DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE MEHMET YAMAN c. TURQUIE
(Requête no 36812/07)
ARRÊT
STRASBOURG
24 février 2015
DÉFINITIF
24/05/2015
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Mehmet Yaman c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 février 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36812/07) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Mehmet Yaman (« le requérant »), a saisi la Cour le 17 août 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me M.N. Terzi, avocat à Izmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le requérant se plaint d’avoir fait l’objet de mauvais traitements lors de sa garde à vue et de l’absence d’enquête effective à l’encontre des policiers ainsi que de la durée de cette procédure. Il invoque les articles 3, 6 et 13 de la Convention.
4. Le 8 mars 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1953 et réside à Aydın.
1. Genèse de l’affaire
6. Au moment des faits, le requérant travaillait comme ouvrier de construction à Milas.
7. Le 6 mars 2000, aux environs de 16 heures, une violente altercation entre deux groupes d’ouvriers, dont le requérant, eut lieu devant le palais de justice de Milas.
8. Le procès-verbal d’incident dressé par les policiers et signé par les personnes ayant participé à l’altercation relate en substance les faits comme suit :
. Arrivés à la suite du déclenchement d’une bagarre à coups de poing, les policiers arrivés sur les lieux embarquèrent les sieurs M.Y. (le requérant), S.O., Y.Y., M.R.K., H.K., R.S., A.S., S.S., V.S. et H.S., qui furent emmenés au commissariat de police central de Milas.
Ce document ne comporte aucune précision sur les blessures éventuellement causées aux intéressés lors de la bagarre ou de leur arrestation.
9. Le requérant donne en substance le récit suivant :
. Les policiers arrêtèrent tous les protagonistes et les conduisirent au commissariat de police central de Milas. Les policiers lui infligèrent des brutalités. Le même jour, à cause de l’aggravation de son état de santé, il fut conduit à l’hôpital public de Milas pour une intervention médicale de deux heures. Par la suite, il fut de nouveau reconduit au commissariat de police.
10. La version du Gouvernement se résume comme suit :
. Au moment de l’altercation, les protagonistes échangèrent des coups. Le requérant fut blessé. Alertés, les policiers en service intervinrent. Ils engagèrent une enquête à l’encontre des personnes qui s’étaient mêlées à la bagarre, et ce, à la suite des instructions du parquet de Milas. Par la suite, le requérant ainsi que les autres suspects furent collectivement conduits à l’hôpital public de Milas afin d’y passer un examen médicolégal.
11. Le 6 mars 2000, à une heure non précisée, le requérant fut transféré à l’hôpital public de Milas, à la demande du commissaire divisionnaire.
12. Il ressort des registres de l’hôpital public de Milas que le requérant fut conduit à l’hôpital aux environs de 18 heures avec les autres personnes interpellées.
13. À l’hôpital public de Milas, le requérant fut examiné par un médecin. Le rapport rédigé à cet égard peut se lire comme suit :
« (...) Le contrôle médical de M.Y. révèle que l’état général du patient est normal, que celui-ci est conscient, coopératif (...), que sa respiration est normale. Une enflure et des rougeurs périorbitaires à l’œil gauche. Une enflure [illisible] à la tête. Le pronostic vital du patient n’est pas engagé. Rapport médical provisoire (...) ».
Le médecin décida également de le placer sous surveillance médicale pendant une certaine période et recommanda que le patient fût examiné par un chirurgien généraliste et un ophtalmologue.
14. Après l’examen médical, le requérant fut reconduit au commissariat de police central de Milas. Selon le procès-verbal établi par les autorités, il fut placé en garde à vue pour un maximum de 24 heures. Par ailleurs, il ressort également de ce document qu’il avait été arrêté à 16 h 15, et que le procureur de la République avait été informé de cette arrestation à 19 heures.
15. Dans sa déposition du 6 mars 2000 recueillie à une heure non précisée dans les locaux du commissariat de police central de Milas, le requérant déclara qu’une bagarre s’était produite et que les protagonistes avaient échangé des coups de poing.
16. Le 7 mars 2000, à la suite de la fin de la garde à vue du requérant à 16 heures et sur demande du commissaire de police, le requérant fut conduit à l’hôpital public de Milas afin d’être soumis à un nouvel examen médical. À l’hôpital, le requérant fut examiné respectivement par un médecin généraliste dans le service de neurologie et par un ophtalmologue. Les parties pertinentes du nouveau rapport médical rédigé après cet examen se lisent comme suit :
« (...) Le patient se plaint de douleurs au dos et de cervicalgies.
Contrôle ophtalmologique du patient :
– œil droit : acuité visuelle complète, les segments antérieurs et postérieurs sont normaux.
– œil gauche : acuité visuelle complète. Ecchymose et œdème sur les paupières inférieure et supérieure (...). Rapport médical définitif attestant une incapacité temporaire de travail de trois jours.
(...)
Selon les éléments mentionnés dans le rapport provisoire, l’état neurochirurgical du patient se présente comme suit :
Le pronostic vital n’est pas engagé.
Incapacité temporaire de travail de cinq jours. Le patient sera rétabli dans sept jours. Rapport définitif. »
17. Le 11 septembre 2003, suite à la demande du requérant, la Fondation pour les droits de l’homme d’İzmir établit une épicrise dont les conclusions se lisent comme suit :
« (...) au contrôle physique du patient : (05.06.2000) difficultés pour marcher dues à des douleurs à la jambe gauche, cervicalgies, apathie des doigts, sensibilité à la sciatique gauche (...)
Au contrôle orthopédique : douleurs à l’épaule droite lorsqu’il bouge le cou. Apathie aux doigts 3-4-5. (...) Réflexes supérieurs normaux. Contracture de Dupuytren (...)
Consultation neurochirurgicale (06.07.2000) : le patient avait des douleurs généralisées, ses douleurs à la jambe gauche ont commencé lorsqu’il était interné à l’hôpital public d’Aydın (...) »
18. Le 16 octobre 2006, suite à une demande du tribunal correctionnel de Milas faite le 22 août 2006 dans le cadre de l’action pénale engagée contre les policiers (paragraphe 30 et suivants), l’institut de médecine légale établit un rapport médical. Les parties pertinentes de ses conclusions peuvent se traduire ainsi :
« Il est établi que M.Y. s’est trouvé mêlé à une altercation en date du 6 mars 2000, qu’il a été placé en garde à vue et que sa garde à vue a pris fin le 7 mars 2000. Selon le contrôle médical du 6 mars 2000, des rougeurs et une enflure périorbitaire à l’œil gauche et une enflure de 1 x 1 centimètre à la tête ont été détectées. Selon le contrôle médical du 7 mars 2000, ecchymose et œdème sur les paupières de l’œil gauche et des douleurs au dos (...) Les discopathies constatées chez le patient n’ont pas pour origine le traumatisme que le patient a subi, elles sont congénitales. (...)
Les blessures du 6 mars 2000 n’engagent pas le pronostic vital.
Celles-ci ont entraîné une incapacité temporaire de travail.
Elles étaient de nature à être traitées par une intervention chirurgicale simple (...) »
2. La procédure pénale engagée à l’encontre des policiers
19. Le 17 mai 2000, le requérant porta plainte devant le parquet de Milas à l’encontre des policiers pour mauvais traitements. Dans cette plainte, il décrivait les faits comme suit :
. Les policiers qui l’avaient conduit à la direction de la sûreté de Milas lui avaient donné des coups à la tête et sur le corps et l’avaient insulté. Ensuite, à la suite de l’aggravation de son état de santé, les policiers l’avaient conduit à l’hôpital et ils avaient empêché l’établissement d’un rapport médical.
Il ajoutait qu’il portait plainte à l’encontre des policiers de service lors de sa garde à vue le 6 mars 2000 et demandait l’organisation d’une confrontation afin d’identifier les responsables.
20. Le 4 juillet 2000, le parquet entendit Y.Y., H.K. et M.R.K. en tant que témoins de l’incident. Ils déposèrent en ce sens :
. Quatre policiers avaient placé le requérant dans une pièce séparée pour lui donner des coups de poing et des coups de pied.
21. Les 26 septembre, 2 octobre, 1er novembre 2000, O.E., Y.D., M.P., S.I., policiers responsables de la garde à vue du requérant, furent entendus par le procureur. Ils déposèrent en ce sens :
. C’était lors de la bagarre entre particuliers que le requérant avait été blessé ; les policiers ne lui avaient pas infligé de mauvais traitements.
22. De même, le 1er novembre 2000, le médecin ayant établi le rapport du 6 mars 2000 fut entendu par le procureur. Il déposa en ce sens :
. Il avait mentionné les traces de blessures relevées sur le corps du requérant et n’avait à ce sujet subi aucune entrave de la part des policiers. Il avait placé le requérant sous surveillance médicale pendant quelques heures, étant donné qu’il était blessé à la tête.
23. Les 4 et 9 mai 2001, les témoins A.S., S.S. et H.S., qui s’étaient mêlés avec le requérant à l’altercation et avaient été gardés à vue en même temps que lui, déposèrent en ce sens :
. Les policiers n’avaient battu personne pendant leur garde à vue.
24. Les 2 et 4 janvier 2002, Y.Y., H.K. et M.R.K. furent de nouveau entendus par le parquet. Ils réitérèrent leurs dépositions antérieures (paragraphe 20 ci-dessus).
25. Le 12 avril 2002, le parquet de Milas rendit un non-lieu pour insuffisance de preuves de nature à démontrer que les policiers avaient infligé des mauvais traitements au requérant. Pour arriver à cette conclusion, il tint compte notamment des déclarations du requérant obtenues le jour de l’incident, dans lesquelles il avait lui-même affirmé avoir été blessé lors de l’altercation entre particuliers.
26. Le 17 juin 2002, le requérant contesta cette décision devant la cour d’assises.
27. Le 18 juillet 2002, la cour d’assises de Muğla annula le non-lieu du 12 avril 2002 et ordonna l’ouverture de poursuites pénales à l’encontre des policiers.
28. Par un acte d’accusation du 20 août 2002, le procureur de la République de Muğla engagea une action pénale à l’encontre des policiers pour mauvais traitements et torture.
29. Le 16 septembre 2002, le requérant présenta à la cour d’assises de Muğla une lettre dans laquelle il demandait à être constitué partie intervenante à la procédure devant elle. Il ressort du dossier que cette demande fut accueillie.
30. Le 15 novembre 2002, la cour d’assises se déclara incompétente pour connaître de l’affaire et la renvoya devant le tribunal correctionnel de Milas (« le tribunal »).
31. À l’audience du 17 juin 2003, le tribunal entendit le requérant. Celui-ci reconnut comme authentique sa signature figurant sur la déposition du 6 mars 2000, mais contesta les propos qui s’y trouvaient consignés : il n’avait, indiqua-t-il, aucun souvenir d’avoir dit s’être mêlé à une bagarre.
S’agissant du déroulement des faits, le requérant le présenta comme suit :
. Il avait été conduit au commissariat de police central de Milas, où les policiers leur avaient donné des coups de poing, à lui ainsi qu’à H.K., M.R.K., Y.Y. et S.O. Ensuite, il avait été conduit dans une pièce séparée, où quatre policiers lui avaient donné des coups de pied.
Le tribunal entendit également S.O., une des personnes arrêtées avec le requérant. Celui-ci confirma les déclarations du requérant et déclara l’avoir vu subir des brutalités de la part des policiers lorsqu’ils étaient dans les locaux du commissariat de police central.
Les témoins Y.Y., M.R.K. et H.K., entendus lors de la même audience, confirmèrent les déclarations du requérant, ainsi que celles de S.O.
32. À l’audience du 6 avril 2004, une identification à partir des photographies des policiers responsables de la garde à vue fut organisée :
– le requérant déclara reconnaître les policiers H.Ç. et Y.D. ;
– les témoins S.O., H.K. et M.R.K. reconnurent également les policiers en cause comme étant les responsables des brutalités infligées au requérant.
33. Le 17 avril 2007, le tribunal correctionnel acquitta les policiers pour insuffisance des preuves.
34. Le 21 juin 2007, le requérant forma un pourvoi devant la Cour de cassation.
35. Le 7 juin 2012, la Cour de cassation infirma le jugement du 17 avril 2007 au motif que les actes reprochés aux policiers relevaient de la compétence de la cour d’assises et non du tribunal correctionnel.
36. Par un jugement du 26 février 2013, le tribunal correctionnel se déclara incompétent pour connaître de l’affaire et la renvoya à la cour d’assises de Milas.
37. Par un arrêt du 6 septembre 2013, la cour d’assises de Milas décida de mettre fin à la procédure diligentée à l’encontre des accusés, au motif :
– que l’article 103 § 4 et 104 § 2 du code pénal avait fixé à sept ans et six mois le délai de prescription pour l’infraction imputée aux accusés ;
– que, par conséquent, l’action pénale était prescrite depuis le 6 septembre 2007.
38. Le dossier ne permet pas d’établir si le requérant a formé ou non un pourvoi contre l’arrêt de la cour d’assises.
3. La procédure pénale engagée contre certains protagonistes de l’altercation entre particuliers du 6 mars 2000
39. Par un acte d’accusation du 24 mai 2000, le parquet engagea une action pénale à l’encontre de certains des protagonistes de l’incident du 6 mars 2000, dont le requérant. Il leur était reproché d’avoir grièvement blessé une personne au cours de la bagarre.
40. Par un jugement rendu le 17 janvier 2002, le tribunal correctionnel de Milas condamna entre autres le requérant à une peine d’amende pour s’être rendu coupable de coups et blessures sur la personne de S.S. avec la complicité de ses amis.
Le 5 novembre 2003, la Cour de cassation confirma ce jugement.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3 ET 13 DE LA CONVENTION
41. Le requérant allègue que les policiers lui ont infligé des mauvais traitements le 6 mars 2000 lorsqu’il a été conduit au commissariat de police après son arrestation. Il se plaint également de l’ineffectivité de l’enquête menée au sujet de sa plainte. Il invoque les articles 3 et 13 de la Convention.
La Cour estime que les griefs dont il s’agit n’appellent aucun examen sous l’angle de l’article 13, dans la mesure où l’intéressé ne se plaint pas de l’impossibilité pour lui de se prévaloir du système de réparation pécuniaire qui doit être mis en place au titre de cette disposition, combinée avec l’article 3 (Abdullah Yaşa et autres c. Turquie, no 44827/08, § 31, 16 juillet 2013).
Par conséquent, la Cour est invitée à dire si les faits de l’espèce relèvent des manquements par les autorités de l’État défendeur aux obligations tant matérielles que procédurales qui lui incombent en vertu de l’article 3, libellé comme suit :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
42. Le Gouvernement récuse ces griefs.
A. Sur la recevabilité
43. Dans ses observations, le Gouvernement excipait du non-épuisement des voies de recours internes : soulignant que la procédure interne concernant la plainte du requérant était alors pendante devant une juridiction interne, il estimait que les griefs du requérant étaient prématurés.
44. En réplique, le requérant a contesté cette thèse. Selon lui, compte tenu de la durée excessive de la procédure, il convient de considérer que les voies de recours internes sont devenues ineffectives.
45. La Cour rappelle à titre liminaire sa jurisprudence selon laquelle, si un requérant a, en principe, l’obligation de tenter loyalement divers recours internes avant de saisir la Cour, elle tolère que le dernier échelon de ces recours ne soit atteint que postérieurement au dépôt de la requête, pourvu que la décision finale soit connue le jour où elle est amenée à statuer sur la recevabilité (Yelden et autres c. Turquie, no 16850/09, § 40, 3 mai 2012).
46. La Cour observe que le requérant a introduit sa requête devant elle le 17 août 2007, alors que la procédure pénale était pendante devant la Cour de cassation.
Elle note toutefois qu’il n’est pas contesté que, le 6 septembre 2013, soit avant que la Cour eût statué sur la recevabilité de l’affaire, la cour d’assises de Milas a décidé de mettre fin à la procédure diligentée à l’encontre des accusés pour prescription.
Ainsi, la procédure pénale, à laquelle le requérant s’était constitué partie intervenante, s’est soldée par la prescription de l’infraction présumée à l’issue d’une procédure qui a duré plus de treize ans.
47. Il est vrai que le requérant pouvait théoriquement encore contester l’arrêt de la cour d’assises de Milas devant la Cour de cassation. Toutefois, la Cour observe que, lorsque la cour d’assises a décidé de mettre fin à la procédure pénale pour prescription, cette procédure avait déjà duré plus de treize ans. Par conséquent, et ayant égard à la clarté de la disposition interne régissant la prescription de l’infraction reprochée (paragraphe 37 ci-dessus), elle considère que, dans les circonstances particulières de l’affaire, le requérant n’était pas tenu de former un pourvoi en cassation.
48. Au vu de ce qui précède, rien dans le dossier ne permet de considérer que le requérant n’a pas tenté loyalement la voie pénale interne. Dans ces conditions, la Cour estime que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement ne peut être retenue.
49. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Sur les allégations de mauvais traitements
50. Le requérant allègue avoir subi le 6 mars 2000 au commissariat de police central de Milas des traitements contraires à l’article 3 de la Convention.
À l’appui, il présente trois rapports médicaux dont deux établis respectivement le jour même et le lendemain des incidents par les médecins de l’hôpital public de Milas et un troisième établi le 11 septembre 2003 par la Fondation pour les droits de l’homme d’İzmir.
51. Le Gouvernement défend pour thèse :
– qu’une altercation entre particuliers avait eu lieu le 6 mars 2000, et que c’est au cours de celle-ci que le requérant a été blessé ;
– qu’à la suite de l’intervention des forces de l’ordre, le requérant et les autres suspects ont été collectivement conduits à l’hôpital public de Milas, le jour même de l’incident ; et que ce n’est qu’après l’examen médical que le requérant a été conduit au commissariat de police central.
52. La Cour relève d’emblée que la chronologie des faits présentée par le Gouvernement ne cadre pas avec le procès-verbal d’arrestation dressé par les policiers et signé par les protagonistes de l’altercation entre particuliers (paragraphe 8 ci-dessus). En effet, il en ressort que ces derniers furent tout d’abord conduits au commissariat de police central de Milas avant d’être soumis à un examen médical à l’hôpital public de Milas aux environs de 18 heures.
53. Compte tenu du procès-verbal précité, la Cour parvient à la conclusion que le requérant n’a pas été soumis à un examen médical avant d’être conduit au commissariat central de police après son arrestation : arrêté à 16 h 15 le 6 mars, il n’a été soumis à un examen médical qu’aux environs de 18 heures à l’hôpital public de Milas.
Selon le requérant, c’est pendant ce laps de temps que les policiers lui auraient infligé des brutalités dans les locaux du commissariat de police, après quoi il a été conduit à l’hôpital où il a reçu des soins médicaux.
54. Le Gouvernement conteste les allégations du requérant.
55. La Cour rappelle d’abord que des allégations de mauvais traitements doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés (voir, mutatis mutandis, Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 30, série A no 269). Pour l’établissement des faits, elle se sert du critère de la preuve « au‑delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d’un faisceau d’indices ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (voir, parmi d’autres, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000‑VII). À cet égard, lorsqu’un individu est placé en garde à vue alors qu’il se trouve en bonne santé et que l’on constate qu’il est blessé au moment de sa libération, il incombe à l’État de fournir une explication plausible sur l’origine des blessures (Salman, précité, § 99).
56. En l’espèce, la Cour relève que le requérant, arrêté à 16 h 15, n’a été soumis à un examen médical qu’aux environs de 18 heures à l’hôpital public de Milas. Selon le rapport dressé lors de cet examen, celui-ci présentait des traces de violences au niveau de l’œil gauche et de la tête. En outre, le médecin a placé le requérant sous surveillance médicale pendant une certaine période. Le lendemain, immédiatement après son élargissement, le requérant a été soumis à un nouvel examen médical. Le rapport établi à cet égard fait état de douleurs au dos et de cervicalgies et confirme les traces déjà observées sur l’œil gauche et la tête du requérant (paragraphes 13 et 16 ci‑dessus).
57. La Cour observe que les positions des parties sont radicalement opposées quant à l’origine des blessures : pour le requérant, l’altercation entre particuliers n’était pour rien dans les blessures relevées sur son corps, qui résultaient uniquement des violences exercées sur lui par les policiers après son arrestation ; pour le Gouvernement, ces blessures n’avaient qu’une seule origine, à savoir l’altercation violente qui avait opposé des particuliers entre eux avant l’arrivée de la police et l’arrestation du requérant.
58. Au vu des divergences existant entre les explications fournies par chacune des parties, la Cour estime ne pas être en mesure, à partir des éléments dont elle dispose, d’affirmer avec un degré de certitude en accord avec sa propre jurisprudence que les lésions du requérant sont le résultat de violences qui lui auraient été infligées postérieurement à son arrestation le 6 mars 2000 à partir de 16 h 15 dans les locaux du commissariat de police central de Milas ; et ce, pour les raisons suivantes.
59. En premier lieu, la Cour observe qu’il ressort du procès-verbal d’arrestation (paragraphe 8 ci-dessus) et des déclarations du requérant faites devant la police (paragraphe 15 ci-dessus) qu’une bagarre s’était produite entre des particuliers et que les uns et les autres avaient échangé des coups de poing. Elle relève en effet qu’il est établi qu’une altercation violente entre des particuliers a bien eu lieu le 6 mars 2000, et estime qu’il n’est pas exclu qu’une partie voire l’intégralité des blessures du requérant trouve son explication dans ce contexte. Il est vrai que le requérant est par la suite, devant le tribunal, revenu sur ses déclarations initiales ; toutefois, il a bien authentifié sa signature apposée sur celle-ci (paragraphe 31ci-dessus).
60. En deuxième lieu, les déclarations des témoins obtenues à des différents stades de l’instruction et du procès pénal sont loin d’être concordantes et ont évolué avec le temps. Ainsi, trois témoins présents dans les locaux de la police ont déclaré que quatre policiers avaient placé le requérant dans une pièce séparée pour lui donner des coups de poing et des coups de pied (paragraphe 20 ci-dessus). Quoi qu’il en soit, les témoins A.S., S.S. et H.S., qui s’étaient mêlés avec le requérant à l’altercation entre particuliers et se sont trouvés placés en garde à vue en même temps que lui, ont contredit les déclarations des trois témoins précités et ont déclaré que les policiers n’avaient battu personne pendant leur garde à vue (paragraphe 23 ci-dessus).
Certes, on peut considérer que les déclarations de ces témoins-là étaient sujettes à caution, dans la mesure où ils avaient été les adversaires du requérant lors de l’altercation en question. Toutefois, la Cour observe que les témoignages allant dans le sens des allégations du requérant ont évolué au fil du temps, comme d’ailleurs les déclarations du requérant lui-même. En effet, lors de l’instruction, le 4 juillet 2000, Y.Y., H.K. et M.R.K. avaient déclaré simplement que quatre policiers avaient placé le requérant dans une pièce séparée pour lui donner des coups de poing et des coups de pied ; ce n’est que devant le tribunal correctionnel que ceux-ci déclarèrent, comme le requérant de son côté, qu’ils avaient tous les quatre été victimes de violences lors de cette garde à vue (paragraphe 31 ci-dessus).
61. La Cour observe enfin que le délai entre l’arrestation du requérant, à 16 h 15, et sa conduite à l’hôpital, à 18 heures, était relativement court pour en tirer des conclusions tangibles. Sur ce point, la présente espèce diffère sensiblement de l’affaire Türkan c. Turquie (no [33086/04](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2233086/04%22%5D%7D), § 42, 18 septembre 2008), où le requérant n’avait été soumis à un examen médical que trois jours après son arrestation et où la Cour a supposé que le requérant était en bonne santé avant son placement en garde à vue. Dans ce contexte, la Cour a alors conclu que le Gouvernement ne pouvait tirer bénéfice de son manquement à offrir à une personne en garde à vue une garantie essentielle à sa protection pour prétendre, sans risque d’être contredit, que les blessures litigieuses étaient antérieures à la garde à vue de l’intéressé (arrêt précité, § 43, comparer aussi avec Feodorov c. République de Moldova, no 42434/06, §§ 64 et 68, 29 octobre 2013).
62. Dès lors, un examen des faits de la présente affaire ne fait pas ressortir des éléments permettant à la Cour d’établir au-delà de tout doute raisonnable que les blessures révélées sur le corps du requérant soient produites après l’arrestation. La Cour ne s’estime donc pas en mesure de conclure à une violation matérielle de l’article 3 de la Convention s’agissant des mauvais traitements allégués par le requérant.
Par conséquent, il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention quant à son volet matériel.
2. Sur le caractère effectif des investigations menées
63. Le requérant réitère son grief.
64. Le Gouvernement conteste l’allégation du requérant selon laquelle l’enquête menée à l’encontre du policier en cause n’était pas effective.
65. La circonstance que la Cour ne puisse en l’espèce conclure que le requérant a été victime de mauvais traitements (paragraphe 62 ci-dessus) ne prive pas nécessairement le grief tiré de l’article 3 de son caractère défendable (voir, entre autres, Boyle et Rice c. Royaume-Uni, 27 avril 1988, § 52, série A no 131). La conclusion de la Cour quant au volet matériel ne porte pas atteinte à l’obligation de mener une enquête effective sur la substance du grief (voir Baltaş c. Turquie, no 50988/99, § 58, 20 septembre 2005).
66. La Cour rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3, cette disposition requiert, sans préjudice de tout autre recours disponible en droit interne, une enquête approfondie et effective (Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 133, CEDH 2004‑IV (extraits)). Cette enquête doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. Il s’agit là d’une obligation non pas de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris des mesures raisonnables pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. De même, il est nécessaire que les personnes responsables de l’enquête et celles effectuant les investigations soient indépendantes de celles impliquées dans les événements, en excluant tout lien hiérarchique ou institutionnel et en exigeant également une indépendance pratique.
67. Par ailleurs, la Cour rappelle que les exigences procédurales de l’article 3 s’étendent au-delà du stade de l’instruction préliminaire lorsque, comme en l’espèce, celle-ci a entraîné l’ouverture de poursuites devant les juridictions nationales : c’est l’ensemble de la procédure, y compris la phase de jugement, qui doit satisfaire aux impératifs de cette disposition (Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 65, CEDH 2006‑XII).
68. La Cour a déjà conclu que lorsqu’un agent public est accusé de crimes concernant des actes de torture ou des mauvais traitements, il est de la plus haute importance que la procédure et la condamnation ne se heurtent pas à la prescription et que l’application de mesures telles que l’amnistie ou la grâce ne soit pas autorisée. Elle a estimé en particulier que les autorités nationales ne devaient en aucun cas donner l’impression d’être disposées à laisser de tels traitements impunis (Marguš c. Croatie [GC], no 4455/10, § 126, CEDH 2014 (extraits)).
69. En l’espèce, la Cour note que le parquet a ouvert une enquête immédiatement après l’incident et qu’une procédure pénale a été engagée contre les policiers impliqués dans l’incident, mais que cette procédure s’est soldée par l’extinction de l’action publique pour cause de prescription.
70. La Cour remarque d’abord que l’enquête et la procédure subséquente dans leur ensemble ont été très longues. La procédure a commencé le 17 mai 2000 par le dépôt de la plainte et s’est soldée par le constat de la prescription de l’action publique par l’arrêt du 6 septembre 2013 de la cour d’assises. Elle a ainsi duré plus de treize ans et trois mois. En particulier, alors que le tribunal correctionnel n’avait déjà rendu son jugement que le 17 avril 2007, plus de cinq années se sont encore écoulées avant que la Cour de cassation ne vienne infirmer ce jugement. Par la suite, le 26 février 2013, c’est-à-dire environ onze ans et six mois après l’introduction de l’acte d’accusation, le tribunal correctionnel s’était déclaré incompétent pour connaître de l’affaire et l’a renvoyé devant la cour d’assises.
Or, une réponse rapide des autorités est essentielle pour préserver la confiance du public dans le principe de la légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux commis par des agents publics (Güzel (Zeybek) c. Turquie, no 71908/01, § 81, 5 décembre 2006 ; voir aussi Indelicato c. Italie, no 31143/96, § 37, 18 octobre 2001).
71. La Cour conclut que cette durée de la procédure, qui a conduit à l’extinction de l’action pénale, ne saurait se concilier avec l’obligation des autorités de faire la lumière sur les responsabilités avec célérité et que ce manquement constitue en soi une violation des exigences procédurales de l’article 3 de la Convention.
72. Partant, il y a eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
73. Le requérant se plaint du défaut de célérité de la procédure pénale menée contre les policiers. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention.
74. Le Gouvernement récuse ces griefs.
75. La Cour observe qu’en l’espèce, le requérant s’est constituée partie intervenante à la procédure engage contre les policiers à des fins purement répressives. En effet, il n’a jamais formulé une demande de réparation ni réservé ce droit. Dès lors, la Cour estime que le requérant s’est constituée partie intervenante dans le seul but d’obtenir la condamnation pénale des accusés et non pas pour protéger ou obtenir des droits de caractère civil. La constitution de partie intervenante du requérant dans la procédure pénale litigieuse n’entre donc pas dans le champ d’application de l’article 6 § 1 de la Convention.
76. La Cour déclare donc cette partie de la requête irrecevable pour incompatibilité ratione materiae avec la Convention, en application de son article 35 §§ 3 et 4 (Perez c. France [GC], no [47287/99](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2247287/99%22%5D%7D), § 56, CEDH 2004‑I ; Halat c. Turquie, no 23607/08, § 61, 8 novembre 2011).
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
77. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
78. Le requérant réclame 20 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi. Il demande également 2 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. À cet égard, il présente une copie de la convention d’honoraires signée entre lui et son avocat.
79. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
80. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 12 500 EUR pour dommage moral. Par ailleurs, elle rappelle que, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour alloue au requérant l’intégralité de la somme réclamée à ce titre, à savoir 2 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt.
81. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 3 et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement) :
i) 12 500 EUR (douze mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii) 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration de ce délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 février 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Abel CamposAndrás Sajó
Greffier adjointPrésident