DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KILICI c. TURQUIE
(Requête no 32738/11)
ARRÊT
STRASBOURG
27 novembre 2018
DÉFINITIF
27/02/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kılıcı c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 novembre 2018,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 32738/11) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Kadri Kılıcı (« le requérant »), a saisi la Cour le 4 mai 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Devant la Cour, le requérant a été représenté par Me S. Turan Dündar, avocat exerçant à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Dans sa requête, le requérant alléguait qu’il avait été soumis à des traitements inhumains et dégradants en raison de l’utilisation de balles en caoutchouc par les forces de l’ordre lors de la dispersion d’une manifestation suivie d’une déclaration à la presse, manifestation à laquelle il aurait participé en tant que membre d’une organisation syndicale.
4. Le 14 janvier 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1962 et réside à Istanbul. Il est membre du syndicat Tüm Bel-Sen (Tüm Belediye ve Yerel Yönetim Hizmetleri Emekçileri Sendikası – « le syndicat »), fondé en 1990 par des fonctionnaires en charge auprès de diverses municipalités.
6. Le 16 mars 2009, environ 200 membres de différents syndicats, dont celui du requérant, se rassemblèrent à Beyoğlu (Istanbul) aux alentours de 10 heures et se dirigèrent vers un quartier voisin, Haliç, où se tenait le 5e Forum mondial de l’eau (« le forum »), afin d’y exprimer, par le biais d’une déclaration à la presse, leur désaccord avec la commercialisation et la privatisation des ressources d’eau.
7. Les forces de l’ordre demandèrent aux participants en marche vers Haliç de ne pas s’y rendre et d’éviter ainsi de perturber la circulation, et ils leur indiquèrent qu’ils pouvaient faire leur déclaration à la presse à Beyoğlu.
8. Selon le requérant, les manifestants avaient fait leur déclaration à la presse et, alors qu’ils auraient été en train de se disperser, la police était intervenue en donnant des coups de matraque, et en tirant des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc en direction des participants. Certains d’entre eux auraient été frappés et d’autres arrêtés.
9. Lors de cette intervention, le requérant fut touché par une balle en caoutchouc qui le blessa sans pénétrer dans son corps.
10. D’après le procès-verbal d’incident dressé le jour même à 11 heures par les forces d’intervention rapide, les manifestants s’étaient d’abord réunis dans le quartier de Beyoğlu. Après avoir été informée de la volonté de ces derniers d’avancer en direction des lieux où se tenait le forum, la police aurait pris des dispositions pour les en empêcher et aurait demandé aux représentants du groupe de faire leur déclaration à la presse dans un endroit déterminé, en évitant ainsi de bloquer le trafic et la circulation des piétons. Les manifestants auraient fait leur déclaration et la foule aurait commencé à se disperser. Certains individus auraient alors bloqué les passages, auraient scandé des slogans et se seraient dirigés vers les lieux du forum. La police les aurait sommés de se disperser, et certains d’entre eux auraient lancé des bouteilles et des pierres sur les agents des forces d’intervention rapide. Ceux-ci auraient d’abord réagi en se protégeant à l’aide de leurs boucliers avant d’intervenir avec le canon à eau et de réussir ainsi à débloquer les passages pour permettre à la circulation de reprendre son cours normal.
11. Selon le procès-verbal dit « de sommation » établi le même jour, également à 11 heures, les forces d’intervention rapide avaient demandé au responsable de l’un des syndicats participants de ne pas se rendre dans le quartier de Haliç, et un groupe d’une vingtaine de personnes avait accepté et était parti après la lecture de la déclaration à la presse ; le restant du groupe se serait rapproché davantage du lieu du forum et aurait à son tour lu une déclaration. Toujours selon le procès-verbal, après avoir constaté qu’un certain nombre d’individus avaient refusé de quitter les lieux malgré la sommation ordonnant la dispersion de la manifestation, la police était intervenue pour disperser celle-ci.
12. Le 17 mars 2009, le requérant déposa plainte auprès du procureur de la République de Beyoğlu (« le procureur »). Lors de sa déposition recueillie par le procureur le jour même, il exposa que, aussitôt après la lecture de leur déclaration à la presse, la police les avait assaillis à coups de matraque, les avait aspergés de gaz lacrymogènes et avait tiré sur eux des balles en caoutchouc. Il indiqua qu’il avait été touché dans le dos par l’une des balles et qu’il avait inhalé du gaz lacrymogène.
13. Toujours à la même date, le requérant fut examiné à l’institut médicolégal de Beyoğlu, qui établit le constat qui suit :
« À l’issue de l’examen de Kadri Kılıcı qui se plaignait d’une blessure causée par une balle en caoutchouc, on a observé sur son dos une rougeur et une ecchymose sur une zone de forme ovale d’une dimension approximative de 3 x 2 cm à l’endroit qui se trouve environ à 10 cm en dessous de l’omoplate gauche. La blessure n’engage pas le pronostic vital de l’intéressé et peut être traitée par une intervention médicale simple. »
14. Le 26 août 2010, le procureur rendit un non-lieu à l’égard de tous les policiers mis en cause. Dans sa décision, il indiquait que les membres du syndicat s’étaient réunis et qu’ils avaient commencé à manifester à l’endroit où se tenait le forum. Il estimait que l’action de la police, à savoir l’usage de balles en caoutchouc dans le but d’arrêter le requérant, lequel aurait participé à une réunion illégale, était restée dans les limites du recours à la force légitime prévu par l’article 256 § 1 du code pénal.
15. Le 6 octobre 2010, le requérant forma opposition contre le non-lieu rendu par le procureur, exposant que les membres de son syndicat s’étaient réunis afin de faire une déclaration à la presse, que les forces de l’ordre étaient intervenues pour disperser la foule et qu’il avait été blessé à la suite de tirs par la police de balles en caoutchouc. Il dénonçait également une atteinte à son droit à la liberté de réunion, soutenant que l’intervention de la police n’était pas justifiée dans les circonstances de la cause et que la force utilisée était disproportionnée.
16. Le 22 novembre 2010, la cour d’assises de Bakırköy rejeta l’opposition du requérant. Cette décision fut notifiée à l’intéressé le 15 décembre 2010.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Le droit interne
17. Le code pénal dispose en son article pertinent en l’espèce :
Article 256
Dépassement des limites du droit d’utilisation de la force légitime
« 1. Les dispositions [du présent code] relatives à l’infraction de coups et blessures volontaires sont appliquées dans les cas où le fonctionnaire ayant le pouvoir de recourir à la force dépasse les limites de la force légitime lors de l’accomplissement de ses fonctions. »
18. En outre, concernant le droit interne et, notamment, les attributions de la police et des forces d’intervention rapide dans le cadre des luttes antiémeutes, telles que fixées par la loi no 2559 du 14 juillet 1934 sur les attributions et obligations de la police, la Cour renvoie, entre autres, à ses arrêts Abdullah Yaşa et autres c. Turquie (no 44827/08, §§ 23-28, 16 juillet 2013) et Ataykaya c. Turquie (no 50275/08, §§ 30-35, 22 juillet 2014).
19. Enfin, la législation interne relative à la liberté de réunion est décrite dans l’arrêt Eğitim ve Bilim Emekçileri Sendikası et autres c. Turquie (no 20347/07, §§ 43-48, 5 juillet 2016).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
20. Le requérant dénonce un usage disproportionné et injustifié de la force par les policiers ainsi que l’absence d’une enquête effective à l’égard de ces derniers. Il se plaint d’avoir été blessé par une balle en caoutchouc et d’avoir inhalé du gaz lacrymogène. Il allègue enfin que la police a frappé les manifestants à coups de matraque. Il invoque les articles 3 et 13 de la Convention.
21. Le Gouvernement combat la thèse du requérant.
22. La Cour rappelle qu’un grief comporte deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques. En vertu du principe jura novit curia, elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par un requérant en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). Elle n’exclut pas que l’article 2 trouve à s’appliquer lorsqu’il est question de recours à des balles en caoutchouc, dans la mesure où de telles munitions, utilisées à faible distance, sont potentiellement dangereuses pour la vie. Toutefois, en l’espèce, compte tenu des circonstances de la cause et de sa jurisprudence en la matière (voir, notamment, Tzekov c. Bulgarie, no 45500/99, § 40-44, 23 février 2006), elle estime qu’il convient d’examiner les griefs du requérant sous l’angle du seul article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
23. Constatant que le grief du requérant n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.
B. Sur le fond
24. Le requérant réitère ses allégations.
25. Le Gouvernement indique que les manifestants avaient lancé des pierres sur les policiers et bloqué les voies principales, et que les policiers ont répliqué en ayant recours à la force, et ce sur le fondement de la loi no 2559 et de la loi no 2911. Par ailleurs, le Gouvernement ne conteste pas que le requérant a été blessé par une balle en caoutchouc lors d’un tir effectué par les forces de l’ordre.
26. Il soutient également que les moyens utilisés par la police étaient conformes à la loi et aux instructions – sans préciser lesquelles –, et que, en dépit des allégations du requérant, il n’a pas été fait usage de gaz lacrymogènes ce jour-là, aucun registre officiel n’en faisant mention.
27. Pour les principes généraux en la matière, la Cour renvoie aux arrêts El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine ([GC], no 39630/09, §§ 182-185 et 195-198, CEDH 2012), Mocanu et autres c. Roumanie ([GC], nos 10865/09 et 2 autres, §§ 314-326, CEDH 2014 (extraits)), et Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, §§ 81-90 et 114-123, CEDH 2015).
28. En l’espèce, même si la version du requérant (paragraphe 8 ci-dessus) diverge de celle du Gouvernement sur certains aspects du déroulement des événements du 16 mars 2009, la Cour observe que, comme cela ressort de l’ensemble des pièces versées au dossier, la manifestation litigieuse avait débuté de manière pacifique dans le quartier de Beyoğlu, où les membres de différents syndicats s’étaient réunis pour protester à l’occasion de la tenue du forum. Alors que le groupe prenait la direction du quartier voisin où se tenait le forum, la police a pris des dispositions pour l’empêcher d’avancer et a demandé aux manifestants de faire leur déclaration à la presse dans un endroit qu’elle leur a désigné, et ce sans s’approcher des lieux du forum et sans perturber le trafic automobile et la circulation des piétons. Une partie du groupe a accepté de suivre ces instructions, a donné lecture au public de sa déclaration et a quitté les lieux. Le restant du groupe, dont le requérant, s’est rapproché davantage des lieux non autorisés, il a fait une déclaration à la presse et, au moment où le groupe se dispersait, certains manifestants, qui souhaitaient continuer à progresser vers le quartier de Haliç, ont scandé des slogans et lancé des pierres en direction de la police, laquelle est alors intervenue pour faire obstacle à leur progression. Il n’est pas établi ni allégué que le requérant a activement pris part aux actes de violence commis lors des événements en question.
29. La Cour note que, au cours de ces événements, le requérant a été légèrement blessé par une balle en caoutchouc, qui a provoqué une rougeur et une ecchymose au niveau du dos (paragraphe 13 ci-dessus). En outre, l’intéressé a dénoncé l’utilisation de gaz lacrymogènes et de matraques lors de la dispersion des manifestants.
30. La Cour observe cependant que, même si le procureur confirme (paragraphe 14 ci-dessus) – et si le Gouvernement ne conteste pas – que la blessure du requérant a été occasionnée par une balle en caoutchouc tirée par les policiers, le dossier de l’affaire (paragraphes 10 et 11 ci-dessus) est muet sur la manière dont les policiers sont intervenus lors de la manifestation. En effet, les procès-verbaux d’incident dressés à la suite des événements n’indiquent nullement que la police a eu recours à des balles en caoutchouc ou à des gaz lacrymogènes et ils ne contiennent aucune indication sur la manière dont la police a utilisé ces munitions afin de disperser les manifestants. Ils indiquent sans autre précision que la police est intervenue graduellement, d’abord en se protégeant avec les boucliers puis en utilisant un canon à eau pour repousser les manifestants.
31. Autrement dit, la Cour est appelée à examiner la question de savoir si une action policière qui n’a pas été intégralement rapportée dans les documents officiels était ou non conforme aux exigences de l’article 3 de la Convention.
32. Bien qu’en l’espèce, par chance, la blessure occasionnée par la balle en caoutchouc ait été relativement légère, il n’en reste pas moins que, dans la mesure où la dangerosité de pareilles munitions ne fait pas de doute, le requérant a quand même été exposé à un risque de blessure plus importante. En effet, à l’instar du tir d’une grenade lacrymogène au moyen d’un lanceur (Abdullah Yaşa et autres, précité, § 43), le tir d’une balle en caoutchouc risque de causer de graves blessures lorsque ce type de munitions est utilisé de manière inadéquate. Pour ces raisons, elle considère que la lésion que présentait le requérant (paragraphe 13 ci-dessus) suffit pour faire entrer en jeu l’article 3 de la Convention (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 88, CEDH 2010).
33. Par conséquent, selon la jurisprudence pertinente de la Cour (ibidem, § 43), pour qu’une telle action policière soit compatible avec les exigences de l’article 3 de la Convention, les opérations de police – y compris l’utilisation de balles en caoutchouc – doivent non seulement être autorisées par le droit national mais aussi être suffisamment délimitées par ce droit, dans le cadre d’un système de garanties adéquates et effectives contre l’arbitraire, l’abus de la force et les accidents évitables.
34. Or le Gouvernement ne fait référence ni à une quelconque disposition réglementant spécifiquement l’usage des balles en caoutchouc pendant les manifestations ni à une directive concernant leur mode d’utilisation.
35. Compte tenu de l’absence de cadre réglementaire adéquat sur l’usage des balles en caoutchouc pendant les manifestations ainsi que de l’absence de mention quant à l’utilisation de ce type de munitions dans les procès-verbaux établis par la police le jour des faits dénoncés, la Cour conclut que les forces de l’ordre ont agi sans instruction précise, avec une grande autonomie. Elle estime que les seules dispositions législatives qui décrivent les lignes directrices des compétences attribuées à la police dans l’usage de la force (paragraphe 18 ci-dessus) ne suffisent pas en elles-mêmes à faire du tir de balles en caoutchouc une action policière régulière et adéquate en l’absence d’une réglementation spécifique régissant l’usage de ce type de munitions. Pour la Cour, une telle situation ne permet pas d’offrir le niveau de protection de l’intégrité physique des personnes qui est requis dans les sociétés démocratiques contemporaines en Europe.
36. Par ailleurs, la Cour note que, à la suite du dépôt de sa plainte par le requérant, le procureur de la République saisi de l’affaire a rendu une décision de non-lieu sans avoir répondu à la doléance principale du requérant concernant sa blessure par balle en caoutchouc et sans avoir procédé à un quelconque acte d’investigation. Le procureur s’est borné à estimer que, au regard de la tournure des événements, la réaction des forces d’intervention rapide était restée dans les limites du recours à la force légitime prévu par la loi. La Cour observe que la décision du procureur n’indique nullement le type de balle en caoutchouc utilisé par les forces de l’ordre au moment des faits dénoncés ni à partir de quel type d’arme les balles en question ont été lancées. Le Gouvernement n’a pas non plus fourni d’explication sur le type et les modalités d’usage des balles en caoutchouc mises à la disposition des policiers antiémeutes. Partant, la Cour estime que l’enquête menée par les autorités internes a été manifestement défaillante.
37. Enfin, et plus spécifiquement, le procureur n’a pas non plus cherché à savoir si l’utilisation de la force contre le requérant correspondait à un usage, par les policiers, de la force qui était rendue strictement nécessaire par le comportement de l’intéressé (voir, mutatis mutandis, Zülcihan Şahin et autres c. Turquie, no 53147/99, § 54, 3 février 2005). À cet égard, il convient de noter que, même si un certain nombre de manifestants semblent avoir été arrêtés pour violences ou résistance aux policiers, le requérant n’a été ni arrêté ni poursuivi au titre d’une quelconque infraction qu’il aurait commise lors de la manifestation litigieuse.
38. Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour estime qu’il n’est pas établi que l’usage de la force dont le requérant a été victime dans les conditions décrites ci-dessus était une réponse adéquate à la situation, au regard des exigences de l’article 3 de la Convention, et proportionnée au but recherché, à savoir réguler la dispersion d’un rassemblement. De même, elle considère que, en méconnaissance de la même disposition, les actes d’enquête entrepris n’ont pas revêtu un caractère approfondi et effectif.
39. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION
40. Invoquant l’article 11 de la Convention, le requérant allègue que l’intervention de la police lors de la dispersion de la manifestation a violé son droit à la liberté de réunion.
41. Le Gouvernement combat cette thèse.
42. La Cour a déjà relevé que le groupe de manifestants dont le requérant faisait partie avait pu faire deux déclarations à la presse et que la police antiémeute était intervenue au moment de la dispersion du groupe (paragraphe 28 ci-dessus). L’intéressé déclare également avoir participé à l’événement litigieux. Partant, dans les circonstances de la cause, à supposer même que l’intervention policière puisse s’analyser en une entrave à la liberté de manifester au sens de l’article 11 de la Convention, la Cour estime que la présente requête vise principalement la question de savoir si l’intervention musclée de la police au moment de la dispersion du groupe de manifestants a constitué des mauvais traitements à l’égard du requérant.
43. Dès lors, eu égard à ses conclusions relatives à l’article 3 (paragraphes 37 et 38 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a lieu de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le fond du grief tiré de cette disposition (voir, entre autres, Recep Kurt c. Turquie, no 23164/09, § 70, 22 novembre 2011, et Ahmet Yıldırım c. Turquie, no 3111/10, § 72, CEDH 2012).
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
44. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
Article 41
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
45. Le requérant réclame 5 000 euros (EUR) pour dommage moral.
46. Le Gouvernement conteste cette demande, estimant qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation constatée et la somme réclamée.
47. La Cour rappelle qu’elle a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention. Statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant cette somme, à savoir 5 000 EUR au titre du préjudice moral.
48. L’intéressé n’ayant soumis aucune demande pour le remboursement des frais et dépens, la Cour estime ne pas être appelée à examiner cette question d’office.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare recevable le grief tiré de l’article 3 et relativement à l’atteinte à l’intégrité physique du requérant en raison de l’utilisation de balles en caoutchouc par les forces de l’ordre ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la recevabilité et le fond du grief tiré de l’article 11 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, pour dommage moral, la somme de 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 novembre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident