CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE GHAOUI c. FRANCE
(Requête no 41208/21)
ARRÊT
Art 2 (procédural et matériel) • Requérant devenu paraplégique à la suite du tir d’un policier en état de légitime défense face à la voiture avec laquelle il heurta un policier en tentant d’échapper à un contrôle • Enquête impartiale, indépendante, effective et adéquate • Autorités ayant pu établir les faits essentiels et déterminer si le recours à la force avait été absolument nécessaire et proportionné • Indemnisation obtenue au plan interne pour retards durant l’instruction • Auteur du tir ayant dû réagir, dans le feu de l’action, à ce qu’il percevait sincèrement comme un danger pour la vie d’autrui • Conclusions des juges internes ni arbitraires ni manifestement déraisonnables concernant l’état de légitime défense et d’absolue nécessité, et l’usage de moyens appropriés • Usage de la force n’ayant pas excédé ce qui était absolument nécessaire
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
16 janvier 2025
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Ghaoui c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
María Elósegui, présidente,
Mattias Guyomar,
Armen Harutyunyan,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Gilberto Felici,
Andreas Zünd,
Diana Sârcu, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu :
la requête (no 41208/21) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Ryad Ghaoui (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 6 août 2021,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
la décision de rejeter la demande d’audience formulée par le requérant,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 décembre 2024,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente affaire concerne les coups de feu dont le requérant a été victime lors d’un contrôle de police inopiné, ainsi que les procédures pénales qui s’en sont suivies. L’intéressé, grièvement blessé et devenu paraplégique, invoque l’article 2 de la Convention.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1986 et réside à Marseille. Il a été représenté par Me G. Thuan Dit Dieudonné, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par ses agents : M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, puis M. D. Colas, son successeur à cette fonction.
1. LES FAITS DU 15 AVRIL 2009 ET LA CONDAMNATION PÉNALE DU REQUÉRANT POUR TRAFIC DE STUPÉFIANTS
4. Dans la nuit du 14 au 15 avril 2009, le requérant se trouvait dans un parking de la ville de Tours avec un autre individu (M.). Il détenait un sac de sport contenant plus de cent vingt-cinq mille euros, dont il apparaîtra ultérieurement que le requérant devait transporter dans le cadre d’un trafic de stupéfiants (paragraphe 11 ci-dessous). Leurs voitures respectives – une Audi et une Ford – étaient stationnées en épi, entourées d’autres voitures.
5. Trois policiers de la brigade canine de nuit – B., R. et D. –, de patrouille à bord d’un véhicule sérigraphié et habillés en uniforme, entrèrent dans le parking. Estimant que le requérant et M. avaient un comportement suspect, les brigadiers décidèrent de procéder à un contrôle. Voyant les policiers, ils montèrent chacun dans leur véhicule pour quitter les lieux. Au moment où le requérant venait de monter dans son Audi et démarrait, le brigadier R. se positionna devant la voiture pour la contourner par l’avant et s’approcher de l’intéressé, tandis que le brigadier B. se tenait sur le côté avant droit de l’Audi, pour sécuriser le contrôle. Malgré les gestes de R. lui faisant signe de s’arrêter, le requérant roula en direction de R.
6. B., estimant que son collègue allait être percuté par la voiture conduite par le requérant, tira à deux reprises dans la direction de ce dernier. La première balle se fixa dans le montant avant droit du véhicule, la seconde atteignit le requérant, après être passée à travers la vitre passager avant. En dépit d’un mouvement de recul sur sa gauche, R. fut heurté par l’Audi et blessé à la jambe et au pied droits.
7. Dans le même temps, le brigadier D. tira une fois dans la direction de la Ford conduite par M. qui prit la fuite.
8. Le requérant réussit à sortir du parking mais, après avoir percuté un muret, sa voiture s’arrêta quelque cinquante mètres plus loin. Les policiers interpellèrent le requérant qui avait réussi à s’extraire de la voiture et se trouvait sur le sol et constatèrent qu’il était blessé par balle. Ils appelèrent les pompiers qui transportèrent le requérant dans un hôpital.
9. Les médecins constatèrent une blessure à la moelle épinière d’une vertèbre, ainsi qu’une paraplégie totale des membres inférieurs du requérant. Selon le rapport du médecin légiste, le projectile était entré au niveau de son omoplate droite et s’était logé entre une côte et l’omoplate gauche.
10. Lorsque M. fut appréhendé et interrogé en mars 2011, il nia sa présence sur le parking la nuit du 15 avril 2009.
11. Le 11 mai 2012, le tribunal correctionnel de Tours condamna le requérant à une peine de 18 mois d’emprisonnement avec sursis pour des faits de trafic de stupéfiants et de participation à une association de malfaiteurs, faits incluant le transport d’argent du 15 avril 2009. L’intéressé n’interjeta pas appel de ce jugement.
2. L’ENQUÊTE DE POLICE CONDUITE EN FLAGRANCE, PUIS DANS LE CADRE PRÉLIMINAIRE
12. Le 15 avril 2009, le procureur de la République de Tours ouvrit une enquête pour violences volontaires avec arme par destination sur agent de la force publique, qu’il confia à la direction interrégionale de police judiciaire (DIPJ) d’Orléans (antenne de Tours). Cette enquête fut menée conformément aux dispositions du code de procédure pénale régissant l’enquête de flagrance, puis conformément à celles régissant l’enquête préliminaire.
13. Le même jour, les services de police effectuèrent les vérifications sur le parking et sur le véhicule Audi accidenté. Ils prirent les photographies, réalisèrent des croquis, saisirent les étuis percutés éjectés des munitions tirées, ainsi que les débris de verre, et procédèrent au contrôle éthylomètre des trois policiers intervenants qui se révéla négatif. Les officiers de police judiciaire auditionnèrent B., R. et D. séparément.
14. B. déclara que, lorsque R. se dirigeait vers le conducteur de l’Audi pour le contrôler, le véhicule s’était mis en mouvement en surprenant les policiers. R. avait fait signe au requérant de s’arrêter en lui intimant l’ordre de stopper, mais celui-ci, l’air déterminé, avait fait rugir le moteur et avait délibérément foncé sur R. Voyant que la voiture allait percuter ce dernier de plein fouet et craignant pour la vie de son collègue, B. avait sorti son arme et tiré deux coups de feu à la suite, sans viser, dans la direction de la voiture, dans le but de la stopper et d’éviter le choc frontal. B. ajouta qu’à son avis, le requérant avait la possibilité de fuir en tournant à gauche sans toucher R.
15. R. expliqua qu’il s’était dirigé vers le requérant qui venait de monter dans son véhicule, en lui faisant signe de couper le moteur. Alors qu’il était à trois ou quatre mètres de l’Audi, le requérant, tout en regardant R. fixement, avait démarré en lui fonçant dessus. R. avait reculé. Juste avant l’impact de la voiture sur la jambe de R., B. avait tiré sur le véhicule. Selon R., le requérant ne pouvait pas s’enfuir sans foncer sur lui. À la fin de l’audition, il déposa plainte contre le requérant pour ces faits.
16. D. déclara que ses collègues étaient descendus du véhicule de police sans arme à la main, et que comme son attention était concentrée sur M. et sa voiture, il n’avait pas vu B. tirer, mais il avait vu que l’Audi avait quitté sa place de stationnement à toute vitesse. Il ajouta que le requérant aurait pu tourner à gauche sans toucher R., et que compte tenu de la vitesse à laquelle il circulait, il ne pensait plus le revoir.
17. Entendu le 16 avril 2009, le requérant déclara qu’en voyant les policiers, il avait pris peur à cause du sac contenant l’argent, et avait décidé de fuir pour éviter le contrôle. Il précisa ce qui suit : « lorsque j’ai vu les policiers descendre de leur voiture, j’ai démarré et accéléré, un policier s’est mis devant moi, j’ai voulu l’esquiver en tournant à gauche, je ne voulais pas lui faire de mal. Ensuite, j’ai entendu plusieurs coups de feu ». À la fin de l’audition, le requérant déposa plainte contre X pour les tirs dont il avait été victime.
18. Les retranscriptions des communications enregistrées auprès du trafic radio de la police et des appels d’urgence confirmèrent la chronologie des évènements décrite ci-dessus.
19. Selon le rapport du médecin légiste ayant examiné R. le même jour, ses lésions traumatiques étaient légères « compatibles avec le contact d’une voiture à faible vitesse ».
20. Dans leur compte-rendu du 3 juillet 2009, les enquêteurs de la DIPJ conclurent que le requérant, qui ne pouvait pas ignorer la qualité du brigadier R., avait volontairement accéléré en direction de celui-ci en commettant ainsi une agression réelle envers le policier. Ils relevèrent que « voyant son collègue exposé à un danger, le brigadier [B.] ripostait alors à deux reprises avec son arme de service en direction du véhicule ». Ils parvinrent à la conclusion que « l’usage de son arme semblant donc bien proportionné a la menace constituée » par la voiture fonçant sur R.
3. LES PROCÉDURES RELATIVES AUX VIOLENCES VOLONTAIRES CONTRE LE REQUÉRANT ET LE POLICIER B., ET AU REFUS D’OBTEMPÉRER CONTRE LE REQUÉRANT
21. Le 6 mai 2009, le requérant porta plainte contre X pour tentative de meurtre auprès du procureur de la République de Tours. Le procureur lui répondit qu’il prendrait position à l’issue de l’enquête qui était en cours à la DIPJ sur les circonstances dans lesquelles le policier avait tiré. Le 10 août 2009, estimant que le compte-rendu de la DIPJ (paragraphe 20 ci-dessus) était exclusivement à charge contre lui, le requérant déposa une plainte avec constitution de partie civile pour tentative d’homicide volontaire.
Trois juges d’instruction furent successivement désignés pour instruire les faits survenus dans la nuit du 14 au 15 avril 2009.
1. L’information judiciaire menée par le premier juge d’instruction
22. Le 21 décembre 2009, une information judiciaire fut ouverte contre X pour violences volontaires ayant entraîné une infirmité permanente par une personne dépositaire de l’autorité publique.
23. Entendu le 18 mai 2010, en qualité de partie civile, le requérant déclara qu’il avait démarré « puissamment et très vite » et accéléré, en tournant à gauche, afin de sortir du parking sans blesser R. Le requérant affirma également que, lors de son interpellation après les tirs, l’un des policiers l’avait insulté, tout en ajoutant « tu as voulu tuer mon collègue ». Quant à l’armement des policiers, il présenta deux versions divergentes : il déclara initialement que R. était sorti de la voiture de police avec une arme à la main, mais qu’il n’avait pas vu si B. avait fait de même, puis il affirma que les deux policiers étaient sortis avec les armes braquées sur lui.
24. Dans une demande d’audition des trois policiers du 1er juin 2010, le requérant affirma que c’était la vue de l’arme ou des armes qui avait provoqué sa fuite. Sa demande fut rejetée comme étant prématurée.
25. Dans un compte-rendu, en date du 9 décembre 2010, rassemblant les résultats des investigations et fondé sur les dépositions d’un « moniteur en activités physiques et sportives de la police nationale », les enquêteurs de la DIPJ conclurent que le fait pour un agent de police d’adopter la position de contact (arme sortie et doigt le long du pontet) face à un danger potentiel n’était pas constitutif d’une faute professionnelle, et que le temps moyen de réaction d’un policier, arme à l’étui et main sur la crosse, qui ripostait, était de l’ordre maximal de la seconde.
26. Dans le rapport d’expertise médicale du 2 mai 2011, ordonnée le 15 décembre 2010, l’expert se prononça sur le bilan lésionnel et le déficit fonctionnel temporaire du requérant.
27. Entendu le 1er février 2012 en qualité de témoin assisté, B. déclara que lorsqu’ils étaient descendus du véhicule de police, ni lui ni R. n’avaient d’arme à la main ; qu’au moment du tir, le requérant, au regard déterminée, n’avait pas encore percuté R. ; qu’il n’avait pas eu d’autres moyens de défendre son collègue et de « stopper l’agression » que d’utiliser son arme contre le conducteur ; qu’il n’avait pas eu le temps d’effectuer un tir de sommation ; que son double tir, réalisé selon la technique dite de double tap, avait eu pour effet de modifier la trajectoire du véhicule.
28. Le 2 février 2012, le juge d’instruction ordonna une nouvelle expertise médicale, afin de déterminer le déficit fonctionnel permanent du requérant. Celui-ci ne s’étant pas présenté aux rendez-vous avec l’expert, prévus en mars puis en avril, les opérations d’expertise débutèrent en mai 2012. Dans son rapport du 8 août 2012, l’expert estima le déficit fonctionnel permanent du requérant à 80 %.
29. Par un réquisitoire supplétif du 6 mars 2012, le procureur de la République étendit la saisine du juge d’instruction aux faits de violences volontaires avec arme par destination commises par le requérant sur la personne du policier blessé, R.
30. B. fut à nouveau entendu le 1er juillet 2012. Il confirma ses précédentes déclarations.
31. Le 31 juillet 2012, le requérant sollicita une reconstitution des faits, ce qui lui fut refusé.
32. Entendu le 6 décembre 2012 en qualité de partie civile, R. précisa qu’il n’avait à aucun moment sorti son arme et que B. était sorti de leur véhicule sans arme à la main ; au moment où l’Audi avait démarré, il se situait entre quatre et cinq mètres de celle-ci ; il n’avait pas vu B. tirer mais avait entendu deux tirs simultanés, peu de temps avant l’impact sur sa jambe.
33. Tant le requérant que B. et R. déclarèrent, lors de leurs auditions respectives, que les faits s’étaient déroulés très vite, en l’espace de quelques secondes.
2. L’information judiciaire menée par le deuxième juge d’instruction
34. Le 4 janvier 2015, un nouveau juge d’instruction fut désigné dans l’affaire relative aux violences commises sur le policier.
35. Le 23 mars 2015, le procureur de la République requit la mise en examen du requérant.
36. Le 4 juin 2015, le juge d’instruction procéda à l’interrogatoire de première comparution du requérant. Celui-ci déclara que la voiture de police était entrée sur le parking « en furie », que voyant à sa droite R. avec une arme au poing, ainsi que B., il avait accéléré avec détermination, afin de « partir sans faire du mal à personne ». Pour le reste, il renouvela ses dépositions antérieures. À l’issue de l’interrogatoire, le requérant fut mis en examen pour violences volontaires commises sur la personne de R.
37. Le 3 juillet 2015, le juge d’instruction délivra un avis de fin d’information.
38. Le 25 août 2015, estimant l’instruction incomplète, le requérant sollicita une confrontation avec R. et B. Le juge d’instruction opposa un refus, considérant qu’« au regard des investigations effectuées (...), des déclarations des fonctionnaires de police, du contexte de l’affaire, de la détermination affichée de M. Ghaoui de fuir le contrôle de police au moment des tirs, les conditions de la légitime défense (...) sembl[aient] caractérisées ». De l’avis du juge d’instruction, les dépositions du requérant faites dans le cadre de son interrogatoire du 4 juin 2015, avaient permis de lever les contradictions dans sa version des faits et rendu non-nécessaire la réalisation des confrontations. Il conclut que la demande du requérant n’était corroborée par aucune contradiction décisive dans les versions des fonctionnaires de police ou par l’interprétation précise des données techniques liées à la configuration des lieux ou aux constatations y compris médico-légales.
39. Sur l’appel du requérant, par un arrêt du 1er décembre 2016, la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Orléans infirma l’ordonnance de refus, au motif que l’enjeu de la procédure était considérable, tant pour le requérant que pour B., s’agissant du point de savoir si la légitime défense était caractérisée.
40. Entretemps, par un réquisitoire du 19 octobre 2016, le procureur de la République avait requis un non-lieu au bénéfice de B., un renvoi du requérant devant le tribunal correctionnel, ainsi qu’une amende civile à l’égard de ce dernier, estimant que l’intéressé avait fait preuve d’une particulière mauvaise foi et que sa constitution de partie civile était abusive et dilatoire, destinée « à gommer les actes répréhensibles dont il s’était rendu coupable ».
3. L’information judiciaire menée par le troisième juge d’instruction et la suite de l’affaire
41. Le 1er septembre 2016, un autre juge d’instruction fut désigné dans l’affaire relative aux tirs ayant causé une infirmité au requérant. Il procéda aux confrontations demandées par l’intéressé, qui eurent lieu les 10 avril et 12 septembre 2017. Lors des confrontations, le requérant précisa d’abord qu’au moment du démarrage, R. se tenait en face de la voiture, puis déclara ne plus se souvenir où il se tenait. Afin de l’éviter, le requérant s’était dirigé sur la gauche. Après avoir été touché par le tir, son pied s’était bloqué sur l’accélérateur. B. admit avoir visé le haut du corps du requérant. R. déclara que le requérant, ayant démarré « tout droit », l’avait percuté, puis était parti vers la gauche.
42. Le 2 octobre 2017, le juge d’instruction ordonna une expertise technique automobile afin de déterminer la vitesse et la trajectoire de la voiture conduite par le requérant. Dans ses rapports principal et complémentaire, réalisés respectivement les 20 mars et 15 avril 2018, l’expert conclut que : i) lors d’un démarrage le plus rapide possible, il fallait environ 2,1 secondes pour que le véhicule parcoure 5 mètres en manœuvre ; ii) l’Audi était sortie de son stationnement à une vitesse « plus élevée qu’un déplacement standard, mais relativement lente, pour mettre en danger un tiers positionné sur sa trajectoire au moment du démarrage », dès lors, ce tiers pouvait se dégager sans conséquence grave ; iii) le verre de la vitre de l’Audi étant un verre spécial se brisant instantanément au moment d’un impact, le débris du verre au niveau de la sortie du parking « pouvait indiquer la position du véhicule au moment du tir ».
43. Le 13 avril 2018, le juge d’instruction ordonna une expertise balistique. Dans ses rapports principal et supplémentaire, réalisés respectivement les 12 septembre et 28 novembre 2018, l’expert remit en question la thèse de son collègue quant à l’instantanéité du bris de vitre de l’Audi après l’impact par balle (paragraphe 42 ci-dessus), considérant que le bris de vitre se réalisait en deux étapes, non nécessairement concomitantes : l’atteinte projectilaire du vitrage, puis la désolidarisation des fragments du vitrage. Il émit une hypothèse, selon laquelle, au moment du premier tir, le véhicule pouvait être à moitié sorti de son emplacement et, au moment du second tir, il pouvait y être quasiment sorti. L’expert expliqua également que la technique de double tap était un mode de tir très rapide, la durée séparant les deux tirs étant de quelques dixièmes de seconde.
44. Entendu une nouvelle fois le 31 octobre 2018, B. affirma avoir tiré deux fois dans le même instant car le danger restait présent. À l’issue de cette audition, il fut mis en examen du chef de violence ayant entraîné une infirmité permanente commise avec une arme et par une personne dépositaire de l’autorité publique.
45. À l’issue d’une nouvelle audition du requérant du 6 novembre 2018, le juge d’instruction requalifia les faits pour lesquels celui-ci était poursuivi en refus d’obtempérer commis dans des circonstances ayant exposé autrui à un risque de mort ou de blessure de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente (« refus d’obtempérer aggravé »).
46. Le 17 novembre 2018, le juge d’instruction ordonna une expertise médicale complémentaire pour déterminer la trajectoire de la balle dans le corps du requérant. Selon le rapport d’expertise du 23 mars 2019, le projectile était entré sous l’omoplate droite puis s’était immobilisé dans l’omoplate gauche.
47. Un nouvel avis de fin d’information fut délivré le 20 mai 2019. Le 26 juin 2019, le procureur de la République requit un non-lieu concernant B. en raison de l’état de légitime défense de son acte.
48. Par une ordonnance du 27 décembre 2019, le juge d’instruction renvoya devant le tribunal correctionnel de Tours à la fois le requérant pour refus d’obtempérer aggravé et B. pour violences volontaires aggravées. Il considéra en particulier ce qui suit :
« (...) il convient de faire le tri dans les affirmations des différents intervenants à la procédure, et ce d’autant que policiers comme experts semblent avoir eu des difficultés à effectuer un travail parfaitement impartial. Ainsi l’officier de police judiciaire qui matérialise par une baguette la trajectoire supposée du premier projectile lorsqu’il percute le capot du véhicule, fait une simple hypothèse qui ne s’appuie pas sur une démonstration scientifique quelconque. De même l’expert automobile émet des hypothèses et fait des affirmations qui sortent de son champ de compétence. Enfin l’expert balistique fait de même lorsqu’il se prononce sur la manière dont une vitre se brise. (...) lorsque ce même expert dresse son schéma, la position qu’il attribue au véhicule [du requérant] n’est pas cohérente avec les trajectoires possibles du véhicule. Il convient donc de prendre avec beaucoup de prudence l’ensemble des hypothèses effectuées tout au long de l’information judiciaire par les différentes personnes y ayant concouru.
(...) du fait du débat entre les deux experts (...), il sera fait abstraction de la position des débris de la vitre en tant qu’élément permettant de situer la position du véhicule au moment du tir. Cette position des débris reste en revanche pertinente pour déterminer la trajectoire du véhicule.
(...) Si la trajectoire de la voiture est contrainte, entre les deux extrémités dessinées par l’expert, en revanche, la position exacte du véhicule et de [B.] au moment où il effectue le [second] tir est peu précise. »
49. Selon le juge d’instruction, les positions des personnes impliquées et du véhicule au moment des tirs n’étant pas parfaitement déterminées, il était raisonnable de penser qu’au moment de l’impact de la seconde balle, le requérant tournait déjà fortement à gauche, que sa voiture était déjà très avancée, et que le requérant avait même possiblement déjà touché R. Selon le juge d’instruction, il existait dès lors un doute sérieux sur le caractère actuel et nécessaire de l’intervention de B., même si ce dernier, agissant dans le feu de l’action, pouvait avoir une vision subjective différente du danger et être sincèrement convaincu d’être en état de légitime défense.
50. Le procureur, B. et R. interjetèrent appel de cette ordonnance.
51. Par un arrêt du 10 septembre 2020, la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Orléans infirma partiellement l’ordonnance du juge d’instruction : elle prononça un non-lieu au bénéfice de B. et confirma le renvoi du requérant devant le tribunal pour refus d’obtempérer aggravé. Après avoir repris les éléments de preuve recueillis, la chambre de l’instruction considéra comme établis les faits suivants.
52. Les policiers tentaient de contrôler deux individus dont le comportement leur paraissait suspect. Ceux-ci montaient chacun dans leur véhicule afin d’échapper au contrôle. R. se portait devant Audi dans le but de le contourner par l’avant et de pouvoir s’approcher du requérant, tandis que B. se trouvait à l’avant, sur le côté droit du véhicule, pour sécuriser le contrôle. R. intimait l’ordre au requérant de s’arrêter, ce que ce dernier avait compris mais démarrait brusquement en accélérant fortement. R. se trouvait sur la trajectoire du véhicule, ce qui n’était pas incompatible avec la volonté du requérant de quitter le parking en tournant à gauche. Compte tenu du stationnement des véhicules en épi, le requérant ne pouvait pas tourner immédiatement à gauche au démarrage.
53. De ces constatations, la chambre de l’instruction déduisit ce qui suit :
« Il résulte (...) l’existence d’une agression actuelle, réelle et injustifiée à l’égard [de R.] au moment où [B.] décide de faire usage de son arme sur le véhicule pour protéger son collègue en voyant que le véhicule Audi démarre puissamment et accélère en direction de son collègue qui est dans la trajectoire de ce véhicule et qui avait demandé préalablement au conducteur de s’arrêter.
(...)
Il résulte de ces constatations que les deux tirs interviennent dans un même trait de temps, puisque l’un des tirs atteint l’aile avant-droite et le second la vitre passager avant, alors que la voiture est en mouvement.
(...)
Il résulte des examens et expertises médicales [du requérant] que l’orifice d’entrée de la munition se situe sous l’omoplate droite, que le projectile s’est immobilisé sous l’omoplate gauche, en effectuant un trajet horizontal, (...). Ces constatations médicales sont incompatibles avec un tir qui aurait eu lieu par derrière, la trajectoire du projectile dans le corps n’étant pas d’arrière en avant mais de la droite vers la gauche.
L’emplacement des débris de verre de la vitre côté passager avant, comme le souligne à juste titre l’expert en balistique, ne permet pas de déterminer l’endroit précis où le tir a atteint le véhicule Audi puisque le bris de la vitre suite à l’impact avec le projectile et la désolidarisation des fragments de verre de leur support ne sont pas nécessairement simultanés.
Dans ces conditions, il est établi que l’usage de son arme par [B.] est concomitant à l’agression subie par son collègue.
Il résulte des constatations ci-dessus rapportées que [B.] a été contraint de tirer pour protéger son collègue, pouvant légitimement penser que celui-ci courait un grave danger pour son intégrité physique puisqu’il se trouvait sur la trajectoire d’un véhicule de grosse cylindrée qui démarrait en accélérant fortement face à lui et qui progressait en sa direction.
Il ne saurait être considéré, comme le fait l’expert en automobile, que la vitesse du véhicule Audi était trop réduite pour mettre en danger un tiers positionné sur sa trajectoire au moment de la phase de démarrage, alors même que [R.] a, malgré son geste d’évitement, été heurté par le véhicule et qu’un véhicule Audi puissant démarrant rapidement face à une personne peut à l’évidence entraîner des conséquences graves quant à son intégrité physique. Il ne saurait être déduit des blessures légères présentées par [R.] que celui-ci n’était pas en danger, alors qu’il s’est déplacé pour tenter d’éviter le véhicule et qu’il est au surplus permis de considérer que les tirs de [B.] ont pu modifier la trajectoire du véhicule.
Il n’existe pas, dans ces circonstances, de disproportion entre l’agression susceptible de mettre gravement en péril l’intégrité physique de son collègue et les tirs réalisés dans le but d’immobiliser le véhicule.
Dans ces conditions, et aussi dramatiques que soient les conséquences des tirs sur [le requérant], la cour considère que [B.] a agi en état de légitime défense au sens de l’article 122-5 du code pénal, son action étant absolument nécessaire et proportionnée, conformément aux dispositions légales internes et conventionnelles. »
54. Le requérant se pourvut en cassation contre cet arrêt.
55. Dans son rapport du 21 janvier 2021, le conseiller rapporteur considéra notamment que, s’agissant de l’argument selon lequel B. n’avait pas procédé à un tir de sommation, ni l’article 122-5 du code pénal, ni l’article 2 de la Convention, ni la jurisprudence ne « semblaient » en faire une condition nécessaire avant tout usage d’une arme par les forces de l’ordre, l’appréciation « semblant relever de chaque cas d’espèce »
56. En concluant au rejet du pourvoi, l’avocat général considéra, inter alia, que la concomitance, relevée par la chambre de l’instruction, de l’agression et de la riposte rendaient impossible toute sommation avant le tir. Selon l’avocat général, la chambre de l’instruction avait répondu à tous les moyens du requérant et avait, par ces motifs, suffisamment justifié sa décision au regard de la caractérisation de la légitime défense et des exigences de l’article 2 de la Convention.
57. Par un arrêt du 16 février 2021, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant, en se prononçant en ces termes :
« 10. (...) l’arrêt attaqué énonce qu’il est établi que [le requérant] a démarré de façon rapide avec un véhicule de grosse cylindrée pour se soustraire à un contrôle de police (...) alors qu’un policier, qui se trouvait devant son véhicule, lui avait intimé l’ordre de s’arrêter.
11. Les juges ajoutent que le véhicule a effectivement heurté [R.], (...) et ce alors même que ce fonctionnaire avait fait un écart pour l’éviter, et qu’il résulte de ces circonstances l’existence d’une agression actuelle, réelle et injustifiée à son égard, au moment où [B.] a décidé de faire usage de son arme à deux reprises dans le but d’arrêter la progression du véhicule qui se dirigeait vers son collègue. Ils précisent qu’il ressort des constatations faites sur le véhicule que les deux tirs sont intervenus dans un même trait de temps, le second atteignant grièvement [le requérant] sous l’omoplate droite (...), ce qui est incompatible avec un tir qui aurait eu lieu par derrière.
12. La chambre de l’instruction en conclut que l’usage de son arme par [B.] a été concomitant à l’agression subie par son collègue, et qu’il n’existe donc pas de disproportion entre l’agression susceptible de mettre gravement en péril l’intégrité physique de [R.] et les tirs réalisés dans le but d’immobiliser le véhicule.
13. En l’état de ces motifs, dont il résulte que le fonctionnaire de police a agi dans l’absolue nécessité de protéger son collègue et n’a pas disposé du temps utile pour effectuer des sommations, la légitime défense d’autrui étant ainsi caractérisée, la chambre de l’instruction qui a répondu aux articulations essentielles du mémoire produit par la partie civile, a justifié sa décision. »
58. Le 30 septembre 2021, le tribunal correctionnel de Tours déclara le requérant coupable du refus d’obtempérer aggravé et le condamna à six mois d’emprisonnement avec sursis total. Il jugea, en particulier, ce que suit :
« S’il n’est pas établi que le prévenu a démarré en trombe et est sorti de son emplacement à une vitesse d’emblée excessive, il ne peut pour autant être raisonnablement soutenu qu’il a démarré en douceur et s’est déplacé précautionneusement (...). Il est en revanche établi qu’il a démarré vite en faisant ronfler le moteur. (...) La vitesse à laquelle [le requérant] se déplace pour sortir du parking (...) est suffisamment élevée au vu de la configuration des lieux pour qu’il ne puisse pas éviter l’un des policiers.
En agissant de la sorte, il expose autrui à un danger de mort ou de blessures graves en raison du risque évident de collision. Peu importe que les blessures du policier ne soient finalement que légères, le résultat du comportement dangereux n’étant pas un élément constitutif de l’infraction (...). »
59. À la date des observations du requérant, fin novembre 2022, l’appel du jugement interjeté par R. était pendant devant la cour d’appel d’Orléans.
4. L’ACTION DU REQUÉRANT EN RESPONSABILITÉ DE L’ÉTAT
60. Se fondant sur de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire (paragraphe 66 ci-dessous), le 2 février 2021, le requérant engagea une action en responsabilité de l’État pour déni de justice et faute lourde commis lors de l’instruction de l’affaire pénale. Il alléguait, d’une manière générale, que la durée de l’instruction avait été excessivement longue et que le comportement des juges d’instruction et du procureur de la République, ayant accumulé différents manquements et fautes, était « anormalement déficient ». Il reprochait aux deux premiers juges d’instruction une passivité, un manque de diligence et de recherche objective de la vérité dans la conduite des investigations. Le requérant se plaignait en outre de retards inexpliqués dans la réalisation de confrontations intervenues huit et douze mois après la désignation du troisième juge d’instruction, ainsi que du délai de huit mois entre la désignation de l’expert et la réalisation de l’expertise automobile.
61. Par un jugement du 11 mai 2022, le tribunal judiciaire de Paris condamna l’État à verser à l’intéressé 5 400 euros pour préjudice moral causé par la longueur de l’instruction. Il considéra tout d’abord que la seule circonstance que la procédure avait duré douze ans ne suffisant pas à démontrer que sa durée était excessive. Toutefois, selon le tribunal, les expertises automobile, balistique et médicale complémentaire avaient été ordonnées en toute fin de l’information, alors que rien n’empêchait qu’elles soient organisées bien plus tôt. Le tribunal releva que ces retards avaient prolongé l’instruction de dix‑huit mois, sans qu’un tel délai ne soit justifié.
62. S’agissant des autres demandes et griefs soulevés par le requérant, le tribunal judiciaire releva que l’intéressé n’avait pas produit l’intégralité des pièces du dossier de l’instruction utiles à l’établissement des éventuelles défaillances.
63. Le requérant interjeta appel du jugement. Par une ordonnance du 16 mai 2023, la cour d’appel de Paris prononça la caducité de la déclaration d’appel, l’intéressé n’ayant pas produit de conclusions dans le délai imparti.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
64. L’article 122-5 du code pénal est ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :
« N’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte. (...) »
65. Les dispositions de l’article L. 435-1 du code de la sécurité intérieure, entré en vigueur le 2 mars 2017, sont exposées dans l’arrêt Toubache c. France (no 19510/15, § 25, 7 juin 2018).
66. Les dispositions de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire (COJ), ainsi que leur interprétation jurisprudentielle, sont exposées dans l’arrêt Guerdner et autres c. France (no 68780/10, §§ 45-46, 17 avril 2014).
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
67. Le requérant se plaint du non-lieu dont a bénéficié l’auteur des tirs. Il invoque l’article 2 de la Convention, sous ses volets matériel et procédural, qui est ainsi libellé :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
1. Sur la recevabilité
1. Sur l’applicabilité de l’article 2 de la Convention dans la présente affaire
68. Le requérant a survécu à un tir potentiellement mortel et il est devenu paraplégique. Selon la jurisprudence de la Cour, l’article 2 de la Convention s’applique même s’il n’y a pas eu décès, dès lors que la force utilisée à l’encontre du requérant était potentiellement meurtrière (voir, par exemple, Trévalec c. Belgique, no 30812/07, §§ 55-61, 14 juin 2011, et les références y citées, Chebab c. France, no 542/13, §§ 51-52 et 55-59, 23 mai 2019, et Alkhatib et autres c. Grèce, no 3566/16, § 66, 16 janvier 2024). Il s’ensuit que l’article 2 s’applique à la présente affaire.
2. Sur l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement
69. Le Gouvernement excipe d’un non-épuisement des voies de recours internes par le requérant, en ce que l’appel du jugement condamnant l’État pour la durée excessive de la procédure pénale était pendant à la date de l’introduction de la présente requête. Il argue que l’action en responsabilité de l’État, fondée sur l’article L. 141-1 du COJ, représente un recours effectif à exercer.
70. Le requérant combat cette thèse en arguant que sa plainte avec constitution de partie civile était la voie de recours la plus adéquate, alors que le recours fondé sur l’article L. 141-1 du COJ, de nature purement indemnitaire, n’est pas effectif.
71. La Cour rappelle que, dans le contexte d’un recours à la force par les agents de l’État, un requérant qui se constitue partie civile dans une procédure pénale répond en général à l’exigence d’épuisement des voies de recours internes. Quant à l’action en responsabilité de l’État, de nature purement civile et indemnitaire, elle ne constitue pas en soi un recours effectif à exercer aux fins d’épuisement des voies de recours internes (voir, mutatis mutandis, Tagayeva et autres c. Russie, nos 26562/07 et 6 autres, §§ 618-621, 13 avril 2017, et les références qui y sont citées, et Alkhatib et autres, précité, § 75, ainsi que P.M. et F.F. c. France, nos 60324/15 et 60335/15, §§ 46-48, 18 février 2021, et Jarrand c. France, no 56138/16, §§ 43-52, 9 décembre 2021).
72. Dans ces conditions, il importe peu que le recours en responsabilité était pendant à la date de l’introduction de la présente requête et que le requérant n’avait pas valablement interjeté appel du jugement, dès lors qu’il n’était pas tenu d’exercer ce recours. L’intéressé s’étant constitué partie civile dans la procédure pénale, la Cour conclut que la condition d’épuisement des voies de recours internes a été respectée et elle rejette l’exception d’irrecevabilité.
3. Conclusion sur la recevabilité
73. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Le requérant
74. Le requérant soutient que le recours à la force par usage d’une arme à feu n’était ni absolument nécessaire ni proportionné dans les circonstances de l’espèce, et que l’usage de la puissance de feu a été privilégié en premier recours, en l’absence de tir d’avertissement. Il avance qu’il ne représentait pas de danger pour les policiers dès lors qu’il n’était pas armé, violent ou recherché par la police, mais tentait simplement de fuir, en démarrant à une faible vitesse et en tournant immédiatement à gauche, à une distance suffisante par rapport à R.
75. Le requérant critique la qualification d’« absolue nécessité » retenue par les juridictions, en tant que composante de la notion de la légitime défense, et soutient que son interpellation a été violente et l’usage de l’arme disproportionné. Selon le requérant, B. avait la volonté de causer sa mort, car il avait visé le haut de son corps, outre le fait que le deuxième tir était intervenu après que l’Audi eut touché R.
76. Alléguant que l’opération de police avait été préparée en amont, le requérant déplore une négligence par les policiers dans le choix des mesures à prendre, en soutenant qu’ils auraient pu bloquer la sortie du parking ou garer leur véhicule devant les voitures suspectes. Enfin, il souligne le tir de D. en direction de la Ford, suggérant que l’unité de police concernée était dans son ensemble dangereuse et violente.
77. Le requérant dénonce en outre une instruction bâclée, lente et incomplète, sans examen effectif de ses arguments. Il allègue plusieurs défaillances ayant nuit, à son avis, à l’efficacité de l’enquête : la DIPJ n’était pas indépendante, en raison d’un lien institutionnel avec les policiers de la brigade canine ; le premier juge d’instruction n’était probablement pas impartial ; le deuxième n’a diligenté aucun acte d’enquête ; le procureur de la République, qui avait estimé la constitution de partie civile du requérant abusive et dilatoire, présentait un manque d’impartialité et d’empathie.
78. Il ajoute que la procédure, entachée de plusieurs épisodes de latence inexpliqués, a dépassé le délai raisonnable, en faisant valoir que les actes d’investigation nécessaire ont été diligentés tardivement, qu’aucune reconstitution n’a été réalisée et que B. a longtemps gardé le statut de témoin assisté pour des faits que le requérant qualifie de criminels.
79. Il conclut que l’instruction a été déséquilibrée et marquée par la volonté des autorités de le mettre en cause.
b) Le Gouvernement
80. Le Gouvernement soutient que l’article 2 a été respecté dans ses volets matériel et procédural, puisque l’usage de la force a été absolument nécessaire et proportionné, et que l’enquête a été effective.
81. Il argue que le recours à la force par B. visait à protéger la vie de son collègue et à empêcher l’évasion du requérant, conformément à l’article 2 § 2 a) et b) de la Convention. Selon le Gouvernement, d’une part, R. avait été objectivement exposé à un danger de mort ou de blessures graves eu égard au comportement dangereux du requérant. D’autre part, B. avait une conviction honnête d’une situation de mort imminente pour son collègue. Par ailleurs, la riposte a été graduée puisque précédée des injonctions de R. adressées au requérant pour qu’il s’arrête.
82. Le Gouvernement considère également qu’en dépit de vagues critiques du requérant, l’enquête a été diligente, impartiale, indépendante et accessible. Sa durée s’explique par la nécessité de procéder avec sérieux à tous les actes utiles à la manifestation de la vérité. Quant au requérant, au lieu de demander la clôture de l’instruction, il a sollicité différents actes, ce qui a eu nécessairement pour effet de prolonger l’information judiciaire. Enfin, le tribunal judiciaire de Paris ayant alloué à l’intéressé 5 400 EUR pour une durée excessive de la procédure pénale, le préjudice afférant a été réparé.
2. Appréciation de la Cour
83. La Cour analysera d’abord la qualité de la procédure pénale interne (respect de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention), puis la question de savoir si le recours à la force a été absolument nécessaire (respect de l’obligation matérielle).
a) Volet procédural
84. La Cour rappelle qu’eu égard à son caractère fondamental, l’article 2 de la Convention impose aux autorités nationales l’obligation procédurale de mener une enquête effective sur les allégations de violation de son volet matériel (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 229, 30 mars 2016).
85. D’une manière générale, pour qu’une enquête sur un homicide ou un emploi de la force potentiellement meurtrière commis par des agents de l’État soit effective, il faut que les personnes qui en sont chargées soient indépendantes des personnes impliquées ; l’enquête doit être adéquate dans le sens où elle doit permettre d’établir les faits, de déterminer si le recours à la force se justifiait ou non dans les circonstances, ainsi que d’identifier les responsables et, le cas échéant, de les sanctionner ; elle doit être menée avec une célérité et une diligence raisonnables ; enfin, la victime ou ses proches doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes (ibidem, §§ 229-239). Ces paramètres, qui permettent d’apprécier le degré d’effectivité de l’enquête, sont liés entre eux et ne doivent pas être appréciés séparément (mutatis mutandis, Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 225, 14 avril 2015).
86. En l’espèce, s’il est constant que le requérant a eu suffisamment accès au dossier de l’affaire pénale, les autres critères de l’effectivité de l’enquête sont contestés par le requérant. À cet égard, la Cour relève ce qui suit.
87. Tout d’abord, le jour même des faits, une enquête de flagrance régie par les dispositions du code de procédure pénale, a été ouverte d’office par le procureur. Indépendamment du fait qu’elle visait le requérant en sa qualité de mis en cause des chefs de violences contre un agent de la force publique, plusieurs actes d’investigation utiles à l’établissement des faits et des responsabilités pénales ont été réalisés de manière objective. Ainsi, les policiers impliqués ont été entendus rapidement et séparément, ce qui permettait d’éviter tout risque de collusion, de recueillir leurs versions dans un délai très court après la survenance des faits et d’éviter tout risque de déperdition, du fait de l’écoulement du temps, d’éléments ou de détails factuels importants (paragraphes 12-13 et 18 ci‑dessus ; voir, a contrario, T.V. c. Croatie, no 47909/19, § 67, 11 juin 2024).
88. L’enquête initiale a conclu sans ambiguïté d’une part, à la responsabilité pénale du requérant qui a foncé sur un fonctionnaire de police dont il ne pouvait ignorer la qualité, et d’autre part, à la proportionnalité de la riposte du policier B. face à l’imminence et à la gravité du danger auquel le requérant exposait son collègue.
89. Au vu des résultats de l’enquête, le procureur n’a pas estimé opportun d’engager des poursuites pénales, de mener des investigations supplémentaires, ni même de saisir un juge d’instruction.
90. S’agissant de l’allégation de manque d’indépendance de la DIPJ d’Orléans en raison d’un lien institutionnel avec la brigade de police de Tours, la Cour constate, en premier lieu, que le requérant n’a jamais soulevé cette question au niveau interne. Elle observe, en deuxième lieu, que la DIPJ relève de la direction centrale de la police judiciaire, alors que la brigade canine de la police Tours, à laquelle appartenaient les policiers relève, quant à elle, de la direction nationale de la sécurité publique. En conséquence, la désignation de la DIPJ d’Orléans par le procureur de la République représente un gage d’indépendance dans la conduite de l’enquête de police initiale. En troisième lieu, aucune dépendance in concreto n’a été démontrée, alors que l’information judiciaire a été menée en toute indépendance par les magistrats du siège – juges d’instruction – sous le contrôle de la chambre de l’instruction (voir aussi Mendy c. France (déc.), no 71428/12, § 41, 4 septembre 2018). Quant aux allégations de partialité du premier juge d’instruction et du procureur, elles ne sont pas étayées.
91. La Cour reconnaît en outre que l’enquête, qui s’est étendue sur plusieurs années, a connu différents retards et périodes d’inaction (comparer avec Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 184, 25 juin 2019). En particulier, l’instruction sur les faits dont le requérant a été victime a été ouverte à la seule initiative de celui-ci, après des relances de sa part, et plus de huit mois après. Les confrontations n’ont eu lieu qu’en 2017. Par ailleurs, comme l’a relevé le tribunal judiciaire de Paris, les expertises automobile et balistique ont été ordonnées en toute fin d’instruction et ont été réalisées près de neuf ans après les faits, alors que rien n’empêchait d’y procéder bien plus tôt (paragraphe 61 ci-dessus). Le troisième juge d’instruction, tout en critiquant leur qualité et en limitant leur portée, n’a cependant ordonné aucune autre expertise ou mesure d’investigation susceptible de compenser les défauts qu’il a constaté.
92. La Cour observe, toutefois, que, d’une part, le tribunal judiciaire de Paris a reconnu certains retards et a alloué au requérant, sur le fondement de l’article L. 141-1 du COJ, une indemnisation à hauteur de 5 400 EUR. Le tribunal a en effet constaté que la responsabilité de l’État était engagée en raison d’un délai excessif (de 18 mois) dans la conduite des expertises balistiques, automobiles et médicales, lesquelles ont de surcroît été ordonnées en fin d’instruction. Par ailleurs, la réalisation de ces expertises impliquait nécessairement une mise en confrontation des versions du requérant et des deux policiers dont les dépositions ont été recueillies immédiatement après les faits. Si l’indemnisation ordonnée par la justice n’a porté que sur les délais des investigations menées au cours de l’instruction et sur certains retards, c’est parce que le requérant n’a pas présenté au tribunal l’ensemble des éléments issus du dossier d’information dont il se prévaut devant la Cour, et qu’il n’a finalement pas relevé appel du jugement (paragraphes 61-63 ci‑dessus).
93. D’autre part, ces défauts de l’enquête n’ont pas empêché, in fine, les autorités internes d’établir les faits essentiels de cette nuit aux conséquences tragiques pour le requérant et de déterminer si le recours à la force avait été absolument nécessaire et proportionnée (voir aussi paragraphes 105-106 et 113 ci-dessous). À cet égard, la Cour constate qu’il n’a pas été allégué que la réalisation tardive des expertises automobile et balistique a pu compromettre leurs résultats (voir, pour un exemple contraire, Silina c. Russie [comité], no 16876/14, § 48, 15 juin 2021).
94. En effet, seules deux circonstances relatives aux faits survenus la nuit du 15 avril 2009 n’ont pas pu être établies : le moment exact (avec une précision d’un dixième de seconde) du second tir par rapport à l’impact de la voiture sur la jambe de R., le policier blessé, et la trajectoire précise du véhicule de marque Audi immédiatement après le démarrage. Toutefois, la Cour rappelle que l’obligation procédurale requise par l’article 2 est une obligation de moyen et non pas celle de résultat (Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 166, CEDH 2011). Compte tenu du déroulement extrêmement rapide des faits, en l’absence de témoins objectifs et extérieurs aux parties, elle ne peut pas reprocher aux autorités internes de ne pas avoir été en mesure d’établir ces deux circonstances (voir, a contrario, Chebab, précité, §§ 92-96, où les défaillances procédurales ont compromis la capacité de l’enquête à établir certains faits importants).
95. La Cour relève par ailleurs que, se fondant sur les éléments de preuve recueillis, les magistrats du siège (deux juges d’instruction et trois conseillers de la chambre de l’instruction), confirmés par la Cour de cassation, se sont forgés la conviction que les tirs de B. entraient dans le cadre juridique de la légitime défense, exonérant le policier de toute responsabilité pénale et qu’il n’y avait, par conséquent, pas lieu de le renvoyer devant une juridiction pénale.
96. La Cour rappelle que l’article 2 n’exige pas que toute poursuite doit se solder par une inculpation ou une condamnation (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, 306, CEDH 2011, avec les références citées), et elle estime qu’en l’espèce, remettre en cause les conclusions des juges internes reviendrait à porter atteinte au principe de subsidiarité (mutatis mutandis, Chebab, précité, §§ 72-73).
97. Eu égard à l’ensemble de ces éléments, la Cour considère que la lenteur excessive, notamment dans le déroulement des expertises – principal grief soulevé par le requérant devant le tribunal judiciaire – a fait l’objet d’une indemnisation fixée au vu des pièces présentées par l’intéressé (paragraphe 92 ci-dessus). Tenant compte de ce redressement apporté à l’échelon national, ainsi que de l’appréciation ci-dessus développée des différents actes de l’enquête (paragraphes 86-90 et 93-95), la Cour conclut que cette enquête a été impartiale, indépendante, effective et adéquate, et a donc respecté les exigences du volet procédural de l’article 2 de la Convention. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu de violation dans ce chef.
b) Le volet matériel
98. Les principes généraux relatifs aux obligations matérielles découlant de l’article 2 de la Convention sont exposés dans les arrêts Makaratzis c. Grèce ([GC], no 50385/99, §§ 56-60, CEDH 2004-XI), et Giuliani et Gaggio, (précité, §§ 174-182 et 208-210).
99. En particulier, le texte de l’article 2 de la Convention, pris dans son ensemble, démontre que le paragraphe 2 ne définit pas avant tout les situations dans lesquelles il est permis d’infliger intentionnellement la mort, mais décrit celles où il est possible d’avoir « recours à la force », ce qui peut conduire à donner la mort de façon involontaire. Le recours à la force doit cependant être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre l’un des objectifs mentionnés aux alinéas a), b) ou c). L’emploi des termes « absolument nécessaire » indique qu’il faut appliquer un critère de nécessité plus strict et impérieux que celui normalement utilisé pour déterminer si l’intervention de l’État est « nécessaire dans une société démocratique » au regard du paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention (ibidem, §§ 175‑176, et les références qui y sont citées).
100. L’usage de la force par des agents de l’État peut se justifier lorsqu’il se fonde sur une conviction honnête considérée, pour de bonnes raisons, comme valable à l’époque des événements mais qui se révèle ensuite erronée. Affirmer le contraire imposerait à l’État et à ses agents chargés de l’application des lois une charge irréaliste qui risquerait de s’exercer aux dépens de leur vie et de celle d’autrui (Giuliani et Gaggio, précité, § 178).
101. À la lumière de l’importance que revêt l’article 2 dans toute société démocratique, la Cour doit examiner de façon extrêmement attentive les allégations de violation de cette disposition, en prenant en considération non seulement les actes des agents de l’État ayant effectivement eu recours à la force, mais également l’ensemble des circonstances les ayant entourés, notamment le cadre juridique ou réglementaire en vigueur ainsi que leur préparation et le contrôle exercé sur eux (Makaratzis, précité, § 59, et Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 93, CEDH 2005-VII, avec les références y citées).
102. En l’espèce, le requérant ne conteste pas l’existence en droit interne d’un cadre juridique et réglementaire adéquat relatif à l’usage des armes à feu et à l’organisation des contrôles policiers. Par ailleurs, la Cour a déjà qualifié conforme à la Convention le cadre juridique de la légitime défense tel pue prévu par le droit français (Mendy, décision précitée, § 35).
103. L’usage de l’arme à feu par B. avait pour objectif de défendre son collègue R. qui se trouvait face à la voiture conduite par le requérant. En conséquence, l’action du policier avait pour but d’assurer la défense de R. « contre la violence illégale », au sens de l’article 2 § 2 a) de la Convention.
104. Quant aux circonstances dans lesquelles les faits de l’espèce se sont déroulés, la Cour observe tout d’abord que les juridictions internes ont établi ce qui suit (paragraphes 52-53 ci-dessus).
105. Voyant les policiers, le requérant a démarré à une vitesse supérieure à la normale et a accéléré puissamment, en allant tout droit. Si cela n’était pas incompatible avec l’intention alléguée de l’intéressé de tourner à gauche, la possibilité de tourner immédiatement à gauche a été exclue compte tenu du fait que l’Audi était entourée d’autres voitures (paragraphes 4 et 52 in fine ci‑dessus). R. se trouvait sur la trajectoire du requérant, à une distance d’environ trois à cinq mètres, faisant à l’intéressé signe de s’arrêter. B. se trouvait sur le côté droit du véhicule et, voyant que le requérant fonçait sur R. en accélérant puissamment, il a tiré deux coups de feu « dans le même trait de temps », le premier tir ayant atteint l’aile avant-droite et le second la vitre passager avant, alors que la voiture était en mouvement (paragraphe 6 ci‑dessus). Au moment du second tir, le requérant était de profil par rapport à B., la possibilité d’un tir par derrière a été exclue compte tenu des conclusions de l’expertise médicale (paragraphes 46, 53 et 57 ci-dessus). La thèse, selon laquelle le second tir a été effectué après que la voiture eut touché R., a été avancée par le troisième juge d’instruction (paragraphe 49 ci-dessus), mais n’a pas été confirmée puisque l’ordonnance rendue par ce magistrat a été infirmée en appel.
106. De l’avis de la Cour, les faits ainsi établis ne sont pas en contradiction avec la configuration des lieux, les lésions du requérant, les preuves recueillies et les dépositions faites au cours de l’enquête (voir, a contrario, Ramazanova et Alekseyev c. Russie, no 1441/10, 26 mai 2020, affaire, où, en présence de versions radicalement divergentes des faits, les défaillances de l’enquête ont abouti à l’impossibilité de mettre la lumière sur les circonstances dans lesquelles le proche des requérants a perdu la vie ; comparer avec Chebab, précité, § 77).
107. La Cour relève également qu’il ne ressort pas des pièces du dossier que le contrôle policier ait été exercé dans le cadre d’une opération planifiée. Dans ces conditions, les policiers ont été obligés de réagir sans préparation spécifique préalable, d’autant plus qu’ils appartenaient à la brigade canine et non à la brigade anticriminalité (voir Chebab, précité, § 81, Bouras c. France, no 31754/18, § 62, 19 mai 2022, et, a contrario, Begiyeva c. Russie [comité], no 14929/17, § 67, 6 juillet 2021). Donc, l’argument du requérant consistant à dire que les policiers auraient dû prendre en amont d’autres mesures, par exemple, barrer la sortie du parking, est inopérant.
108. Certes, comme le fait valoir le requérant, B. a visé le haut de son corps et n’a pas procédé aux tirs de sommation. Cependant, ainsi que l’ont établi les juridictions internes, l’usage de l’arme a été concomitant à l’agression, B. ne disposant pas de temps pour effectuer un tir de sommation (paragraphes 53 et 57 ci-dessus). La Cour relève, de son côté, que le reste du corps du requérant était abrité dans le véhicule, et que toutes les personnes impliquées s’accordent à dire que les faits se sont déroulés en l’espace de quelques secondes, ce qui, ainsi qu’indiqué par B., a pu rendre difficile, voire impossible, un tir de sommation (voir, en particulier, paragraphe 27 ci‑dessus).
109. La Cour ne saurait spéculer dans l’abstrait sur l’opportunité pour les policiers d’employer d’autres moyens, par exemple en tirant sur les roues du véhicule, ni imposer l’usage de moyens neutralisants avant de se servir d’armes à feu (Bubbins c. Royaume-Uni, no 50196/99, § 139, CEDH 2005-II, Perk et autres c. Turquie, no 50739/99, § 72, 28 mars 2006, et, dernièrement, Decoire c. France (déc.) [comité], no 17949/22, § 12, 13 avril 2023). Bien qu’il soit souhaitable que de tels moyens soient répandus si l’on veut limiter progressivement le recours aux méthodes susceptibles d’entraîner la mort, établir une telle obligation de principe, sans tenir compte des circonstances d’une affaire donnée, imposerait à l’État et à ses agents chargés de l’application des lois une charge irréaliste qui risquerait de s’exercer aux dépens de leur vie et de celle d’autrui, eu égard notamment au caractère imprévisible de la nature humaine (Bouras, précité, § 61). La Cour rappelle également qu’elle ne saurait, en réfléchissant dans la sérénité des délibérations, substituer sa propre appréciation de la situation à celle de l’agent qui a dû réagir, dans le feu de l’action, à ce qu’il percevait sincèrement comme un danger afin de sauver sa vie ou celle d’autrui (Armani da Silva, précité, § 245, et la jurisprudence qui y est citée).
110. La Cour considère que, dans les circonstances de l’espèce, même si le requérant était inconnu de la police, avait pris peur et n’était pas armé, sa conduite – démarrage et forte accélération face à R. le sommant de s’arrêter – pouvait raisonnablement être interprétée par B. comme indiquant qu’en dépit des avertissements, il allait percuter son collègue.
111. Si le troisième juge d’instruction a estimé qu’il existait un doute sérieux sur le caractère actuel et nécessaire de l’intervention de B. (paragraphe 49 ci-dessus), la chambre de l’instruction, confirmée par la Cour de cassation, a considéré que le recours à un moyen de défense potentiellement meurtrier – deux coups de feu – était justifié et proportionné à la menace telle que subjectivement perçue par B. (voir Chebab, §§ 76 et 83, précité, et Decoire c. France (déc.) [comité], no 17949/22, §§ 14-16, 13 avril 2023).
112. Le caractère sincère et honnête de la conviction de B. d’agir en état de légitime défense n’a pas été remis en question lors de l’instruction (voir, en particulier, l’ordonnance du troisième juge d’instruction ; paragraphe 46 ci-dessus), et il a été souligné par la chambre de l’instruction, selon laquelle B. pouvait « légitimement penser que [son collègue] courait un grave danger pour son intégrité physique ». Cela est en outre conforté par les paroles de B. prononcées au moment de l’interpellation du requérant, accusant celui-ci d’avoir voulu tuer son collègue (paragraphe 23 ci-dessus).
113. Contrairement à ce que soutient le requérant, les juridictions internes ont amplement discuté de la proportionnalité de l’usage de la force pour conclure que B. avait agi en état de légitime défense et d’absolue nécessité, et qu’il pouvait donc faire usage de moyens appropriés – effectuer deux tirs – pour assurer la défense de son collègue (paragraphes 53 et 57 ci-dessus). Leurs conclusions à cet égard ne sont ni arbitraires ni manifestement déraisonnables, mais fondées sur une analyse complète et minutieuse des éléments de preuve recueillis (voir également Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 175).
114. Le requérant n’a pas apporté d’arguments permettant de mettre sérieusement en doute la conclusion des autorités et juridictions pénales nationales selon lesquelles les deux tirs quasi-simultanés de B. ont été strictement proportionnés (voir, Chebab ; a contrario, Makaratzis, concernant un grand nombre de coups de feu tirés par plusieurs policiers contre le requérant restant à l’intérieur d’une voiture à l’arrêt ; Toubache, concernant six coups de feu tirés par un gendarme en direction d’une voiture s’éloignant des lieux, les derniers tirs ayant causé la mort d’un passager ; et Begiyeva, concernant au moins quinze coups de feu tirés notamment avec des fusils d’assaut ; tous précités).
115. La Cour conclut que l’usage de la force dans les circonstances de l’espèce, aussi dramatiques qu’en fussent les conséquences, n’a pas dépassé ce qui était « absolument nécessaire », et qu’il n’a pas été établi qu’une force inutilement excessive a été employée.
116. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu de violation de l’article 2 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 janvier 2025, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor Soloveytchik María Elósegui
Greffier Présidente