctionnés par le biais d’un mécanisme disciplinaire crédible et compétent. Un niveau de rémunération raisonnable permettra également aux juges de mieux résister à la tentation d’accepter des pots-de-vin.
Le juge joue un rôle primordial dans la protection du principe de l’« égalité des armes ». L’expert a entendu des plaintes selon lesquelles la défense en général était désavantagée par rapport à l’accusation. Pareille perception compromet la crédibilité du système et le sens de la justice en général.
Le prestige des juges dans la société dépend bien entendu largement de leurs compétences, de leur connaissance des lois et de la jurisprudence, ainsi que de leur compréhension des problèmes de société. Offrir une formation continue constitue un moyen de répondre à ce besoin.
Une formation spéciale est nécessaire pour les magistrats s’occupant de questions de justice des mineurs.
Les Nations unies ont élaboré un ensemble de principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature, qui ont été adoptés à l’unanimité par l’Assemblée générale en [1985]. Ces principes, qui traduisent des points de vue universellement admis sur cette question par les États membres des Nations unies, définissent des paramètres destinés à assurer l’indépendance et l’impartialité des juges et portent sur les conditions de service et le mandat, la liberté d’expression et la liberté d’association et les qualifications, la sélection et la formation. L’OHCHR [Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme] et l’Association internationale du barreau ont élaboré ensemble de nombreux documents donnant des orientations en matière de droits de l’homme dans le cadre de l’administration de la justice et qui pourraient également servir à la formation des professionnels du droit dans la région transnistrienne.
L’expert considère qu’il faudrait procéder à une évaluation de la situation actuelle des mineurs en détention, notamment quant à la durée de leur séjour en prison, à leur situation individuelle, ainsi qu’aux efforts qui sont consentis pour les aider à se réintégrer dans la société.
Pareille étude pourrait servir de cadre pour revoir l’approche globale de la délinquance juvénile. L’expert estime qu’il existe un besoin aigu de développer des programmes de prévention et des solutions de remplacement à la sanction institutionnelle.
(...)
L’expert a été informé qu’au 1er octobre 2 858 personnes étaient détenues dans ces institutions, dont 2 224 étaient condamnées et 634 en détention provisoire. Cela représente environ 500 détenus pour 100 000 habitants, soit un des taux les plus élevés en Europe.
Ce chiffre, après avoir atteint un pic, a baissé pendant l’année 2012, à la suite de libérations consécutives à des réductions de peine et à des grâces consenties à un nombre considérable de détenus.
De plus, le code de procédure pénale a été modifié à l’automne afin de réduire le nombre de personnes maintenues en détention provisoire pendant les enquêtes. Une autre modification prévoit d’autres solutions que l’emprisonnement, telles que des amendes ou des travaux d’intérêt général effectués sous surveillance en dehors du milieu pénitentiaire, pour les infractions les moins graves.
Détention provisoire
Lorsque l’expert s’est rendu à la maison d’arrêt de la prison no 3 de Tiraspol, 344 personnes y étaient incarcérées. Certains individus faisaient l’objet d’une enquête préliminaire. D’autres avaient été inculpés et étaient défendeurs dans le cadre d’une procédure judiciaire. D’autres encore avaient fait appel des peines infligées en première instance.
Aucune de ces trois catégories de personnes ne disposait d’un droit inconditionnel à recevoir des visites, sous prétexte que les visites étaient susceptibles de perturber les investigations. Toutefois, les proches pouvaient, à leur demande, être autorisés par l’enquêteur ou par le juge à voir le détenu, mais pas en tête à tête.
(...)
L’expert s’est entretenu avec des prisonniers qui étaient en détention provisoire depuis plus de dix-huit mois. Une femme qui avait fait appel de sa peine initiale était détenue depuis quatre ans. Ses deux enfants en bas âge avaient été placés dans un foyer pour enfants et elle n’avait pas pu les voir pendant toute la période de sa détention.
L’expert a été informé que la durée totale de détention avant et pendant un procès pouvait atteindre sept ans.
(...)
Établissements pénitentiaires à Tiraspol et à Glinnoe
L’expert a visité la colonie de Tiraspol (prison no 2) en mai et celle de Glinnoe (prison no 1) en septembre. À l’époque, 1 187 personnes étaient détenues dans le premier établissement, dont 170 étaient soumises à un régime spécial strict. La peine moyenne était de treize ans, d’après ce qui a été dit à l’expert. Les détenus condamnés pour meurtre ou pour traite, ainsi que les récidivistes purgent des peines de vingt-deux à vingt-cinq ans.
À Glinnoe, il y avait, selon les informations communiquées à l’expert, 693 détenus condamnés ; ce nombre avait diminué en conséquence de la révision récente du code pénal. L’expert a été informé que la durée moyenne des peines était de cinq ans, mais que de nombreux détenus purgeaient des peines comprises entre dix et quinze ans.
(...)
La possibilité de recevoir des visites de proches était limitée. À Tiraspol, dans la prison no 2, la règle était en principe d’autoriser quatre visites par an, deux courtes et deux longues. Les appels téléphoniques étaient autorisés à raison de quinze minutes une fois par mois, sous surveillance, sauf les discussions avec l’avocat.
Tant les visites que les conversations téléphoniques pouvaient être réduites à titre de sanction disciplinaire. Pareilles mesures étaient prises en cas d’infractions telles que la possession d’alcool ou d’un téléphone portable. Les mesures disciplinaires pouvaient également comprendre la mise à l’isolement jusqu’à quinze jours.
Situation sanitaire dans les prisons
Les services de santé des institutions pénitentiaires se trouvent également sous l’autorité du ministère de la Justice de Transnistrie ; les médecins et les infirmiers de cette région sont considérés comme appartenant au personnel pénitentiaire. Les ressources sont limitées et l’expert a jugé que la situation sanitaire, en particulier dans la prison de Glinnoe, était alarmante et que les services de soins étaient en dessous des normes. Les connexions avec le système de santé civile sont limitées, si bien que les examens et les traitements sont moins répandus.
(...)
La rareté des ressources humaines et les capacités limitées du personnel médical en place entravent l’accès à des services médicaux de qualité dans les établissements pénitentiaires. Il est apparu à l’expert que le niveau des soins de santé dispensés dans la prison de Glinnoe était particulièrement bas sous tous les rapports, y compris en ce qui concerne le suivi administratif et les mesures de prévention telle que le contrôle du régime alimentaire. Les plaintes concernant la qualité de la nourriture y étaient particulièrement virulentes. » (pp. 19-23)
B. Le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT)
63. Dans son rapport relatif à sa visite en Moldova effectuée du 21 au 27 juillet 2010 (CPT/Inf (2011) 8), le CPT déclara que, à la suite du refus des autorités de la « RMT » d’autoriser les membres du comité de s’entretenir sans témoin avec des détenus, il avait décidé d’annuler sa visite dans cette région, car une telle restriction allait à l’encontre de l’une des caractéristiques fondamentales du mécanisme de prévention consacré par son mandat.
64. Les passages pertinents du rapport du CPT relatif à sa visite en Moldova effectuée du 27 au 30 novembre 2000 (CPT/Inf (2002) 35) se lisent ainsi :
[Traduction du greffe]
« 40. Au début de la visite, les autorités de Transnistrie ont fourni à la délégation des informations détaillées sur les cinq établissements pénitentiaires en activité dans la région.
Vu le temps dont elle disposait, la délégation n’a pas été en mesure d’effectuer un examen détaillé de l’intégralité du système pénitentiaire. Toutefois, elle a pu évaluer le traitement des personnes privées de liberté à la prison no 1, à Glinnoe, à la colonie no 2 à Tiraspol, et au SIZO (c’est-à-dire la maison d’arrêt) de la colonie no 3, toujours à Tiraspol.
41. Ainsi que les autorités de Transnistrie le savent déjà certainement, la situation dans les établissements visités par la délégation laissait grandement à désirer, notamment à la prison no 1. Le CPT examinera divers domaines spécifiques de préoccupation dans des sections ultérieures de ce rapport. Cela dit, le comité souhaite d’emblée mettre en exergue ce qui constitue peut-être le principal obstacle au progrès, à savoir le nombre élevé de personnes incarcérées et la surpopulation qui en résulte.
42. Selon les informations transmises par les autorités de Transnistrie, il y a approximativement 3 500 détenus dans les établissements pénitentiaires de la région, c’est-à-dire un taux d’incarcération de quelque 450 personnes pour 100 000 habitants. Le nombre de détenus dans les trois établissements visités se situait dans leurs capacités officielles ou, dans le cas de la prison no 1, juste au-dessus. Néanmoins, la délégation a trouvé que les établissements étaient en fait gravement surpeuplés.
La situation était des plus graves à la prison no 1. Les cellules pour les prévenus offraient rarement plus – et parfois moins – de 1 m² d’espace de vie par détenu, et le nombre de détenus dépassait souvent le nombre de lits. Ces conditions déplorables étaient fréquemment rendues encore pires par une aération médiocre, un accès insuffisant à la lumière du jour et des installations sanitaires inadéquates. Des conditions similaires, même si elles étaient un peu meilleures, ont également été observées au SIZO de la colonie no 3 et dans certaines parties de la colonie no 2 (par exemple, au bloc 10).
43. Un taux d’incarcération de l’ampleur de celui qui prévaut à l’heure actuelle en Transnistrie ne peut être justifié, de manière convaincante, par un taux de criminalité élevé ; la façon de voir les choses des membres des services chargés de l’application des lois, des procureurs et des juges doit, pour une part, être responsable de cette situation. De même, il est irréaliste, d’un point de vue économique, d’offrir des conditions de détention décentes à un si grand nombre de détenus ; tenter de résoudre le problème en construisant plus d’établissements pénitentiaires serait un exercice ruineux.
Le CPT a déjà indiqué la nécessité de réexaminer la législation et la pratique actuelles, s’agissant de la détention provisoire (...) Plus généralement, le comité recommande qu’une stratégie globale soit élaborée pour combattre le surpeuplement dans les prisons et réduire la taille de la population pénitentiaire. Dans ce contexte, les autorités de Transnistrie pourraient utilement s’inspirer des principes et mesures énoncés dans la Recommandation no R (99) 22 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, concernant le surpeuplement des prisons et l’inflation carcérale (...)
(...)
48. Le CPT reconnaît qu’en période de difficultés économiques, des sacrifices doivent être faits, y compris dans les établissements pénitentiaires. Cela dit, quelles que soient les difficultés auxquelles un État se trouve confronté à un moment donné, le fait de priver une personne de sa liberté implique toujours le devoir d’assurer que cette personne ait accès à un certain nombre d’éléments de base. Ces éléments de base comprennent des médicaments appropriés. Il est d’autant plus impératif que les autorités publiques répondent à cette exigence, lorsqu’il est question de médicaments nécessaires pour traiter une maladie mortelle comme la tuberculose.
À la fin de la visite, la délégation du CPT a demandé que les autorités de la Transnistrie prennent sans délai des mesures afin de faire en sorte que tous les établissements pénitentiaires soient approvisionnés, sur une base régulière, avec une variété appropriée de médicaments tuberculostatiques. Le CPT souhaite être informé des mesures prises à la suite de cette demande.
(...)
49. Les effectifs officiels en personnel de santé dans les établissements pénitentiaires visités étaient assez réduits et, lors de la visite, la situation était exacerbée par le fait que certains postes étaient vacants ou que des membres du personnel en congé de longue durée n’avaient pas été remplacés. Cela était particulièrement le cas à la prison no 1 et à la colonie no 2. Le CPT recommande que les autorités de Transnistrie [s’efforcent] de pourvoir, aussi rapidement que possible, tous les postes vacants dans les services de santé de ces deux établissements et de remplacer les membres du personnel qui sont en congé.
Les services de santé des trois établissements visités avaient très peu de médicaments à leur disposition, et les installations étaient équipées de manière modeste. La question de l’approvisionnement en médicaments a déjà été soulevée (paragraphe 48). S’agissant du niveau des équipements, le CPT conçoit que la situation existante reflète les difficultés auxquelles la région se trouve confrontée. Il serait irréaliste de s’attendre à des améliorations significatives à l’heure actuelle. Toutefois, il devrait être possible de maintenir tous les équipements actuels en bon état de fonctionnement. Dans ce contexte, la délégation a noté que dans les établissements, tous les appareils de radiographie étaient hors service. Le CPT recommande qu’il soit remédié à cette lacune.
Point plus positif, le CPT a été très intéressé d’apprendre que les autorités de Transnistrie avaient un projet de nouvel hôpital pénitentiaire, à vocation régionale, à Malaiești. Ceci est un développement bienvenu. Le comité souhaite recevoir des détails supplémentaires concernant la mise en œuvre de ce projet.
(...)
51. Le CPT a déjà mis en exergue les mauvaises conditions matérielles de détention qui prévalaient dans les établissements visités et a formulé des recommandations destinées à résoudre le problème fondamental du surpeuplement (paragraphes 42 et 43).
Outre le surpeuplement, le CPT est très préoccupé par la pratique consistant à occulter les fenêtres des cellules. Cette pratique semble être systématique à l’égard des prévenus, et elle a également été observée dans des cellules hébergeant certaines catégories de condamnés. Le comité reconnaît que des mesures de sécurité spécifiques, destinées à prévenir les risques de collusion et/ou d’activités criminelles, peuvent s’avérer nécessaires à l’égard de certains détenus. Toutefois, imposer de telles mesures de sécurité devrait constituer l’exception et non la règle. En outre, même lorsque des mesures de sécurité spécifiques s’avèrent nécessaires, de telles mesures ne devraient jamais avoir pour conséquence une privation d’accès à la lumière du jour et d’aération. Ces derniers sont des éléments vitaux de base auxquels chaque détenu a droit ; de plus, l’absence de ces éléments génère des conditions propices à la propagation des maladies et notamment de la tuberculose.
Il est également inadmissible que des cellules hébergent plus de détenus que de lits disponibles, obligeant les détenus à dormir à tour de rôle.
En conséquence, le CPT recommande que les autorités de Transnistrie se fixent les objectifs à court terme suivants :
i) que tous les locaux d’hébergement pour détenus aient un accès à la lumière du jour et bénéficient d’une aération adéquate ;
ii) que chaque détenu, prévenu ou condamné, dispose de son propre lit.
En outre, dès que les mesures prises afin de lutter contre le surpeuplement commenceront à prendre effet, les normes existantes en matière d’espace de vie par détenu devraient être revues à la hausse. Le CPT recommande que les autorités de la Transnistrie se fixent comme objectif à moyen terme une norme de 4 m² d’espace de vie par détenu.
52. Ainsi que la délégation l’a fait remarquer à l’issue de la visite, les conditions matérielles de détention étaient particulièrement mauvaises à la prison no 1 de Glinnoe. Le CPT reconnaît que dans les circonstances actuelles, les autorités de Transnistrie n’ont d’autre choix que de maintenir l’établissement en service. Cependant, les locaux de la prison no 1 datent d’une époque révolue ; leur utilisation à des fins pénitentiaires devrait être stoppée dès que possible. »
C. L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE)
65. Dans son rapport annuel de 2005, l’OSCE évoqua la situation en Transnistrie comme suit :
« La Mission a axé ses efforts sur la relance des négociations pour un règlement politique, qui étaient dans l’impasse depuis l’été 2004. Les médiateurs de la Fédération de Russie, de l’Ukraine et de l’OSCE ont tenu des consultations avec les représentants de Chişinǎu et de Tiraspol en janvier, en mai et en septembre. À la réunion de mai, l’Ukraine a présenté le plan de règlement du Président Viktor Youchtchenko intitulé Vers un règlement par le biais de la démocratisation. Cette initiative prévoit une démocratisation de la région transnistrienne grâce à des élections à l’organe législatif régional sous le contrôle de la communauté internationale en même temps que des mesures propres à favoriser la démilitarisation, la transparence et le renforcement de la confiance.
En juillet, le Parlement moldave, citant le plan ukrainien, a adopté une loi sur les principes fondamentaux d’un statut juridique spécial de la Transnistrie. Au cours des consultations tenues en septembre à Odessa, Chişinǎu et Tiraspol sont convenus d’inviter l’Union européenne et les États-Unis à participer aux négociations en qualité d’observateurs. Les négociations formelles ont repris dans un cadre élargi en octobre après une interruption de 15 mois. Une autre série de négociations était prévue en décembre, à la suite de la réunion du Conseil ministériel de l’OSCE à Ljubljana. Le 15 décembre, les Présidents de l’Ukraine et de la Fédération de Russie, Viktor Youchtchenko et Vladimir Poutine, ont publié une déclaration commune dans laquelle ils se sont félicités de la reprise des négociations pour un règlement du conflit transnistrien.
En septembre, les Présidents Voronine et Youchtchenko ont demandé conjointement au Président en exercice de l’OSCE d’envisager d’envoyer une mission internationale d’évaluation pour analyser les conditions démocratiques en Transnistrie et les mesures nécessaires pour tenir des élections démocratiques dans la région. Parallèlement, la mission de l’OSCE a procédé à des consultations et à des analyses techniques sur les conditions fondamentales à réunir pour des élections démocratiques dans la région transnistrienne, conformément à ce qui était proposé dans le plan Youchtchenko. Lors de la série de négociations d’octobre, il a été demandé à la présidence de l’OSCE de poursuivre les consultations au sujet de la possibilité d’envoyer une mission internationale d’évaluation dans la région transnistrienne.
De concert avec des experts militaires de la Fédération de Russie et de l’Ukraine, la mission de l’OSCE a achevé de mettre au point un ensemble de mesures de confiance et de sécurité qui a été présenté aux trois médiateurs en juillet. La Mission a ensuite engagé des consultations sur cet ensemble de mesures avec des représentants de Chişinǎu et de Tiraspol. Lors des négociations d’octobre, on s’est félicité de la possibilité qu’offrirait l’échange mutuel de données militaires, envisagé dans certains éléments de cet ensemble, de progresser dans le renforcement de la transparence. »
Sur la question du retrait militaire russe, l’OSCE formula les observations suivantes :
« Il n’y a eu aucun retrait d’armements et d’équipements russes de la région transnistrienne en 2005. Environ 20 000 tonnes de munitions doivent encore être retirées. Le commandant du Groupe opérationnel des forces russes a signalé en mai que des stocks excédentaires de 40 000 armes légères et de petit calibre entreposées par les forces russes dans la région transnistrienne avaient été détruits. L’OSCE n’a pas été autorisée à vérifier ces dires. »
Dans son rapport annuel de 2006, l’OSCE rapporta ce qui suit :
« (...) Le référendum du 17 septembre sur « l’indépendance » et les « élections présidentielles » du 10 décembre en Transnistrie – qui n’ont été ni reconnus ni observés par l’OSCE – ont déterminé le cadre politique de ces travaux. (...)
Afin de stimuler les négociations en vue d’un règlement, la Mission a élaboré, au début de 2006, des documents dans lesquels elle suggérait : une délimitation possible des compétences entre autorités centrales et régionales ; un mécanisme d’observation des entreprises du complexe militaro-industriel transnistrien ; un plan pour l’échange de données militaires ; ainsi qu’une mission pour évaluer les conditions et formuler des recommandations en vue de la tenue d’élections démocratiques en Transnistrie. Toutefois, la partie transnistrienne a refusé de poursuivre les négociations après l’introduction, en mars, de nouvelles dispositions douanières pour les exportations transnistriennes et aucun progrès n’a donc pu être accompli en ce qui concerne, notamment, ces projets. Les tentatives de sortir de cette impasse par des consultations entre les médiateurs (OSCE, Fédération de Russie et Ukraine) et les observateurs (Union européenne et États-Unis d’Amérique) en avril, mai et novembre, ainsi que les consultations menées par les médiateurs et les observateurs avec chacune des parties séparément en octobre, sont restées vaines.
(...)
Le 13 novembre, un groupe de 30 chefs de délégation de l’OSCE et de membres de la Mission de l’OSCE ont pu accéder, pour la première fois depuis mars 2004, au dépôt de munitions de la Fédération de Russie situé à Colbasna, près de la frontière entre la Moldavie et l’Ukraine en Transnistrie septentrionale. Il n’y a toutefois pas eu de retraits de munitions ou d’équipements russes de Transnistrie en 2006 et plus de 21 000 tonnes de munitions restent entreposées dans la région. (...) »
Le rapport annuel de 2007 comportait le passage suivant :
« Les médiateurs du processus de règlement du conflit transnistrien, à savoir la Fédération de Russie, l’Ukraine et l’OSCE, ainsi que les observateurs, à savoir l’Union européenne et les États-Unis, se sont réunis à quatre reprises. Les médiateurs et les observateurs se sont réunis de façon informelle avec les parties moldave et transnistrienne une fois en octobre. Toutes ces réunions visaient essentiellement à trouver des moyens de relancer les négociations officielles en vue d’un règlement, qui n’ont cependant pas repris.
(...)
La Mission a constaté qu’il n’y a pas eu de retraits de munitions ou d’équipements russes en 2007. Le Fonds volontaire dispose de ressources suffisantes pour achever les tâches de retrait. »
Dans son rapport annuel de 2008, l’OSCE formula les observations suivantes :
« Le Président moldave, Vladimir Voronine, et le dirigeant transnistrien, Igor Smirnov, se sont rencontrés en avril pour la première fois depuis sept ans, puis à nouveau le 24 décembre. Les médiateurs (OSCE, Fédération de Russie et Ukraine) et les observateurs (Union européenne et États-Unis) se sont rencontrés cinq fois. Les parties, les médiateurs et les observateurs ont tenu cinq réunions informelles. Malgré cette activité diplomatique menée notamment par la Mission, les négociations officielles à « 5+2 » n’ont pas repris.
(...)
Il n’a été effectué, en 2008, aucun retrait de munitions ou de matériels russes de Transnistrie. Le Fonds volontaire dispose de moyens suffisants pour mener à bien ce retrait. »
Dans son rapport annuel de 2009, l’OSCE s’exprima comme suit :
[Traduction du greffe]
« Retrait des munitions et d’équipements russes. La Mission se déclare toujours disposée à aider la Fédération de Russie à remplir son engagement de retirer ses munitions et équipements de la Transnistrie. Aucun retrait de la sorte n’a eu lieu en 2009. Le Fonds volontaire dispose de ressources suffisantes pour mener à bien ce retrait. »
Dans ses rapports ultérieurs, l’OSCE décrit les mesures prises en vue d’instaurer la confiance et note les diverses rencontres entre les parties prenantes aux négociations concernant le règlement du conflit en Transnistrie. Ces rapports n’évoquent aucunement le retrait de troupes de la « RMT ».
D. Les documents émanant d’autres organisations internationales
66. Dans l’arrêt Catan et autres (précité, §§ 64-73), la Cour a résumé le contenu de divers rapports d’organisations intergouvernementales et non gouvernementales relatifs à la situation dans la région transnistrienne de la Moldova et aux effectifs et équipements militaires russes qui s’y trouvaient en 2003 et 2009. Elle y a également exposé les dispositions pertinentes du droit international (ibidem, §§ 74-76).
67. Au paragraphe 18 de sa Résolution 1896 (2012) sur le respect des obligations et engagements de la Fédération de Russie, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a relevé ce qui suit :
« L’ouverture de bureaux de vote en Abkhazie (Géorgie), en Ossétie-du-Sud (Géorgie) et en Transnistrie (République de Moldova) sans le consentement explicite des autorités de jure de Tbilissi et de Chişinău, ainsi que la « passeportisation » préalable des populations de ces territoires ont constitué des violations de l’intégrité territoriale de ces États telle qu’elle est reconnue par la communauté internationale, y compris l’Assemblée parlementaire. »
68. Le 10 mai 2010, le Comité international de la Croix Rouge (CICR), en réponse à une lettre de la Mission permanente de la République de Moldova concernant l’affaire du requérant, a indiqué qu’un délégué du CICR et un médecin avaient vu le requérant le 29 avril 2010. Le CICR a précisé que ces deux personnes, pendant leur visite, s’étaient entretenues sans témoin avec le requérant, qui leur avait déclaré avoir des contacts réguliers avec ses proches et pouvoir recevoir des colis de leur part.
III. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS DE LA RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA
69. Les dispositions pertinentes de la Constitution se lisent ainsi :
Article 114
Administration de la justice
« La justice est administrée au nom de la loi uniquement par les tribunaux. »
Article 115
Tribunaux
« 1) La justice est administrée par la Cour suprême de justice, les cours d’appel et les tribunaux.
2) Pour certaines catégories d’affaires, des juridictions spéciales peuvent être mises en place conformément à la loi.
3) La mise en place de juridictions extraordinaires est interdite.
4) La structure des tribunaux, leur champ de compétence et les procédures juridiques sont exposés dans une loi organique. »
70. L’article premier de la loi sur le statut des juges (no 544, 20 juillet 1995, telle qu’en vigueur au moment des faits) se lit ainsi :
Article 1
Juge – détenteur du pouvoir judiciaire
« 1) Le pouvoir judiciaire est exercé uniquement par les tribunaux, à travers la personne du juge, seul détenteur dudit pouvoir.
2) Le juge est la personne investie par la Constitution des obligations de justice ; il exerce ce pouvoir conformément à la loi.
3) Les juges du siège sont indépendants, impartiaux et inamovibles, et ne doivent obéir qu’à la loi.
(...) »
71. Conformément aux annexes 2 et 3 à la loi sur l’organisation judiciaire (no 514, 6 juillet 1995, telle qu’en vigueur au moment des faits), six tribunaux de première instance et une juridiction de second degré (la cour d’appel de Bender) ont été instaurés et investis du pouvoir d’examiner les affaires provenant de localités situées sur le territoire contrôlé par la « RMT ». Le 16 juillet 2014, le Parlement a décidé de fermer la cour d’appel de Bender au motif que celle-ci examinait un nombre d’affaires très inférieur à celui traité par les autres cours d’appel. Les juges rattachés à cette juridiction ont été mutés dans d’autres cours d’appel et les affaires pendantes ont été transférées à la cour d’appel de Chişinǎu.
72. Conformément à l’article premier de la loi sur l’indemnisation des dommages causés par des actes illégaux des organes chargés des enquêtes pénales, du ministère public ou des tribunaux (no 1545, 25 février 1998), toute personne victime de dommages occasionnés par des actes illégaux des organes chargés des enquêtes pénales, du ministère public et des tribunaux peut saisir les tribunaux d’une action en réparation.
73. Le gouvernement moldave présente des exemples de la jurisprudence de la Cour suprême de justice moldave qui sont similaires à la décision du 22 janvier 2013 (paragraphe 26 ci-dessus) par laquelle cette juridiction a annulé des condamnations infligées par diverses « juridictions de la RMT » au motif qu’elles avaient été prononcées par des tribunaux illégalement instaurés. Il s’appuie par ailleurs sur les affaires Topa c. Moldova ((déc.) no 25451/08, 14 septembre 2010), Mătăsaru et Savițchi c. Moldova (no 38281/08, §§ 60-76, 2 novembre 2010) et Bisir et Tulus c. Moldova (no 42973/05, §§ 21 et suiv., 17 mai 2011) pour démontrer que la loi no 1545 (1998) permet aux personnes ayant été poursuivies ou condamnées à tort de demander réparation.
IV. LES AUTRES DOCUMENTS PERTINENTS
74. Le 19 mai 2009, le service de presse du « procureur de la RMT » publia un rapport selon lequel une visite dans les établissements de détention de la région de Slobozia, en « RMT », avait révélé de multiples violations de la réglementation en matière d’hygiène, de conditions matérielles de détention et de soins médicaux.
75. Le requérant soumet des copies de décisions du « tribunal municipal de Tiraspol » datées du 14 avril 2009, du 11 juin 2010, du 1er avril 2011, du 25 février 2012 et du 18 novembre 2013 ordonnant la mise en détention provisoire de personnes accusées de diverses infractions dans des affaires sans rapport avec la présente espèce. Aucune de ces décisions ne précisait la durée pendant laquelle les personnes concernées allaient être détenues.
76. Le requérant soumet également le texte de plusieurs dispositions du « code de procédure pénale de la RMT ». Selon l’article 79 de cet instrument, la durée de la détention provisoire ne peut excéder deux mois. Si l’instruction ne peut pas être terminée pendant ce laps de temps, la détention provisoire peut être prorogée par le tribunal. En vertu de l’article 78, alinéa 15, une personne accusée d’infractions graves ou extrêmement graves peut être mise en détention provisoire sur le seul fondement de la gravité de l’infraction. En vertu des articles 212-1 et 212-2, la durée initiale de la détention d’une personne dont l’affaire est pendante devant le tribunal du fond ne doit pas excéder six mois, mais la détention peut être prorogée par le tribunal. Le requérant soutient que, selon la pratique des « juridictions de la RMT », une fois l’affaire soumise au tribunal du fond, aucune autre prorogation de la détention provisoire n’est requise pendant les six premiers mois de détention.
77. Le requérant présente aussi divers articles d’organes de presse publiés sur le territoire contrôlé par la « RMT » concernant le système judiciaire dans la région. Certains de ces articles évoquent des persécutions obéissant à des mobiles politiques et utilisant les « tribunaux » comme moyens de pression, ou soutiennent que la « Cour suprême de la RMT » est « une juridiction fantoche » contrôlée par le « président de la RMT ». D’autres articles mentionnent la nomination de nouveaux juges aux « tribunaux de la RMT », décrivant les « juges » nouvellement nommés comme n’ayant pratiquement aucune expérience, et citant notamment l’exemple d’une personne devenue juge au « tribunal municipal de Tiraspol » à l’âge de vingt-cinq ans, trois ans après avoir obtenu son diplôme de l’université locale.
EN DROIT
78. Le requérant se plaint notamment d’avoir été arrêté et détenu illégalement par les autorités de la « RMT ». Par ailleurs, il soutient ne pas avoir bénéficié des soins médicaux requis par son état de santé, avoir subi des conditions de détention inhumaines et s’être vu interdire de recevoir la visite de ses parents et de son pasteur. Il estime qu’il relève de la juridiction tant de la Moldova que de la Russie, et que les deux États doivent être tenus pour responsables des violations qu’il allègue.
I. QUESTIONS GÉNÉRALES DE RECEVABILITÉ
79. Le gouvernement russe soutient que le requérant ne relève pas de sa juridiction et qu’en conséquence la requête doit être déclarée irrecevable ratione personae et ratione loci à l’égard de la Fédération de Russie. Pour sa part, le gouvernement moldave ne nie pas que la République de Moldova conserve sa juridiction sur le territoire contrôlé par la « RMT », mais il estime que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours dont il disposait en Moldova. Avant d’examiner la recevabilité et le fond de chacun des griefs introduits par le requérant, la Cour juge opportun de se pencher sur ces deux exceptions, qui sont susceptibles d’avoir des incidences sur l’ensemble des griefs.
A. Juridiction
80. La Cour doit tout d’abord déterminer si, concernant les faits litigieux, le requérant relève de la juridiction de l’un des États défendeurs, ou des deux, au sens de l’article 1 de la Convention.
1. Thèses des parties
a) Le requérant
i. La juridiction de la République de Moldova
81. Le requérant considère que, même si la Moldova n’exerce pas un contrôle effectif sur la Transnistrie, cette région n’en demeure pas moins une partie du territoire national, et que la protection des droits de l’homme continue à y relever de sa responsabilité.
82. Il ajoute que, si les autorités moldaves ont pris des mesures générales en vue de résoudre le conflit et d’assurer le respect des droits de l’homme dans la région transnistrienne, elles n’ont rien fait pour garantir ses droits individuels au titre de la Convention.
ii. La juridiction de la Fédération de Russie
83. Le requérant soutient que les constatations factuelles établies par la Cour dans l’arrêt Ilaşcu et autres (c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, §§ 379-391, CEDH 2004-VII), qui l’ont amenée à conclure que la Russie exerçait une influence décisive sur la « RMT » (ibidem, § 392), sont également pertinentes en l’espèce. À son avis, la « RMT » continue de survivre uniquement grâce au soutien militaire, économique, financier, informationnel et politique de la Russie, et celle-ci exerce sur cette région un « contrôle effectif ou, tout au moins, une influence décisive ».
84. Par ailleurs, le requérant estime que les actes des autorités russes en l’espèce véhiculent un message qui s’écarte de la position officielle du pays : selon lui, on voit mal pourquoi l’ambassade de Russie aurait transmis la plainte présentée par la mère du requérant au « parquet de la RMT » (paragraphe 49 ci-dessus) si la Russie ne reconnaissait pas la « RMT » comme une entité légalement instaurée.
b) Le gouvernement moldave
i. La juridiction de la République de Moldova
85. Le gouvernement moldave soutient que, d’après le raisonnement suivi dans l’arrêt Ilaşcu et autres (précité), le requérant relève de la juridiction de la Moldova dès lors que, en revendiquant le territoire et en s’efforçant de faire respecter les droits des requérants, les autorités moldaves assument à leur égard des obligations positives. Selon lui, il n’exerce toujours pas sa juridiction – au sens de son autorité et de son contrôle – sur le territoire transnistrien, mais il continue néanmoins à remplir les obligations positives établies par l’arrêt Ilaşcu et autres et intensifie ses efforts diplomatiques en ce sens.
86. Par exemple, les autorités moldaves tiendraient toutes les parties prenantes aux négociations concernant la région transnistrienne informées de l’ensemble des développements pertinents et elles continueraient par ailleurs à demander que la Russie retire ses équipements et effectifs militaires de la région et à y garantir le respect des droits de l’homme. C’est sur l’insistance de la Moldova que l’Union européenne aurait été incluse dans le processus de négociation en 2005 et, au cours de cette année-là, la mission d’assistance à la frontière pour la Moldova et l’Ukraine (EUBAM) aurait commencé à fournir des avis techniques à ces deux pays pour leur permettre d’assurer un meilleur contrôle de leurs frontières avec la région transnistrienne. Les représentants de la Moldova continueraient à demander à la Russie d’honorer ses obligations dans le cadre de diverses instances internationales telles que les Nations unies, le Conseil de l’Europe, l’Union européenne et l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).
87. Le gouvernement moldave ajoute que, pour répondre au grand nombre de plaintes concernant des allégations de violations des droits de l’homme dans la « RMT », il a mis en place plusieurs mécanismes juridiques en vue de garantir des droits constitutionnels, notamment le droit de propriété, le droit à des soins médicaux, le droit à la justice et le droit à l’éducation. Les autorités moldaves auraient ainsi ouvert diverses structures dans des localités proches de la Transnistrie, par exemple des bureaux délivrant des passeports et d’autres documents, des parquets et des tribunaux.
88. Quant aux cas, tel celui du requérant, concernant spécifiquement des allégations de violations des droits de l’homme sur le territoire de la « RMT », les autorités moldaves prendraient les seules mesures à leur disposition, à savoir demander l’aide de la Russie et d’autres pays, ainsi que d’organisations internationales en vue d’inciter les autorités de la « RMT » à assurer le respect des droits fondamentaux.
ii. La juridiction de la Fédération de Russie
89. Le gouvernement moldave présente plusieurs reportages provenant de médias de la « RMT » et de Russie, qui confirment selon lui qu’en 2010 la Fédération de Russie soutenait toujours le régime séparatiste. Il mentionne des interdictions, en 2006 et en 2010, d’importer du vin moldave en Russie, le financement par des fonds provenant de Russie d’une part allant jusqu’à 50 % des pensions et des salaires dans le secteur public, des déclarations de divers représentants de la « RMT » et de la Fédération de Russie évoquant les relations étroites avec la Russie et le soutien apporté par celle-ci, la poursuite de la fourniture à la « RMT » de gaz naturel en provenance de Russie pour un paiement uniquement symbolique, l’élaboration d’un système éducatif et de manuels scolaires communs et la reconnaissance en Russie des diplômes de la « RMT », des allégations dans les médias de la « RMT » selon lesquelles la Russie, en choisissant les partis politiques destinataires d’une aide économique, serait en mesure d’influencer la politique dans la région, des messages du ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, et de l’ambassadeur russe auprès de la Moldova, Valéri Kouzmine, félicitant les dirigeants séparatistes à l’occasion du vingtième anniversaire de l’autoproclamation de l’indépendance et, enfin, la participation de divers fonctionnaires russes aux cérémonies célébrant cet anniversaire à Tiraspol.
90. Selon le gouvernement moldave, la « RMT » continue de bénéficier de l’appui politique, économique et financier de la Russie. La présence de troupes russes et l’aide massive apportée à la « RMT » compliqueraient les négociations en vue d’un règlement du conflit.
c) Le gouvernement russe
i. La juridiction de la République de Moldova
91. Le gouvernement russe n’a pas formulé d’observations concernant la juridiction de la République de Moldova en l’espèce.
ii. La juridiction de la Fédération de Russie
92. Le gouvernement russe conteste l’approche de la notion de juridiction adoptée par la Cour dans l’arrêt Ilaşcu et autres (précité). Il soutient que, dans le droit fil du raisonnement suivi par la Cour dans les arrêts Loizidou c. Turquie ((exceptions préliminaires), 23 mars 1995, § 62, série A no 310) et Chypre c. Turquie ([GC], no 25781/94, § 76, CEDH 2001‑IV), il faudrait considérer qu’il y a exercice extraterritorial de sa juridiction par un État sur un territoire si a) il continue de le contrôler par le biais d’une administration locale subordonnée et b) il conserve son autorité sur l’ensemble de ce territoire du fait de la présence d’un grand nombre de militaires et « exerce en pratique un contrôle global sur » celui-ci. Aucune de ces deux conditions ne serait remplie en l’espèce. La situation serait similaire à celle qui prévalait dans l’affaire Banković et autres c. Belgique et autres ((déc.) [GC], no 52207/99, CEDH 2001‑XII), dans laquelle la Cour a reconnu que la juridiction ne pouvait s’exercer de manière extraterritoriale que dans des circonstances exceptionnelles.
93. Le gouvernement russe explique en outre que le concept de « contrôle effectif », tel qu’appliqué par la Cour pour déterminer si un État exerce sa juridiction hors de son territoire national, ne correspond pas à l’acception de ces termes en droit international public. La notion de « contrôle effectif et global » serait apparue d’abord dans la jurisprudence de la Cour internationale de justice (CIJ), mais celle-ci lui attribuerait une signification différente. Comparant la situation en l’espèce aux circonstances de l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci ((Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), arrêt du 27 juin 1986, CIJ Recueil 1986, §§ 109-115), le gouvernement russe dit exercer une influence bien moindre sur les autorités de la « RMT » que celle qu’avaient les États-Unis d’Amérique sur les rebelles au Nicaragua, notamment en ce qui concerne l’ampleur de la présence militaire russe dans la région transnistrienne. La Russie jouerait en réalité un rôle de médiateur dans le conflit opposant la Moldova et la « RMT » autoproclamée. La CIJ aurait confirmé sa position dans l’affaire relative à l’Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ((Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt du 26 février 2007, CIJ Recueil 2007, p. 43 – « l’affaire du génocide bosniaque »). Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie aurait ensuite précisé la notion de « contrôle global ». L’interprétation par la Cour de cette notion s’écarterait de celle de ces juridictions internationales.
94. Par ailleurs, la Russie n’aurait jamais cherché à occuper une partie quelconque du territoire moldave. On ne pourrait dire que la Russie exerce sa juridiction en l’espèce dès lors que le territoire en question serait contrôlé par un gouvernement de facto qui ne serait ni un organe ni un instrument de la Fédération de Russie et qui ne dépendrait d’elle en aucune façon. La Russie considérerait au contraire la « RMT » comme une partie intégrante de la République de Moldova. La présence militaire russe se limiterait à une force restreinte de maintien de la paix, ce qui ne permettrait en aucun cas de conclure que la Fédération de Russie exerce un contrôle du fait de l’ampleur de sa présence militaire. Le gouvernement russe renvoie à cet égard aux arrêts Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni ([GC], no 55721/07, § 139, CEDH 2011) et Jaloud c. Pays-Bas ([GC], no 47708/08, § 139, CEDH 2014). Il évoque également un article de presse, soumis par le requérant, qui indiquerait qu’il y avait en octobre 2006 dans la région transnistrienne moins de quatre cents soldats russes de maintien de la paix, soit « un nombre équivalent à celui des militaires de la « RMT » et de la Moldova ».
95. En réponse à une question de la Cour sur le point de savoir s’il y avait eu des développements pertinents depuis l’adoption de son arrêt en l’affaire Ilaşcu et autres (précité), le gouvernement russe observe que la Moldova a dans l’intervalle été admise au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) comme une zone commerciale unique comprenant la région transnistrienne, ce qui, à son avis, démontre l’existence de possibilités de négociation et de coopération entre la Moldova et la « RMT ».
2. Appréciation de la Cour
96. L’article 1 de la Convention se lit ainsi :
« Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la (...) Convention. »
La présente affaire soulève des questions relatives à la signification de la notion de « juridiction » en ce qui concerne tant la juridiction territoriale (pour ce qui est de la Moldova) que l’exercice extraterritorial de la juridiction (pour ce qui est de la Fédération de Russie).
a) Principes généraux
97. Dans son arrêt Ilaşcu et autres (précité), la Cour a établi les principes suivants en matière de présomption de juridiction territoriale :
« 311. Il découle de [l’article 1 de la Convention] que les États parties doivent répondre de toute violation des droits et libertés protégés par la Convention commise à l’endroit d’individus placés sous leur « juridiction ».
L’exercice de la juridiction est une condition nécessaire pour qu’un État contractant puisse être tenu pour responsable des actes ou omissions qui lui sont imputables et qui donnent lieu à une allégation de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention.
312. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle la notion de « juridiction » au sens de l’article 1 de la Convention doit passer pour refléter la conception de cette notion en droit international public (Gentilhomme et autres c. France, nos 48205/99, 48207/99 et 48209/99, § 20, arrêt du 14 mai 2002, Banković et autres c. Belgique et autres (déc.) [GC], no 52207/99, §§ 59-61, CEDH 2001-XII, Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 137, CEDH 2004-II).
Du point de vue du droit international public, l’expression « relevant de leur juridiction » figurant à l’article 1 de la Convention doit être comprise comme signifiant que la compétence juridictionnelle d’un État est principalement territoriale (décision Banković et autres, précitée, § 59), mais aussi en ce sens qu’il est présumé qu’elle s’exerce normalement sur l’ensemble de son territoire.
Cette présomption peut se trouver limitée dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsqu’un État est dans l’incapacité d’exercer son autorité sur une partie de son territoire. Cela peut être dû à une occupation militaire par les forces armées d’un autre État qui contrôle effectivement ce territoire (voir les arrêts Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires) du 23 mars 1995, série A no 310, et Chypre c. Turquie précité, §§ 76-80, tels que cités dans la décision Banković et autres susmentionnée, §§ 70-71), à des actes de guerre ou de rébellion, ou encore aux actes d’un État étranger soutenant la mise en place d’un régime séparatiste sur le territoire de l’État en question.
313. Pour conclure à l’existence d’une telle situation exceptionnelle, la Cour se doit d’examiner, d’une part, l’ensemble des éléments factuels objectifs de nature à limiter l’exercice effectif de l’autorité d’un État sur son territoire et, d’autre part, le comportement de celui-ci. En effet, les engagements pris par une Partie contractante en vertu de l’article 1 de la Convention comportent, outre le devoir de s’abstenir de toute ingérence dans la jouissance des droits et libertés garantis, des obligations positives de prendre les mesures appropriées pour assurer le respect de ces droits et libertés sur son territoire (voir, parmi d’autres, l’arrêt Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001-V).
Ces obligations subsistent même dans le cas d’une limitation de l’exercice de son autorité sur une partie de son territoire, de sorte qu’il incombe à l’État de prendre toutes les mesures appropriées qui restent en son pouvoir.
(...)
333. La Cour considère que, si un État contractant se trouve dans l’impossibilité d’exercer son autorité sur l’ensemble de son territoire par une situation de fait contraignante, comme la mise en place d’un régime séparatiste accompagnée ou non par l’occupation militaire par un autre État, l’État ne cesse pas pour autant d’exercer sa juridiction au sens de l’article 1 de la Convention sur la partie du territoire momentanément soumise à une autorité locale soutenue par des forces de rébellion ou par un autre État.
Une telle situation factuelle a néanmoins pour effet de réduire la portée de cette juridiction, en ce sens que l’engagement souscrit par l’État contractant en vertu de l’article 1 doit être examiné par la Cour uniquement à la lumière des obligations positives de l’État à l’égard des personnes qui se trouvent sur son territoire. L’État en question se doit, avec tous les moyens légaux et diplomatiques dont il dispose envers les États tiers et les organisations internationales, d’essayer de continuer à garantir la jouissance des droits et libertés énoncés dans la Convention.
334. Même s’il n’appartient pas à la Cour d’indiquer quelles sont les mesures les plus efficaces que doivent prendre les autorités pour se conformer à leurs obligations, il lui faut néanmoins s’assurer que les mesures effectivement prises étaient adéquates et suffisantes dans le cas d’espèce. Face à une omission partielle ou totale, la Cour a pour tâche de déterminer dans quelle mesure un effort minimal était quand même possible et s’il devait être entrepris. Pareille tâche est d’autant plus nécessaire lorsqu’il s’agit d’une violation alléguée de droits absolus tels que ceux garantis par les articles 2 et 3 de la Convention. »
Ces principes ont été réitérés tout récemment dans l’arrêt Sargsyan c. Azerbaïdjan ([GC] no 40167/06, § 128, CEDH 2015).
98. Par ailleurs, la Cour a résumé les principes généraux pertinents concernant l’exercice extraterritorial de la juridiction dans l’arrêt Catan et autres c. République de Moldova et Russie ([GC], nos 43370/04 et 2 autres, CEDH 2012) :
« 103. La Cour a établi un certain nombre de principes clairs dans sa jurisprudence relative à l’article 1. Ainsi, aux termes de cette disposition, l’engagement des États contractants se borne à « reconnaître » (en anglais « to secure ») aux personnes relevant de leur « juridiction » les droits et libertés énumérés (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 86, série A no 161, Banković et autres, décision précitée, § 66). La « juridiction » au sens de l’article 1 est une condition sine qua non. Elle doit avoir été exercée pour qu’un État contractant puisse être tenu pour responsable des actes ou omissions à lui imputables qui sont à l’origine d’une allégation de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention (Ilaşcu et autres, précité, § 311, Al-Skeini et autres, précité, § 130).
104. La juridiction d’un État, au sens de l’article 1, est principalement territoriale (Soering, précité, § 86, Banković et autres, décision précitée, §§ 61-67, Ilaşcu et autres, précité, § 312, Al-Skeini et autres, précité, § 131). Elle est présumée s’exercer normalement sur l’ensemble du territoire de l’État (Ilaşcu et autres, précité, § 312, et Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 139, CEDH 2004-II). À l’inverse, les actes des États contractants accomplis ou produisant des effets en dehors de leur territoire ne peuvent que dans des circonstances exceptionnelles s’analyser en l’exercice par eux de leur juridiction au sens de l’article 1 (Banković et autres, décision précitée, § 67, et Al-Skeini et autres, précité, § 131).
105. À ce jour, la Cour a reconnu un certain nombre de circonstances exceptionnelles susceptibles d’emporter exercice par l’État contractant de sa juridiction à l’extérieur de ses propres frontières. Dans chaque cas, c’est au regard des faits particuliers de la cause qu’il faut apprécier l’existence de pareilles circonstances exigeant et justifiant que la Cour conclue à un exercice extraterritorial de sa juridiction par l’État (Al-Skeini et autres, précité, § 132).
106. Le principe voulant que la juridiction de l’État contractant au sens de l’article 1 soit limitée à son propre territoire connaît une exception lorsque, par suite d’une action militaire – légale ou non –, l’État exerce un contrôle effectif sur une zone située en dehors de son territoire. L’obligation d’assurer dans une telle zone le respect des droits et libertés garantis par la Convention découle du fait de ce contrôle, qu’il s’exerce directement, par l’intermédiaire des forces armées de l’État ou par le biais d’une administration locale subordonnée (Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995, § 62, série A no 310, Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, § 76, CEDH 2001-IV, Banković et autres, décision précitée, § 70, Ilaşcu et autres, précité, §§ 314-316, Loizidou c. Turquie (fond), 18 décembre 1996, § 52, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI, et Al‑Skeini et autres, précité, § 138). Dès lors qu’une telle mainmise sur un territoire est établie, il n’est pas nécessaire de déterminer si l’État contractant qui la détient exerce un contrôle précis sur les politiques et actions de l’administration locale qui lui est subordonnée. Du fait qu’il assure la survie de cette administration grâce à son soutien militaire et autre, cet État engage sa responsabilité à raison des politiques et actions entreprises par elle. L’article 1 lui fait obligation de reconnaître sur le territoire en question la totalité des droits matériels énoncés dans la Convention et dans les Protocoles additionnels qu’il a ratifiés, et les violations de ces droits lui sont imputables (Chypre c. Turquie, précité, §§ 76-77, Al-Skeini et autres, précité, § 138).
107. La question de savoir si un État contractant exerce ou non un contrôle effectif sur un territoire hors de ses frontières est une question de fait. Pour se prononcer, la Cour se réfère principalement au nombre de soldats déployés par l’État sur le territoire en cause (Loizidou (fond), précité, §§ 16 et 56, et Ilaşcu et autres, précité, § 387). D’autres éléments peuvent aussi entrer en ligne de compte, par exemple la mesure dans laquelle le soutien militaire, économique et politique apporté par l’État à l’administration locale subordonnée assure à celui-ci une influence et un contrôle dans la région (Ilaşcu et autres, précité, §§ 388-394, Al-Skeini et autres, précité, § 139).
(...)
115. Le gouvernement russe soutient que la Cour ne peut conclure à l’exercice par la Russie d’un contrôle effectif que si elle estime que le « gouvernement » de la « RMT » peut passer pour un organe de l’État russe, suivant l’approche adoptée par la Cour internationale de justice dans l’affaire relative à l’Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro) (...) La Cour rappelle que dans celle-ci la Cour internationale de justice devait déterminer à quel moment un État pouvait se voir attribuer le comportement d’une personne ou d’un groupe de personnes, de sorte qu’il pût être tenu pour responsable au regard du droit international du comportement en cause. Or en l’espèce la Cour est appelée à connaître d’une question différente, celle de savoir si des faits incriminés par un requérant relevaient de la juridiction d’un État défendeur au sens de l’article 1 de la Convention. Comme le montre le bref exposé de la jurisprudence de la Cour livré ci‑dessus, les critères permettant d’établir l’existence de la « juridiction » au sens de l’article 1 de la Convention n’ont jamais été assimilés aux critères permettant d’établir la responsabilité d’un État concernant un fait internationalement illicite au regard du droit international. »
Ces principes ont été réitérés tout récemment dans l’arrêt Chiragov et autres c. Arménie ([GC], no 13216/05, § 168, CEDH 2015).
b) Application de ces principes aux faits de l’espèce
i. La juridiction de la République de Moldova
99. La Cour doit tout d’abord déterminer si l’affaire relève de la juridiction de la République de Moldova. Elle observe à cet égard que le requérant a toujours été détenu sur le territoire moldave. Il est vrai – comme l’admettent l’ensemble des parties – que la Moldova n’exerce aucune autorité sur la portion de son territoire située à l’est du Dniestr, qui est contrôlée par la « RMT ». Néanmoins, dans l’arrêt Ilaşcu et autres (précité), la Cour a dit que des individus détenus en Transnistrie relevaient de la juridiction de la Moldova du fait que la Moldova était l’État territorial même si elle n’exerçait pas un contrôle effectif sur la région transnistrienne. L’obligation incombant à la Moldova, en vertu de l’article 1 de la Convention, de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés [garantis par la Convention] » se limitait toutefois, dans les circonstances de cette affaire, à l’obligation positive de prendre les mesures qui étaient en son pouvoir et en conformité avec le droit international, qu’elles fussent d’ordre diplomatique, économique, judiciaire ou autre (ibidem, § 331). La Cour est parvenue à une conclusion similaire dans les arrêts Ivanţoc et autres c. Moldova et Russie (no 23687/05, §§ 105‑111, 15 novembre 2011) et Catan et autres (précité, §§ 109-110).
100. La Cour ne voit aucune raison de distinguer la présente espèce des affaires mentionnées ci-dessus. Bien que la Moldova n’exerce pas un contrôle effectif sur les actes de la « RMT » en Transnistrie, le fait qu’au regard du droit international public la région est reconnue comme faisant partie du territoire de la Moldova engendre pour celle-ci une obligation, fondée sur l’article 1 de la Convention, d’user de tous les moyens légaux et diplomatiques dont elle dispose pour continuer à garantir aux personnes qui vivent dans la région la jouissance des droits et libertés énoncés dans la Convention (Ilaşcu et autres, précité, § 333, et Catan et autres, précité, § 109). La Cour recherchera ci-après (paragraphes 151-155 ci-dessous) si la Moldova a satisfait à cette obligation positive.
ii. La juridiction de la Fédération de Russie
101. Il ressort de la jurisprudence de la Cour citée ci-dessus (paragraphes 97-98) qu’il peut y avoir exercice extraterritorial de sa juridiction par un État lorsque, par suite d’une action militaire – légale ou non –, cet État exerce un contrôle effectif sur une zone située en dehors de son territoire (paragraphe 98 ci-dessus ; Loizidou (exceptions préliminaires), précité, § 62, Loizidou c. Turquie (fond), 18 décembre 1996, § 52, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI, Chypre c. Turquie, précité, § 76, et Ilaşcu et autres, précité, §§ 314-316 ; voir, par comparaison et a contrario, Banković et autres, décision précitée, § 70). Par ailleurs, la Cour rappelle qu’un État peut, dans certaines circonstances exceptionnelles, exercer une juridiction extraterritoriale par l’affirmation, au travers de ses agents, de son autorité et de son contrôle sur un individu ou des individus (Al-Skeini et autres, précité, §§ 136 et 149, et Catan et autres, précité, § 114). En l’espèce, la Cour admet que rien ne prouve que des agents russes aient été directement impliqués dans l’incarcération du requérant et dans le traitement qu’il a subi. Toutefois, dès lors que le requérant soutient que la Russie exerçait « un contrôle effectif ou, tout au moins, une influence décisive » sur la « RMT » au moment des faits, elle doit rechercher si tel était ou non le cas pendant la période où l’intéressé a été détenu, soit de novembre 2008 à juillet 2010.
102. Le gouvernement russe tire argument de l’arrêt rendu par la CIJ dans l’affaire du génocide bosniaque, comme il l’avait déjà fait dans l’arrêt Catan et autres (précité, § 96), et de l’arrêt de la CIJ dans l’affaire Nicaragua c. États-Unis d’Amérique (paragraphe 93 ci-dessus), qui comptait parmi les précédents jurisprudentiels pris en compte par la Cour dans l’arrêt Catan et autres (précité, § 76). Dans ces affaires, la CIJ devait déterminer à quel moment un État pouvait se voir attribuer le comportement d’un groupe de personnes de sorte qu’il pût être tenu pour responsable au regard du droit international du comportement en cause. Or la Cour rappelle qu’en l’espèce elle est appelée à connaître d’une question différente, celle de savoir si des faits dénoncés par un requérant relèvent de la juridiction d’un État défendeur au sens de l’article 1 de la Convention. Ainsi que la Cour l’a déjà dit, les critères permettant d’établir l’existence de la « juridiction » au sens de l’article 1 de la Convention n’ont jamais été assimilés aux critères permettant d’établir la responsabilité d’un État concernant un fait internationalement illicite au regard du droit international (paragraphe 98 ci-dessus, et Catan et autres, précité, § 115).
103. Si, dans l’affaire Catan et autres, la Cour s’est principalement attachée à déterminer si la Russie exerçait sa juridiction sur les requérants entre 2002 et 2004, elle a évoqué, pour établir les faits de cette cause, un certain nombre d’évolutions survenues ultérieurement. Ainsi, elle a pris note, entre autres, des éléments suivants : les résolutions adoptées par la Douma en février et mars 2005 invitant le gouvernement russe à interdire l’importation d’alcool et de tabac en provenance de Moldova (Catan et autres, précité, § 29) ; l’interdiction par les autorités russes en 2005 des importations de viande, de fruits et de légumes de Moldova (ibidem, § 30) ; l’absence depuis 2004 de tout retrait contrôlé d’équipements militaires russes hors de Transnistrie (ibidem, § 36) ; le maintien (à la date du prononcé de l’arrêt Catan et autres, soit octobre 2012) d’un millier de militaires russes en Transnistrie, chargés de surveiller le dépôt d’armes (ibidem, § 37) ; le soutien économique apporté par la Russie sous la forme soit d’une collaboration étroite avec des entreprises russes produisant des équipements militaires, soit d’achats par des sociétés russes de sociétés de la « RMT », ainsi que grâce à l’achat de fournitures provenant de la Transnistrie (ibidem, § 39) ; les liens économiques étroits entre la « RMT » et la Russie, notamment le versement symbolique à Gazprom d’une somme correspondant seulement à environ 5 % du prix du gaz naturel consommé (données pour 2011, ibidem, § 40) ; l’aide économique fournie à la « RMT » entre 2007 et 2010 (ibidem, § 41), et le nombre de personnes résidant en Transnistrie ayant obtenu la nationalité russe (ibidem, § 42).
104. De plus, sont cités dans l’affaire Catan et autres divers rapports d’organisations intergouvernementales renvoyant à la période 2005-2008 (ibidem, §§ 64-70), ainsi que des rapports d’organisations non gouvernementales couvrant les années 2004-2009 (ibidem, §§ 71-73).
105. La Cour relève en outre que certaines des conclusions énoncées par elle dans l’affaire Catan et autres et se rapportant à la période comprise entre août 2002 et juillet 2004 se fondent sur des constatations factuelles à propos desquelles les parties en l’espèce n’ont pas soumis d’informations nouvelles. Ces constats ont trait à la quantité d’armes et de munitions stockées à Colbasna (ibidem, § 117), à l’effet dissuasif de la présence militaire russe, certes relativement modeste, dans la région transnistrienne et à son origine historique, à savoir l’intervention des troupes russes dans le conflit de 1992 entre les autorités moldaves et les forces de la « RMT », à la fourniture d’armes aux séparatistes et à l’arrivée dans la région de ressortissants russes venus combattre aux côtés des séparatistes (ibidem, § 118), et au fait que la Russie maintenait sa présence militaire dans la région et continuait d’y stocker des armes, ce dans le plus grand secret et en violation de ses obligations internationales, signalant ainsi « clairement (...) qu’elle continuait à fournir son appui au régime de la « RMT » (ibidem, § 119).
106. Dans l’arrêt Ivanţoc et autres (précité, §§ 116-120), la Cour a recherché si la politique de soutien à la « RMT » menée par la Russie avait évolué entre 2004 et 2007, date de la libération des requérants. Elle est parvenue aux conclusions suivantes :
« 118. (...) la Fédération de Russie a continué d’entretenir des relations étroites avec la « RMT », ce qui s’est traduit par un appui politique, financier et économique apporté au régime séparatiste.
De plus, la Cour relève que l’armée russe (troupes, équipements et munitions) était toujours stationnée sur le territoire moldave à la date de la libération des requérants, en violation tant des engagements pris par la Fédération de Russie d’opérer un retrait total que de la législation moldave (...)
119. (...) la Fédération de Russie a continué de ne rien faire, que ce soit pour prévenir les violations de la Convention censées avoir été commises après le 8 juillet 2004 ou pour mettre fin à la situation des requérants engendrée par ses agents. »
107. La Cour relève également que la Russie a été critiquée pour avoir ouvert des bureaux de vote dans la « RMT » sans le consentement de la Moldova et pour avoir délivré des passeports à un grand nombre de personnes dans la région transnistrienne, et ce jusqu’en 2012 (paragraphe 67 ci-dessus).
108. Dans l’arrêt Catan et autres (précité), la Cour a formulé les constatations suivantes :
« 121. (...) le gouvernement russe n’a pas convaincu la Cour que les conclusions auxquelles elle était parvenue en 2004 dans l’arrêt Ilaşcu et autres (précité) étaient erronées. La « RMT » avait été établie grâce au soutien militaire russe. Le maintien de la présence de militaires et d’armes russes dans la région indiquait clairement aux dirigeants de la « RMT », au gouvernement moldave et aux observateurs internationaux que la Russie continuait à fournir un soutien militaire aux séparatistes. De surcroît, la population était tributaire d’un approvisionnement gratuit ou fortement subventionné en gaz, du versement de pensions et d’autres types d’aide financière de la part de la Russie. »
Faute d’information pertinente nouvelle prouvant le contraire, la Cour estime que cette conclusion est toujours valable pour la période à considérer en l’espèce, à savoir de novembre 2008 à juillet 2010.
109. Enfin, il convient de noter que, dans la présente affaire, le gouvernement russe, quant à la question de la juridiction, présente essentiellement les mêmes moyens que ceux qu’il avait exposés dans l’affaire Catan et autres (précité). La seule évolution qu’il mentionne à être postérieure à la période couverte par les deux arrêts Ilaşcu et autres et Catan et autres (autrement dit à 2004), à savoir l’admission de la Moldova au sein de l’OMC (ce qui, selon lui, démontrerait qu’il y a des possibilités de coopération entre la Moldova et la « RMT » – paragraphe 95 ci-dessus), n’a, aux yeux de la Cour, aucun rapport avec cette question.
110. La Cour confirme donc les conclusions formulées par elle dans ses arrêts Ilaşcu et autres, Ivanţoc et autres et Catan et autres (précités), selon lesquelles la « RMT » ne peut continuer à exister – en résistant aux efforts déployés par la Moldova et les acteurs internationaux pour régler le conflit et rétablir la démocratie et la primauté du droit dans la région – que grâce à l’appui militaire, économique et politique de la Russie. Dès lors, le degré élevé de dépendance de la « RMT » à l’égard du soutien russe constitue un élément solide permettant de considérer que la Russie continue d’exercer un contrôle effectif et une influence décisive sur les autorités de la « RMT » (Catan et autres, précité, § 122).
111. Il s’ensuit que le requérant en l’espèce relève de la juridiction de la Russie au sens de l’article 1 de la Convention. En conséquence, la Cour rejette les exceptions ratione personae et ratione loci formulées par le gouvernement russe.
112. La Cour doit donc déterminer si l’intéressé a eu à subir une violation de ses droits protégés par la Convention de nature à engager la responsabilité de l’un ou l’autre des États défendeurs.
B. Épuisement des voies de recours internes
1. Thèses des parties
113. Aux paragraphes 114 et 115 de ses observations du 31 octobre 2014, le gouvernement moldave soutient que le requérant n’a pas épuisé les recours dont il disposait en Moldova (paragraphe 79 ci-dessus). Il remarque en particulier que, si l’intéressé a obtenu de la Cour suprême de justice l’annulation de sa condamnation par les « tribunaux de la RMT », il n’a pas demandé, sur le fondement de cette décision d’annulation et de la loi no 1545 (1998) (paragraphe 72 ci-dessus), à être indemnisé par la République de Moldova pour la violation de ses droits.
114. Le requérant n’a pas formulé d’observations sur ce point.
2. Appréciation de la Cour
115. Selon la jurisprudence constante de la Cour, les États n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Les personnes désireuses de se prévaloir de la compétence de contrôle de la Cour relativement à des griefs dirigés contre un État ont donc l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de celui-ci (voir, parmi beaucoup d’autres, Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 65, Recueil 1996-IV, Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 70, 25 mars 2014, et Gherghina c. Roumanie (déc.) [GC], no 42219/07, § 84, 9 juillet 2015).
116. L’obligation d’épuiser les recours internes impose donc aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Akdivar et autres, précité, § 66, Vučković et autres, précité, § 71, et Gherghina, décision précitée, § 85). Pour pouvoir être jugé effectif, un recours doit être susceptible de remédier directement à la situation dénoncée et présenter des perspectives raisonnables de succès (Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006-II, Vučković et autres, précité, § 74 et Gherghina, décision précitée, § 85).
117. En l’espèce, la Cour relève que l’article premier de la loi no 1545 (1998) énonce expressément que sont visés les cas où des dommages sont occasionnés par des actes illégaux des organes chargés des enquêtes pénales, du ministère public ou des tribunaux (paragraphe 72 ci-dessus). Selon le gouvernement moldave (paragraphe 129 ci-dessous), seules les autorités (en particulier les juridictions) instaurées conformément au droit moldave peuvent être officiellement reconnues en tant que telles. De l’avis de la Cour, cela semble exclure toute réparation pour les actes illégaux commis par des « tribunaux », le « parquet » ou d’autres autorités créées par la « RMT ».
118. De plus, si le gouvernement moldave cite plusieurs cas dans lesquels la Cour suprême de justice a annulé des décisions rendues par les « tribunaux de la RMT » (ainsi qu’elle l’a fait dans l’affaire Ilaşcu et autres, précitée, § 222), ou dans lesquels des individus ont réussi à obtenir réparation sur le fondement de la loi no 1545 (1998), il ne soumet aucun exemple de personnes ayant été indemnisées par la Moldova après l’annulation de condamnations prononcées par des « tribunaux de la RMT ». Dans ces conditions, la Cour n’est pas convaincue que la loi no 1545 (1998) trouve à s’appliquer dans l’affaire du requérant.
119. La Cour relève que, au paragraphe 129 de ses observations du 31 octobre 2014, le gouvernement moldave précise que les recours internes à épuiser par le requérant en Moldova sont des « recours dont l’effectivité doit être appréciée à l’aune des obligations positives de l’État [moldave] et en tenant compte de ce que la région en cause échappe au contrôle effectif [de celui-ci] ». À la lumière de cette déclaration du gouvernement moldave, l’exception qu’il présente peut être comprise comme se référant uniquement à la possibilité d’obtenir réparation en vertu de la loi no 1545 (1998) à raison du délai de quatre mois (paragraphes 48 et 51 ci-dessus) mis par l’État moldave pour respecter son obligation positive de prendre les mesures diplomatiques, économiques, judiciaires ou autres en vue d’assurer le respect des droits du requérant au titre de la Convention.
120. Or la Cour ne voit rien dans la loi no 1545 (1998) qui permette au requérant de demander réparation pour un tel laps de temps, puisque cette loi s’applique dans les cas où l’une ou l’autre des autorités d’enquête ou juridictions moldaves (paragraphes 72 et 117 ci-dessus) ont porté atteinte aux droits d’une personne dans le cadre d’une procédure relative à une infraction pénale ou administrative, mais ne concerne pas les cas où l’État use avec retard ou n’use pas de moyens diplomatiques ou autres.
121. Eu égard aux considérations ci-dessus, la Cour rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes formulée par le gouvernement moldave.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
122. Le requérant allègue avoir été arrêté et mis en détention par des milices et des juridictions illégalement créées. Il invoque l’article 5 § 1 de la Convention, dont les passages pertinents se lisent ainsi :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(...)
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
(...) »
A. Sur la recevabilité
123. Constatant que les griefs tirés de l’article 5 § 1 ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Le requérant
124. Le requérant allègue que sa détention n’était pas régulière. Estimant que la jurisprudence de la Cour relative à l’exigence de régularité renvoie essentiellement au respect du droit interne, il soutient que sa détention ne peut passer pour « régulière » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention dès lors qu’elle a été ordonnée par les « tribunaux de la RMT », organes instaurés selon lui en violation de la législation moldave applicable (paragraphes 69-70 ci-dessus). De plus, le principe ex injuria jus non oritur interdirait que des actes contraires au droit international puissent devenir le fondement d’actes juridiques de l’auteur d’un préjudice.
125. Renvoyant à l’arrêt Ilaşcu et autres (précité, § 460), le requérant soutient en particulier que le système judiciaire de la « RMT » ne reflète pas une tradition conforme à la Convention, et que les « tribunaux de la RMT » ne sont ni indépendants ni impartiaux. Se fondant sur un certain nombre de documents, il indique que les procédures de nomination des juges ne sont pas transparentes et que ceux-ci ne sont pas suffisamment indépendants du pouvoir exécutif, en particulier du « président de la RMT ». Il invoque de nombreux cas de corruption et de procédures pénales abusives en faveur d’intérêts commerciaux privés, dont sa propre affaire constituerait un exemple. De plus, les procédures appliquées par les « tribunaux de la RMT » en matière de détention ne répondraient pas aux normes de la Convention et n’offriraient aucune garantie contre l’arbitraire. Pour le requérant, la Cour devrait donc s’en tenir à l’approche qu’elle a suivie dans l’arrêt Ilaşcu et autres (précité).
126. Par ailleurs, le requérant voit des différences importantes entre la présente espèce et les affaires concernant la « République turque de Chypre du Nord » (« RTCN »). S’agissant en premier lieu de l’attitude de l’État exerçant un contrôle effectif sur le territoire concerné, il explique que, alors que la Turquie a reconnu la « RTCN » comme un État indépendant, la Fédération de Russie n’a jamais reconnu la « RMT » et, ainsi qu’il ressortirait clairement des observations du gouvernement russe sur les questions de juridiction, elle continue à considérer la « RMT » comme faisant partie intégrante de la République de Moldova. En deuxième lieu, la Moldova aurait établi pour la région transnistrienne un système parallèle de juridictions situées dans la partie du territoire contrôlée par la Moldova, lesquelles auraient pour tâche d’examiner les affaires civiles et pénales relatives à la Transnistrie. Selon le requérant, si la Cour admettait que les « tribunaux de la RMT » pouvaient être considérés comme des « tribunaux établis par la loi » ou qu’ils pouvaient ordonner des détentions « régulières », le fonctionnement de ces juridictions moldaves légitimes en serait compromis. En troisième lieu, à la différence de la situation régnant dans la « RTCN », les « tribunaux de la RMT » appliqueraient non pas les lois de la République de Moldova ou celles de la Fédération de Russie, mais leur propre système juridique, qui ne serait pas conforme aux normes de la Convention.
127. Enfin, le requérant estime qu’après le renvoi de son affaire devant la juridiction du fond sa détention n’avait plus de base légale, puisque la dernière ordonnance prorogeant sa détention avait expiré le 24 novembre 2009 et qu’aucune autre ordonnance n’a été adoptée avant le 21 avril 2010.
b) Le gouvernement moldave
128. Le gouvernement moldave estime que la Cour devrait suivre l’approche qu’elle a adoptée dans l’arrêt Ilaşcu et autres (précité, §§ 436 et 460-462).
129. Il invoque l’arrêt rendu le 22 janvier 2013 par la Cour suprême de justice de la République de Moldova (paragraphe 26 ci-dessus), soulignant que la haute juridiction y a confirmé la nature illégale et arbitraire de la condamnation du requérant. Il soutient que les « tribunaux de la RMT » sont des organes d’une entité illégale qui n’a été reconnue par aucun État. La détention du requérant, telle qu’ordonnée par les « tribunaux de la RMT », ne pourrait selon lui être considérée comme « régulière » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. À son avis, toute conclusion contraire impliquerait la reconnaissance de certains pouvoirs à cette entité non reconnue.
130. Le gouvernement moldave évoque par ailleurs les différences entre les traditions juridiques de la « RMT » et celles de la « RTCN », ce qui aurait conduit la Cour à formuler d’autres conclusions dans l’arrêt Ilaşcu et autres (précité), d’une part, et dans les arrêts Foka c. Turquie (no 28940/95, 24 juin 2008) et Protopapa c. Turquie (no 16084/90, 24 février 2009), d’autre part. Pour lui, il conviendrait d’adopter en l’espèce la même approche que celle retenue dans l’affaire Ilaşcu et autres. Le gouvernement moldave explique que le système juridique de la « RMT » est fondé sur l’ancien système soviétique et qu’il ne traduit aucun engagement envers la Convention ou d’autres normes internationales en matière de droits de l’homme. Il renvoie en particulier au rapport sur les droits de l’homme dans la région transnistrienne de la République de Moldova (paragraphe 62 ci-dessus), lequel, à son avis, démontre que l’organisation judiciaire de la « RMT » ne respecte pas les principes fondamentaux d’indépendance et d’impartialité.
131. Enfin, le gouvernement moldave ne s’estime pas en mesure de commenter la régularité de la détention du requérant en ce qui concerne la compatibilité de celle-ci avec le droit de la « RMT », ce droit étant selon lui inconstitutionnel et le système juridique de la « RMT » ne respectant pas les principes de démocratie, d’indépendance et d’impartialité d’une organisation judiciaire.
c) Le gouvernement russe
132. Le gouvernement russe ne présente pas d’observations particulières sur ce point. Il considère qu’il n’exerce aucune « juridiction » sur le territoire de la « RMT » et qu’il n’est donc pas en mesure de formuler des observations sur le fond de l’affaire.
2. Appréciation de la Cour
133. La Cour relève que le requérant a été arrêté le 24 novembre 2008, puis placé en détention provisoire du 26 novembre 2008 au 1er juillet 2010 (paragraphes 13 et 22 ci-dessus). Dès lors, l’article 5 § 1 c) de la Convention trouve à s’appliquer.
134. Il est bien établi dans la jurisprudence de la Cour relative à l’article 5 § 1 que toute privation de liberté doit non seulement relever de l’une des exceptions énoncées aux alinéas a) à f) mais aussi être « régulière ». En matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. Ce terme impose, en premier lieu, que toute arrestation ou détention ait une base légale en droit interne, mais concerne aussi la qualité de la loi ; il la veut compatible avec la prééminence du droit, notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (voir, par exemple, Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 125, CEDH 2013).
135. En l’espèce, la question se pose de savoir si l’arrestation et la détention provisoire du requérant peuvent être considérées comme « régulières » aux fins de l’application de l’article 5 § 1 de la Convention, eu égard au fait qu’elles ont été ordonnées par des organes de la « RMT », une entité non reconnue. La Cour juge donc opportun de réaffirmer les principes généraux établis dans sa jurisprudence au sujet de la régularité des actes adoptés par les autorités d’entités non reconnues.
a) Principes généraux concernant la régularité des actes adoptés par des entités non reconnues
136. La Cour estime que cette question doit être examinée à la lumière de son approche générale en matière d’exercice extraterritorial de la juridiction dans les entités non reconnues. Dans ce contexte, elle a tenu compte de la nature particulière de la Convention, instrument de l’ordre public européen pour la protection des êtres humains, et de sa mission, fixée à l’article 19 de la Convention, celle d’« assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la (...) Convention ». Elle a souligné la nécessité d’éviter toute lacune dans le système de protection des droits de l’homme et a ainsi cherché à assurer la protection des droits de l’homme sur le territoire de l’ensemble des Parties contractantes, y compris dans des territoires placés sous le contrôle effectif d’une autre Partie contractante, par exemple par le biais d’une administration locale subordonnée (Chypre c. Turquie, précité, § 78).
137. Dans l’arrêt Chypre c. Turquie (précité, §§ 91-94), la Cour a recherché si l’on pouvait exiger des requérants qu’ils épuisent les recours disponibles dans la « RTCN », à savoir une entité non reconnue. Elle s’est inspirée notamment de la position adoptée par la CIJ dans son avis consultatif concernant l’affaire de la Namibie (Conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, CIJ Recueil 1971, § 125). Dans cet avis consultatif, la CIJ a estimé que, si les actes officiels accomplis par le gouvernement sud-africain au nom de la Namibie ou en ce qui la concernait après la cessation du mandat étaient illégaux ou nuls, cette nullité ne pouvait s’étendre à des actes tels que l’inscription à l’état civil des naissances, décès ou mariages, dont les effets ne pouvaient être ignorés qu’au détriment des habitants de ce territoire. La Cour a estimé que, lorsque l’on pouvait prouver que des personnes disposaient de recours dans la « RTCN » qui leur apportaient un avantage et leur offraient des chances raisonnables de succès, elles devaient les utiliser. Plus généralement, elle a relevé que ce seraient les membres de la communauté chypriote grecque qui pâtiraient de l’absence de tribunaux dans la « RTCN ». Elle a ensuite conclu ainsi :
« 96. (...) l’obligation de ne pas tenir compte des actes des entités de fait est loin d’être absolue. La vie continue pour les habitants de la région concernée. Les autorités de fait, y compris leurs tribunaux, doivent rendre cette vie tolérable et la protéger et, dans l’intérêt même des habitants, les actes y relatifs émanant de ces autorités ne peuvent tout simplement pas être ignorés par les États tiers et par les institutions internationales, en particulier les juridictions, y compris la nôtre. Toute autre conclusion équivaudrait à dépouiller les habitants de la région de tous leurs droits lorsque ceux-ci sont examinés dans un cadre international, ce qui reviendrait à les priver même de leurs droits minimums. »
138. La Cour a réitéré ce raisonnement dans l’affaire Demopoulos et autres c. Turquie ((déc.) [GC], nos 46113/99 et 7 autres, § 95, CEDH 2010). De nouveau dans le contexte de l’épuisement des voies de recours internes, elle a observé que les personnes affectées par les politiques ou actes de la « RTCN » relevaient de la juridiction de la Turquie, avec cette conséquence que celle-ci était comptable des violations des droits conventionnels qui se produisaient sur ce territoire. Elle a ensuite estimé qu’il serait contradictoire avec la responsabilité incombant ainsi à la Turquie sur le terrain de la Convention de ne pas reconnaître de validité ou de base « légale » au regard de la Convention aux mesures de droit civil, administratif ou pénal que les autorités de la « RTCN » adoptaient, appliquaient ou exécutaient sur ce territoire. Elle a ajouté (ibidem, § 96) :
« (...) Le droit de recours individuel prévu par la Convention n’est pas un substitut à un mécanisme et à un cadre judiciaires qui fonctionnent quand il s’agit de mettre en œuvre le droit pénal et civil. (...) »
139. Dans l’affaire Chypre c. Turquie (précitée), la Cour a dû également traiter une autre question qui revêt de la pertinence pour la présente espèce. Le gouvernement requérant soutenait sur le terrain de l’article 6 que les Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre se voyaient dénier le droit de faire statuer sur leurs droits et obligations de caractère civil par des tribunaux indépendants et impartiaux établis par la loi. La Cour s’est livrée aux considérations suivantes :
« 231. Pour autant que le gouvernement requérant a soutenu que les tribunaux de la « RTCN » ne satisfaisaient pas aux critères énoncés à l’article 6, la Commission a noté, premièrement, que rien, dans le cadre institutionnel du système judiciaire de la « RTCN », ne permettait de jeter le doute sur l’indépendance et l’impartialité des tribunaux civils ou l’impartialité subjective et objective des juges et, deuxièmement, que ces tribunaux fonctionnaient sur la base de la législation interne de la « RTCN », indépendamment du fait que la « RTCN » n’était pas un État légitime au regard du droit international. La Commission a considéré que l’avis consultatif émis par la Cour internationale de justice dans l’affaire de la Namibie (...) appuyait ce point de vue. De plus, il fallait selon elle tenir dûment compte de ce que les juridictions civiles de la « RTCN » s’inspiraient en substance de la tradition anglo‑saxonne et ne se distinguaient pas fondamentalement de celles qui étaient en place avant les événements de 1974 ni de celles établies dans la partie sud de Chypre.
(...)
236. Quant à la mise en cause par le gouvernement requérant de la légalité même du système judiciaire de la « RTCN », la Cour observe que celui-ci a avancé des arguments similaires sur la question préliminaire de l’épuisement des voies de recours internes en ce qui concerne les griefs faisant l’objet de la présente requête (...) La Cour a conclu que, indépendamment de l’illégalité de la « RTCN » au regard du droit international, on ne saurait exclure que des requérants soient tenus de porter leurs griefs entre autres devant les tribunaux locaux en vue d’un redressement. Elle a également indiqué à ce propos que sa principale préoccupation en la matière était d’assurer, du point de vue du système de la Convention, que soient utilisés des mécanismes de résolution des différends qui permettent de saisir la justice pour redresser des préjudices ou demander réparation.
237. La Cour constate, à partir des preuves soumises à la Commission (...), que la « RTCN » est dotée d’un système judiciaire opérationnel pour le règlement des litiges portant sur des droits et obligations de caractère civil définis en « droit interne » et dont la population chypriote grecque peut faire usage. Ainsi que la Commission l’a constaté, le fonctionnement et les procédures de ce système judiciaire reflètent la tradition judiciaire chypriote, qui est celle de la common law (paragraphe 231 ci-dessus). À son avis, sachant que le « droit interne de la RTCN » définit le contenu matériel de ces droits et obligations à l’intention de la population dans son ensemble, il s’ensuit nécessairement que les tribunaux internes établis par la « loi » de la « RTCN » sont le lieu qui convient pour en obtenir l’exécution. Selon la Cour, les tribunaux locaux peuvent passer pour « établis par la loi », ce qui renvoie à la « base constitutionnelle et juridique » sur laquelle ils fonctionnent, aux fins de statuer sur des « droits et obligations de caractère civil ».
Pour la Cour, toute autre conclusion serait contraire aux intérêts de la communauté chypriote grecque et conduirait à fermer aux membres de cette communauté la possibilité d’obtenir une décision de justice sur un grief dirigé contre un particulier ou un organisme public (...) Il faut noter à cet égard que les éléments de preuve confirment que des Chypriotes grecs qui ont saisi la justice pour faire valoir leurs droits de caractère civil ont obtenu gain de cause. »
140. Dans plusieurs arrêts concernant la Turquie, la Cour a appliqué les principes établis dans l’arrêt Chypre c. Turquie à des affaires pénales (Foka, précité, § 83, dans lequel elle a jugé régulière aux fins de l’application de l’article 5 l’arrestation du requérant, Chypriote grec, par un policier de la « RTCN » ; Protopapa, précité, § 60, dans lequel elle a estimé que tant la détention provisoire du requérant que sa détention après condamnation, toutes deux ordonnées par les autorités de la « RTCN », étaient régulières aux fins de l’application de l’article 5 et qu’une procédure pénale devant un tribunal de la « RTCN » était conforme à l’article 6 ; voir également Asproftas c. Turquie, no 16079/90, § 72, 27 mai 2010, Petrakidou c. Turquie, no 16081/90, § 71, 27 mai 2010, et Union européenne des droits de l’homme et Josephides c. Turquie (déc.), no 7116/10, § 9, 2 avril 2013).
141. Dans l’arrêt Ilaşcu et autres (précité, § 460), à l’occasion de son examen du point de savoir si la détention des requérants après leur condamnation par la « Cour suprême de la RMT » pouvait passer pour « régulière » au regard de l’article 5 § 1 a) de la Convention, la Cour a formulé le principe général suivant :
« Dans certaines circonstances, une juridiction appartenant au système judiciaire d’une entité non reconnue en droit international peut passer pour un tribunal « établi par la loi » à condition de faire partie d’un système judiciaire fonctionnant sur une base « constitutionnelle et juridique » reflétant une tradition judiciaire conforme à la Convention, et ce pour permettre à certains individus de bénéficier des garanties de la Convention (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Chypre c. Turquie précité, §§ 231 et 236‑237). »
b) Application de ces principes en l’espèce
142. À la lumière de ces principes généraux établis dans sa jurisprudence, la Cour estime que sa préoccupation essentielle doit toujours être la protection effective des droits garantis par la Convention sur l’ensemble du territoire de chacune des Parties contractantes, même lorsqu’une partie du territoire d’une Partie contractante se trouve sous le contrôle effectif d’une autre Partie contractante (paragraphe 136 ci-dessus). En conséquence, elle ne saurait considérer que le caractère illégitime d’une entité non reconnue par la communauté internationale rend automatiquement illégales, pour les stricts besoins de la Convention, les décisions prises par les tribunaux d’une telle entité.
143. La Cour juge déjà établi dans sa jurisprudence, dans le droit fil de ce raisonnement, que les décisions prises par les juridictions – y compris pénales – d’entités non reconnues peuvent passer pour être rendues « selon les voies légales », au regard de la Convention, sous réserve qu’elles remplissent certaines conditions (Ilaşcu et autres, précité, § 460). Cela n’implique en aucun cas une quelconque reconnaissance des ambitions d’indépendance des entités en cause (voir, mutatis mutandis, Chypre c. Turquie, précité, § 92).
144. En même temps, la Cour a toujours dit que « [l]a Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs » (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 24, série A no 32). Il ne suffit pas de déclarer que les droits au titre de la Convention sont protégés sur un certain territoire – la Cour doit estimer que pareille protection est également effective. Les juridictions nationales jouent un rôle essentiel pour s’assurer que de tels droits sont respectés ; elles doivent en effet offrir des garanties d’indépendance et d’impartialité et d’équité de la procédure. En conséquence, s’agissant d’apprécier si les tribunaux d’une entité non reconnue remplissent le critère exposé dans l’arrêt Ilaşcu et autres (précité, § 460), à savoir « faire partie d’un système judiciaire fonctionnant sur une base « constitutionnelle et juridique » (...) conforme à la Convention », la Cour attache de l’importance à la question de savoir s’ils peuvent être considérés comme indépendants et impartiaux et comme fonctionnant dans le respect de l’état de droit.
145. Pour vérifier si les « tribunaux de la RMT » qui ont ordonné la détention du requérant, à savoir le « tribunal du peuple de Tiraspol » et la « Cour suprême de la RMT », satisfont aux critères exposés ci-dessus, la Cour doit partir des constatations qu’elle a formulées dans ses précédents arrêts concernant cette entité non reconnue. Dans l’arrêt Ilaşcu et autres (précité, §§ 436 et 461), la Cour, invoquant « l’apparence d’arbitraire qui se dégage des circonstances dans lesquelles les requérants ont été jugés et condamnés » en 1993, a estimé que le « Tribunal suprême de la RMT » appartenait à un système « dont il [était] difficile de dire qu’il fonctionn[ait] sur une base constitutionnelle et juridique reflétant une tradition judiciaire conforme à la Convention » (ibidem, § 436). En même temps, on ne peut exclure que la situation ait évolué depuis le prononcé de cet arrêt, intervenu en 2004. Il y a donc lieu de vérifier si ce qui a été établi dans l’arrêt Ilaşcu et autres en ce qui concerne les « tribunaux de la RMT » avant que la République de Moldova et la Fédération de Russie ne deviennent parties à la Convention en 1997 et 1998 respectivement demeure valable en l’espèce.
146. La Cour observe que les parties ont été invitées à s’exprimer, en se référant spécifiquement à sa jurisprudence, sur le point de savoir si les « tribunaux de la RMT » pouvaient ordonner l’arrestation et la détention du requérant régulièrement au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. Elles ont également été invitées à formuler des observations sur la base légale précise sur laquelle reposait la détention du requérant dans la « RMT ». Le gouvernement moldave a brièvement remarqué que le système juridique de la « RMT » se fondait sur l’ancien système soviétique et que les « tribunaux de la RMT » manquaient d’indépendance et d’impartialité (paragraphe 130 ci-dessus). Quant à la base légale de l’arrestation et de la détention du requérant, il a déclaré ne pouvoir transmettre aucune information sur ce point. S’en tenant à sa position selon laquelle il n’a pas juridiction, le gouvernement russe n’a formulé aucune observation sur le fond. Pour sa part, le requérant a soutenu en particulier que les « tribunaux de la RMT » n’étaient ni indépendants ni impartiaux.
147. De l’avis de la Cour, c’est en premier lieu à la Partie contractante qui exerce le contrôle effectif sur l’entité non reconnue en cause qu’il appartient de démontrer que ses tribunaux « [font] partie d’un système judiciaire fonctionnant sur une base « constitutionnelle et juridique » reflétant une tradition judiciaire conforme à la Convention » (paragraphe 144 ci-dessus). Ainsi que la Cour l’a déjà établi (paragraphe 111 ci-dessus), dans le cas de la « RMT », c’est la Russie qui exerce ce contrôle effectif. Or, jusqu’à présent, le gouvernement russe n’a soumis à la Cour aucune information sur l’organisation des « tribunaux de la RMT » qui lui permettrait d’apprécier s’ils répondent à cette exigence. Il n’a en outre donné aucun détail sur les dispositions du droit de la « RMT » ayant servi de base à la détention du requérant. De plus, la Cour relève la rareté des sources officielles d’information concernant le système juridique et judiciaire dans la « RMT », ce qui ne lui permet pas de se faire une image claire des lois applicables. En conséquence, elle n’est pas en mesure de vérifier si les « tribunaux de la RMT » et leur pratique satisfont aux conditions mentionnées ci-dessus.
148. Par ailleurs, rien ne permet de penser qu’il existe dans la région transnistrienne un système reflétant une tradition judiciaire conforme à la Convention qui soit similaire à celle prévalant dans le reste de la République de Moldova (voir, par comparaison et a contrario, la situation dans le nord de Chypre décrite dans l’arrêt Chypre c. Turquie, précité, §§ 231 et 237). La séparation du système judiciaire de la Moldova et de celui de la « RMT » date de 1990, soit bien avant l’adhésion de la Moldova au Conseil de l’Europe, intervenue en 1995. De plus, la demande d’adhésion de la Moldova au Conseil de l’Europe a donné lieu à une analyse approfondie du droit moldave (voir l’avis no 188 (1995) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur la demande d’adhésion au Conseil de l’Europe présentée par la Moldova), et à des propositions de modifications en vue d’assurer la compatibilité de ce droit avec la Convention, que la Moldova a finalement ratifiée en 1997. Ce type d’analyse n’a pas été conduit pour le « système juridique de la RMT », qui n’a donc jamais été reconnu comme faisant partie d’un système reflétant une tradition juridique conforme aux principes de la Convention avant la division, survenue en 1990, en deux ordres juridiques et judiciaires distincts (paragraphe 12 ci-dessus, et Ilaşcu et autres, précité, §§ 29-30).
149. La Cour estime également que les conclusions auxquelles elle est parvenue ci-dessus se voient confortées par les circonstances dans lesquelles le requérant a été arrêté et dans lesquelles sa détention a été ordonnée et prorogée (paragraphes 13-15 et 17 ci-dessus, en particulier l’ordonnance de détention concernant l’intéressé, rendue pour une durée indéterminée, et l’examen en son absence du recours contre la décision de proroger sa détention), ainsi que par la jurisprudence invoquée par le requérant (paragraphe 75 ci-dessus) et par les divers reportages parus dans les médias mettant en doute l’indépendance et la qualité des « tribunaux de la RMT » (paragraphe 77 ci-dessus).
150. En somme, la Cour conclut que les constatations qu’elle a formulées dans l’affaire Ilaşcu et autres (précité, §§ 436 et 460-462) demeurent valables en ce qui concerne la période à laquelle se rapporte la présente affaire. Partant, elle estime que ni les « tribunaux de la RMT » ni, par implication, aucune autre « autorité de la RMT » ne pouvaient ordonner que le requérant fût « arrêté et détenu [régulièrement] » au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention. En conséquence, la détention du requérant, qui était fondée sur les ordonnances rendues par les « tribunaux de la RMT », n’était pas régulière au sens de cette disposition.
3. Responsabilité des États défendeurs
a) La République de Moldova
151. La Cour doit ensuite déterminer si la République de Moldova a satisfait à son obligation positive de prendre des mesures appropriées et suffisantes pour garantir au requérant les droits découlant de l’article 5 § 1 de la Convention (paragraphe 100 ci-dessus). Dans l’arrêt Ilaşcu et autres (précité, §§ 339-340), elle a dit que les obligations positives incombant à la Moldova concernaient tant les mesures nécessaires pour rétablir son contrôle sur le territoire transnistrien, en tant qu’expression de sa juridiction, que les mesures destinées à assurer le respect des droits des requérants individuels. L’obligation relative au rétablissement du contrôle sur la Transnistrie supposait, d’une part, que la Moldova s’abstînt de soutenir le régime séparatiste et, d’autre part, qu’elle agît et prît toutes les mesures politiques, juridiques ou autres à sa disposition pour rétablir son contrôle sur ce territoire. La Cour a suivi le même raisonnement dans l’arrêt Catan et autres (précité, § 145).
152. Concernant le premier aspect de l’obligation positive de la Moldova, à savoir le rétablissement de son contrôle, la Cour a jugé dans l’arrêt Ilaşcu et autres (précité, §§ 341-345) que, du début des hostilités en 1991-1992 au prononcé de l’arrêt (juillet 2004), la Moldova avait pris toutes les mesures qui étaient en son pouvoir pour rétablir son contrôle sur le territoire transnistrien. Dans l’arrêt Catan et autres (précité, § 146), elle a dit qu’il n’existait aucun motif de conclure différemment. En l’espèce, les parties n’ont présenté aucun argument nouveau sur la question. Rien n’indique que le gouvernement moldave ait modifié sa position sur la Transnistrie dans les années qui se sont écoulées jusqu’à la période de détention du requérant, de novembre 2008 à juillet 2010. Dès lors, la Cour ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente en l’espèce.
153. Quant au second aspect de l’obligation positive, à savoir le fait d’assurer le respect des droits des requérants, la Cour a indiqué dans l’arrêt Ilaşcu et autres (précité, §§ 348-352) que, dans la mesure où, à partir de mai 2001, elle n’avait pas pris toutes les mesures qui étaient à sa disposition lors des négociations avec les autorités de la « RMT » et de la Russie pour faire cesser la violation des droits des requérants, la Moldova n’avait pas satisfait pleinement à son obligation positive à cet égard. En l’espèce, la Cour estime en revanche que le gouvernement moldave a déployé des efforts considérables pour soutenir le requérant. En particulier, les autorités ont lancé un certain nombre d’appels à plusieurs organisations intergouvernementales et pays étrangers, notamment la Russie, pour leur demander de les aider à garantir les droits du requérant (paragraphe 51 ci-dessus). Lorsque le requérant a prié la Cour suprême de justice moldave d’annuler sa condamnation, il a obtenu gain de cause (paragraphe 26 ci-dessus), et le ministère public a finalement pris toutes les mesures qui étaient en son pouvoir pour enquêter sur les allégations de l’intéressé concernant l’irrégularité de sa détention (paragraphes 52-53 ci-dessus).
154. Certes, le parquet général et le Centre des droits de l’homme n’ont pas réagi aux plaintes que leur ont adressées les parents du requérant (paragraphes 47-48 ci-dessus). Toutefois, il convient de considérer leur attitude à la lumière des efforts consentis par d’autres autorités, y compris au plus haut niveau, pour assurer la protection des droits du requérant. Eu égard au nombre de plaintes relatives à des violations par les autorités de la « RMT » des droits garantis par la Convention et au temps inévitablement nécessaire pour les traiter toutes à un niveau diplomatique élevé, la Cour ne saurait conclure que l’absence initiale de réaction justifie en soi de conclure que la Moldova a failli à son obligation de prendre toutes les mesures en son pouvoir pour garantir les droits du requérant.
155. À la lumière de ce qui précède, la Cour juge que la République de Moldova a satisfait à ses obligations positives à l’égard du requérant en l’espèce. Dès lors, elle dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 par cet État.
b) La Fédération de Russie
156. La Cour observe qu’il n’y a aucune preuve d’une participation directe de personnes agissant au nom de la Fédération de Russie aux mesures prises contre le requérant.
157. Cela étant, la Cour a établi que la Russie exerçait un contrôle effectif sur la « RMT » pendant la période en question (paragraphe 110 ci-dessus). Eu égard à cette conclusion, et conformément à la jurisprudence de la Cour, il n’y a pas lieu de déterminer si la Russie exerçait un contrôle précis sur les politiques et les actes de l’administration locale subordonnée (Catan et autres, précité, §§ 106 et 150). Du fait de son soutien militaire, économique et politique continu à la « RMT », sans lequel celle-ci n’aurait pu survivre, la responsabilité de la Russie se trouve engagée au regard de la Convention à raison de l’atteinte aux droits du requérant.
158. En somme, au vu de sa conclusion selon laquelle la détention du requérant était irrégulière au regard de l’article 5 § 1 de la Convention (paragraphe 150 ci-dessus), la Cour estime qu’il y a eu violation de cette disposition par la Fédération de Russie.
159. Eu égard à ce constat de violation, la Cour juge inutile d’examiner séparément le grief additionnel tiré de l’article 5 § 1 (paragraphe 127 ci-dessus).
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION
160. Invoquant l’article 5 § 1 de la Convention, le requérant se plaint de n’avoir pas assisté à certaines des audiences portant sur sa détention provisoire. La Cour estime qu’il convient d’examiner ce grief sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
161. Le gouvernement moldave ne présente aucune observation particulière concernant ce grief.
162. Le gouvernement russe ne formule aucune observation sur ce point.
163. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable. Toutefois, eu égard aux motifs l’ayant conduite à conclure que la détention du requérant était irrégulière (paragraphe 150 ci-dessus), elle juge inutile de l’examiner séparément sous l’angle de l’article 5 § 4.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
164. Le requérant allègue que les autorités ne lui ont pas dispensé les soins médicaux requis par son état de santé, ce qui l’aurait exposé à un risque réel pour sa vie au mépris de l’article 2 de la Convention, dont le passage pertinent est ainsi libellé :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement (...) »
A. Sur la recevabilité
165. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
166. Le requérant estime que, eu égard à la gravité de son état et aux nombreuses crises d’asthme dont il a souffert, ainsi qu’au pronostic défavorable établi par les médecins à son endroit, le fait que les autorités de la « RMT » ne lui aient pas fourni les soins médicaux nécessaires à son état ou ne l’aient pas libéré pendant la procédure afin qu’il puisse bénéficier de l’aide médicale dont il avait besoin dans les hôpitaux civils l’a exposé à un risque réel de mort par suffocation. Il ajoute que, après qu’une commission médicale eut établi l’existence d’un réel risque et en l’absence d’équipements médicaux appropriés au Centre, il a en fait été transféré le 15 février 2010 dans une prison ordinaire, selon lui encore moins bien équipée que ce dernier (paragraphe 38 ci-dessus).
167. Le gouvernement moldave dit ne pas avoir été en mesure de vérifier les faits de la cause. Outre des mesures générales destinées à assurer le respect des droits de l’homme dans la région transnistrienne, il aurait pris toutes les mesures en son pouvoir, dès qu’il aurait été informé de l’introduction de la requête devant la Cour, en demandant à diverses organisations intergouvernementales et ambassades étrangères de l’aider à garantir les droits du requérant.
168. Le gouvernement russe estime que toutes les questions concernant la protection des droits du requérant appellent exclusivement une réponse de la Moldova. Il ajoute qu’en l’absence de tout moyen de vérifier les faits de la cause, comme les données médicales, il n’est pas en mesure d’évaluer les conditions de détention du requérant ou la qualité des soins médicaux dont celui-ci a bénéficié.
2. Appréciation de la Cour
169. La Cour a déjà reconnu que la première phrase de l’article 2 § 1 pouvait imposer une obligation positive à l’État : protéger la vie de l’individu contre les tiers ou contre le risque d’une maladie pouvant entraîner la mort (Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, §§ 115-122, Recueil 1998‑VIII, Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, §§ 92-108, Recueil 1998‑VI, et L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, §§ 36-41, Recueil 1998‑III). Par ailleurs, c’est uniquement dans des circonstances exceptionnelles que des sévices corporels infligés par des agents de l’État peuvent s’analyser en une violation de l’article 2 de la Convention lorsqu’il n’y a pas décès de la victime (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 51, CEDH 2004‑XI).
170. En l’espèce, la Cour relève que, s’ils ont émis un pronostic général défavorable à l’endroit du requérant, les médecins n’ont à aucun moment établi qu’il existait un risque immédiat pour la vie de celui-ci. Ils ont été en mesure d’enrayer les crises d’asthme de l’intéressé, même s’ils ont dû pour cela avoir recours à des médicaments apportés par ses parents.
171. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément, au titre de l’article 2 de la Convention, les faits dont se plaint le requérant, mais qu’il faut plutôt les étudier sous l’angle de l’article 3 (voir, mutatis mutantis, Ilaşcu et autres, précité, § 418).
V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
172. Le requérant se plaint de ne pas avoir bénéficié des soins médicaux requis par son état de santé et d’avoir été détenu dans des conditions inhumaines. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
173. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
174. Le requérant allègue que les deux gouvernements défendeurs n’ont pas garanti ses droits au titre de l’article 3, en particulier en ce qui concerne la fourniture de soins médicaux et ses conditions de détention.
175. Le gouvernement moldave indique ne pas avoir été en mesure de vérifier les faits de la cause. Outre des mesures générales destinées à assurer le respect des droits de l’homme dans la région transnistrienne, il aurait pris toutes les mesures en son pouvoir, dès qu’il aurait été informé de l’introduction de la requête devant la Cour, en demandant à diverses organisations intergouvernementales et ambassades étrangères de l’aider à garantir les droits du requérant.
176. Invoquant son absence de juridiction, au sens de l’article 1 de la Convention, sur le territoire de la Transnistrie, le gouvernement russe dit ne pas être en mesure de vérifier les faits tels que décrits par le requérant ni de formuler des observations sur le fond du grief.
2. Appréciation de la Cour
177. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs les plus fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les circonstances et le comportement de la victime (voir, par exemple, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000-IV). Toutefois, pour tomber sous le coup de l’article 3, un traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la durée du traitement, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, parmi d’autres, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 91, CEDH 2000‑XI, Peers c. Grèce, no 28524/95, § 67, CEDH 2001‑III, Enea c. Italie [GC], no 74912/01, § 55, CEDH 2009, et Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 86, CEDH 2015).
178. L’État doit s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention (Kudła, précité, § 94, et Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 116, CEDH 2014) et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate (Kudła, précité, § 94, et Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 93, 22 mai 2012). Dans la plupart des affaires concernant la détention de personnes malades, la Cour a recherché si le requérant avait ou non bénéficié de soins médicaux adéquats en prison. Elle rappelle à cet égard que même si l’article 3 n’autorise pas la libération d’un détenu « pour des motifs humanitaires », elle a toujours interprété l’exigence consistant à garantir la santé et le bien‑être des détenus, notamment, comme une obligation pour l’État de fournir aux détenus les soins médicaux requis (Pakhomov c. Russie, no 44917/08, § 61, 30 septembre 2010, et Gladkiy c. Russie, no 3242/03, § 83, 21 décembre 2010).
179. En l’espèce, la Cour relève que, alors que les médecins avaient estimé que l’état du requérant s’aggravait et qu’ils ne disposaient pas des spécialistes et du matériel requis pour le soigner, les autorités de la « RMT » non seulement ont refusé qu’il soit hospitalisé dans un établissement civil pour y être traité, mais en outre l’ont exposé à un surcroît de souffrances et à un risque plus grand pour sa santé en le transférant dans une prison ordinaire le 15 février 2010 (paragraphe 38 ci-dessus). Pour la Cour, il est indiscutable que le requérant souffrait beaucoup de ses crises d’asthme. Elle est également frappée par le fait que la maladie du requérant, tout en étant considérée comme assez grave pour justifier le transfert dans un hôpital civil d’une personne condamnée, ne permettait pas de motiver le transfert dans un tel établissement pour une personne en détention provisoire (paragraphe 35 ci-dessus). Eu égard à l’absence d’explication pour le refus d’offrir à l’intéressé un traitement approprié, la Cour estime que le requérant n’a pas bénéficié de soins médicaux adéquats.
180. La Cour doit ensuite examiner les conditions dans lesquelles le requérant a été détenu. L’intéressé explique que sa cellule était humide, mal aérée et envahie par la fumée de cigarette, et que la température y était très élevée. Il mentionne aussi le manque de lumière naturelle, le surpeuplement et la présence d’insectes parasites. Il dit être resté pendant des heures sans pouvoir aller aux toilettes et n’avoir pas pu faire sécher ses vêtements en dehors de la cellule. Il affirme que la nourriture était immangeable et qu’il n’y avait aucun produit d’hygiène. Pendant sa détention, il n’aurait à aucun moment bénéficié des soins médicaux requis par son état de santé (paragraphes 28-41 ci-dessus).
181. Si les gouvernements défendeurs n’ont pas formulé de commentaires sur la description donnée par le requérant (paragraphes 28‑38 ci-dessus), celle-ci est largement corroborée par les rapports du CPT et du Rapporteur spécial des Nations unies concernant leurs visites dans divers lieux de détention dans la « RMT » (paragraphes 61-64 ci-dessus). La Cour relève en particulier que la visite de ce dernier s’est déroulée en juillet 2008, soit environ quatre mois avant l’incarcération du requérant.
182. Sur la base des données dont elle dispose, la Cour juge établi que les conditions de détention du requérant s’analysent en un traitement inhumain et dégradant contraire aux exigences de l’article 3, en particulier à raison du fort surpeuplement, du manque d’accès à la lumière naturelle et de l’absence d’un système d’aération en état de marche, éléments qui, combinés à la fumée de cigarette et à l’humidité prévalant dans la cellule, ont aggravé les crises d’asthme du requérant.
3. Responsabilité des États défendeurs
183. La Cour estime que la nature de la responsabilité de chacun des États défendeurs au titre de la Convention est en substance identique pour ce qui est des divers griefs formulés en l’espèce. En conséquence, pour les mêmes raisons que celles qu’elle a formulées dans le cadre du grief tiré de l’article 5 § 1 de la Convention (paragraphes 151-155 ci-dessus), la Cour dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention par la République de Moldova.
184. Pour les mêmes motifs que ceux exposés aux paragraphes 156-159 ci-dessus, la Cour conclut à la violation de l’article 3 de la Convention par la Fédération de Russie.
VI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 8 ET 9 DE LA CONVENTION
185. Le requérant allègue en outre que ses parents n’ont pas été autorisés à venir le voir pendant une longue période, et ce sans raison apparente. Il ajoute qu’au cours des rencontres finalement permises, lui et ses parents se sont vu interdire de s’exprimer dans leur propre langue. Par ailleurs, il soutient ne pas avoir pu recevoir la visite de son pasteur. Il invoque à cet égard les articles 8 et 9 de la Convention, ainsi libellés :
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Article 9
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Sur la recevabilité
186. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
187. Le requérant soutient que, pendant une très longue période de la phase d’enquête, il n’a pas été autorisé à voir ses parents. Au cours des visites ayant été finalement permises, ils auraient été contraints de s’exprimer en russe plutôt que dans leur langue maternelle. Le requérant affirme que son pasteur s’est également vu interdire de lui rendre visite et que, lorsqu’ils ont enfin été autorisés à se voir, la présence d’un gardien de prison leur a été imposée. Il indique qu’aucune raison n’a été donnée pour justifier l’adoption de mesures aussi strictes à son égard et que l’enquêteur en charge de l’affaire pénale le concernant avait toute discrétion pour autoriser ou refuser les visites.
188. Renvoyant à la teneur de la lettre du Comité international de la Croix Rouge (CICR) (paragraphe 68 ci-dessus), le gouvernement moldave déclare douter de la véracité de l’allégation du requérant concernant les rencontres avec ses parents.
189. Le gouvernement russe ne formule aucune observation sur ce point.
2. Appréciation de la Cour
190. La Cour rappelle que la détention, comme toute autre mesure privative de liberté, entraîne par nature des restrictions à la vie privée et familiale. Il est cependant essentiel au respect de la vie familiale que l’administration pénitentiaire autorise le détenu, et l’aide au besoin, à maintenir le contact avec sa famille proche (voir, parmi beaucoup d’autres, Messina c. Italie (no 2), no 25498/94, §§ 61-62, CEDH 2000-X, Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 139, 28 novembre 2002, et Khoroshenko c. Russie [GC], no 41418/04, § 106, CEDH 2015). En même temps, la Cour doit admettre que certaines mesures visant à contrôler les contacts des détenus avec le monde extérieur sont nécessaires et non incompatibles en soi avec la Convention (Khoroshenko, précité, § 123).
191. En l’espèce, le requérant soutient ne pas avoir pu rencontrer du tout ses parents pendant les six premiers mois de sa détention, la première visite de ceux-ci ayant été selon lui autorisée le 4 mai 2009. Il présente des éléments montrant qu’il a demandé à les voir le 5 mars 2009, les 13, 16 et 30 avril 2009, le 9 décembre 2009 et le 15 février 2010. Il ajoute que, lors de la visite qui eut lieu le 16 février 2010, lui-même et sa mère ont dû s’entretenir en présence d’un gardien de prison et ont été contraints de parler russe au lieu de s’exprimer dans leur langue maternelle, l’allemand (paragraphe 44 ci-dessus).
192. Renvoyant à la lettre du CICR (paragraphe 68 ci-dessus), le gouvernement moldave doute de la véracité de cette allégation. La Cour relève que le CICR a rendu visite au requérant en avril 2010, alors que le grief de celui-ci se rapporte à la période allant de 2009 jusqu’à la rencontre du 16 février 2010. De plus, la lettre invoquée par le gouvernement moldave indique simplement que le requérant avait des contacts réguliers avec sa famille, sans en préciser la nature. Eu égard à ce qui précède, la Cour ne voit aucune raison de douter des dires du requérant et conclut qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit au respect de sa vie familiale, au sens de l’article 8 § 1 de la Convention, en ce qu’il s’est vu interdire de voir ses parents pendant une très longue période. Il reste à examiner si cette ingérence se justifiait au regard du second paragraphe de l’article 8.
193. La Cour rappelle que l’article 8 § 2 exige que toute ingérence soit « prévue par la loi ». Elle observe que le requérant ne tire pas argument de ce que l’ingérence dans l’exercice de ses droits garantis par les articles 8 et 9 découlait de décisions de juridictions ou d’autres autorités créées illégalement pour dire que cette ingérence était illégitime. Quoi qu’il en soit, la Cour relève que les gouvernements défendeurs n’ont soumis aucune précision à cet égard, et que les quelques éléments présentés par le requérant ne lui suffisent pas pour se former une image claire des dispositions applicables du droit de la « RMT ». La Cour n’est donc pas en mesure d’apprécier si l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi » et si elle se fondait sur des critères clairs, ou si l’enquêteur avait toute discrétion en la matière comme le soutient le requérant. Cela étant, elle n’aperçoit dans les documents versés au dossier aucun motif de refuser les visites familiales, et observe que le requérant n’a manifestement pas pu rencontrer ses parents durant six mois après son arrestation initiale.
194. Les gouvernements défendeurs n’ont soumis aucune explication sur le point de savoir pourquoi il était nécessaire de séparer le requérant de sa famille pendant une période aussi longue. Dès lors, il n’a pas été démontré que l’ingérence poursuivait un but légitime ou était proportionnée à un tel but, comme le requiert l’article 8 § 2 de la Convention.
195. De même, la Cour juge en principe inacceptable la présence d’un gardien de prison pendant les visites familiales (comparer avec Khoroshenko, précité, § 146). Ce gardien était manifestement présent exprès pour écouter la conversation entre le requérant et ses parents, étant donné qu’ils s’exposaient à une interruption de la visite s’ils refusaient de s’exprimer dans une langue comprise par lui (paragraphe 44 ci-dessus). Là encore, aucune explication n’a été donnée quant à la nécessité de surveiller ces rencontres aussi étroitement.
196. Partant, la Cour estime que, indépendamment de l’existence ou non d’une base légale fondant l’ingérence dans l’exercice de ses droits par le requérant, les restrictions apportées aux visites que ses parents lui ont rendues en prison n’ont pas respecté les autres conditions requises par l’article 8 § 2 de la Convention.
197. Quant au grief du requérant selon lequel il n’a pas été autorisé à voir le pasteur Per Bergene Holm, la Cour rappelle que le refus des autorités de permettre à un détenu de rencontrer un prêtre constitue une ingérence dans l’exercice des droits garantis par l’article 9 de la Convention (voir, par exemple, Poltoratski c. Ukraine, no 38812/97, § 167, CEDH 2003-V).
198. Le requérant allègue que le pasteur, qui a cherché à lui rendre visite, s’est vu interdire de le faire en juin et septembre 2009, ce que le pasteur a confirmé dans une lettre à la Cour (paragraphe 45 ci-dessus). Aucun des deux gouvernements défendeurs n’a formulé d’observations sur ce point. La Cour ne voit aucune raison de douter de la version des faits émanant du requérant et du pasteur, et elle admet qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par l’intéressé du droit à la liberté de religion.
199. Là encore, il est difficile de déterminer s’il existait une base légale justifiant le refus d’autoriser ces visites, et aucune raison n’a été avancée pour expliquer ce refus. La Cour estime qu’il n’a pas été démontré que l’ingérence dans l’exercice de ses droits par le requérant poursuivait un but légitime ou était proportionnée à un tel but, comme le requiert l’article 9 § 2 de la Convention.
3. Responsabilité des États défendeurs
200. Pour les mêmes raisons que celles qu’elle a formulées dans le cadre du grief tiré de l’article 5 § 1 de la Convention (paragraphes 151-155 ci-dessus), la Cour juge qu’il n’y a pas eu violation des articles 8 et 9 de la Convention par la République de Moldova.
201. Pour les mêmes motifs que ceux exposés aux paragraphes 156-159 ci-dessus, la Cour conclut à la violation des articles 8 et 9 de la Convention par la Fédération de Russie.
VII. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION combiné avec les articles 2, 3, 5, 8 et 9 DE LA CONVENTION
202. Le requérant soutient en outre n’avoir disposé d’aucun recours effectif pour faire valoir ses griefs au titre des articles 2, 3, 5, 8 et 9 de la Convention. Il invoque l’article 13 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
A. Sur la recevabilité
203. Constatant que le grief tiré de l’article 13 combiné avec les articles 2, 3, 5, 8 et 9 n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
204. Le requérant allègue n’avoir eu aucun moyen de faire valoir ses droits face aux actes des autorités de la « RMT », et estime que les gouvernements défendeurs n’ont mentionné aucun recours qu’il aurait dû exercer.
205. Le gouvernement moldave indique que le requérant avait à sa disposition les recours ordinaires existant en Moldova. Selon lui, des tribunaux, des parquets, des offices notariaux, notamment, ont été créés dans le pays spécialement dans le but de protéger les droits et intérêts des personnes résidant dans la région transnistrienne.
206. Le gouvernement russe ne formule aucune observation sur ce point.
2. Appréciation de la Cour
207. La Cour rappelle que l’article 13 a pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant l’instance nationale compétente à connaître du contenu du grief fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié, même si les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait cette disposition (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 145, Recueil 1996-V). Le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif », en pratique comme en droit. Toutefois, un tel recours n’est requis que pour les griefs pouvant passer pour « défendables » au regard de la Convention (De Souza Ribeiro c. France [GC], no 22689/07, § 78, CEDH 2012, et Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 148, CEDH 2014).
208. La Cour rappelle qu’elle a estimé qu’il n’y avait pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 2, considérant qu’il était plus approprié d’étudier les faits de la cause sous l’angle de l’article 3 (paragraphe 171 ci-dessus). De même, elle juge inutile d’examiner séparément si le grief tiré de l’article 2 était défendable aux fins de l’application de l’article 13, eu égard au fait qu’elle devra quoi qu’il en soit examiner la question sous l’angle de l’article 3. Elle observe que les griefs tirés de l’article 3, ainsi que ceux soulevés au regard des articles 5, 8 et 9 de la Convention sont défendables. Toutefois, pour ce qui est du grief présenté par le requérant au titre de l’article 5 § 1, la Cour relève que l’article 5 § 4, sous l’angle duquel la Cour a jugé inutile, dans les circonstances de la cause, de se livrer à un examen séparé (paragraphe 163 ci-dessus), est la lex specialis par rapport à l’article 13.
209. Le requérant était donc en droit de disposer d’un recours interne effectif au sens de l’article 13 pour faire valoir ses griefs tirés des articles 3, 8 et 9 de la Convention. En conséquence, la Cour se propose d’examiner si le requérant a bénéficié d’un tel recours.
210. Pour autant que le grief est dirigé contre la Moldova, la Cour renvoie à ses considérations ci-dessus concernant l’exception de non-épuisement présentée par le gouvernement moldave, qui l’ont conduite à conclure que la procédure d’indemnisation que le requérant aurait pu engager devant les juridictions moldaves ne pouvait pas être considérée comme un recours effectif pour faire valoir l’une ou l’autre de ses doléances (paragraphes 115‑121 ci-dessus).
211. Pour autant que le grief est dirigé contre la Russie, la Cour rappelle que l’on peut dans certaines circonstances exiger des requérants qu’ils épuisent les voies de recours effectives disponibles dans une entité non reconnue (Demopoulos et autres, décision précitée, §§ 89 et 92-96). Toutefois, rien dans le dossier n’indique qu’il existait dans la « RMT » un quelconque recours effectif dont le requérant aurait pu user pour faire valoir les griefs susmentionnés, et le gouvernement russe ne l’a pas non plus soutenu.
212. Dès lors, la Cour conclut que le requérant n’a disposé d’aucun recours effectif qui lui aurait permis de faire valoir ses griefs au titre des articles 3, 8 et 9 de la Convention. En conséquence, elle doit décider si une éventuelle violation de l’article 13 peut être imputée à l’un ou l’autre des États défendeurs.
3. Responsabilité des États défendeurs
a) La République de Moldova
213. La Cour relève d’emblée que la nature des obligations positives dont la République de Moldova doit s’acquitter (paragraphes 99-100 ci-dessus) n’exige pas que celle-ci dédommage le requérant pour les violations commises par la « RMT ». Partant, le rejet de l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes à raison de l’absence d’un droit déclaré à être indemnisé par les autorités moldaves en cas de violations de droits garantis par la Convention commises par la « RMT » (paragraphes 115-121 ci-dessus) n’a aucune incidence sur l’analyse de la Cour concernant le respect par la République de Moldova de ses obligations positives.
214. La Cour estime qu’il ne serait pas cohérent qu’elle conclue que la Moldova, qui ne dispose d’aucun moyen de contrôler les actions des autorités de la « RMT », doive être tenue pour responsable de son incapacité à faire exécuter sur le territoire placé sous le contrôle effectif de la « RMT » toute décision adoptée par ses propres autorités. Elle rappelle que l’obligation positive qui incombe à la Moldova est celle d’user de tous les moyens juridiques et diplomatiques en son pouvoir pour continuer de garantir aux personnes résidant dans la région transnistrienne la jouissance des droits et libertés définis par la Convention (paragraphe 100 ci-dessus). En conséquence, les « recours » que la Moldova doit offrir au requérant consistent à lui donner la possibilité de fournir aux autorités moldaves des informations détaillées sur sa situation et d’être informé des diverses démarches juridiques et diplomatiques entreprises par celles-ci.
215. À cet égard, la Cour relève que la Moldova a instauré des juridictions, des organes d’enquête et un corps de fonctionnaires qui travaillent en parallèle avec ceux institués par la « RMT » (paragraphe 205 ci-dessus). Si ces organes moldaves prennent des décisions dont les effets ne peuvent se déployer qu’en dehors de la région transnistrienne, leur fonction est de faire en sorte que des affaires soient dûment portées devant les autorités moldaves, qui peuvent alors entreprendre des démarches diplomatiques et juridiques pour tenter d’intervenir dans des cas précis, en particulier en exhortant la Russie à adopter envers la « RMT » une attitude qui soit conforme à ses obligations au titre de la Convention et à veiller à ce que les décisions qui y sont prises y soient elles aussi conformes.
216. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la République de Moldova a mis des procédures à la disposition du requérant en proportion de sa capacité restreinte à protéger les droits de l’intéressé et a ainsi satisfait à ses obligations positives. En conséquence, elle conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 de la Convention par cet État.
b) La Fédération de Russie
217. En l’espèce, la Cour a jugé que la Fédération de Russie continue d’exercer un contrôle effectif sur la « RMT » (paragraphe 110 ci-dessus). Eu égard à sa jurisprudence, il n’y a donc pas lieu de déterminer si la Russie exerce un contrôle précis sur les politiques et les actes de l’administration locale subordonnée. La responsabilité de la Russie se trouve engagée du fait du soutien militaire, économique et politique qu’elle apporte à la « RMT », sans lequel celle-ci ne pourrait survivre.
218. En l’absence de toute observation émanant du gouvernement russe sur les recours dont le requérant aurait éventuellement disposé, la Cour conclut à la violation par la Fédération de Russie de l’article 13 combiné avec les articles 3, 8 et 9 de la Convention.
VIII. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 17 DE LA CONVENTION
219. Enfin, le requérant se plaint d’une violation de l’article 17 de la Convention par les deux États défendeurs, car il estime qu’ils ont fait preuve de tolérance envers le régime illégal en place dans la « RMT », qui ne reconnaîtrait aucun des droits garantis par la Convention. L’article 17 se lit comme suit :
« Aucune des dispositions de la (...) Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la (...) Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à [la] Convention. »
220. Le gouvernement moldave se défend d’avoir jamais toléré la création et le maintien de la « RMT » et soutient avoir constamment appelé à la restauration de la démocratie, de l’état de droit et des droits de l’homme dans la région transnistrienne. La Moldova n’aurait jamais entrepris aucune action visant à la destruction des droits et libertés reconnus dans la Convention ou à l’imposition de nouvelles limitations à ces droits.
221. Le gouvernement russe ne formule aucune observation sur ce point.
222. La Cour observe que l’article 17 de la Convention ne peut s’appliquer qu’en combinaison avec les clauses normatives de la Convention. Pour autant qu’il vise des groupements ou des individus, il a pour but de les mettre dans l’impossibilité de tirer de la Convention un droit qui leur permette de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés reconnus dans la Convention (Lawless c. Irlande (no 3), 1er juillet 1961, p. 45, § 7, série A no 3, et Orban et autres c. France, no 20985/05, § 33, 15 janvier 2009). Dans la mesure où il concerne l’État, l’article 17 a été invoqué pour étayer des allégations selon lesquelles un État a agi d’une manière visant à la destruction des droits et libertés reconnus dans la Convention ou à l’imposition à ces droits de limitations plus amples que celles prévues dans la Convention (voir, par exemple, Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 104, série A no 22).
223. La Cour estime que cette allégation de violation de l’article 17 à raison de l’attitude tolérante des États défendeurs envers la « RMT », telle que la formule le requérant, ne relève pas du champ d’application de cette disposition. Quoi qu’il en soit, la Cour ne voit rien qui porte à croire que l’un ou l’autre des États défendeurs ait cherché à détruire délibérément un ou plusieurs des droits invoqués par le requérant en l’espèce, ou à imposer à ces droits des limitations plus amples que celles prévues dans la Convention.
Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
IX. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
224. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage matériel
225. Le requérant réclame une somme de 74 538 euros (EUR) pour dommage matériel. Ce montant inclurait le coût des médicaments, des aliments et des vêtements qui lui ont été apportés en prison, ainsi que l’argent que ses parents ont déjà versé (paragraphe 22 ci-dessus) ou pourraient encore verser sur la vente de son appartement afin de rembourser à la tierce partie concernée les dommages-intérêts auxquels le « tribunal du peuple de Tiraspol » l’a condamné.
226. Le gouvernement moldave estime qu’en l’absence de violation par la République de Moldova de l’un ou l’autre des droits garantis par la Convention il n’y a pas lieu d’allouer une indemnité. Quoi qu’il en soit, il ne voit pas de lien de causalité entre les violations alléguées et la perte, réelle ou potentielle, d’un bien immobilier.
227. Le gouvernement russe estime qu’il n’a pas à verser d’indemnité, puisque, selon lui, aucune violation des droits du requérant ne peut lui être imputée. Il ajoute que, dans tous les cas, il est impossible de vérifier les sommes demandées, lesquelles, au demeurant, apparaissent excessives.
228. La Cour rappelle avoir jugé qu’en l’espèce la République de Moldova ne pouvait être tenue pour responsable d’aucune violation de la Convention. En conséquence, il n’y a pas lieu que cet État défendeur verse au requérant une indemnité pour dommage matériel.
229. La Cour a conclu ci-dessus à la violation par la Fédération de Russie des articles 3, 5 § 1, 8, 9 et 13 de la Convention. Cependant, elle ne discerne aucun lien de causalité entre la violation de ces dispositions et le versement d’une quelconque somme d’argent à la suite de la condamnation du requérant. À cet égard, elle relève que celui-ci n’a présenté aucun grief sous l’angle de l’article 6 et que la condamnation de l’intéressé n’a pas été examinée dans le cadre de la présente requête. Dès lors, elle rejette cette partie de la demande.
230. En revanche, elle accorde au requérant une somme de 5 000 EUR, à verser par la Fédération de Russie, correspondant aux dépenses de l’intéressé en médicaments et traitements après sa libération de prison et au coût des aliments et des vêtements que la prison n’a pas pu lui fournir.
B. Dommage moral
231. Le requérant sollicite 50 000 EUR pour dommage moral, en réparation des souffrances qu’il dit avoir endurées.
232. Le gouvernement moldave juge ce montant excessif.
233. Le gouvernement russe réitère l’observation formulée au paragraphe 227 ci-dessus.
234. La Cour rappelle avoir jugé qu’en l’espèce la République de Moldova ne pouvait être tenue pour responsable d’aucune violation des droits garantis au requérant par la Convention. En conséquence, il n’y a pas lieu que cet État défendeur verse au requérant une indemnité pour dommage moral.
235. Eu égard aux violations commises par la Fédération de Russie constatées ci-dessus et à leur gravité, la Cour estime qu’il se justifie en l’espèce d’allouer une réparation pour dommage moral. Statuant en équité, elle accorde au requérant la somme de 20 000 EUR, à verser par la Fédération de Russie.
C. Frais et dépens
236. Le requérant réclame également 1 575 EUR pour les frais et dépens exposés devant les juridictions nationales, ainsi que 14 850 EUR pour les frais afférents à la procédure devant la Cour. Il se fonde sur des reçus concernant les sommes versées au niveau interne et sur un contrat conclu avec les avocats qui l’ont représenté devant la Cour, lequel comprend un relevé détaillé des heures de travail consacrées à la présente affaire (quatre-vingt-dix-neuf heures au taux horaire de 150 EUR).
237. Pour le gouvernement moldave, le nombre d’heures consacrées à l’affaire et les sommes demandées sont excessifs.
238. Considérant que l’avocat du requérant s’est largement fondé sur l’arrêt de Grande Chambre rendu en l’affaire Ilaşcu et autres et n’a eu à effectuer que peu de recherches supplémentaires, le gouvernement russe estime que la somme réclamée au titre des frais et dépens est excessive.
239. La Cour rappelle avoir jugé qu’en l’espèce la République de Moldova s’était acquittée de ses obligations positives et ne pouvait donc être tenue pour responsable d’aucune violation de la Convention. En conséquence, il n’y a pas lieu que cet État défendeur verse au requérant une indemnité pour frais et dépens.
240. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères rappelés ci-dessus, la Cour estime raisonnable d’accorder au requérant la somme de 4 000 EUR, tous frais confondus, à verser par la Fédération de Russie.
D. Intérêts moratoires
241. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, à l’unanimité, que les faits dénoncés par le requérant relèvent de la juridiction de la République de Moldova ;
2. Dit, par seize voix contre une, que les faits dénoncés par le requérant relèvent de la juridiction de la Fédération de Russie, et rejette les exceptions d’incompatibilité ratione personae et d’incompatibilité ratione loci présentées par le gouvernement russe ;
3. Rejette, à l’unanimité, l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes formulée par le gouvernement moldave ;
4. Déclare, à l’unanimité, les griefs tirés de l’article 17 de la Convention irrecevables et la requête recevable pour le surplus ;
5. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 2 de la Convention, lu isolément ou combiné avec l’article 13 ;
6. Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention par la République de Moldova ;
7. Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention par la Fédération de Russie ;
8. Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention par la République de Moldova ;
9. Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention par la Fédération de Russie ;
10. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 5 § 4 de la Convention ;
11. Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention par la République de Moldova ;
12. Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention par la Fédération de Russie ;
13. Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention par la République de Moldova ;
14. Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention par la Fédération de Russie ;
15. Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation par la République de Moldova de l’article 13 de la Convention combiné avec les articles 3, 8 et 9 de la Convention ;
16. Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation par la Fédération de Russie de l’article 13 de la Convention combiné avec les articles 3, 8 et 9 de la Convention ;
17. Dit, par seize voix contre une :
a) que la Fédération de Russie doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes :
i. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel,
ii. 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
iii. 4 000 EUR (quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
18. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 23 février 2016.
Søren PrebensenGuido Raimondi
Greffier adjointPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante du juge López Guerra ;
– opinion dissidente du juge Dedov.
G.RA.
S.C.P.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE LÓPEZ GUERRA
(Traduction)
Je souscris à l’arrêt de la Grande Chambre. Toutefois, quant au constat de violation de l’article 5 § 1 de la Convention concernant les circonstances de l’arrestation et de la détention du requérant, je suis au regret d’exprimer mon désaccord avec le raisonnement exposé aux paragraphes 145 à 148 de l’arrêt. À mon avis, il existait des motifs suffisants pour constater une violation de la Convention sans qu’il fût besoin de formuler dans ces paragraphes ce qui équivaut à une invalidation globale de tout le système judiciaire de la région transnistrienne.
De mon point de vue – et comme la Cour le souligne explicitement au paragraphe 149 de l’arrêt –, les circonstances dans lesquelles le requérant a été arrêté et dans lesquelles sa détention a été ordonnée et prorogée conduisent à conclure que ses droits au regard de l’article 5 § 1 ont bien été violés. Ainsi qu’il ressort de l’établissement des faits, le requérant a été incarcéré initialement pour une période indéterminée, et, en deux occasions, ni l’intéressé ni son avocat n’ont assisté aux audiences de recours devant la « Cour suprême de la RMT » au cours de la procédure visant à contester les ordonnances de détention.
Eu égard à ces circonstances manifestement contraires aux garanties consacrées par la Convention en matière de détention, il n’était pas nécessaire de justifier le constat de violation de la Cour en déclarant catégoriquement que ni les « tribunaux de la RMT » ni aucune autre autorité de la « RMT » ne pouvaient ordonner que le requérant fût arrêté et détenu régulièrement (paragraphe 150 de l’arrêt). Cette conclusion générale non seulement n’est pas étayée par les informations disponibles mais peut également conduire à des conséquences inacceptables.
L’invalidation globale du système judiciaire de la « RMT » apparaît être le résultat d’un raisonnement négatif : c’est la rareté des sources officielles d’information qui conduit la Grande Chambre à considérer qu’elle « n’est pas en mesure de vérifier » (paragraphe 147 de l’arrêt) si les « tribunaux de la RMT » répondent à l’exigence d’indépendance requise par la Convention. Dans la continuation de ce raisonnement négatif, la Grande Chambre conclut que « rien ne permet de penser qu’il existe dans la région transnistrienne un système reflétant une tradition judiciaire conforme à la Convention », tout en reconnaissant qu’aucune analyse approfondie du système juridique de la « RMT » n’a été conduite.
Il me semble extrêmement difficile d’apprécier de manière certaine si l’ensemble d’un système judiciaire est ou non contraire à la Convention sur la base d’éléments aussi maigres. Mais en l’espèce, pareille appréciation pose un problème additionnel : si l’on pousse le raisonnement jusqu’au bout, le constat de la Cour implique que toute ordonnance d’arrestation ou de détention émise à l’égard de quelque personne que ce soit, pour quelque raison que ce soit, par les autorités de la « RMT » (même dans les affaires impliquant des crimes graves ou un danger pour la société, les personnes ou les biens) doit être jugée contraire à la Convention, eu égard à la conclusion de la Grande Chambre relative à un manque général d’indépendance judiciaire. Le raisonnement conduisant à cette conclusion extrême (inévitable selon les termes de l’arrêt) n’est pas étayé par les éléments de preuve et est inutile pour parvenir au constat final de violation des droits du requérant au regard de l’article 5 § 1. Dès lors, il n’aurait pas dû figurer dans le texte de l’arrêt de la Grande Chambre.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE DEDOV
(Traduction)
1. Je peux admettre que les actions des autorités de la RMT vis-à-vis du requérant ne répondaient pas aux normes de la Convention, et je souscris à l’analyse de la Cour. Toutefois, je suis au regret de ne pouvoir adhérer à la conclusion de la Cour en ce qui concerne la juridiction de la Fédération de Russie sur le territoire de la Transnistrie et la responsabilité de la seule Fédération de Russie pour les violations commises par les autorités transnistriennes.
L’approche du contrôle effectif
2. Conformément aux principes généraux établis dans son arrêt en l’affaire Catan et autres c. République de Moldova et Russie ([GC], nos 43370/04 et 2 autres, CEDH 2012), la Cour observe qu’il n’y avait aucune preuve d’une participation directe d’agents russes aux mesures prises contre le requérant (paragraphe 101 de l’arrêt). Néanmoins, elle juge que la Russie exerçait un contrôle effectif sur la RMT du fait de son soutien militaire, économique et politique continu à cette région, sans lequel celle-ci n’aurait pu survivre. Elle en conclut que la responsabilité de la Russie se trouve engagée au regard de la Convention à raison des violations commises sur le territoire transnistrien.
3. Considérant que ce soutien ne conduit pas en soi à un contrôle effectif, et eu égard à l’opinion dissidente du juge Kovler attachée à l’arrêt Catan et autres, précité, je ne suis pas convaincu que cette position de la Cour soit bien fondée. Le fait est que la Fédération de Russie n’est pas à l’origine de l’indépendance de la RMT. La Russie a fourni à la RMT un soutien militaire en vue d’assurer la paix et la sécurité dans la région frontalière face au conflit militaire en Transnistrie, sans rechercher le moins du monde à prendre le contrôle effectif de cette région.
4. Rien ne prouve une quelconque participation directe d’agents russes aux mesures prises contre le requérant. Il n’existe par ailleurs aucun élément démontrant que la Russie ait été impliquée dans les politiques menées en RMT concernant les traitements médicaux des détenus ou les conditions de détention en général, ou qu’elle ait cautionné cette politique. Cependant, la Cour réitère en l’espèce sa position précédemment adoptée dans d’autres affaires liée à la Transnistrie, dans lesquelles elle a établi que la Russie exerçait un contrôle effectif sur la RMT du fait de son soutien militaire, économique et politique continu à cette entité, laquelle n’aurait pu survivre autrement. Or, en adoptant une telle approche, la Cour encourage les autorités russes à établir un contrôle effectif en RMT par l’activité de ses agents, ce qu’elles ont explicitement refusé de faire. L’approche de la Cour dans les affaires concernant la RMT peut ne pas susciter l’adhésion, eu égard à l’application inadéquate des principes généraux de la juridiction extraterritoriale dans les circonstances du conflit dans la région (comme je l’ai mentionné au paragraphe 1 de la présente opinion). Dans l’affaire Chiragov et autres c. Arménie ([GC], no 13216/05, CEDH 2015), le juge Pinto de Albuquerque a exprimé une opinion dissidente critiquant les conclusions de la Cour concernant la juridiction de l’Arménie sur le Haut-Karabagh, estimant que le soutien militaire, économique et politique ne légitimait pas une présomption légale de contrôle effectif. Pareille approche peut être appliquée dans les affaires concernant la Transnistrie.
5. Toute discussion relative à un contrôle effectif fondé sur un soutien général sans implication d’agents de l’État n’est, à mon avis, que pure spéculation, dans laquelle aucune juridiction, en sa qualité de puissante institution, ne peut s’engager. De plus, toute discussion sur la nature du « régime » séparatiste ou du « soutien » à ce « régime » (qui se cache derrière le terme « tradition juridique ») revient également à de la pure spéculation, puisqu’il n’y a aucune preuve qu’une violence de masse ait été utilisée contre des civils pour faire obstacle à l’autodétermination. Toutefois, la Cour a conclu que les autorités transnistriennes n’avaient aucune légitimité, ce qui empire encore la situation et rend tout compromis fondé sur l’autodétermination/l’autonomie presque impossible à atteindre. On ne saurait se fonder sur une unique affaire pour conclure que l’intégralité d’une tradition juridique est incompatible avec un système de droits de l’homme, spécialement lorsqu’on le compare avec la traduction juridique anglo-saxonne, puisque cela signifierait que la tradition en question est complètement illégale. Cette conception ne peut aboutir à rien d’autre qu’à humilier le peuple de Transnistrie et les peuples de toutes les anciennes républiques soviétiques reconnues au regard du droit international, y compris en vertu des pactes internationaux sur les droits fondamentaux, avant leur adhésion au Conseil de l’Europe. Il va sans dire qu’une société ne peut simplement pas survivre sans application de normes minimales en matière de droits de l’homme et sans perception de la justice, bien que la traduction juridique puisse effectivement avoir un impact déterminant sur la qualité de la vie.
Le problème de l’autodétermination
6. Bien que la Russie n’ait pas officiellement reconnu l’indépendance de la RMT dans le cadre du processus de reconnaissance internationale d’un État, les autorités russes ont constamment exprimé le respect du droit du peuple transnistrien à l’autodétermination. J’aimerais souligner que la communauté internationale (et en premier lieu le Conseil de l’Europe) n’a jamais abordé le problème de la Transnistrie du point de vue de l’autodétermination.
7. Je pense que l’arrêt de la Cour devrait encourager non pas la Fédération de Russie, mais la communauté internationale et, en définitive, la République de Moldova, à assumer un contrôle effectif sur cette région. Cette idée ne pourra être mise en œuvre sans résoudre le problème principal. Toutefois, à mon avis, la Cour a failli, dans les affaires concernant la Transnistrie (Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, CEDH 2004‑VII, Catan et autres, précité, et Ivanţoc et autres c. Moldova et Russie, no 23687/05, 15 novembre 2011) et également en l’espèce, à établir les principes en matière d’autodétermination et de sécession-remède après l’effondrement de l’Union soviétique.
8. Sans une telle appréciation des événements et sans une bonne compréhension des sources du conflit, il est impossible de définir le problème, d’établir la vérité et, finalement, de trouver une solution. Dans toutes les affaires précédentes concernant la Transnistrie, la Cour a livré une analyse très restrictive et subjective. Dans l’affaire Chiragov et autres, précitée, la Cour a été pour la première fois critiquée, par le juge Pinto de Albuquerque, pour l’opportunité perdue de traiter cette question en relation avec la sécession du Haut-Karabagh à la suite de l’indépendance des anciennes républiques soviétiques d’Azerbaïdjan et d’Arménie. Le juge Pinto de Albuquerque a soulevé la question du développement du principe d’autodétermination « dans un contexte non colonial », contexte que je qualifierais de postsoviétique.
9. C’est tout simplement affaire de choix et de stratégie juridique que de déterminer s’il suffit de protéger les droits et libertés fondamentaux de ceux qui vivent dans la région sous l’empire de la Constitution de la RMT, ou si ces droits et libertés doivent également être garantis par le système de la Convention. Je suis en faveur de la deuxième option, mais cette tâche ne peut être accomplie qu’à travers le processus d’autodétermination, dans le but de fournir à la population transnistrienne un certain degré d’autonomie dans le cadre de la souveraineté moldave.
10. Je suggérerais que la Cour fasse preuve de prudence s’agissant de se livrer à une appréciation des événements relatifs à l’autodétermination de la RMT. Celle-ci ne résulte pas d’une « intervention militaire étrangère », étant donné que la 14e armée russe était basée dans la région depuis 1956 et que sa mission était de stopper la guerre et d’imposer la paix aux adversaires. Il faut également relever que le conflit a été provoqué par les projets des autorités moldaves de donner à la langue moldave un statut officiel et de substituer au cyrillique l’alphabet latin, sans tenir aucun compte des intérêts sur le plan de l’auto-identité de la population russophone en Moldova, notamment des ressortissants russes. Ces projets ont été concrétisés par l’adoption en 1994 de la Constitution moldave, au mépris de toutes les protestations.
11. Malheureusement, la coutume internationale adopte une approche manichéenne et ne reconnaît que les occupants et les États qui souffrent. Mais la nature de ce conflit est différente. Il trouve son origine dans le fait que le droit fondamental de la minorité d’utiliser sa langue maternelle dans la correspondance officielle avec les autorités moldaves a été ignoré. Aucune mesure de transition n’a été introduite après l’effondrement de l’Union soviétique. Il semble que la communauté internationale n’était pas prête à résoudre pareils problèmes sensibles relatifs à l’identité nationale ; elle n’a entrepris aucun effort, ni émis aucune recommandation de la sorte à la Moldova. La communauté internationale a simplement reconnu la juridiction de la Moldova sur le territoire de la Transnistrie sans imposer aucune exigence supplémentaire quant à l’autodétermination de la RMT. Or, en l’absence de telles exigences, la République de Moldova n’aura jamais aucun intérêt à résoudre le problème ni ne sera incitée à le faire.
12. Les garanties pour la protection des droits et libertés fondamentaux relatifs à l’auto-identité et à l’autogouvernance de ceux qui vivent dans cette région sont reflétées dans le mémorandum de 1997 signé par les dirigeants de la Moldova et de la RMT, ainsi que dans le mémorandum de Kosak de 2003. Encore une fois, ces textes n’ont jamais été mis en œuvre par la Moldova.
13. Je ne suis pas sûr que le maintien des munitions et armements militaires restant en place pouvait empêcher le transfert du contrôle effectif à la Moldova, étant donné qu’un accord politique doit être trouvé. Toutefois, je crois qu’on ne saurait considérer comme responsable de mettre un terme au soutien financier de la Russie à la région (sans engagement approprié de la part de la Moldova), puisque cela conduirait à des problèmes sociaux et humanitaires. Je ne peux qu’observer que, vingt-cinq ans après le conflit, rien n’a changé et que la Russie ne saurait en être blâmée. Finalement, la République de Moldova a pris l’engagement d’appliquer la Convention sur l’ensemble de son territoire, y compris en Transnistrie.
14. La non-reconnaissance en tant qu’État de cette nouvelle entité au regard du droit international soulève la question de la responsabilité de la communauté internationale et des deux États défendeurs de prendre toutes les mesures constitutionnelles nécessaires pour mettre fin à une telle incertitude, et ce dès que possible, aux fins de l’établissement et du développement des droits fondamentaux, de l’état de droit et de la démocratie dans la région. La Fédération de Russie a pris des mesures générales et équilibrées, notamment dans le cadre du plan de Kosak, pour faire passer la région sous la juridiction de la Moldova avec un certain degré d’autonomie, de sorte que les intérêts moldaves et régionaux soient respectés. Il convient de noter que les intérêts régionaux ne sauraient être ignorés, particulièrement après une guerre qui a fait plus de mille victimes. Toutefois, le gouvernement moldave a rejeté le plan de Kosak, laissant toutes les parties prenantes dans une incertitude encore plus grande. Je ne reprocherais pas aux autorités de la RMT d’avoir refusé de suivre les propositions, puisqu’elles n’étaient pas invitées à participer à la procédure de la Cour.
15. Je ne suis pas convaincu que la Moldova ait rempli son obligation de prendre toutes les mesures politiques, judiciaires et autres à sa disposition pour rétablir son contrôle sur le territoire de la RMT. Rien ne prouve l’existence de telles mesures, notamment de mesures visant à fournir des garanties concernant l’utilisation officielle de la langue russe, l’autonomie, la représentation au Parlement moldave, etc.
16. J’estime avec regret que l’arrêt rendu par la Cour en l’espèce (dans un contexte d’incertitude en matière d’autodétermination) ne pourra que conduire à une escalade des tensions entre la Fédération de Russie et le Conseil de l’Europe.