TROISIÈME SECTION
AFFAIRE VELJKOVIC-JUKIC c. SUISSE
(Requête no 59534/14)
ARRÊT
Art 8 • Vie privée et familiale • Révocation d’une autorisation d’établissement en Suisse d’une mère de famille suite à une peine privative de liberté pour infraction en matière de stupéfiants et interdiction temporaire d’entrée sur le territoire • Dix-neuf ans de séjour et bonne intégration en Suisse • Vie familiale effective de la requérante avec son mari et ses trois enfants • Comportement irréprochable depuis sa remise en liberté • Tribunal fédéral ayant accordé une grande importance à la gravité de l’infraction mais ayant également pris en compte le jeune âge de la requérante, son enfance et la partie de sa jeunesse passées en Bosnie-Herzégovine, la possibilité d’intégration de sa famille dans l’un des pays de destination possibles • Examen suffisant et convaincant des éléments pertinents et mise en balance circonstanciée des intérêts en cause • Interdiction d’entrée sur le territoire suisse pour une durée limitée de sept ans et possible demande de suspension provisoire de la décision pour rendre visite aux proches • Marge d’appréciation des autorités nationales non dépassée • Mesures non mises à exécution • Souhait de la Cour européenne d’une réévaluation par les autorités nationales de la situation de la requérante avant de décider de mettre ces mesures à exécution
STRASBOURG
21 juillet 2020
DÉFINITIF
21/10/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Veljkovic-Jukic c. Suisse,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Paul Lemmens, président,
Georgios A. Serghides,
Helen Keller,
María Elósegui,
Gilberto Felici,
Erik Wennerström,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu la requête (no 59534/14) dirigée contre la Confédération suisse et dont une ressortissante croate, Mme Renata Veljkovic-Jukic (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 26 août 2014,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement suisse (« le Gouvernement ») le 29 mars 2016 et d’informer également le gouvernement croate qu’il a la possibilité d’intervenir dans la procédure (article 36 § 1 de la Convention et article 44 du règlement de la Cour),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 juin 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
La requête concerne la révocation de l’autorisation d’établissement de la requérante suite à sa condamnation pénale pour une infraction à la loi sur les stupéfiants.
EN FAIT
1. La requérante est née le 25 novembre 1980 et réside à Gerlafingen. Elle a été représentée par Me U. Tschagger, avocat à Grenchen, qui n’exerce plus depuis le 1er novembre 2018.
2. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. A. Chablais, de l’Office fédéral de la justice.
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPECE
1. La genèse de l’affaire
3. La requérante, qui vécut les quatorze premières années de sa vie en Bosnie-Herzégovine, rejoignit son père en Suisse en mars 1995. Elle y obtint une autorisation d’établissement.
4. Suite à son divorce de son premier mari en 2011, elle épousa, le 14 décembre 2012, un ressortissant serbe avec lequel elle vivait depuis 2006. Son mari arriva en Suisse à l’âge de huit ans et y réside, depuis 1991, au bénéfice d’une autorisation d’établissement. Le couple a deux filles, nées respectivement en 2007 et en 2012, et un fils, né en 2008.
5. En 2009, la requérante a été amendée à quatre reprises pour excès de vitesse.
6. Par un arrêt du 20 juin 2012, le tribunal supérieur du canton de Zurich, statuant en appel, condamna la requérante à trois ans de peine privative de liberté, dont 30 mois avec sursis, pour infraction à la loi sur les stupéfiants et conduite d’un véhicule en état d’incapacité. Il lui fut reproché de s’être rendue coupable, en avril 2010, du trafic de près d’1 kg d’héroïne pure et de 56 g de cocaïne pure, pour un chiffre d’affaires d’environ 120 000 francs suisses (CHF) en trois semaines, dont 6 000 CHF devaient lui revenir, et d’avoir conduit un véhicule après avoir consommé de la cocaïne.
7. La requérante purgea sa peine en régime de semi-détention. Le 21 juillet 2013, elle fut libérée de l’exécution de celle-ci.
8. Le 30 août 2013, la requérante comptait 22 actes de défauts de biens à son encontre, et avait une dette globale d’une valeur de 36 775 francs suisses (CHF), soit environ 33 730 euros (EUR).
2. La révocation de l’autorisation d’établissement de la requérante
9. Par une décision du 20 septembre 2013, invoquant la condamnation de la requérante à une peine privative de liberté de longue durée, l’Office des migrations du canton de Soleure révoqua son autorisation d’établissement et prononça son renvoi de Suisse.
10. Par un arrêt du 27 novembre 2013, le tribunal administratif du canton de Soleure rejeta le recours de la requérante contre cette décision.
11. Par un arrêt du 4 juillet 2014, le Tribunal fédéral rejeta le recours de la requérante contre l’arrêt du tribunal administratif.
12. Le Tribunal fédéral estima que l’intérêt en matière de politique de sécurité à l’éloignement de la requérante primait sur ses intérêts privés. Il releva qu’il n’était pas contesté qu’un motif de révocation de l’autorisation d’établissement de la requérante était donné en l’espèce en raison de sa condamnation à une peine privative de liberté de 36 mois, conformément à l’article 62 lettre b de la loi fédérale sur les étrangers (paragraphe 18 ci‑dessous). Ce motif était également valable pour des personnes qui, comme la requérante, avaient séjourné en Suisse depuis plus de quinze ans sans interruption et de manière légale (article 63 alinéa 1 lettre a de cette même loi – paragraphe 18 ci-dessous). Se référant à l’article 96 § 1 de la loi fédérale sur les étrangers (paragraphe 18 ci-dessous) ainsi qu’à sa propre jurisprudence en la matière, il rappela que, dans une telle affaire, la proportionnalité de la mesure devait être examinée, soulignant que la révocation de l’autorisation d’établissement d’un étranger séjournant en Suisse depuis longtemps devait se faire avec une retenue particulière. Il ajouta qu’une telle mise en balance était également requise conformément à l’article 8 de la Convention.
13. À cet égard, le Tribunal fédéral souligna que le tribunal administratif du canton de Soleure avait relevé de façon pertinente que la jurisprudence de la Cour suivait une pratique très sévère à l’encontre des auteurs de délits en lien avec le trafic de stupéfiants ne présentant pas de toxicodépendance. Il releva que la condamnation de la requérante en matière de stupéfiants ne constituait pas le premier jugement pénal à son encontre, rappelant les diverses amendes dont elle avait écopé pour des violations parfois graves des règles de la circulation et considérant qu’elles mettaient en évidence un certain mépris pour l’ordre juridique suisse. Il indiqua que le pronostic plutôt favorable s’agissant du risque de récidive devait être relativisé au regard du motif purement financier du délit commis en matière de trafic de stupéfiants et des aspects de prévention générale pouvant être pris en considération pour les étrangers qui ne peuvent pas invoquer l’accord sur la libre circulation des personnes conclu entre la Suisse et la Communauté européenne et ses États membres. À ce propos, il précisa que la requérante était une ressortissante de la Croatie, pays à l’égard duquel le protocole d’élargissement dudit accord n’avait pas été ratifié.
14. Le Tribunal fédéral considéra que la dureté de la mesure de renvoi après 18 ans de séjour en Suisse se trouvait relativisée du fait que la requérante avait passé toute son enfance et presque toute sa jeunesse en Bosnie-Herzégovine. Il jugea la réintégration de la requérante dans ce pays d’autant moins difficile que sa mère, qui y vivait encore, constituait un point d’attache significatif malgré son hospitalisation dans une clinique. Il précisa que vu le jeune âge de la requérante, un retour en Bosnie-Herzégovine, en Serbie ou en Croatie ne paraissait pas inexigible. Il concéda que la séparation avec ses enfants constituerait une grande restriction pour la vie de famille de la requérante, relevant toutefois qu’elle l’avait elle-même mise en danger par son comportement. Le Tribunal fédéral indiqua que le mari de la requérante pouvait la suivre dans son pays d’origine, du fait qu’il possédait la nationalité serbe, et qu’une émigration n’était pas problématique pour les enfants qui se trouvaient encore dans un âge leur permettant de s’adapter. Il releva que si la famille devait rester en Suisse, les contacts pourraient être maintenus par des visites et l’usage des moyens de communication à disposition.
15. Enfin, le Tribunal fédéral précisa que la condamnation pénale de la requérante n’empêchait pas de manière définitive l’octroi d’une nouvelle autorisation de séjour s’il ne devait pas s’avérer exigible que ses proches la suivent à l’étranger et si son comportement pouvait permettre une réintégration en Suisse après un séjour d’une durée appropriée à l’étranger.
16. Par une lettre du 27 août 2014, l’Office des migrations du canton de Soleure informa la requérante qu’il avait également prononcé une interdiction du territoire à son encontre allant du 31 août 2014 au 30 août 2021.
17. D’après les informations soumises à la Cour par les parties, la mesure de renvoi de la requérante n’a pas encore été exécutée. Dans une lettre du 13 février 2020 adressée en réponse à la demande de la Cour, la requérante a indiqué que sa situation était inchangée et qu’elle poursuivait son travail comme opératrice de machine dans une entreprise suisse. Dans sa réponse du 28 avril 2020, le Gouvernement a confirmé que la décision de révocation du 20 septembre 2013 de l’Office des migrations du canton de Soleure était toujours valable et que l’obligation de la requérante de quitter le territoire suisse persistait. Il a précisé que « cependant, les autorités cantonales compétentes ont renoncé à recourir à des mesures visant le renvoi forcé de la requérante, dans l’attente du résultat de la procédure pendante auprès de la Cour. »
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. LE DROIT INTERNE PERTINENT
18. Les dispositions pertinentes de la loi fédérale sur les étrangers (« LEtr », RS 142.20) du 16 décembre 2005 (révisée et renommée loi fédérale sur les étrangers et l’intégration « LEI » depuis le 1er janvier 2019), étaient libellées comme suit au moment des faits :
Article 43
(Conjoint et enfants étrangers du titulaire d’une autorisation d’établissement)
« 1. Le conjoint étranger du titulaire d’une autorisation d’établissement ainsi que ses enfants célibataires étrangers de moins de 18 ans ont droit à l’octroi d’une autorisation de séjour et à la prolongation de sa durée de validité aux conditions suivantes :
a. ils vivent en ménage commun avec lui ;
b. ils disposent d’un logement approprié ;
c. ils ne dépendent pas de l’aide sociale ;
d. ils sont aptes à communiquer dans la langue nationale parlée au lieu de domicile ;
e. la personne à l’origine de la demande de regroupement familial ne perçoit pas de prestations complémentaires annuelles au sens de la loi du 6 octobre 2006 sur les prestations complémentaires ni ne pourrait en percevoir grâce au regroupement familial.
(...) »
Article 62
(Révocation des autorisations et d’autres décisions)
« L’autorité compétente peut révoquer une autorisation, à l’exception de l’autorisation d’établissement, ou une autre décision fondée sur la présente loi, dans les cas suivants :
a. si l’étranger ou son représentant légal a fait de fausses déclarations ou a dissimulé des faits essentiels durant la procédure d’autorisation ;
b. l’étranger a été condamné à une peine privative de liberté de longue durée ou a fait l’objet d’une mesure pénale prévue aux articles 64 ou 61 du code pénal ;
c. il attente de manière grave ou répétée à la sécurité et l’ordre publics en Suisse ou à l’étranger, les met en danger ou représente une menace pour la sécurité intérieure ou extérieure de la Suisse ;
d. il ne respecte pas les conditions dont la décision est assortie ;
e. lui-même ou une personne dont il a la charge dépend de l’aide sociale. »
Article 63
(Révocation de l’autorisation d’établissement)
« L’autorisation d’établissement ne peut être révoquée que dans les cas suivants :
a. les conditions visées à l’art. 62 let. a ou b sont remplies ;
b. l’étranger attente de manière très grave à la sécurité et l’ordre publics en Suisse ou à l’étranger, les met en danger ou représente une menace pour la sécurité intérieure ou extérieure de la Suisse ;
c. lui-même ou une personne dont il a la charge dépend durablement et dans une large mesure de l’aide sociale.
L’autorisation d’établissement d’un étranger qui séjourne en Suisse légalement et sans interruption depuis plus de quinze ans ne peut être révoquée que pour les motifs mentionnés à l’al. 1 let. b et à l’art. 62 let. b. »
Article 67
(lnterdiction d’entrée)
« 1. Le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) interdit l’entrée en Suisse, sous réserve de l’al. 5, à un étranger frappé d’une décision de renvoi lorsque :
a. le renvoi est immédiatement exécutoire en vertu de l’art. 64d, al. 2, let. a à c ;
b. l’étranger n’a pas quitté la Suisse dans le délai imparti.
2. Le SEM peut interdire l’entrée en Suisse à un étranger lorsque ce dernier :
a. a attenté à la sécurité et à l’ordre publics en Suisse ou à l’étranger ou les a mis en danger ;
b. a occasionné des coûts en matière d’aide sociale ;
c. a été placé en détention en phase préparatoire, en détention en vue du renvoi ou de l’expulsion ou en détention pour insoumission (art. 75 à 78).
3. L’interdiction d’entrée est prononcée pour une durée maximale de cinq ans. Elle peut être prononcée pour une plus longue durée lorsque la personne concernée constitue une menace grave pour la sécurité et l’ordre publics.
(...)
5. Pour des raisons humanitaires ou pour d’autres motifs importants, l’autorité appelée à statuer peut exceptionnellement s’abstenir de prononcer une interdiction d’entrée ou suspendre provisoirement ou définitivement une interdiction d’entrée. À cet égard, il y a lieu de tenir compte notamment des motifs ayant conduit à l’interdiction d’entrée ainsi que de la protection de la sécurité et de l’ordre publics ou du maintien de la sécurité intérieure et extérieure de la Suisse, lesquels doivent être mis en balance avec les intérêts privés de l’intéressé dans le cadre d’une décision de levée. »
Article 96
(Pouvoir d’appréciation)
« Les autorités compétentes tiennent compte, en exerçant leur pouvoir d’appréciation, des intérêts publics, de la situation personnelle de l’étranger, ainsi que de son degré d’intégration.
Lorsqu’une mesure serait justifiée, mais qu’elle n’est pas adéquate, l’autorité compétente peut donner un simple avertissement à la personne concernée en lui adressant un avis comminatoire. »
2. LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTE
19. Dans son arrêt du 25 septembre 2009 (ATF 135 II 377), le Tribunal fédéral a estimé qu’il convenait, dans l’intérêt de la sécurité juridique et d’une application uniforme du droit fédéral, de fixer une limite à partir de laquelle une privation de liberté doit être considérée comme « de longue durée » au sens de l’article 62 lettre b de la loi fédérale sur les étrangers. Pour ce faire, il s’est référé à la limite à partir de laquelle, en raison d’un besoin de sanction élevé, le Code pénal suisse du 21 décembre 1937 n’offrait plus le choix entre une peine pécuniaire et ou une peine privative de liberté. Conformément à l’article 34 du Code pénal, dans sa teneur applicable à l’époque, tel était le cas lorsque la durée de la peine dépassait une année, respectivement 360 jours (depuis le 1er janvier 2018, cette durée est de 180 jours). Ainsi, l’autorisation de séjour peut être révoquée en application de l’article 62 lettre b de la loi fédérale sur les étrangers lorsque la personne est condamnée à une peine privative de liberté de plus d’une année. Cela étant, la révocation ou la non-prolongation de l’autorisation n’est justifiée que lorsque la pesée des intérêts dans l’affaire en question fait apparaître la mesure comme proportionnée. L’examen de la proportionnalité se fait notamment en fonction de la gravité de la faute, du degré d’intégration respectivement de la durée de la présence de la personne concernée en Suisse et des désavantages auxquels peut être exposée sa famille.
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
20. La requérante soutient que la révocation de son autorisation d’établissement suite à sa condamnation pénale porte atteinte à son droit au respect de la vie privée et familiale. Elle invoque l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
21. Le Gouvernement conteste cette thèse.
1. Sur la recevabilité
22. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) La requérante
23. La requérante ne conteste pas que la révocation de son autorisation d’établissement était fondée sur une base légale suffisante et que la mesure poursuivait des buts légitimes au sens de l’article 8 § 2 de la Convention. En revanche, elle affirme que cette mesure n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
24. Elle soutient que l’exécution de la décision de renvoi entraînerait une séparation de son mari et de ses trois enfants, ce qui représente une mesure d’une grande dureté. Elle-même vit en Suisse depuis 1995 et son mari depuis 1991 et ils n’auraient aucun avenir en Croatie. De plus, les enfants, et en particulier la fille cadette, née en 2012 et qui suivrait un traitement psychologique, seraient dépendants de leur mère. Enfin, elle risquerait des représailles de la part de la mafia croate en cas de retour en Croatie.
25. Par ailleurs, la requérante expose que l’unique infraction qu’elle avait commise remonte à 2010 et que le tribunal supérieur du canton de Zurich avait réduit sa peine privative de liberté de 36 mois à 30 mois. De plus, l’exécution de la peine avait été limitée à 6 mois d’emprisonnement, ce qui attesterait que le tribunal partait d’un pronostic favorable. Depuis lors, elle aurait eu un comportement impeccable et se serait très bien intégrée en Suisse : elle parlerait l’allemand, disposerait d’un travail régulier et s’efforcerait de rembourser ses dettes.
26. La requérante ajoute que le Tribunal fédéral n’a pas procédé à une mise en balance adéquate des différents intérêts en présence, en négligeant les éléments positifs retenus par le juge pénal à son encontre, dont notamment le fait que la durée de son infraction n’avait été que de trois semaines, qu’elle regrettait ses actes et n’avait joué qu’un rôle mineur. Son mari de l’époque aurait de surcroît été violent et l’aurait menacée, il aurait perdu son emploi car il avait volé de l’or dans l’entreprise dans laquelle il travaillait ; c’est elle qui l’aurait dénoncé auprès des autorités suisses afin que son autorisation de séjour ne soit pas prolongée. Depuis cette date elle n’aurait plus commis aucune infraction et disposerait d’un pronostic favorable, ce qui aurait dû clairement faire peser la balance en sa faveur. Son fils né en 2008 aurait été prématuré et aurait eu des soucis de santé, ce qui aurait entraîné une dépression de la requérante qui se trouverait encore aujourd’hui en traitement psychiatrique. Contrairement à ce que dit le Tribunal fédéral, l’arrêt de la Cour dans l’affaire Udeh c. Suisse (no 12020/09, 16 avril 2013) serait tout à fait pertinent en l’espèce ; de plus, il aurait omis de prendre en compte l’intérêt des enfants, dont elle se serait toujours occupée.
27. La mise en balance par le Tribunal fédéral serait donc arbitraire et les arguments infondés, car il n’est pas concevable que le mari de la requérante, qui a vécu en Suisse depuis 1991, puisse la suivre en Croatie ; il en va de même des enfants, et une séparation de leur mère constituerait pour eux une mesure d’une dureté disproportionnée.
28. La requérante conclut qu’elle ne représente plus aucun danger pour la sécurité publique, car elle a toujours travaillé et payé ses impôts. Un renvoi menacerait la santé physique et psychique des enfants et c’est pourquoi elle demande à la Cour d’indiquer à la Suisse de renoncer à cette mesure.
b) Le Gouvernement
29. Le Gouvernement indique que la révocation de l’autorisation d’établissement de la requérante était basée respectivement sur les articles 63 alinéa 1 lettre a et 62 lettre b de la loi fédérale sur les étrangers. De plus, l’ingérence en cause poursuivrait plusieurs buts énoncés à l’article 8 § 2, en particulier la défense de l’ordre, la prévention des infractions pénales, la sûreté publique et la protection des droits et libertés d’autrui.
30. Se référant en particulier à l’arrêt Kissiwa Koffi c. Suisse (no 38005/07, § 65, 15 novembre 2012), le Gouvernement rappelle que la condamnation de la requérante pour infraction grave en matière de stupéfiants (36 mois d’emprisonnement pour trafic de 4 kg de mélange d’héroïne et de 168 g de mélange de cocaïne, soit environ 1 kg d’héroïne et 56 g de cocaïne) pèse lourdement.
31. De plus, aussi bien le tribunal administratif que le Tribunal fédéral auraient soigneusement pesé les intérêts en présence tel que prévu par l’article 96 alinéa 1 de la loi sur les étrangers et en tenant compte des exigences de l’article 8 de la Convention.
32. Reprenant les critères énoncés par la Cour dans son arrêt Üner c. Pays-Bas ([GC], no 46410/99, CEDH 2006‑XII), le Gouvernement souligne notamment la gravité de l’infraction commise par la requérante et rappelle que l’État hôte a un intérêt prépondérant à ne pas tolérer des trafiquants de stupéfiants sur son territoire, comme l’énonce le Tribunal fédéral dans son arrêt. De plus, compte tenu de l’origine de la requérante et de son mari, au moins trois pays de destination entreraient en ligne de compte, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie et la Serbie. Or les difficultés de retour dans l’un de ces trois pays ne seraient pas insurmontables, le mari ayant acquis des compétences professionnelles en Suisse, ce qui lui permettrait de retrouver un emploi, et les enfants étant encore à un âge où ils peuvent s’adapter à un nouvel environnement. Il s’ensuivrait que la présence continue de la requérante en Suisse ne constituerait pas la seule possibilité de maintenir un contact régulier entre les enfants et leur mère (Udeh, précité, §§ 52 et suivants). Au cas où le conjoint décidait de ne pas suivre la requérante, il y aurait une séparation des enfants de l’un de leurs parents. Pareille séparation serait cependant la conséquence directe du choix des parents, dont on ne saurait tenir responsable la Suisse, et des contacts seraient toujours possibles.
33. Le Gouvernement concède que la requérante est intégrée socialement et économiquement en Suisse et qu’elle a une relation stable avec son époux et ses enfants communs, mais rappelle que cela ne l’a pas empêchée de commettre une infraction très grave au risque de rompre ces liens et contacts. Enfin, il souligne que les autorités internes ont relevé que la requérante avait encore des attaches en Bosnie-Herzégovine, où elle a passé les quinze [sic] premières années de sa vie et dont elle parle la langue. Or sa mère y vit encore, bien qu’étant hospitalisée.
34. Il relève de surcroît que ni la révocation de l’autorisation d’établissement, ni l’interdiction d’entrée en Suisse allant du 31 août 2014 au 30 août 2021 ne signifient que la requérante ne pourrait plus rejoindre sa famille en Suisse si cette dernière décidait d’y rester. En effet, d’une part, elle pourrait demander la levée temporaire de l’interdiction d’entrée en Suisse, conformément à l’article 67 alinéa 5 de la loi fédérale sur les étrangers (paragraphe 18 ci-dessus). Cela lui rendrait possible des visites en Suisse qui ne présentent pas le même danger potentiel pour l’ordre public et la sécurité publique qu’un séjour permanent puisqu’elles se feraient sous un certain contrôle. D’autre part, le droit de la requérante à l’octroi d’une autorisation de séjour en vertu de l’article 43 de la loi fédérale sur les étrangers (paragraphe 18 ci-dessus) persisterait. Elle pourrait donc déposer une nouvelle demande si son comportement depuis sa remise en liberté est irréprochable, si sa réintégration en Suisse paraît possible et si le risque de récidive peut être qualifié de négligeable, comme l’énonce le Tribunal fédéral. Une éventuelle interdiction d’entrée en Suisse ne constituerait pas une barrière, mais devrait être annulée en fonction du résultat de ladite pesée des intérêts.
2. Appréciation de la Cour
a) Ingérence dans le droit protégé par l’article 8
35. La Cour relève que par une décision du 20 septembre 2013, l’Office des migrations du canton de Soleure a révoqué l’autorisation d’établissement de la requérante et prononcé son renvoi de Suisse. Or cette décision est toujours exécutoire.
36. La Cour estime que, en raison de la très longue durée de séjour de la requérante en Suisse, la décision de renvoi constitue une ingérence dans son droit au respect de sa « vie privée » (voir, mutatis mutandis, Gezginci c. Suisse, no 16327/05, § 57, 9 décembre 2010, et I.M. c. Suisse, no 23887/16, § 60, 9 avril 2019).
37. De plus, la requérante a épousé son second mari avec lequel elle vivait depuis 2006 le 14 décembre 2012 et le couple a eu trois enfants, nés respectivement en 2007, 2008 et 2012. L’existence d’une « vie familiale » effective ne fait donc aucun doute.
38. Dès lors, la requérante peut également se prévaloir d’être victime d’une ingérence du droit au respect de sa « vie familiale » au sens de l’article 8 de la Convention.
b) Justification de l’ingérence
39. Pareille ingérence enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 8. Il faut donc rechercher si elle était « prévue par la loi », justifiée par un ou plusieurs buts légitimes au regard dudit paragraphe, et « nécessaire dans une société démocratique ».
1. « Prévue par la loi »
40. Il n’est pas contesté que la révocation de l’autorisation d’établissement de la requérante était fondée sur les dispositions pertinentes de la loi fédérale sur les étrangers (paragraphe 18 ci-dessus).
2. But légitime
41. Il n’est pas davantage controversé que l’ingérence en cause visait des fins pleinement compatibles avec la Convention, à savoir notamment « la défense de l’ordre » et la « prévention des infractions pénales ».
3. Nécessité de la mesure dans une société démocratique
42. Il reste donc à examiner si la mesure était « nécessaire dans une société démocratique ».
Principes généraux
43. La Cour rappelle que selon un principe de droit international bien établi, les États ont le droit, sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, de contrôler l’entrée des étrangers sur leur sol (voir, parmi beaucoup d’autres, Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 164, CEDH 2012). La Convention ne garantit pas le droit pour un étranger d’entrer ou de résider dans un pays particulier, et, lorsqu’ils assument leur mission de maintien de l’ordre public, les États contractants ont la faculté d’expulser un étranger délinquant, entré et résidant légalement sur leur territoire. Toutefois, leurs décisions en la matière, dans la mesure où elles porteraient atteinte à un droit protégé par le paragraphe 1 de l’article 8, doivent se révéler nécessaires dans une société démocratique, c’est-à-dire être justifiées par un besoin social impérieux et, notamment, proportionnées au but légitime poursuivi (voir, par exemple, Boultif c. Suisse, no 54273/00, § 46, CEDH 2001‑IX, et Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, § 113, CEDH 2003-X).
44. Dans l’affaire Üner (précitée, §§ 54-60), la Cour a eu l’occasion de résumer les critères devant guider les instances nationales dans de telles affaires :
– la nature et la gravité de l’infraction commise par le requérant ;
– la durée du séjour de l’intéressé dans le pays dont il doit être expulsé ;
– le laps de temps qui s’est écoulé depuis l’infraction, et la conduite du requérant pendant cette période ;
– la nationalité des diverses personnes concernées ;
– la situation familiale du requérant, et notamment, le cas échéant, la durée de son mariage, et d’autres facteurs témoignant de l’effectivité d’une vie familiale au sein d’un couple ;
– la question de savoir si le conjoint avait connaissance de l’infraction à l’époque de la création de la relation familiale ;
– la question de savoir si des enfants sont issus du mariage et, dans ce cas, leur âge ;
– la gravité des difficultés que le conjoint risque de rencontrer dans le pays vers lequel le requérant doit être expulsé ;
– l’intérêt et le bien-être des enfants, en particulier la gravité des difficultés que les enfants du requérant sont susceptibles de rencontrer dans le pays vers lequel l’intéressé doit être expulsé ; et
– la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays hôte et avec le pays de destination.
45. Doivent également être prises en compte, le cas échéant, les circonstances particulières entourant le cas d’espèce, comme par exemple les éléments d’ordre médical ou la nature temporaire ou définitive de l’interdiction de territoire (Shala c. Suisse, no 52873/09, § 46, 15 novembre 2012, et les références citées).
46. La Cour rappelle que les autorités nationales jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour se prononcer sur la nécessité d’une ingérence dans l’exercice d’un droit protégé par l’article 8 et sur la proportionnalité de la mesure en question au but légitime poursuivi. Sa tâche consiste à déterminer si les mesures litigieuses ont respecté un juste équilibre entre les intérêts en présence, à savoir, d’une part, les droits de l’intéressé protégés par la Convention et, d’autre part, les intérêts de la société (Slivenko, précité, § 113, et Boultif, précité, § 47).
47. La Cour rappelle également que les juridictions internes doivent motiver leurs décisions de manière suffisamment circonstanciée, afin notamment de permettre à la Cour d’assurer le contrôle européen qui lui est confié (voir, mutatis mutandis, X c. Lettonie [GC], no 27853/09, § 107, CEDH 2013, et El Ghatet c. Suisse, no 56971/10, § 47, 8 novembre 2016). Un raisonnement insuffisant des juridictions internes, sans véritable mise en balance des intérêts en présence, est contraire aux exigences de l’article 8 de la Convention. C’est le cas lorsque les autorités internes ne parviennent pas à démontrer de manière convaincante que l’ingérence dans un droit protégé par la Convention est proportionnée aux buts poursuivis et qu’elle correspond dès lors à un « besoin social impérieux » au sens de la jurisprudence précitée (El Ghatet, précité, § 47, et I.M. c. Suisse, précité, §§ 72 et 77).
Application des principes susmentionnés au cas d’espèce
48. En l’espèce, la décision du 20 septembre 2013 de l’Office fédéral des migrations du canton de Soleure de révoquer l’autorisation d’établissement de la requérante est intervenue suite à sa condamnation à une peine privative de liberté de longue durée (trente-six mois d’emprisonnement, dont six mois ferme, pour avoir transporté 1 kilo d’héroïne) par le tribunal supérieur du canton de Zurich du 20 juin 2012.
49. Or la Cour estime que cette condamnation pèse lourdement. S’agissant d’une infraction en matière de stupéfiants, eu égard aux ravages de la drogue dans la population, la Cour a en effet toujours conçu que les autorités fassent preuve d’une grande fermeté à l’égard de ceux qui contribuent activement à la propagation de ce fléau (voir, par exemple, Baghli c. France, no 34374/97, § 48, CEDH 1999-VIII, et Kissiwa Koffic, précité, § 65).
50. Il est vrai qu’à la date de l’adoption de l’arrêt du Tribunal fédéral du 4 juillet 2014, la requérante vivait en Suisse depuis dix-neuf ans et que le comportement dont elle a fait preuve après avoir été remise en liberté était irréprochable. Or cette évolution positive, notamment le fait qu’elle a été remise en liberté conditionnelle après avoir purgée une partie de sa peine, peut être prise en compte dans la pesée des intérêts en jeu (voir notamment Maslov c. Autriche [GC], no 1638/03, §§ 87 et suiv., CEDH 2008, Emre c. Suisse (no 2), no 5056/10, § 74, 11 octobre 2011, et Udeh, précité, § 49).
51. De plus, à l’époque des faits la requérante s’était bien intégrée en Suisse, avait un travail régulier et maîtrisait l’allemand ; elle n’avait également jamais bénéficié de prestations d’aide sociale dans son canton de domicile (voir, a contrario, Hasanbasic c. Suisse, no 52166/09, § 59, 11 juin 2013). Enfin, elle y avait une vie familiale effective et stable : en 2012 elle avait épousé son mari avec lequel elle vivait depuis 2006, qui lui-même réside en Suisse depuis 1991, et le couple élevait ses trois enfants, nés respectivement en 2007, 2008 et 2012.
52. Quant aux liens avec son pays d’origine, il convient de relever que la requérante a passé une partie de sa jeunesse en Bosnie-Herzégovine et que sa mère y réside encore, même si elle y est hospitalisée. Son mari, qui réside en Suisse depuis 1991, a la nationalité serbe. L’intégration de la famille dans l’un des pays de destinations possibles, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie ou la Serbie, même si elle est difficile, ne paraît donc pas impossible. Quant aux enfants, âgés respectivement de 7, 11 et 13 ans, ils sont encore à un âge où ils peuvent s’adapter à un nouvel environnement. Ces éléments distinguent la présente affaire de l’affaire Udeh, dans laquelle la Cour a considéré qu’on ne pouvait s’attendre à ce que la femme du requérant et ses deux filles le suivent au Nigéria (Udeh, précité, § 52).
53. Par ailleurs, la Cour rappelle que s’il s’avère que les autorités internes ont procédé à un examen suffisant et convaincant des faits et considérations pertinents, y englobant une pesée adéquate entre les intérêts personnels du requérant et les intérêts plus généraux de la société, il n’appartient pas à la Cour de se substituer à l’appréciation faite par celles-ci, y compris par rapport à l’examen de la proportionnalité de la mesure litigieuse, sauf s’il existe des raisons importantes pour le faire (voir, dans ce sens, Hamesevic c. Danemark (déc.), no 25748/15, § 43, 16 mai 2017, Alam c. Danemark (déc.), no 33809/15, § 35, 6 juin 2017, Ndidi c. Royaume-Uni, no 41215/14, § 76, 14 septembre 2017, et Levakovic c. Danemark, no 7841/14, § 45, 23 octobre 2018).
54. Or, dans son analyse, le Tribunal fédéral a certes accordé une grande importance à la gravité de l’infraction à la loi sur les stupéfiants commise par la requérante ; cependant, afin d’apprécier la proportionnalité de la mesure, il a également pris en compte les critères énoncés par la Cour dans son arrêt Üner (précité – paragraphe 44 ci-dessus), dont notamment la situation personnelle de la requérante, son degré d’intégration en Suisse ainsi que les difficultés que celle-ci ainsi que sa famille pourraient rencontrer en cas de retour dans leur pays d’origine.
55. Ainsi, le Tribunal fédéral a admis que le renvoi de la requérante après dix-huit années passées en Suisse constituait une mesure d’une grande dureté, qui était cependant à nuancer compte tenu du jeune âge de la requérante et le fait qu’elle était arrivée en Suisse à l’âge de quinze [sic] ans après avoir passé toute son enfance et une partie de sa jeunesse en Bosnie‑Herzégovine. Un retour vers la Bosnie-Herzégovine, la Croatie ou la Serbie ne serait dès lors pas impossible. Le Tribunal fédéral s’est également penché sur la situation des enfants, considérant qu’une séparation avec leur mère constituerait une ingérence importante dans leur vie familiale. Cependant, il a estimé que le mari de la requérante, de nationalité serbe, pouvait la suivre dans son pays d’origine, et que l’intégration des enfants ne devait pas poser de problème, étant donné qu’ils étaient encore à un âge où ils pouvaient s’adapter.
56. La Cour est dès lors satisfaite que les autorités internes, en particulier le Tribunal fédéral, ont procédé à un examen suffisant et convaincant des faits et considérations pertinents et à une mise en balance circonstanciée des intérêts en cause.
57. Par ailleurs, la Cour note que la requérante s’est vu interdire l’entrée sur le territoire suisse pour une durée de sept ans (jusqu’au 30 août 2021), ce qui différencie le cas d’espèce des affaires dans lesquelles le caractère définitif de l’interdiction prononcée a été retenu par la Cour à l’appui de la conclusion que la mesure était disproportionnée (voir, par exemple, Ezzouhdi c. France, no 47160/99, § 34, 13 février 2001, Radovanovic c. Autriche, no 42703/98, § 37, 22 avril 2004, et Emre c. Suisse, no 42034/04, § 85, 22 mai 2008). En outre, l’article 67 § 5 de la loi fédérale sur les étrangers permet à la requérante de demander une suspension provisoire de la décision d’interdiction d’entrée afin qu’elle puisse rendre visite à ses proches en Suisse.
58. La Cour a déjà indiqué que cette « possibilité d’allègement de la mesure d’interdiction de territoire n’existe pas seulement théoriquement, mais réellement et pratiquement » (Kissiwa Koffi, précité, § 70). Contrairement à la situation dans l’affaire Üner (précitée, § 65), dans laquelle toute visite du requérant aux Pays-Bas était exclue pendant dix ans, des contacts occasionnels en Suisse avec son conjoint et les enfants communs ne seraient donc pas exclus, le cas échéant.
59. Compte tenu de ce qui précède, et en particulier eu égard à la gravité de la condamnation pour infraction en matière de stupéfiants prononcée contre la requérante, ainsi qu’au fait qu’elle-même et les membres de sa famille pourraient s’intégrer sans difficultés majeures dans l’un des pays de destination évoqués par le Tribunal fédéral, la Cour estime que l’État défendeur n’a pas dépassé la marge d’appréciation dont il jouissait dans le cas d’espèce.
60. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
61. Par ailleurs, la Cour relève qu’en l’espèce ni la révocation de l’autorisation d’établissement de la requérante ni l’interdiction de séjour du territoire allant du 31 août 2014 au 30 août 2021 n’ont été mis à exécution à ce jour. Elle apprécie, comme le Gouvernement l’a indiqué dans ses écritures (paragraphe 17 ci-dessus), que « les autorités cantonales compétentes ont renoncé à recourir à des mesures visant le renvoi forcé de la requérante, dans l’attente du résultat de la procédure pendante auprès de la Cour ». Or, eu égard à la durée de cette procédure et au comportement de la requérante au cours de cette période, ainsi qu’à la possibilité dont elle dispose de soumettre une nouvelle demande d’autorisation de séjour en vertu de l’article 43 de la loi fédérale sur les étrangers (paragraphe 34 ci‑dessus – voir aussi, mutatis mutandis, Ejimson c. Allemagne, no 58681/12, § 63, 1er mars 2018), la Cour estime souhaitable que les autorités nationales réévaluent la situation de la requérante à la lumière des développements apparus depuis l’arrêt du Tribunal fédéral du 4 juillet 2014 avant de décider de mettre ces mesures à exécution.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 juillet 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan BlaškoPaul Lemmens
GreffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Felici et Guerra Martins.
P.L.
M.B.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES
FELICI ET GUERRA MARTINS
1. Nous n’avons pas suivi la majorité, qui a conclu à la non-violation de l’article 8 de la Convention quant à l’ingérence alléguée dans le droit à la vie privée et familiale de la requérante, et deux points motivent notre dissentiment :
- l’appréciation in concreto des faits au regard des critères Üner (voir infra) effectuée par la juridiction nationale qui, à notre avis, s’est montrée non seulement trop formaliste mais aussi trop axée sur le premier critère (la nature et la gravité de l’infraction commise par la requérante) ;
- l’obiter dictum du paragraphe 61 in fine, qui invite les autorités nationales à réévaluer la situation à la lumière des développements intervenus depuis l’arrêt du Tribunal fédéral du 4 juillet 2014 et qui, selon nous, n’assure pas la protection du droit à la vie familiale de la requérante, étant donné que la Cour n’a aucune garantie qu’il sera respecté par les autorités nationales.
2. Premièrement, bien que nous pensions nous aussi que l’ingérence était, d’une part, « prévue par la loi » et, d’autre part, justifiée par un ou plusieurs buts légitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 8, c’est le critère de la nécessité de la mesure « dans une société démocratique » (proportionnalité) qui nous pose problème.
3. En effet, la révocation de l’autorisation d’établissement de la requérante était fondée sur les dispositions pertinentes de la loi fédérale sur les étrangers. De plus, l’ingérence en cause visait des fins parfaitement compatibles avec la Convention, à savoir notamment « la défense de l’ordre » et la « prévention des infractions pénales ». Nous prenons néanmoins nos distances avec l’examen de la proportionnalité effectué par les juridictions nationales, que la majorité de la chambre a considéré comme conforme à la Convention, constat qui implique que la mesure litigieuse était nécessaire dans une société démocratique.
4. La Cour a déjà eu l’occasion de définir, notamment dans l’affaire Üner, les critères qui doivent guider les autorités nationales dans ce type d’affaires.
D’après les critères y établis, nous estimons que les juridictions nationales ont adopté une approche qui peut être considérée comme trop formaliste. En fait, le respect des critères Üner ne dicte pas seulement de vérifier si tous les critères ont été pris en compte par les juges nationaux, mais aussi de s’assurer qu’ils ont été examinés d’une manière compatible avec les faits de l’affaire. Il est vrai que, dans la mise en balance des intérêts qui a été opérée par le tribunal national, presque tous les critères Üner ont été mentionnés et qu’une motivation a été énoncée les concernant, mais à notre avis, ces explications semblent ne pas toujours tenir compte de la situation de la requérante.
5. Pour mieux expliquer ce point, il est nécessaire de passer en revue certains des aspects cruciaux de l’affaire, sur lesquels on ne peut pas faire l’impasse si l’on veut donner une appréciation qui concorde avec le cas concret.
La requérante vit en Suisse depuis l’âge de quatorze ans. Elle résidait donc dans ce pays depuis dix-huit ans lorsqu’elle se vit refuser une autorisation de séjour, et elle y réside aujourd’hui depuis vingt-cinq ans.
6. L’arrêt de la chambre affirme qu’« à la date de l’adoption de l’arrêt du Tribunal fédéral du 4 juillet 2014, la requérante vivait en Suisse depuis dix‑neuf ans et que le comportement dont elle a fait preuve après avoir été remise en liberté était irréprochable. Or cette évolution positive, notamment le fait qu’elle a été remise en liberté conditionnelle après avoir purgé une partie de sa peine, peut être prise en compte dans la pesée des intérêts en jeu. » L’arrêt ajoute qu’« à l’époque des faits la requérante s’était bien intégrée en Suisse, avait un travail régulier et maîtrisait l’allemand ; elle n’avait également jamais bénéficié de prestations d’aide sociale dans son canton de domicile ». Il précise qu’« elle (...) avait une vie familiale effective et stable : en 2012 elle avait épousé son mari avec lequel elle vivait depuis 2006, qui lui-même réside en Suisse depuis 1991, et le couple élevait ses trois enfants, nés respectivement en 2007, en 2008 et en 2012. »
7. Parmi les motifs invoqués pour justifier l’expulsion, les autorités ont avancé que la requérante avait passé les quatorze premières années de son existence en Bosnie-Herzégovine, où sa mère vivait encore. Cependant, nous ne voyons pas comment sa mère peut l’aider à se réinsérer dans la société locale si elle est hospitalisée dans une clinique.
8. Les juridictions nationales elles-mêmes estiment que séparer les enfants de leur mère constituerait une mesure disproportionnée. Elles suggèrent comme solution que toute la famille la suive. Cependant, les enfants ont un âge auquel ils sont déjà bien intégrés en Suisse et, de plus, la fille cadette, née en 2012, suivrait un traitement psychologique dans ce pays.
9. Par conséquent, si, dans leur analyse, les juridictions nationales ont peut-être pu considérer que les enfants avaient un âge auquel il leur aurait été facile de s’adapter à un nouvel environnement, la situation est désormais différente (les enfants ont respectivement sept, onze et treize ans).
10. Nous considérons que l’idée même de choisir entre trois pays semble assez fictive.
La requérante a passé les quatorze premières années de son existence en Bosnie-Herzégovine et sa mère s’y trouve toujours, mais elle est hospitalisée. La Croatie est envisagée simplement car la requérante possède la citoyenneté croate, mais il ne semble pas que l’intéressée ait un quelconque lien avec ce pays. Enfin, la Serbie est conseillée car le mari de la requérante y a passé les huit premières années de sa vie, même s’il a aujourd’hui trente-sept ans.
11. La famille se trouve donc en fait confrontée à un choix forcé : accepter que les enfants, qui sont à un stade très particulier de leur croissance, vivent pendant sept années loin de leur mère ; ou forcer tous les membres de la famille à déménager dans l’un des trois pays indiqués par le tribunal et avec lesquels ils n’ont aucun lien réel.
12. Comme il ressort de l’analyse ci-dessus, le poids qui a été accordé au critère de la nature et de la gravité de l’infraction commise par la requérante nous semble excessif, étant donné que tous les autres critères ont été interprétés en défaveur de l’intéressée.
13. Deuxièmement, le paragraphe 61 in fine de l’arrêt de la chambre, qui étaye le constat de non-violation dans l’espoir que les autorités nationales décideront, à la lumière des développements qui sont apparus, de ne pas mettre à exécution les mesures en cause, nous paraît difficile à approuver, parce qu’il s’agit à notre avis d’une solution à tout le moins inefficace.
14. En fait, il n’existe pas de jurisprudence ou de législation nationale qui nous permettraient de supposer que l’État acceptera de ne pas expulser la requérante en raison du temps qui s’est écoulé entre le moment où le recours a été introduit et celui où la justice a statué. On prend ainsi le risque de transformer sur le terrain le recours à la Cour en abolition de facto de l’exécution des expulsions.
15. La prise en compte de la dangerosité du demandeur n’est pas moins importante. En effet, si, comme l’a relevé la chambre à partir de l’analyse des critères, il apparaît que dans la décision des juridictions internes une importance particulière est accordée à la gravité du crime, et donc à la dangerosité de la requérante, il semble alors peu probable et pas du tout cohérent que l’État laisse la requérante séjourner sur son territoire.