PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE SARWARI ET AUTRES c. GRÈCE
(Requête no 38089/12)
ARRÊT
STRASBOURG
11 avril 2019
DÉFINITIF
11/07/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Sarwari et autres c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Ksenija Turković, présidente,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Aleš Pejchal,
Krzysztof Wojtyczek,
Pauliine Koskelo,
Tim Eicke,
Jovan Ilievski, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 mars 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 38089/12) dirigée contre la République hellénique par dix ressortissants afghans, dont les noms figurent en annexe (« les requérants »), qui ont saisi la Cour le 19 juin 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Mes E. Spathana et I.M. Tzeferakou, avocates au barreau d’Athènes. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par les délégués de son agent, Mme E. Tsaousi, conseillère auprès du Conseil juridique de l’État, et M. K. Georgiadis, assesseur auprès du Conseil juridique de l’État.
3. Les requérants alléguaient en particulier une violation des articles 3, 6, 13 et 14 de la Convention.
4. Le 21 avril 2016, les griefs concernant les articles 3 et 14 de la Convention, ainsi qu’une partie des griefs concernant l’article 6 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement, et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La liste des requérants figure en annexe.
6. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
A. La genèse de l’affaire
7. Le 13 décembre 2004, un certain R.A.N., un ressortissant afghan, s’échappa vers 13 heures de l’une des salles d’audience du tribunal de première instance d’Athènes (Δικαστήρια της Πρώην Σχολής Ευελπίδων), après s’être libéré de ses menottes. Au moment des faits, il se trouvait placé sous la surveillance des policiers H.D. et E.K., alors respectivement agent de police (αστυφύλακας) rattaché au commissariat de police d’Aghios Panteleimonas et agent des forces spéciales de la police (ειδικός φρουρός), qui étaient chargés de sa garde et de son transfert devant le parquet près le tribunal correctionnel.
8. À une date non précisée, H.D. et E.K. firent l’objet d’une procédure pénale, se voyant reprocher la libération d’un prisonnier par négligence. H.D. et E.K. recherchèrent le fugitif dans plusieurs endroits où habitaient des ressortissants afghans, seuls ou avec l’aide de collègues du commissariat de police d’Aghios Panteleimonas.
9. Le 18 décembre 2004, la chaîne de télévision d’envergure nationale MEGA diffusa un reportage qui contenait des allégations selon lesquelles des policiers avaient maltraité des ressortissants afghans mineurs après s’être violemment introduits dans l’hôtel hébergeant ceux-ci. Ces allégations portaient sur des faits prétendument survenus les 14 et 15 décembre 2004, lesquels furent ultérieurement établis par la cour d’appel criminelle d’Athènes (« la cour d’appel ») dans son arrêt no 169/2012 (paragraphe 10 ci-dessous).
B. Sur les évènements survenus les 14 et 15 décembre 2004 dans le bâtiment situé à Athènes (requérants figurant sous les numéros 2 à 9)
10. Les évènements survenus les 14 et 15 décembre 2004 sont décrits comme suit dans l’arrêt no 169/2012 de la cour d’appel :
« (...) Le 14 décembre 2004, vers 22 h 30, les deux accusés [H.D. et E.K] ainsi que d’autres policiers, qui n’ont pas pu être identifiés, [se sont rendus], en tenue civile, dans un bâtiment (...) dans lequel résidaient des ressortissants afghans (...) afin de rechercher le fugitif [R.A.N.]. Après être entrés dans le bâtiment, ils ont réveillé toutes les personnes qui y habitaient (trente-cinq personnes environ) et ils les ont conduites dans le salon du bâtiment, où ils les ont obligées à faire face au mur. Ils ont montré [à ces ressortissants] une photographie du fugitif en leur demandant s’ils le connaissaient et s’ils l’avaient vu circuler dans la région. Ils ont frappé avec leurs jambes (coups de pied) et leurs mains (coups de poing et gifles) ainsi qu’à l’aide de bâtons certains de [ces ressortissants], qui réagissaient, sur différentes parties de leurs corps, ce qui a eu pour résultat de causer des lésions corporelles simples, malgré le fait que [ceux-ci] ne les avaient pas provoqués. [Les agents H.D. et E.K] ont répété la même [opération] le 15 décembre 2004 vers minuit : [accompagnés d’autres agents des forces de l’ordre], ils se sont rendus au [même] bâtiment (...) afin de rechercher le fugitif. [Ces policiers] ont réveillé les résidents et les ont conduits dans le salon du bâtiment ; ils leur ont montré la photographie du fugitif et demandé s’ils le connaissaient ; ils ont frappé certains d’entre eux avec leurs jambes et leurs mains ainsi qu’à l’aide de bâtons sur différentes parties de leurs corps, leur provoquant des lésions corporelles simples. En particulier, [les agents H.D. et E.K] ont frappé : 1) KARIMY Ziya, lui causant des ecchymoses au dos ; 2) SHAKORYA Zaminali, lui causant une ecchymose de forme ellipsoïdale au bras gauche et 3) BASARDOUST Taki, lui causant une ecchymose de forme ellipsoïdale à la cuisse gauche (à l’arrière) et une ecchymose de forme plus circulaire au tibia gauche (à l’arrière). Qui plus est, (...) le 14 décembre 2004, E.K. a frappé ATAI Nowruz, qui a subi une lésion (εκδορά) à l’avant du tibia gauche avec une ecchymose autour. (...) »
C. Sur les évènements survenus le 15 décembre 2004 dans les locaux du commissariat de police d’Aghios Panteleimonas (requérant figurant sous le numéro 1)
11. Les parties présentent des versions différentes quant aux circonstances précises des évènements survenus le 15 décembre 2004 dans les locaux du commissariat de police d’Aghios Panteleimonas.
12. En ce qui concerne le Gouvernement, il se réfère aux faits tels que décrits par la cour d’appel dans son arrêt no 169/2012, ainsi libellé :
« (...) Il n’est pas prouvé avec certitude que les accusés ont commis la même infraction contre les ressortissants afghans (...) et (...) contre SARWARI Ahmad et, en particulier, que le 15 décembre 2004 les deux [accusés], avec d’autres policiers (...), vers 16 heures, après avoir arrêté SARWARI Ahmad place Victoria, l’ont amené au commissariat de police [d’Aghios Panteleimonas], l’ont conduit au début dans une pièce vide se trouvant au premier étage et par la suite dans le garage du commissariat, lui ont montré la photographie du fugitif en lui demandant s’il le connaissait et, lorsqu’il a répondu par la négative, l’ont frappé à coups de pied (λακτίσματα), à coups de poing et avec un tuyau d’arrosage élastique afin d’obtenir des informations, et que [SARWARI Ahmad] a par conséquent subi des ecchymoses étendues, couvrant presque l’ensemble des bras et la partie supérieure des avant‑bras, (...) des traumatismes au coude (...) et des ecchymoses étendues sur la partie extérieure des cuisses. Pour les évènements ci-dessus, il n’existe pas de témoignages de personnes en ayant eu connaissance (visuellement) elles‑mêmes. [Les personnes] qui ont déposé au sujet des évènements en cause déclarent les avoir entendus [relatés] par les victimes. Certes, [les victimes] présentaient des blessures corporelles. Toutefois, il existe des doutes sérieux sur la question de savoir si ces blessures ont été causées par les accusés dans le garage du commissariat de police d’Aghios Panteleimonas, et ce eu égard au fait que le garage n’a pas de porte et est constamment ouvert, qu’il y a de la visibilité [vers l’entrée et l’intérieur de ce garage] depuis des cafétérias qui se trouvent exactement à côté pour l’une et en face pour l’autre, que la rue est très fréquentée et que ce jour-là il y avait un marché. Il s’ensuit que tout mouvement et tout agissement qui auraient eu lieu dans le garage auraient été perçus tant par les passants que, de surcroît, par les propriétaires et les clients des cafétérias, [cela étant à prendre en compte par rapport au fait] que SARWARI Ahmad [a affirmé], devant le tribunal de première instance, qu’il criait parce qu’il avait mal, [ainsi que par rapport] au fait [que tout mouvement et tout agissement qui seraient survenus dans le garage auraient été perçus] par les policiers qui étaient en service au commissariat [– lesquels policiers déclarent] n’avoir rien entendu et ne pas avoir [été témoins] d’un tel incident, qui, s’il avait eu lieu, aurait certainement été perçu tant par [les agents] qui se trouvaient dans les bureaux du premier étage que par le gardien V.P. (...). Qui plus est, les doutes de la [présente] cour sont renforcés par le fait que les victimes ont allégué qu’elles avaient subi la torture de la falaka de la part des accusés, c’est-à-dire que les accusés les avaient frappées [sous les pieds] avec un tuyau d’arrosage, ce qui n’a pas été prouvé comme étant avéré, puisque ni les médecins légistes ni la médecin du centre de réadaptation médicale des victimes de la torture n’ont [constaté l’existence de lésions sous leurs pieds] (...) »
13. Quant aux requérants, ils se réfèrent aux conclusions de l’enquête administrative (paragraphe 34 ci-dessous), à l’avis du procureur près le tribunal correctionnel d’Athènes (paragraphe 46 ci‑dessous), ainsi qu’aux arrêts rendus le 19 décembre 2011 par la cour d’assises d’Athènes (Μικτό Ορκωτό Δικαστήριο Αθηνών) (« la cour d’assises ») (paragraphe 52 ci‑dessous).
D. Les certificats médicaux
14. Les 22 et 23 décembre 2004, la sous-direction de la sécurité de la police d’Athènes ordonna l’examen des requérants figurant sous les numéros 1 à 7 et 10 par des médecins légistes. Il ressort des certificats médicaux établis par ces derniers que les requérants figurant sous les numéros 1, 2, 4, 5 et 7 ont été accompagnés par des policiers. D’après les intéressés, l’examen s’est déroulé sans l’assistance d’un interprète.
1. Le requérant figurant sous le numéro 1
15. Selon un certificat médical délivré le 17 décembre 2004 par l’hôpital « Polyclinique », le requérant figurant sous le numéro 1, qui avait été soumis à une radiographie, présentait une fracture aux côtes.
16. Selon un certificat établi par une assistante sociale du centre de réadaptation médicale des victimes de la torture (ιατρικό κέντρο αποκατάστασης θυμάτων βασανιστηρίων), le requérant susmentionné avait été examiné le 21 décembre 2004 par la médecin directrice du centre. D’après ce certificat, lors de l’examen en question, la médecin avait noté ce qui suit : pendant sa détention, le requérant figurant sous le numéro 1 avait subi « des passages à tabac non systématiques, la falaka, une privation d’eau, un arrosage avec de l’eau froide » ; il présentait des ecchymoses à l’arrière de la cuisse, des meurtrissures mesurant 5 x 6 et 6 x 8 centimètres aux bras, ainsi que des entorses des poignets avec ecchymoses et lésions ; il présentait également des ecchymoses, des lésions et des plaques œdémateuses au niveau de la plante des pieds, et il avait des difficultés à marcher ; il souffrait aussi d’une difficulté respiratoire, ce qui rendait possible un diagnostic de fracture costale.
17. Le 22 décembre 2004, le requérant susmentionné fut examiné par un médecin légiste. Dans son rapport, ce médecin constatait que l’intéressé présentait : des ecchymoses étendues, en voie de résorption, qui recouvraient presque intégralement les bras et la partie supérieure des avant‑bras ; des croûtes en formation sur le coude, en réparation des traumatismes relevés à cet endroit ; et des ecchymoses étendues sur la partie extérieure des cuisses, en phase de résorption. Il constatait en outre que les lésions corporelles étaient chronologiquement compatibles avec les évènements rapportés par ledit requérant et que l’état de ce dernier nécessitait, sauf complications éventuelles, un arrêt de travail de huit jours à partir de la date des blessures.
2. Le requérant figurant sous le numéro 2
18. Selon un certificat médical établi le 15 décembre 2004 par la médecin directrice du centre de réadaptation médicale des victimes de la torture, lors de son examen, le requérant figurant sous le numéro 2 avait allégué avoir subi des mauvais traitements et avoir été frappé sur la partie gauche du visage. Dans ce document, la médecin constatait que l’intéressé présentait une sensibilité à cet endroit, sans toutefois relever d’éléments particuliers, et elle notait la présence d’une lésion au tibia, de couleur rouge, mesurant 3 x 4 centimètres, provoquée par un coup de pied.
19. Le 22 décembre 2004, le requérant susmentionné fut examiné par un médecin légiste. Dans son rapport, ce médecin constatait que ledit requérant, qui avait alors dix-sept ans, présentait une lésion à l’avant du tibia gauche, avec une ecchymose autour en phase de résorption. Il ajoutait que cette « lésion corporelle légère » était compatible avec la thèse d’une lésion provoquée par un objet contondant ainsi qu’avec la chronologie des évènements allégués et que l’état du patient nécessitait, sauf complications éventuelles, un arrêt de travail de un jour à partir de la date des blessures.
3. Le requérant figurant sous le numéro 3
20. Selon un certificat établi le 16 décembre 2004 par une assistante sociale du centre de réadaptation médicale des victimes de la torture, le requérant figurant sous le numéro 3 s’était présenté à ce centre et avait exposé sa version des faits sur les évènements en cause.
21. Selon le certificat médical no 8326/16/12/2004 délivré par l’hôpital « Polyclinique », le requérant susmentionné s’était présenté à cet établissement le 15 décembre 2004 à 15 heures, alléguant avoir subi des mauvais traitements. Selon ce document, l’intéressé présentait une ecchymose au coude gauche et une ecchymose à l’arrière de la cuisse gauche.
22. Le 24 décembre 2004, le requérant en question fut examiné par un médecin légiste. Dans son rapport, ce médecin constatait que l’intéressé présentait une ecchymose de forme ellipsoïdale de 8 x 15 centimètres à la cuisse gauche et une ecchymose de forme plus circulaire de 5 centimètres au tibia gauche. Le médecin concluait que les ecchymoses se trouvaient en phase de résorption, qu’elles pouvaient avoir été provoquées par un objet contondant et qu’elles étaient chronologiquement compatibles avec les évènements rapportés par ledit requérant. Le médecin indiquait que les lésions constatées étaient des « lésions corporelles simples », et il ajoutait que l’état de santé de l’intéressé nécessitait, sauf complications éventuelles, un arrêt de travail de sept jours à partir de la date des blessures.
4. Le requérant figurant sous le numéro 4
23. Le 22 décembre 2004, le requérant figurant sous le numéro 4, seize ans, fut examiné par un médecin légiste. Dans son rapport, le médecin constatait que ce requérant ne présentait pas de lésions.
5. Le requérant figurant sous le numéro 5
24. Le 22 décembre 2004, le requérant figurant sous le numéro 5, quinze ans, fut examiné par un médecin légiste. Dans son rapport, le médecin constatait que ce requérant ne présentait pas de lésions.
6. Le requérant figurant sous le numéro 6
25. Le 24 décembre 2004, le requérant figurant sous le numéro 6 fut examiné par un médecin légiste. Dans son rapport, le médecin indiquait que ce requérant alléguait souffrir de douleurs lombaires, en raison de coups qui lui auraient été assénés, et que lui-même ne constatait pas de lésions.
26. Selon un certificat établi par une assistante sociale du centre de réadaptation médicale des victimes de la torture, le requérant susmentionné avait été examiné le 11 janvier 2005 par la médecin directrice du centre. D’après ce certificat, lors de cet examen, la médecin avait constaté que l’intéressé avait subi « des passages à tabac non systématiques » et reçu « des coups de poing sur le corps et au visage », et qu’il souffrait de douleurs lombaires. Toujours selon ce certificat, ledit requérant mentionnait des ecchymoses au niveau du dos, lesquelles n’étaient pas visibles en raison du laps de temps écoulé (quinze jours) depuis les évènements en cause.
7. Le requérant figurant sous le numéro 7
27. Le 22 décembre 2004, le requérant figurant sous le numéro 7 fut examiné par un médecin légiste. Dans son rapport, le médecin constatait que ce requérant ne présentait pas de lésions.
8. Le requérant figurant sous le numéro 9
28. Le 15 décembre 2004, la médecin directrice du centre de réadaptation médicale des victimes de la torture examina le requérant figurant sous le numéro 9. Dans son rapport, elle indiquait que, lors de cet examen, ce requérant avait allégué ce qui suit : l’un des auteurs des maltraitances qui auraient été commises envers les ressortissants afghans l’avait menacé avec son revolver, en le plaçant sur le côté gauche de son cou, et lui avait demandé des informations sur une personne qui, à ses dires, lui était inconnue ; ensuite, après avoir abaissé son arme, cet individu l’avait traîné par la force, ce qui lui aurait causé quatre lésions linéaires de 5 à 6 centimètres. La médecin ajoutait que l’intéressé présentait à l’arrière du genou gauche une ecchymose et une petite lésion d’un centimètre causées par un coup de pied.
9. Le requérant figurant sous le numéro 10
29. Selon un certificat médical établi le 15 décembre 2004 par la médecin directrice du centre de réadaptation médicale des victimes de la torture, le requérant figurant sous le numéro 10 avait subi des mauvais traitements. La médecin indiquait que l’intéressé présentait six ecchymoses au bras gauche. Elle ajoutait qu’il avait été frappé à la cuisse et à la fesse gauches, qu’il ne présentait pas d’ecchymose en ces endroits, mais qu’il se plaignait de douleurs à la marche.
30. Le 22 décembre 2004, le requérant susmentionné se présenta à l’hôpital « Elpis », où des médecins lui prescrivirent une pupilloscopie.
31. Le 24 décembre 2004, le requérant en question fut examiné par un médecin légiste. Dans son rapport, le médecin constatait que l’intéressé présentait une ecchymose de forme ellipsoïdale de 10 centimètres au bras gauche, en phase de résorption. Le médecin concluait que cette ecchymose pouvait avoir été provoquée par un objet contondant et qu’elle était chronologiquement compatible avec les évènements rapportés par ledit requérant. Le médecin qualifiait les lésions constatées de « lésions corporelles simples », et il ajoutait que l’état de l’intéressé nécessitait, sauf éventuelles complications, un arrêt de travail de cinq jours à partir de la date des blessures.
E. L’enquête administrative et la procédure disciplinaire relatives aux allégations de mauvais traitements de la part des policiers
32. Le 19 décembre 2004, la direction générale de la police de l’Attique ordonna une enquête administrative (Ένορκη Διοικητική Εξέταση) sur les évènements en cause.
33. Par une décision du 14 janvier 2005, le chef du personnel de la police hellénique (Προϊστάμενος του Επιτελείου του Αρχηγείου της Ελληνικής Αστυνομίας) suspendit provisoirement H.D. et E.K. de leurs fonctions, considérant que cette mesure était nécessaire pour des raisons d’intérêt public (décision no 255596/6/3-β’).
34. Selon un rapport établi le 26 février 2005 par le policier chargé de l’enquête, la responsabilité disciplinaire de H.D. et E.K. ainsi que de deux autres agents, D.S. et V.P., était engagée. Dans son rapport, le policier chargé de l’enquête concluait notamment que, les 14 et 15 décembre 2004, H.D. et E.K. avaient maltraité des ressortissants afghans dans le bâtiment en question et que, le 15 décembre 2004, après avoir conduit le requérant figurant sous le numéro 1 au commissariat de police d’Aghios Panteleimonas, ils avaient infligé des mauvais traitements à ce requérant dans les locaux du commissariat. Il ajoutait que le policier D.S., qui était alors en poste à l’accueil du commissariat, n’avait pas supervisé le bon fonctionnement du service, ni empêché les mauvais traitements subis par le requérant figurant sous le numéro 1, ni enregistré l’arrivée de ce dernier au commissariat, ni, enfin, rapporté les mauvais traitements dont il avait eu connaissance. Il indiquait également que l’agent V.P. n’avait ni empêché ni rapporté les mauvais traitements. Le policier chargé de l’enquête proposait par conséquent le renvoi des policiers impliqués devant le conseil de discipline de première instance, en vue de déterminer si la peine d’expulsion du service (απόταξη) devait être imposée à H.D. et E.K., et la peine de suspension temporaire à D.S. et V.P.
35. Le 21 avril 2005, le directeur de la direction générale de la police de l’Attique clôtura l’enquête administrative. Il décida de renvoyer H.D., E.K., D.S. et V.P. devant le conseil de discipline de première instance.
36. Le 21 juillet 2005, le conseil de discipline de première instance infligea une peine d’expulsion du service à H.D., une peine de licenciement (απόλυση) à E.K., une peine de suspension temporaire d’un mois à V.P. et une amende de 200 euros (EUR) à D.S. (décision no 75A/2005).
37. Le 9 et le 21 novembre 2005, les intéressés attaquèrent la décision no 75A/2005 devant le conseil de discipline de deuxième instance (πειθαρχικό συμβούλιο αστυνόμων).
38. Le 15 janvier 2006, H.D. et E.K. reprirent leurs fonctions.
39. Le 1er mars 2006, E.K. fut retiré du service (διαγράφηκε από την υπηρεσία), ayant, d’après le Gouvernement, été jugé inapte.
40. Le 15 juin 2006, le conseil de discipline de deuxième instance imposa une amende de 150 EUR à V.P. et une peine de suspension temporaire de six mois (εξάμηνη αργία με απόλυση) à H.D. et E.K., et il décida de ne pas infliger de sanction à D.S. (décision no 65/2006).
41. Les peines imposées à H.D. et E.K. ne furent pas exécutées, le premier étant déjà resté hors du service (σε κατάσταση διαθεσιμότητας) du 15 janvier 2005 au 14 juillet 2006 et le second ayant entre-temps quitté le service.
F. La procédure pénale
42. Les 19, 20, 22, 23 et 24 décembre 2004, treize ressortissants afghans, dont les requérants à l’exception de celui figurant sous le numéro 9, introduisirent des plaintes concernant les évènements des 14 et 15 décembre 2004.
43. À une date non précisée, une procédure pénale fut engagée à l’encontre de H.D. et E.K. pour tortures aggravées (utilisation de moyens ou méthodes de torture systématique et de la falaka), tortures, et coups et blessures infligés sans provocation de la part de la victime.
44. À la suite du dépôt de plaintes au sujet des évènements survenus les 14 et 15 décembre 2004, la police entendit les requérants figurant sous les numéros 3, 4, 6 et 8, en tant que témoins, à des dates différentes (les 19, 20, 21, 23, 24 et 30 décembre 2004). De plus, elle mena une procédure d’identification des auteurs, à laquelle le requérant figurant sous le numéro 7 ne participa pas. Lors de cette procédure, les requérants figurant sous les numéros 4 et 8 ne reconnurent ni H.D. ni E.K. comme étant les auteurs des faits.
45. Les 11 avril et 5 juin 2006, les requérants figurant sous les numéros 3, 4, 6 et 8 déposèrent comme témoins devant le procureur près le tribunal correctionnel d’Athènes (« le procureur »).
46. Le 4 janvier 2007, le procureur proposa à la chambre d’accusation du même tribunal de renvoyer H.D. et E.K. en jugement. En ce qui concernait les mauvais traitements survenus dans le bâtiment à Athènes, il indiquait en particulier ce qui suit :
« (...) [les accusés] ont agi de manière antisociale et vindicative, ayant comme seul critère la punition de tous ceux qui [appartenaient à un groupe racial en particulier], et ce sans qu’il existât un lien entre les auteurs et les victimes. (...) »
47. Par une décision du 7 novembre 2007, la chambre d’accusation du tribunal correctionnel d’Athènes renvoya H.D. et E.K. en jugement du chef de tortures infligées au requérant figurant sous le numéro 1 et du chef de coups et blessures infligés sans provocation de la part de la victime en ce qui concernait les requérants figurant sous les numéros 2 à 4, 6 à 8 et 10 (agissements relevant notamment des paragraphes 1α et 2 de l’article 137 A, du paragraphe 1α de l’article 137 B et des paragraphes 1 et 2 de l’article 308 A du code pénal (CP), combinés avec le paragraphe 1 de l’article 308 du même code) (ordonnance no 3244/2007).
48. À une date non précisée, en 2007, H.D. et E.K. interjetèrent appel de l’ordonnance no 3244/2007.
49. Le 9 juin 2008, la chambre d’accusation de la cour d’appel d’Athènes rejeta l’appel (ordonnance no 930/2008).
50. Le procès, fixé au 2 décembre 2009 devant la cour d’assises, fut ajourné ou interrompu à plusieurs reprises, le 22 mars 2010, le 30 mars 2010, le 8 avril 2010, le 3 novembre 2010 et le 11 février 2011. Il ressort du dossier que les requérants ont demandé l’ajournement de l’audience à quatre reprises.
51. Les audiences sur l’affaire eurent lieu devant la cour d’assises le 21 octobre 2011, les 1er, 7 et 17 novembre 2011, et les 12, 16 et 19 décembre 2011. Devant cette juridiction, les requérants figurant sous les numéros 1 à 4, 6 à 8 et 10 demandèrent, soit en personne soit par le biais de leurs avocats, à se constituer partie civile. Le requérant figurant sous le numéro 1 réclama 40 EUR à titre de dommages-intérêts, et les requérants figurant sous les numéros 1 à 4, 6 à 8 et 10 indiquèrent qu’ils assistaient au procès afin de soutenir l’accusation contre H.D et E.K. Quant aux requérants figurant sous les numéros 5 et 9, ils étaient présents lors des audiences et ils déposèrent comme témoins, en décrivant les mauvais traitements qu’ils auraient subi.
52. Le 19 décembre 2011, la cour d’assises se prononça sur la question de la responsabilité pénale de E.K. et H.D. (arrêts nos 611/21-10-2011, 702,703/12-12-2011 et 725, 726, 727/19‑12‑2011). D’une part, elle condamna E.K. pour avoir infligé des tortures au requérant figurant sous le numéro 1, ainsi que pour avoir infligé des coups et blessures aux requérants figurant sous les numéros 2, 3, 6 et 10. D’autre part, elle condamna H.D. pour les mêmes agissements, à l’exception des coups et blessures infligés au requérant figurant sous le numéro 2, pour lesquels l’intéressé fut acquitté. En outre, elle jugea que les accusés n’étaient pas pénalement responsables pour des coups et blessures infligés aux requérants figurant sous les numéros 4, 7 et 8, et elle les acquitta de ce chef. À cet égard, elle précisa qu’il ne ressortait pas des rapports médicaux que des lésions corporelles avaient été constatées sur la personne de ces requérants, et elle ajouta que les requérants figurant sous les numéros 4 et 8 n’avaient reconnu ni H.D. ni E.K. comme étant les auteurs des faits lors de la procédure d’identification et que le requérant figurant sous le numéro 7 n’avait pas participé à celle-ci. Reconnaissant aux accusés la circonstance atténuante de l’article 84 § 2 a) du CP – à savoir le fait, avant la commission des infractions en cause, d’avoir mené une vie personnelle, familiale, professionnelle et, en général, sociale honnête –, la cour d’assises condamna les intéressés à des peines d’emprisonnement de trente mois pour l’infraction de torture et de dix mois pour chacune des infractions de coups et blessures ; elle prononça ainsi, après la confusion des peines, une peine d’emprisonnement de cinq ans au total à l’encontre de H.D. et une peine d’emprisonnement de cinq ans et cinq mois au total à l’encontre de E.K. Elle infligea également aux accusés une peine de privation de leurs droits politiques pour une durée de cinq ans, et elle les condamna à verser 40 EUR au requérant figurant sous le numéro 1. Les peines d’emprisonnement furent commuées en sanctions pécuniaires de 5 EUR par jour de détention.
53. Le même jour, à savoir le 19 décembre 2011, les accusés interjetèrent appel.
54. La cour d’appel tint audience les 12, 20 et 22 mars 2012. Devant cette juridiction, les requérants figurant sous les numéros 1 à 3 et 10 demandèrent, soit en personne soit par le biais de leurs avocats, à se constituer partie civile, précisant qu’ils assistaient au procès afin de soutenir l’accusation contre H.D. et E.K.
55. À l’issue de l’audience du 22 mars 2012, la cour d’appel se prononça sur la question de la responsabilité pénale de H.D. et E.K. (arrêts nos 156, 157, 169 et 173/2012). Elle acquitta ceux-ci du chef des tortures infligées au requérant figurant sous le numéro 1. Elle condamna H.D. pour les coups et blessures infligés sans provocation de la part de la victime (article 308 A du CP) aux requérants figurant sous les numéros 3, 6 et 10. Elle condamna E.K pour les mêmes agissements, ainsi que pour les coups et blessures infligés sans provocation de la part de la victime au requérant figurant sous le numéro 2. La cour d’appel reconnut à H.D. et E.K. les circonstances atténuantes prévues à l’article 84 § 2 a) et e) du CP – à savoir le fait d’avoir mené une vie honnête avant la commission de l’infraction en cause et d’avoir eu un bon comportement pendant une période relativement longue après celle-ci. Ensuite, elle prit en compte la gravité des actes incriminés et la personnalité des accusés, conformément aux critères énoncés à l’article 79 §§ 2 et 3 du CP, et elle condamna les intéressés à une peine de dix mois d’emprisonnement pour chacune des infractions de coups et blessures. Elle prononça ainsi, après la confusion des peines (article 94 du CP), une peine d’emprisonnement de vingt mois au total, avec sursis, à l’encontre de H.D. et une peine d’emprisonnement de vingt-cinq mois au total, également assortie d’un sursis, à l’encontre de E.K.
56. Il ressort du dossier qu’aucun pourvoi devant la Cour de cassation n’a été introduit.
57. Le 14 décembre 2009, le requérant figurant sous le numéro 1 introduisit une action en dommages-intérêts contre l’État. Une audience fut fixée au 13 juin 2016. Le dossier ne comporte pas d’indications sur la suite donnée à cette action.
58. À des dates non précisées, en 2009, les autres requérants introduisirent des actions en dommages-intérêts contre l’État. Le dossier ne comporte pas d’indications sur la suite donnée à ces recours.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. La Constitution
59. L’article 7 § 2 de la Constitution se lit comme suit :
« Les tortures, les sévices corporels, toute atteinte à la santé ou contrainte psychologique, ainsi que toute autre atteinte à la dignité humaine sont interdits et punis, comme il est prévu par la loi. »
B. Le code pénal
60. Les dispositions pertinentes en l’espèce du CP, telles qu’elles étaient en vigueur à l’époque des faits, étaient ainsi libellées :
Article 82
« 1. (...) La peine privative de liberté supérieure à deux ans et inférieure à trois [ans] est commuée en sanction pécuniaire, sauf si le tribunal, par un arrêt contenant une justification spéciale, considère que le fait de ne pas commuer la peine est nécessaire afin de dissuader l’auteur de commettre pareilles infractions à l’avenir.
2. Le montant de la commutation [de la peine] est déterminé par un arrêt contenant une justification spéciale, en tenant compte la situation personnelle et financière de l’auteur [de l’infraction]. Pour la détermination [de la sanction pécuniaire] sont pris en compte les revenus nets [de l’auteur] par jour de travail, ses autres revenus et ses possessions, ainsi que ses obligations familiales. D’autres obligations peuvent être prises en compte par le tribunal.
3. [Le calcul de] chaque jour d’emprisonnement [correspond à] un montant de trois (3) à cent (100) euros (...) »
Article 83
« Lorsque (...) une peine réduite est prévue sans aucune autre qualification, la peine à imposer est fixée comme suit : (...) b) au lieu de la peine de réclusion d’au moins dix ans, une [peine de] réclusion jusqu’à douze ans ou [une peine d’] emprisonnement d’au moins deux ans [est imposée] (...) ; c) au lieu de la peine de réclusion jusqu’à dix ans, une [peine de] réclusion jusqu’à six ans ou [une peine d’] emprisonnement d’au moins un an [est imposée] ; d) dans tous les autres cas, le juge réduit la peine librement jusqu’au minimum prévu pour chaque type de peine (...) »
Article 84
« 1. La peine est réduite (...) lorsque le tribunal compétent considère qu’il existe des circonstances atténuantes.
2. Sont considérées comme des circonstances atténuantes :
a) le fait que, avant de commettre l’infraction en cause, son auteur a mené une vie personnelle, familiale, professionnelle et en général sociale honnête ;
(...)
e) le fait que l’auteur a eu un bon comportement pendant une période relativement longue après avoir commis l’infraction. »
Article 94
« 1. Lorsque la personne [est] responsable de deux ou plusieurs crimes accomplis par deux actes ou plus et punis par la loi par des peines privatives de liberté temporaires (πρόσκαιρες στερητικές της ελευθερίας ποινές), (...) une peine globale est imposée, (...) composée de la peine concurrente la plus lourde, augmentée. Au cas où les peines concurrentes sont du même type et de même longueur, la peine totale [correspond à] l’une entre elles, augmentée. L’augmentation (...) ne peut pas être inférieure à :
a) quatre mois, si la peine concurrente dépasse les deux ans (...) »
Article 137 A
« 1. Un fonctionnaire ou un militaire dont les devoirs incluent soit les poursuites, l’interrogatoire ou l’enquête concernant des infractions pénales ou disciplinaires, l’exécution des sanctions ou la garde ou la surveillance de détenus, est puni d’une peine de réclusion si, dans l’exercice de ses fonctions, il soumet à la torture une personne qui est sous son autorité dans le but a) de lui extorquer ou d’extorquer d’un tiers un aveu, un témoignage, une information ou une déclaration par laquelle elle répudierait ou adhérerait à une idéologie politique ou autre ; b) de le « punir » ; c) de l’intimider, elle ou un tiers.
(...)
2. La torture consiste (...) en toute infliction planifiée (μεθοδευμένη) d’une douleur physique aigüe, d’un épuisement physique mettant en danger la santé d’une personne ou d’une souffrance mentale de nature à provoquer une lésion psychologique sévère, ainsi que tout usage illégal de substances chimiques, de drogues ou d’autres moyens naturels ou artificiels dans le but de fléchir la volonté de la victime.
3. Les blessures corporelles, l’atteinte à la santé, l’exercice illégal d’une violence physique ou psychologique et toute autre atteinte sérieuse à la dignité humaine (...) sont punies d’une peine d’emprisonnement d’au moins trois ans (...). Sont considérées comme des atteintes à la dignité humaine notamment : a) l’usage d’un détecteur de mensonges, b) la mise en isolement prolongé, c) une atteinte sérieuse à la dignité sexuelle. »
Article 137 B
« 1. Les actes [mentionnés au] premier paragraphe de l’article précédent sont punis d’une peine de réclusion d’au moins dix ans :
a) si des moyens ou de méthodes de torture systématique sont utilisés, en particulier des coups sur la plante des pieds (falaka), des chocs électriques, des simulations d’exécution ou des substances hallucinogènes.
(...) »
Article 137 C
« Une condamnation pour les actes [prévus] aux articles 137A et 137B entraîne la privation automatique des droits politiques, (...) pour au moins dix ans en cas [d’imposition] d’une peine de réclusion et au moins cinq ans au cas [d’imposition] d’une peine d’emprisonnement (...) »
Article 308 § 1 a)
« Quiconque inflige intentionnellement des lésions corporelles à autrui (...) est passible d’une peine d’emprisonnement d’une durée pouvant aller jusqu’à trois ans (...) »
Article 308 A
« 1. L’infliction [de traitements conduisant à causer] des lésions corporelles à autrui (article 308 § 1 a)) est passible d’une peine d’emprisonnement d’au moins six mois, si elle a été effectuée sans provocation de la part de la victime.
2. Si l’acte du paragraphe ci-dessus [aboutit à causer une lésion ayant] le caractère de blessure corporelle [susceptible de mettre en danger la vie d’autrui] (article 309) ou si deux auteurs ou plus y ont participé, une peine d’emprisonnement d’au moins un an est prononcée. »
Article 309
« Si l’acte tombant sous le coup de l’article 308 a été commis d’une manière propre à mettre en danger la vie de la victime ou à infliger à celle-ci des lésions corporelles graves, une peine d’emprisonnement d’une durée d’au moins trois mois est prononcée. »
III. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX
A. Le deuxième rapport général du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT)
61. Les passages suivants sont extraits du deuxième rapport général du CPT du 13 avril 1992 (CPT/Inf (92) 3) :
« 38. (...) Pour ce qui est de l’examen médical des personnes en détention de police, tous ces examens devraient être effectués hors de l’écoute, et de préférence, hors la vue des fonctionnaires de police.
De plus, les résultats de chaque examen, de même que les déclarations pertinentes faites par les détenus et les conclusions du médecin, devraient être formellement consignés par le médecin et mis à la disposition du détenu et de son avocat. »
B. Les constats du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT)
62. Dans son rapport du 20 décembre 2006, établi à la suite de sa visite en Grèce du 27 août au 9 septembre 2005, le CPT a relevé ce qui suit au sujet des examens médicolégaux :
« Un examen médicolégal devrait inclure au minimum les éléments suivants : des données démographiques sur le patient ; le compte rendu du patient sur la façon dont les blessures ont été subies ; une description détaillée de chaque blessure ; une conclusion motivée quant à la cause et au moment des blessures. »
63. Le CPT a en outre considéré que le caractère superficiel d’un rapport médicolégal établi à la suite d’allégations de mauvais traitements dans le centre de rétention de Venna n’était pas conforme aux bonnes pratiques en la matière. Il a notamment relevé que le médecin légiste ayant établi ce rapport n’avait constaté aucune lésion sur certains des plaignants alors que le médecin faisant partie de sa délégation avait constaté que les mêmes personnes présentaient des lésions (paragraphes 52-56 du rapport).
64. Ultérieurement, le CPT a réitéré ces constats dans son rapport du 8 février 2008, établi à la suite de sa visite en Grèce du 20 au 27 février 2007 (paragraphe 20 du rapport), et il a demandé à recevoir des informations concrètes sur le fonctionnement des services médicolégaux en Grèce.
65. Dans son rapport du 31 mars 2010, établi à la suite de sa visite en Grèce du 17 au 29 septembre 2009, le CPT a noté que, dans ses rapports de 2005, 2007 et 2008, il avait déjà constaté des carences dans les enquêtes menées sur les mauvais traitements allégués, parmi lesquelles la qualité médiocre des rapports médicolégaux (paragraphe 22 du rapport).
C. Le Protocole d’Istanbul
66. Le « Manuel pour l’investigation effective et la Documentation de la Torture et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants » (le « Protocole d’Istanbul ») fut soumis au Haut-Commissaire des Nations Unies pour les Droits de l’Homme (UNHCHR) le 9 août 1999, et les Principes d’Istanbul reçurent ensuite le soutien des Nations Unies à travers différentes résolutions de la Commission des Droits de l’Homme des Nations Unies et de l’Assemblée Générale. Il est le premier ensemble de lignes directrices pour l’investigation et la documentation de la torture. Le Protocole contient des instructions complètes et pratiques pour l’examen des personnes qui déclarent avoir été victimes de torture ou de mauvais traitement, pour l’investigation des cas présumés de torture et pour faire état des conclusions de l’investigation auprès des autorités compétentes.
67. Les extraits pertinents du Protocole d’Istanbul peuvent être trouvés dans l’arrêt Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 100, CEDH 2004‑IV (extraits) (voir aussi, Yananer c. Turquie, no 6291/05, 16 juillet 2009, Üzer c. Turquie, no 9203/03, 21 septembre 2010, et Musa Yılmaz c. Turquie, no 27566/06, 30 novembre 2010).
68. Ce même Protocole contient par ailleurs le passage suivant, qui est également pertinent en l’espèce :
« 3. Recherche et préservation des preuves matérielles
102. L’enquêteur devrait recueillir autant de preuves matérielles qu’il est possible pour étayer une allégation ou une pratique systématique de torture. L’un des aspects les plus importants d’une enquête approfondie et impartiale sur la torture réside dans la collecte et l’analyse des preuves matérielles. Les enquêteurs devraient documenter soigneusement les modalités de prélèvement et de conservation des preuves matérielles de la torture en vue de leur utilisation future dans le cadre de la procédure, y compris d’éventuelles poursuites judiciaires. La plupart des actes de torture sont commis dans des lieux où les victimes sont soumises à une forme ou une autre de détention. Il est généralement très difficile, voire impossible, d’y accéder librement et à plus forte raison d’y préserver d’éventuelles preuves matérielles. Les enquêteurs devraient être habilités par l’État à obtenir le libre accès à tous les lieux de détention et à sécuriser les lieux où sont réputés s’être produits les actes de torture présumés. Toutes les personnes prenant part à l’enquête devraient conjuguer leurs efforts afin d’examiner avec soin les lieux en question. Elles devraient avoir accès sans restriction aucune aux endroits où les actes de torture présumés sont censés avoir été commis, qu’il s’agisse de bâtiments, de véhicules, de bureaux, de cellules de prison ou de quelque autre lieu où des actes de torture auraient été commis.
103. L’accès à tout bâtiment ou autre lieu visé par l’enquête devrait être réservé aux enquêteurs et à leurs collaborateurs afin d’éviter la disparition ou la destruction de preuves matérielles. Celles-ci doivent être recueillies, manipulées, emballées et étiquetées avec le plus grand soin et mises en sécurité de manière à prévenir tout risque d’altération ou de disparition. On recueillera, relèvera et traitera avec le même soin d’éventuels échantillons de fluides corporels (sang ou sperme, par exemple), empreintes digitales, cheveux, fibres et fils si les actes de torture présumés sont suffisamment récents pour que de tels éléments de preuve soient utilisables. Tout objet susceptible d’avoir été utilisé pour infliger la torture, qu’il soit conçu ou non à cette fin, sera également recueilli et conservé comme il convient. On effectuera un croquis à l’échelle des lieux où les actes de torture sont censés avoir été commis en y faisant figurer tous les détails pertinents − étages, salles, portes d’accès, fenêtres, ameublement, terrain environnant, etc. − et on prendra des photographies en couleurs de ces mêmes éléments. On enregistrera l’identité de toutes les personnes présentes sur les lieux, ainsi que leurs coordonnées complètes (adresse, numéro de téléphone et tout autre renseignement utile). Si possible et pour autant que les faits allégués soient assez récents pour le justifier, on fera examiner par un laboratoire des échantillons des vêtements de la victime présumée, en vue d’y découvrir d’éventuelles traces de fluides corporels et autres preuves matérielles. On interrogera toutes les personnes présentes sur les lieux visés par l’enquête afin d’établir si elles ont été témoins des actes de torture allégués. Tous les dossiers, notes et autres documents trouvés sur place seront recueillis aux fins d’établissement de preuves matérielles et d’analyse graphologique. (...) »
EN DROIT
I. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVÉES PAR LE GOUVERNEMENT CONCERNANT L’ENSEMBLE DE LA REQUÊTE
A. Sur l’exception tirée du non-respect du délai de six mois
69. Le Gouvernement indique que la requête a été introduite plus de six mois après le 26 février 2005, date d’établissement du rapport ayant clôturé l’enquête administrative, ainsi que plus de six mois après le 15 juin 2006, date de prononcé par le conseil de discipline de deuxième instance de sa décision no 65/2006 portant infliction de sanctions aux policiers impliqués. Il estime par conséquent que cette enquête ne peut pas faire l’objet d’un contrôle par la Cour. Le Gouvernement ajoute que les requérants figurant sous les numéros 1 à 4, 6 et 8 savaient qu’une enquête administrative avait lieu, puisqu’ils auraient déposé comme témoins lors de celle-ci.
70. Les requérants rétorquent qu’ils ont respecté le délai de six mois. Ils précisent que leur requête a été introduite moins de six mois après les arrêts nos 156, 157, 169 et 173/2012 de la cour d’appel. Ils indiquent en outre que le rapport ayant clôturé l’enquête administrative ne leur a pas été notifié et qu’ils n’étaient pas parties à la procédure y afférente.
71. La Cour relève d’emblée qu’une procédure pénale et une enquête administrative ont été ouvertes contre les policiers impliqués. Elle note que les deux procédures auraient pu avoir des conséquences sur la situation pénale ou personnelle des auteurs des faits en raison des actes incriminés. Dès lors, elle estime nécessaire de prendre en considération l’ensemble des procédures litigieuses afin de pouvoir se prononcer sur la question de savoir si, en l’espèce, des mesures de protection dissuasives et suffisantes contre la torture conformes aux exigences de l’article 3 de la Convention ont été prises. Tenant compte du fait que la dernière procédure, à savoir la procédure pénale, a pris fin le 22 mars 2012, soit moins de six mois avant le 19 juin 2012, date d’introduction de la requête, la Cour rejette l’exception soulevée par le Gouvernement à ce titre.
72. La Cour note que cette décision ne l’empêche pas d’examiner le respect du délai de six mois par les requérants pour d’autres motifs (paragraphes 141-143 ci-dessous).
B. Sur l’exception tirée de l’absence de qualité de victime des requérants
73. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête pour défaut de qualité de victime des requérants. Il argue que les requérants figurant sous les numéros 5 et 9 n’ont pas participé à la procédure pénale devant la cour d’assises en tant que parties civiles et que ceux figurant sous les numéros 4, 5, 6, 7, 8 et 9 n’ont pas participé à la procédure pénale devant la cour d’appel. En outre, en ce qui concerne le requérant figurant sous le numéro 1, il indique que, après avoir pris en compte l’ensemble des éléments de preuve, la cour d’appel a constaté que la commission de l’infraction n’avait pas été prouvée. Il dit également que, selon les rapports des médecins légistes, les requérants figurant sous les numéros 5, 6 et 7 ne présentaient pas de lésions.
74. Les requérants répliquent qu’ils ont toujours la qualité de victime. En particulier, les requérants figurant sous les numéros 1 à 5, 9 et 10 disent avoir participé à la procédure pénale en tant que parties civiles. Quant au requérant figurant sous le numéro 1, il se réfère à ses observations concernant le fond du grief tiré de l’article 3 de la Convention.
75. La Cour considère que l’exception du Gouvernement est étroitement liée à la substance du grief énoncé par les requérants sur le terrain du volet procédural de l’article 3 de la Convention (Zontul c. Grèce, no 12294/07, § 76, 17 janvier 2012). Elle décide par conséquent de la joindre au fond.
C. Sur les exceptions tirées du non-épuisement des voies des recours internes
76. Le Gouvernement indique qu’en décembre 2012 tous les requérants ont introduit des actions en dommages-intérêts contre l’État sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil et que ces actions sont toujours pendantes. Il expose que le recours indemnitaire prévu par cette disposition est un recours effectif, au travers duquel les intéressés auraient le droit de demander un dédommagement de la part de l’État pour le préjudice prétendument subi par eux. Il soutient que ce recours permet de constater la violation en cause et d’offrir un redressement approprié aux requérants. Il soumet à la Cour des arrêts des juridictions administratives par lesquels des victimes de violences policières ont été dédommagées, et il ajoute qu’il est possible de se prévaloir des articles 2 et 3 du décret présidentiel no 254/2004 portant code de déontologie des fonctionnaires de police.
77. Le Gouvernement soutient en outre que, en saisissant la Cour, les requérants ne souhaitent en réalité obtenir que l’octroi d’une indemnité, puisque, selon lui, ni la réouverture de la procédure devant les juridictions pénales ni l’engagement d’une nouvelle procédure disciplinaire contre les policiers impliqués ne sont possibles en l’espèce.
78. Les requérants rétorquent que la voie de recours mentionnée par le Gouvernement n’est pas effective. Ils dénoncent la durée des procédures en indemnisation engagées par eux, précisant à cet égard que ces dernières sont pendantes en première instance depuis 2009 et qu’aucune audience n’a eu lieu. Or, selon eux, toutes les affaires soulevant des questions relatives à l’article 3 de la Convention doivent être examinées promptement. Les requérants estiment en outre que l’obligation de mener une enquête effective aux fins de l’établissement des circonstances exactes de l’affaire et de la responsabilité pénale des auteurs revêt une importance particulière, et qu’il ne peut être satisfait à cette obligation par le simple octroi de dommages‑intérêts.
79. La Cour rappelle que l’article 35 de la Convention n’exige l’épuisement que des recours accessibles, adéquats et relatifs aux violations incriminées (Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006‑II). Elle rappelle aussi sa jurisprudence constante selon laquelle il n’est pas satisfait aux obligations que l’article 3 de la Convention fait peser sur les États par le simple octroi de dommages-intérêts (voir, parmi d’autres, Kaya c. Turquie, 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, § 105, et McKerr c.Royaume-Uni, no 28883/95, § 121, CEDH 2001‑III). En effet, pour se plaindre du traitement subi pendant une garde à vue, c’est la voie pénale qui constitue la voie de recours adéquate (voir, par exemple, Parlak et autres c. Turquie (déc.), nos 24942/94, 24943/94 et 25125/94, 9 janvier 2001). Par ailleurs, la Cour a déjà affirmé que l’obligation imposée par l’article 3 de la Convention à un État de mener une enquête pouvant conduire à l’identification et au châtiment des personnes responsables de mauvais traitements serait illusoire si le requérant soulevant un grief tiré de cette disposition était obligé d’exercer une voie de recours ne pouvant aboutir qu’à l’octroi de dommages-intérêts (Parlak et autres, décision précitée, Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 58, CEDH 2006‑XII (extraits), et Taymuskhanovy c. Russie, no 11528/07, § 75, 16 décembre 2010).
80. La Cour rejette donc l’exception formulée par le Gouvernement à ce titre.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
81. Invoquant les articles 3, 13 et 14 de la Convention, les requérants se plaignent de l’enquête et de la procédure judiciaire portant sur les faits en cause en ce qu’elles auraient été inadéquates et auraient comporté des défaillances. Ils allèguent qu’ils ont subi des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. La Cour rappelle qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits en cause. Elle estime qu’il y a lieu d’examiner les allégations des requérants sous l’angle du seul article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
1. Quant au requérant figurant sous le numéro 9
82. Le délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 vise à assurer la sécurité juridique en garantissant que les affaires qui soulèvent des questions au regard de la Convention puissent être examinées dans un délai raisonnable et que les décisions passées ne soient pas indéfiniment susceptibles d’être remises en cause. Cette règle marque la limite temporelle du contrôle effectué par les organes de la Convention et indique aux particuliers comme aux autorités la période au-delà de laquelle ce contrôle ne peut plus s’exercer (voir, parmi d’autres, Walker c. Royaume-Uni (déc.), no [34979/97](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2234979/97%22%5D%7D), CEDH 2000-I).
83. En règle générale, le délai de six mois commence à courir à la date de la décision définitive intervenue dans le cadre du processus d’épuisement des voies de recours internes. Toutefois, lorsqu’il est clair d’emblée que le requérant ne dispose d’aucun recours effectif, le délai de six mois prend naissance à la date des actes ou mesures dénoncés ou à la date à laquelle l’intéressé en prend connaissance ou en ressent les effets ou le préjudice (Dennis et autres c. Royaume-Uni (déc.), no [76573/01](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2276573/01%22%5D%7D), 2 juillet 2002). En outre, l’article 35 § 1 ne saurait être interprété d’une manière qui exigerait qu’un requérant saisisse la Cour de son grief avant que la situation relative à la question en jeu n’ait fait l’objet d’une décision définitive au niveau interne. Par conséquent, lorsqu’un requérant utilise un recours apparemment disponible et ne prend conscience que par la suite de l’existence de circonstances qui le rendent ineffectif, il peut être indiqué de considérer comme point de départ de la période de six mois la date à laquelle le requérant a eu ou aurait dû avoir pour la première fois connaissance de cette situation (Edwards c. Royaume-Uni (déc.), no [46477/99](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2246477/99%22%5D%7D), 7 juin 2001).
84. Dès lors, les requérants sont censés prendre des mesures pour se tenir au courant de l’état d’avancement de l’enquête, ou de sa stagnation, et introduire leurs requêtes avec la célérité voulue dès lors qu’ils savent, ou devraient savoir, qu’aucune enquête pénale effective n’est menée (Bulut et Yavuz c. Turquie (déc.), no [73065/01](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2273065/01%22%5D%7D), 28 mai 2002, et Bayram et Yıldırım c. Turquie (déc.), no [38587/97](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2238587/97%22%5D%7D), CEDH 2002‑III).
85. La Cour rappelle en outre que rien ne l’empêche d’examiner proprio motu la question du respect du délai de six mois, qui touche à sa compétence (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 29, 29 juin 2012).
86. En l’espèce, la Cour note qu’aucune plainte n’a été déposée par le requérant figurant sous le numéro 9. Selon l’intéressé, à l’époque des faits il ne disposait pas de titre de séjour et il craignait d’être éloigné du territoire. Il ajoute que, après l’enregistrement de sa demande d’asile, il s’est présenté devant le procureur afin de témoigner sur les évènements en cause. Or, rien n’explique pourquoi l’intéressé n’a ni déposée une plainte après l’enregistrement de sa demande d’asile, lorsqu’il n’encourait pas le risque d’être éloigné, ni saisi la Cour dans un délai de six mois après les évènements en cause.
87. Tenant compte du fait que la requête a été introduite le 19 juin 2012, la Cour estime qu’elle doit être déclarée irrecevable comme tardive quant au requérant figurant sous le numéro 9, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
2. Quant aux requérants restants
88. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Les requérants
89. Les requérants arguent qu’ils ont tous fait tout ce qui pouvait être raisonnablement exigé d’eux pour prouver leurs allégations devant les juridictions internes, et ils dénoncent l’enquête et la procédure judiciaire portant sur les faits en cause en ce qu’elles auraient été inadéquates et auraient comporté des défaillances. En particulier, ils soutiennent que la procédure d’identification des policiers impliqués souffrait de défauts, qu’aucun effort n’a été entrepris pour identifier et sanctionner les supérieurs hiérarchiques de ces policiers, et que l’enquête menée sur l’affaire n’a pas été indépendante en raison notamment de son attribution aux autorités de police malgré l’appartenance des auteurs des faits à celles-ci. Ils ajoutent que les médecins légistes ayant procédé aux examens médicolégaux n’ont pas relevé la présence de lésions pourtant déjà constatées dans les hôpitaux, que ces examens ont eu lieu sans l’assistance d’interprètes en dépit du fait, allégué par eux, qu’ils ne parlaient pas le grec, et que les rapports établis par ces médecins n’étaient pas suffisamment détaillés. Ils indiquent, à cet égard, que le CPT a déjà constaté l’existence de carences concernant la procédure d’identification des victimes de mauvais traitements en Grèce (paragraphes 62-65 ci-dessus).
90. De plus, les requérants soutiennent que leur protection en tant que victimes n’était pas adéquate, puisque la majorité d’entre eux n’auraient pas disposé de titres de séjour et auraient été confrontés à un risque d’expulsion. Ils dénoncent en outre la procédure pénale en ce que sa durée aurait eu pour conséquence une absence des témoins cruciaux lors des audiences et en ce qu’il leur aurait été impossible de bénéficier de l’assistance judiciaire lors de cette procédure.
91. Les requérants estiment en outre que l’enquête administrative et la procédure disciplinaire n’étaient pas impartiales, et ils se plaignent qu’aucun des policiers impliqués n’ait été démis de ses fonctions.
92. Par ailleurs, les requérants exposent que, dans sa proposition de renvoyer H.D. et E.K. en jugement, le procureur compétent avait exprimé l’avis que les accusés avaient agi dans le but de punir « tous ceux qui appartenaient à un groupe racial particulier ». Selon eux, les mauvais traitements dénoncés en l’espèce étaient en effet liés à leur origine ethnique et à leur statut de ressortissants étrangers. Les requérants ajoutent que de nombreux rapports d’instances nationales et internationales dénoncent l’utilisation de la violence par la police contre les étrangers, en particulier dans la région d’Aghios Panteleimonas. Ils plaident que les autorités n’ont toutefois pas examiné la question d’un mobile raciste dans leur cas et qu’à l’époque des faits il n’existait aucun organe indépendant compétent pour examiner des allégations fondées sur un tel motif.
93. Les requérants figurant sous les numéros 2, 4, 5, 7, 8 et 9 indiquent en outre qu’à l’époque des faits ils étaient mineurs non accompagnés et qu’ils avaient erronément été enregistrés par les autorités comme étant majeurs. Ils ajoutent que les évènements en cause leur ont causé une détresse particulière en raison de leur âge, que le procureur des mineurs n’a pas été informé de leur situation et qu’ils n’ont pas bénéficié de la désignation d’un tuteur légal. Ils estiment que, étant donné les circonstances particulières de l’affaire, le traitement subi par eux doit être qualifié de torture.
94. Le requérant figurant sous le numéro 1 argue en outre que son arrestation et son transfert au commissariat de police d’Aghios Panteleimonas étaient irréguliers et n’avaient donc pas été enregistrés, et qu’il s’est par conséquent trouvé dans l’impossibilité de fournir plus de preuves aux juridictions internes à ce sujet. Il indique à cet égard que le médiateur de la République, dans un rapport établi à la suite d’une visite effectuée audit commissariat, avait constaté que des personnes conduites ou détenues dans les locaux de ce commissariat n’avaient pas été enregistrées.
95. Le requérant susmentionné expose que l’existence des mauvais traitements dénoncés par lui a été reconnue tant au cours de la procédure pénale suivie devant la cour d’assises, par cette juridiction, qu’au cours de l’enquête administrative. Il dit que la cour d’appel n’a pas contesté l’existence de ces mauvais traitements et qu’elle a uniquement exprimé des doutes quant aux lieux de survenance des faits. De surcroît, il affirme que, dans leurs dépositions, les policiers impliqués n’ont pas contesté l’existence des mauvais traitements dénoncés par lui : à ses dires, les accusés ont uniquement déclaré qu’il se trouvait parmi les personnes résidant dans le bâtiment situé à Athènes.
96. Le requérant figurant sous le numéro 1 ajoute que la cour d’assises a condamné H.D. et E.K. pour blessures corporelles – des agissements constitutifs d’une atteinte sérieuse à la dignité humaine (article 137 A § 3 du CP) –, et ce malgré leur renvoi en jugement du chef de tortures (article 137 A § 1 du CP). Selon lui, la cour d’assises a considéré que l’article 137 A § 2 du code pénal exigeait que l’infliction d’une douleur aiguë fût « systématique » pour être qualifiée de torture, et, par conséquent, suivant ce raisonnement, elle n’a pas qualifié les actes incriminés de « torture ». La cour d’assises aurait ainsi acquitté H.D. et E.K. en raison de l’existence, pour elle, de doutes, malgré la proposition du procureur de les condamner.
97. En outre, ledit requérant estime que l’arrêt de la cour d’appel n’était pas suffisamment motivé, et il se plaint que des éléments de preuve faisant partie du dossier – à savoir les certificats médicaux, les rapports établis au cours de l’enquête administrative et de la procédure disciplinaire, des dépositions de témoins et des photographies – n’aient pas été pris en compte par cette juridiction. Selon lui, la cour d’appel a uniquement pris en considération les dépositions des policiers et elle n’a offert, dans son arrêt, aucune explication convaincante quant à l’origine de ses blessures.
98. Les requérants figurant sous les numéros 2, 3, 6 et 10 allèguent que les agents H.D. et E.K., alors dépositaires de l’autorité publique et agissant au moment des faits dans l’exercice de leurs fonctions, leur ont infligé des traitements contraires à l’article 137 § 3 du CP et à l’article 3 de la Convention, afin de leur extorquer des informations. Ils dénoncent à cet égard les procédés utilisés par les policiers : ils se plaignent notamment que ces derniers aient agi en groupe lors des évènements en cause, qu’ils aient eu recours à la violence (en se servant, entre autres, d’armes et de matraques), et qu’ils aient mené une descente de police de nuit à leur domicile.
99. Les requérants susmentionnés ajoutent que tant la cour d’appel que la cour d’assises ont erronément qualifié les infractions commises à leur encontre de coups et blessures infligés sans provocation de la part de la victime, alors que, selon eux, les faits en cause tombaient dans le champ d’application de l’article 137 du CP.
100. Les requérants figurant sous les numéros 4, 7 et 8 exposent que H.D. et E.K. ont été acquittés par la cour d’assises, et ce en dépit de la reconnaissance de la qualité de victimes des évènements en cause obtenue par eux. Ils ajoutent que les infractions reprochées à ces agents tombaient dans le champ d’application de l’article 137 du CP, mais que les accusés ont été renvoyés en jugement pour coups et blessures infligés sans provocation de la part de la victime.
101. Les requérants figurant sous les numéros 5 et 9 se plaignent d’une absence de poursuites pénales engagées pour les infractions qui auraient été commises à leur encontre, reprochant à cet égard des omissions aux juridictions internes.
b) Le Gouvernement
102. Le Gouvernement expose que les policiers impliqués s’étaient montrés « insistants et pressants » pendant les évènements en cause, mais que les requérants n’ont pas subi de tortures ou de traitements inhumains ou dégradants. Il estime que la Cour ne peut parvenir à une conclusion différente de celle retenue par la cour d’appel dans son arrêt no 169/2012.
103. Le Gouvernement soutient en outre que l’enquête pénale menée en l’espèce a satisfait aux exigences de l’article 3 de la Convention et que l’affaire a été examinée par les juridictions internes de manière approfondie et avec la diligence et l’impartialité requises. Il indique que les évènements en cause ont fait l’objet d’une enquête administrative, de deux décisions des conseils de discipline, ainsi que de deux ordonnances et de deux arrêts des tribunaux compétents dans le cadre de la procédure pénale. Il précise que les auteurs des faits ont été sanctionnés par des mesures disciplinaires et que des peines leur ont été imposées par les juridictions pénales. S’agissant du caractère adéquat de l’enquête administrative, le Gouvernement expose que celle-ci a été effectuée rapidement et qu’elle s’est conclue par un rapport motivé le 26 février 2005. Il ajoute que, sur la base de ce rapport, une procédure disciplinaire contre les policiers impliqués a été engagée et des sanctions imposées aux auteurs des faits. Le Gouvernement considère que les autorités ont ainsi démontré leur volonté de faire face à de tels cas d’agissements réprouvables, isolés selon lui, et il soutient que le corps de la police fait preuve de respect envers les droits de l’homme.
104. S’agissant du caractère adéquat et dissuasif des sanctions prononcées par les juridictions pénales, le Gouvernement indique qu’il incombe aux juridictions internes de déterminer et d’imposer les peines disciplinaires et pénales, ce qui, selon lui, a été fait en l’espèce. Il estime que les peines imposées en l’occurrence aux auteurs des faits en cause étaient suffisantes, justifiées et aptes à réparer le traitement subi par les requérants.
105. Enfin, le Gouvernement dit que les autorités judiciaires compétentes ont examiné tous les éléments du dossier sans toutefois constater l’existence d’un mobile raciste.
2. Appréciation de la Cour
a) Quant à l’effectivité des investigations menées par les autorités nationales
i. Principes généraux
106. La Cour rappelle que les États contractants ont une obligation positive de mettre en place une protection dissuasive suffisante contre les violations du droit énoncé à l’article 3 de la Convention. Dans le système de la Convention, il est reconnu depuis longtemps que le droit à ne pas être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. C’est un droit absolu qui ne souffre aucune dérogation en aucune circonstance (Derman c. Turquie, no 21789/02, § 27, 31 mai 2011).
107. La Cour rappelle ensuite que, en cas de mauvais traitement délibéré infligé par des agents de l’État au mépris de l’article 3 de la Convention, deux mesures s’imposent pour que la réparation soit suffisante. Premièrement, les autorités de l’État doivent mener une enquête approfondie et effective pouvant conduire à l’identification et – le cas échéant – à la punition des responsables (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 116, CEDH 2010 ; voir aussi Armani da Silva c. Royaume‑Uni [GC], no 5878/08, § 233, CEDH 2016). Deuxièmement, le requérant doit, le cas échéant, percevoir une compensation (Vladimir Romanov c. Russie, no 41461/02, § 79, 24 juillet 2008) ou, du moins, avoir la possibilité de demander et d’obtenir une indemnité pour le préjudice que lui a causé le mauvais traitement (comparer, mutatis mutandis, Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie, no 7888/03, § 56, 20 décembre 2007 (concernant une violation de l’article 2 de la Convention), Çamdereli c. Turquie, no 28433/02, § 29, 17 juillet 2008, Yeter c. Turquie, no 33750/03, § 58, 13 janvier 2009, et Gäfgen, précité, § 116). Pour qu’une enquête soit effective en pratique, la condition préalable est que l’État ait promulgué des dispositions de droit pénal réprimant les pratiques contraires à l’article 3 de la Convention (comparer, mutatis mutandis, M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, §§ 150, 153 et 166, CEDH 2003‑XII, Nikolova et Velitchkova, précité, § 57, Çamdereli, précité, § 38, et Gäfgen précité, § 117).
108. En ce qui concerne l’effectivité de l’enquête, la Cour renvoie aux principes généraux tels qu’ils se trouvent énoncés notamment dans ses arrêts Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, §§ 114-123, CEDH 2015), El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine ([GC], no 39630/09, §§ 182‑185, CEDH 2012) et Mocanu et autres c. Roumanie ([GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, §§ 316-326, CEDH (extraits)).
109. Encore faut-il préciser que, en la matière, les exigences procédurales de l’article 3 de la Convention s’étendent au-delà du stade de l’instruction préliminaire lorsque, comme en l’espèce, celle-ci a entraîné l’ouverture de poursuites devant les juridictions nationales : c’est l’ensemble de la procédure, y compris la phase de jugement, qui doit satisfaire aux impératifs de l’interdiction posée par cette disposition. Ainsi, les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas se montrer disposées à laisser impunies des atteintes à l’intégrité physique et morale des personnes (Okkalı, précité, § 65, et Derman, précité, § 27).
110. Certes, les autorités nationales disposent d’une marge d’appréciation, soumise au contrôle de la Cour, pour déterminer les peines applicables aux infractions pénales. De même, le caractère dissuasif d’une peine relève du pouvoir discrétionnaire de l’État. Cela étant, dans le cas où les juridictions internes ont établi qu’un requérant a été torturé, la Cour, dans son examen des décisions ou des mesures disciplinaires adoptées par ces tribunaux contre les auteurs des faits, devra prendre en considération si celles-ci constituent un redressement approprié et si elles peuvent être considérées comme ayant un effet dissuasif pour l’avenir (voir, Zeynep Özcan c. Turquie, no 45906/99, § 42, 20 février 2007, Sidiropoulos et Papakostas c. Grèce, no 33349/10, § 88, 25 janvier 2018 et, mutatis mutandis, M.C. c. Bulgarie, précité, § 166). Dans ce contexte, la Cour rappelle que, lorsque des agents de l’État sont inculpés d’infractions impliquant des mauvais traitements, il importe qu’ils soient suspendus de leurs fonctions pendant l’instruction ou le procès et en soient démis en cas de condamnation (Gäfgen, précité, § 125).
ii. Application de ces principes en l’espèce
111. En l’espèce, la Cour note tout d’abord que, telles qu’exposées devant les autorités internes, les allégations des requérants d’après lesquelles des policiers leur ont infligé des traitements contraires à l’article 3 de la Convention étaient défendables. Cette disposition obligeait donc lesdites autorités à mener une enquête effective.
112. La Cour constate qu’une procédure pénale a été engagée à l’encontre de H.D. et E.K. pour tortures et pour coups et blessures infligés sans provocation de la part de la victime. Elle observe encore que les circonstances ayant entouré les faits de l’espèce ont fait l’objet d’une enquête administrative et d’une procédure disciplinaire.
113. Il reste à savoir si les procédures en cause ont satisfait aux exigences de l’article 3 de la Convention.
α) Les requérants figurant sous les numéros 4, 7 et 8
114. La Cour rappelle, en premier lieu, que s’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur des allégations de mauvais traitements peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (voir, notamment, McKerr, précité, § 114, CEDH 2001‑III, et Mocanu et autres, précité, § 323).
115. La Cour note à cet égard que, en l’espèce, la procédure en cause s’est étendue sur une période de sept ans, à savoir du 19 décembre 2004, date à laquelle les requérants (excepté celui figurant sous le numéro 9) ont déposé la première plainte, au 19 décembre 2011, date à laquelle la cour d’assises a rendu ses arrêts nos 611/21-10-2011, 702,703/12-12-2011 et 725, 726, 727/19-12-2011. Elle observe en particulier que la phase préliminaire de l’enquête pénale a duré environ cinq ans. Or il n’apparaît pas que, au cours de cette phase, les autorités de poursuite aient effectué un quelconque acte d’enquête entre décembre 2004 et avril 2006.
116. La Cour répète que l’écoulement du temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles, et que l’apparence d’un manque de diligence jette un doute sur la bonne foi avec laquelle les investigations sont menées (voir, mutatis mutandis, Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 86, CEDH 2002‑II). Il est vrai que, en l’espèce, l’enquête présentait une certaine complexité. Cela étant, la durée de la phase préliminaire, phase qui a comporté une période d’inactivité de plus d’un an, est susceptible d’avoir compromis l’effectivité de l’enquête.
117. En ce qui concerne la qualité des rapports médicolégaux, la Cour note que selon les normes du CPT, entérinée par sa jurisprudence (Akkoç c. Turquie, nos 22947/93 et 22948/93, § 118, CEDH 2000‑X), la réalisation d’examens médicaux appropriés est une garantie essentielle contre les mauvais traitements pour les personnes placées en garde à vue (paragraphe 61 ci-dessus). Ces examens doivent être effectués par des médecins dûment qualifiés, en dehors de la présence de la police, et le rapport d’examen doit faire état non seulement de toutes les lésions corporelles relevées, mais aussi des explications fournies par le patient quant à la façon dont elles sont survenues, et de l’avis du médecin sur la compatibilité des lésions avec ces explications (Mehmet Emin Yüksel c. Turquie, no 40154/98, § 29, 20 juillet 2004, Yananer c. Turquie, no 6291/05, § 41, 16 juillet 2009, Özgür Uyanık c. Turquie, no 11068/04, § 38, 23 mars 2010, Musa Yılmaz c. Turquie, no 27566/06, § 54, 30 novembre 2010, et Davitidze c. Russie, no 8810/05, § 115, 30 mai 2013). En particulier, les rapports médicaux établis à l’issue de l’examen de personnes déclarant avoir été victimes de torture ou de mauvais traitements doivent respecter toute la panoplie des exigences développées dans la jurisprudence de la Cour sur le terrain de l’article 3. La pratique consistant à effectuer des examens sommaires et collectifs sape l’efficacité et la solidité de cette garantie.
118. La Cour rappelle que les preuves obtenues lors des examens médicolégaux jouent un rôle crucial lors des enquêtes sur les allégations de mauvais traitements (Salmanoğlu et Polattaş c. Turquie, no 15828/03, § 79, 17 mars 2009). À cet égard, la Cour ne peut que noter que les rapports établis en l’occurrence par les médecins légistes manquaient de précision et étaient de qualité nettement inférieure à celle recommandée par les normes du CPT et par les lignes directrices du Protocole d’Istanbul (paragraphes 62‑65 et 68 ci‑dessus). Elle observe en particulier que ces rapports ne contenaient ni de comptes rendus des faits rapportés par les intéressés ni d’indications quant au moment de leur survenance, et qu’ils se contentaient de mentionner qu’aucune lésion n’était constatée. Elle note aussi qu’ils ne précisaient pas si les policiers accompagnant les requérants figurant sous les numéros 4 et 7 étaient présents lors de l’examen et, dans l’affirmative, quel était leur comportement (paragraphe 14 ci-dessus). La Cour souligne enfin que lesdits rapports n’indiquaient pas si cet examen avait eu lieu avec l’assistance d’un interprète, les requérants ne parlant pas le grec. Elle prend note, à ce sujet, des allégations de ces derniers, non réfutées par le Gouvernement, selon lesquelles aucun interprète n’était présent.
119. Quant à l’examen par les autorités d’un éventuel mobile raciste, la Cour observe que, dans sa proposition du 4 janvier 2007 de renvoyer les accusés en jugement, le procureur a mentionné que « (...) [les accusés] ont agi de manière antisociale et vindicative, ayant comme seul critère la punition de tous ceux qui appartenaient [à un groupe racial en particulier], et ce sans qu’il existât un lien entre les auteurs et les victimes (...) » (paragraphe 46 ci-dessus).
120. Or la Cour relève que cet élément n’a pas fait l’objet d’un examen approfondi par les juridictions internes, à savoir la cour d’assises et la cour d’appel. Qui plus est, H.D. et E.K. n’ont jamais été interrogés sur leur attitude générale envers le groupe ethnoculturel auquel appartenaient les victimes. Il apparaît que les organes d’enquête n’ont pas non plus recherché, à titre d’exemple, si les accusés avaient participé par le passé à des incidents violents à connotation raciale ou s’ils avaient des affinités, par exemple, avec des idéologies extrémistes ou racistes.
121. Pour la Cour, les organes chargés de l’enquête pénale auraient dû mener des investigations sur cet aspect particulier avec toute la diligence nécessaire. Or rien ne montre qu’ils aient examiné la question. La Cour considère que les autorités internes étaient tenues de procéder à un examen plus approfondi de l’ensemble des faits afin de mettre au jour un éventuel mobile raciste (voir, mutatis mutandis, Bekos et Koutropoulos c. Grèce, no 15250/02, § 69-75, CEDH 2005‑XIII (extraits)).
122. Eu égard à ce qui précède, la Cour ne juge pas nécessaire de se prononcer sur les autres défaillances alléguées de la procédure en cause. Compte tenu des éléments exposés ci-dessus, la Cour estime que les requérants figurant sous les numéros 4, 7 et 8 n’ont pas bénéficié d’une enquête effective. Partant, elle conclut à la violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural en ce qui les concerne.
β) Les requérants figurant sous les numéros 2, 3, 6 et 10
123. La Cour estime que le grief des requérants concerne principalement l’obligation positive de protéger l’intégrité physique et morale de la personne par la loi. Par conséquent, elle recherchera en l’espèce si l’obligation positive de l’État découlant de l’article 3 de la Convention, consistant à prendre des mesures propres à empêcher que les personnes placées sous son contrôle ne soient soumises à des tortures ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, a été respectée (Okkalı, précité, § 54).
124. La Cour note d’emblée que, eu égard aux critères découlant de sa jurisprudence bien établie (voir, parmi beaucoup d’autres, Cestaro c. Italie, no 6884/11, §§ 177-190, 7 avril 2015, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 104, CEDH 1999‑V, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000‑IV, İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 84, CEDH 2000‑VII, Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, §§ 118-119, CEDH 2004-IV, Gäfgen, précité, § 88, El-Masri, précité, § 196, Alberti c. Italie, no 15397/11, § 40, 24 juin 2014, et Saba c. Italie, no 36629/10, §§ 71-72, 1er juillet 2014), l’on ne saurait sérieusement douter que les mauvais traitements en cause tombent sous l’empire de l’article 3 de la Convention. Elle observe que, aux yeux des requérants, les juridictions internes n’ont pas pris en considération les circonstances ayant entouré l’infliction des mauvais traitements dénoncés, ainsi que le fait que, selon eux, les auteurs de ces violences, des policiers, auraient dû être condamnés pour des traitements contraires à l’article 137 A § 3 du CP.
125. La Cour observe en outre que la Grèce a promulgué des dispositions de droit pénal réprimant les pratiques contraires à l’article 3 de la Convention. Ainsi, l’article 137 A du code pénal prévoit que tout fonctionnaire ou militaire dont les devoirs incluent les poursuites, l’interrogatoire ou l’enquête concernant des infractions pénales ou disciplinaires, l’exécution des sanctions, ou la garde ou la surveillance de détenus, est puni d’une peine de réclusion s’il soumet à la torture, dans l’exercice de ses fonctions, une personne placée sous son autorité. En ses paragraphes 2 et 3, cet article établit une distinction entre, d’une part, la torture – dont l’élément objectif consiste, notamment, en toute infliction « planifiée » d’une douleur physique aiguë – et, d’autre part, les atteintes graves à la dignité humaine, parmi lesquelles les blessures corporelles, les atteintes à la santé et les violences physiques ou psychologiques exercées illégalement. Dans ce deuxième cas de figure, la sanction prévue est la peine d’emprisonnement d’au moins trois ans.
126. La Cour relève ensuite qu’en ce qui concerne les requérants figurant sous les numéros 2, 3, 6 et 10, la chambre d’accusation du tribunal correctionnel d’Athènes a renvoyé H.D. et E.K. en jugement du chef de coups et blessures infligés sans provocation de la part de la victime (agissements qui relevaient des paragraphes 1 et 2 de l’article 308 A du CP, combinés avec le paragraphe 1 de l’article 308 du même code) (paragraphe 47 ci‑dessus). Ces policiers ont été condamnés tant en première instance qu’en appel sur la base de l’article 308 A du CP : leur culpabilité quant aux actes qui leur étaient reprochés a été reconnue par les juridictions nationales, et la procédure menée à leur encontre s’est conclue par un jugement de condamnation sur la base de cette disposition (paragraphe 10 ci-dessus).
127. La Cour ne saurait ignorer que, d’après la cour d’appel, les violences survenues dans le bâtiment situé à Athènes, dont les requérants ont été victimes, avaient été perpétrées par les policiers H.D. et E.K dans le cadre des efforts déployés par eux pour retrouver le fugitif R.A.N. En effet, selon la cour d’appel, les accusés avaient agi de la manière suivante au cours des évènements en cause : après être entrés de nuit dans le bâtiment en question, ils avaient réveillé toutes les personnes qui y résidaient et ils les avaient conduites dans le salon du bâtiment, où ils leur avaient imposé de faire face au mur ; par la suite, ils avaient demandé aux résidents des informations sur le fugitif qu’ils recherchaient, et ils avaient frappé à coups de pied, coups de poing et gifles ainsi qu’à l’aide de bâtons certains d’entre eux, « qui réagissaient » ; le lendemain, ils étaient retournés dans cet immeuble et avaient réitéré leurs agissements.
128. La Cour ne saurait sous-estimer les sentiments de peur et d’angoisse suscités chez les requérants : réveillés par des descentes de police effectuées pendant deux nuits consécutives, ceux-ci ont subi des coups, et ils ont vu les policiers frapper leurs compatriotes dans le seul but d’obtenir des informations. La Cour note que les policiers agissaient dans le cadre d’une opération informelle et qu’il ne ressort pas du dossier que ces agents avaient un mandat d’arrestation ou de recherche.
129. La Cour note en outre l’absence de tout lien de causalité entre la conduite des requérants et l’utilisation de la force par les agents de police. En effet, s’il ressort de l’arrêt de la cour d’appel que, le 14 décembre 2004, les policiers ont frappé certaines des personnes résidant dans l’immeuble susmentionné, à savoir celles « qui réagissaient », il n’est pas suggéré par les juridictions internes que les requérants ont essayé d’attaquer les policiers ou qu’ils ont montré un comportement violent quelconque. De même, il ne ressort pas du dossier que les requérants ont eu, lors de l’arrivée de la police, un comportement susceptible de mettre quiconque en danger. Au contraire, les éléments du dossier permettent de constater que les mauvais traitements en cause ont été infligés aux requérants dans le but d’obtenir des informations sur le fugitif R.A.N. Par ailleurs, il convient de souligner que le requérant figurant sous le numéro 2 était mineur à l’époque des faits.
130. Or la Cour observe que ces éléments n’ont pas été pris en compte à leur juste valeur par les juridictions internes.
131. S’agissant de la peine infligée aux policiers, la Cour note d’emblée que la cour d’appel a reconnu aux agents H.D. et E.K. des circonstances atténuantes. Cette juridiction a condamné ces derniers à des peines d’emprisonnement de dix mois pour chacune des infractions de coups et blessures, prononçant ainsi, après la confusion des peines, une peine d’emprisonnement de vingt mois au total, avec sursis, à l’encontre de H.D. et une peine d’emprisonnement de vingt-cinq mois au total, également assortie d’un sursis, à l’encontre de E.K. La Cour ne perd pas de vue que, par conséquent, H.D. et E.K. n’ont pas purgé des peines d’emprisonnement.
132. La Cour relève ensuite qu’une enquête administrative a été ouverte contre les policiers en cause. Par une décision du 15 juin 2006, une sanction disciplinaire de suspension temporaire de six mois a été imposée à H.D. et E.K. Toutefois, la Cour observe que les peines imposées n’ont pas été exécutées, au motif que H.D. était déjà resté hors du service du 15 janvier 2005 au 14 juillet 2006 et que E.K. avait entre-temps quitté le service. Par ailleurs, elle note que l’imposition de ces sanctions ne concernait pas uniquement les mauvais traitements subis par les requérants figurant sous les numéros 2, 3, 6 et 10. En effet, en imposant ces sanctions, le conseil de discipline de deuxième instance avait pris également en compte le fait que les intéressés avaient infligé des mauvais traitements au requérant figurant sous le numéro 1.
133. S’agissant de la célérité de l’enquête, la Cour note que la procédure en cause s’est étendue sur une période d’environ sept ans et trois mois, à savoir du 19 décembre 2004, date à laquelle les requérants (excepté celui figurant sous le numéro 9) ont déposé plainte, au 22 mars 2012, date à laquelle la cour d’appel a rendu ses arrêts nos 156, 157, 169 et 173/2012. Elle observe en particulier que la phase préliminaire de l’enquête pénale a duré environ cinq ans. Or il n’apparaît pas que, au cours de cette phase, les autorités de poursuite aient effectué un quelconque acte d’enquête entre décembre 2004 et avril 2006. Il est vrai que, en l’espèce, l’enquête présentait une certaine complexité. Cela étant, la durée de la phase préliminaire, phase qui a comporté une période d’inactivité de plus d’un an, est susceptible d’avoir compromis l’effectivité de l’enquête.
134. Eu égard à ce qui précède, la Cour ne juge pas nécessaire de se prononcer sur les autres défaillances alléguées de la procédure en cause. Elle considère que le système pénal et disciplinaire, tel qu’il a appliqué en l’espèce, s’est avéré loin d’être rigoureux et qu’il ne pouvait engendrer de force dissuasive susceptible d’assurer la prévention efficace d’actes illégaux, à l’instar de ceux dénoncés par les requérants. Elle parvient ainsi à la conclusion que l’issue de la procédure litigieuse n’a pas offert un redressement approprié de l’atteinte portée à la valeur consacrée dans l’article 3 de la Convention (Zeynep Özcan, précité, § 45, Okkalı, précité, §§ 76 et 78).
135. Dès lors, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural en ce qui concerne les requérants figurant sous les numéros 2, 3, 6 et 10.
γ) Le requérant figurant sous le numéro 1
136. La Cour constate que ses considérations relatives à la durée de la procédure pénale (paragraphe 133 ci-dessus), aux défaillances de la procédure ayant abouti à l’établissement des certificats médicolégaux (paragraphes 114-122 ci-dessus) et à l’examen par les autorités d’un éventuel mobile raciste (paragraphes 119-121 ci-dessus) sont également valables dans le cas du requérant figurant sous le numéro 1. En outre, elle observe que la cour d’appel a exprimé des doutes sur le fait de savoir si ce requérant avait subi la torture de la falaka, cette juridiction ayant relevé que ni le médecin légiste ni la médecin du centre de réadaptation médicale des victimes de la torture n’avaient constaté l’existence de lésions sur la plante des pieds de l’intéressé. La Cour note qu’il ressort de manière claire du certificat établi par le centre en question que ledit requérant présentait des ecchymoses, des lésions et des plaques œdémateuses au niveau de la plante des pieds et qu’il avait des difficultés à marcher (paragraphe 16 ci‑dessus). Dans ces circonstances, elle considère que ce certificat médical aurait au moins dû être attentivement évalué par les juridictions internes.
137. La Cour observe par ailleurs que la cour d’appel a exprimé des doutes sur le fait de savoir si les autres blessures du requérant susmentionné avaient été causées dans le garage du commissariat de police d’Aghios Panteleimonas. Cette juridiction a en effet estimé que, si ledit requérant avait subi des mauvais traitements, les passants, ainsi que les propriétaires et les clients des cafétérias, de même que les policiers qui étaient en service au commissariat, auraient dû être témoins de ces traitements. Elle a de plus relevé qu’il n’existait pas de témoignages de personnes ayant elles-mêmes eu connaissance des agissements dénoncés.
138. La Cour note enfin que l’accès à tout bâtiment ou autre lieu visé par l’enquête devrait être réservé aux enquêteurs et à leurs collaborateurs afin d’éviter la disparition ou la destruction de preuves matérielles ; les preuves matérielles devraient être recueillies, manipulées, emballées et étiquetées avec le plus grand soin et mises en sécurité de manière à prévenir tout risque d’altération ou de disparition ; et un croquis à l’échelle des lieux où les actes de torture sont censés avoir été commis devrait être effectué en y faisant figurer tous les détails pertinents (voir à cet égard les lignes directrices mentionnées aux paragraphes 66-68 ci-dessus). Or, en l’espèce, la Cour constate que les autorités n’ont entrepris aucune démarche en ce sens dans les locaux du commissariat d’Aghios Panteleimonas.
139. En conséquence, compte tenu des éléments exposés ci-dessus, la Cour estime que le requérant figurant sous le numéro 1 n’a pas bénéficié d’une enquête effective. Partant, elle conclut à la violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural dans le chef de ce requérant.
δ) Le requérant figurant sous le numéro 5
140. En l’espèce, la Cour note tout d’abord que, telles qu’exposées devant les autorités internes, les allégations du requérant d’après lesquelles des policiers lui ont infligé des traitements contraires à l’article 3 de la Convention étaient défendables. Cette disposition obligeait donc lesdites autorités à mener une enquête effective.
141. En ce qui concerne le requérant figurant sous le numéro 5, la Cour observe qu’il a déposé une plainte pénale contre les policiers impliqués et qu’il a par la suite été examiné par un médecin légiste. Qui plus est, elle relève que ce requérant était présent lors de l’audience qui s’est tenue devant la cour d’assises et qu’il a déposé comme témoin. Il a par ailleurs décrit les mauvais traitements qu’il alléguait avoir subi (paragraphe 51 cidessus).
142. La Cour estime que la gravité des griefs présentés devant les juridictions internes exigeait que la cour d’assises vérifiât au moins si le requérant susmentionné avait perdu son intérêt à agir ou s’il avait renoncé à son droit à être entendu (voir, mutatis mutandis, Gjikondi et autres c. Grèce, no 17249/10, § 134, 21 décembre 2017), ce qui ne semble pas avoir été le cas en l’espèce. La Cour note par ailleurs que la cour d’assises n’a aucunement fait mention de la plainte pénale de l’interessé dans ses arrêts nos 611/21-10-2011, 702,703/12-12-2011 et 725, 726, 727/19-12-2011.
143. Compte tenu de ces éléments, la Cour considère que le requérant figurant sous le numéro 5 n’a pas été impliqué dans la procédure à un degré suffisant (voir, a contrario, Stojnšek c. Slovénie, no 1926/03, § 103, 23 juin 2009). Partant, elle conclut à la violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural dans le chef de ce requérant.
iii. Conclusion
144. En conséquence, la Cour rejette les exceptions du Gouvernement tirées du défaut de la qualité de victime et du non-respect du délai des six mois, et elle conclut à la violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural à l’égard de tous les requérants.
b) Quant aux allégations de tortures et mauvais traitements
i. Les requérants figurant sous les nos 1, 4, 5, 7 et 8
145. La Cour observe que la cour d’assises a acquitté E.K. et H.D. du chef des coups et blessures infligés aux requérants figurant sous les numéros 4, 7 et 8 (paragraphe 52 ci-dessus). Par ailleurs, elle note que la cour d’appel a acquitté les accusés du chef des tortures infligées au requérant figurant sous le numéro 1 (paragraphe 55 ci-dessus). Quant au requérant figurant sous le numéro 5, elle note qu’il n’a pas été impliqué dans la procédure à un degré suffisant et que les juridictions internes n’ont alors pas examiné ses allégations selon lesquelles il aurait subi de mauvais traitements (paragraphes 141 à 143 ci-dessus).
146. Elle rappelle sa jurisprudence selon laquelle, pour l’établissement des faits allégués, elle se sert du critère de la preuve « au‑delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Labita, précité, § 121).
147. En l’espèce, la Cour note que les rapports médicaux ne sont pas concluants quant à l’origine possible des blessures que présentaient le requérants et que les éléments du dossier ne permettent pas d’avoir une certitude suffisante, au-delà de tout doute raisonnable, sur la cause des lésions constatées. À cet égard, elle tient toutefois à souligner que cette impossibilité découle en grande partie de l’absence d’une enquête approfondie et effective par les autorités nationales (B.S. c. Espagne, no 47159/08, § 55, 24 juillet 2012, Lopata c. Russie, no 72250/01, § 125, 13 juillet 2010, et Gharibashvili c. Géorgie, no 11830/03, § 57, 29 juillet 2008).
148. Eu égard à ses conclusions sous le volet procédural de l’article 3 de la Convention, la Cour considère qu’il n’existe pas en l’espèce d’éléments suffisants permettant de conclure au-delà de tout doute raisonnable que les requérants figurant sous les numéros 1, 4, 5, 7 et 8 ont fait l’objet des traitements allégués.
149. À la lumière de ce qui précède, la Cour ne peut conclure au-delà de tout doute raisonnable à une violation matérielle de l’article 3 s’agissant des mauvais traitements allégués par les requérants susmentionnés.
ii. Les requérants figurant sous les nos2, 3, 6 et 10
150. La Cour rappelle que, pour tomber sous le coup de l’article 3, un traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la nature et du contexte du traitement, de ses modalités d’exécution, de sa durée, de ses effets physiques ou mentaux, et parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, par exemple, Raninen c. Finlande, 16 décembre 1997, § 55, Recueil 1997–VIII, et Kaja c. Grèce, no 32927/03, § 46, 27 juillet 2006).
151. En l’espèce, la Cour constate en premier lieu que la cour d’appel a clairement établi les faits des coups et blessures infligés aux requérants figurant sous les numéros 2, 3, 6 et 10 (paragraphes 10 et 55 ci-dessus). En particulier, la cour d’appel a constaté que H.D. et E.K. avaient frappé les intéressés avec leurs jambes et leurs mains ainsi qu’à l’aide de bâtons sur différentes parties de leurs corps, leur provoquant des lésions corporelles simples. Ainsi, ils ont causé des ecchymoses au dos au requérant figurant sous le numéro 6 ; une ecchymose de forme ellipsoïdale au bras gauche du requérant figurant sous le numéro 10 ; et une ecchymose de forme ellipsoïdale à la cuisse gauche du requérant figurant sous le numéro 3. Qui plus est, toujours selon la cour d’appel, E.K. a frappé le requérant figurant sous le numéro 2, lui causant une lésion à l’avant du tibia gauche avec une ecchymose autour.
152. La Cour note, en outre, que la cour d’appel a reconnu les auteurs des faits coupables des coups et blessures infligés aux requérants sans provocation de la part de la victime (actes qui relevaient de l’article 308 A du CP). La cour d’appel a ainsi qualifié les actes incriminés de « lésions corporelles ».
153. La Cour considère, à l’instar des constatations de la cour d’appel, que les traitements infligés en l’espèce aux requérants figurant sous les numéros 2, 3, 6 et 10 constituent des traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 3 de la Convention.
154. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel à l’égard des requérants susmentionnés.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
155. Invoquant l’article 6 de la Convention, les requérants se plaignent de la durée de la procédure devant les juridictions pénales.
156. Le Gouvernement soutient que la procédure litigieuse n’entre pas dans le champ d’application de l’article 6 de la Convention. Il allègue en particulier que les demandes de constitution de partie civile des requérants ne visaient pas à la protection de leurs droits à caractère civil ou à la réparation d’atteintes à ceux-ci : selon lui, elles avaient pour but de réclamer la sanction pénale et la condamnation de H.D. et E.K. Le Gouvernement ajoute que le montant de 40 EUR sollicité par le requérant figurant sous le numéro 1 pour dommage moral est négligeable et que dans sa demande de constitution de partie civile l’intéressé s’était réservé le droit de saisir les juridictions civiles. De plus, il indique que ni les requérants figurant sous les numéros 2 à 4, 6 à 8 et 10 ni ceux figurant sous les numéros 1 à 3 et 10 n’ont sollicité l’octroi d’un montant quelconque devant la cour d’assises et devant la cour d’appel, respectivement.
157. En ce qui concerne le fond du grief, le Gouvernement, procédant à une analyse chronologique de la procédure pénale en cause, estime que l’affaire a été jugée dans des délais raisonnables et justifiés eu égard notamment à la complexité de l’affaire et à la nécessité d’examiner celle-ci de manière approfondie. Il ajoute que les requérants avaient demandé l’ajournement de l’affaire devant la cour d’assises.
158. La Cour observe qu’elle a déjà examiné la substance du grief des requérants sous l’angle du volet procédural de l’article 3 de la Convention (paragraphe 144 ci-dessus). Dans ces conditions, elle estime qu’il n’est pas nécessaire de l’examiner à nouveau sous l’angle de l’article 6 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
159. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
160. Au titre du préjudice moral qu’ils disent avoir subi, les requérants réclament les sommes suivantes : 25 000 euros (EUR) pour chacun des requérants figurant sous les numéros 3, 6 et 10 ; 30 000 EUR pour chacun des requérants figurant sous les numéros 2, 5 et 9 ; et 60 000 EUR pour le requérant figurant sous le numéro 1.
161. Le Gouvernement estime que les sommes demandées sont excessives et injustifiées, en raison, d’une part, des circonstances particulières de l’affaire et, d’autre part, de la situation financière actuelle de la Grèce. Il est d’avis qu’un constat de violation constituerait une satisfaction équitable suffisante.
162. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au titre du préjudice moral 26 000 EUR au requérant figurant sous le numéro 1, 19 500 EUR à chacun des requérants figurant sous les numéros 2, 3, 6 et 10 et 16 000 EUR à chacun des requérants figurant sous les numéros 4, 5, 7 et 8.
B. Frais et dépens
163. Les requérants demandent également 2 500 EUR au titre des frais et dépens qu’ils disent avoir engagés devant la Cour. Ils indiquent avoir conclu un accord avec leurs conseils sur les honoraires de ceux-ci.
164. Le Gouvernement met en doute la réalité, la nécessité et le caractère raisonnable et justifié des frais en question. Il ajoute que la somme demandée est excessive, eu égard, en particulier, à l’absence de tenue d’une audience.
165. En l’espèce, la Cour observe que les requérants n’ont pas détaillé les frais dont ils demandent le remboursement, mais elle ne doute pas qu’en introduisant la requête et en présentant des observations, les représentantes des requérants leur ont fourni l’assistance juridique nécessaire (voir, entre autres, Adiele et autres c. Grèce, no 29769/13, § 68, 25 février 2016). Elle estime donc raisonnable de leur accorder conjointement 1 500 EUR à ce titre. Cette somme sera versée directement sur le compte bancaire indiqué par leurs représentantes.
C. Intérêts moratoires
166. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Rejette, les exceptions préliminaires de non-respect du délai de six mois et de non‑épuisement des voies de recours internes formulées par le Gouvernement ;
2. Joint au fond l’exception préliminaire tirée de l’absence de qualité de victime des requérants soulevée par le Gouvernement et la rejette ;
3. Déclare la requête recevable quant aux requérants figurant sous les numéros 1 à 8 et 10 et irrecevable quant au requérant figurant sous le numéro 9 ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural quant aux requérants figurant sous les numéros 1 à 8 et 10;
5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel quant aux requérants figurant sous les numéros 2, 3, 6 et 10 ;
6. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel quant aux requérants figurant sous les numéros 1, 4, 5, 7 et 8;
7. Dit, qu’il ne s’impose pas de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le fond des griefs tirés de l’article 6 de la Convention ;
8. Dit
a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 26 000 EUR (vingt-six mille euros) au requérant figurant sous le numéro 1, 19 500 EUR (dix-neuf mille cinq cents euros) à chacun des requérants figurant sous les numéros 2, 3, 6 et 10 et 16 000 EUR (seize mille euros) à chacun des requérants figurant sous les numéros 4, 5, 7 et 8, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 1 500 EUR (mille cinq cents euros), conjointement aux requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par eux, pour frais et dépens, à verser directement sur le compte bancaire de leurs représentantes ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
9. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 avril 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Abel CamposKsenija Turković
GreffierPrésidente
ANNEXE
No.
|
Prénom NOM
|
Date de naissance
---|---|---
1.
|
Ahmad SARWARI
|
01/01/1975
2.
|
Nauruz ATTAE
|
01/01/1986
3.
|
Taki BASARDOOST
|
01/01/1976
4.
|
Ali CHANGAZI
|
01/01/1988
5.
|
Ahmed EIDERI
|
01/01/1988
6.
|
Ziya KARIMY
|
25/04/1983
7.
|
Ali Dust MUHAMMADI
|
01/01/1975
8.
|
Enayat NAZARY
|
01/01/1987
9.
|
Sarif RAHIMI
|
01/01/1987
10.
|
Zaminali-Zamanali SHAKORYA-SHAKORI
|
01/01/1975