CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE MARIYKA POPOVA ET ASEN POPOV c. BULGARIE
(Requête no 11260/10)
ARRÊT
STRASBOURG
11 avril 2019
DÉFINITIF
11/07/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Mariyka Popova et Asen Popov c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Angelika Nußberger, présidente,
Yonko Grozev,
André Potocki,
Síofra O’Leary,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Lәtif Hüseynov,
Lado Chanturia, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 mars 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 11260/10) dirigée contre la République de Bulgarie et dont deux ressortissants de cet État, Mme Mariyka Todorova Popova et M. Asen Asparuhov Popov (« les requérants »), ont saisi la Cour le 25 janvier 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me S. Shterev, avocat exerçant à Sofia. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme M. Dimitrova, du ministère de la Justice.
3. Les requérants se plaignaient de l’existence de divergences dans la jurisprudence de la Cour suprême de cassation bulgare, ce qui a amené au rejet de leur action en justice par cette haute juridiction. Ils allèguent que cette situation était contraire au principe de la sécurité juridique qui est garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.
4. Le 5 septembre 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés respectivement en 1941 et en 1936 et résident à Dorkovo. Ils sont époux.
6. Le 16 mai 2004, leur fille, K.D., décéda lors d’un accident de la circulation. Des poursuites pénales furent ouvertes contre S.V., le conducteur du véhicule qui avait causé l’accident. Les requérants, le fils et l’époux de K.D. ainsi que l’autre victime de l’accident, T.B., se constituèrent parties civiles à la procédure.
7. Par un jugement définitif du 18 novembre 2004, rendu sur reconnaissance des faits, le tribunal régional de Pazardzhik reconnut S.V. coupable d’avoir causé par négligence la mort de la fille des requérants et d’avoir infligé des traumatismes physiques à T.B. En outre, il condamna S.V. à payer les sommes suivantes à titre de dommages et intérêts : 35 000 levs bulgares (BGN) à chacun des requérants, 100 000 BNG à l’époux de K.D., 50 000 BGN au fils de K.D. et 20 000 BGN à T.B.
8. Les requérants et les trois autres parties civiles se firent délivrer des titres exécutoires, mais ne purent recouvrer les sommes qui leur étaient dues à cause de l’insolvabilité de S.V. En 2005, ils assignèrent séparément en justice la compagnie auprès de laquelle S.V. avait contracté son assurance de responsabilité civile. Ils demandèrent le paiement des sommes allouées par le juge pénal à titre de dommages et intérêts, en vertu de l’article 407, alinéa 1 de la loi sur le commerce.
9. Par deux jugements du 17 juillet 2006, le tribunal de la ville de Sofia donna gain de cause à l’époux et au fils de K.D. pour les sommes respectives de 20 000 BGN et 25 000 BGN, et à l’autre victime de l’accident, T.B., pour la somme de 16 000 BGN. Par un arrêt du 2 février 2007, confirmé le 1er août 2007 par la Cour suprême de cassation, la cour d’appel de Sofia alloua 40 000 BGN à l’époux de K.D. et également 40 000 BGN au fils de K.D., et, par un arrêt du 18 juillet 2007, confirmé le 30 avril 2008 par la haute juridiction, elle confirma entièrement le jugement du tribunal de la ville de Sofia rendu dans l’affaire concernant T.B.
10. Dans ces jugements et arrêts, les tribunaux estimèrent que les demandeurs avaient le droit d’assigner en justice l’assureur de l’auteur de l’accident, nonobstant le fait que celui-ci avait déjà été condamné au paiement des dommages et intérêts, parce qu’ils n’avaient pas pu recouvrer les sommes allouées.
11. Par ailleurs, par un jugement du 21 février 2008, le tribunal de la ville de Sofia donna gain de cause aux requérants et condamna la même compagnie d’assurance à indemniser ceux-ci à hauteur de 20 000 BGN chacun pour la perte de leur fille survenue au cours de l’accident de la circulation causé par S.V. La compagnie défenderesse interjeta appel.
12. Par un arrêt du 26 février 2009, la cour d’appel de Sofia annula le jugement du tribunal de première instance, au motif que l’action des requérants était irrecevable au regard du droit interne. Pour se prononcer ainsi, elle estima que les requérants n’avaient pas le droit d’assigner en justice la compagnie d’assurance pour se voir allouer les sommes octroyées à titre de dommages et intérêts, dès lors qu’ils avaient déjà obtenu la condamnation de l’assuré pour les mêmes sommes et pour le même événement, à savoir la mort de leur fille. L’arrêt de la cour d’appel fut rendu par une formation composée des juges qui avaient donné gain de cause à l’époux et au fils de K.D., le 2 février 2007.
13. Invoquant l’article 280 (1) du nouveau code de procédure civile, les requérants introduisirent un pourvoi en cassation. Ils soulevaient un moyen tiré d’une contradiction entre la conclusion de la cour d’appel quant à l’inapplicabilité à leur cas de l’article 407, alinéa 1 de la loi sur le commerce et celle retenue par la Cour suprême de cassation dans des affaires similaires. Il ressort des documents du dossier que les requérants présentèrent à l’appui de leur thèse quelques arrêts de cassation adoptés avant l’entrée en vigueur du nouveau code de procédure civile. Ils alléguaient que la cour d’appel avait mal interprété et appliqué le droit matériel et qu’elle n’avait pas suffisamment motivé son arrêt.
14. Par une décision du 4 décembre 2009, la Cour suprême de cassation rejeta ce pourvoi comme irrecevable. La haute juridiction constata que la question de droit sur laquelle portait l’arrêt d’appel attaqué était la recevabilité d’une action en réparation formée sous l’angle de l’article 407, alinéa 1 de la loi sur le commerce dans les circonstances spécifiques de l’espèce. Elle estima que la solution adoptée par la cour d’appel ne contredisait pas sa propre jurisprudence en la matière. Elle cita à cet effet deux de ses arrêts rendus en 2009 (Решение № 82 от 07.07.2009г. по т.д. № 28/2009г. на ВКС, Т.К., I т.о., Решение № 197 от 30.11.2009г. по т.д. № 352/2009г. на ВКС, Т.К., II т.о.) dans lesquels elle avait conclu que le demandeur ne pouvait pas introduire une action contre l’assureur du délinquant pour demander l’indemnisation du préjudice subi s’il avait déjà obtenu gain de cause devant les tribunaux dans le cadre d’une action en dommages et intérêts contre l’auteur du délit. La Cour suprême de cassation expliqua ensuite que, en vertu des dispositions du nouveau code de procédure civile, les deux arrêts précités de 2009 avaient force obligatoire pour les juridictions inférieures, ce qui n’était pas valable pour les arrêts présentés par les requérants (paragraphe 13 ci-dessus), qui avaient été rendus sous le régime de l’ancien code de procédure civile. Par conséquent, les conditions pour examiner le pourvoi en cassation des requérants sur le fond n’étaient pas réunies.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. L’article 407, alinéa 1 de la loi sur le commerce
15. L’article 407, alinéa 1 de la loi sur le commerce, en vigueur à l’époque des faits, était libellé comme suit :
« La personne lésée vis-à-vis de laquelle la personne assurée est responsable a le droit de demander réparation directement à l’assureur. »
16. Dans le cadre des affaires dont ils ont eu à connaître, les tribunaux internes ont été amenés à répondre à la question de savoir si l’issue favorable de l’action en responsabilité civile contre l’auteur d’un délit empêchait le demandeur à l’action de solliciter par la suite une réparation à l’assureur du délinquant, en vertu de l’article 407, alinéa 1 de la loi sur le commerce.
17. Deux approches ont émergé de la jurisprudence des tribunaux civils, y compris au sein de la Cour suprême de cassation.
18. La première approche consistait à permettre à la personne lésée de se tourner vers l’assureur si le délinquant condamné au préalable n’avait pas payé la somme allouée à titre de dommages et intérêts (Решение № 623 от 01.08.2007г. по т.д. № 270/2007г. на ВКС, Т.К., II т.о., Решение № 236 от 30.04.2008г. по т.д. № 917/2007г. на ВКС, Т.К., II т.о.).
19. Quant à la deuxième approche, elle consistait à considérer que, si le demandeur avait obtenu gain de cause devant les tribunaux dans le cadre d’une action en dommages et intérêts contre l’auteur du délit, il ne pouvait pas introduire par la suite une action contre l’assureur pour demander la même indemnisation, même si la somme allouée n’avait pas été payée par le délinquant. Dans ce cas de figure, les tribunaux déclaraient irrecevable l’action intentée contre l’assureur (Решение № 1126 от 10.01.2006г. по т.д. № 331/2005г. на ВКС, Т.К., II т.о., Решение № 82 от 07.07.2009г. по т.д. № 28/2009г. на ВКС, Т.К., I т.о., Решение № 197 от 30.11.2009г. по т.д. № 352/2009г. на ВКС, Т.К., II т.о.).
20. Selon l’article 292 du nouveau code de procédure civile, lorsque, à l’occasion de l’examen d’un pourvoi en cassation, une des formations de jugement de la Cour suprême de cassation constate l’existence d’une divergence dans la jurisprudence de cette juridiction, elle a l’obligation de proposer au collège de juges concerné de la haute juridiction de se prononcer sur cette question par un arrêt interprétatif, et elle suspend l’examen de l’affaire pendante devant elle. Dans sa jurisprudence constante, la haute juridiction bulgare considère que l’existence d’une divergence est avérée lorsque la même question de droit est résolue de manières différentes dans au moins deux de ses décisions ou arrêts (Тълкувателно решение № 2 от 28.09.2011 г. на ВКС по т. д. № 2/2010 г., ОСГК и ОСТК). En vertu de l’article 130, alinéa 2 de la loi sur le pouvoir judiciaire, les arrêts interprétatifs rendus par la Cour suprême de cassation ont force obligatoire pour les organes du pouvoir judiciaire, du pouvoir exécutif et du pouvoir local.
21. Le 17 mars 2010, à l’occasion de l’examen d’un pourvoi en cassation introduit par trois personnes contre une décision de la cour d’appel de Sofia qui avait déclaré irrecevable leur action fondée sur l’article 407, alinéa 1 de la loi sur le commerce, une des formations de jugement de la Cour suprême de cassation a constaté l’existence de divergences de jurisprudence au sein de la haute juridiction quant à l’interprétation de cette disposition. Cette formation de jugement a décidé de saisir le collège commercial de la Cour suprême de cassation (общо събрание на Търговската колегия на ВКС) d’une demande d’arrêt interprétatif en vertu de l’article 292 du nouveau code de procédure civile et elle a suspendu l’examen de l’affaire pendante devant elle jusqu’au prononcé de l’arrêt interprétatif par ledit collège (Определение № 149 от 17.03.2010г. по т.д. № 925/2009г. на ВКС, Т.К., II т.о.). Entre 2010 et 2012, différentes formations de jugement de la Cour suprême de cassation ont suspendu l’examen de plusieurs affaires similaires en attendant le prononcé de l’arrêt interprétatif en question (Определение № 225 от 27.04.2010г. по т.д. № 16/2010г. на ВКС, Т.К., II т.о., Определение № 128 от 28.02.2011г. по т.д. № 482/2010г. на ВКС, Т.К., I т.о., Определение № 153 от 07.03.2012г. по т.д. № 881/2011г. на ВКС, Т.К., II т.о.).
22. Le 6 juin 2012, la Cour suprême de cassation a rendu son arrêt interprétatif sur l’application de l’article 407, alinéa 1 de la loi sur le commerce (Тълкувателно решение № 2 от 06.06.2012г. на ВКС по т.д. № 1/2010г., ОСТК). La haute juridiction a constaté que la jurisprudence des tribunaux civils était contradictoire et qu’il existait deux positions différentes sur la question de savoir si la personne lésée pouvait assigner en justice l’assureur après avoir obtenu gain de cause contre le délinquant. La Cour suprême de cassation a retenu l’approche qui permettait à cette personne d’intenter un recours contre l’assureur dans le cas où le délinquant condamné n’avait pas payé l’indemnité allouée par les tribunaux.
23. Après le prononcé de l’arrêt interprétatif du 6 juin 2012, les formations de jugement de la Cour suprême de cassation ont repris l’examen des affaires pendantes devant elles, qui avaient été suspendues, et ont systématiquement suivi l’approche retenue dans cet arrêt quant à l’interprétation de l’article 407, alinéa 1 de la loi sur le commerce (Решение № 184 от 21.11.2012г. по т.д. № 16/2010г. на ВКС, Т.К., II т.о., Решение № 126 от 03.02.2012г. по т.д. № 482/2010г. на ВКС, Т.К., I т.о., Решение № 146 от 03.12.2012г. по т.д. № 881/2011г. на ВКС, Т.К., II т.о.).
24. De même, les différentes formations de jugement de la Cour suprême de cassation ont continué à suivre l’approche retenue par l’arrêt interprétatif du 6 juin 2012 à l’occasion de l’examen des nouveaux pourvois en cassation introduits devant la haute juridiction (Решение № 237 от 16.05.2013г. по т.д. № 872/2011г. на ВКС, Т.К., II т.о., Определение № 675 от 10.09.2012г. по т.д. № 872/2011г. на ВКС, Т.К., II т.о., Определение № 459 от 22.05.2013. по т.д. № 327/2012г. на ВКС, Т.К., I т.о., Определение № 802 от 10.12.2013. по т.д. № 1799/2013г. на ВКС, Т.К., II т.о.).
B. Le pourvoi en cassation en vertu du nouveau code de procédure civile
25. Le 1er mars 2008, entra en vigueur le nouveau code de procédure civile (le nouveau CPC) qui remplaça le code de procédure civile de 1952. Il instaura de nouvelles règles relatives à l’exercice, à la recevabilité et à l’examen du recours en cassation et renforça le rôle de la Cour suprême de cassation en tant que garant ultime de l’uniformité et de la cohérence dans l’interprétation de la législation interne en matière civile et commerciale par les tribunaux.
26. La procédure devant la Cour suprême de cassation se déroule désormais en deux phases : la première phase est consacrée à la recevabilité du pourvoi en cassation et la deuxième phase est dédiée à son examen sur le fond.
27. L’article 280 du nouveau CPC, qui régit le champ d’application du pourvoi en cassation, et donc sa recevabilité, est libellé comme suit dans sa partie pertinente :
Article 280
« (1) Sont susceptibles d’un pourvoi devant la Cour suprême de cassation ces jugements d’appel dans lesquels les tribunaux se sont prononcés sur une question de droit matériel ou procédural qui :
1. a été résolue en contradiction avec la jurisprudence de la Cour suprême de cassation ;
2. est résolue de manière contradictoire par les tribunaux ;
3. est importante pour l’application exacte de la loi ou pour le développement du droit. »
28. Dans un arrêt interprétatif du 19 février 2010 (Тълкувателно решение от 19.02.2010 г. на ВКС по т. д. № 1/2009 г., ОСГТК), consacré à la nouvelle réglementation du pourvoi en cassation, la Cour suprême de cassation a précisé que le terme « jurisprudence », mentionné à l’article 280, alinéa 1, point 1 du nouveau CPC, devait être interprété de manière à inclure les arrêts interprétatifs de l’ancienne Cour suprême, ses propres arrêts interprétatifs, ainsi que ses arrêts rendus à l’occasion de l’examen des pourvois en cassation sous le régime du nouveau code de procédure civile. La haute juridiction confirma que ses arrêts rendus à l’occasion de l’examen de pourvois en cassation individuels sous le régime de l’ancien code de procédure civile ne faisaient pas partie de sa jurisprudence obligatoire pour les tribunaux inférieurs, mais constituaient une application de la loi dans les circonstances spécifiques des litiges individuels examinés.
29. En vertu de l’article 288 du nouveau CPC, à l’issue de l’examen de la recevabilité du pourvoi en cassation en formation de jugement, la Cour suprême de cassation rend une décision motivée. Si elle déclare le pourvoi irrecevable, sa décision est définitive. Si elle le déclare recevable, elle procède à l’examen de l’affaire en audience publique et peut accueillir le recours si elle constate que le jugement d’appel attaqué est nul, irrecevable ou qu’il a été adopté en méconnaissance des règles matérielles et procédurales du droit interne ou sans motivation suffisante (article 293 du même code).
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
30. Les requérants dénoncent le rejet de leur action fondée sur l’article 407, alinéa 1 de la loi sur le commerce en ce que l’existence de divergences dans la jurisprudence de la Cour suprême de cassation bulgare quant à l’interprétation de cette disposition législative aurait emporté violation de leur droit à un procès civil équitable. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Sur la recevabilité
31. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Les requérants
32. Les requérants indiquent que, à la suite du décès de leur fille lors d’un accident de la circulation, ils ont d’abord cherché, avec les autres personnes lésées, à obtenir une indemnisation, en réparation du dommage subi par eux, par le conducteur à l’origine de l’accident. Or, celui-ci n’ayant pas eu les moyens de s’acquitter des sommes en question, toutes les personnes concernées se seraient tournées vers son assureur et auraient assigné en justice ce dernier. Les requérants précisent à cet égard que les actions de leur gendre, de leur petit-fils et de l’autre victime de l’accident ont été accueillies par les tribunaux internes, tandis que leur action a été déclarée irrecevable au motif qu’ils n’avaient pas le droit de demander une réparation à l’assureur après avoir obtenu la condamnation au civil du conducteur fautif.
33. Ensuite, les requérants exposent que la plus haute juridiction du pays avait développé une jurisprudence contradictoire sur la recevabilité de l’action fondée sur l’article 407, alinéa 1 de la loi sur le commerce. Ils disent qu’il s’agissait d’une divergence profonde, existant depuis trente ans, et que le mécanisme prévu par le droit interne pour uniformiser la jurisprudence de la Cour suprême de cassation n’a été déclenché que très tardivement. Ils indiquent que l’approche retenue par la haute juridiction dans son arrêt interprétatif de 2012 allait dans le sens de leurs arguments avancés dans le cadre de l’action rejetée auparavant par cette même juridiction.
34. Ils estiment que cette situation a porté atteinte au principe de la sécurité juridique, qui est selon eux l’un des aspects fondamentaux de l’équité de la procédure civile. Ils invitent la Cour à constater qu’il y a eu, de ce fait, violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
b) Le Gouvernement
35. Le Gouvernement combat les arguments des requérants. Il admet qu’il existait des divergences dans la jurisprudence des tribunaux, y compris au sein de la Cour suprême de cassation, quant à la recevabilité de l’action fondée sur l’article 407, alinéa 1 de la loi sur le commerce. Il précise que l’interprétation traditionnelle de cette disposition était en faveur des requérants, mais que la divergence dans la jurisprudence de la Cour suprême de cassation, qui aurait affecté ces derniers, est apparue après 2006, et plus particulièrement entre 2009 et 2010. Cette divergence n’aurait donc pas eu un caractère persistant.
36. Le Gouvernement avance que le droit interne prévoyait un moyen permettant d’uniformiser la jurisprudence des tribunaux, à savoir la demande d’arrêt interprétatif. Il dit que ce mécanisme a été déclenché en 2010 à l’initiative de Cour suprême de cassation elle-même, que cette haute juridiction a suspendu l’examen des affaires similaires pendantes devant elle, qu’elle a rendu son arrêt interprétatif en 2012 et qu’à la suite du prononcé de cet arrêt sa propre jurisprudence en la matière a été uniformisée.
37. Le Gouvernement indique, en se référant à la jurisprudence de la Cour, qu’il appartient aux tribunaux internes d’appliquer le droit national et que la Cour ne peut intervenir à cet égard que si des décisions arbitraires ont été prises par les juridictions internes (Ādamsons c. Lettonie, no 3669/03, § 118, 24 juin 2008). Il conteste que cela ait été le cas en l’espèce, puisque, selon lui, les décisions de justice rendues par les tribunaux dans cette affaire étaient bien motivées et l’interprétation faite par eux de l’article 407, alinéa 1 de la loi sur le commerce n’était pas arbitraire. Le Gouvernement indique par ailleurs, toujours en se référant à la jurisprudence de la Cour, que les exigences de la sécurité juridique et de la protection de la confiance légitime des justiciables ne consacrent pas de droit acquis à une jurisprudence constante (Unédic c. France, no 20153/04, § 74, 18 décembre 2008) et que l’évolution de la jurisprudence des tribunaux internes n’est pas en soi contraire à la bonne administration de la justice (Albu et autres c. Roumanie, nos 34796/09 et 63 autres, § 34, 10 mai 2012).
38. Le Gouvernement soutient enfin qu’il y a lieu de distinguer la présente affaire de l’affaire Iordan Iordanov et autres c. Bulgarie (no 23530/02, 2 juillet 2009) en ce que, dans le cas d’espèce, à la différence de l’affaire précitée, le mécanisme interne permettant de résoudre les contradictions dans la jurisprudence interne aurait été mis en œuvre avec succès.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
39. La Cour rappelle que les principes relevant de l’article 6 § 1 de la Convention applicables aux affaires portant sur des divergences dans la jurisprudence de la plus haute juridiction nationale ont été résumés dans son arrêt récent Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie ([GC], no 76943/11, §§ 116-118, 29 novembre 2016), comme suit :
a) Dans ce type d’affaires, l’appréciation de la Cour repose constamment sur le principe de la sécurité juridique, qui est implicite dans l’ensemble des articles de la Convention et qui constitue l’un des éléments fondamentaux de l’état de droit. Ce principe tend notamment à garantir une certaine stabilité des situations juridiques et à favoriser la confiance du public dans la justice. Toute persistance de divergences de jurisprudence risque d’engendrer un état d’incertitude juridique de nature à réduire la confiance du public dans le système judiciaire, alors même que cette confiance est l’une des composantes fondamentales de l’état de droit.
b) Toutefois, l’éventualité de divergences de jurisprudence est naturellement inhérente à tout système judiciaire reposant sur un ensemble de juridictions du fond ayant autorité sur leur ressort territorial. De telles divergences peuvent également apparaître au sein d’une même juridiction. Cela en soi ne saurait être jugé comme contraire à la Convention.
c) Les exigences de la sécurité juridique et de la protection de la confiance légitime des justiciables ne consacrent donc pas un droit acquis à une jurisprudence constante. En effet, une évolution de la jurisprudence n’est pas en soi contraire à la bonne administration de la justice, car l’abandon d’une approche dynamique et évolutive risquerait d’entraver toute réforme ou amélioration.
d) En principe, il n’appartient pas à la Cour de comparer les diverses décisions rendues – même dans des litiges de prime abord voisins ou connexes – par des tribunaux dont l’indépendance s’impose à elle. De même, la différence de traitement opérée entre deux litiges ne saurait s’entendre comme une divergence de jurisprudence si elle est justifiée par une différence dans les situations de fait en cause.
e) Les critères qui guident la Cour dans son appréciation des conditions dans lesquelles des décisions contradictoires de différentes juridictions internes statuant en dernier ressort emportent violation du droit à un procès équitable consacré par l’article 6 § 1 de la Convention consistent à déterminer, premièrement, s’il existe dans la jurisprudence des juridictions internes « des divergences profondes et persistantes », deuxièmement, si le droit interne prévoit des mécanismes visant à la suppression de ces incohérences et, troisièmement, si ces mécanismes ont été appliqués et quels ont été, le cas échéant, les effets de leur application.
40. La Cour ajoute que les juridictions, et spécialement les juridictions supérieures, doivent se montrer vigilantes afin de détecter et supprimer aussitôt que possible les divergences de jurisprudence.
b) Application de ces principes dans le cas d’espèce
41. À la lumière de sa jurisprudence en la matière (paragraphe 39 ci‑dessus), la Cour déterminera donc successivement si, en l’occurrence, il existait dans la jurisprudence des juridictions internes « des divergences profondes et persistantes », si le droit interne prévoyait des mécanismes visant à la suppression de ces incohérences, si ces mécanismes ont été appliqués et quels ont été, le cas échéant, les effets de leur application.
i. Sur l’existence de « divergences de jurisprudence profondes et persistantes »
42. La Cour observe que la Cour suprême de cassation a examiné l’affaire civile des requérants deux ans et quatre mois après avoir statué dans les affaires des autres personnes concernées par l’accident qui avait causé la mort de leur fille (paragraphes 9 et 14 ci-dessus). Dans le cas des requérants, la formation de jugement de la Cour suprême de cassation a interprété la législation interne de telle manière que ceux-ci se sont vus privés de la possibilité d’engager la responsabilité de l’assureur du délinquant condamné (paragraphes 14 et 12 ci-dessus), alors que d’autres formations de la même juridiction avaient adopté une position exactement inverse à l’issue de l’examen des affaires des trois autres parties civiles (paragraphes 9 et 10 ci-dessus).
43. Il ressort de l’aperçu de la jurisprudence pertinente en l’espèce de la Cour suprême de cassation qu’il existait deux approches divergentes quant à l’interprétation de l’article 407, alinéa 1 de la loi sur le commerce régissant les modalités de l’exercice de l’action en réparation contre l’assureur (paragraphes 15-19 ci-dessus). Si les juridictions internes se sont concentrées dans leur analyse sur le point d’ordre technique de savoir quel précédent serait obligatoire, il apparaît que les deux approches alternatives avaient des répercussions significatives sur les droits à un procès équitable tant des victimes des accidents de la circulation que des compagnies d’assurance, dont le droit à la défense pendant cette procédure civile serait inévitablement limité. Il s’agissait d’une question relative à la recevabilité de cette action en justice, qui était déterminante pour l’issue de ce type de litiges et qui pouvait potentiellement concerner un grand nombre d’affaires. Il apparaît également que cette divergence de jurisprudence s’étendait aux décisions des tribunaux inférieurs (paragraphes 9, 11, 12 et 22 ci-dessus). La Cour constate également qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments pour étayer l’affirmation des requérants, selon laquelle il s’agissait d’une situation ayant duré pendant trente ans (paragraphe 33 ci-dessus). Elle constate à cet égard que la première décision divergente date de 2006, qu’un nombre plus important de décisions contradictoires est apparu en 2009 et que cette situation a persisté jusqu’en 2010 (paragraphes 17-21 ci-dessus). La Cour estime que ce laps de temps, qui ne semble pas en soi excessif, doit cependant être apprécié à la lumière des circonstances spécifiques de l’espèce. En particulier, la Cour prend en compte le nombre potentiellement important des affaires relatives aux accidents de la circulation. Par conséquent, la Cour estime qu’il existait des « divergences profondes et persistantes » quant à l’interprétation de l’article 407, alinéa 1 de la loi sur le commerce dans la jurisprudence des tribunaux civils, y compris au sein de la plus haute juridiction civile bulgare.
ii. Sur l’existence et l’utilisation d’un mécanisme de droit interne visant à la suppression des incohérences jurisprudentielles
44. La Cour observe ensuite qu’il existait en droit interne un mécanisme susceptible de remédier à cette situation, à savoir la procédure prévue par l’article 292 du nouveau code de procédure civile, selon laquelle la haute juridiction pouvait être saisie par l’une de ses formations de jugement d’une demande d’interprétation des dispositions pertinentes du droit interne (paragraphe 20 ci-dessus).
45. Le 17 mars 2010, à l’occasion de l’examen d’une affaire similaire, une des formations de jugement de la Cour suprême de cassation a constaté l’existence de divergences de jurisprudence au sein de la haute juridiction quant à l’interprétation de l’article 407, alinéa 1 de la loi sur le commerce et elle a saisi le collège commercial de la Cour suprême de cassation d’une demande d’arrêt interprétatif (paragraphe 21 ci-dessus). Ce mécanisme a donc été déclenché peu après l’adoption de la décision de la Cour suprême de cassation dans l’affaire des requérants. Il est vrai que la divergence en cause a commencé à apparaître en 2006 et qu’elle existait déjà en 2009. Or, cette période coïncidait en partie avec l’entrée en vigueur et la mise en application initiale du nouveau code de procédure civile qui avait instauré de nouvelles règles relatives à la recevabilité et à l’examen du pourvoi en cassation (paragraphes 25-29 ci-dessus). Dans ce contexte, où la Cour suprême de cassation a dû adapter son fonctionnement à cette nouvelle législation procédurale (voir, à cet égard et à titre d’exemple, paragraphe 28 ci-dessus), le délai entre l’apparition de la jurisprudence divergente en cause et le moment de déclenchement du mécanisme interne, susceptible d’y mettre fin, n’apparaît pas comme excessif. Par ailleurs, à la différence de l’affaire Iordan Iordanov et autres (précitée, § 50), aucune pièce du dossier ne semble démontrer que, à l’époque de l’existence de la divergence en cause, les mêmes formations de jugement de la Cour suprême de cassation ont rendu des décisions contradictoires dans des affaires similaires.
46. Au cours de la procédure qui s’en est suivie, la haute juridiction a suspendu l’examen d’un certain nombre d’affaires similaires pendantes (paragraphe 21 ci-dessus).
47. Le 6 juin 2012, la Cour suprême de cassation a rendu son arrêt interprétatif sur la question qui lui était posée (paragraphe 22 ci-dessus), ce qui a conduit à l’uniformisation de sa jurisprudence : les affaires dont l’examen avait été suspendu dans l’attente du prononcé de l’arrêt interprétatif ont été jugées conformément à celui-ci (paragraphe 23 ci‑dessus) et la Cour suprême de cassation a repris par la suite cette même interprétation de l’article 407, alinéa 1 de la loi sur le commerce à l’occasion d’autres affaires similaires (paragraphe 24 ci-dessus).
48. La Cour ne perd pas de vue le fait que l’interprétation retenue par la haute juridiction aurait été favorable aux requérants si le recours en cassation introduit par ces derniers avait été examiné après 2010. Cela étant, la Cour rappelle que les exigences de la sécurité juridique et de la protection de la confiance légitime des justiciables ne consacrent pas un droit acquis à une jurisprudence constante (paragraphe 39 ci-dessus). En outre, il convient de relever que, malgré le caractère défavorable pour les requérants des décisions de justice rendues dans leur affaire, ces décisions étaient bien motivées et n’étaient pas arbitraires (paragraphes 12 et 14 ci-dessus). La Cour ne saurait donc reprocher aux juridictions internes d’avoir adopté les décisions dénoncées par les requérants.
iii. Conclusion
49. En conclusion, la Cour estime qu’il existait une « divergence profonde et persistante » quant à l’interprétation de l’article 407, alinéa 1 de la loi sur le commerce par la Cour suprême de cassation bulgare, qui a affecté les requérants. Le droit interne prévoyait un mécanisme susceptible de remédier à cette situation, à savoir la procédure prévue par l’article 292 du code de procédure civile. Ce moyen a été employé peu de temps après le prononcé des décisions rendues dans l’affaire des requérants et dans un délai raisonnable à compter du moment où cette divergence était apparue. Il a conduit à l’uniformisation de la jurisprudence interne en la matière. À cet égard, il convient de distinguer la présente affaire des affaires Iordan Iordanov et autres (précitée, §§ 50-53) et Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres (précitée, §§ 129-133), où, contrairement à ce qui s’est produit en l’espèce, les mécanismes internes permettant de résoudre les contradictions dans la jurisprudence interne n’ont pas été promptement utilisés.
50. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que le principe de la sécurité juridique n’a pas été enfreint en l’espèce.
51. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 avril 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Claudia WesterdiekAngelika Nußberger
GreffièrePrésidente