TROISIÈME SECTION
AFFAIRE BELLI ET ARQUIER-MARTINEZ c. SUISSE
(Requête no 65550/13)
ARRÊT
STRASBOURG
11 décembre 2018
DÉFINITIF
11/03/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Belli et Arquier-Martinez c. Suisse,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Vincent A. De Gaetano, président,
Branko Lubarda,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Pere Pastor Vilanova,
Georgios A. Serghides,
Jolien Schukking, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 novembre 2018,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 65550/13) dirigée contre la Confédération suisse et dont deux ressortissantes de cet État, Mmes Annick Marcelle Belli et Christiane Arquier-Martinez (« les requérantes »), ont saisi la Cour le 14 Octobre 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérantes ont été représentées par Me H.-P. Sambuc, avocat à Vessy. Le gouvernement suisse (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Schürmann.
3. Les requérantes allèguent, en particulier, que l’exigence d’un domicile en Suisse pour l’octroi des prestations d’assurance sociale est discriminatoire.
4. Le 22 Novembre 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement. Des observations ont été reçues des parties.
5. Le 31 janvier 2017, l’ancien président de la section a décidé, en vertu de l’article 54 § 2 c) du règlement de la Cour, d’inviter les parties à lui présenter par écrit des observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête.
6. Des observations complémentaires ont été reçues de la partie requérante le 6 mars 2017 et du Gouvernement le 10 mars 2017.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
7. Les requérantes sont nées respectivement en 1962 et 1939 et résident à Armaçao Dos Buzios (Brésil). La deuxième requérante est la mère et tutrice de la première.
8. La première requérante est sourde de naissance, s’exprimant difficilement dans sa langue maternelle, et incapable de discernement du fait d’un handicap lourd ayant nécessité dès sa naissance une prise en charge complète. Elle fut mise au bénéfice d’une rente extraordinaire de l’assurance-invalidité (« rente augmentée pour invalide de naissance ») à partir du 1er septembre 1980 et d’une allocation pour impotent de degré moyen dès le 1er septembre 1997. Pour la période entre janvier 2009 et mars 2010 (15 mois), l’Office cantonal des assurances sociales du canton de Genève octroya à la première requérante des rentes pour un montant total de 39 900 CHF (environ 35 400 euros aujourd’hui).
9. Les dispositions légales applicables à ce propos prévoient que les bénéficiaires de la rente extraordinaire et l’allocation pour impotent, qui constituent des prestations non contributives, doivent être domiciliés et avoir leur résidence habituelle en Suisse (paragraphes 21 et 25 ci-dessous).
10. Au cours d’une procédure de révision, initiée en juillet 2009, l’Office de l’assurance-invalidité du canton de Genève prit des renseignements auprès notamment de la deuxième requérante et de Michel Belli, parents divorcés de la première requérante.
11. En effet, il s’est avéré que la deuxième requérante avait décidé de s’établir au Brésil avec son nouvel époux, de nationalité française – avec qui les requérantes allèguent vivre depuis 1982 – pour y acheter et gérer un hôtel. La première requérante, placée sous l’autorité parentale de la deuxième requérante dès l’été 2009, résidait avec elle au Brésil depuis plusieurs années, venant en Suisse chez son père tous les trois mois, pour environ trois semaines.
12. Par décision du 3 décembre 2010, l’Office de l’assurance-invalidité pour les assurés résidant à l’étranger (OAIE) supprima le droit de la première requérante à la rente extraordinaire d’invalidité et à l’allocation pour impotent à partir du 1er avril 2010.
13. Le 5 octobre 2012, le Tribunal administratif fédéral rejeta le recours formé par les requérantes contre cette décision. En résumé, il considéra que la première requérante n’avait plus droit aux prestations en cause, faute de domicile et de résidence en Suisse.
14. Agissant par la voie du recours en matière de droit public, les requérantes demandèrent au Tribunal fédéral d’annuler le jugement du Tribunal administratif fédéral, ainsi que la décision du 3 décembre 2010, et de condamner l’OAIE, sous suite de frais et dépens, à verser « sans discontinuer » à la première requérante la rente extraordinaire d’invalidité et l’allocation pour impotent, avec intérêts à 5 pour cent l’an.
Les requérantes firent valoir que la suppression des prestations en raison de leur caractère non exportable portait une atteinte injustifiée car disproportionnée au respect de leur vie privée et familiale, ainsi que de leur domicile, protégé par l’article 8 de la Convention. Si la suppression était confirmée, la première requérante se verrait contrainte de revenir en Suisse afin de bénéficier des prestations nécessaires pour sa qualité de vie, de sorte qu’elle devrait soit vivre séparée de sa mère, soit celle-ci serait tenue, afin d’éviter une telle séparation, de revenir vivre en Suisse avec sa fille, ce qui impliquerait une séparation d’avec son époux actuel. Le droit au respect du domicile serait de plus touché, parce que l’assurée serait contrainte de déménager en Suisse. Aux yeux des requérantes, ladite atteinte était par ailleurs discriminatoire au sens de l’article 14 de la Convention, en relation avec l’article 8, car le fondement de la suppression des prestations était lié à la nature du handicap de l’assurée, qui, née avec une atteinte à la santé, n’avait pas été en mesure de cotiser à l’assurance-invalidité avant la survenance de l’invalidité.
15. Par arrêt du 15 avril 2013, notifié le 26 avril 2013, le Tribunal fédéral rejeta le recours formé par les deux requérantes. En résumé, le Tribunal fédéral conclut que la suppression du droit à une rente extraordinaire d’invalidité et du droit à une allocation pour impotent, en raison de l’absence de domicile en Suisse, n’entrait pas dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention. À cet égard, la cour suprême souligna que les prestations en cause n’avaient pas pour but de favoriser la vie familiale ou d’intervenir dans les relations personnelles ou familiales.
« 4.1 (...) L’art. 8 par. 1 CEDH garantit aussi le droit de l’individu au respect de son domicile, soit du lieu, de l’espace physiquement déterminé où se développe la vie privée et familiale. L’individu a droit au respect de son domicile, conçu non seulement comme le droit à un simple espace physique mais aussi comme celui à la jouissance, en toute tranquillité, dudit espace. Des atteintes au droit au respect du domicile ne visent pas seulement les atteintes matérielles ou corporelles, telles que l’entrée dans le domicile d’une personne non autorisée, mais aussi les atteintes immatérielles ou incorporelles, telles que les bruits, les émissions, les odeurs et autres ingérences (arrêt de la CourEDH Moreno contre Espagne du 16 novembre 2004, Recueil CourEDH 2004-X p. 307 § 53).
4.2 Selon la jurisprudence constante de la CourEDH, l’art. 8 CEDH ne fonde pas un droit direct à des prestations d’assurance sociale. La CourEDH a certes reconnu que si l’art. 8 CEDH a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il peut impliquer, dans certaines circonstances, des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale (parmi d’autres, arrêt Botta, § 33). Elle a toutefois retenu que l’art. 8 CEDH n’impose pas aux États contractants l’obligation de fournir certaines prestations financières ou de garantir un certain niveau de vie (arrêt Petrovic contre Autriche du 27 mars 1998, Recueil CourEDH 1998-II p. 579 § 26 ss ; décision d’irrecevabilité Pancenko contre Lettonie du 28 octobre 1999). Cette disposition ne limite pas la liberté des États de décider s’il convient ou non d’instaurer un système de sécurité sociale ou de choisir le type ou le niveau de prestations devant être accordées au titre de pareil régime (arrêt de la CourEDH Stec et autres contre Royaume-Uni du 12 avril 2006, Recueil CourEDH 2006-VI p. 159 § 53). La CourEDH a ainsi considéré que le refus d’attribuer une allocation de congé parental au requérant ne constituait pas une restriction de la vie familiale, parce que l’art. 8 CEDH n’impose pas aux États une obligation positive de fournir l’assistance financière en question (arrêt Petrovic, § 26).
En conséquence, dès lors que l’art. 8 CEDH ne fonde pas un droit à un certain niveau de vie ou une obligation positive de fournir une prestation d’assurance sociale, la suppression des prestations en cause en raison du départ de l’assurée de Suisse ne saurait constituer une atteinte à la vie privée ou familiale. Cette mesure ne touche pas non plus au respect du domicile au sens de l’art. 8 par. 1 CEDH et la jurisprudence de la CourEDH, dont les recourantes font une interprétation extensive, puisqu’elle n’implique aucune atteinte concrète de l’espace où se développe leur vie privée et familiale. Au demeurant, il est manifeste que les recourantes n’ont pas été entravées par les autorités suisses dans leur choix de vie et le développement de leurs relations familiales en Suisse ou à l’étranger ; elles n’ont en particulier pas été empêchées d’entretenir des relations familiales et sociales dans ce pays ou de s’y installer ou de le quitter à leur guise.
C’est le lieu de préciser que dans les cas dans lesquels la CourEDH a examiné le refus de prestations déterminées de l’assurance sociale à la lumière des droits garantis par la CEDH, elle s’est fondée sur le Protocole no 1 du 20 mars 1952 à la CEDH, comme par exemple, dans l’arrêt Moskal contre Pologne du 15 septembre 2009 § 93 s., cité par les recourantes (voir aussi les arrêts Stec et autres, § 53 ; Koua Poirrez contre France du 30 septembre 2003, Recueil CourEDH 2003-X p. 45 § 43 ss). La Suisse n’ayant pas ratifié ce protocole, elle n’est pas liée par la jurisprudence de la CourEDH relative à l’allocation non discriminatoire de prestations de la sécurité sociale fondée sur l’art. 1 du protocole.
4.3 Contrairement à ce que soutiennent ensuite les recourantes, la suppression des prestations d’assurance sociale en question n’entre pas du point de vue thématique dans le champ d’application de l’art. 8 CEDH, ce qui impliquerait la possibilité d’invoquer l’art. 14 CEDH. Cette disposition, qui complète les autres clauses normatives de la CEDH, peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences, pour autant cependant que les faits du litige tombent sous l’emprise de l’une au moins desdites clauses [parmi beaucoup d’autres, arrêt Konstantin Markin contre Russie du 22 mars 2012, § 129 (...)].
De manière générale, la rente de l’assurance-invalidité prévue par le droit suisse constitue une prestation de l’assurance sociale qui vise à remplacer la perte de gain subie par un assuré en raison des effets d’une atteinte à la santé sur sa capacité de travail ou à pallier une incapacité à accomplir ses travaux habituels, liée à une atteinte à la santé. La rente extraordinaire d’invalidité assure cette fonction pour les personnes invalides depuis leur naissance (ou devenues invalides, sans avoir acquis le droit à une rente ordinaire). Quant à l’allocation pour impotent, elle est liée au besoin durable de l’aide d’autrui ou d’une surveillance personnelle de l’assuré concerné pour accomplir des actes élémentaires de la vie quotidienne, en raison d’une atteinte à la santé.
Ces prestations d’assurance sociale sont versées indépendamment du mode de vie de l’ayant-droit, soit sans égard au fait qu’il vit seul, en famille ou dans une institution (sous réserve de certains cas exceptionnels qui ne sont pas pertinents en l’occurrence, voir par exemple les art. 42 al. 5 LAI et 35bis al. 3 RAI). Sous cet angle, elles ont précisément pour objectif de permettre au bénéficiaire majeur de mener une existence autonome dans la mesure du possible, sans dépendre de l’aide et de l’assistance des membres de sa famille. Elles n’ont pas pour but de favoriser la vie familiale ou d’intervenir dans les relations personnelles ou familiales. A l’inverse des exemples cités par les recourantes et par l’avis de doctrine auquel elles se réfèrent (Matthias Kradolfer, op. cit., p. 73), à savoir une allocation de congé parental (arrêt Petrovic, § 27) et une rente d’assistance versée aux parents d’un enfant handicapé (arrêt Moskal contre Pologne § 93), la rente extraordinaire d’invalidité et l’allocation pour impotent suisses ne visent pas à permettre à l’un des parents de rester au foyer pour s’occuper de leur enfant (majeur). La suppression de ces prestations en raison du défaut de la condition du domicile en Suisse prévue par le droit national n’entre dès lors pas dans le champ d’application de l’art. 8 CEDH. »
16. En déclarant l’article 8 de la Convention inapplicable en l’espèce, le Tribunal fédéral n’estimait pas nécessaire d’examiner l’existence d’une discrimination au sens de l’article 14 de la Convention.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
A. Les prestations non contributives en droit suisse
1. Remarques liminaires
17. Il convient de préciser d’emblée que la Suisse n’a pas conclu une convention internationale avec le Brésil concernant les prestations d’invalidité.
18. Une des principales différences entre les rentes ordinaires et, comme en l’espèce, les rentes extraordinaires et l’allocation pour impotent est que ces dernières sont liées à la condition d’un domicile et résidence habituelle en Suisse. Il en découle que les rentes d’invalidité ordinaires en tant que prestations contributives sont exportables à un pays étranger (principe de l’exportation) tandis que les rentes d’invalidité extraordinaires et l’allocation pour impotent ne le sont pas. Le Rapport de la Commission fédérale d’experts pour l’introduction de l’assurance-invalidité du 30 novembre 1956 expose que les rentes extraordinaires, en tant que prestations non contributives, ne sont pas versées à l’étranger puisqu’elles sont principalement financées par les deniers publics, à l’apport desquels les personnes habitant hors de la Suisse n’ont point part.
19. Le deuxième alinéa de l’article 17 de la loi fédérale sur la partie générale des assurances sociales du 6 octobre 2000 (LPGA) prévoit que
« toute prestation durable accordée en vertu d’une décision entrée en force est, d’office ou sur demande, augmentée ou réduite en conséquence, ou encore supprimée si les circonstances dont dépendait son octroi changent notablement. »
2. L’allocation pour impotent (Hilflosenentschädigung)
20. Selon l’article 9 de la loi LPGA, est réputée impotente toute personne qui, en raison d’une atteinte à sa santé, a besoin de façon permanente de l’aide d’autrui ou d’une surveillance personnelle pour accomplir des actes élémentaires de la vie quotidienne.
21. Le premier alinéa de l’article 42 de la loi fédérale sur l’assurance‑invalidité du 19 juin 1959 (LAI) prévoit que
« [l]es assurés impotents (...) qui ont leur domicile et leur résidence habituelle (...) en Suisse ont droit à une allocation pour impotent. »
22. En vertu du deuxième alinéa de l’article 77 LAI, l’allocation pour impotent est financée exclusivement par la Confédération. Il s’agit d’une prestation non contributive.
23. Le droit à une allocation pour impotent est indépendant du fait que la personne touche ou non une rente d’assurance-invalidité. L’allocation constitue une prestation en espèces évaluée en fonction du besoin d’aide et de surveillance indépendamment des coûts effectifs et du recours effectif au service de tiers.
3. La rente extraordinaire de l’assurance-invalidité (« rente augmentée pour invalide de naissance »)
24. Avant le 1er janvier 2008, période déterminante en l’espèce, une personne handicapée pouvait prétendre à une rente ordinaire de l’assurance‑invalidité qui, lors de la survenance de l’invalidité, comptait un an au moins de cotisations. La personne qui n’a pas été soumise à l’obligation de verser des cotisations pendant une année entière au moins avait droit à une rente extraordinaire d’assurance-invalidité.
25. L’article 39 LAI contient un renvoi selon lequel le droit des ressortissants suisses aux rentes extraordinaires est déterminé par les dispositions de la loi fédérale sur l’assurance-vieillesse et survivants du 20 décembre 1946 (LAVS). L’article 42 LAVS est rédigé comme suit :
« 1 Les ressortissants suisses qui ont leur domicile et leur résidence habituelle (...) en Suisse ont droit à une rente extraordinaire s’ils ont le même nombre d’années d’assurance que les personnes de leur classe d’âge, mais n’ont pas droit à une rente ordinaire parce qu’ils n’ont pas été soumis à l’obligation de verser des cotisations pendant une année entière au moins. (...).
2 Tout assuré pour lequel une rente est octroyée doit satisfaire personnellement à l’exigence du domicile et de la résidence habituelle en Suisse. » (...)
26. Quant à la résidence habituelle, le deuxième alinéa de l’article 13 LPGA prévoit qu’
« [u]ne personne est réputée avoir sa résidence habituelle au lieu où elle séjourne un certain temps même si la durée de ce séjour est d’emblée limitée. »
27. Le premier alinéa de l’article 13 LPGA renvoie au Code civil suisse du 10 décembre 1907 dont les dispositions pertinentes sont libellées comme suit :
Article 23 CC : Domicile (Définition)
« 1 Le domicile de toute personne est au lieu où elle réside avec l’intention de s’y établir ; le séjour dans une institution de formation ou le placement dans un établissement d’éducation, un home, un hôpital ou une maison de détention ne constitue en soi pas le domicile.
2 Nul ne peut avoir en même temps plusieurs domiciles. (...) »
Article 26 CC : Domicile des majeurs sous curatelle de portée générale
« Le domicile des majeurs sous curatelle de portée générale est au siège de l’autorité de protection de l’adulte. »
B. Les prestations non contributives en droit international de la sécurité sociale
28. Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 16 décembre 1966, entré en vigueur pour la Suisse le 18 septembre 1998, consacre, dans son article 9, le droit à la sécurité sociale. Pourtant, dans son observation générale no 19 du 4 février 2008 (E/C.12/GC/19), le Comité sur les droits économiques, sociaux et culturels note sur la mise en œuvre internationale des obligations découlant du droit garanti (italiques ajoutés) :
« 56. Les États parties devraient veiller à ce que le droit à la sécurité sociale reçoive dans les accords internationaux l’attention qui lui est due, et ils devraient envisager d’élaborer de nouveaux instruments juridiques à cette fin. Le Comité note l’importance que revêt la conclusion aux niveaux bilatéral et multilatéral d’accords internationaux de réciprocité ou d’autres instruments visant à coordonner ou harmoniser les régimes de sécurité sociale contributifs pour les travailleurs migrants. (...). »
29. La Convention no 128 du 29 juin 1967 de l’Organisation internationale du travail concernant les prestations d’invalidité, de vieillesse et de survivants, entrée en vigueur pour la Suisse le 13 septembre 1978, permet dans son article 32, premier paragraphe, la suspension des
« prestations auxquelles une personne protégée aurait eu droit (...) (a) aussi longtemps que l’intéressé ne se trouve pas sur le territoire du Membre, sauf, dans des conditions prescrites, s’il s’agit de prestations contributives. (...). » [italiques ajoutés]
30. En vertu du chiffre 3 de l’article 11 de la Convention européenne de sécurité sociale du 14 décembre 1972, conçue comme instrument de coordination des régimes de sécurité sociale du Conseil de l’Europe (Série des Traités du Conseil de l’Europe (STCE) no 078, non ratifiée par la Confédération suisse, sont exclus du champ d’application de ladite convention (italiques ajoutés) :
« (a) les prestations spéciales à caractère non contributif, accordées aux personnes qui sont incapables de gagner leur vie en raison de leur état de santé ; (b) les prestations spéciales à caractère non contributif, accordées aux personnes qui ne peuvent pas bénéficier des prestations normales (...). »
C. Les prestations non contributives en droit comparé
31. Une comparaison entre les législations de trente-quatre États membres du Conseil de l’Europe (Albanie, Arménie, Autriche, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Chypre, Croatie, Allemagne, Espagne, Estonie, France, Grèce, Hongrie, Irlande, Islande, Italie, Liechtenstein, Lituanie, l’ex-République yougoslave de Macédoine, la République de Moldova, Monaco, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Roumanie, Fédération de Russie, Saint Marin, Serbie, Slovénie, Suède, Turquie, Royaume-Uni et Ukraine) et de trois États non-membres (Canada, Hong-Kong et États-Unis) permet de tirer les conclusions suivantes.
(1) La règle générale prévalant dans dix-sept des États comparés est que les rentes contributives sont exportables mais que la résidence permanente est une condition à remplir pour avoir droit à des prestations non contributives (Albanie, Arménie, Autriche, Belgique, Canada, États-Unis, France, Allemagne, Hong-Kong, Irlande, Italie, Lituanie, Pologne, Portugal, Saint Marin, Turquie et Ukraine). Certains de ces États prévoient toutefois des règles spéciales concernant l’exportabilité de prestations non‑contributives. En Autriche et en Allemagne, les personnes sévèrement handicapées peuvent demander un « passeport handicap » (Schwerbehindertenausweis) attestant leur degré d’invalidité et facilitant l’obtention de prestations. Les résidents étrangers peuvent également obtenir ce passeport s’il existe un « lien suffisant » avec l’État d’origine. L’Italie permet aux bénéficiaires de certaines prestations de les conserver à l’étranger mais uniquement pour une période de 6 mois ou pour des raisons médicales sérieuses. La Pologne permet également l’exportation de certaines prestations dans le cas d’une absence temporaire. La Belgique et l’Irlande permettent des dérogations à la règle générale de non exportabilité notamment en cas d’extrême nécessité. Au Portugal, l’exportation est exceptionnellement possible lorsque la personne invalide accompagne un parent proche qui travaille à l’étranger dans l’intérêt du Portugal.
(2) La règle générale prévalant dans dix-huit États comparés est que les prestations en raison d’invalidité sont non exportables indépendamment de leur nature contributive ou non (Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Chypre, Estonie, Grèce, Hongrie, Islande, Liechtenstein, l’ex-République yougoslave de Macédoine, la République de Moldova, Monaco, Pays-Bas, Roumanie, Fédération de Russie, Serbie, Slovénie, Suède et Royaume-Uni).
(3) Deux États échappent à ces catégories dans la mesure où le caractère exportable d’une prestation est décidé au cas par cas et n’est pas lié à la nature contributive ou non de la prestation (Croatie et Espagne).
(4) Les prestations peuvent toutefois tout de même être exportables si l’État en question a conclu un accord international bilatéral le prévoyant.
(5) Par ailleurs, les États membres de l’Union européenne doivent se conformer aux dispositions pertinentes du droit de l’Union européenne détaillées ci-après quant à l’exportation des prestations au sein de l’Union européenne.
D. Les prestations non contributives en droit de l’Union européenne
32. Les prestations de sécurité sociale font l’objet d’une coordination au sein de l’Union européenne. Cette coordination est notamment marquée par le principe de l’exportabilité des prestations sociales entre les pays de l’Union européenne. Le droit européen ne dit toutefois rien de l’exportabilité des prestations vers des États tiers et la compétence de légiférer dans ce domaine tout comme la compétence de conclure des accords internationaux avec des États tiers restent nationales.
33. Les textes originels de la coordination de la sécurité sociale dans l’Union européenne (comme le [règlement no 1408/71/CEE du 14 juin 1971](http://www.cleiss.fr/docs/textes/1408-71/)) ne connaissaient pas les prestations spéciales en espèces à caractère non contributif. Certains États ayant refusé de verser des prestations à des personnes ne résidant pas sur leur territoire se sont ainsi vus condamner. Ce n’est qu’avec le [règlement no 1247/92/CE du 30 avril 1992](http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:31992R1247&from=FR) que la catégorie des prestations spéciales en espèces à caractère non contributif a initialement été créée, précisant, dans le champ d’application du règlement no 1408/71/CEE du 14 juin 1971, que ces prestations ne seraient pas exportables.
34. La Cour de Justice de l’Union européenne a ensuite précisé au fil de sa jurisprudence les conditions selon lesquelles une prestation pouvait être qualifiée de prestation spéciale en espèces à caractère non contributif. Ces conditions sont désormais codifiées dans [le règlement no 883/2004/CE du 29 avril 2004](http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32004R0883&from=FR) (paragraphe 2 de l’article 70) :
« 2 Aux fins du présent chapitre, on entend par "prestations spéciales en espèces à caractère non contributif" les prestations
a) qui sont destinées :
i) soit à couvrir à titre complémentaire, subsidiaire ou de remplacement, les risques correspondant aux branches de sécurité sociale visées à l’article 3, paragraphe 1, et à garantir aux intéressés un revenu minimum de subsistance eu égard à l’environnement économique et social dans l’État membre concerné ;
ii) soit uniquement à assurer la protection spécifique des personnes handicapées, étroitement liées à l’environnement social de ces personnes dans l’État membre concerné ;
et
b) qui sont financées exclusivement par des contributions fiscales obligatoires destinées à couvrir des dépenses publiques générales et dont les conditions d’attribution et modalités de calcul ne sont pas fonction d’une quelconque contribution pour ce qui concerne leurs bénéficiaires. Les prestations versées à titre de complément d’une prestation contributive ne sont toutefois pas considérées, pour ce seul motif, comme des prestations contributives ;
et
c) qui sont énumérées à l’annexe X. »
35. Le règlement précise par ailleurs que les prestations d’invalidité lui sont assujetties en vertu de l’article 3 § 1 c) :
Article 3
« Champ d’application matériel
1. Le présent règlement s’applique à toutes les législations relatives aux branches de sécurité sociale qui concernent : (...)
c) les prestations d’invalidité ; (...) »
36. Le paragraphe 4 de l’article 70 de ce règlement pose, quant à lui, le principe selon lequel les prestations spéciales en espèces à caractère non contributif ne sont pas exportables :
« 4. Les prestations visées au paragraphe 2 sont octroyées exclusivement dans l’État membre dans lequel l’intéressé réside et conformément à sa législation. Ces prestations sont servies par l’institution du lieu de résidence et à sa charge. »
37. Les États membres de l’Union européenne doivent lister les prestations qu’ils octroient et qui remplissent les conditions des prestations spéciales à caractère non contributif à l’annexe X du règlement no 883/2004/CE du 29 avril 2004 pour que la dérogation à l’exportabilité des prestations soit possible.
38. La Cour de Justice de l’Union européenne contrôle toutefois la correspondance entre les prestations énumérées à l’annexe X à des prestations spéciales en espèces à caractère non contributif. Il ressort de sa jurisprudence que :
(i) si la prestation est considérée comme une prestation de maladie en espèces, elle doit être octroyée quel que soit l’État membre dans lequel réside le bénéficiaire (CJUE, 5 mai 2011, Commission européenne c. République fédérale d’Allemagne, C-206/10, point 30) ; mais que toutefois
(ii) la condition de résidence peut être légitimement exigée pour l’octroi de prestations étroitement liées à l’environnement socio‑économique de l’État membre concerné, par exemple si elle est basée sur le salaire minimal ou le niveau de vie dudit État (CJUE, 5 mai 2011, Ralph James Bartlett et autres c. Secretary of State for Work and Pensions, C-537/09, point 38).
39. La Cour de Justice a également limité la possibilité d’opposer la condition de résidence pour le service d’une prestation spéciale en espèces à caractère non contributif dès lors que la libre circulation était touchée. Dans une affaire concernant un homme qui touchait des prestations des Pays-Bas et qui se les était vues refusées après son déménagement en Belgique alors qu’il continuait à travailler aux Pays-Bas et qu’il y avait conservé toutes ses attaches économiques et sociales, la Cour a considéré que la mise en œuvre des conditions du règlement européen ne devait pas porter aux droits découlant de la libre circulation des travailleurs une atteinte allant au-delà de ce qu’exige la réalisation de l’objectif légitime poursuivi par la loi nationale (CJCE, Grande Chambre, 11 septembre 2007, H. c. Raad van Bestuur van het Uitvoeringsinstituut Werknemersverzekeringenm, C-287/05, point 56).
E. L’applicabilité du règlement no 883/2004/CE à la Suisse
40. Le règlement no 883/2004/CE du 29 avril 2004 est applicable à la Suisse dans ses relations avec les États membres de l’Union européenne depuis le 1er avril 2012 dans le cadre de l’accord relatif à la libre circulation des personnes entre la Suisse et l’Union européenne. Les prestations suisses inscrites à l’annexe X du règlement sont les suivantes :
« 1. Les prestations complémentaires (Loi fédérale sur les prestations complémentaires du 6 octobre 2006) et les prestations similaires prévues par les législations cantonales.
2. Les rentes pour cas pénibles au titre de l’assurance invalidité (article 28, alinéa 1bis), de la loi fédérale sur l’assurance invalidité du 19 juin 1959, dans sa version révisée du 7 octobre 1994.
3. Les prestations non contributives de type mixte en cas de chômage, prévues par les législations cantonales.
4. Les rentes extraordinaires non contributives en faveur d’invalides (article 39 de la loi fédérale sur l’assurance invalidité du 19 juin 1959) qui n’ont pas été soumis, avant leur incapacité de travail, à la législation suisse sur la base d’une activité salariée ou non salariée. »
41. Dans l’arrêt ATF 141 V 530, du 11 septembre 2015, le Tribunal fédéral a précisé que les rentes extraordinaires d’invalidité remplissent tous les critères requis pour être considérées comme des prestations spéciales au sens de l’article 70 § 2 du Règlement no 883/2004.
« 7.3.3 Afin de justifier sa position auprès des institutions européennes, la Confédération suisse a d’abord rappelé que pour pouvoir bénéficier d’une rente ordinaire de l’assurance-invalidité suisse, les personnes assurées devaient avoir versé des contributions pendant au moins trois ans au moment de la survenance de l’incapacité de travail. Les personnes handicapées depuis la naissance ou l’enfance ne pouvaient remplir cette condition, étant donné qu’elles étaient incapables de travailler avant d’atteindre l’âge à partir duquel les contributions étaient perçues. C’est pourquoi ces personnes avaient droit à une rente spéciale correspondant au montant de la rente d’invalidité ordinaire minimale. Cette rente était octroyée aux personnes de plus de 18 ans tant qu’elles vivaient en Suisse (proposition du 28 juin 2010 précitée, p. 8 et 9).
Selon les explications données par la Confédération suisse, il se justifiait d’inclure la rente extraordinaire de l’assurance-invalidité dans la liste des prestations spéciales en espèces à caractère non contributif, parce qu’elle remplissait tous les critères requis pour être considérée comme une prestation spéciale à caractère non contributif au sens de l’art. 4 par. 2bis du règlement no 1408/71 et de la jurisprudence de la CJCE y relative. Il s’agissait tout d’abord d’une prestation hybride (à caractère mixte) : d’une part, elle présentait des caractéristiques propres à la sécurité sociale en ce sens que les intéressés avaient un droit clairement défini à cette prestation et qu’elle couvrait le risque d’invalidité ; d’autre part, elle s’apparentait à l’assistance sociale, en ce qu’elle ne reposait pas sur des périodes d’activité ou de cotisation et qu’elle visait à atténuer un état de besoin en assurant un revenu minimal vital à un groupe socialement défavorisé (jeunes handicapés). La rente extraordinaire était ensuite une prestation spéciale, puisqu’elle constituait une allocation de remplacement destinée aux personnes qui ne remplissaient pas les conditions d’assurance pour obtenir une rente d’invalidité ordinaire ; elle était étroitement liée au contexte socio-économique en Suisse, puisqu’elle correspondait à la pension minimale dans cet État. Enfin, la rente extraordinaire avait un caractère non contributif, parce qu’elle n’était pas financée par des contributions, mais exclusivement par la Confédération (proposition du 28 juin 2010 précitée, p. 8). »
42. Le Tribunal fédéral a également confirmé que les allocations pour impotent (article 42 al. 1 LAI) constituent des prestations spéciales en espèces non contributives (ATF 142 V 2, du 17 décembre 2015).
F. La Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées
43. Les dispositions pertinentes de la Convention des Nations Unies relatives aux droits des personnes handicapées du 13 décembre 2006, ratifiée par la Suisse le 15 avril 2014, sont libellées comme il suit :
Article 2 alinéa 3 (définitions)
« On entend par « discrimination fondée sur le handicap » toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le handicap qui a pour objet ou pour effet de compromettre ou réduire à néant la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité avec les autres, de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel, civil ou autres. La discrimination fondée sur le handicap comprend toutes les formes de discrimination, y compris le refus d’aménagement raisonnable (...)
Article 3 : Principes généraux
Les principes de la présente Convention sont :
a) Le respect de la dignité intrinsèque, de l’autonomie individuelle, y compris la liberté de faire ses propres choix, et de l’indépendance des personnes ;
b) La non-discrimination ;
c) La participation et l’intégration pleines et effectives à la société ;
d) Le respect de la différence et l’acceptation des personnes handicapées comme faisant partie de la diversité humaine et de l’humanité ;
e) L’égalité des chances ;
f) L’accessibilité ;
g) L’égalité entre les hommes et les femmes ;
h) Le respect du développement des capacités de l’enfant handicapé et
i) le respect du droit des enfants handicapés à préserver leur identité.
Article 5 : Égalité et non-discrimination
1. Les États Parties reconnaissent que toutes les personnes sont égales devant la loi et en vertu de celle-ci et ont droit sans discrimination à l’égale protection et à l’égal bénéfice de la loi.
2. Les États Parties interdisent toutes les discriminations fondées sur le handicap et garantissent aux personnes handicapées une égale et effective protection juridique contre toute discrimination, quel qu’en soit le fondement. (...)
Article 19 : Autonomie de vie et inclusion dans la société
Les États Parties à la présente Convention reconnaissent à toutes les personnes handicapées le droit de vivre dans la société, avec la même liberté de choix que les autres personnes, et prennent des mesures efficaces et appropriées pour faciliter aux personnes handicapées la pleine jouissance de ce droit ainsi que leur pleine intégration et participation à la société, notamment en veillant à ce que :
a. Les personnes handicapées aient la possibilité de choisir, sur la base de l’égalité avec les autres, leur lieu de résidence et où et avec qui elles vont vivre et qu’elles ne soient pas obligées de vivre dans un milieu de vie particulier ;
b. Les personnes handicapées aient accès à une gamme de services à domicile ou en établissement et autres services sociaux d’accompagnement, y compris l’aide personnelle nécessaire pour leur permettre de vivre dans la société et de s’y insérer et pour empêcher qu’elles ne soient isolées ou victimes de ségrégation ;
c. Les services et équipements sociaux destinés à la population générale soient mis à la disposition des personnes handicapées, sur la base de l’égalité avec les autres, et soient adaptés à leurs besoins.
Article 28 : Niveau de vie adéquat et protection sociale
1. Les États Parties reconnaissent le droit des personnes handicapées à un niveau de vie adéquat pour elles-mêmes et pour leur famille, notamment une alimentation, un habillement et un logement adéquats, et à une amélioration constante de leurs conditions de vie et prennent des mesures appropriées pour protéger et promouvoir l’exercice de ce droit sans discrimination fondée sur le handicap.
2. Les États Parties reconnaissent le droit des personnes handicapées à la protection sociale et à la jouissance de ce droit sans discrimination fondée sur le handicap et prennent des mesures appropriées pour protéger et promouvoir l’exercice de ce droit, y compris des mesures destinées à :
(...)
b) Assurer aux personnes handicapées, en particulier aux femmes et aux filles et aux personnes âgées, l’accès aux programmes de protection sociale et aux programmes de réduction de la pauvreté ;
(...)
e) Assurer aux personnes handicapées l’égalité d’accès aux programmes et prestations de retraite. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14, COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
44. Les requérantes se plaignent d’une violation de l’article 14, en lien avec l’article 8 de la Convention, étant donné que l’exigence d’un domicile en Suisse est directement lié à la nature de l’invalidité de la première requérante. Elles soutiennent que le critère décisif pour que la première requérante puisse obtenir les prestations litigieuses, à savoir le domicile en Suisse, dépend de façon discriminatoire du type de handicap – de naissance – de la requérante, puisque les personnes invalides ayant pu cotiser peuvent exporter leur rente. Ces deux dispositions sont libellées comme suit :
Article 14
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation.
Article 8
1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Sur la recevabilité
45. Le Gouvernement invite la Cour à déclarer irrecevable le grief tiré de l’article 14, combiné avec l’article 8, à titre principal, pour incompatibilité ratione materiae avec la Convention conformément à l’article 35 § 3 a) de la Convention, et à titre subsidiaire, pour défaut manifeste de fondement du grief allégué.
46. Les requérantes considèrent ce grief comme recevable.
47. La Cour estime que l’argument du Gouvernement selon lequel l’article 8 n’est pas applicable au cas d’espèce, ce qui rendrait le grief tiré de l’article 14 irrecevable ratione materiae, relève du fond de l’affaire. Elle constate en outre que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Partant, il y a lieu de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Sur l’applicabilité de l’article 14, combiné avec l’article 8 de la Convention
a) Les thèses des parties
i. Le Gouvernement
48. Selon le Gouvernement, l’article 8 de la Convention ne confère pas un droit direct d’obtenir des prestations d’assurances sociales hors du territoire suisse.
49. Le Gouvernement reconnaît que la Cour n’a pas exclu que certaines prestations sociales pouvaient entrer dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention. Selon le Gouvernement, qui cite notamment Petrovic c. Autriche (27 mars 1998, §§ 26 et suiv., Recueil des arrêts et décisions 1998‑II), relatif à l’allocation de congé parental, et Moskal c. Pologne (no 10373/05, § 93, 15 septembre 2009), relatif à la rente d’assistance versée aux parents d’un enfant handicapé, les prestations en cause ici ne visent pas à permettre à l’un des parents de rester au foyer pour s’occuper des enfants et n’ont pas pour but de favoriser la vie familiale : elles visent à permettre à tout bénéficiaire majeur de mener une existence autonome et indépendante.
50. Se référant à Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 53 CEDH 2006‑VI, le Gouvernement souligne que la Convention ne limite pas la liberté des États contractants de décider s’il convient ou non de mettre en place un régime donné de sécurité sociale. En outre, même si un tel régime existe, le Gouvernement soutient que le droit à une prestation sociale est un droit patrimonial au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, lequel n’est pas contraignant pour la Suisse, qui ne l’a pas ratifié.
51. Le Gouvernement souligne en outre que l’engagement d’une infirmière à domicile n’est pas impossible avec les revenus actuels de la deuxième requérante et de son époux, qui ont d’ailleurs pris en charge les soins jusqu’à présent, compte tenu du coût de la vie au Brésil.
52. Selon le Gouvernement, les faits de la cause ne tombant dans le champ d’application d’aucune disposition de la Convention, l’article 14 de la Convention ne s’applique pas non plus ici.
ii. Les requérantes
53. Les requérantes soutiennent que l’article 8 de la Convention est applicable au cas d’espèce au motif que les mesures étatiques remettent en cause la vie et la santé de la première requérante, l’autonomie et la vie privée des requérantes ainsi que leur unité familiale.
54. Les requérantes contestent faire valoir un droit de vivre à l’étranger ; la deuxième requérante, dont a besoin la première requérante puisque son père ne peut pas s’en occuper, a par nécessité financière suivi son époux au Brésil pour gérer un hôtel, qu’ils cherchent désormais en vain à vendre avant un retour en Suisse.
55. Les requérantes allèguent en particulier, qu’elles sont soumises à de graves difficultés pour organiser leur vie privée quotidienne, puisque la première requérante ne peut plus bénéficier de l’aide d’une personne formée, et que les soins doivent être assumés par la deuxième requérante – au demeurant âgée – qui voit sa capacité de gestion de son établissement restreinte. Les requérantes, se référant à Glor c. Suisse, no 13444/04, § 54, CEDH 2009, arguent également qu’une décision dont les conséquences sont avant tout pécuniaires et qui trouve son origine dans un handicap entre dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention.
56. Les requérantes, citant les arrêts rendus dans l’affaire Petrovic c. Autriche, précité, §§ 27-29, et l’affaire Moskal c. Pologne, précité, § 93, soutiennent également que la vie familiale entre en compte tenu de la relation de dépendance existant entre la première requérante, incapable de discernement, et la deuxième, titulaire volontairement de l’autorité parentale. Les requérantes soutiennent en outre que la relation affective entre la première requérante et son beau-père est réelle et digne de protection.
b) Appréciation de la Cour
57. En ce qui concerne la protection contre la discrimination, il convient de rappeler que l’article 14 ne fait que compléter les autres clauses matérielles de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent (voir, parmi beaucoup d’autres, Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 85, CEDH 2003-VIII). Son application ne présuppose pas nécessairement la violation d’un des droits substantiels garantis par la Convention. Il est nécessaire et suffisant que les faits de la cause tombent sous l’empire de l’une au moins des dispositions de la Convention ou de ses Protocoles (Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 72, CEDH 2013 (extraits)).
58. La Cour rappelle également que la Convention ne crée pas, en tant que tel, de droit à une pension ou autre prestation sociale d’un montant particulier (Youri Romanov c. Russie, no 69341/01, § 45, 25 octobre 2005). Par ailleurs, la Convention ne garantit aucun droit à jouir d’un certain niveau de vie (Vassilenkov c. Ukraine, no 19872/02, § 18, 3 mai 2005).
59. En ce qui concerne l’aspect “vie familiale” de l’article 8, la Cour rappelle tout d’abord que cette notion ne comprend pas uniquement des relations à caractère social, moral ou culturel ; elle englobe aussi des intérêts matériels (Merger et Cros c. France, no 68864/01, § 46, 22 décembre 2004).
60. En ce qui concerne l’aspect « vie privée » de l’article 8, la Cour a déjà eu l’occasion d’observer que cette notion est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. Elle peut parfois englober des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu (Glor c. Suisse, no 13444/04, § 52, CEDH 2009 ; Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 53, CEDH 2002-I, et Otgon c. République de Moldova, no 22743/07, 25 octobre 2016).
61. La notion de vie privée recouvre également le droit au développement personnel et le droit d’établir et entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur (voir, par exemple, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 71, CEDH 2007‑I). Enfin, la Cour a considéré que la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002‑III, et Haas c. Suisse, no 31322/07, § 51, CEDH 2011).
62. Dans une affaire récente contre la Suisse, la Cour a considéré l’article 8 applicable dans son volet « privé », dans la mesure où était en jeu le droit au développement personnel et l’autonomie personnelle. Estimant que la méthode de calcul du taux d’invalidité appliquée en l’espèce défavorisait les personnes souhaitant travailler à temps partiel en comparaison aux personnes qui exercent une activité lucrative à plein temps et par rapport à celles qui ne travaillent pas du tout, la Cour n’a pas exclu que cette méthode de calcul restreignait les personnes mentionnées en premier dans leur choix pour concilier leur vie privée, le travail, les tâches ménagères et la prise en charge des enfants (Di Trizio c. Suisse, no 7186/09, § 64, 2 février 2016).
63. S’agissant du cas d’espèce, la Cour reconnaît que l’article 8 de la Convention ne saurait certes être interprété comme créant une obligation positive pour les États de maintenir des prestations sociales indépendemment du domicile. Par contre, la Cour rappelle également que le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir, parmi d’autres, Kimlya et autres c. Russie, nos 76836/01 et 32782/03, § 86, CEDH 2009 ; et Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37). En d’autres termes, il convient donc de prendre en compte les spécificités du cas concret, et notemment les réalités sociales et familiales des requérantes.
64. Les requérantes invoquent le respect de la vie privée, l’unité familiale et l’autonomie. Elles soutiennent que la première requérante a besoin du soutien de la deuxième qui, quant à elle, vit au Brésil auprès de son époux pour des raisons professionnelles. Par ailleurs, la première requérante se trouve sous l’autorité parentale de la deuxieme depuis 2009.
65. La Cour rappelle d’emblée que les deux requérantes sont, certes, adultes, mais que la première est sourde de naissance, s’exprimant difficilement dans sa langue maternelle et incapable de discernement du fait d’un handicap lourd ayant nécessité dès sa naissance une prise en charge complète (paragraphe 8 ci-dessus). Cette prise en charge est justement assurée par la deuxième requérante, qui n’est pas seulement sa mère, mais également sa tutrice (paragraphe 7 ci-dessus). Dès lors, la Cour estime qu’on se trouve ici dans une situation impliquant « l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance, autres que les liens affectifs normaux » qui font exceptionnellement entrer en jeu les garanties découlant de l’aspect « vie familiale » de l’article 8 entre des personnes adultes (voir, mutatis mutandis, Emonet et autres c. Suisse, no 39051/03, § 80, 13 décembre 2007, et Kwakye-Nti et Dufie c. Pays-Bas (déc.), no 31519/96, 7 novembre 2000).
66. La Cour estime que le refus de verser les rentes à l’étranger était susceptible d’influencer l’organisation de la vie familale des requérantes (dans ce sens, Di Trizio, précité, § 62). En effet, celles-ci se trouvent face à une situation nécessitant la prise de décisions difficiles qui sont toutes susceptibles d’avoir un impact sur leur vie familiale : soit celles-ci décident de jouir de leur vie familiale au Brésil où la deuxième requérante est mariée, avec pour conséquence qu’elles perdent le droit aux rentes ; soit elles décident de continuer à bénéficier de la rente ; dans cette hypothèse-là, la deuxième requérante devra faire le choix entre la séparation d’avec sa fille dont elle a l’autorité parentale mais qui doit nécessairement vivre en Suisse pour toucher les rentes, ou la séparation d’avec son mari dont on ne saurait s’attendre qu’il quitte le Brésil pour des raisons professionnelles.
67. Compte tenu de ce qui précède, le grief des requérantes tombe sous l’empire de l’article 8. Il s’ensuit que l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8, est applicable en l’espèce.
2. Sur la question de savoir s’il y a eu violation de l’article 14, combiné avec l’article 8
a) Les thèses des parties
i. Les requérantes
68. Citant l’arrêt rendu dans l’affaire Glor, les requérantes allèguent une violation de l’article 14 de la Convention en lien avec l’article 8 : elles prétendent que l’atteinte à la vie privée et familiale est discriminatoire à l’égard d’autres personnes handicapées, puisque les prestations litigieuses n’auraient pas été supprimées si la première requérante, invalide de naissance, était devenue invalide par accident une fois adulte, après avoir pu cotiser aux assurances sociales, de sorte que dans ce dernier cas les requérantes ne seraient pas contraintes sur la base d’un critère « fiscal » de demeurer en Suisse. En d’autres termes, la question qui se pose est de savoir si la personne handicapée a ou non participé aux prestations sociales. Si on a le malheur d’être né handicapé, on est obligé de garder son domicile en Suisse.
69. Les requérantes soulèvent que la rente ordinaire est une prestation d’assurance, tandis que la rente extraordinaire octroyée aux invalides de naissance, ou aux personnes devenues invalides avant leur 23ème anniversaire, est considérée comme une sorte d’aide sociale, financée exclusivement par la Confédération suisse et non pas par le biais des cotisations des assurés. Or, elles relèvent que c’était une décision politique basée sur des considérations purement financières qui a conduit le législateur suisse à décider que seule la rente ordinaire serait exportable, malgré l’opposition des organisations défendant les droits des personnes handicapées. En particulier, lors de la 5ème révision de la LAI, alors qu’un premier projet incluait la possibilité de rendre exportable la rente extraordinaire, le projet final n’en faisait plus mention.
70. Les requérantes allèguent également que les organisations de protection des personnes handicapées n’auraient cessé de souligner que l’autorisation d’exporter des rentes extraordinaires contribuerait à soulager financièrement les pouvoirs publics. En effet, compte tenu du faible montant et des coûts élevés en matière de soins en Suisse, les personnes au bénéfice de cette rente doivent généralement faire appel à des prestations complémentaires financées par les autorités publiques (fédérales et/ou cantonales). Elles ajoutent qu’autoriser cette exportation contribuerait à alléger les finances publiques.
71. Selon la première requérante, qui se réfère notamment au Pacte I (paragraphe 28 ci-dessus), il faut, selon un consensus européen, accorder une attention particulière aux êtres vulnérables que sont les personnes handicapées pour favoriser leur intégration. Elles ajoutent que les progrès sociaux et juridiques récents réalisés au sein du Conseil de l’Europe, dans la jurisprudence de la Cour et dans les textes internationaux, en faveur d’une meilleure protection de la dignité et de l’autonomie des personnes handicapées, de leur droit à garder la maîtrise de leur vie, et de leur droit à vivre en société, par opposition à une vie en institution, sont incontestables.
72. Les requérantes estiment que le système suisse génère, dans son principe comme dans les faits, une situation discriminatoire au détriment de la liberté de mouvement, de l’autonomie, de la vie familiale des personnes nées handicapées et impotentes et, par extension, de leurs familles si des raisons familiales, économiques et/ou administratives impliquent un départ de la Suisse. Ceci représente une atteinte disproportionnée à leur vie familiale, car pour que la personne handicapée puisse garder la même qualité de vie, une séparation, un abandon affectif s’imposerait alors que tel ne serait pas le cas si les rentes continuaient à être versées comme pour une personne handicapée à la suite d’un accident.
73. Les requérantes soutiennent que, fondée sur des raisons financières, la décision de ne pas admettre l’exportabilité de la rente extraordinaire génère une différence de traitement dépourvue de justification objective et raisonnable, au sens de l’article 14 de la Convention, entre les personnes handicapées de naissance et celles devenues invalides après leur 23ème anniversaire.
74. Les requérantes allèguent également que leurs liens familiaux et leur cercle social se trouvent au Brésil et non en Suisse. Elles font aussi valoir que la suppression de la rente et de l’allocation affecte fortement leur quotidien. A défaut de moyens financiers le permettant, elles ne pourraient plus faire appel à une aide extérieure pouvant prendre en charge les soins de la première requérante. Elles précisent que les prestations pécuniaires perçues par la première requérante couvraient notamment les frais liés à l’engagement d’une infirmière à domicile, et que, sans ces revenus, il n’était plus possible d’engager une telle personne.
75. Par ailleurs, les requérantes invoquent de très grandes difficultés à trouver un repreneur pour leur hôtel au Brésil. Elles soutiennent que, aussi longtemps que la deuxième requérante et son époux ne peuvent trouver un repreneur pour leur établissement, un départ du Brésil serait extrêmement hasardeux et difficile. Elles allèguent en outre qu’un départ forcé aurait des effets extrêmement lourds et pénibles d’un point de vue psychologique et affectif pour les deux requérantes. La première requérante perdrait par ailleurs son indépendance et son autonomie ne pouvant plus vivre dans un milieu normal.
76. Compte tenu de ce qui précède, il y a eu, selon les requérantes, violation de l’article 14, combiné avec l’article 8 de la Convention.
ii. Le Gouvernement
77. Quant à l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8, le Gouvernement, relevant qu’il existe un consensus universel sur la nécessité de protéger les personnes souffrant d’un handicap contre toute discrimination, estime néanmoins, sur la base des arrêts rendus dans les affaires Glor, précitée, et Montoya c. France (no 62170/10, 23 janvier 2014), que la situation d’un bénéficiaire d’une rente ordinaire d’invalidité et la situation de la première requérante diffèrent en ce que dans le premier cas seulement la personne a cotisé au régime d’assurances sociales de la Suisse. Si la Cour devait toutefois estimer le contraire, soit que la situation de la première requérante est comparable à celle d’une personne qui a cotisé au régime d’assurance et en outre partir de l’idée que les deux types de rentes (contributives/non contributives) ne sont pas suffisamment différents pour justifier des règlements différents, le Gouvernement considère que les différentes conditions applicables aux deux types de rentes sont justifiées pour des motifs inhérents au droit des assurances.
78. Quant à la justification objective du traitement inégal, le Gouvernement estime que le but de la distinction est de garantir que les personnes handicapées qui ne remplissent pas les conditions d’obtention d’une rente ordinaire peuvent bénéficier de la solidarité d’autrui et disposer de moyens d’existence permettant de vivre en Suisse. Le maintien de ce mécanisme de solidarité dépendrait de la volonté et de la confiance d’autrui, ce qui exigerait qu’il soit soumis à certaines limites. Dès lors, le Gouvernement estime que la législation litigieuse poursuivait un but légitime, à savoir le bien-être économique du pays. Il précise que le système de la sécurité sociale est une construction étatique extrêmement complexe qui comprend tout un ensemble équilibré et coordonné de mesures permettant de protéger la population contre les aléas de la vie. Ce système représente des coûts considérables supportés par les personnes vivant en Suisse. Un changement par rapport à l’exportation des rentes extraordinaires et des allocations pour impotent affecterait l’équilibre financier de l’assurance-invalidité.
79. Le Gouvernement souligne encore que le régime des assurances sociales suisse est fondé sur le « principe de l’assurance » et repose dans une large mesure sur l’équivalence entre le paiement de cotisations et le droit aux prestations. On ne saurait dès lors imposer au système de l’assurance sociale suisse de fournir des prestations en dehors de son territoire à des personnes qui n’ont pas – certes pour une raison indépendante de leur volonté – participé directement au financement des prestations.
80. Le Gouvernement précise que la rente extraordinaire constitue une allocation de remplacement destinée aux personnes qui ne remplissent pas les conditions d’assurance pour obtenir une rente d’invalidité ordinaire et constitue, dès lors, un instrument élargissant la protection sociale. Si cet instrument n’existait pas, les personnes handicapées de naissance ou depuis l’enfance, qui ne sont pas en mesure de réaliser la condition de cotisation, dépendraient de l’aide sociale.
81. Le Gouvernement explique également que non seulement les conditions de droit aux prestations sont différentes s’agissant des rentes extraordinaires, mais les prestations se distinguent également. Le montant des rentes ordinaires d’invalidité dépend entre autres du revenu annuel moyen de la personne assurée. Par contre, les rentes extraordinaires d’invalidité sont égales, sous quelques réserves, au montant minimum des rentes ordinaires complètes qui leur correspondent, et elles ne dépendent pas d’une perte de revenu ou du revenu annuel moyen, mais correspondent à un montant fixe, à savoir à la rente minimale. De même, le montant de l’allocation pour impotent ne dépend pas d’une perte de revenu non plus.
82. Le Gouvernement ajoute encore que le caractère contributif respectivement non contributif des rentes se manifeste également par le financement des prestations. Les rentes ordinaires sont financées par les cotisations sociales et des contributions publiques. Par contre, les rentes extraordinaires et l’allocation pour impotent sont financées exclusivement par la Confédération.
83. S’agissant de la justification raisonnable pour le traitement inégal, le Gouvernement soutient que la Suisse disposait d’une ample marge d’appréciation en matière économique et sociale. Il estime que la Suisse n’a pas excédé cette marge, mais s’est au contraire conformée aux principes internationalement reconnus en matière de coordination des régimes de sécurité sociale, selon lesquels les prestations à caractère non contributif ne sont pas exportées. Le Gouvernement est d’avis qu’il existe une communauté de vues dans les pays européens selon laquelle les prestations non contributives ne sont pas exportables et sont dès lors versées à condition de résider dans le pays débiteur.
84. À ce titre, il relève que, dans le cadre du système de coordination des régimes de sécurité sociale appliqué dans l’Union européenne, et dans les relations entre celle-ci et la Suisse (Règlement [UE] no. 883/2004, en relation avec l’Accord entre la Confédération suisse et la Communauté européenne et ses États membres sur la circulation de personnes [ALCP]), les rentes extraordinaires d’invalidité en faveur d’invalides qui n’ont pas été soumis, avant leur incapacité de travail, à la législation suisse sur la base d’une activité salariée ou non salariée, constituent des « prestations spéciales en espèces à caractère non contributif » (article 70 § 2 du Règlement) (paragraphe 41 ci-dessus). En outre, les rentes extraordinaires de l’assurance-invalidité ont été incluses dans la liste de ce type de prestations (Annexe X au Règlement no 883/224/CE). Par conséquent, elles sont octroyées exclusivement dans l’État membre (la Suisse) dans lequel la personne concernée réside et conformément à sa législation (article 70 § 2 du Règlement). Le Gouvernement rappelle, à cet égard, que dans l’arrêt ATF 141 V 530, du 11 septembre 2015, le Tribunal fédéral a eu l’occasion de confirmer que les rentes extraordinaires d’invalidité remplissent tous les critères requis pour être considérées comme des prestations spéciales au sens de l’article 70 § 2 du Règlement no 883/2004.
85. Le Gouvernement soutient, à la lumière de ce qui précède, que la législation suisse qui conditionne l’octroi de prestations non contributives à la résidence et au domicile en Suisse n’est pas déraisonnable, en ce sens qu’elle correspond aux législations en vigueur dans les autres pays européens et aux principes en vigueur en droit international de la sécurité sociale, notamment au principe de la territorialité. Il s’ensuit, selon le Gouvernement, que les modalités de versement des prestations en cause, telles que reconnues et admises par les États parties à l’ALCP au regard des caractéristiques particulières des prestations spéciales en espèces à caractère non contributif, ne sauraient ainsi être considérées comme contraires à la Convention. Le Gouvernement soutient que le même raisonnement vaut également pour l’allocation pour impotent (Article 42 al. 1 LAI), les États parties à l’ALCP ayant reconnu, en raison du caractère non contributif de cette prestation, le lien étroit avec la Suisse (ATF 142 V 2 consid. 6 ; paragraphe 42 ci-dessus).
86. Le Gouvernement soutient également que l’obligation de la Suisse d’adopter des mesures de politique sociale pour se conformer aux instruments internationaux auxquels elle est partie, a un caractère territorial. En d’autres termes, on ne pourrait exiger de la Suisse que les prestations sociales qui sont uniquement financées par les impôts soient également versées à l’étranger. Il ajoute que les prestations en cause sont étroitement liées au contexte socio-économique de la Suisse puisqu’elles correspondent à la pension minimale en Suisse. Par conséquent, il serait raisonnable de les limiter au territoire suisse.
87. En pesant les intérêts en jeu, le Gouvernement fait valoir que la première requérante a toujours la possibilité de revenir en Suisse et d’y bénéficier des prestations dont il est question. La perte de ces prestations serait la conséquence du départ des requérantes de Suisse alors que la situation légale prévoyait clairement que la première requérante perdrait son droit à une rente extraordinaire d’invalidité et à une allocation d’impotente. Le Gouvernement ajoute par ailleurs que le Brésil a ratifié le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et est donc tenu de respecter les droits y découlant.
88. Compte tenu de ce qui précède, le Gouvernement estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14, combiné avec l’article 8 de la Convention.
b) L’appréciation de la Cour
i. Les principes applicables
89. La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention offre une protection contre toute discrimination dans la jouissance des droits et libertés garantis par les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Toute différence de traitement n’emporte toutefois pas automatiquement violation de cet article. Il faut démontrer que des personnes placées dans des situations analogues ou comparables jouissent d’un traitement préférentiel, et que cette distinction est discriminatoire (voir par exemple, National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, § 88, Recueil 1997-VII, et Zarb Adami c. Malte, no [17209/02](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2217209/02%22%5D%7D), § 71, CEDH 2006‑VIII).
90. Selon la jurisprudence de la Cour, une distinction est discriminatoire au sens de l’article 14 si elle manque de justification objective et raisonnable. L’existence d’une telle justification doit s’apprécier par rapport au but et aux effets de la mesure en cause, eu égard aux principes qui prévalent généralement dans les sociétés démocratiques. Une différence de traitement dans l’exercice d’un droit consacré par la Convention ne doit pas seulement poursuivre un but légitime ; l’article 14 est également violé lorsqu’il est clairement établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, par exemple, Zarb Adami, précité, § 72, Stec et autres, § 51, Petrovic, précité, § 30, et Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, série A no 102, § 177).
91. En d’autres termes, la notion de discrimination englobe d’ordinaire les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement le plus favorable (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 82, série A no 94). En effet, l’article 14 n’empêche pas une différence de traitement si elle repose sur une appréciation objective des circonstances de fait essentiellement différentes et si, s’inspirant de l’intérêt public, elle ménage un juste équilibre entre la sauvegarde des intérêts de la communauté et le respect des droits et libertés garantis par la Convention (voir parmi d’autres, G.M.B. et K.M. c. Suisse (déc.), no [36797/97](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2236797/97%22%5D%7D), 27 septembre 2001, et Zarb Adami, précité, § 73).
92. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des différences de traitement. Son étendue varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Fretté c. France, no [36515/97](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2236515/97%22%5D%7D), § 40, CEDH 2002‑I, Stec et autres, précité, § 52, Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 40, série A no 87, et Inze c. Autriche, 28 octobre 1987, § 41, série A no 126).
93. Par ailleurs, la Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit tenir compte de l’évolution de la situation dans l’État défendeur et dans les États contractants en général et réagir, par exemple, au consensus susceptible d’apparaître quant aux buts à atteindre. La présence ou l’absence d’un dénominateur commun aux systèmes juridiques des États contractants peut à cet égard constituer un élément pertinent pour déterminer l’étendue de la marge d’appréciation des autorités (Glor, précité, § 75, et Sitaropoulos et Giakoumopoulos c. Grèce [GC], no 42202/07, § 66, CEDH 2012).
94. Une ample latitude est d’ordinaire laissée à l’État pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’utilité publique en matière économique ou en matière sociale, et la Cour respecte en principe la manière dont l’État conçoit les impératifs de l’utilité publique, sauf si son jugement se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable » (Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 61, CEDH 2010, et Stec et autres, précité, § 52).
ii. Application des principes au cas d’espèce
α) Sur l’existence d’un motif de discrimination couvert par l’article 14
95. Les requérantes, suite à leur déménagement au Brésil, se plaignent d’une discrimination basée sur le fait que la première requérante s’est vue révoquer le droit à des prestations sociales de type non-contributives, dont le versement est, de par leur nature, lié à un domicile en Suisse. Elles se voient traiter de manière inégale par rapport à des personnes qui ont pu contribuer au système . par ex. puisqu’elles ont subi une invalidité seulement après avoir travaillé quelques années - et qui, elles, obtiennent des prestations même en cas de domicile à l’étranger.
96. L’article 14 énumère des éléments précis constitutifs d’une « situation », tels que la race, l’origine nationale ou sociale et la naissance. Toutefois, la liste que renferme cette disposition revêt un caractère indicatif, et non limitatif, ce dont témoigne l’adverbe « notamment » (« any ground such as » dans la version anglaise) (voir Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 72, Carson et autres, précité, § 70, et Biao c. Danemark [GC], no 38590/10, § 89, 24 mai 2016) ainsi que la présence, dans cette liste, de l’expression « toute autre situation » (« any other status » dans la version anglaise). L’expression « toute autre situation » a généralement reçu une interprétation large (Carson et autres, précité, § 70, et Biao, précité, § 89) ne se limitant pas aux caractéristiques qui présentent un caractère personnel en ce sens qu’elles sont innées ou inhérentes à la personne (Clift c. Royaume-Uni, no 7205/07, §§ 56-58, 13 juillet 2010, et Biao, précité, § 89).
97. La Cour précise encore que la deuxième requérante n’appartient pas elle-même à la catégorie des personnes handicapées, mais se dit plutôt victime d’un traitement défavorable fondé sur le type de handicap de sa fille, avec lequel elle vit, auquel elle prodigue des soins et dont elle est la tutrice (paragraphe 7 ci-dessus). Par ailleurs, sa fille étant incapable de discernement, la deuxième requérante, en tant que sa tutrice, était forcément à l’origine de la procédure au niveau interne dans laquelle les deux requérantes étaient admises comme parties par les tribunaux suisses. La Cour estime, dès lors, que la deuxième requérante peut prétendre être victime, pour le moins indirecte ou par association (voir, dans ce sens, Guberina c. Croatie, no 23682/13, §§ 76-79, 22 mars 2016), de la discrimination alléguée.
98. La Cour estime, compte tenu de ce qui précède, que les deux requérantes peuvent se prévaloir d’un motif de discrimination couvert par l’article 14. La discrimination se rapporte, dans le cas d’espèce, à la nature du handicap de la première requérante, combinée avec le type (contributive ou non) de prestations litigieuses et, dès lors, est prise en compte par l’article 14.
β) Sur l’existence d’une différence de traitement entre des personnes placées dans des situations analogues
99. La Cour rappelle qu’une différence de traitement ne pourra soulever un problème du point de vue de l’interdiction de la discrimination telle que prévue à l’article 14 de la Convention que si les personnes soumises à des traitements différents se trouvent dans des situations comparables, compte tenu des éléments caractéristiques de leur situation dans le contexte donné (Fábián c. Hongrie [GC], no 78117/13, § 121, 5 septembre 2017). Elle note qu’il y a lieu d’apprécier les éléments qui caractérisent des situations différentes et déterminent leur comparabilité à la lumière du domaine concerné et de la finalité de la mesure qui opère la distinction en cause (ibidem).
100. Quant au domaine concerné, la Cour observe que l’affaire porte sur l’exportabilité d’une rente d’invalidité. Dès lors, elle soulève, d’une part, des questions d’ordre général en matière économique ou sociale où l’État jouit d’une ample latitude. D’autre part, elle touche à une allégation de discrimination d’une personne lourdement handicapée, donc un groupe de personne particulièrement vulnérable qui a souffert des inégalités importantes dans le passé et continue d’en souffrir.
101. En ce qui concerne la finalité de la mesure, les requérantes se sentent discriminées vis-à-vis des personnes handicapées qui, notamment après un accident ou une maladie, ont le droit d’exporter leurs rentes d’invalidité. Le Gouvernement soutient que la situation d’un bénéficiaire d’une rente ordinaire d’invalidité et la situation de la première requérante diffèrent en ce que dans le premier cas seulement la personne a cotisé au régime d’assurances sociales de la Suisse. La Cour estime que le but de ces deux types de rentes est de garantir des rentes d’invalidité dans deux cas de figure différents : dans le cas de la rente d’invalidité ordinaire en faveur des personnes qui ont contribué au système de l’assurance-invalidité, et dans le cas de la rente pour impotents et la rente extraordinaire de l’assurance-invalidité pour des personnes qui n’ont pas contribué au système de l’assurance-invalidité. Elle est d’avis que, s’agissant de la question de la comparabilité entre ces deux situations, le seul fait selon lequel les requérantes n’ont pas contribué au système n’est pas déterminant. Par contre, il sera pris en compte dans la justification pour le traitement inégal, examinée ci-dessous (paragraphes 104-114).
102. La Cour estime, dès lors, que la situation de la première requérante, handicapée de naissance et titulaire d’une rente d’assurance-invalidité extraordinaire et d’une allocation pour impotent (non exportables) n’est certes pas identique, mais suffisamment comparable à celle d’une personne au bénéfice d’une rente d’assurance-invalidité ordinaire qui se laisse exporter à l’étranger. Elle estime qu’elle a subi un traitement inégal. Il reste à déterminer si le Gouvernement peut se prévaloir d’une justification objective et raisonnable à cet égard.
γ) Sur l’existence d’une justification pour le traitement inégal
103. Le Gouvernement soutient que le fait d’avoir contribué ou non au régime d’assurance-invalidité est une justification valable pour un traitement différencié au regard de l’article 14. La Cour partage ce point de vue et estime que la contribution, ou l’absence de contribution, au régime constitue une justification objective pour le traitement inégal, même si la distinction en l’espèce repose sur le handicap de la première requérante, en d’autres termes, à savoir une condition qui est en dehors de sa volonté ou sphère d’influence.
104. En ce qui concerne le caractère raisonnable de la justification du traitement inégal, la Cour met d’emblée en exergue que les requérantes ne se plaignent pas d’une discrimination vis-à-vis des personnes non invalides, mais qu’elles se sentent discriminées par rapport aux personnes qui, après avoir contribué à l’assurance-invalidité, deviennent invalides et peuvent exporter leurs rentes à l’étranger.
105. Les requérantes allèguent que leurs liens familiaux et leur cercle social se trouvent au Brésil et non en Suisse, que la suppression de la rente et de l’allocation affecte fortement leur quotidien et qu’à défaut de moyens financiers le permettant, elles ne pourraient plus faire appel à une aide extérieure pouvant prendre en charge les soins de la première requérante. Elles invoquent par ailleurs de très grandes difficultés à trouver un repreneur pour leur hôtel au Brésil et allèguent en outre qu’un départ forcé aurait sur elles des effets extrêmement lourds et pénibles d’un point de vue psychologique et affectif.
106. La Cour n’est pas convaincue que ces allégations ont dûment été invoquées devant les instances internes. En tout état de cause, elle réitère le fait que ces désagréments ont pour origine la décision librement prise par la deuxième requérante de quitter la Suisse, en dépit de la législation claire prévoyant la non-exportabilité de la rente extraordinaire d’assurance-invalidité et de l’allocation pour impotent. Les requérantes ont dès lors dû s’attendre à ce que ces prestations soient supprimées. Elles n’allèguent pas que les bases juridiques pour la suppression des prestations étaient imprévisibles ou inaccessibles.
107. Il convient également de rappeler que les requérantes, de nationalité suisse, ont parfaitement le droit de se réinstaller en Suisse. Par ailleurs, il ressort du dossier que la première requérante rendait régulièrement visite à son père en Suisse. Dans ces conditions, l’on ne saurait prétendre que la réintégration en Suisse, pays dans lequel elles avaient vécu la majeure partie de leur vie, placerait les requérantes devant des difficultés insurmontables. Au contraire, le contact entre la première requérante et son père, qui vit en Suisse, serait même facilité.
108. Quant à l’intérêt de l’État défendeur, la Cour ne considère pas contraire à la Convention de lier l’octroi de la rente extraordinaire d’assurance-invalidité et de l’allocation pour impotent au critère de domicile, en particulier dans la mesure où l’article 8 ne garantit pas un droit à une pension ou un bénéfice social d’un certain montant.
109. Cela est par ailleurs confirmé par la comparaison des solutions retenues dans les autres États membres du Conseil de l’Europe. La Cour rappelle qu’elle peut se pencher sur la situation qui prévaut dans d’autres pays membres relativement aux questions soulevées en l’espèce pour évaluer s’il existe un « consensus européen » ou au moins une certaine tendance parmi les États membres (voir, mutatis mutandis, Naït‑Liman c. Suisse [GC], no 51357/07, § 175, CEDH 2018, Bayatyan c. Arménie [GC], no23459/03, § 122, CEDH 2011, et Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, §§ 72-75, CEDH 2014).
110. À cet égard, la Cour estime que l’analyse du droit comparé et du droit de l’Union européenne a permis de tirer les conclusions suivantes : premièrement, il apparaît que la distinction entre prestations contributives et non contributives semble être bien confirmée au sein des pays membres du Conseil de l’Europe (paragraphe 31 ci-dessus) et représente la règle en droit européen (paragraphes 32-39 ci-dessus). Elle n’a dès lors rien d’inhabituel ou d’arbitraire. Deuxièmement, la qualification de « non contributives » des deux prestations en jeu en l’espèce, soit une rente extraordinaire d’invalidité et une allocation pour impotent, est conforme à la pratique des États membres du Conseil de l’Europe et au droit de l’Union européenne. Troisièmement, force est de constater que le fait de lier l’obtention de prestations de type non contributives à une condition de résidence dans l’État prestataire représente la règle pour presque tous les pays membres du Conseil de l’Europe et pour les trois pays non-membres du Conseil de l’Europe comparés (paragraphe 31 ci-dessus). Cette solution est également celle retenue par l’Union européenne dans le règlement 883/2004/CE du 29 avril 2004 (paragraphe 36 ci-dessus).
Il s’ensuit que la démarche adoptée en l’espèce par les autorités suisses cadre avec les solutions retenues au sein du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne.
111. Compte tenu de ce qui précède, l’intérêt de la première requérante de percevoir les prestations litigieuses dans les mêmes conditions que des personnes ayant contribué au système doit céder le pas derrière l’intérêt public de l’État défendeur, qui consiste à garantir le principe de solidarité de l’assurance sociale, d’autant plus important s’agissant d’une prestation non contributive, même si la raison pour laquelle la première requérante n’a pas contribué au système est entièrement indépendant de sa propre volonté ou sphère d’influence. À cet égard, la Cour considère particulièrement pertinent l’argument du Gouvernement selon lequel une prestation non contributive est censée garantir aux personnes handicapées ne remplissant pas les conditions pour obtenir une rente ordinaire de pouvoir bénéficier de la solidarité d’autrui et disposer de moyens d’existence permettant de vivre en Suisse. Il n’est cependant pas contraire à la Convention de faire dépendre cette solidarité de la volonté et de la confiance d’autrui, ce qui exige que l’octroi des prestations soit soumis à certaines conditions, comme celle du lieu de résidence en Suisse des bénéficiaires. Il est raisonnable que, si l’État octroie des prestations non-contributives, il ne veut pas les verser à l’étranger, en particulier si le coût de la vie dans le pays concerné est considérablement moins élevé.
112. Eu égard à la marge d’appréciation considérable en matière économique ou sociale et au principe selon lequel la Cour respecte a priori la manière dont l’État conçoit les impératifs de l’utilité publique, la Cour conclut que la justification du traitement inégal invoquée par le Gouvernement n’est pas déraisonnable.
113. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14, combiné avec l’article 8 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION, PRIS ISOLÉMENT
Sur la recevabilité
1. Les thèses des parties
114. Les requérantes allèguent également une violation de l’article 8, pris isolément.
115. Quant à l’existence de l’ingérence, les requérantes allèguent qu’elles ont entre elles des liens familiaux extrêmement forts et que l’absence de prestations contraindrait la première requérante à retourner en Suisse, loin des siens ; si la deuxième requérante devait la suivre, elle devrait alors abandonner son époux au Brésil.
116. En ce qui concerne le but légitime de l’ingérence, les requérantes soutiennent que le bien-être économique national devrait peser moins lourd que la privation de l’autonomie personnelle de la première requérante, contrainte à être prise en charge dans une institution coûteuse en cas de retour seule en Suisse.
117. Pour les raisons citées sous l’angle de l’article 14, elles estiment que la mesure litigieuse n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
118. Le Gouvernement invite la Cour à déclarer irrecevable le grief tiré de l’article 8, à titre principal, pour incompatibilité ratione materiae avec la Convention conformément à l’article 35 § 3 a) de la Convention, et à titre subsidiaire, pour défaut manifeste de fondement du grief allégué.
119. Le Gouvernement soutient que la Suisse ne s’est nullement ingérée dans la décision de la deuxième requérante et de son époux, accompagnés de la première requérante, de s’établir au Brésil pour gérer leur hôtel ; les requérantes sont en outre libres de se réinstaller en Suisse pour avoir droit à nouveau aux prestations litigieuses.
120. Le Gouvernement estime que la mesure visant à maintenir le mécanisme de solidarité à la base du système – bien connu dans le système de coordination des régimes de sécurité sociale – de prestations non contributives financées par les impôts et non exportables, protège le bien‑être économique du pays et la protection des droits et libertés d’autrui.
121. Le Gouvernement relève en outre qu’il n’est pas établi qu’un départ du Brésil serait extrêmement hasardeux ; en cas de retour en Suisse, qui ne doit d’ailleurs pas prendre en charge l’ensemble des aléas de la vie, la première requérante serait entourée par son père et sa famille, ce qui exclut le placement automatique en institution et la perte d’autonomie.
2. L’appréciation de la Cour
122. Sous l’angle de l’applicabilité de l’article 14, combiné avec l’article 8 (paragraphes 57-67 ci-dessus), la Cour a constaté que le grief des requérantes tombe sous l’empire de l’article 8. Essentiellement pour les mêmes raisons, elle estime que cette disposition est applicable au présent grief.
123. La Cour estime que le refus de verser les prestations à l’étranger constitue une ingérence des droits des requérantes protégés par l’article 8 dans la mesure où les rentes litigieuses sont susceptible d’avoir des répercussions sur l’organisation de la vie familiale des deux requérantes, comme expliqué sous l’angle de l’applicabilité de l’article 14 de la Convention (paragraphes 65-66 ci-dessus).
124. Elle considère, en revanche, que l’ingérence était prévue par la loi, notamment par la LPGA et la LAI (paragraphes 19-27 ci-dessus) et qu’elle poursuivait un but légitime, soit la solidarité de l’assurance sociale, qui peut être rattachée à la protection des droits d’autrui et au bien-être économique du pays, au sens de l’article 8 § 2 de la Convention. Elle estime également que l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts visés. Quant à ce dernier élément, la Cour ne considère pas déraisonnable de faire dépendre le versement des prestations non-contributives à un domicile en Suisse.
125. Il s’ensuit de ce qui précède que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, par cinq voix contre deux, le grief tiré de l’article 14, combiné avec l’article 8 de la Convention, recevable et la requête irrecevable pour le surplus ;
2. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14, combiné avec l’article 8 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 décembre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stephen PhillipsVincent A. De Gaetano
GreffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante commune aux juges Keller et Dedov ;
– opinion dissidente du juge Serghides.
V.D.G.
J.S.P.
OPINION CONCORDANTE COMMUNE
AUX JUGES KELLER ET DEDOV
1. Bien que nous ayons voté avec la majorité en faveur du constat de non-violation de l’article 14 de la Convention, nous exprimons respectueusement notre désaccord en ce qui concerne l’application de l’article 8 en l’espèce. En effet, le grief des requérantes étant avant tout d’ordre pécuniaire, il ne tombe pas, à notre avis, sous l’empire de l’article 8.
2. La présente affaire concerne le refus de l’assurance-invalidité suisse de maintenir la rente extraordinaire d’invalidité et l’allocation pour impotent (Hilflosenentschädigung) au profit de la première requérante à la suite de son changement de domicile. La raison en est que, selon le droit suisse, les bénéficiaires d’une rente extraordinaire d’invalidité et d’une allocation pour impotent doivent être domiciliés et résider habituellement en Suisse. Devant la Cour, les requérantes allèguent une violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8, au motif que le critère décisif pour que la première requérante puisse obtenir les prestations litigieuses, à savoir être domiciliée en Suisse, dépend de façon discriminatoire du type de handicap de la requérante – invalide de naissance –, puisque les personnes devenues invalides et ayant pu cotiser peuvent, quant à elles, bénéficier de prestations malgré une domiciliation à l’étranger.
3. Nous estimons que la plainte des requérantes concernant les prestations de sécurité sociale a un caractère purement pécuniaire. En accord avec l’opinion dissidente commune exprimée par les juges Keller, Spano et Kjølbro dans l’arrêt Di Trizio c. Suisse (no 7186/09), nous pensons que l’article 8 n’est pas applicable en l’espèce. Seul l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention concerne des droits patrimoniaux, tels que le droit à une prestation sociale. La Cour a eu recours à l’article 1 du Protocole no 1, et non pas à l’article 8 de la Convention, dans la plupart des affaires concernant l’allocation de prestations de sécurité sociale (voir, par exemple, Moskal c. Pologne, no 10373/05, §§ 93 et suivants, 15 septembre 2009, Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 53, CEDH 2006‑VI, Koua Poirrez c. France, no 40892/98, §§ 43 et suivants, CEDH 2003‑X, Kjartan Ásmundsson c. Islande, no 60669/00, §§ 39 et suivants, CEDH 2004‑IX, ou encore Wieczorek c. Pologne, no 18176/05, §§ 56 et suivants, 8 décembre 2009). Or la Suisse n’a pas ratifié le Protocole no 1. Par conséquent, cette jurisprudence ne peut pas être appliquée en l’espèce.
4. Comme dans l’arrêt di Trizio (précité, § 62), la Cour énonce, au paragraphe 66 du présent arrêt, qu’elle « estime que le refus de verser les rentes à l’étranger était susceptible d’influencer l’organisation de la vie familiale des requérantes ». Ce n’est pas la première fois que la Cour examine une prestation sociale sous l’angle de l’article 8 de la Convention, ce que la majorité avait mentionné aux paragraphes 61 et suivants de l’arrêt Di Trizio (en se référant, notamment, en ce qui concerne une allocation de congé parental, à Petrovic c. Autriche, 27 mars 1998, § 27, Recueil des arrêts et décisions 1998‑II, et à Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 130, CEDH 2012 (extraits) ou, en ce qui concerne une allocation en faveur des familles nombreuses, à Dhahbi c. Italie, no 17120/09, § 41, 8 avril 2014). Mais, comme l’ont souligné les juges dissidents dans l’affaire di Trizio, la Cour « reste en carence de dégager les principes pertinents pour la détermination du champ d’application de l’article 8 ».
5. Le raisonnement de la Cour dans Di Trizio et dans la présente affaire implique que l’article 8 serait applicable dans tous les cas où une prestation de sécurité sociale a un impact sur la sphère familiale (ou privée) de la personne concernée. Or une prestation sociale est toujours susceptible d’avoir un impact sur la jouissance ou l’organisation de la vie familiale d’une personne. Ce raisonnement implique ainsi que le champ d’application de l’article 8 devient trop vaste et que toute question de sécurité sociale ou de droit du travail est susceptible de tomber sous le coup de cette disposition. Cela serait contraire à la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle ces questions doivent être examinées à la lumière de l’article 1 du Protocole no 1 et non de l’article 8 de la Convention.
6. En outre, en l’espèce, comme dans l’affaire Di Trizio, la majorité n’a pas vérifié s’il existait un lien étroit entre la prestation sociale en question et la jouissance de la vie familiale. Dans les affaires que nous citons au paragraphe 4, dans lesquelles la Cour a constaté que différentes prestations tombaient sous l’empire de l’article 8 de la Convention, le lien étroit résultait du but des prestations sociales. Dans notre cas, comme l’ont indiqué le Tribunal fédéral (paragraphe 15 de l’arrêt) et le Gouvernement (paragraphe 49 de l’arrêt), le but de la rente extraordinaire d’invalidité et de l’allocation pour impotent n’est pas de faciliter la vie de famille. Comme le Gouvernement et le Tribunal fédéral l’ont expliqué, « elles visent à permettre à tout bénéficiaire majeur de mener une existence autonome et indépendante » (paragraphe 49) et « sont versées indépendamment du mode de vie de l’ayant droit, soit sans égard au fait qu’il vit seul, en famille ou dans une institution » (paragraphe 15). Par conséquent, nous ne pouvons souscrire à la position de la Cour exposée au paragraphe 66, selon laquelle le refus de verser les rentes en question est susceptible d’affecter la vie familiale des requérants.
7. La Cour ne devrait pas élargir le champ d’application de l’article 8 de la Convention à un point tel que cette disposition ferait double emploi avec l’article 1 du Protocole no 1. Lorsqu’un pays – comme la Suisse – n’a pas ratifié le Protocole no 1, il ne devrait pas être tenu pour responsable de la violation de ce Protocole via l’application – injustifiée – d’autres articles de la Convention. Le principe selon lequel un État ne saurait être tenu pour responsable sur le fondement d’un Protocole qu’il n’a pas ratifié par le biais d’une autre disposition de la Convention est établi dans la jurisprudence de la Cour. En ce qui concerne l’article 2 du Protocole no 4, par exemple, la Grande Chambre a souligné dans l’arrêt Austin et autres c. Royaume-Uni que « l’article 5 de la Convention ne saurait s’interpréter de manière à intégrer les exigences de cette disposition et à les rendre ainsi applicables aux États qui, comme le Royaume-Uni, n’ont pas ratifié ce Protocole » (Austin et autres c. Royaume‑Uni [GC], no 39692/09, 40713/09 et 41008/09, § 55, CEDH 2012). Auparavant, la Cour avait déjà appliqué le même raisonnement vis-à-vis du Protocole no 12, ou vis-à-vis de l’article 14 de la Convention pour rappeler que cette disposition ne pose pas de manière indépendante une interdiction générale de toute discrimination (Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 85, CEDH 2003‑VIII), ou encore vis-à-vis des garanties de l’article 1 du Protocole no 7 pour conclure à l’inapplicabilité de l’article 6 aux procédures d’expulsion (Maaouia c. France [GC], no 39652/98, § 36, CEDH 2000-X).
8. Compte tenu des considérations qui précèdent, nous pensons que la Cour aurait dû reconnaître que l’article 8 n’était pas applicable en l’espèce en raison du caractère pécuniaire de la plainte ou, à tout le moins, qu’elle aurait dû laisser ouverte la question de l’applicabilité de l’article 8. La Cour aurait également dû affirmer que les griefs pécuniaires relèvent plutôt de l’article 1 du Protocole no 1. De plus, eu égard au fait que la Suisse n’a pas ratifié le Protocole no 1, la Cour aurait dû déclarer irrecevable le grief tiré de l’article 8 pour incompatibilité ratione materiae avec la Convention, conformément à l’article 35 § 3 a) de la Convention.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE SERGHIDES
(Traduction)
1. La présente affaire soulève une question nouvelle et mérite une attention particulière puisque c’est la première fois que la Cour est saisie d’une discrimination entre différents groupes de personnes handicapées.
2. Je suis tout à fait d’accord avec la majorité lorsqu’elle juge l’article 8 et, de ce fait, l’article 14, applicables. L’arrêt résume en son paragraphe 66 le dilemme auquel les deux requérantes sont confrontées : soit elles décident de rester au Brésil où la seconde requérante est mariée et jouit d’une vie familiale avec un ressortissant français qui y gère un hôtel, avec pour conséquence la perte de la rente que la première requérante recevrait en Suisse ; soit elles décident de continuer à bénéficier de la rente, auquel cas la seconde requérante devra faire le choix entre rester au Brésil avec son époux, et ainsi se séparer d’avec sa fille dont elle est la tutrice, ou suivre cette dernière en Suisse, donc très probablement se séparer d’avec son époux dont on ne saurait s’attendre qu’il s’installe en Suisse pour des raisons professionnelles.
3. Dès lors que l’applicabilité de l’article 8 et, de ce fait, de l’article 14, est établie, je ne puis convenir avec la majorité qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14, en combinaison avec l’article 8 de la Convention. En dernière analyse, le critère décisif pour la première requérante, à savoir sa domiciliation en Suisse afin d’obtenir la rente d’invalidité en cause, dépend d’une façon discriminatoire de son handicap de naissance, et plus particulièrement du point de savoir si elle est née handicapée et si elle n’a jamais pu cotiser aux fins de cette rente. Au contraire, les personnes qui ne sont pas nées handicapées mais qui le sont devenues ultérieurement au cours de leur vie et ont pu cotiser à un certain moment avant la survenance du handicap, même pendant au moins un an (paragraphe 24 de l’arrêt), ont droit à la rente même si elles sont également domiciliées hors du territoire suisse, comme l’est la première requérante.
4. L’article 14 de la Convention, relatif à l’interdiction de discrimination, fait expressément figurer la « naissance » parmi les motifs de discrimination interdits dans la jouissance des droits et libertés reconnus dans la Convention. La discrimination opérée en l’espèce repose sur un tel motif et non sur un quelconque fondement objectif et raisonnable.
5. En outre, le droit interne était bien assez strict et ne prévoyait aucune exception. Il aurait été plus acceptable, par exemple, de réduire la rente en fonction du coût de la vie à l’étranger (ici au Brésil). Sur l’importance de la prise en compte des réalités dans chaque cas, la Cour, dans son arrêt Emonet c. Suisse, no 39051/03, 13 décembre 2007, a dit ceci :
« 86. Compte tenu de ce qui précède, le « respect » de la vie familiale des requérants aurait exigé la prise en compte des réalités, tant biologiques que sociales, pour éviter une application mécanique et aveugle des dispositions de la loi à cette situation très particulière, pour laquelle elles n’étaient manifestement pas prévues. L’absence de cette prise en compte a heurté de front les vœux des personnes concernées, sans réellement profiter à personne (...) »
6. Les tribunaux suisses – avec tout le respect que je leur dois – n’ont pas analysé la situation à la lumière de la Convention et n’ont pas suffisamment protégé les droits des requérantes. Le Tribunal fédéral n’a même pas admis que l’article 8 était applicable. L’interprétation interne était très restrictive et, de ce fait, elle n’a permis aucune mise en balance des différents intérêts, de sorte qu’aucune raison pertinente et suffisante n’a été avancée pour justifier la mesure.
7. Par ailleurs, la Cour protège des droits « effectifs et concrets », ce qui veut dire qu’en l’espèce les tribunaux auraient dû prendre en considération les réalités sociales, médicales et familiales de l’affaire. Puisqu’ils n’ont pas tenu compte de ces réalités à l’égard des requérantes, il y a eu violation de l’article 14. En fait, les tribunaux ont appliqué le droit d’une manière « mécanique ». Ils n’ont pas cherché à statuer selon la situation complexe et exceptionnelle des requérantes.
8. Il faut bien préciser que l’interdiction de non-discrimination s’applique non seulement aux droits de la Convention mais aussi à leurs limitations et restrictions. Comme l’a dit la Commission dans l’affaire Grandrath c. Allemagne, no 2299/64, 12 décembre 1966, « si une restriction qui est en soi autorisée par le paragraphe 2 de l’un des articles ci-dessus [c’est-à-dire 8 à 11] est imposée de manière discriminatoire, il y a violation de l’article 14 en combinaison avec l’article concerné. » En l’espèce, la limitation ou restriction prévue en vertu de l’article 8 de la Convention pour que la première requérante puisse recevoir la rente d’invalidité, c’est-à-dire la domiciliation en Suisse, a été imposée de manière discriminatoire.
9. Les critères d’attribution de la rente d’invalidité, compte tenu de sa nature et de la raison pour laquelle elle est versée, auraient dû être les problèmes de santé des personnes en question et la nécessité pour elles de recevoir une aide économique de l’État en raison de leur handicap, et non pas la question de savoir si elles sont nées handicapées et si elles n’ont donc pas été en mesure de cotiser auprès de l’État à un moment quelconque de leur vie. Dès lors, et en ce qui concerne leur droit de recevoir une rente d’invalidité, toutes les personnes présentant des problèmes de handicap auraient dû être placées sur le même bateau et non sur deux bateaux différents, avec pour conséquence leur traitement séparé et distinct sur la base de critères ne tenant aucun compte de leur handicap.
10. La majorité a accordé beaucoup de poids au fait que cette distinction entre pensions contributives et non contributives existe aussi dans l’Union européenne et dans la plupart des lois des États membres du Conseil de l’Europe. Mais cet argument comparatif retenu par la majorité ne devrait pas être le seul critère pour un État qui exerce sa marge d’appréciation. Comme la Cour l’a dit dans son arrêt Emonet et autres c. Suisse, précité, la marge d’appréciation des États varie selon la nature des activités restreintes et du but poursuivi par les restrictions :
« 68. (...) La Cour reconnaît qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de juger de la nécessité de l’ingérence, bien qu’il lui revienne de trancher la question de savoir si les motifs de l’ingérence étaient « pertinents et suffisants ». Les États contractants conservent dans le cadre de cette évaluation une marge d’appréciation qui dépend de la nature des activités en jeu et du but des restrictions (...) » (c’est nous qui soulignons)[1].
11. En d’autres termes, le fait que le droit de l’UE prévoie la même distinction, sur laquelle l’arrêt cherche à trouver appui, ne veut pas dire que cette même distinction ne peut pas être contraire la Convention, et en particulier à l’article 14 en combinaison avec l’article 8. Ce qui est important, c’est que la Cour n’a jusqu’à présent pas examiné la compatibilité de la distinction en question avec les dispositions de la Convention, en particulier l’article 8, et la présente affaire aurait été une excellente opportunité pour elle de trancher cette question, mais la majorité a préféré simplement s’en remettre aux règles pertinentes de l’UE pour se convaincre qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14.
12. Il découle de l’arrêt précité Emonet et autres que, outre l’approche comparative, la nature de la mesure ainsi que le but de la restriction doivent eux aussi être pris en considération. En ce qui concerne la nature de la mesure, il est question en l’espèce d’une demande de prestation sociale, fondée sur le droit suisse, en faveur d’une personne atteinte à la naissance d’un grave handicap. Par conséquent, la requête touche le groupe le plus vulnérable de personnes qui ont été victimes, et continuent d’être victimes, de stigmatisation, de désavantages et de discrimination dans la société. En ce qui concerne le but poursuivi par la distinction, le Gouvernement invoque la solidarité de l’assurance sociale, mais il ne s’agit que d’un principe très général et abstrait qu’il ne faut pas surestimer en l’espèce. Ayant cette solidarité abstraite à l’esprit, qui n’était réellement bénéfique à personne en l’espèce, les autorités ont manifestement cherché à rattacher la première requérante à la Suisse, avec le risque réel qu’elle soit envoyée dans un foyer spécial puisque la seconde requérante pourrait choisir de jouir de sa vie familiale avec son époux au Brésil et que le père de la première requérante ne peut pas s’occuper de celle-ci. Pareille solution est bien sûre diamétralement opposée à l’esprit et à la finalité des lois contemporaines dans le domaine de la protection des personnes handicapées, qui visent à insérer celles-ci autant que possible dans la société.
13. Comme la Cour l’a fort justement dit au paragraphe 97 de son arrêt, la seconde requérante, c’est-à-dire la mère de la première requérante, peut se prétendre victime, pour le moins indirecte ou par association. Elle est non seulement la mère mais aussi la tutrice de la première requérante. J’estime donc que la seconde requérante est une victime au sens de l’article 34 de la Convention. Cette conclusion trouve appui dans ce que la Cour a dit dans son arrêt Guberina c. Croatie, no 23682/13, §§ 76-79, 22 mars 2016.
14. En violant l’article 14 de la Convention combiné avec le droit au respect de la vie familiale des deux requérantes garanti par l’article 8, les autorités n’ont pas protégé effectivement ce droit. Autrement dit, en l’espèce, la violation du principe ou de la règle de l’interdiction de discrimination a conduit à la violation du principe de l’effectivité ou de la protection effective du droit des requérantes au respect de leur vie familiale. À mes yeux, les autorités nationales ont excédé leur marge d’appréciation puisqu’elles ont complètement privé les requérantes de leur protection eu égard à leur droit au respect de leur vie familiale et ce, d’une manière discriminatoire non fondée sur des critères raisonnables, équitables et objectifs.
15. Il est regrettable que les décisions des tribunaux suisses mettent concrètement la seconde requérante, une mère attentionnée qui est dépendante des prestations sociales en question, face au choix cruel et injuste soit d’abandonner son époux au Brésil et de revenir en Suisse avec sa fille, soit de renvoyer sa fille seule en Suisse de manière à bénéficier de la rente mais avec le risque réel que celle-ci soit placée dans un foyer spécial puisque personne d’autre ne peut s’occuper d’elle.
16. Pour conclure, je n’ai aucun doute que, en l’espèce, le principe général et abstrait de la solidarité de l’assurance sociale s’efface largement devant les intérêts privés des requérantes. À mon humble avis, ces dernières ne devraient pas être « punies » parce que la première requérante se trouve être née handicapée et même discriminée sur ce fondement précis, au détriment de la vie familiale de l’une et de l’autre.
17. En conséquence, il y a eu selon moi violation de l’article 14, combiné avec l’article 8.
* * *
[1] Voir aussi Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 78, CEDH 2007‑V.