DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE TRISTAN c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA
(Requête no 13451/15)
ARRÊT
Art 7 • Condamnation de la requérante en application des dispositions d’une loi pénale entrée en vigueur après les faits et ayant modifié les expressions désignant le sujet de l’infraction • Juges nationaux n’ayant pas distingué les deux concepts, à l’inverse du législateur, sans justification, ceci étant considéré comme une interprétation non conforme au libellé des dispositions concernées • Interprétation ayant apporté plus d’incertitude • Jurisprudence ultérieure au procès de la requérante également source d’incertitude • Conclusions des juridictions internes non raisonnablement prévisibles
STRASBOURG
4 juillet 2023
DÉFINITIF
04/10/2023
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention.
Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Tristan c. République de Moldova,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Egidijus Kūris,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Frédéric Krenc,
Diana Sârcu, juges,
et de Dorothee von Arnim, greffière adjointe de section,
Vu la requête (no 13451/15) dirigée contre la République de Moldova et dont une ressortissante de cet État, Mme Tatiana Tristan (« la requérante »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 4 mars 2015,
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement moldave (« le Gouvernement ») les griefs tirés par la requérante, sur le terrain des articles 6 § 1 et 7 § 1 de la Convention, d’une interprétation, selon elle, extensive de la nouvelle loi pénale, et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 juin 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente requête concerne la condamnation de la requérante pour une infraction qui, selon elle, ne pouvait plus lui être imputée à la suite d’une modification des dispositions pénales pertinentes intervenue alors que la procédure la concernant était en cours. L’affaire soulève des questions principalement sur le terrain de l’article 7 § 1 de la Convention.
EN FAIT
2. La requérante est née en 1954 et réside à Valea Perjii. Elle a été représentée par Me G. Ulianovschi, avocat à Chișinău.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. O. Rotari.
4. De 2003 à 2007, la requérante fut maire de la commune de Valea Perjii (district de Cimișlia).
1. La procédure en cause
5. Le 25 décembre 2008, un procureur du parquet de Cimișlia mit en examen la requérante pour abus de pouvoir commis par une « personne occupant une fonction à responsabilité » (persoană cu funcții de răspundere), infraction réprimée par l’article 328 § 1 du code pénal (paragraphe 26 ci‑dessous). Il reprochait à l’intéressée des malversations dans l’exercice de son mandat de maire.
6. Le 23 mars 2011, le procureur modifia les charges retenues contre la requérante. Il lui fit grief d’avoir manifestement outrepassé les limites des droits et attributions accordés au maire par la loi en détournant des fonds par le biais d’emplois et de contrats fictifs, soustrayant ainsi aux finances municipales entre 2003 et 2007 un montant total de 54 616 lei moldaves (l’équivalent d’environ 3 210 euros selon le taux de change officiel en vigueur à la date d’adoption de la décision du procureur). Le procureur qualifia les actes reprochés à la requérante d’abus de pouvoir commis par une « personne occupant une haute fonction à responsabilité » (persoană cu înaltă funcție de răspundere), infraction réprimée par l’article 328 § 3 b) du code pénal dans sa rédaction en vigueur au moment des faits (paragraphe 26 ci-dessous).
7. Le même jour, le parquet signa le réquisitoire et déféra l’affaire au tribunal compétent.
8. Alors que l’affaire était en cours d’examen, le Parlement de la République de Moldova adopta la loi no 245 du 2 décembre 2011 qui, entre autres, modifiait les dispositions de l’article 328 § 3 b) du code pénal en remplaçant en particulier l’expression « personne occupant une haute fonction à responsabilité » par l’expression « personne occupant une fonction de dignitaire public ». La loi en question modifiait également l’article 123 du code pénal en introduisant et en définissant la notion de « personne occupant une fonction de dignitaire public » (paragraphe 27 ci-dessous).
9. Le 28 juin 2012, le procureur en charge de l’affaire adopta une ordonnance précisant que la requérante était accusée d’avoir commis l’infraction prévue à l’article 328 § 3 b) du code pénal dans sa nouvelle rédaction.
10. Par un jugement du 20 juillet 2012, le tribunal de Cimișlia jugea la requérante coupable d’abus de pouvoir commis par une « personne occupant une fonction de dignitaire public ». Il la condamna à six ans d’emprisonnement, mais la dispensa de l’exécution de cette peine en application des dispositions d’une loi d’amnistie. Il lui infligea en revanche une peine de trois ans d’interdiction d’accès à une fonction de dignitaire public.
11. La requérante interjeta appel, contestant les éléments de preuve sur lesquels se fondait le jugement et plaidant l’acquittement. Le parquet interjeta également appel, dénonçant une application erronée de la loi d’amnistie.
12. Par un arrêt du 14 décembre 2012, la cour d’appel de Chișinău accueillit l’appel de la requérante, mais pour d’autres raisons que celles invoquées par l’intéressée. Elle considéra notamment que le chef d’accusation formulé contre la requérante était vague et imprécis. Elle releva, entre autres, que l’autorité de poursuite pénale n’avait pas indiqué si l’intéressée était une personne occupant une fonction de dignitaire public. Concluant à la nullité de la mise en examen de la requérante, elle classa la procédure.
13. La requérante forma un pourvoi aux fins de voir reconnaître son innocence. Le parquet introduisit de son côté un pourvoi aux fins de réexamen de l’affaire.
14. Par une décision du 21 mai 2013, la Cour suprême de justice estima que le classement de la procédure n’était pas conforme à la loi et renvoya l’affaire devant la cour d’appel.
15. Le 11 novembre 2013, la cour d’appel de Chișinău rejeta l’appel de la requérante comme étant mal fondé, accueillit celui du parquet et infirma partiellement le jugement de première instance dans sa partie relative à la dispense d’exécution de la peine de six ans d’emprisonnement. Quant à l’argument de la requérante selon lequel elle n’était pas une « personne occupant une fonction de dignitaire public », la cour d’appel le rejeta au motif que cette formulation avait remplacé l’expression « personne occupant une haute fonction à responsabilité » dans l’article 328 § 3 b) du code pénal.
16. La requérante forma un pourvoi, se plaignant, entre autres, de s’être vu attribuer dans l’acte de mise en examen la qualité de « personne occupant une fonction de dignitaire public ».
17. Par une décision définitive du 30 juillet 2014, la Cour suprême de justice rejeta le pourvoi et confirma l’arrêt rendu par l’instance d’appel le 11 novembre 2013. La décision fut prononcée le 10 septembre 2014.
2. Les développements ultérieurs
18. Le 22 décembre 2014, l’assemblée plénière de la Cour suprême de justice rendit une décision explicative dans laquelle elle estimait qu’un maire n’était pas une « personne occupant une fonction de dignitaire public » au sens de la loi pénale (paragraphe 32 ci-dessous).
19. Le 23 février 2015, la requérante forma un recours en annulation contre les décisions rendues dans l’affaire pénale la concernant. Faisant référence à la décision explicative précitée, elle soutenait que l’infraction prévue à l’article 328 § 3 b) du code pénal dans sa nouvelle rédaction ne pouvait lui être imputée. Elle arguait que la modification de cette disposition ôtait leur caractère pénal aux faits qui lui étaient reprochés et qu’en application du principe de rétroactivité de la loi pénale plus clémente, elle ne pouvait plus être poursuivie et condamnée sur le fondement de ladite disposition. Elle considérait que les tribunaux avaient procédé à une application extensive en sa défaveur de la nouvelle version de l’article 328 § 3 b) du code pénal et que cette circonstance avait emporté violation des articles 6 et 7 de la Convention.
20. Par une décision du 10 décembre 2015, la Cour suprême de justice rejeta le recours en annulation comme étant irrecevable. Faisant référence à l’article 112 de la Constitution (paragraphe 24 ci-dessous) et surtout à l’annexe de la loi no 199 sur le statut des personnes occupant une fonction de dignitaire public (paragraphe 29 ci-dessous), elle estima qu’un maire était une « personne occupant une fonction de dignitaire public ». Quant à la décision explicative du 22 décembre 2014, la Cour suprême de justice précisa qu’elle avait un caractère de recommandation visant à uniformiser la pratique judiciaire et qu’elle s’appliquait à partir de la date de son adoption, laquelle était, comme le souligna la haute juridiction, postérieure à la clôture de la procédure menée contre la requérante.
21. Sur les dix juges de la Cour suprême de justice ayant adopté la décision du 10 décembre 2015, quatre exprimèrent une opinion dissidente. Ils considérèrent que la requérante en sa qualité de maire n’était pas une « personne occupant une fonction de dignitaire public ». Ils notaient également que l’intéressée avait soutenu cette thèse dans le pourvoi ordinaire qu’elle avait formé contre l’arrêt de l’instance d’appel et que ce moyen était resté sans réponse.
22. Après la communication de la présente requête au Gouvernement, la requérante introduisit un nouveau recours en annulation en vue d’obtenir la réouverture de la procédure interne.
23. Par une décision du 7 mai 2020, la Cour suprême de justice estima que ce recours était une répétition du précédent recours en annulation et le rejeta comme étant irrecevable.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. Dispositions de la Constitution et du code Électoral
24. Les passages pertinents en l’espèce de l’article 112 de la Constitution de la République de Moldova, adoptée le 29 juillet 1994, se lisent comme suit :
« 3. Le mode d’élection des conseils locaux et des maires (...) est fixé par la loi. »
25. Le code électoral du 21 novembre 1997, qui a le statut de loi organique, prévoit – parmi d’autres dispositions à ce sujet – l’élection des maires au suffrage direct.
2. Dispositions du code pénal en vigueur au moment des faits
26. Les dispositions du code pénal pertinentes en l’espèce étaient ainsi libellées dans leur rédaction en vigueur avant le 3 février 2012 :
Article 123. Personne occupant une fonction à responsabilité
« 2. Par personne occupant une haute fonction à responsabilité, on entend une personne occupant une fonction à responsabilité et dont le mode de nomination ou d’élection est régi par la Constitution de la République de Moldova et les lois organiques (...). »
Article 328. Abus de pouvoir
« 1. La commission par une personne occupant une fonction à responsabilité de certaines actions qui outrepassent de manière évidente les limites des droits et attributions qui lui sont accordés par la loi (...) est punie par une amende (...) ou par une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à trois ans (...).
(...)
3. Les [mêmes] actions (...) :
(...)
b) commises par une personne occupant une haute fonction à responsabilité ;
(...) sont punies par une peine d’emprisonnement de six à dix ans assortie de la privation du droit d’occuper certaines fonctions ou d’exercer une activité donnée pour une période de deux à cinq ans. »
3. Dispositions du code pénal en vigueur lors de la procédure contre la requérante
27. Les dispositions du code pénal pertinentes en l’espèce, telles que modifiées par la loi no 245 du 2 décembre 2011 entrée en vigueur le 3 février 2012, se lisaient comme suit :
Article 123. Personne occupant une fonction à responsabilité, personne publique et personne occupant une fonction de dignitaire public
« 3. Par personne occupant une fonction de dignitaire public, on entend une personne dont le mode de nomination ou d’élection est régi par la Constitution de la République de Moldova ou qui exerce sa fonction en vertu d’un mandat conféré, par nomination ou par élection, par le Parlement, le président de la République de Moldova ou le gouvernement, selon les modalités prévues par la loi (...). »
Article 328. Abus de pouvoir
« 1. La commission par une personne publique de certaines actions qui outrepassent de manière évidente les limites des droits et attributions qui lui sont accordés par la loi (...) est punie par une amende (...) ou par une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à trois ans (...).
(...)
3. Les [mêmes] actions (...) :
(...)
b) commises par une personne occupant une fonction de dignitaire public ;
(...) sont punies par une peine d’emprisonnement de six à dix ans assortie de la privation du droit d’occuper certaines fonctions ou d’exercer une activité donnée pour une période de deux à cinq ans. »
4. Dispositions du code pénal en vigueur après la fin de la procédure contre la requérante
28. Le 1er août 2016, une nouvelle modification de l’article 123 § 3 du code pénal est entrée en vigueur. Les passages pertinents en l’espèce en sont aujourd’hui ainsi libellés :
« 3. Par personne occupant une fonction de dignitaire public, on entend une personne dont le mode de nomination ou d’élection est régi par la Constitution de la République de Moldova ou qui exerce sa fonction en vertu d’un mandat conféré, par nomination ou par élection, par le Parlement, le président de la République de Moldova ou le gouvernement, [ou] toute autre personne occupant une fonction de dignitaire public régie par la loi (...). »
5. Loi organique sur le statut des personnes occupant une fonction de dignitaire public
29. L’article 2 § 2 de la loi organique no 199 du 16 juillet 2010 sur le statut des personnes occupant une fonction de dignitaire public définit la fonction de dignitaire public comme « la fonction publique qui est occupée en vertu d’un mandat obtenu directement, à la suite d’élections, ou indirectement, par nomination selon les voies légales ». Parmi les fonctions de dignitaire public énumérées à l’annexe de cette loi figure la fonction de maire.
6. Dispositions du code de procédure pénale
30. L’article 39 du code de procédure pénale, dans ses passages pertinents en l’espèce, se lit comme suit :
« La Cour suprême de justice :
(...)
5) adopte des décisions explicatives sur des questions de pratique judiciaire relatives à l’application uniforme de la législation pénale et de procédure pénale ;
(...) »
7. Dispositions de la loi sur la Cour suprême de justice
31. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 789 du 26 mars 1996 sur la Cour suprême de justice, en vigueur à l’époque des faits, étaient ainsi libellées :
Article 2. Les attributions de la Cour suprême de justice
« La Cour suprême de justice :
(...)
d) donne des explications d’office sur des questions de pratique judiciaire qui (..) n’ont pas de caractère obligatoire pour les juges ;
(...) »
Article 16. La compétence de l’assemblée plénière de la Cour suprême de justice
« L’assemblée plénière de la Cour suprême de justice :
(...)
c) examine les résultats de la généralisation de la pratique judiciaire et adopte des décisions à caractère explicatif ;
(...) »
8. Pratique interne
32. Les passages pertinents en l’espèce de la décision explicative no 11 du 22 décembre 2014 de l’assemblée plénière de la Cour suprême de justice sur l’application de la législation relative à la responsabilité pénale pour corruption se lisent comme suit :
« 6.4. Conformément à l’article 123 § 3 du code pénal, on entend par « personne occupant une fonction de dignitaire public » :
1) une personne dont le mode de nomination ou d’élection est régi par la Constitution de la République de Moldova ;
2) une personne exerçant sa fonction en vertu d’un mandat conféré, par nomination ou par élection, par le Parlement, le président de la République de Moldova ou le gouvernement, selon les modalités prévues par la loi ; (...).
Par ailleurs, la liste des personnes occupant une fonction de dignitaire public figure à l’annexe de la loi no 199 du 16 juillet 2010 sur le statut des personnes occupant une fonction de dignitaire public. En cas d’incohérences législatives entre l’article 123 § 3 du code pénal et l’annexe de [cette loi], les tribunaux accorderont la priorité à la définition que l’article 123 § 3 du code pénal donne de l’expression « personne occupant une fonction de dignitaire public ». Cette priorité [découle du fait que] (...) l’acte législatif doit concorder avec le système de codification et d’unification de la législation. [Elle découle également] du principe selon lequel, lorsqu’il y a un conflit entre les normes prévues par deux actes législatifs ayant même force juridique, ce sont les dispositions de l’acte postérieur qui trouvent à s’appliquer. (...) [A]u sens de la loi pénale, un maire n’est pas une personne occupant une fonction de dignitaire public, même si la fonction de maire est mentionnée dans l’annexe de la loi no 199. En effet, selon l’article 112 § 3 de la Constitution de la République de Moldova, le mode d’élection des maires est établi par la loi et n’est donc pas régi par la Constitution, la simple mention dans la Constitution du mode d’élection du maire n’équivalant pas à une règlementation. Raisonner autrement reviendrait à se livrer à une interprétation extensive défavorable emportant violation du principe de légalité (...). »
33. Dans sa décision explicative no 7 du 15 mai 2017, l’assemblée plénière de la Cour suprême de justice a précisé que depuis la modification législative entrée en vigueur le 1er août 2016 (paragraphe 28 ci-dessus), un maire était une personne occupant une fonction de dignitaire public au sens du code pénal, et elle a rappelé que tel n’était pas le cas auparavant.
34. Par une décision du 22 juillet 2016, la Cour constitutionnelle nota ce qui suit au sujet des décisions explicatives de la Cour suprême de justice, sans toutefois déclarer inconstitutionnels les articles 2 d) et 16 c) de la loi sur la Cour suprême de justice (paragraphe 31 ci-dessus) :
« 112. (...) un système dans lequel la Cour suprême de justice se voit accorder la possibilité d’adresser aux tribunaux inférieurs des « recommandations/explications » sur des problèmes d’application de la législation n’est pas à même de favoriser l’apparition d’un pouvoir judiciaire véritablement indépendant. De plus, cela implique le risque que les juges se comportent comme des fonctionnaires publics qui reçoivent des ordres de leurs supérieurs. L’adoption par l’instance suprême (...) de guides de pratique obligatoires pour les instances inférieures, situation rencontrée dans quelques pays post-soviétiques, soulève des problèmes à cet égard.
113. Ainsi, de telles « recommandations/explications » (...) ne peuvent pas servir de fondement à une décision judiciaire, qui doit être fondée exclusivement sur les dispositions légales. Les juges doivent bénéficier sans entrave de la liberté de trancher de manière impartiale les affaires, selon à la loi et selon leur propre appréciation des faits. »
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 7 § 1 DE LA CONVENTION
35. La requérante se plaint d’avoir été condamnée en application d’une loi pénale qui est entrée en vigueur alors que la procédure la concernant était pendante et qui, selon elle, ne lui était pas applicable. Elle allègue que contrairement à la loi pénale en vigueur au moment des faits, la nouvelle loi ne réprimait pas les actes qui lui étaient reprochés. Elle invoque l’article 7 § 1 de la Convention, lequel est ainsi libellé :
« 1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise. »
1. Sur la recevabilité
36. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
37. La requérante explique qu’initialement elle a été mise en examen pour abus de pouvoir commis par une « personne occupant une haute fonction à responsabilité », infraction prévue par l’article 328 § 3 b) du code pénal dans sa rédaction en vigueur au moment des faits. Elle indique qu’à la suite d’une modification de cette disposition apportée en cours de procédure, elle a été mise en examen puis condamnée pour abus de pouvoir commis par une « personne occupant une fonction de dignitaire public ». Or, soutient-elle, si l’infraction prévue dans l’ancienne rédaction du code pénal pouvait lui être imputée en tant que maire, la même disposition dans sa nouvelle rédaction ne pouvait plus lui être appliquée à ce titre. Renvoyant par ailleurs à la définition de la notion de « personne occupant une fonction de dignitaire public » introduite à l’article 123 § 3 du code pénal par la même modification législative (paragraphe 27 ci-dessus), elle affirme que la fonction de maire ne remplit aucun des critères qui s’y trouvent énoncés. Elle argue notamment que le mode d’élection du maire n’est pas régi par la Constitution, mais par la loi, et qu’un maire n’est pas nommé ni élu par le Parlement, par le président de la République ni par le gouvernement.
38. Par ailleurs, pour autant que la loi no 199 sur le statut des personnes occupant une fonction de dignitaire public (paragraphe 29 ci-dessus) mentionne en son annexe la fonction de maire parmi les fonctions relevant de son champ d’application, la requérante soutient que le code pénal constitue une loi spéciale par rapport à la loi no 199 et que c’était dès lors la définition donnée par le code pénal de la notion de « personne occupant une fonction de dignitaire public » qui devait être retenue en l’espèce.
39. La requérante affirme en outre que la nouvelle loi pénale était plus clémente à son égard en ce qu’elle restreignait le cercle des personnes susceptibles de se voir reprocher l’infraction en cause en excluant notamment les personnes exerçant la fonction de maire. Elle allègue que, compte tenu du principe de la rétroactivité de la loi pénale plus douce, elle ne pouvait plus être poursuivie pénalement sur le fondement de l’article 328 § 3 b) du code pénal.
40. Elle avance que ses thèses sont confirmées tant par les décisions explicatives du 22 décembre 2014 et du 15 mai 2017 de l’assemblée plénière de la Cour suprême de justice (paragraphes 32 et 33 ci-dessus) que par la seconde modification de l’article 123 § 3 du code pénal, entrée en vigueur après la fin de la procédure pénale menée en l’espèce (paragraphe 28 ci‑dessus).
41. La requérante soutient que le parquet a considéré, en méconnaissance selon elle des dispositions pertinentes en l’espèce, que l’ancienne notion de « personne occupant une haute fonction à responsabilité » et la nouvelle notion de « personne occupant une fonction de dignitaire public » étaient identiques. Elle déplore également le fait que les tribunaux n’aient pas pris soin de rechercher si elle remplissait en tant que maire les critères de définition d’une « personne occupant une fonction de dignitaire public ».
42. Par conséquent, la requérante reproche aux instances internes d’avoir appliqué de manière extensive, par analogie et en sa défaveur les nouvelles dispositions de l’article 328 § 3 b) du code pénal, entrées en vigueur postérieurement aux faits. Elle considère comme illégales sa mise en examen et sa condamnation sur la base de ces nouvelles dispositions pénales, et y voit une atteinte à ses droits garantis par l’article 7 § 1 de la Convention.
43. Le Gouvernement rétorque que la fonction de maire remplissait les critères énoncés à l’article 123 § 3 du code pénal tel qu’en vigueur à partir du 3 février 2012 et que le maire était donc une « personne occupant une fonction de dignitaire public ». À l’appui de sa thèse, il explique que l’article 112 de la Constitution fait mention du mode d’élection des maires, et il ajoute que la fonction de maire figure à l’annexe de la loi no 199 sur le statut des personnes occupant une fonction de dignitaire public. Quant aux conclusions auxquelles l’assemblée plénière de la Cour suprême de justice est parvenue dans sa décision explicative du 22 décembre 2014, le Gouvernement indique qu’il s’agissait de recommandations destinées à uniformiser la pratique judiciaire, qu’elles s’appliquaient à partir de la date de l’adoption de ladite décision et que le procès pénal dirigé contre la requérante avait pris fin bien avant cette date.
44. Le Gouvernement soutient qu’à supposer même que la requérante n’eût pas été une personne occupant une fonction de dignitaire public, la situation de l’intéressée ne s’en serait pas trouvée modifiée. Il explique qu’elle était en effet de toute façon une personne publique et que le code pénal réprimait l’abus de pouvoir commis par une personne publique. Il avance que la requérante, en tant que maire, pouvait raisonnablement prévoir qu’elle encourait une sanction pénale pour les malversations qui lui étaient reprochées et que, dès lors, les critères de prévisibilité et d’accessibilité de la loi pénale étaient remplis.
45. Le Gouvernement rappelle également qu’il appartient en premier lieu aux instances internes, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne. Il ajoute que dans quelque système juridique que ce soit, le libellé d’une disposition légale, aussi clair qu’il puisse être, laisse immanquablement une part à l’interprétation judiciaire. Il argue que dans la présente affaire les modifications apportées à la loi pénale étaient récentes, qu’il n’existait pas de jurisprudence interne à leur sujet et que, dès lors, le juge national disposait d’une large marge d’interprétation. Il soutient que, dans ces conditions, les instances internes étaient fondées à considérer la notion de « personne occupant une fonction de dignitaire public » comme étant l’équivalent de celle de « personne occupant une haute fonction à responsabilité ».
2. Appréciation de la Cour
a) Récapitulatif des principes pertinents
46. La Cour rappelle que la garantie que consacre l’article 7, élément essentiel de la prééminence du droit, occupe une place primordiale dans le système de protection de la Convention, comme l’atteste le fait que l’article 15 n’y autorise aucune dérogation même en temps de guerre ou d’autre danger public. Ainsi qu’il découle de son objet et de son but, on doit l’interpréter et l’appliquer de manière à assurer une protection effective contre les poursuites, condamnations et sanctions arbitraires (Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 77, CEDH 2013, Vasiliauskas c. Lituanie [GC], no 35343/05, § 153, CEDH 2015, et Ilnseher c. Allemagne [GC], nos 10211/12 et 27505/14, § 202, 4 décembre 2018).
47. L’article 7 ne se borne pas à prohiber l’application rétroactive du droit pénal au désavantage de l’accusé : il consacre aussi, d’une manière plus générale, le principe de la légalité des délits et des peines (nullum crimen, nulla poena sine lege) et celui qui commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l’accusé, notamment par analogie (Del Río Prada, précité, § 78, Vasiliauskas, précité, § 154, et Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 52, série A no 260‑A).
48. La Cour rappelle que l’article 7 § 1 de la Convention ne garantit pas seulement le principe de non-rétroactivité des lois pénales plus sévères, mais aussi, et implicitement, le principe de rétroactivité de la loi pénale plus douce. Ce principe se traduit par la règle voulant que, si la loi pénale en vigueur au moment de la commission de l’infraction et les lois pénales postérieures adoptées avant le prononcé d’un jugement définitif sont différentes, le juge doit appliquer celle dont les dispositions sont les plus favorables au prévenu (Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 109, 17 septembre 2009, Avis consultatif relatif à l’utilisation de la technique de « législation par référence » pour la définition d’une infraction et aux critères à appliquer pour comparer la loi pénale telle qu’elle était en vigueur au moment de la commission de l’infraction et la loi pénale telle que modifiée [GC], demande no P16-2019-001, Cour Constitutionnelle arménienne, § 82, 29 mai 2020 (« Avis consultatif P16-2019-001 »), et Jidic c. Roumanie, no 45776/16, § 80, 18 février 2020). Le principe de l’application rétroactive de la loi pénale plus douce s’appliquait également dans le contexte d’une réforme concernant la définition de l’infraction (Parmak et Bakır c. Turquie, nos 22429/07 et 25195/07, § 64, 3 décembre 2019, et Avis consultatif P16-2019-001, précité, § 82).
49. Dans quelque système juridique que ce soit, aussi clair que le libellé d’une disposition légale puisse être, y compris une disposition de droit pénal, il existe inévitablement un élément d’interprétation judiciaire. Il faudra toujours élucider les points douteux et s’adapter aux changements de situation (Del Río Prada, précité, § 92, et Parmak et Bakır, précité, § 59). D’ailleurs il est solidement établi dans la tradition juridique des États parties à la Convention que la jurisprudence contribue nécessairement à l’évolution progressive du droit pénal. On ne saurait interpréter l’article 7 de la Convention comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible (S.W. c. Royaume-Uni, 22 novembre 1995, § 36, série A no 335‑B, Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96 et 2 autres, § 50, CEDH 2001‑II, et Vasiliauskas, précité, § 155). L’absence d’une interprétation jurisprudentielle accessible et raisonnablement prévisible peut même conduire à un constat de violation de l’article 7 à l’égard d’un accusé (voir, pour ce qui est des éléments constitutifs de l’infraction, Pessino c. France, no 40403/02, §§ 35‑36, 10 octobre 2006, et Dragotoniu et Militaru‑Pidhorni c. Roumanie, nos 77193/01 et 77196/01, §§ 43‑44, 24 mai 2007 ; voir, pour ce qui est de la peine, Alimuçaj c. Albanie, nos 20134/05, §§ 154‑162, 7 février 2012). S’il en allait autrement, l’objet et le but de cette disposition – qui veut que nul ne soit soumis à des poursuites, condamnations ou sanctions arbitraires – seraient méconnus (Del Río Prada, précité, § 93).
50. La Cour estime que, à la différence des cas de revirement de jurisprudence, une interprétation de la portée d’une infraction qui se trouve être cohérente avec la substance de cette infraction doit, en principe, être considérée comme prévisible (Jorgic c. Allemagne, no 74613/01, § 109, CEDH 2007‑III).
51. Lorsqu’elle entreprend de déterminer si une interprétation large donnée de la loi par les juridictions internes était raisonnablement prévisible, la Cour recherche si l’interprétation en question correspondait à une ligne perceptible de jurisprudence, ou si son application dans des circonstances élargies cadrait néanmoins avec la substance de l’infraction (Parmak et Bakır, précité, § 65). Les juridictions internes doivent faire preuve d’une diligence particulière pour préciser les éléments constitutifs d’une infraction d’une manière qui assure la prévisibilité de celle-ci et soit compatible avec sa substance (ibidem, § 77).
52. La Cour est d’avis que recourir à la technique de « législation par référence » pour incriminer des actions ou omissions n’est pas en soi incompatible avec les exigences de l’article 7 de la Convention (Avis consultatif P16-2019-001, précité, § 74).
53. Pour être conforme à l’article 7 de la Convention, une loi pénale qui définit une infraction en ayant recours à la technique de « législation par référence » doit toutefois respecter les exigences générales relatives à la « qualité de la loi », c’est-à-dire qu’elle doit être suffisamment précise, accessible et prévisible dans son application (ibidem, § 72). Lues conjointement, la norme référente et la norme référée doivent permettre à la personne concernée de déterminer, en s’entourant au besoin de conseils éclairés, quel comportement est propre à engager sa responsabilité pénale. Cette exigence vaut également lorsque la norme référée a dans l’ordre juridique concerné un rang hiérarchique ou un niveau d’abstraction plus élevés que la norme référente (ibidem, § 74). La manière la plus efficace de garantir la clarté et la prévisibilité d’une incrimination conçue sur ce modèle est de faire en sorte que la référence soit explicite et que la norme référente définisse les éléments constitutifs de l’infraction. En outre, les normes référées ne doivent pas étendre la portée de l’incrimination telle qu’elle est définie par la norme référente. En tout état de cause, il appartient à la juridiction nationale appliquant à la fois la norme référente et la norme référée d’apprécier si l’engagement d’une responsabilité pénale était prévisible dans les circonstances de l’espèce (ibidem, § 74).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
54. Se tournant vers le cas d’espèce, la Cour note que les tribunaux internes ont appliqué des dispositions d’une loi pénale entrée en vigueur après les faits. Elle relève que la requérante a été condamnée pour avoir commis l’infraction prévue à l’article 328 § 3 b) du code pénal, dans sa nouvelle version et que la seule distinction entre le texte de cette nouvelle version et celui de l’ancienne résidait dans les expressions employées pour désigner le sujet de l’infraction, les peines infligées étant au demeurant identiques (paragraphes 26 et 27 ci-dessus).
55. La Cour constate notamment que l’ancienne loi pénale, en vigueur au moment des faits, employait l’expression « personne occupant une haute fonction à responsabilité » en la définissant comme une personne accédant à la fonction en question selon un mode de nomination ou d’élection régi par la Constitution de la République de Moldova et les lois organiques (voir l’article 328 § 3 b) combiné avec l’article 123 § 2 du code pénal, paragraphe 26 ci-dessus). Elle note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la requérante, en tant que maire, correspondait à cette définition. Elle observe en effet que selon l’article 112 de la Constitution moldave, le mode d’élection des maires doit être fixé par la loi et que le code électoral, qui a le statut de loi organique, réglemente en détail l’élection des maires (paragraphes 24 et 25 ci-dessus).
56. La Cour fait ensuite remarquer que la nouvelle loi pénale, entrée en vigueur en cours de procédure et sur le fondement de laquelle la requérante a été condamnée, emploie l’expression « personne occupant une fonction de dignitaire public » (voir l’article 328 § 3 b) du code pénal tel que modifié, cité au paragraphe 27 ci-dessus). Elle relève surtout que la définition de cette notion (voir l’article 123 § 3 du code pénal tel que modifié, cité au paragraphe 27 ci-dessus) différait de celle qui correspondait à l’expression « personne occupant une haute fonction à responsabilité ». La Cour observe qu’à la différence de l’ancienne définition, la nouvelle ne faisait aucune référence aux lois organiques en tant que normes qui pouvaient régir le mode de scrutin des personnes concernées par cette définition. En même temps, elle constate que la nouvelle définition énonçait deux catégories de sujets pouvant être qualifiés comme occupant une fonction de dignitaire public, à savoir, d’une part, les personnes élues à leur fonction selon un mode de scrutin régi par la Constitution et, d’autre part, les personnes nommées à leur fonction par le Parlement, le président de la République ou le gouvernement. La Cour note que, pendant son procès, la requérante faisait notamment valoir qu’elle ne remplissait pas les critères énoncés par la nouvelle définition, ce qui constituait une interprétation étroite des nouvelles dispositions pénales en cause.
57. La Cour relève ensuite que la cour d’appel de Chișinău, dans son arrêt du 11 novembre 2013 (paragraphe 15 ci-dessus), a considéré que la nouvelle définition pour désigner le sujet de l’infraction avait remplacé l’ancienne et que l’une et l’autre étaient équivalentes. La cour d’appel a donc opéré une interprétation large qui impliquait que les maires tombaient sous le coup de la nouvelle définition.
58. Conformément à sa jurisprudence, la Cour doit vérifier si cette interprétation de la cour d’appel dans l’affaire de la requérante, validée par la suite par la Cour suprême de justice (paragraphe 17 ci-dessus), correspondait à une ligne perceptible de jurisprudence, ou si son application dans des circonstances élargies cadrait néanmoins avec la substance de l’infraction et était donc raisonnablement prévisible (paragraphe 51 ci-dessus).
59. La Cour note l’argument du Gouvernement selon lequel la question de l’applicabilité aux maires des nouvelles dispositions pénales en cause était inédite et il n’y avait pas de jurisprudence antérieure en la matière. Par ailleurs, elle relève que la requérante ne conteste pas non plus ce point. À ce sujet, la Cour rappelle qu’une absence de précédents jurisprudentiels comparables n’est pas en soi déterminante pour apprécier la prévisibilité de l’interprétation retenue en l’espèce par la cour d’appel (comparer avec K.A. et A.D. c. Belgique, nos 42758/98 et 45558/99, § 55, 17 février 2005, et Soros c. France, no 50425/06, § 58, 6 octobre 2011). Quand bien même cette interprétation aurait été opérée par un tribunal national pour la première fois, la Cour doit vérifier en l’espèce si l’approche de la cour d’appel était cohérente avec la substance de l’infraction reprochée à la requérante (paragraphe 50 ci-dessus, voir aussi Parmak et Bakır, précité, § 67). Pour ce faire, elle rappelle qu’elle doit vérifier si l’interprétation dont il s’agit était conforme au libellé de la disposition de la loi pénale en cause lue dans son contexte et si elle n’était pas déraisonnable (Jorgic, précité, § 105 in fine).
60. La Cour fait remarquer que ni les tribunaux internes, ni les parties devant elle n’ont abordé la question de savoir quelles étaient les raisons qui avaient déterminé le législateur moldave à changer le libellé des dispositions pénales pertinentes en l’espèce. Toujours est-il que celui-ci a modifié notamment la teneur de l’article 123 du code pénal, en faisant une distinction entre l’ancienne définition de « personne occupant une haute fonction à responsabilité » et la nouvelle définition de « personne occupant une fonction de dignitaire public ». En effet, la Cour souligne que, à la différence de l’ancienne définition qui ne comportait qu’une seule catégorie de personnes (paragraphe 55 ci-dessus), la nouvelle définition en énonçait deux et qu’en outre, cette dernière ne faisait plus référence aux lois organiques en tant que normes qui pouvaient régir le mode de scrutin des personnes relevant de son champ d’application (paragraphe 56 ci-dessus).
61. La Cour constate donc qu’à la différence du législateur, la cour d’appel de Chișinău dans l’affaire de la requérante n’a pas fait de distinction entre les deux définitions en cause. Par ailleurs, elle note qu’il ne ressort pas du dossier de l’affaire, tel que porté à sa connaissance, qu’il existait à l’époque d’autres éléments allant dans le sens de l’interprétation retenue par la cour d’appel, que la Cour pourrait prendre en compte aux fins de son analyse (voir, a contrario, K.A. et A.D., précité, § 59, et Alimuçaj c. Albanie, no 20134/05, §§ 158-60, 7 février 2012). Dans ces conditions, la Cour estime que le fait pour les juges nationaux de ne pas distinguer ces deux concepts, alors que le législateur le fait, et ce sans justification aucune, ne saurait être considéré comme une interprétation conforme au libellé des dispositions concernées. En outre, elle juge qu’en opérant cette interprétation, la cour d’appel a apporté plus d’incertitude, alors que sa tâche était de dissiper les ambiguïtés des dispositions pénales pertinentes en l’espèce (Žaja c. Croatie, no 37462/09, § 105, 4 octobre 2016).
62. La Cour remarque également que la nouvelle définition de « personne occupant une fonction de dignitaire public » délimitait le cercle des sujets passibles d’être poursuivis pour l’infraction reprochée à la requérante. Il s’agissait dès lors d’un élément constitutif de cette infraction et il incombait aux instances internes de faire preuve d’une diligence particulière pour préciser sa portée (paragraphe 51 in fine ci-dessus). Or, la Cour estime qu’en l’espèce cette exigence n’a pas été respectée, car la cour d’appel de Chișinău n’a nullement pris le soin d’expliquer pourquoi la nouvelle définition était équivalente à l’ancienne, alors que leurs libellés étaient sensiblement différents, et n’a nullement répondu à la question de savoir si les maires, dont la requérante, relevaient de l’une des deux catégories de personnes énoncées dans la nouvelle définition.
63. La Cour fait en outre remarquer qu’après la fin du procès de la requérante, les dispositions litigieuses ont fait l’objet d’autres interprétations judiciaires. D’une part, elle relève que, dans ses décisions explicatives rendues in abstracto, la Cour suprême de justice a opéré une interprétation favorable à la requérante (paragraphes 32 et 33 ci-dessus). D’autre part, elle note que la même Cour suprême de justice, saisie d’un recours extraordinaire par la requérante, a donné une interprétation encore différente, défavorable à cette dernière, des dispositions pertinentes en l’espèce (paragraphe 20 ci‑dessus).
64. Par ailleurs, la Cour estime que cette jurisprudence ultérieure était également source d’incertitude. En particulier, elle note que l’interprétation extensive de l’instance de la Cour suprême de justice ayant examiné le recours extraordinaire s’appuyait sur la définition de fonction de dignitaire public contenue dans une loi extérieure au code pénal, alors que ce dernier, dans son article 123, énonçait déjà la notion en question d’une manière différente sans faire référence aux dispositions de cette loi (voir le rappel des principes pertinents en matière de « législation par référence » au paragraphe 53 ci-dessus). En outre, l’instance extraordinaire semble avoir introduit une nouvelle date de référence dans l’application des nouvelles dispositions pénales en cause, à savoir la date d’adoption de la première décision explicative de la Cour suprême de justice. Cela impliquerait que ces dispositions étaient susceptibles d’être interprétées d’une manière avant cette date et d’une autre après la date en question, et ce malgré l’absence d’une quelconque force obligatoire en droit interne des décisions explicatives de la Cour suprême de justice (paragraphes 30, 31 et 34 ci‑dessus).
65. En tout état de cause, la Cour observe que, même si la jurisprudence ultérieure précitée est elle-même incohérente, celle-ci ne reprend pas pour autant l’interprétation opérée par la cour d’appel de Chișinău dans le cadre du procès pénal de la requérante. Compte tenu des circonstances particulières de la présente affaire, elle considère que cela est de nature à confirmer le manque de prévisibilité de cette interprétation de la cour d’appel de Chișinău.
66. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel la requérante était de toute façon une personne publique dont la responsabilité pénale se trouvait engagée pour les actes accomplis à ce titre, la Cour souligne que l’abus de pouvoir commis par une personne publique est une infraction réprimée par une autre disposition du code pénal, à savoir l’article 328 § 1, et que les peines encourues pour cette infraction sont nettement plus clémentes que celles prévues à l’article 328 § 3 b) du code pénal (paragraphe 27 ci-dessus). Elle estime en outre que le fait que les actes de la requérante fussent susceptibles d’être réprimés par une autre disposition pénale est sans incidence sur les conclusions auxquelles elle est parvenue ci-dessus, à savoir qu’après l’entrée en vigueur de la nouvelle loi pénale, la requérante ne pouvait pas raisonnablement prévoir qu’elle allait être poursuivie et condamnée sur le fondement de l’article 328 § 3 b) du code pénal.
67. À la lumière de ce qui précède, la Cour juge que les conclusions des juridictions internes n’étaient pas raisonnablement prévisibles. Partant, il y a eu violation de l’article 7 § 1 de la Convention.
2. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION
68. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante se plaint que les instances internes, notamment la Cour suprême de justice dans sa décision du 30 juillet 2014, n’aient pas répondu à l’argument qu’elle avait tiré du principe de la rétroactivité de la loi pénale plus douce.
69. À la lumière du raisonnement qui a conduit au constat de violation de l’article 7 § 1 de la Convention, la Cour considère dans les circonstances de l’espèce qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré par la requérante de l’article 6 § 1 de la Convention.
3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
70. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
71. La requérante demande 20 000 euros (EUR) pour dommage moral.
72. Le Gouvernement estime cette somme excessive.
73. La Cour octroie à l’intéressée 3 600 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
2. Frais et dépens
74. La requérante réclame 6 308 EUR au titre des frais et dépens qu’elle dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour. Elle fournit à l’appui de sa demande une copie d’un contrat signé avec son représentant, un décompte détaillé des heures de travail censées avoir été effectuées par celui-ci, ainsi que d’autres documents.
75. Le Gouvernement conteste cette prétention.
76. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 2 500 EUR pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt sur cette somme.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le grief fondé sur l’article 7 § 1 de la Convention recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 7 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la recevabilité et le bien‑fondé du grief formulé sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
1. 3 600 EUR (trois mille six cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
2. 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 juillet 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Dorothee von Arnim Arnfinn Bårdsen
Greffière adjointe Président