CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE DAHAN c. FRANCE
(Requête no 32314/14)
ARRÊT
Art 6 § 1 (civil) • Procès équitable • Recours pour excès de pouvoir du requérant ayant conduit le Conseil d’État à exercer, dans le cadre de la plénitude de juridiction, un contrôle d’une étendue suffisante sur la procédure disciplinaire contre l’ambassadeur et ayant abouti à sa mise à la retraite d’office
STRASBOURG
3 novembre 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Dahan c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :
Síofra O’Leary, présidente,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Lado Chanturia,
Arnfinn Bårdsen,
Mattias Guyomar,
Kateřina Šimáčková, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu :
la requête (no 32314/14) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Paul Dahan (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 16 avril 2014,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 septembre 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne un grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention relatif à la procédure disciplinaire engagée contre le requérant alors qu’il était ambassadeur et ayant abouti à la sanction de mise à la retraite d’office et à l’étendue du contrôle juridictionnel exercé sur cette dernière par le Conseil d’État.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1949 et réside à Paris. Il est représenté par Me L. Poupot, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des affaires étrangères (MEAE).
4. Le requérant était ministre plénipotentiaire de deuxième classe. Par un décret 3 juillet 2009, il fut nommé ambassadeur, Représentant permanent de la France auprès du Conseil de l’Europe. L’emploi de « chef de mission diplomatique ayant rang d’ambassadeur » est au nombre des emplois supérieurs laissés à la décision du gouvernement en ce qui concerne tant la nomination que la cessation de fonctions.
5. En juillet 2010, le requérant fit l’objet d’une évaluation, dite à 360o c’est-à-dire y compris de la part de ses subordonnés. Le commentaire sur sa manière de servir y indiquait qu’il remplissait correctement sa mission mais n’avait pas « pris la mesure des insatisfactions créées par des insuffisances dans le management du poste et surtout par ses attitudes déplacées vis-à-vis de l’autre sexe ». À la suite d’une plainte d’une collaboratrice adressée au ministère des affaires étrangères et européennes (ancien nom du MEAE, ci‑après ministère) en août 2010, le requérant fut convoqué, le 26 août 2010, par le directeur général de l’administration et de la modernisation de ce ministère, M.R, en charge des affectations et de la gestion des emplois et carrières ainsi que des questions juridiques liées à la gestion du personnel. Il prit alors connaissance d’allégations relatives à son comportement à l’égard des femmes.
6. L’Inspection générale du ministère envoya une mission sur place, à Strasbourg, qui se déroula les 2 et 3 septembre 2010.
7. Par un courrier du 6 septembre 2010, le directeur général de l’administration, agissant au nom du ministre des Affaires étrangères et européennes (le ministre), demanda au requérant de ne pas reprendre son poste à Strasbourg et lui fit savoir qu’il était « placé en position de mission à l’administration centrale ».
8. Le rapport d’inspection, daté du 17 septembre 2010 et porté à la connaissance du requérant le 20 septembre suivant, rapporta son comportement à l’égard du personnel féminin de la Représentation permanente, notamment ses agissements à l’encontre d’une agente contractuelle décrits comme constitutifs d’un acharnement particulier et ayant entraîné une détérioration de sa santé physique et psychologique, et décrivit ses conséquences, qualifiées de déplorables, sur l’image du ministère des affaires étrangères et de la France. Le rapport recommandait qu’il soit mis fin aux fonctions du requérant.
9. Par un courrier du directeur général de l’administration, en date du 24 septembre 2010, le requérant prit connaissance de l’intention du président de la République de mettre fin à ses fonctions d’ambassadeur et de procéder à son remplacement. Ce courrier précisait qu’il avait la possibilité de consulter son dossier et de présenter des observations sur la mesure envisagée dans un délai de trois jours. Par décret du 30 septembre 2010, le président de la République nomma un nouveau Représentant permanent de la France auprès du Conseil de l’Europe.
10. Par des requêtes enregistrées en octobre et novembre 2010, le requérant demanda au Conseil d’État d’annuler pour excès de pouvoir l’évaluation dont il avait fait l’objet ainsi que le décret du 30 septembre 2010.
11. Le 5 novembre 2010, le directeur général de l’administration, notifia au requérant l’engagement d’une procédure disciplinaire à son égard ainsi qu’à ce titre, la saisine de la commission administrative paritaire du corps des ministres plénipotentiaires (la commission administrative) invitée à se réunir en formation disciplinaire. Le rapport au conseil de discipline, rédigé par le directeur général de l’administration (article 19 de la loi du 13 juillet 1983 et article 2 du décret du 25 octobre 1984, paragraphes 22, 25 et 27 ci-dessous), fut également notifié au requérant. Ce rapport comportait trois séries de griefs respectivement relatifs à son comportement répété et déplacé à l’encontre du personnel féminin de la Représentation permanente, à son comportement de harcèlement moral à l’égard d’une collaboratrice ayant « porté atteinte à l’intégrité de sa personne » et à l’atteinte à l’image du ministère des affaires étrangères et de la France. S’y trouvaient annexés une fiche relative à la carrière du requérant, le rapport de l’Inspection générale et les observations de l’intéressé sur celui-ci ainsi que le résumé des auditions des agents de la Représentation permanente.
12. En sa qualité de président de la commission administrative paritaire (article 27 du décret du 28 mai 1982, paragraphe 24 ci-dessous), M.R. convoqua le requérant devant le conseil de discipline le 7 décembre 2010 et l’informa des modalités d’accès à son dossier ainsi que de la possibilité de se faire assister par un défenseur de son choix, de présenter des observations écrites ou orales et de citer des témoins.
13. Le 30 novembre 2010, le requérant communiqua ses observations au conseil de discipline accompagnées d’un dossier composé de huit annexes et d’une chronologie des évènements.
14. Le 7 décembre 2010, la commission administrative réunie en conseil de discipline, présidée par M.R., rendit son avis. Elle se prononça à l’unanimité, en faveur de la mise à la retraite d’office du requérant (article 66 de la loi du 11 janvier 1984, paragraphe 23 ci-dessous) et de la publication nominative de la sanction, à fin d’exemplarité, sur l’intranet du ministère :
« La Commission constate que [le requérant] (...) a eu un comportement déplacé et inadapté envers le personnel féminin (...), caractérisé par des propos réguliers douteux dans le cadre professionnel, y compris tenus en public, un comportement inacceptable au détriment des agents féminins et caractéristique d’un abus d’autorité ; que [le requérant] a, de façon répété, adressé des propos humiliants à une de ses subordonnées ou à son sujet, qui ont dégradé ses conditions de travail et ont porté atteinte à sa dignité et altéré sa santé ; que le comportement [du requérant] est constitutif de fautes graves. (...) »
Il ressort du procès-verbal de cette réunion que le requérant et son conseil ont été entendus ainsi que des témoins cités par l’administration et des experts de cette dernière, à savoir l’agente contractuelle concernée, deux membres de la représentation permanente à l’époque des faits reprochés et deux membres de la mission d’inspection.
15. Par une note du 11 janvier 2011, M.R. proposa de mettre en œuvre la procédure de mise à la retraite d’office du requérant. Cette note rappelait la chronologie des évènements depuis la plainte déposée en août 2010 par une collaboratrice dénonçant des faits de harcèlement et indiquait que, selon le conseil de discipline, « une sanction d’une exceptionnelle ampleur devait être prononcée » eu égard au comportement gravement fautif du requérant.
16. Un projet de décret à la signature du président de la République en vue de prononcer cette sanction fut soumis au contreseing du ministre des Affaires étrangères. Par décret du 3 février 2011 notifié, le 1er mars suivant., le président de la République prononça la mise à la retraite d’office du requérant.
17. Par un arrêté du 8 mars 2011, le ministre décida la radiation du requérant du corps des ministres plénipotentiaires à compter du 4 mars 2011.
18. Par une requête du 22 mars 2011, le requérant demanda au Conseil d’État d’annuler pour excès de pouvoir le décret du 3 février 2011 et l’arrêté du 8 mars 2011. Dans son écritures, il soutint, en premier lieu, que la procédure disciplinaire s’était déroulée en méconnaissance du principe général d’impartialité, dénonçant l’omniprésence de M.R. - de nature à faire naître un doute sur les conditions « dans lesquelles la sanction est intervenue » - depuis le commencement des faits jusqu’à la notification de la sanction ; en deuxième lieu, invoquant le « principe non bis in idem », qu’il avait déjà été sanctionné par la décision de mettre fin à ses fonctions ; en troisième lieu, contestant l’exactitude matérielle des faits, que les fautes reprochées n’étaient pas établies, la motivation de la sanction laconique et, en quatrième lieu que cette dernière procédait d’une inexacte qualification juridique des faits, faisant valoir, à l’appui de témoignages apportés par de hautes personnalités ou d’anciens collaborateurs, un exercice irréprochable de ses fonctions tout au long de sa carrière ainsi que le caractère disproportionné de sa mise à la retraite d’office. Dans son mémoire en réplique, le requérant soutint que la confusion des prérogatives de M.R. contrevenait au respect du principe de l’impartialité objective telle que définie par la jurisprudence de la Cour. Il dénonça également la violence de ton de ce dernier à son égard dès l’origine de l’affaire, et son rôle prépondérant au sein du conseil de discipline.
19. Le 17 juillet 2013, le Conseil d’État, après avoir joint les requêtes mentionnées au paragraphe 10 ci-dessus, les rejeta en retenant les motifs suivants :
« 7. (...) l’évaluation contestée qui (...) n’est pas dépourvue de base légale, ne révèle pas l’intention d’infliger à l’intéressé une sanction déguisée ; qu’il ne ressort pas davantage des pièces du dossier que cette évaluation repose sur des faits matériellement inexacts ou soit entachée d’erreur manifeste d’appréciation ; (...)
13. Considérant qu’il ressort des pièces du dossier qu’après avoir été destinataire, le 20 septembre 2010, du rapport d’inspection mentionné ci-dessus, [le requérant] a été informé par un courrier du directeur général de l’administration et de la modernisation du ministère des affaires étrangères et européennes du 24 septembre 2010, remis le jour-même à son domicile par coursier, de l’intention du Président de la République de mettre un terme à ses fonctions de représentant permanent de la France auprès du Conseil de l’Europe et de la possibilité, d’une part, de consulter son dossier administratif, d’autre part, de formuler des observations dans un délai de trois jours suivant la réception du courrier en cause ; que l’intéressé a présenté ses observations par une lettre du 25 septembre et a consulté son dossier administratif le 28 septembre ; que, dans ces conditions, celui-ci doit être regardé comme ayant été mis à même de demander utilement la communication de son dossier et de faire connaître ses observations à l’autorité compétente sur la mesure de retrait d’emploi envisagée ;
14. Considérant, en quatrième lieu, qu’il ne ressort pas des pièces du dossier que la décision attaquée ait été prise au vu de faits matériellement inexacts ;
15. Considérant, en cinquième lieu, que l’emploi de chef titulaire d’une mission diplomatique ayant rang d’ambassadeur est, ainsi qu’il a été dit ci-dessus, au nombre des emplois supérieurs laissés à la décision du gouvernement en ce qui concerne tant la nomination que la cessation de fonctions ; que, par suite, [le requérant] ne peut utilement se prévaloir de ce que ses insuffisances professionnelles n’auraient pas été de nature à justifier le retrait de ses fonctions de représentant permanent de la France auprès du Conseil de l’Europe ;
16. Considérant, en sixième lieu, que si [le requérant] soutient que la procédure ayant conduit à l’écarter de ces fonctions avait, en réalité, pour seul but de permettre la nomination de son successeur, le détournement de pouvoir ainsi allégué n’est pas établi ; »
20. Le 13 novembre 2013 (no 347704), le Conseil d’État, statuant en premier et dernier ressort en vertu de l’article R. 311-1 du code justice administrative (CJA, paragraphe 28 ci-dessous) rejeta la requête du requérant dirigée contre la sanction de mise à la retraite d’office (paragraphe 18 ci‑dessus). Cette décision, rendue par l’Assemblée du contentieux, est ainsi motivée :
« 2. Considérant que si [M.R] qui, (...) était compétent pour prendre, au nom du ministre, l’ensemble des actes ayant concouru tant au retrait des fonctions d’ambassadeur [du requérant] qu’à l’engagement de poursuites disciplinaires à son encontre, a, eu égard à l’importance des fonctions qu’occupait le requérant, personnellement signé ces actes, en particulier le rapport prévu à l’article 2 du décret du 25 octobre 1984 (...) en vue de la saisine du conseil de discipline, cette circonstance ne faisait pas obstacle à ce qu’il pût régulièrement présider cette instance en application des articles 3 et 27 du décret du 28 mai 1982 (...), dès lors qu’il ne ressort pas des pièces du dossier qu’il ait, dans la conduite des débats, manqué à l’impartialité requise ou manifesté une animosité particulière à l’égard de l’intéressé ;
3. Considérant (...) que le décret du 30 septembre 2010 (...), mettant fin aux fonctions de l’intéressé (...) n’avait pas le caractère d’une sanction disciplinaire déguisée ; que, par suite, le requérant n’est pas fondé à soutenir que sa mise à la retraite d’office par le décret attaqué reviendrait à le sanctionner une nouvelle fois pour les mêmes faits ;
4. Considérant que, d’une part, il ressort des pièces du dossier et, notamment, des nombreux témoignages concordants recueillis dans le cadre de la procédure disciplinaire, que [le requérant] avait, dans ses relations professionnelles avec le personnel féminin de la représentation permanente, l’habitude d’émettre de manière fréquente, y compris en public, des remarques et allusions à connotation sexuelle ; qu’il adressait régulièrement à ce personnel des consignes pour l’exercice des fonctions, empreintes de la même connotation, qui, par leur caractère déplacé ou blessant, relevaient de l’abus d’autorité ; que, d’autre part, [le requérant] a fait preuve d’acharnement à l’encontre d’une subordonnée recrutée par contrat en tenant, de façon répétée, des propos humiliants à son sujet, en sa présence et devant des tiers, ainsi qu’en dégradant ses conditions de travail, agissements qui ont porté atteinte à la dignité de l’intéressée et altéré sa santé ; que, par suite, le requérant n’est pas fondé à soutenir que la sanction contestée aurait été prononcée sur le fondement de faits matériellement inexacts ;
5. Considérant qu’il appartient au juge de l’excès de pouvoir, saisi de moyens en ce sens, de rechercher si les faits reprochés à un agent public ayant fait l’objet d’une sanction disciplinaire constituent des fautes de nature à justifier une sanction et si la sanction retenue est proportionnée à la gravité de ces fautes ;
6. Considérant que, d’une part, en estimant que les faits reprochés au requérant constituaient des fautes de nature à justifier une sanction, l’autorité investie du pouvoir disciplinaire ne les a pas inexactement qualifiés ; que, d’autre part, eu égard à la nature de ces faits, dont [le requérant] n’a, à aucun moment, lorsqu’ils lui ont été reprochés, mesuré la gravité, à la méconnaissance qu’ils traduisent, de sa part, des responsabilités éminentes qui étaient les siennes, et compte tenu, enfin, de ce qu’ils ont porté sérieusement atteinte à la dignité de la fonction exercée, l’autorité disciplinaire n’a pas, en l’espèce, pris une sanction disproportionnée en décidant de mettre l’intéressé à la retraite d’office ; que la circonstance, à la supposer établie, que d’autres agents du ministère ayant commis des faits aussi graves n’auraient pas été sanctionnés avec la même sévérité est sans incidence sur la légalité du décret attaqué ;
Considérant, enfin, qu’il ne ressort pas des pièces du dossier que la procédure ayant conduit à la mise à la retraite d’office de M. Dahan ait eu, en réalité, pour seul but de faciliter la nomination de son successeur ».
21. Dans ses conclusions sur cette affaire, le rapporteur public consacra les développements suivants à l’étendue du contrôle du juge de l’excès de pouvoir sur la sanction :
« Nous pensons (...) qu’un contrôle [juridictionnel] entier est justifié par le rôle prépondérant joué par l’autorité hiérarchique : c’est elle qui engage la procédure disciplinaire, qui conduit l’instruction et qui décide de la sanction. Mais il est rare que le dossier fasse apparaître une violation caractérisée du devoir d’impartialité qui, seule, peut justifier l’annulation de la décision sur ce terrain. Cette fragilité de la phase administrative au regard du principe d’impartialité doit être compensée par un entier contrôle juridictionnel.
(...) Nous croyons (...) qu’on ne devrait distinguer que deux types de contrôle : un contrôle normal sur les sanctions disciplinaires et professionnelles, et un contrôle de plein contentieux sur les sanctions administratives générales. (...)
Il existe en outre des motifs sérieux pour ne pas exercer un contrôle de pleine juridiction dans cette matière [sanctions disciplinaires]. Ils sont tirés de la différence de nature entre les sanctions disciplinaires, réservées à un groupe déterminé de personnes, et les sanctions administratives générales applicables à tout administré, telles que les sanctions fiscales ou les sanctions en matière de permis de conduire. (...)
Tels sont le fondement et l’objet de la sanction disciplinaire dans la fonction publique : elle vient réprimer le manquement de l’agent à des obligations particulières auxquelles il a délibérément souscrit. (...). Dans cet espace clos, hiérarchique et volontaire qu’est la fonction publique, on doit admettre que l’administration dispose d’une plus grande latitude que lorsqu’elle agit à l’égard de l’ensemble des administrés. En conséquence, il est logique que le juge ne s’immisce pas dans ses décisions, lorsqu’il en est saisi, au point de décider lui-même de la sanction qui doit être infligée.
En outre, la sanction disciplinaire, contrairement à la sanction pénale ou à la sanction administrative générale, ne consiste pas seulement à réprimer des faits précis commis dans une période de temps limitée. Visant à assurer le bon fonctionnement de l’institution, la sanction peut tenir compte du comportement général de l’agent – une appréciation plus aisée pour l’administration que pour le juge. Nous ajouterons que l’autorité administrative, chargée d’assurer la bonne marche de la fonction publique, peut être guidée dans le choix de la sanction par des considérations d’intérêt général, voire de politique générale ; tandis que vous n’êtes pas chargés, vous, d’assurer le fonctionnement de l’administration, et encore moins de lui appliquer une politique générale. (...)
Vous pourriez donc (...) procéder à une clarification salutaire du droit des sanctions : aux sanctions administratives générales, substitut de la répression pénale, un contrôle de pleine juridiction ; aux sanctions professionnelles et disciplinaires, infligées à un groupe social déterminé, un contrôle normal d’excès de pouvoir.
(...) Il reste à répondre à la question de savoir si la sanction infligée [au requérant] est disproportionnée. (...) C’est une sanction particulièrement lourde (...)
Or, [le requérant] n’avait fait jusque-là l’objet d’aucun reproche, et les appréciations sur sa manière de servir avaient toujours été élogieuses. On trouve d’ailleurs au dossier plusieurs témoignages attestant des grandes qualités de ce fonctionnaire. Enfin, il n’est pas établi que son attitude aurait eu des répercussions à l’extérieur du poste, du moins l’administration n’a-telle pas retenu ce grief. (...)
Pourtant, il ne nous paraît pas possible de dire que la sanction est disproportionnée, pour deux raisons.
La première, bien entendu, c’est la gravité des faits et leur caractère répété, attestés par les témoignages concordants figurant au dossier. À cet égard, il n’est pas indifférent de relever que la commission administrative paritaire, composée de quatre représentants de l’administration et autant du personnel, s’est prononcée à l’unanimité en faveur de la mise à la retraite d’office.
L’autre raison, c’est la place [du requérant] dans la hiérarchie. Un tel comportement est particulièrement répréhensible de la part du chef de poste, qui exerce le pouvoir hiérarchique et qui devrait donner l’exemple d’une attitude irréprochable. »
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. LES TEXTES PERTINENTS RELATIFS AUX PROCÉDURES DISCIPLINAIRES DES FONCTIONNAIRES DE L’ÉTAT
22. Aux termes de l’article 19 de loi no 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, en vigueur à l’époque des faits :
« Le pouvoir disciplinaire appartient à l’autorité investie du pouvoir de nomination. (...)
Le fonctionnaire à l’encontre duquel une procédure disciplinaire est engagée a droit à la communication de l’intégralité de son dossier individuel et de tous les documents annexes et à l’assistance de défenseurs de son choix. L’administration doit informer le fonctionnaire de son droit à communication du dossier. Aucune sanction disciplinaire autre que celles classées dans le premier groupe (...) ne peut être prononcée sans consultation préalable d’un organisme siégeant en conseil de discipline dans lequel le personnel est représenté.
L’avis de cet organisme de même que la décision prononçant une sanction disciplinaire doivent être motivés. »
23. Aux termes des articles 14, 66 et 67 de la loi no 84-16 du 11 janvier 1984 modifiée portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l’État, en vigueur à l’époque des faits :
Article 14
« Dans chaque corps de fonctionnaires existent une ou plusieurs commissions administratives paritaires comprenant, en nombre égal, des représentants de l’administration et des représentants du personnel. (...) »
Article 66
« Les sanctions disciplinaires sont réparties en quatre groupes. (...)
Quatrième groupe [les sanctions les plus lourdes] :
. la mise à la retraite d’office ;
. la révocation. »
Article 67
« Le pouvoir disciplinaire appartient à l’autorité investie du pouvoir de nomination qui l’exerce après avis de la commission administrative paritaire siégeant en conseil de discipline et dans les conditions prévues à l’article 19 du titre Ier du statut général. Cette autorité peut décider, après avis du conseil de discipline, de rendre publics la décision portant sanction et ses motifs. (...) »
24. Aux termes de l’article 27 du décret no 82-451 du 28 mai 1982 relatif aux commissions administratives paritaires :
Article 27
« Les commissions administratives paritaires sont présidées par le ministre, directeur ou chef de service déconcentré auprès duquel elles sont placées. »
25. Aux termes des articles 2, 4, 5 et 8 du décret no 84-961 du 25 octobre 1984 relatif à la procédure disciplinaire concernant les fonctionnaires de l’État :
Article 2
« L’organisme siégeant en Conseil de discipline lorsque sa consultation est nécessaire, en application du second alinéa de l’article 19 de la loi susvisée du 13 juillet 1983, est saisi par un rapport émanant de l’autorité ayant pouvoir disciplinaire ou d’un chef de service déconcentré ayant reçu délégation de compétence à cet effet.
Ce rapport doit indiquer clairement les faits reprochés au fonctionnaire et préciser les circonstances dans lesquelles ils se sont produits. »
Article 4
« Le fonctionnaire poursuivi est convoqué par le président du conseil de discipline quinze jours au moins avant la réunion (...) »
Article 5
« Lorsque le conseil de discipline examine l’affaire au fond, son président porte, en début de séance, à la connaissance des membres du conseil les conditions dans lesquelles le fonctionnaire poursuivi et, le cas échéant, son ou ses défenseurs ont exercé leur droit à recevoir communication intégrale du dossier individuel et des documents annexes.
Le rapport établi par l’autorité ayant pouvoir disciplinaire ou par un chef de service déconcentré ayant reçu délégation de compétence à cet effet et les observations écrites éventuellement présentées par le fonctionnaire sont lus en séance.
Le conseil de discipline entend séparément chaque témoin cité.
À la demande d’un membre du conseil, du fonctionnaire poursuivi ou de son ou de ses défenseurs, le président peut décider de procéder à une confrontation des témoins, ou à une nouvelle audition d’un témoin déjà entendu.
Le fonctionnaire et, le cas échéant, son ou ses défenseurs peuvent, à tout moment de la procédure devant le conseil de discipline, demander au président l’autorisation d’intervenir afin de présenter des observations orales. Ils doivent être invités à présenter d’ultimes observations avant que le conseil ne commence à délibérer. »
Article 8
« Le conseil de discipline, au vu des observations écrites produites devant lui et compte tenu, le cas échéant, des déclarations orales de l’intéressé et des témoins ainsi que des résultats de l’enquête à laquelle il a pu être procédé, émet un avis motivé sur les suites qui lui paraissent devoir être réservées à la procédure disciplinaire engagée.
À cette fin, le président du conseil de discipline met aux voix la proposition de sanction la plus sévère parmi celles qui ont été exprimées lors du délibéré. Si cette proposition ne recueille pas l’accord de la majorité des membres présents, le président met aux voix les autres sanctions figurant dans l’échelle des sanctions disciplinaires en commençant par la plus sévère après la sanction proposée, jusqu’à ce que l’une d’elles recueille un tel accord.
La proposition ayant recueilli l’accord de la majorité des membres présents doit être motivée et être transmise par le président du conseil de discipline à l’autorité ayant pouvoir disciplinaire. (...) »
26. Aux termes de l’article 7 du décret no 69-222 du 6 mars 1969 relatif au statut particulier des agents diplomatiques et consulaires :
« (...) V.- Le pouvoir de prononcer, à l’encontre des ministres plénipotentiaires, les sanctions des premier et deuxième groupes définies à l’article 66 de la loi (...) du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l’État est délégué au ministre des affaires étrangères.
Il saisit la commission administrative paritaire siégeant en conseil de discipline lorsque sa consultation est requise. »
S’agissant des sanctions du troisième et quatrième groupe, comme celle qui a été prononcée contre le requérant, le pouvoir disciplinaire appartient au président de la République.
27. En vertu du décret no 2005-850 du 27 juillet 2005 relatif aux délégations de signature des membres du Gouvernement et du décret no 2012-1511 du 28 décembre 2012 portant organisation de l’administration centrale du ministère des affaires étrangères, le directeur général de l’administration et de la modernisation du ministère des affaires étrangères est compétent, sur délégation du Ministre, pour saisir la commission administrative paritaire siégeant en conseil de discipline.
2. LE CODE DE JUSTICE ADMINISTRATIVE (CJA)
28. Aux termes de l’article R. 311-1 du CJA :
« Le Conseil d’État est compétent pour connaître en premier et dernier ressort :
(...)
3o Des litiges concernant le recrutement et la discipline des agents publics nommés par décret du Président de la République en vertu des dispositions de l’article 13 (troisième alinéa) de la Constitution et des articles 1er et 2 de l’ordonnance no 58-1136 du 28 novembre 1958 portant loi organique concernant les nominations aux emplois civils et militaires de l’État ; (...) »
3. La jurisprudence du Conseil d’état
1. En ce qui concerne le principe d’impartialité
29. Le principe d’impartialité est un principe général du droit et s’impose à toute autorité administrative, y compris s’agissant du prononcé des sanctions (CE, sect., 27 avril 1988 M. Sophie).
30. En matière de répression disciplinaire des fonctionnaires de l’֤État, la jurisprudence du Conseil d’État est bien établie en ce sens que l’autorité administrative qui a déclenché les poursuites peut, sans méconnaître le principe d’impartialité, présider le conseil de discipline, qui est un organe consultatif, à la condition de ne pas faire preuve de partialité personnelle à l’égard du fonctionnaire poursuivi (CE, 11 mai 1960, no 232217, 7 février 2003). Cette jurisprudence, qui a été appliquée par l’Assemblée du contentieux dans la décision du 13 novembre 2013, a connu d’autres applications plus récentes (voir en particulier s’agissant de litiges mettant en cause, comme dans la présente affaire, une procédure disciplinaire ayant abouti à une sanction de mise à la retraite d’office d’un ambassadeur CE, no 422339,16 octobre 2019 ; CE no 461914, 13 juillet 2022). Dans cette dernière décision, le Conseil d’État rappelle que « le principe d’impartialité, qui est un principe général du droit s’imposant à tous les organismes administratifs, n’a pas été méconnu, au cours de la procédure disciplinaire, pour le seul motif que la directrice générale de l’administration et de la modernisation a présidé la formation disciplinaire de la commission administrative paritaire, laquelle se borne au demeurant à émettre un avis sur une proposition de sanction sans la prononcer elle-même, alors qu’elle avait engagé les poursuites contre l’exposant et rédigé le rapport soumis à cette instance ».
2. En ce qui concerne l’étendue du contrôle du juge de l’excès de pouvoir
31. Par la décision du 13 novembre 2013 statuant sur la requête du requérant (paragraphe 20 ci-dessus), le Conseil d’État a décidé d’un revirement de jurisprudence en ce qui concerne l’étendue du contrôle du juge de l’excès de pouvoir sur les sanctions disciplinaires infligées aux agents publics. Le juge de l’excès de pouvoir, qui dispose d’un pouvoir d’annulation des actes administratifs (et non de réformation, contrairement au juge de plein contentieux), exerce désormais un entier contrôle sur les sanctions infligées aux agents publics. Ce contrôle comprend notamment, outre le contrôle de l’exactitude matérielle des faits, celui de la qualification juridique des faits. À ce titre, le juge vérifie que les faits litigieux constituent des fautes de nature à justifier une sanction et exerce un plein contrôle de proportionnalité de la sanction prononcée par rapport à la gravité de ces fautes. Par cette décision, le Conseil d’État a renforcé le contrôle du juge sur les sanctions disciplinaires infligées aux agents publics et mis fin au contrôle dit restreint de l’erreur manifeste d’appréciation sur le choix de ces sanctions.
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
32. Le requérant se plaint du rôle joué par M.R. dans la procédure disciplinaire dont il soutient qu’elle a méconnu, de ce fait, le principe d’impartialité. Il invoque, à l’encontre de la sanction dont il a fait l’objet, la violation de l’article 6 § 1 de la Convention aux termes duquel :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
1. Sur la recevabilité
33. Le Gouvernement admet que la procédure disciplinaire relève du champ d’application de l’article 6 § 1 de la Convention, en tant qu’elle a trait à la mise à la retraite d’office du requérant et donc à la cessation d’une activité mettant en jeu des droits de caractère civil. S’agissant par ailleurs des fonctions de l’intéressé, elles ne seraient pas de nature à exclure l’applicabilité de cette disposition dès lors qu’aucune disposition du droit interne ne s’oppose à ce que les ministres plénipotentiaires, et plus généralement les agents occupant des fonctions d’ambassadeur, introduisent un recours juridictionnel contre les mesures prises à l’égard de leur emploi.
34. Le requérant est du même avis que le Gouvernement en ce qui concerne l’applicabilité de l’article 6 § 1 au litige.
35. La Cour renvoie aux principes généraux relatifs à l’applicabilité de l’article 6 § 1 sous son volet civil tels qu’ils se trouvent énoncés dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007‑II) et rappelés dans les arrêts Denisov c. Ukraine ([GC], no 76639/11, §§ 44 à 46 et 51-52, 25 septembre 2018) et Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal ([GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 112 et 120, 6 novembre 2018).
36. Elle rappelle en particulier que les litiges opposant l’État à ses agents entrent en principe dans le champ d’application de l’article 6, sauf si les deux conditions cumulatives suivantes sont remplies : en premier lieu, le droit interne de l’État concerné doit avoir exclu l’accès à un tribunal pour le poste ou la catégorie de fonctionnaires en question ; en second lieu, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État (Vilho Eskelinen, précité, § 62).
37. Faisant application des critères dégagés dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres, la Cour relève que le droit interne n’exclut pas l’accès à un tribunal à un ambassadeur qui entendrait contester sa mise à la retraite d’office et en conclut que l’article 6 s’applique, ratione materiae, sous son volet civil.
38. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Le requérant
39. Le requérant soutient que le rôle joué par le directeur général de l’administration a vicié la procédure disciplinaire dans son ensemble. Selon lui, M.R. n’a pas seulement agi au sein du conseil de discipline « selon les textes applicables », comme le soutient le Gouvernement, mais était impliqué d’un point de vue fonctionnel et personnel depuis le début de l’affaire. Il aurait ainsi joué un rôle actif, de l’évaluation à l’inspection – certes menée en son absence mais par l’inspection générale du ministère dont il soutient qu’elle n’est pas indépendante de la direction générale de l’administration du ministère (paragraphes 5 et 6 ci-dessus et paragraphe 46 ci-dessous) – puis avant (paragraphes 7 et 9 ci-dessus), au cours (paragraphes 11 et 14 ci-dessus) et après la procédure disciplinaire elle-même (paragraphes 15 et 16 ci-dessus).
40. Le requérant souligne que M.R. a ainsi cumulé des fonctions de supérieur hiérarchique (procédure d’évaluation ; ordre de ne pas retourner à Strasbourg ; décision de le suspendre de ses fonctions), de chef de service intervenant dans la désignation de son successeur, d’autorité disciplinaire chargée du dossier du conseil de discipline, d’autorité de poursuite et de président de cette formation consultative proposant à l’autorité compétente une sanction. Il s’est en outre occupé du suivi de l’avis rendu par le conseil de discipline. Selon le requérant, une telle situation suscite un doute légitime quant à l’impartialité de personnelle de M.R et ne peut que nourrir de sérieux soupçons en ce qui concerne l’impartialité objective de ce conseil de discipline.
41. Le requérant soutient par ailleurs que le contrôle ultérieur du Conseil d’État n’était pas suffisant pour remédier au défaut d’impartialité du conseil de discipline.
42. Il indique, en premier lieu, que, contrairement aux affirmations du Gouvernement (paragraphe 48 ci-dessous), l’inobservation des garanties de l’article 6 avant et au stade disciplinaire ont gravement compromis le caractère équitable de son procès. Outre la confusion des pouvoirs exercés par M.R. (paragraphes 39 et 40 ci-dessus), l’absence de légalité de son évaluation et la gravité des manquements tenant au refus de lui communiquer les pièces du dossier à cet égard auraient vicié dès le départ la procédure.
43. Il fait valoir, en deuxième lieu, que le contrôle juridictionnel de la sanction est insuffisant car le Conseil d’État a examiné son moyen tiré du défaut d’impartialité de la procédure disciplinaire sous le seul angle de l’impartialité subjective de M.R. au cours des débats devant le conseil de discipline.
44. Il soutient, en troisième lieu, que l’absence de contrôle exercé sur l’impartialité objective de ce conseil ne peut être compensée par le contrôle juridictionnel exercé sur le choix de la sanction infligée. À ce sujet, il estime, d’une part, que le contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil d’État n’était pas de nature, par lui-même, à purger le défaut d’impartialité objective. Il déplore l’absence d’examen par cette juridiction de ses allégations tenant à cette condition d’impartialité, incompatible avec les exigences d’un contrôle de « tous les moyens de fait et de droit » requis par la jurisprudence constante de la Cour. En outre, le seul contrôle de l’absence d’animosité personnelle du président du conseil de discipline à l’égard du fonctionnaire poursuivi engendrerait un risque de méconnaissance par les administrations, fortes de leur impunité, d’un principe conventionnel fondamental. Le requérant fait valoir, d’autre part, que le contrôle de proportionnalité exercé en l’espèce ne pouvait en tout état de cause pas compenser le défaut d’impartialité allégué dès lors que le Conseil d’État a tenu compte de témoignages à charge sans expliquer à quelles vérifications des faits relatés il s’était livré. Les témoignages favorables à sa cause n’auraient fait l’objet d’aucune enquête contradictoire, à la barre ou d’une autre manière ni ne seraient mentionnés dans sa décision. S’agissant d’un agent public qui a toujours servi loyalement l’État, il estime que la sanction prononcée aurait dû reposer sur des faits vérifiés au point d’être objectivement incontestables. Il informe la Cour de la sanction d’avertissement infligée en 2017 au médecin de la collaboratrice contractuelle en cause dans son litige pour avoir rédigé un certificat de complaisance concernant cette dernière.
2. Le Gouvernement
45. Selon le Gouvernement, le rôle de M.R. dans la procédure disciplinaire n’a pas porté atteinte à son impartialité, tant fonctionnelle que personnelle.
46. Il rappelle tout d’abord que l’enquête administrative qui a conduit à établir la matérialité des faits a été menée par l’Inspection générale du ministère qui dépendait du Secrétaire général de celui-ci et non de la Direction générale de l’administration dirigée par M.R. Par la suite, ce dernier a établi le rapport de saisine du conseil de discipline, convoqué celui-ci et informé le requérant de l’engagement d’une procédure et de ses droits, puis il a assuré la présidence de séance de ce conseil en vertu des textes applicables.
47. Le Gouvernement soutient également que le vote à l’unanimité de l’avis du conseil de discipline et l’absence de toute mise en cause de l’impartialité subjective de M.R. par le requérant sont des éléments de nature à exclure toute suspicion sur l’impartialité de l’instance disciplinaire. Il souligne enfin que la procédure disciplinaire ne s’est pas arrêtée après l’avis du conseil de discipline mais s’est poursuivie à l’initiative de l’autorité disciplinaire, laquelle est une autorité distincte qui prononce la sanction. Il rappelle que cette autorité n’est pas liée par l’avis du conseil de discipline.
48. S’agissant du contrôle opéré par le Conseil d’État sur la sanction, le Gouvernement soutient qu’il était suffisant dès lors qu’aucune irrégularité de la procédure disciplinaire en l’espèce n’a vicié de façon irrémédiable la procédure administrative et juridictionnelle prise dans son ensemble. En outre, selon lui, les exigences de l’article 6 ont été respectées au niveau de la procédure juridictionnelle : d’un point de vue organique, le Conseil d’État présente les garanties d’indépendance requises pour contrôler la légalité des décisions ; d’un point de vue fonctionnel, il a la capacité de se prononcer sur les moyens d’ordre public soulevés par le litige, et a examiné l’ensemble des moyens soumis par le requérant.
49. À ce titre, le Gouvernement précise que le Conseil d’État a écarté le moyen tiré du défaut d’impartialité de la procédure disciplinaire en application d’une jurisprudence constante, et selon une motivation suffisante, après avoir vérifié que M.R. n’avait manifesté aucune animosité à l’égard du requérant. Il reconnaît la difficulté à établir l’impartialité subjective d’un membre du conseil de discipline mais indique qu’il arrive qu’elle soit caractérisée. Le Conseil d’État a par ailleurs contrôlé l’exactitude matérielle des faits reprochés au requérant, au vu des pièces du dossier et des témoignages concordants recueillis au cours de la procédure, et déduit de ces faits qu’ils étaient légalement de nature à justifier une sanction disciplinaire. Enfin, il a apprécié si la sanction était proportionnée à la gravité des fautes, eu égard notamment à l’importance de ses responsabilités au sein de la hiérarchie administrative et à l’atteinte portée à la dignité de sa fonction.
3. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
50. La Cour rappelle en premier lieu sa jurisprudence constante selon laquelle, lorsqu’une autorité administrative chargée d’examiner des contestations portant sur des « droits et obligations de caractère civil » ne remplit pas toutes les exigences de l’article 6 § 1, il n’y a pas de violation de la Convention si la procédure devant cet organe a fait l’objet du contrôle ultérieur d’un organe judiciaire de pleine juridiction présentant, lui, les garanties de cet article (Ramos Nunes de Carvalho, précité, § 132 et les références citées ; voir, également, s’agissant d’une procédure administrative devant le conseil médical de l’aéronautique civile, Chaudet c. France, no 49037/06, § 36, 29 octobre 2009 et, en matière pénale, s’agissant d’une procédure relative à une sanction fiscale, Segame SA c. France, no 4837/06, §§ 54 et 55, CEDH 2012 (extraits)).
51. En second lieu, la Cour rappelle que, dans l’arrêt précité Ramos Nunes de Carvalho, tout en soulignant la définition autonome qu’il convient de retenir de la notion de « plénitude de juridiction » (§§ 177 et 178), elle a précisé les critères au regard desquels il convient d’apprécier l’étendue du contrôle juridictionnel. En premier lieu, s’agissant des litiges relevant du volet civil de l’article 6 § 1 de la Convention, il faut que le tribunal ait compétence pour se pencher sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige dont il se trouve saisi (§ 176). En deuxième lieu, une telle « plénitude de juridiction » implique que le tribunal saisi soit doté de compétences d’une étendue suffisante ou exerce un contrôle juridictionnel suffisant pour traiter l’affaire en cause (§ 177). En troisième lieu, afin d’évaluer si, dans un cas donné, le tribunal saisi a effectué un contrôle d’une étendue suffisante, il convient de prendre en considération les compétences attribuées à la juridiction en question ainsi que les éléments suivants : a) l’objet du litige ; b) les garanties procédurales existant dans le cadre de la procédure administrative soumise au contrôle juridictionnel ; c) l’office du juge, à savoir la méthode de contrôle, ses pouvoirs décisionnels et la motivation de sa décision (§§ 179, 196 et 199 à 213), apprécié, dans le cadre de l’instance juridictionnelle en cause, eu égard la teneur du litige, aux questions qu’il soulève et aux moyens présentés à ce titre.
b) Application en l’espèce
52. La question des suites disciplinaires à donner au comportement du requérant a d’abord fait l’objet d’une procédure administrative consultative menée par le conseil de discipline qui a proposé à l’autorité compétente, qui n’était pas liée par son avis, de prononcer la sanction de la mise à la retraite d’office. L’autorité compétente, le président de la République, a ensuite prononcé, par décret, cette sanction dont le requérant a demandé l’annulation pour excès de pouvoir au Conseil d’État. La Cour souligne que ni le conseil de discipline ni l’autorité compétente en matière disciplinaire ne sont des organes juridictionnels.
53. Dans ces conditions, alors même qu’était en cause un droit de caractère civil au sens de l’article 6 § 1, la Cour considère qu’il n’est pas nécessaire de rechercher si les autorités administratives en charge de la procédure disciplinaire répondaient aux exigences de cette disposition (Chaudet, précité § 36). En effet, quelles que soient l’organisation de la procédure administrative telle que prévue par les textes applicables et telle qu’elle a été assurée au cas d’espèce dans le cadre de leur mise en œuvre et les différentes fonctions qu’y a successivement exercées M. R. en sa qualité de directeur général de l’administration du ministère des affaires étrangères, il n’y a pas lieu, pour la Cour, de vérifier si le conseil de discipline a rendu son avis dans des conditions répondant aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention. En revanche, elle doit s’assurer que le requérant a joui du droit à un tribunal et à une solution juridictionnelle du litige (Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, § 219, 1er décembre 2020, Benthem c. Pays-Bas, 23 octobre 1985, § 40, série A no 97), tant pour les points de fait que pour les questions de droit (Chaudet précité § 36). À ce titre, il lui revient de vérifier si le requérant a bénéficié du contrôle ultérieur d’un organe judiciaire de « pleine juridiction » respectant les exigences de cet article et exerçant un contrôle juridictionnel d’une étendue suffisante.
54. Dans la mesure où le respect, par la procédure juridictionnelle suivie devant le Conseil d’État, des exigences de l’article 6 § 1 n’est pas contesté par le requérant au soutien de son grief, la Cour limitera son examen, au regard des critères énoncés au paragraphe 51 ci-dessus, à la question de savoir si le Conseil d’État, organe judiciaire de contrôle dans la présente affaire, jouissait d’une plénitude de juridiction et si le contrôle qu’il a exercé sur la sanction litigieuse était suffisant.
1. L’objet du litige
55. La Cour relève que la procédure disciplinaire engagée à l’encontre du requérant visait à déterminer si ce dernier avait manqué à ses obligations professionnelles et, dans l’affirmative, à réprimer son comportement fautif. A l’appui de sa requête dirigée devant le Conseil d’État contre la sanction de mise à la retraite d’office finalement prononcée à son encontre, le requérant soulevait des questions concernant son comportement et les faits qui lui étaient reprochés vis-à-vis du personnel féminin de la Représentation permanente, qu’il contestait depuis le début de la procédure disciplinaire engagée contre lui. Les moyens du requérant portaient ainsi tant sur des questions de droit que des éléments de fait.
56. La Cour souligne par ailleurs que même lorsqu’elles ne relèvent pas du volet pénal de l’article 6 de la Convention, les sanctions disciplinaires peuvent avoir de lourdes conséquences sur la vie, la réputation et la carrière des diplomates. La gravité de la sanction infligée au requérant en l’espèce, l’exclusion du corps des ministres plénipotentiaires auquel il appartenait, devait donc faire l’objet d’un contrôle de proportionnalité, seul à même de garantir, selon sa jurisprudence, un contrôle « suffisant » (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 201).
2. Les garanties de procédure devant l’instance disciplinaire
57. Alors même que, dans les circonstances particulières de l’espèce, ainsi qu’elle l’a exposé ci-dessus (paragraphe 53 ci-dessus), il n’y a pas lieu pour la Cour d’examiner les garanties qui ont entouré la conduite de la procédure administrative afin de se prononcer sur l’étendue du contrôle juridictionnel qu’il incombait au juge interne d’exercer sur la sanction infligée, au terme de celle-ci, au requérant, il lui paraît utile, pour la complète compréhension du litige, de relever les éléments suivants.
58. En vertu des textes applicables (paragraphes 23 et 27 ci-dessus), la sanction litigieuse a été prononcée par l’autorité investie du pouvoir de nomination, à savoir le président de la République, au terme d’une procédure disciplinaire conduite par l’autorité hiérarchique du requérant, à savoir le ministre des Affaires étrangères ou, sur délégation, le directeur général de l’administration du ministère et au vu de l’avis rendu par un organe administratif consultatif, la commission administrative paritaire siégeant en conseil de discipline. La Cour relève que la procédure prévue devant ce conseil de discipline a contribué à garantir les droits de la défense du requérant tels qu’ils s’appliquent en droit interne. Elle note que celui-ci a été informé des poursuites déclenchées à son encontre, s’est vu notifier les griefs qui lui étaient reprochés et a pu présenter des observations écrites dans un délai suffisant avant la tenue du conseil de discipline. Devant ce dernier, il était assisté par un conseil et a disposé de la faculté de faire utilement valoir ses arguments en défense. Le conseil de discipline a en outre décidé de procéder à une confrontation du requérant avec les principaux protagonistes de l’affaire. La Cour relève par ailleurs que le conseil de discipline a rendu un avis motivé, en indiquant de manière précise les faits reprochés au requérant et en justifiant la sanction proposée pour les réprimer.
59. Par ailleurs, la Cour relève que tant l’autorité disciplinaire que le conseil de discipline sont soumis, dans l’ordre juridique interne, au principe général d’impartialité qui gouverne l’ensemble de l’action administrative (paragraphe 29 ci-dessus).
3. Le contrôle juridictionnel du Conseil d’État
60. S’agissant du caractère suffisant ou non du contrôle juridictionnel, la Cour relève qu’en ce qui concerne l’examen du bien-fondé de la sanction, le Conseil d’État a exercé, au bénéfice de l’évolution de jurisprudence qu’il a consentie à cette occasion, un entier contrôle, y compris sur la proportionnalité de la décision de mise à la retraite d’office (paragraphes 20 et 31 ci-dessus).
61. La sanction prononcée contre le requérant a ainsi fait l’objet d’un contrôle dit entier (autrement appelé contrôle normal) de la part du Conseil d’État, juge de l’excès de pouvoir (paragraphe 31 ci-dessus), susceptible d’aboutir, le cas échéant, à l’annulation de cette sanction. L’étendue d’un tel contrôle coïncide avec celle du contrôle de « pleine juridiction » au sens de la jurisprudence de la Cour (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 178 et les références citées).
62. S’agissant du bien-fondé de la sanction, le contrôle exercé par le Conseil d’État dans la présente affaire a porté, à la faveur de l’évolution de jurisprudence qu’elle a suscitée, sur l’exactitude matérielle des faits, la qualification juridique des faits et la proportionnalité de la sanction.
63. À cet égard, la Cour relève que le requérant a pu bénéficier de cette évolution de jurisprudence qui s’accorde avec les exigences du contrôle de « pleine juridiction » au sens de la jurisprudence de la Cour (comparer avec Diennet c. France, 26 septembre 1995, § 34, série A no 325‑A et Mérigaud c. France, no 32976/04, § 69, 24 septembre 2009).
64. La Cour rappelle ensuite que dans le contexte particulier d’une procédure disciplinaire, les points de fait revêtent, à l’égal des questions juridiques, une importance déterminante pour l’issue d’une procédure relative à « des droits et obligations de caractère civil » (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 203). Or, elle note qu’en l’espèce, le Conseil d’État a pris soin de vérifier que la sanction n’avait pas été prononcée « sur le fondement de faits matériellement inexacts » et que les manquements qui étaient reprochés au requérant justifiaient une sanction au vu « des pièces du dossier, et des nombreux témoignages recueillis dans le cadre de la procédure disciplinaire ». Ainsi, il ressort des motifs de sa décision qu’il s’est livré à une appréciation de la matérialité des faits pour s’assurer qu’ils étaient légalement de nature à justifier la sanction infligée. La Cour relève au surplus que le Conseil d’État a tenu une audience au cours de laquelle l’avocat du requérant a pu prendre la parole et revenir sur les faits et la version de ce dernier à leur propos. Elle note enfin que sa décision énumère de manière explicite les faits qui ont motivé la sanction (paragraphe 20 ci-dessus, point 4).
65. La Cour souligne enfin que la sanction infligée au requérant a fait l’objet d’un entier contrôle de proportionnalité qui a porté sur l’appréciation du degré de gravité de cette sanction par rapport aux faits qui lui étaient reprochés. Ce contrôle a ainsi permis une mise en balance des impératifs d’efficacité de l’action administrative et des intérêts du requérant. À cet égard, elle note que le Conseil d’État a pris en compte tant le passé et la manière de servir du requérant que la gravité des faits qui lui étaient reprochés et sa place dans la hiérarchie pour considérer que la mesure de radiation choisie par l’administration n’était pas excessive.
66. Il résulte de ce qui précède que le recours pour excès de pouvoir présenté par le requérant a conduit le Conseil d’État à exercer, dans le cadre de la plénitude de juridiction, un contrôle d’une étendue suffisante.
4. Conclusion
67. À la lumière de l’ensemble des considérations qui précèdent la Cour conclut que la cause du requérant a été examinée dans le respect des exigences posées par l’article 6 § 1 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de cette disposition.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 novembre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor Soloveytchik Síofra O’Leary
Greffier Présidente