QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE PETRO CARBO CHEM S.E. c. ROUMANIE
(Requête no 21768/12)
ARRÊT
Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation d’un actionnaire minoritaire pour son discours médiatique sur la gestion du dirigeant de la principale entreprise chimique roumaine • Question d’intérêt général visant la libre circulation d’informations et d’idées dans le domaine des activités de puissantes sociétés commerciales et la responsabilisation de leurs dirigeants vis-à -vis des intérêts à long terme de leur entreprise • Marge d’appréciation réduite • Limites plus larges de la critique admissible du gérant • Informations communiquées portant sur des questions financières susceptibles d’avoir une incidence sur le patrimoine de la société requérante • Déclarations non dépourvues de base factuelle ou fondées sur des informations fausses ou trompeuses • Intention d’ouvrir un débat sur la gestion de l’entreprise et non de la mettre en danger • Impossibilité de parfaire les déclarations ou de les retirer avant leur publication • Discours dépourvu de détails sur la vie privée du dirigeant ou d’expression injurieuses • Effet dissuasif de la sanction pécuniaire symbolique • Nécessité de très solides raisons pour justifier des restrictions à la liberté d’expression dans le cadre de débats sur des questions d’intérêt public au sujet d’une grande entreprise • Absence de juste équilibre entre les intérêts concurrents
STRASBOURG
30 juin 2020
DÉFINITIF
30/09/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Petro Carbo Chem S.E. c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :
Yonko Grozev, président,
Faris Vehabović,
Iulia Antoanella Motoc,
Branko Lubarda,
Carlo Ranzoni,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Péter Paczolay, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée (no 21768/12) dirigée contre la Roumanie et dont une entreprise européenne de type holding, Petro Carbo Chem S.E. (« la société requérante »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 9 avril 2012,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain le 10 juillet 2015,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 juin 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne le rejet de l’action civile que la société requérante, actionnaire minoritaire de l’entreprise roumaine Oltchim S.A. Râmnicu Vâlcea (« Oltchim »), avait engagée contre C.R., président directeur général de cette entreprise, aux fins de la protection de sa réputation dans le cadre d’un conflit médiatique portant principalement sur la manière dont C.R. gérait la société Oltchim. Elle a trait également à la condamnation de la société requérante à l’issue de cette procédure à payer à C.R. une somme symbolique au titre de la réparation du préjudice moral subi par ce dernier à raison de l’atteinte portée à son droit au respect de sa réputation. La société requérante invoque les articles 8 et 10 de la Convention.
EN FAIT
2. La société requérante a été fondée en 2007. Elle a son siège social à Duisburg, en Allemagne. Elle a été représentée par Me Timoianu, avocat exerçant à Bucarest.
3. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, en dernier lieu par Mme O. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.
1. L’EXPOSITION MéDIATIQUE DU CONFLIT
4. La société requérante détient notamment de nombreux sites industriels en Europe, dont une usine chimique en Pologne. En 2007, elle devint actionnaire minoritaire d’Oltchim, entreprise cotée en bourse qui détenait la plus grande usine chimique de Roumanie et dont l’État roumain était l’actionnaire majoritaire (54 % du capital social).
5. En 2008, un conflit concernant la gestion et la stratégie commerciale d’Oltchim opposa la société requérante au président directeur général de l’entreprise roumaine, C.R. Tous deux s’exprimèrent dans un média, qui reproduisit les déclarations qu’ils avaient faites au sujet de la situation économique d’Oltchim et des désaccords existant entre les organes de direction de cette entreprise et la société requérante.
6. Le 14 mars 2008, une chaîne nationale de télévision spécialisée dans le domaine des affaires, The Money Channel TV, publia sur son site Internet un article intitulé « Oltchim accusée à Bruxelles d’avoir bénéficié d’aides d’État lors de sa privatisation ». Dans cet article, la société requérante et les représentants d’Oltchim s’exprimaient au sujet d’une plainte dont la société requérante avait saisi la Direction générale de la concurrence à Bruxelles et dans laquelle elle dénonçait une augmentation de capital qui avait été opérée par le biais d’une conversion des créances de l’État en actions, opération qui constituait, selon la société requérante, une aide d’État. La partie pertinente en l’espèce de cet article se lisait comme suit :
« (...) Les actionnaires minoritaires d’Oltchim accusent les autorités roumaines et les organes de gestion de la société de dissimuler la situation réelle des dettes et de convertir, d’une manière illégale, les créances de l’État en actions. « La décision d’augmenter le capital social a été prise pour faire couvrir les dettes d’Oltchim par les actionnaires minoritaires », a déclaré W.Z., l’administrateur de [la société requérante].
Une partie des actionnaires minoritaires a décidé de saisir Bruxelles au sujet d’une éventuelle aide d’État. « Il n’est pas normal qu’une entreprise ne paie pas les intérêts ou pénalités [liés à ses dettes]. Cette conversion n’apportera rien à Oltchim, ni à AVAS, car elle n’aura pas l’effet d’une réelle augmentation de capital », a déclaré le consultant juridique A.L.
C.R., le PDG d’Oltchim, conteste toutes les accusations portées par certains actionnaires minoritaires. Il déclare que la plainte déposée par [la société requérante] à Bruxelles contre l’augmentation du capital social n’est qu’une tentative pour bloquer la privatisation d’Oltchim et pousser celle-ci à la faillite. [Il soutient que] le but visé est le rachat ultérieur d’Oltchim à un prix inférieur. [Il ajoute que la société requérante] souhaite acquérir à bon marché un paquet majoritaire d’actions et qu’elle fait tout pour déclencher une procédure judiciaire de liquidation d’Oltchim. [Il déclare que] la privatisation se fera, quel que soit le souhait des représentants de [la société requérante]
(...) Les actionnaires minoritaires affirment ne pas avoir accès à des informations exactes concernant les dettes de l’entreprise. Dans une lettre adressée au Conseil de la concurrence, ils allèguent que les dettes ont augmenté de manière importante dans un délai très court. Au début de l’année passée, les dettes étaient supérieures à 280 millions d’EUR, et elles ont dépassé les 430 millions d’EUR fin 2007. Le PDG, C.R., soutient que les dettes totales de l’entreprise s’élèvent à 210 millions d’USD (...) »
7. Le 17 avril 2008, le journal Cotidianul publia un article intitulé « Le directeur et l’actionnaire minoritaire d’Oltchim se font la guerre par voie de déclarations de presse », dont les parties pertinentes en l’espèce se lisaient ainsi :
« L’entreprise allemande [la société requérante] dénonce l’état de confusion que les organes de gestion de la société Oltchim ont créé en présentant des chiffres artificiels aux actionnaires, alors que le PDG de cette société affirme que [la société requérante] souhaite racheter l’entreprise [Oltchim] à bon marché.
Tous les plans de développement ainsi que les chiffres annoncés il y a dix jours par le PDG ont été démolis point par point par le principal actionnaire minoritaire, [la société requérante]. Tant la valeur de marché du groupement de Vâlcea que les investissements de centaines de milliers d’euros annoncés par le PDG ont été mis en doute par les investisseurs allemands, qui ont présenté leur propre version [de la situation] lors d’une conférence de presse. Selon C.R., fin octobre 2007, l’entreprise Oltchim a enregistré sa plus haute valeur historique, à savoir 1,5 milliard d’EUR.
« En réalité, le 11 octobre, lorsque les actions ont atteint leur point culminant, la capitalisation de l’entreprise s’élevait à 150 millions d’EUR seulement, soit dix fois moins que ce que M. C.R. avait annoncé », a précisé W.Z., directeur de développement chez [la société requérante]. Ce dernier a également affirmé qu’il ne croyait pas qu’il fût possible de réaliser le programme d’investissements de un milliard d’EUR annoncé par les organes de gestion d’Oltchim, car cela représenterait neuf fois la valeur de marché de l’entreprise et deux fois la valeur des dettes enregistrées. Du point de vue des Allemands, la plus grande faute envers les actionnaires minoritaires serait de convertir en actions les dettes de l’entreprise à l’égard de l’État, car une telle conversion diminuerait la participation des actionnaires minoritaires. D’après [la société requérante], la loi qui autorise cette opération a été adoptée le 11 avril par le président.
W.Z. a déclaré que le groupe qu’il représentait allait intenter un recours en justice contre la décision [de conversion des dettes en actions] et qu’il s’attendait à ce que l’UE ne la validât pas, car cela constituerait une aide d’État. Toutefois, le groupe allemand est prêt à apporter les fonds nécessaires (20 ou 50 millions d’EUR) pour pouvoir conserver sa participation actuelle.
Le directeur d’Oltchim contredit fermement les affirmations de W.Z. et accuse l’entreprise allemande de vouloir empêcher l’augmentation de la participation de l’État pour que seuls les actionnaires minoritaires puissent souscrire et que [la société requérante] devienne majoritaire. « Ils voudraient opérer une privatisation déguisée, par d’autres moyens, comme ils l’ont déjà fait en Pologne. Dans tous les cas, je vais saisir la justice, car, d’après des informations confidentielles, ils nous ont volé des clients en Allemagne » déclare C.R.
[La société requérante] détient environ 13 % des actions d’Oltchim. Le plus gros actionnaire est l’État, avec 53,26 % du capital social. Si les créances de l’État étaient converties en actions, P.C.C. détiendrait seulement 1 % des actions. »
8. Le 3 mars 2009, les représentants de la société requérante organisèrent une conférence de presse concernant la situation financière d’Oltchim. Le contenu de cette conférence fut publié sur le site Internet de la société requérante ([www.pcc.eu](http://www.pcc.eu)) et il se lisait comme suit, dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« (...) Pour [la société requérante], actionnaire, et pour M. P., membre du conseil d’administration, les résultats financiers provisoires déclarés à la fin 2008 sont effrayants. Oltchim a enregistré des pertes d’une valeur de 52,8 millions d’EUR. Ces pertes sont deux fois plus importantes si l’on établit une comparaison avec l’année 2007. L’entreprise se trouve actuellement, comme par le passé, en difficulté et les organes de direction la gèrent de plus en plus mal. Nous ne pouvons donc pas rester dans l’expectative, nous devons réagir. [La société requérante] a perdu la confiance qu’elle avait dans les organes de direction d’Oltchim. Ceux-ci ne sont ni transparents ni capables de trouver une solution viable pour Oltchim ; et pour ce qui concerne le problème déjà soulevé – la conversion – cette opération ne va pas résoudre les problèmes de l’entreprise. En mettant en œuvre un plan d’investissement massif au lieu d’analyser d’abord les raisons pour lesquelles Oltchim génère des pertes, la direction d’Oltchim fuit les problèmes que connaît la société. Selon [la société requérante], il en résultera une prise de risques très élevée, une augmentation de la dette de l’entreprise, qui atteindra très prochainement un milliard d’EUR, une augmentation importante des pertes et l’ouverture d’une procédure de liquidation de grande envergure à l’encontre d’Oltchim. Investir d’importants montants sans une restructuration préalable reviendrait à tenter de remplir le tonneau des Danaïdes. Depuis mai 2007, lorsqu’elle est devenue actionnaire d’Oltchim, [la société requérante] a beaucoup travaillé pour comprendre quels étaient la situation et le potentiel de cette entreprise. Nous estimons que, bien gérée, Oltchim possède un fort potentiel. [La société requérante] est intéressée par la privatisation. Oltchim est l’une des principales raisons pour lesquelles [la société requérante] a décidé le 30 janvier 2009 de vendre la division P.C.C. Rail à D.B. et de se concentrer sur le développement des marchés énergétiques et des produits chimiques en Europe. Cette vente donnera à [la société requérante] accès à des fonds propres plus importants pour lui permettre de réaliser des acquisitions dans le secteur chimique et de favoriser l’essor des entreprises ainsi acquises. »
9. Le 4 mars 2009, le quotidien Business Standard publia une interview que C.R. lui avait accordée et dont la partie pertinente en l’espèce se lisait comme suit :
« (...) Le PDG du groupement a tenu hier à répondre aux accusations portées par l’actionnaire minoritaire (...). selon lesquelles Oltchim était proche de la faillite en raison d’une gestion inefficace. Il a déclaré que la direction de l’entreprise allait assigner [la société requérante] en justice pour obtenir réparation des préjudices subis par le groupement. Selon C.R., [la société requérante] a souhaité agir comme un cheval de Troie dans l’actionnariat en rachetant un concurrent d’Oltchim en Pologne (...) « Les intérêts bancaires ont presque doublé à cause des accusations de [la société requérante], alors que nous sommes à jour avec les mensualités », a expliqué C.R. »
10. Le 6 mars 2009, le quotidien Adevarul publia un article intitulé « Après quatre ans de crise, retour au beau fixe » à la suite d’une interview donnée par C.R. sur la situation générale d’Oltchim. Les parties pertinentes en l’espèce de cet article se lisaient ainsi :
« Une bataille difficile avec les actionnaires minoritaires
C.R. a indiqué que les représentants du principal actionnaire minoritaire, [la société requérante], lui avaient proposé dans le passé de se joindre à elle pour engager contre l’État roumain une action en effacement de la créance qu’AVAS souhaitait transformer en actions. « Je leur ai dit qu’il n’y avait aucune raison d’agir ainsi, s’il nous était possible d’adopter une stratégie propre à permettre à l’État de récupérer son argent », a affirmé C.R. Selon lui, [la société requérante] bloquait depuis 2007 le développement de l’entreprise. « Malgré l’opposition de la direction, [la société requérante] a réussi à réaliser une diminution du capital, entraînant une baisse de la capitalisation boursière, qui est passée de un milliard à 100 millions d’EUR, alors que les dépenses avaient doublé », a déclaré C.R. « Ils ont affirmé que notre programme de développement était injustifié. Mais en Pologne ils ont suivi la même stratégie, ils ont copié notre plan », a poursuivi le directeur d’Oltchim en énumérant les mesures mises en œuvre, notamment la construction d’une centrale électrothermique et la mise en place d’une production de polyols, projets réalisés par [la société requérante] dans le cadre du groupement qu’elle détient en Pologne. Il est clair que leur intérêt est de faire baisser la valeur de l’entreprise, pour ensuite l’obtenir gratuitement et la fermer, car c’est le principal concurrent du groupement polonais. Il a ajouté que la proposition que [la société requérante] avait adressée aux actionnaires afin de le révoquer de ses fonctions n’avait aucune chance d’aboutir (...)
Que pensez-vous des affirmations du représentant de [la société requérante], actionnaire minoritaire, au sujet de l’imminence d’une faillite ?
« Il est impossible que l’entreprise fasse faillite tant qu’elle a des parts de marché, [qu’elle réalise] des performances opérationnelles et [qu’elle développe] des plans de restructuration. Les allégations en cause ne font que diminuer la valeur de l’entreprise, le but étant de permettre à leurs auteurs de la racheter à très bon marché (...) »
11. Le 16 mars 2009, le quotidien Curierul national publia un article intitulé « [La société requérante], le petit poisson qui mange le gros », qui citait les déclarations des représentants des deux entreprises comme suit :
« (...) aucune des mesures que l’État roumain a souhaité appliquer l’année passée pour assurer le bon fonctionnement d’Oltchim n’a été acceptée par l’actionnaire minoritaire (...), ce dernier usant de procédés tels que des notifications adressées à l’Union européenne. « Ainsi, le capital social n’a pas été augmenté et [la société requérante] a même contesté l’acquisition de l’entreprise A. », a affirmé le représentant d’Oltchim. Même si au cours de la semaine dernière [la société requérante] s’est déclarée intéressée par le rachat des 53,26 % de capital détenus par l’État (...) elle ne pourrait pas réaliser cette opération, car elle ne détient pas les fonds nécessaires et a préféré bloquer les mesures envisagées par l’État roumain qui auraient assuré un bon fonctionnement de l’entreprise.
« Nous nous préparons à investir et à prendre part à la privatisation d’Oltchim. Nous voulons les 53,26 % de capital détenus par l’État, en plus de nos actions. Si la privatisation n’a pas lieu, on se contentera de ce qu’on a actuellement », a précisé W.Z. (représentant de [la société requérante]) lors d’une conférence de presse.
« Toutefois, dans leurs déclarations publiques, les représentants [de la société requérante], W.P. et W.Z., désinforment constamment l’opinion publique, les investisseurs, les autorités roumaines et la Commission européenne en présentant d’une manière trompeuse Oltchim comme une entreprise au bord de la faillite », affirme le communiqué transmis par Oltchim (...) »
12. Toujours le 16 mars 2009, le portail Internet ICIS News, dédié à l’industrie chimique ([www.icis.com](http://www.icis.com)), reprit et publia une partie de la déclaration que la société requérante avait faite à la presse le 3 mars 2009 (paragraphe 8 ci-dessus) :
« En mettant en œuvre un plan d’investissement massif au lieu d’analyser d’abord les raisons pour lesquelles Oltchim génère des pertes, la direction d’Oltchim fuit les problèmes que connaît la société. »
13. Le 22 mars 2009, C.R. donna une interview qui fit l’objet d’un article publié dans l’hebdomadaire Săptămâna Financiară. Les parties pertinentes en l’espèce de cet article se lisaient comme suit :
« Le principal actionnaire minoritaire souhaite bloquer les plans de développement du groupement de Vâlcea et favoriser ainsi une entreprise polonaise qu’il contrôle (...) Une fois membre du conseil d’administration, M. P. a eu accès à toutes les informations confidentielles concernant le développement et les investissements d’Oltchim. À l’aide de ces informations, [la société requérante] a préparé le blocage de l’entreprise roumaine sur deux plans. D’un côté, elle s’est opposée aux tentatives d’Oltchim de mettre en œuvre un programme de restructuration et une stratégie de développement et, d’un autre côté, elle a engagé des investissements similaires dans l’usine chimique concurrente R., où elle est actionnaire majoritaire, créant un avantage considérable en faveur de l’entreprise polonaise sur le marché extérieur. De plus, ayant obtenu des informations sur l’intention d’Oltchim d’acquérir la division pétrochimique de l’entreprise A.P., [la société requérante] a essayé d’utiliser ces données à son profit. Elle a tenté de négocier cela directement, à Vienne (...) La transaction a échoué et les représentants de [la société requérante] ont déclaré que le prix demandé (...) était trop élevé (...) En réalité, cela ressemble à de l’espionnage industriel. D’après Mediafax, les représentants d’Oltchim ont accusé le directeur du développement de [la société requérante], W.Z., d’avoir été un collaborateur des services secrets polonais (...) Nos sources indiquent que P. et Z. sont des officiers supérieurs, qui ont fait leurs études au sein des services secrets de l’ex-URSS. Selon les instructions [que P. et Z.] reçoivent, ils agissent dans l’intérêt de certains cercles russes, en rachetant dans les pays cibles les entreprises stratégiques dans les domaines de l’énergie et de la pétrochimie. (...) [la société requérante] ne dispose pas des fonds nécessaires et essaie de bloquer l’activité de l’entreprise roumaine (...) Lorsque [les représentants de la société requérante] ont compris qu’Oltchim était soutenue par l’État roumain, ils ont intensifié leurs actions. Les représentants [de la société requérante] ont organisé une conférence de presse au cours de laquelle ils ont attaqué point par point la stratégie de développement. Ensuite, le 30 mars, ils ont convoqué l’assemblée générale des actionnaires, demandant le remplacement de C.R., le PDG, qui jusqu’alors leur avait tenu tête.
D’après certains rapports, [la société requérante] est soutenue en Roumanie par d’actuels ou d’anciens employés des services secrets. [La société requérante] exerce également une pression intense auprès de politiciens appartenant à des partis politiques importants. Les actions et les déclarations récentes des dirigeants de [la société requérante] concernant la situation d’Oltchim sont le reflet du conflit d’intérêts auquel fait face l’actionnaire minoritaire et des véritables intentions de la campagne de désinformation et de manipulation qu’il a menée ces derniers mois et qui vise les intérêts d’Oltchim et ceux de l’État roumain, en sa qualité d’actionnaire majoritaire. Reste à voir si [la société requérante] réussira à faire baisser la valeur de marché de l’entreprise chimique de Vâlcea, afin de la racheter à bas prix, ou si l’État roumain aura la force de contrecarrer les agissements de l’actionnaire concurrent. »
2. LA PROCéDURE JUDICIAiRE
1. L’action en responsabilité civile
14. Le 9 juin 2009, la société requérante saisit les juridictions nationales d’une action en responsabilité civile contre C.R. Elle lui reprochait d’avoir déclaré dans la presse locale et nationale (paragraphes 6-7, 9-11 et 13 ci‑dessus) qu’elle était responsable de la situation économique précaire d’Oltchim, qu’elle s’était opposée d’une manière frauduleuse à la conversion en actions de la dette envers l’État et qu’elle essayait de déprécier l’activité de l’entreprise. Elle considérait que les allégations de C.R. étaient fausses et diffamatoires et qu’elles avaient nui à sa réputation et à son image. C.R. forma une demande reconventionnelle, estimant que plusieurs déclarations publiques faites par les représentants de la société requérante (paragraphes 8 et 12 ci-dessus) portaient préjudice à son honneur et à sa réputation.
15. Par un jugement du 26 janvier 2010, le tribunal départemental de Vâlcea débouta la société requérante et accueillit la demande reconventionnelle. Il condamna la société requérante à des dommages et intérêts symboliques, à savoir 1 leu roumain (RON – soit environ 0,23 EUR), et ordonna la publication du jugement dans deux numéros consécutifs d’un journal national. Il jugea que l’intéressée, actionnaire minoritaire et concurrente directe d’Oltchim dans la zone de l’Europe centrale et orientale, avait mené contre les intérêts de l’entreprise et contre sa direction une guerre médiatique, qui visait implicitement C.R., personne publique ayant une certaine notoriété dans le milieu des affaires. Le tribunal considéra que, bien que la société requérante eût justifié par une intention de prudence, de diligence et de protection les propos, selon lui diffamatoires, qu’elle avait tenus dans la presse, toutes ses démarches avaient en réalité été dictées par un esprit de concurrence déloyale et un manque de loyauté. Il retint que les déclarations des représentants de la société requérante avaient renvoyé à l’opinion publique une image négative d’Oltchim et de son PDG et qu’elles avaient créé un état d’inquiétude chez les partenaires d’affaires.
16. Le tribunal jugea ensuite que dans ce contexte factuel les interventions de C.R. étaient censées calmer et apaiser les partenaires d’affaires et rétablir leur confiance. De plus, il releva que la société requérante avait tenté d’entraver l’octroi d’un prêt destiné à l’acquisition de l’entreprise A. en menant différentes procédures devant les juridictions roumaines et en faisant dans la presse des déclarations par lesquelles elle entendait propager l’idée que ce prêt constituait en réalité non pas un prêt remboursable, mais une aide d’État interdite dans l’Union européenne dans les conditions de l’économie de marché. Le tribunal considéra que la société requérante avait eu un comportement déloyal et non transparent, notamment en tentant d’acquérir à son propre compte l’entreprise A., alors que C.R. était en train de négocier l’achat de cette même société. En conclusion, « la guerre économique » s’était accompagnée d’une guerre médiatique, générant ainsi la méfiance dans le milieu des affaires, y compris le milieu bancaire, et cela au cours d’une période où l’économie mondiale traversait une véritable période de crise.
17. Le tribunal conclut que le comportement de C.R. n’était pas illicite, estimant que les actions de celui-ci étaient justifiées par sa qualité de PDG et qu’en cette qualité il avait agi de bonne foi, dans le respect des devoirs de prudence et de diligence et dans l’intérêt de son entreprise. Il considéra que ces éléments révélaient incontestablement l’absence d’une quelconque faute de la part du défendeur C.R. ou d’un quelconque préjudice moral susceptible d’engager sa responsabilité civile délictuelle. Pour ces raisons, il rejeta la demande de la société requérante.
18. Le tribunal déclara ensuite une nouvelle fois que la société requérante avait mené une campagne médiatique « agressive contre les intérêts d’Oltchim » et de sa direction, sa cible principale ayant été son PDG, C.R. Plus précisément, il considéra que la société requérante avait diffusé des informations tendancieuses visant à discréditer la direction d’Oltchim et à compromettre l’image et les relations commerciales de cette entreprise, situation qu’il jugea avoir porté atteinte au droit à l’honneur et à la réputation du PDG d’Oltchim. Il conclut que les propos de C.R. étaient des jugements de valeur, protégés par l’article 10 de la Convention.
19. La société requérante interjeta appel de ce jugement. Elle soutint principalement que le tribunal départemental avait procédé à un examen discriminatoire des deux actions et analysé la sienne de manière arbitraire et superficielle. Elle réitéra son argument selon lequel les propos de C.R. remplissaient les conditions nécessaires pour engager la responsabilité civile délictuelle de leur auteur, alors que ses propres déclarations n’avaient pas dépassé le cadre normal d’un discours critique, estimant qu’elle s’était bornée à exprimer sa position sur l’activité de la société dont elle était l’un des actionnaires et sur la manière dont cette société était gérée. Elle considéra que son droit au respect de sa liberté d’expression avait été méconnu par le tribunal départemental.
20. Par un arrêt du 23 juin 2010, la cour d’appel de Piteşti rejeta l’appel et confirma le jugement rendu en première instance. En ce qui concerne l’action de la société requérante, elle nota qu’il ressortait des pièces du dossier que le conseil d’administration d’Oltchim avait donné mandat à C.R., l’autorisant à employer tous les moyens légaux aptes à contrecarrer toute action qui viserait à diffamer l’entreprise ou qui porterait atteinte à ses intérêts économiques. Elle considéra que, eu égard à ses fonctions et à ses attributions légales et statutaires, C.R. avait agi de bonne foi et avec la conviction de protéger l’intérêt de son entreprise. La cour d’appel observa en outre que la société requérante n’avait pas apporté la preuve de ce que celui-ci eût poursuivi un intérêt personnel. Dans ces conditions, elle conclut que le comportement de C.R. ne pouvait passer pour illicite et qu’aucun préjudice n’avait été causé. Quant à la demande reconventionnelle, la cour d’appel estima que le tribunal départemental avait à bon droit jugé que les déclarations de la société requérante revêtaient un caractère illicite, qu’elles outrepassaient les limites de la liberté d’expression, qu’elles avaient causé un préjudice moral et qu’il existait un lien de causalité entre ces déclarations et le préjudice causé.
21. Saisie d’un recours par la société requérante, la Haute Cour de cassation et de justice rejeta le recours de la société requérante pour défaut de fondement et confirma l’arrêt de la cour d’appel de Piteşti par un arrêt définitif qu’elle rendit le 24 janvier 2012. Elle jugea qu’aucun des motifs de recours prévus à l’article 304 du Code de procédure civile n’était fondé en l’espèce.
2. Les autres procédures judiciaires
22. Le 31 mars 2011, le tribunal de première instance de Vâlcea rejeta définitivement une plainte pénale qu’Oltchim avait déposée contre les représentants de la société requérante. Dans cette plainte, Oltchim reprochait à la société requérante d’avoir utilisé des informations confidentielles aux fins de créer un avantage commercial pour sa filiale polonaise. Le tribunal considéra qu’aucune preuve ne corroborait les faits à l’origine de la plainte pénale.
23. Par une décision du 28 décembre 2012, le tribunal départemental de Vâlcea rejeta une action en concurrence déloyale qu’Oltchim avait intentée contre la société requérante. Oltchim reprochait à cette dernière de s’être servie d’une manière abusive de sa qualité d’actionnaire pour entraver les plans de développement d’Oltchim et d’avoir mené dans la presse une campagne de dénigrement fondée sur de fausses informations. Le tribunal départemental conclut qu’aucun acte de concurrence déloyale ne pouvait être imputé à la société requérante.
24. Par une décision définitive du 13 mai 2014, le tribunal départemental de Timiş débouta Oltchim de l’action qu’elle avait engagée contre deux représentants de la société requérante et dans laquelle elle leur reprochait d’avoir empêché une augmentation du capital social et d’avoir mené une campagne médiatique de dénigrement. Il jugea que les déclarations litigieuses étaient fondées sur des données publiques concernant Oltchim, qui attestaient la précarité de sa situation financière.
3. La procédure devant la commission européenne
25. Le 15 septembre 2009, sur notification de l’État roumain et de la société requérante et après un examen préliminaire, la Commission européenne ouvrit, conformément à l’article 108 § 2 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (« TFUE » – ex-article 88 § 2 du Traité instituant la Communauté européenne, « TCE »), une procédure formelle d’examen afin de déterminer si les opérations de conversion en actions de la créance que l’État détenait sur Oltchim, d’une part, et la garantie bancaire couvrant un prêt que la société susmentionnée entendait obtenir pour procéder à la modernisation de ses capacités de production, d’autre part, constituaient des aides d’État prohibées par l’article 107 du TFUE (ex-article 87 § 2 du TCE).
26. Par une décision du 7 mars 2012, la Commission européenne conclut que la conversion litigieuse n’impliquait pas d’aide d’État et, pour ce qui concerne la deuxième mesure, clôtura la procédure formelle d’examen à la suite du retrait par l’État roumain de sa notification à cet égard.
27. En avril 2016, la Commission européenne ouvrit une enquête approfondie afin de déterminer si certaines mesures que la Roumanie avait prises pour soutenir Oltchim, après l’échec de sa privatisation en septembre 2012, étaient conformes aux règles de l’Union européenne (« l’UE ») en matière d’aides d’État. Le 17 décembre 2018, elle conclut que le financement public qui avait été octroyé par la Roumanie à Oltchim, d’un montant total de près de 335 millions d’EUR majoré des intérêts, n’était pas compatible avec les règles de l’UE en matière d’aides d’État et qu’il devait être récupéré. En vertu de l’article 16 § 3 du règlement (UE) 2015/1589 du Conseil du 13 juillet 2015, cette décision était exécutoire.
4. Développements ultérieurs
28. Ainsi qu’il ressort des informations complémentaires fournies par les parties, Oltchim fit l’objet en janvier 2013 d’une procédure de redressement judiciaire, puis, en mai 2019, après une vaine tentative de privatisation, d’une procédure de liquidation judiciaire. La société requérante continua à augmenter sa participation au capital social d’Oltchim. En 2018, elle détenait 32 % des actions, l’État roumain demeurant l’actionnaire majoritaire.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
29. Les dispositions pertinentes en l’espèce de l’ancien code civil roumain, en vigueur avant le 1er octobre 2011, se lisaient comme suit :
Article 998
« Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. »
Article 999
« Chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence. »
LE CADRE JURIDIQUE INTERNational PERTINENT
30. L’article 107 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne se lit comme suit dans sa partie pertinente en l’espèce :
« 1. Sauf dérogations prévues par les traités, sont incompatibles avec le marché intérieur, dans la mesure où elles affectent les échanges entre États membres, les aides accordées par les États ou au moyen de ressources d’État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions.
2. Sont compatibles avec le marché intérieur :
a) les aides à caractère social octroyées aux consommateurs individuels, à condition qu’elles soient accordées sans discrimination liée à l’origine des produits,
b) les aides destinées à remédier aux dommages causés par les calamités naturelles ou par d’autres événements extraordinaires,
(...) »
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
31. La société requérante voit dans sa condamnation au paiement de dommages-intérêts prononcée par le tribunal départemental de Vâlcea le 26 janvier 2010 à raison des propos tenus par elle à l’égard de C.R. une méconnaissance de son droit à la liberté d’expression. Elle invoque l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
1. Sur la recevabilité
32. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) La société requérante
33. La société requérante soutient qu’en tant qu’actionnaire minoritaire elle était en droit d’exprimer son opinion sur l’activité d’Oltchim et sur la façon dont l’entreprise était gérée. Elle indique qu’Oltchim était une entreprise cotée en bourse qui, selon elle, faisait face à une situation financière extrêmement difficile depuis 2003, et que les informations concernant sa situation économique étaient donc connues. Elle ajoute que des rapports publics établis par des auditeurs indépendants attestaient des pertes financières d’Oltchim. Elle affirme que les informations litigieuses divulguées concernaient uniquement la situation financière de l’entreprise et non des éléments secrets ou confidentiels susceptibles de porter atteinte à la vie privée de C.R.
34. La société requérante considère que, face au refus des organes de gestion d’Oltchim de communiquer avec elle, les propos qui ont été tenus, selon elle dans le respect du devoir de loyauté et de discrétion, lors de la conférence de presse (paragraphe 8 ci-dessus), avaient pour but d’alerter l’opinion publique au sujet d’un problème d’intérêt général. Elle indique que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international avaient d’ailleurs exprimé des inquiétudes quant à la stratégie d’Oltchim et au risque d’une liquidation judiciaire et que, malgré tous ces avertissements, la liquidation judiciaire d’Oltchim a quand même été prononcée (paragraphe 28 ci-dessus), entraînant de lourdes conséquences financières. Elle renvoie à la jurisprudence de la Cour (Heinisch c. Allemagne, no 28274/08, §§ 89-90, CEDH 2011 (extraits)) et considère que l’intérêt général qui s’attache à la révélation de dysfonctionnements dans l’activité d’une société publique prévaut sur la protection de la réputation professionnelle et des intérêts commerciaux de celle-ci. La société requérante soutient que la sanction que le tribunal départemental de Vâlcea lui a infligée l’a dissuadée d’entreprendre des démarches pour défendre ses droits en tant qu’actionnaire minoritaire d’Oltchim.
b) Le Gouvernement
35. Le Gouvernement estime que le fond du débat litigieux se rapportait à une question d’intérêt général, à savoir la gestion de l’une des plus importantes entreprises roumaines à l’époque des faits. Il ne conteste pas l’existence d’une ingérence dans l’exercice par la société requérante de son droit à la liberté d’expression, mais considère que cette ingérence avait une base légale (paragraphe 29 ci-dessus), qu’elle avait pour but la protection de la réputation de C.R. et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique. Sur ce dernier point, il expose que les tribunaux internes ont rendu leurs décisions après avoir analysé le contenu des déclarations qui avaient été faites pendant la conférence de presse organisée par la société requérante (paragraphe 8 ci-dessus) et de celles qui étaient contenues dans l’article publié sur un portail Internet dédié à l’industrie chimique (paragraphe 12 ci-dessus), selon lesquelles Oltchim avait subi des pertes « effrayant[e]s » susceptibles d’entraîner une « liquidation de grande envergure ». Il indique que ces déclarations ont créé un état de panique parmi certains partenaires d’affaires d’Oltchim, ce que le tribunal départemental de Vâlcea aurait considéré comme constituant une violation manifeste du droit de C.R. au respect de son image et de sa réputation. Le Gouvernement ajoute que la société requérante avait deux représentants au sein du conseil d’administration d’Oltchim et qu’elle était tenue de respecter un devoir de prudence. Il invoque, à cet égard et mutatis mutandis, l’arrêt Marchenco c. Ukraine (no 4063/04, § 45, 19 février 2009).
36. Le Gouvernement plaide que la présente affaire concerne des actionnaires minoritaires mécontents des décisions prises par la direction de leur société et qu’elle est donc différente d’affaires du type « lanceurs d’alerte ». Il soutient que les allégations de la société requérante constituent des imputations de fait, considérant le langage technique utilisé (pertes « effrayantes », « augmentation importante des pertes », « liquidation de grande envergure ») et la volonté de provoquer un état de panique. Il argue que l’intéressée a utilisé une stratégie de communication trompeuse, indiquant que les pertes financières importantes subies en 2008 par Oltchim en raison de la crise financière globale n’ont fait l’objet d’aucune alerte dans le cadre du groupe dont la société requérante faisait partie, mais qu’elles ont au contraire été largement médiatisées en Roumanie et attribuées à une mauvaise gestion. Enfin, il expose que la sanction infligée à la société requérante était symbolique (paragraphe 15 ci-dessus) et qu’elle a eu des conséquences insignifiantes pour l’intéressée.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’existence d’une ingérence « prévue par la loi » et visant un « but légitime »
37. La Cour relève d’emblée que les parties conviennent que la condamnation civile de la société requérante pour atteinte à l’honneur et à la réputation de C.R. constitue une ingérence dans l’exercice par elle de son droit à la liberté d’expression. C’est également l’opinion de la Cour, qui constate en outre que l’ingérence était prévue par la loi, en l’occurrence les articles 998 et 999 de l’ancien code civil (paragraphe 29 ci-dessus). La Cour note que la mesure incriminée visait la protection de la réputation de C.R., et poursuivait donc un but légitime au sens de l’article 10 § 2 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Heinisch, précité, § 49).
Il reste à déterminer si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
b) Sur la nécessité de l’ingérence « dans une société démocratique »
1. Principes généraux
38. La Cour rappelle les principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 10, tels qu’elle les a exposés notamment dans les arrêts Handyside c. Royaume-Uni (7 décembre 1976, §§ 48-50, série A no 24) et Fressoz et Roire c. France ([GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I). La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. La Cour observe en outre que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général. La marge d’appréciation des États est en effet réduite en matière de débat touchant à l’intérêt général (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, §§ 158-159, 23 juin 2016, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 167, 27 juin 2017).
39. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 et à la lumière de l’ensemble de l’affaire les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il lui faut en particulier s’assurer que les autorités nationales se sont fondées sur une appréciation acceptable des faits (Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 52, série A no 323), que l’ingérence litigieuse était proportionnée aux objectifs légitimes poursuivis et que les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Sur ce dernier point, la Cour doit considérer l’atteinte litigieuse à la lumière de la teneur des déclarations incriminées ainsi que du contexte dans lequel elles s’inscrivaient. La nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération (voir, par exemple, Gündüz c. Turquie, no 35071/97, § 42, CEDH 2003-XI). Par ailleurs, la Cour rappelle la distinction qu’il convient d’opérer entre les déclarations de fait et les jugements de valeur. Si la matérialité des premières peut se prouver, les secondes ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Toutefois, même en présence de jugements de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une base factuelle pour la déclaration incriminée puisque même un jugement de valeur totalement dépourvu de base factuelle peut se révéler excessif (Pinto Pinheiro Marques c. Portugal, no 26671/09, § 43, 22 janvier 2015, et les nombreuses références qui y sont citées).
40. Les principes généraux applicables dans les affaires où le droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention doit être mis en balance avec le droit au respect de la vie privée énoncé à l’article 8 de la Convention ont été exposés par la Cour dans les arrêts de Grande Chambre Von Hannover c. Allemagne (no 2) ([GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 109‑113, CEDH 2012) et Axel Springer AG c. Allemagne ([GC], no 39954/08, §§ 90-95, 7 février 2012). La Cour a ainsi posé un certain nombre de critères dans le contexte de la mise en balance des droits en présence, parmi lesquels notamment la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, le comportement antérieur de celle-ci, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, le mode d’obtention des informations et leur véracité (Axel Springer AG, précité, §§ 90‑95, et Von Hannover (no 2), précité, §§ 109-113). Elle a également précisé que, dans ce type d’affaires, si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères susmentionnés, il faut des raisons sérieuses pour que la Cour substitue son avis à celui des juridictions internes (Von Hannover (no 2), précité, § 107, et Axel Springer AG, précité, § 88).
41. La Cour rappelle enfin que les grandes entreprises s’exposent inévitablement et sciemment à un examen attentif de leurs actes et, de même que pour les hommes et les femmes d’affaires qui les dirigent, les limites de la critique admissible sont plus larges à leur égard qu’à l’égard d’un simple particulier. Toutefois, en plus de l’intérêt général que revêt un débat libre sur les pratiques commerciales, il existe un intérêt concurrent à protéger le succès commercial et la viabilité des entreprises pour le bénéfice des actionnaires et des employés mais aussi pour le bien économique au sens large. L’État jouit par conséquent d’une marge d’appréciation quant aux recours dont une entreprise doit bénéficier en droit interne pour contester la véracité d’allégations susceptibles de nuire à sa réputation et pour en limiter les effets (Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 94, CEDH 2005‑II, et Kuliś et Różycki c. Pologne, no 27209/03, § 35, 6 octobre 2009).
2. Application de ces principes en l’espèce
42. La Cour note d’emblée que la société requérante soutient que les déclarations litigieuses avaient pour but de critiquer la gestion d’Oltchim, dont elle était actionnaire minoritaire et, notamment, d’attirer l’attention de l’opinion publique sur l’existence d’un risque important de liquidation judiciaire (paragraphes 33-34 ci-dessus).
43. La Cour observe que les propos de la société requérante portaient non pas sur des aspects de la vie privée de C.R. mais sur la façon dont celui‑ci gérait l’activité d’Oltchim (voir, mutatis mutandis, Sabou et Pircalab c. Roumanie, no 46572/99, § 39, 28 septembre 2004). Dans ce contexte, s’agissant du discours d’un actionnaire minoritaire au sujet de l’avenir de la principale entreprise chimique roumaine dont l’actionnaire majoritaire était l’État roumain (paragraphe 4 ci-dessus), la Cour considère que les propos litigieux portaient sur une question d’intérêt général visant la libre circulation d’informations et d’idées dans le domaine des activités de puissantes sociétés commerciales (voir, mutatis mutandis, Steel et Morris, précité, § 95) ainsi que dans le domaine de la responsabilisation des dirigeants de ce type d’entreprise afin de les amener à tenir compte des intérêts à long terme de leur entreprise, questions qui appellent un niveau élevé de protection de la liberté d’expression et, par conséquent, une marge d’appréciation réduite pour des États contractants (voir la jurisprudence citée au paragraphe 38 ci-dessus).
44. La Cour note ensuite que C.R. était gérant de l’une des plus importantes entreprises roumaines à l’époque des faits, fonction qui, dans les circonstances particulières de l’espèce, l’exposait à un examen attentif de ses actes, les limites de la critique admissible étant plus larges à son égard (voir, mutatis mutandis, Steel et Morris, précité, § 94, et Verlagsgruppe News GmbH c. Autriche (no 2), no 10520/02, § 36, 14 décembre 2006).
45. En l’espèce, sans conclure à une quelconque répercussion concrète sur la vie privée de C.R., le tribunal départemental de Vâlcea, dont la décision a été entièrement confirmée en appel (paragraphe 20 ci-dessus) et en cassation (paragraphe 21 ci-dessus), a centré son analyse sur les conséquences négatives que les propos tenus par la société requérante avaient emportées pour l’image d’Oltchim et sur la guerre médiatique qui avait été source de méfiance dans le milieu des affaires lié à Oltchim (paragraphes 15-18 ci-dessus). Le tribunal a fait référence à C.R. en le présentant comme une personne publique qui avait une certaine notoriété dans le milieu des affaires et qui s’était vu attribuer une image négative dans l’opinion publique (paragraphe 15 ci-dessus), mais il n’a pas pris en considération les critères ressortant de la jurisprudence de la Cour citée aux paragraphes 38-41 ci-dessus. En particulier, les juges roumains n’ont pas examiné si les déclarations de la société requérante contribuaient à un débat d’intérêt général et n’ont pas dûment pris en compte si C.R. avait participé activement aux débats dans les médias, l’éventuelle véracité de ses propos et la forme des déclarations. De plus, la Cour constate que les tribunaux internes n’ont pas admis que le litige portait sur un conflit entre le droit à la liberté d’expression et celui à la protection de la réputation (voir, mutatis mutandis, Dyundin c. Russie, no 37406/03, § 33, 14 octobre 2008).
46. Dans ces circonstances, et compte tenu du contexte de l’affaire, la Cour est d’avis que des raisons sérieuses justifient qu’elle substitue son avis à celui des juridictions internes (voir, notamment, la jurisprudence citée au paragraphe 40 in fine ci-dessus).
47. Elle observe en particulier que la plupart des informations communiquées portaient sur des questions financières susceptibles d’avoir une incidence sur le patrimoine de la société requérante : décision de procéder à une augmentation de capital par la conversion en actions de la créance de l’État, ce qui, d’après la société requérante, impliquait une aide d’État prohibée par la législation européenne (paragraphes 6 et 8 ci-dessus) ; accumulation importante des dettes de l’entreprise (paragraphe 6 ci‑dessus) ; capitalisation réelle nettement inférieure à celle annoncée par la direction et risque d’une diminution de la participation des actionnaires minoritaires en cas d’augmentation du capital par conversion de la dette en actions (paragraphe 7 ci-dessus) ; défaut de transparence de la direction et incapacité de celle-ci à trouver des solutions viables pour l’entreprise, risques de pertes financières très importantes exposant l’entreprise à la faillite et besoin de restructurer l’entreprise avant de poursuivre les investissements (paragraphe 8 ci-dessus).
48. Pour ce qui est du contexte des propos tenus par la société requérante, la Cour note qu’ils s’inscrivent dans le cadre d’un conflit médiatique entre les deux sociétés ayant entraîné des accusations réciproques et des répliques de leurs dirigeants. C’est ainsi que la société requérante fut accusée par C.R. d’avoir agi comme un cheval de Troie (paragraphe 9 ci-dessus), d’avoir cherché à faire baisser la valeur d’Oltchim (paragraphe 10 ci-dessus), et d’avoir été gérée par des collaborateurs des services secrets ayant fait leurs études dans l’ex-URSS et ayant agi dans l’intérêt de certains cercles russes (paragraphe 13 ci-dessus). De plus, s’agissant de la décision d’augmenter le capital d’Oltchim par la conversion en actions de la créance de l’État, opération que la société requérante disait illégale, la Cour observe que la Commission européenne a conclu qu’il ne s’agissait pas d’une aide incompatible avec les règles de l’UE (paragraphes 25-26 ci-dessus). Toutefois, elle note que la Commission européenne a sanctionné le financement public ultérieur octroyé à Oltchim (paragraphe 27 ci-dessus), ce qui pouvait en partie justifier les craintes exprimées par la société requérante quant au non-respect par le management d’Oltchim de la législation européenne en matière d’aides d’État (paragraphe 30 ci-dessus).
49. En ce qui concerne les informations relatives à une accumulation très importante des dettes et à un risque de faillite, les allégations de la société requérante n’étaient pas dépourvues de fondement factuel et rien ne donne à penser que l’intéressée ait divulgué des informations inexactes de manière délibérée ou imprudente. D’ailleurs, ni les tribunaux internes ni le Gouvernement n’ont contesté la réalité de ces informations (paragraphes 15, 35-36 ci-dessus). De surcroît, la Cour relève que les inquiétudes exprimées par la société requérante n’étaient pas infondées, étant donné que la procédure de liquidation judiciaire d’Oltchim a été ouverte quelques années après la condamnation de celle-ci (paragraphe 28 ci-dessus).
50. La Cour observe en outre que la situation financière difficile d’Oltchim ne semble pas avoir prêté à controverse entre les parties et représentait une information publique (paragraphes 6 et 24 in fine ci‑dessus).
51. De plus, elle note que les motifs avancés par le tribunal départemental de Vâlcea pour justifier la condamnation de l’intéressée (utilisation d’informations confidentielles, actes de concurrence déloyale et campagne de dénigrement visant à empêcher une augmentation de capital) ont été tous infirmés par les décisions définitives de justice rendues à la suite des procédures engagées par Oltchim contre la société requérante (paragraphes 22-24 ci-dessus). Autrement dit, aucune faute civile ou pénale concernant les aspects soulignés par le tribunal départemental de Vâlcea (paragraphes 15-18 ci-dessus) n’a été retenue contre l’intéressée. Les éléments versés au dossier ne permettent donc pas de conclure que les déclarations de la société requérante étaient dépourvues de toute base factuelle ou fondées sur des informations fausses ou trompeuses.
52. Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère qu’il n’existe pas suffisamment d’éléments confirmant la thèse du Gouvernement selon laquelle la société requérante souhaitait créer un état de panique et nuire ainsi aux intérêts commerciaux d’Oltchim (paragraphe 36 ci-dessus). Elle estime que l’intention de la société requérante était plutôt d’ouvrir un débat sur la question de la gestion de l’entreprise dans laquelle elle avait une participation, et non de mettre en danger le succès commercial et la viabilité de l’entreprise pour ses actionnaires et employés et pour le bien économique au sens large. Son discours semble donc avoir été motivé par la volonté d’exercer un contrôle actif sur l’entreprise afin d’améliorer sa gouvernance et de favoriser la création de valeur à long terme.
53. Quant à la forme des déclarations litigieuses, la Cour observe que les propos de la société requérante ont été reproduits et diffusés soit dans des articles de presse rédigés par des journalistes, soit lors d’une conférence de presse organisée par la société requérante (paragraphes 6, 7, 8 et 12 ci‑dessus). S’agissant des articles de presse, elle relève que les déclarations litigieuses ont été faites oralement et ensuite rapportées par la presse et que l’on peut donc présumer que dans un tel contexte il n’y avait aucune possibilité pour la société requérante de les reformuler, de les parfaire ou de les retirer avant leur publication (voir, mutatis mutandis, Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 48, CEDH 1999-VIII). De même, le fait qu’une partie desdites déclarations aient été tenues pendant une conférence de presse a ôté à la société requérante la possibilité de les parfaire ou de les retirer avant qu’elles fussent rendues publiques (voir, mutatis mutandis, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 54 in fine, CEDH 2011). Se penchant sur les termes utilisés par la société requérante, la Cour constate qu’ils n’ont ni révélé de détails de la vie privée de C.R., ni comporté d’expressions injurieuses ou d’allégations dépourvues de base factuelle (voir, notamment, la jurisprudence citée au paragraphe 39 in fine ci-dessus), mais qu’ils ont principalement exprimé des opinions sur la façon dont C.R. gérait l’activité d’Oltchim (paragraphe 43 ci-dessus).
54. Pour ce qui est de la sanction infligée, la Cour observe que la société requérante soutient que la sanction a principalement eu pour effet de limiter ses droits en tant qu’actionnaire minoritaire d’Oltchim (paragraphe 34 ci‑dessus, in fine). Bien que la sanction imposée en l’espèce ne fût que symbolique et qu’elle n’ait eu aucun impact pécuniaire pour la société requérante (paragraphe 15 ci-dessus), la Cour constate qu’elle pouvait avoir un effet dissuasif (voir, mutatis mutandis, Tatár et Fáber c. Hongrie, nos 26005/08 et 26160/08, § 41, 12 juin 2012).
55. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère qu’en l’espèce les juges internes n’ont pas correctement mis en balance la nécessité de protéger la réputation de C.R. et celle d’assurer le respect des normes de la Convention, en vertu desquelles de très solides raisons doivent exister pour justifier que l’on impose des restrictions à la liberté d’expression dans le cadre de débats sur des questions d’intérêt public (voir la jurisprudence citée au paragraphe 38 ci-dessus) au sujet d’une grande entreprise.
56. Il s’ensuit que la mise en balance des intérêts concurrents effectuée par les juridictions internes n’a pas été suffisamment inspirée par les critères ressortant de la jurisprudence citée au paragraphe 40 ci-dessus (voir, mutatis mutandis, Ibragim Ibragimov et autres c. Russie, nos 1413/08 et 28621/11, §§ 107-111, 28 août 2018). De plus, ces juridictions n’ont pas ménagé un juste équilibre entre, d’une part, la nécessité de préserver la réputation de C.R. et, d’autre part, la nécessité de protéger la liberté d’expression de la société requérante.
57. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
58. La société requérante reproche aux autorités nationales de ne pas avoir protégé son droit au respect de sa réputation contre une atteinte qui résulterait des déclarations publiques formulées par C.R. à son égard. Elle invoque l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...)
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
1. Arguments des parties
1. Le Gouvernement
59. Le Gouvernement soutient que le droit au respect de la réputation est un droit personnel qui, d’après lui, fait partie de l’identité personnelle et de l’intégrité psychologique d’une personne et dont les personnes morales ne peuvent pas bénéficier. Il estime que l’atteinte à la réputation d’une entreprise pourrait avoir des conséquences uniquement de nature commerciale, qui relèveraient alors de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Pour ces raisons, il considère que la requête doit être déclarée irrecevable pour incompatibilité ratione materiae.
60. Faute pour la société requérante de démontrer une atteinte importante à son droit au respect de sa réputation, la sanction infligée ayant été symbolique, le Gouvernement estime en outre qu’elle ne saurait être considérée comme « victime » au sens de l’article 35 de la Convention. Il expose que l’intéressée a augmenté sa participation au capital d’Oltchim même après le prononcé de la sanction litigieuse. Il ajoute que les articles de presse à l’origine de la sanction litigieuse faisaient également référence à W.Z., un administrateur de la société requérante, qui n’était pas requérant devant la Cour. Pour toutes ces raisons, le Gouvernement demande à la Cour de déclarer ce grief irrecevable pour incompatibilité ratione personae.
2. La société requérante
61. La société requérante invite la Cour à rejeter les deux exceptions soulevées par le Gouvernement. En ce qui concerne la première exception, elle soutient que la notion de vie privée au sens de l’article 8 de la Convention ne se prête pas à une définition exhaustive et qu’exclure les entreprises du champ d’application de cet article équivaudrait à un traitement discriminatoire. Elle indique que la Cour a déjà fait application de l’article 8 de la Convention dans des relations d’affaires impliquant des individus. Elle ajoute que lorsque des personnes morales invoquent le droit à la liberté d’expression, la Cour effectue une mise en balance entre ce droit et le droit concurrent au respect de la réputation.
62. En ce qui concerne la deuxième exception formulée par le Gouvernement, la société requérante réplique que le groupement économique dont elle fait partie et qui bénéficiait d’une position très importante sur le marché mondial des produits chimiques n’a plus été perçu dans ses relations d’affaires comme un partenaire fiable et de confiance sur le marché roumain et qu’à la suite des déclarations litigieuses de C.R. ses plans concrets de développement ont été bloqués. Elle ajoute que les répercussions ont été les mêmes en ce qui concerne ses propres investisseurs et partenaires d’affaires internationaux potentiels.
2. Appréciation de la Cour
63. La Cour n’estime pas nécessaire de se pencher sur les questions de savoir si la réputation d’une entreprise relève de la notion de « vie privée » au sens de l’article 8 § 1 de la Convention (voir, notamment, Firma EDV für Sie, EfS Elektronische Datenverarbeitung Dienstleistungs GmbH c. Allemagne (déc.), no 32783/08, § 23, 2 septembre 2014, où cette question a été laissée ouverte) et si, en l’espèce, la société requérante a fait l’objet d’atteintes à sa réputation atteignant le seuil de gravité nécessaire pour que l’article 8 trouve à s’appliquer. En effet, à supposer même que cette disposition soit applicable, le grief soulevé par la société requérante est de toute manière irrecevable pour défaut manifeste de fondement, pour les raisons exposées ci-dessous.
64. En l’espèce, la société requérante se plaint que l’État n’a pas protégé sa réputation contre les déclarations publiques faites par C.R. à son égard, lesquelles auraient amoindri ses chances de développer ses affaires sur le marché roumain et porté atteinte à la réputation dont elle disait jouir auprès de partenaires commerciaux internationaux.
65. La Cour rappelle avoir conclu que le droit à la réputation est un droit protégé par l’article 8 de la Convention et que les États ont l’obligation positive d’assurer sa protection (Karakó c. Hongrie, no 39311/05, § 18, 28 avril 2009). Elle renvoie également aux principes énoncés au paragraphe 40 ci-dessus et rappelle avoir établi une série de critères pour la mise en balance du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention avec le droit au respect de la vie privée énoncé à l’article 8 de la Convention. Un autre élément d’importance particulière en l’espèce, qui permet d’évaluer la justification d’une déclaration contestée, est la distinction entre les déclarations de fait et les jugements de valeur (voir, notamment, la jurisprudence citée au paragraphe 39 in fine ci-dessus).
66. La Cour rappelle que, pour remplir son obligation positive de garantir à une personne les droits tirés de l’article 8, l’État peut être amené à restreindre dans une certaine mesure les droits garantis par l’article 10 à une autre personne. Lors de l’examen de la nécessité de cette restriction dans une société démocratique aux fins de la « protection de la réputation ou des droits d’autrui », la Cour peut ainsi être appelée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre dans la protection de deux valeurs garanties par la Convention et qui peuvent apparaître en conflit (Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 74, 29 mars 2016). Elle rappelle encore que le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants, que les obligations à la charge de l’État soient positives ou négatives (Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 46, CEDH 2003-III). De même, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 60, CEDH 2001-I).
67. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour note d’abord que la société requérante reprochait à C.R. d’avoir fait des déclarations dans la presse l’accusant d’être responsable de la situation économique précaire d’Oltchim, de s’être opposée d’une manière frauduleuse à la conversion en actions de la dette envers l’État et d’avoir essayé de déprécier l’activité de l’entreprise (paragraphe 14 ci-dessus).
68. La Cour note ensuite que les propos de C.R. répondaient aux critiques que la société requérante avait formulées en ce qui concerne la gestion d’Oltchim (paragraphes 6-7, 9-11 et 13 ci-dessus). Il ressort de la motivation des décisions rendues par les juridictions internes que C.R., en sa qualité de PDG, a essayé de défendre les intérêts d’Oltchim et exprimé ainsi plusieurs opinions sur les activités de la société requérante dans le but de calmer et d’apaiser ses partenaires d’affaires et de rétablir leur confiance (paragraphe 16 ci-dessus). Dans le même contexte, C.R. a également essayé de défendre sa gestion de l’entreprise à la suite de l’image négative que la société requérante avait donnée de ses compétences managériales (paragraphe 15 ci-dessus). De ce fait, la Cour considère que les propos litigieux portaient sur une question d’intérêt général visant la libre circulation d’informations et d’idées dans le domaine des activités de puissantes sociétés commerciales (voir, mutatis mutandis, Steel et Morris, précité, § 95).
69. Pour ce qui est de la notoriété de la personne visée, la Cour note que la société requérante était une importante entreprise détenant de nombreux sites industriels en Europe et, en même temps, actionnaire d’Oltchim, entreprise cotée en bourse, qui détenait la plus grande usine chimique de Roumanie (paragraphe 4 ci-dessus), ce qui l’exposait à un examen attentif de ses actes, les limites de la critique admissible étant plus larges à son égard (voir, mutatis mutandis, Steel et Morris, précité, § 94, et, mutatis mutandis, Verlagsgruppe News GmbH précité, § 36).
70. Quant au contenu des propos litigieux, la Cour note que C.R. reprochait à la société requérante de s’être opposée à la privatisation d’Oltchim afin d’en devenir par la suite actionnaire majoritaire (paragraphes 6 et 7 ci-dessus) ; d’avoir agi contre les intérêts d’Oltchim en rachetant l’un de ses concurrents en Pologne (paragraphes 7 et 9 ci-dessus) ; d’avoir voulu bloquer le développement d’Oltchim et provoquer sa fermeture (paragraphes 10-11 ci-dessus) ; d’avoir utilisé des informations confidentielles au détriment d’Oltchim, ou de l’avoir espionné par le biais de managers qui auraient été des collaborateurs des services secrets (paragraphe 13 ci-dessus).
71. La Cour constate que la plupart des propos de C.R. portaient sur des questions liées à un éventuel affrontement concurrentiel opposant l’entreprise qu’il dirigeait à la société requérante. Ces propos traduisaient les craintes de ce dirigeant quant à la possibilité que la société requérante prît le contrôle d’Oltchim, qu’elle utilisât sa participation au conseil d’administration pour saisir des opportunités d’affaires, voire qu’elle souhaitât la liquidation de l’entreprise roumaine afin de consolider sa position dominante dans le même secteur d’activités. Dans ce contexte et compte tenu de la jurisprudence citée aux paragraphes 38-41 ci-dessus, la Cour estime que ces propos, même s’ils renferment une certaine dose d’exagération, s’apparentent à des jugements de valeur. Pour ce qui est des allégations concernant l’appartenance de W.Z., P. et Z. aux services secrets (paragraphe 13 ci-dessus), la Cour constate que ces propos ne concernaient pas la société requérante, mais trois de ses managers. Ces derniers auraient pu, s’ils l’avaient souhaité, saisir les tribunaux internes d’une action tendant à faire engager la responsabilité civile de C.R. à cet égard (paragraphe 29 ci‑dessus).
72. S’agissant de la forme des propos litigieux, la Cour observe qu’ils ont été reproduits et diffusés dans des articles de presse rédigés par des journalistes, contexte dans lequel l’intéressé n’avait aucune possibilité de les reformuler, de les parfaire ou de les retirer avant leur publication (voir la jurisprudence citée au paragraphe 53 ci-dessus).
73. Enfin, s’agissant des conséquences de ces propos, la Cour rappelle avoir établi une distinction entre une atteinte à la réputation de nature commerciale d’une entreprise, laquelle n’a pas de dimension morale, et une atteinte à la réputation d’un individu, qui concerne son statut et implicitement sa dignité (Uj c. Hongrie, no 23954/10, § 22, 19 juillet 2011, et Magyar Tartalomszolgáltatók Egyesülete et Index.hu Zrt c. Hongrie, no 22947/13, § 84, 2 février 2016). En l’espèce, faute d’éléments suffisants propres à prouver l’impact des propos de C.R. sur les chances de la société requérante de poursuivre ses investissements sur le marché roumain ou d’agir en tant que partenaire d’affaires international (paragraphe 62 ci‑dessus), la Cour ne peut spéculer sur l’éventuel préjudice subi à cet égard.
74. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation et n’ont pas méconnu leur obligation positive de garantir à la société requérante le droit au respect effectif de sa réputation.
Dès lors, elle conclut que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
75. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
76. La société requérante demande la réparation du préjudice moral qu’elle estime avoir subi. Elle laisse la détermination du montant à l’appréciation de la Cour.
77. Le Gouvernement considère que la société requérante n’a pas respecté les exigences imposées par l’article 60 §§ 1 et 2 du règlement de la Cour et il invite celle-ci à rejeter ses prétentions.
78. La Cour constate que la société requérante réclame une indemnité pour préjudice moral, dont elle laisse le montant à l’appréciation de la Cour. Faisant preuve d’une certaine souplesse en ce qui concerne le dommage moral, la Cour a déjà accepté d’examiner des prétentions dont les requérants n’avaient pas chiffré le montant, ce type de dommage ne se prêtant pas à un calcul ou à une quantification précise (Nagmetov c. Russie [GC], no 35589/08, § 72, 30 mars 2017).
79. Toutefois, eu égard aux circonstances de l’espèce, la Cour estime que le constat d’une violation représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par la société requérante.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le grief formulé sur le terrain de l’article 10 de la Convention recevable et le restant de la requête irrecevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit que le présent arrêt constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage pouvant avoir été subi par la société requérante.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 juin 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Andrea TamiettiYonko Grozev
GreffierPrésident