TROISIÈME SECTION
AFFAIRE STIRMANOV c. RUSSIE
(Requête no 31816/08)
ARRÊT
STRASBOURG
29 janvier 2019
DÉFINITIF
29/04/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Stirmanov c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Vincent A. De Gaetano, président,
Branko Lubarda,
Dmitry Dedov,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Jolien Schukking,
María Elósegui, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 janvier 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 31816/08) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Robert Anatolyevich Stirmanov (« le requérant »), a saisi la Cour le 4 juin 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par M. I. Yu. Telyatyev, juriste à Arkhangelsk. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. M. Galperine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.
3. Le requérant alléguait en particulier une violation dans son chef du principe de la présomption d’innocence.
4. Le 19 janvier 2018, le grief tiré de l’article 6 § 2 de la Convention a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1937 et réside à Arkhangelsk.
6. Le 26 avril 2005, L., directeur d’une entreprise unitaire d’État, déposa une plainte pénale à l’encontre d²u requérant. Il alléguait que ce dernier, en tant que président de la commission des litiges de l’entreprise susmentionnée, avait outrepassé ses fonctions. L. alléguait notamment que, le 28 mai 2003, le requérant avait adopté une décision dans un litige concernant des arriérés de salaires entre certains employés et l’administration de l’entreprise en question en violation de la procédure prévue à cet effet. L. demandait par conséquent au procureur d’ouvrir une enquête pénale à l’encontre du requérant pour « actes illicites arbitraires » (самоуправство), infraction réprimée par l’article 330 § 1 du code pénal (CP).
7. La plainte fit l’objet d’un examen préliminaire par le bureau du procureur de la région d’Arkhangelsk sur la base de l’article 144 du code de procédure pénale (CPP).
8. Par une décision du 4 août 2005, le procureur adjoint chargé des transports du bureau du procureur de la région d’Arkhangelsk (« le procureur ») refusa d’ouvrir une enquête pénale à l’encontre du requérant pour cause de prescription de l’infraction pénale.
9. Le 11 octobre 2005, le tribunal de l’arrondissement Oktiabrski de la ville d’Arkhangelsk (« le tribunal de l’arrondissement »), saisi par le requérant, annula la décision du procureur au motif que la clôture d’une action publique pour prescription des faits conformément à l’article 27 § 2 du CPP n’était possible qu’avec l’accord de la personne mise en examen. Or, selon lui, le procureur n’avait pas élucidé la question de savoir si le requérant avait formulé une objection à la clôture de l’action publique pour ce motif. Le tribunal de l’arrondissement obligea le procureur à remédier au défaut constaté.
10. Le 24 novembre 2005, dans le cadre d’une nouvelle vérification, le procureur entendit le requérant qui, ayant invoqué le droit de ne pas témoigner contre soi‑même, refusa de déposer sur le fond des charges dirigées à son encontre. Il exprima en outre son désaccord quant à la clôture de l’action publique pour prescription.
11. Le 28 novembre 2005, le procureur refusa une nouvelle fois d’ouvrir une enquête pénale à l’encontre du requérant pour cause de prescription. Le requérant contesta cette décision par voie judiciaire.
12. Le 16 mars 2006, le tribunal de l’arrondissement annula la décision du 28 novembre 2005 au motif que les conclusions du procureur quant aux éléments factuels de l’affaire étaient contradictoires et qu’elles n’étaient pas appuyées par les éléments du dossier. Le tribunal enjoignit au procureur de remédier aux défauts constatés.
13. Le 24 avril 2006, le procureur prit une décision portant de nouveau refus d’ouvrir une enquête pénale à l’encontre du requérant. Cette décision se lisait comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce :
« Il est établi que M. Stirmanov R.A. a commis l’infraction réprimée par l’article 330 § 1 du CP qui, d’après l’article 15 § 2 du CP, est d’une gravité moyenne.
Selon l’article 78 § 1 a) du CP, le délai de prescription pour les infractions de gravité moyenne est fixé à deux ans ; M. Stirmanov a commis l’infraction au mois de mai 2003, [par conséquent] il est [exonéré] de la responsabilité pénale pour cause de prescription (article 24 § 1 alinéa 3).
L’article 24 § 1 alinéa 3 indique qu’une enquête pénale ne peut être ouverte après le dépassement du délai de prescription. Puisque le délai de prescription pour l’infraction commise par M. Stirmanov a été dépassé, il a été décidé par une décision du 28 novembre 2005 de ne pas le poursuivre pénalement. (...)
[Le procureur adjoint a décidé]
1. de rejeter la plainte introduite par [L.] et de refuser d’ouvrir une enquête pénale à l’encontre de M. Stirmanov pour infraction à l’article 330 § 1 du CP pour cause de prescription (...) ».
14. La décision du 24 avril 2006 ne fut pas notifiée au requérant, qui n’en prit connaissance qu’au mois de décembre 2007.
15. Par une lettre du 10 janvier 2008, le procureur, en réponse à la demande écrite du requérant tendant à connaître les motifs de la non‑communication de la décision du 24 avril 2006, indiqua à l’intéressé que la législation en vigueur en matière de procédure pénale n’obligeait pas les autorités de poursuite à informer la personne mise en cause dans le cadre d’une vérification préliminaire du refus d’ouvrir une enquête pénale adopté à l’issue de ladite vérification.
16. Le requérant saisit la justice d’une demande en annulation de la décision du procureur du 24 avril 2006. Il contesta la clôture de l’examen préliminaire pour cause de prescription nonobstant son objection à cet égard et se plaignit de la motivation de la décision litigieuse. Selon le requérant, il ressortait de ladite décision que l’enquêteur le considérait coupable de l’infraction à l’article 330 § 1 du CP.
17. Par une décision du 28 janvier 2008, le tribunal de l’arrondissement débouta le requérant. Il indiqua que la décision litigieuse était dûment motivée et conforme à la législation pénale en vigueur et notamment à l’article 24 § 1 alinéa 3) du CPP. S’agissant de la clôture de l’action publique pour cause de prescription malgré l’objection du requérant, le tribunal indiqua que l’article 27 § 2 du CPP n’était applicable qu’à l’égard d’une enquête pénale déjà ouverte, alors que, dans le cas de l’intéressé, aucune enquête pénale n’avait été engagée.
18. Le requérant interjeta appel de la décision du 28 janvier 2008, soutenant, entre autres, qu’il avait été reconnu coupable d’une infraction dans le cadre d’une procédure non judiciaire lors de laquelle il n’avait pas pu exercer ses droits de la défense.
19. Le 29 février 2008, la cour régionale d’Arkhangelsk rejeta l’appel du requérant après avoir fait siennes les conclusions du tribunal de première instance.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La Constitution de la Fédération de Russie
20. L’article 49 de la Constitution de la Fédération de Russie est ainsi libellé :
« 1. Toute personne accusée d’une infraction pénale est présumée innocente tant que sa culpabilité n’a pas été prouvée selon la procédure prévue par la loi et établie par un jugement d’un tribunal ayant acquis force de chose jugée.
2. L’accusé n’est pas tenu de prouver son innocence.
3. Les doutes non dissipés quant à la culpabilité d’une personne sont interprétés en faveur de l’accusé. »
B. Le CPP
21. L’article 24 § 1 du CPP en vigueur au moment des faits était ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Une enquête pénale ne peut être ouverte et une enquête pénale ouverte doit être clôturée en cas de :
(...)
3) dépassement du délai de prescription. »
22. L’article 27 § 3 du CPP en vigueur au moment des faits était ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« L’abandon de poursuites pénales sur les fondements indiqués à l’alinéa 3 [...] de l’article 24 § 1 [...] du présent code [...] n’est pas permis si le suspect ou l’accusé s’y oppose. Dans ces circonstances, l’action pénale se déroule conformément aux dispositions générales de la procédure. »
23. L’article 46 § 1 du CPP en vigueur au moment des faits était ainsi libellé :
« 1. Le suspect est une personne qui :
1) soit fait l’objet d’une enquête pénale ouverte pour des motifs et selon la procédure prévus par le chapitre 20 du présent code ;
2) soit est arrêtée conformément aux articles 91 et 92 du présent code ;
3) soit est frappée d’une mesure restrictive avant la mise en examen conformément à l’article 100 du présent code. »
C. Jurisprudence de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie
24. Dans son ordonnance no 4-P du 2 mars 2017, la Cour constitutionnelle a examiné la constitutionnalité des articles 24 § 1 alinéa 3, 254 § 1 et 302 § 8 du CPP régissant l’abandon de poursuites pénales pour prescription de l’action publique au stade de l’examen judiciaire d’une affaire pénale. Les parties pertinentes en l’espèce de cette décision se lisent comme suit :
« 3.1. S’agissant des conséquences du dépassement des délais de prescription de la responsabilité pénale, la Cour constitutionnelle a formulé – dans son ordonnance no 18-P du 28 octobre 1996 ainsi que dans ses décisions no 488‑O du 2 novembre 2006 et no 292-O-O du 15 janvier 2008, les conclusions suivantes :
– le refus d’ouvrir une enquête pénale ou l’abandon d’une enquête pénale pendante en raison du dégagement de la responsabilité pénale sur un fondement non réhabilitant n’entraînent pas la reconnaissance de la personne concernée comme coupable ou non coupable d’une infraction pénale. La décision procédurale adoptée en pareil cas ne se substitue pas à un jugement de condamnation d’un tribunal et ne représente pas un acte – par son contenu et par les conséquences qu’il entraîne – établissant la culpabilité d’une personne mise en examen ou d’un accusé (d’un prévenu) au sens de l’article 49 de la Constitution de la Fédération de Russie. Les décisions de ce type [sont des décisions de] constat du refus de continuer l’activité visant à prouver la culpabilité de la personne concernée nonobstant l’existence de fondements pour l’action publique ;
– il est obligatoire d’obtenir l’accord de la personne mise en examen ou de l’accusé (le prévenu) afin de prendre – avant la fin de l’enquête judiciaire – la décision d’abandonner les poursuites pénales pour prescription. En cas d’absence de [pareil accord], la personne [concernée] doit avoir la possibilité de mettre en œuvre son droit d’accès à la justice, qui ne peut être réalisé que dans le cadre d’un procès pénal complet permettant d’établir les faits, de donner leur qualification juridique exacte, d’établir le préjudice porté à la société ou à des individus ainsi que le degré de culpabilité (ou l’innocence) de la personne concernée pour les actes qui lui sont pénalement reprochés (...) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION
25. Le requérant se plaint d’une violation dans son chef du principe de la présomption d’innocence eu égard à la décision du procureur en date du 24 avril 2006. Il dénonce en particulier la motivation de ladite décision, lui reprochant de refléter le sentiment qu’il était coupable de l’infraction à l’article 330 § 1 du CP. Il se plaint en outre que les juridictions internes saisies de sa demande d’annulation de ladite décision ont failli à redresser la violation alléguée. Il invoque l’article 6 § 2 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »
A. Thèses des parties
1. Le Gouvernement
26. Le Gouvernement excipe tout d’abord du non‑épuisement des voies de recours internes, estimant que le requérant a omis de former un recours en révision contre la décision de la cour régionale d’Arkhangelsk du 29 février 2008 devant le présidium de ladite cour ainsi que devant de la Cour suprême de la Fédération de Russie. Il considère dès lors que la requête doit être déclarée irrecevable.
27. À titre subsidiaire, se référant à l’article 46 du CPP, le Gouvernement indique que, en l’espèce, aucune enquête pénale n’a été ouverte à l’encontre du requérant et que ce dernier n’a pas été arrêté conformément aux articles 91 et 92 du CPP et qu’il ne s’est pas non plus vu imposer une autre mesure restrictive. Le Gouvernement soutient que le refus d’ouvrir une enquête pénale à l’encontre du requérant au motif que le délai de prescription était dépassé ne pouvait être assimilé – ni par sa substance ni par ses conséquences – à un jugement de condamnation et qu’il ne pouvait établir la culpabilité de l’intéressé au sens de l’article 49 de la Constitution. À cet égard, le Gouvernement se réfère à l’ordonnance no 18-P de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie du 28 octobre 1996 qui concernait la question de la constitutionnalité de l’article 6 du code de procédure pénale de la République socialiste fédérative soviétique de Russie (CPP RSFSR) portant sur l’abandon d’une enquête pénale en raison d’un changement de circonstances.
28. Selon le Gouvernement, le refus d’ouvrir une enquête pénale ne peut pas être considéré comme conférant au requérant la qualité de « personne accusée » au sens de l’article 6 § 2 de la Convention au motif que ledit refus n’aurait pas entraîné des répercussions importantes sur la situation de l’intéressé. Le Gouvernement se réfère à cet égard aux affaires Adolf c. Autriche (26 mars 1982, série A no 49) et Minelli c. Suisse (25 mars 1983, série A no 62), dans lesquelles les juridictions internes ont attribué aux requérants la qualité de « prévenus » et ont rendu des décisions à leur égard qui étaient normalement adoptées après qu’une personne se soit vue accuser d’une infraction pénale. Il soutient que le cas d’espèce se distingue des affaires Adolf et Minelli, précitées car, en l’absence d’une procédure visant l’établissement de la culpabilité du requérant, celui-ci n’avait subi aucune conséquence équivalant à celles qui auraient découlé du prononcé d’une condamnation pour une infraction pénale.
2. Le requérant
29. S’agissant de l’exception d’irrecevabilité pour non‑épuisement soulevée par le Gouvernement, le requérant argue que le recours en révision n’était pas une voie de recours effective au sens de l’article 35 de la Convention et qu’il n’était pas tenu de s’en prévaloir avant de saisir la Cour.
30. En ce qui concerne les arguments du Gouvernement relatifs au fond de l’affaire, le requérant maintient son grief. Il ajoute que, étant à l’époque des faits membre du syndicat et président de la commission des litiges, il a subi des conséquences néfastes sur le plan personnel et professionnel suite à l’adoption de la décision litigieuse : selon lui, les employés de l’entreprise avaient été informés que l’enquêteur l’avait considéré comme coupable de l’infraction à l’article 330 § 1 du CP et que seul le dépassement du délai de prescription avait empêché l’ouverture d’une enquête pénale à son encontre.
31. Le requérant argue enfin que la citation par le Gouvernement de l’ordonnance no 18-P de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie du 28 octobre 1996 est incomplète et susceptible d’induire en erreur quant à la portée de l’interprétation donnée par cette juridiction à l’article 49 de la Constitution. Il s’appuie à cet égard sur l’ordonnance no 4-P de la Cour constitutionnelle du 2 mars 2017 (paragraphe 24 ci‑dessus).
B. Appréciation de la Cour
1. Sur la recevabilité
32. La Cour rappelle avoir déjà jugé que le recours en révision en matière pénale était une voie de recours extraordinaire qui ne comptait pas aux fins d’épuisement des voies internes (Berdzenishvili c. Russie (déc.), no [31697/03](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2231697/03%22%5D%7D), 29 janvier 2004 ; voir, également, sur le nouveau recours en cassation ayant remplacé le système de recours en révision, Kashlan c. Russie (déc.), no 60189/15, §§ 23‑29, 19 avril 2016). Eu égard à la jurisprudence citée ci‑dessus, la Cour estime que le Gouvernement n’a mis en avant aucun élément de fait ou de droit à même de la convaincre de parvenir à une conclusion différente en l’espèce. Elle rejette donc l’exception d’irrecevabilité pour non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.
33. La Cour note ensuite que, sans formuler expressément une exception d’irrecevabilité ratione materiae, le Gouvernement semble contester l’applicabilité de l’article 6 § 2 de la Convention aux faits de l’espèce en arguant que le requérant n’avait pas été « accusé d’une infraction pénale » et que l’adoption de la décision du procureur du 24 avril 2006 n’avait pas entraîné de « répercussions importantes sur la situation de l’intéressé » (paragraphes 27‑28 ci‑dessus). Elle considère que l’exception d’irrecevabilité soulevée implicitement par le Gouvernement est si étroitement liée à la substance du grief du requérant qu’il y a lieu de la joindre au fond (voir, mutatis mutandis, Paraponiaris c. Grèce, no 42132/06, § 16, 25 septembre 2008).
34. Constatant par ailleurs que le grief ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.
2. Sur le fond
35. La Cour examinera cette affaire à la lumière des principes généraux en matière de respect de la présomption d’innocence récemment rappelés dans l’arrêt G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie (fond) [GC] (nos 1828/06 et 2 autres, §§ 314‑316, 28 juin 2018).
36. Se tournant vers les faits de l’espèce, elle note que l’argument principal du Gouvernement consiste à dire que le requérant n’avait fait l’objet d’aucune enquête pénale, au sens du droit interne, et que la décision du procureur du 24 avril 2006 ne saurait être considérée comme un jugement de condamnation ayant établi sa culpabilité (paragraphe 27 ci‑dessus). Elle observe que le Gouvernement se base essentiellement sur la différence qui existerait dans le droit interne entre, d’une part, une enquête pénale ouverte et soldée par un jugement de condamnation et, de l’autre, une vérification préliminaire menée sur la base de l’article 144 du CPP et clôturée par une ordonnance d’un procureur sans qu’une juridiction n’ait statué sur le fond des charges. Pour le Gouvernement, dans le premier cas, il existe une « accusation pénale » au sens de l’article 6 § 2 de la Convention alors qu’elle est selon lui inexistante dans le second cas, ce qui exclurait l’application de cette disposition de la Convention à des situations comme celle du requérant. Le Gouvernement soutient par conséquent que le requérant n’a pas été « accusé d’une infraction » au sens de l’article 6 § 2 de la Convention (paragraphe 28 ci‑dessus).
37. La Cour ne partage pas cette analyse. Elle rappelle à cet égard sa jurisprudence constante selon laquelle les notions d’« accusation en matière pénale », « accusé d’une infraction » ou « accusé » figurant aux paragraphes 1, 2 et 3 de l’article 6 de la Convention doivent s’entendre comme revêtant une portée « autonome » dans le contexte de la Convention, et non sur la base de leur sens en droit interne (Adolf, précité, § 30, Simeonovi c. Bulgarie [GC], no 21980/04, §§ 110‑111, 12 mai 2017). La place éminente que le droit à un procès équitable occupe dans une société démocratique milite pour une conception « matérielle », et non « formelle », de l’« accusation » régie par l’article 6 de la Convention ; elle commande à la Cour de regarder au‑delà des apparences et d’analyser les réalités de la procédure en jeu pour savoir s’il y avait « accusation » aux fins de l’article 6 de la Convention (Adolf, précité, ibidem).
38. La Cour a considéré qu’« une personne qui a été arrêtée parce qu’elle est soupçonnée d’avoir commis une infraction pénale », « une personne soupçonnée, interrogée sur son implication dans des faits constitutifs d’une infraction pénale » ou « une personne formellement inculpée, selon les modalités du droit interne, d’une infraction pénale » peuvent toutes « être considérées comme « accusées d’une infraction pénale » et prétendre à la protection de l’article 6 de la Convention » et que « [c]’est la survenance même du premier de ces événements, indépendamment de leur ordre chronologique, qui déclenche l’application de l’article 6 sous son volet pénal » (Simeonovi, précité, § 111).
39. La Cour relève que, en l’espèce, après l’introduction de la plainte par L., le procureur a cherché à établir si les agissements du requérant pouvaient constituer une infraction à l’article 330 § 1 du CP (paragraphes 7, 8 et 11 ci‑dessus). La Cour note que, le 24 novembre 2005, le requérant a été interrogé et s’est vu notifier le droit de ne pas témoigner contre soi‑même, dont il a par ailleurs fait usage (paragraphe 10 ci‑dessus). Elle estime qu’il était donc « une personne soupçonnée, interrogée sur son implication dans des faits constitutifs d’une infraction pénale ». Ces circonstances montrent qu’à cette date il y avait bien, au sens de la Convention, « accusation en matière pénale » dirigée contre l’intéressé, et ce nonobstant le fait que, comme le Gouvernement l’a invoqué, il n’existait pas d’enquête pénale ou de jugement de condamnation au sens du CPP en vigueur au moment des faits.
40. La Cour note ensuite que la décision du procureur du 24 avril 2006 a mis fin à l’« accusation » dirigée à l’encontre du requérant pour prescription de l’infraction pénale et que c’est précisément la motivation de ladite décision que l’intéressé dénonce devant elle. Elle estime que l’article 6 de la Convention s’appliquait donc en l’espèce (voir, dans ce sens, Adolf, précité, § 34, Minelli, précité, § 32, et Peltereau‑Villeneuve c. Suisse, no 60101/09, § 22, 28 octobre 2014).
41. Il s’ensuit qu’il convient de rejeter l’exception préliminaire ratione materiae soulevée implicitement par le Gouvernement.
42. La Cour rappelle ensuite que la présomption d’innocence consacrée par le paragraphe 2 de l’article 6 de la Convention figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par le paragraphe 1 de la même disposition (Minelli, précité, § 27). La présomption d’innocence se trouve méconnue si, sans établissement légal préalable de la culpabilité d’un prévenu et, notamment, sans que ce dernier ait eu l’occasion d’exercer les droits de la défense, une décision judiciaire le concernant reflète le sentiment qu’il est coupable. Il peut en aller ainsi même en l’absence de constat formel ; il suffit d’une motivation donnant à penser que le juge considère l’intéressé comme coupable (Minelli, précité, § 37, et G.I.E.M. S.R.L. et autres, précité, § 315).
43. La Cour a appliqué ces principes à des situations dans lesquelles il y a eu extinction de l’action publique pour divers motifs, y compris pour prescription, par des décisions prises par un procureur (Virabyan c. Arménie, no 40094/05, §§ 185‑193, 2 octobre 2012, et Peltereau‑Villeneuve c. Suisse, no 60101/09, §§ 30‑39, 28 octobre 2014), par un juge des investigations préliminaires (Marziano c. Italie, no 45313/99, §§ 27‑36, 28 novembre 2002) ou par des tribunaux de différents degrés de juridiction (Minelli, précité, §§ 26‑40, Didu c. Roumanie, no 34814/02, §§ 37‑42, 14 avril 2009, Poncelet c. Belgique, no 44418/07, §§ 49‑62, 30 mars 2010, Giosakis c. Grèce (no 3), no 5689/08, §§ 34‑42, 3 mai 2011, et G.I.E.M. S.R.L. et autres, précité, §§ 317‑318). Quel que soit le stade des procédures à l’issue desquelles il y a eu extinction de l’« accusation », la Cour a recherché si les décisions correspondantes des autorités internes reflétaient le sentiment que la personne concernée était coupable ou se bornaient à décrire un état de suspicion. Il y a en effet une différence fondamentale entre le fait de dire que quelqu’un est simplement soupçonné d’avoir commis une infraction pénale et une déclaration judiciaire sans équivoque avançant, en l’absence de condamnation définitive, que l’intéressé a commis l’infraction en question (Peltereau‑Villeneuve, précité, § 32).
44. En l’espèce, le fait que le requérant n’a pas été « légalement » condamné pour l’infraction à l’article 330 § 1 du CP dans la mesure où il n’y a eu aucune administration de preuves devant un « tribunal », au sens de l’article 6 de la Convention, ni de tenue de débats qui auraient permis au tribunal de statuer sur le fond de l’affaire, ne fait l’objet d’aucune controverse entre les parties. Le Gouvernement a par ailleurs largement insisté sur ce que la décision du 24 avril 2006 ne pouvait être considérée comme un jugement de condamnation et ne pouvait établir la culpabilité de l’intéressé (paragraphe 27 ci‑dessus).
45. La Cour relève cependant que l’examen des termes en lesquels la décision du 24 avril 2006 a été rédigée ne laisse aucun doute sur l’opinion du procureur quant à la culpabilité du requérant. En particulier, après avoir estimé que les faits étaient établis et avant de décider que « la responsabilité pénale » du requérant ne pouvait être engagée pour cause de prescription, le procureur a soutenu à plusieurs reprises et sans équivoque que l’intéressé « a commis l’infraction réprimée par l’article 330 § 1 du CP » (paragraphe 13 ci‑dessus). La Cour estime que les termes utilisés par le procureur vont clairement au‑delà d’une description d’un « état de suspicion » quant à culpabilité du requérant.
46. Le tribunal de l’arrondissement et la cour régionale d’Arkhangelsk ont tous deux rejeté les recours du requérant sans désapprouver le contenu de la décision 24 avril 2006, bien que le requérant se soit plaint, en substance, de ce que celle-ci avait porté atteinte à sa présomption d’innocence (paragraphe 16 ci‑dessus).
47. La Cour rappelle en outre que ce qui est également en jeu une fois la procédure pénale achevée, c’est la réputation de l’intéressé et la manière dont celui-ci est perçu par le public (G.I.E.M. S.R.L. et autres, précité, § 314). Dans une certaine mesure, la protection offerte par l’article 6 § 2 de la Convention à cet égard peut recouvrir celle qu’apporte l’article 8 (ibidem).
48. En l’espèce, le requérant allègue que les employés de l’entreprise au sein de laquelle il occupait le poste de président de la commission des litiges ont été informés du contenu de la décision du 24 avril 2006, ce qui aurait nui à sa réputation. Le Gouvernement n’ayant pas contesté cette allégation, la Cour n’a pas de raison de douter de la véracité de celle‑ci et prend en compte cet élément aux fins de son analyse (Peltereau‑Villeneuve, précité, § 37).
49. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que la motivation de la décision du 24 avril 2006, confirmée en substance par les juridictions internes, a méconnu le principe de la présomption d’innocence.
50. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
51. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
52. Le requérant réclame 5 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi.
53. Le Gouvernement estime que, si la Cour conclut à la violation de la Convention, le montant à octroyer au titre de la satisfaction équitable doit être établi en conformité avec sa jurisprudence.
54. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 5 000 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
55. Le requérant demande également 2 000 EUR pour les frais et dépens qu’il dit avoir engagés devant la Cour.
56. Le Gouvernement ne s’est pas prononcé sur ce point.
57. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 500 EUR et l’accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
58. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Joint au fond l’exception d’incompatibilité ratione materiae soulevée par le Gouvernement et la rejette ;
2. Déclare la requête recevable ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 500 EUR (cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 29 janvier 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Fatoş AracıVincent A. De Gaetano
Greffière adjointePrésident