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17/12/2019 | CEDH | N°001-199192

CEDH | CEDH, AFFAIRE OOO SK STROYKOMPLEKS ET AUTRES c. RUSSIE, 2019, 001-199192


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE OOO SK STROYKOMPLEKS ET AUTRES c. RUSSIE

(Requêtes nos 7896/15 et 48168/17)

ARRÊT


Art 1 P1 • Réglementer l’usage des biens • Rétention illégale de biens des sociétés requérantes saisis dans le cadre de la procédure pénale contre leur actionnaire majoritaire, sans jamais être qualifiés de preuves matérielles • Absence de justification au maintien disproportionné des saisies de la quasi‑totalité des biens de sociétés tierces à la procédure pénale contre l’actionnaire majoritaire

STRASBOURG
>17 décembre 2019

DÉFINITIF

17/04/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention....

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE OOO SK STROYKOMPLEKS ET AUTRES c. RUSSIE

(Requêtes nos 7896/15 et 48168/17)

ARRÊT

Art 1 P1 • Réglementer l’usage des biens • Rétention illégale de biens des sociétés requérantes saisis dans le cadre de la procédure pénale contre leur actionnaire majoritaire, sans jamais être qualifiés de preuves matérielles • Absence de justification au maintien disproportionné des saisies de la quasi‑totalité des biens de sociétés tierces à la procédure pénale contre l’actionnaire majoritaire

STRASBOURG

17 décembre 2019

DÉFINITIF

17/04/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire OOO SK Stroykompleks et autres c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :

Paul Lemmens, président,

Georgios A. Serghides,

Paulo Pinto de Albuquerque,

Helen Keller,

Dmitry Dedov,

María Elósegui,

Erik Wennerström, juges,

et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 novembre 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 7896/15 et 48168/17) dirigées contre la Fédération de Russie. Les requérantes (voir la liste en annexe) ont saisi la Cour les 31 janvier 2015 et 1er juillet 2017 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérantes ont été représentées par Mme Visentin, juriste à Lainate (Italie). Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. M. Galperine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

3. Les requérantes alléguaient en particulier que les saisies prolongées de leurs biens, la rétention continue par les autorités de certains objets, ainsi que l’absence de tout recours effectif pour s’opposer à ces mesures ont violé leurs droits garantis par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et par les articles 6 § 1 et 13 de la Convention.

4. Le 25 mai 2018, les griefs relatifs au droit au respect des biens, au droit à l’exécution de décisions judiciaires dans un délai raisonnable et au droit à un recours effectif ont été communiqués au Gouvernement et les requêtes ont été déclarées irrecevables pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
1. La genèse de l’affaire

5. La première requérante dans la requête no 48168/17, Mme Shapiro, est l’associée unique ou majoritaire des 19 sociétés requérantes – sociétés à responsabilité limitée (voir les informations concernant toutes les requérantes en annexe).

6. En mai 2006, plusieurs poursuites pénales furent diligentées contre plusieurs personnes pour escroquerie aggravée, détournement de fonds aggravé et abus de pouvoir aggravé, commis en réunion dans la région autonome de Iamalo-Nenets.

7. À une date non précisée dans le dossier, Mme Shapiro quitta la Russie et s’installa en Israël. Le 27 avril 2007, elle fut mise en examen in absentia pour escroquerie aggravée, détournement de fonds aggravé et complicité dans la commission de détournement de fonds aggravé et d’abus de fonctions pour un montant total de près de 125 millions de roubles (RUB).

8. Dans le cadre de l’enquête, plusieurs mesures d’instruction furent effectuées, dont des perquisitions et des saisies de documents et d’objets dans les locaux des sociétés requérantes OOO SK Stroykompleks et OOO Signal (requête no 7896/15) ainsi que des saisies de biens appartenant à toutes les requérantes (requête no 48168/17).

9. L’enquête pénale contre Mme Shapiro est actuellement suspendue en raison de la fuite de celle-ci et d’autres personnes mises en examen.

2. Les faits se rapportant à la requête no 7896/15 introduite par les sociétés OOO SK Stroykompleks et OOO Signal
1. Les perquisitions et les saisies des biens des sociétés requérantes

10. Les 12 et 16 mai 2006, des perquisitions furent menées dans les locaux des sociétés requérantes. Plusieurs objets furent saisis (изъяты) dont des documents, des unités centrales d’ordinateurs et d’autres supports électroniques.

11. Par des décisions rendues le 30 mai et le 14 juillet 2006, le tribunal de la ville de Salekhard (région autonome de Iamalo-Nenets) (« le tribunal de Salekhard ») rejeta les recours des sociétés requérantes tendant à contester les perquisitions et les saisies des objets et documents précités.

12. Le 4 juillet 2006, l’enquêteur chargé de l’affaire pénale examina (осмотрел) les unités centrales d’ordinateurs saisies mais il ne prit aucune décision concernant le statut de celles-ci et ne déclara pas qu’il s’agissait de preuves à charge.

2. Les tentatives de restitution des biens saisis

13. Le 6 novembre 2012, les sociétés requérantes demandèrent à l’enquêteur, inter alia, de leur restituer les unités centrales en question. En réponse, l’enquêteur leur proposa de copier les informations stockées sur ces unités centrales. Face à ce refus implicite de l’enquêteur de leur rendre leurs biens, les requérantes formèrent un recours en justice fondé sur l’article 125 du code de procédure pénale (CPP) (paragraphes 59-61 ci‑dessus).

14. Le 21 mars 2014, le tribunal de Salekhard accueillit le recours formé par les sociétés requérantes. Il estima que tous les objets saisis avaient été déclarés comme étant des preuves dans l’affaire pénale. Se référant à l’article 82 § 2 (5) b) du CPP (paragraphe 51 ci-dessous), il jugea que la rétention prolongée des supports électroniques et des originaux de certains documents par les autorités de poursuite n’avait aucun fondement et qu’il n’existait aucun obstacle à la restitution de ceux-ci. Le tribunal considéra que la rétention était excessive et injustifiée, que l’absence de toute décision de l’enquêteur en réponse à la demande des requérantes du 6 novembre 2012 était illégale, et il enjoignit à ce dernier de redresser les violations du CPP constatées en l’espèce (устранить допущенные нарушения).

15. Le 2 juin 2014, la cour de Iamalo-Nenets modifia en appel la décision 21 mars 2014. Elle constata que, contrairement à ce qu’avait jugé le tribunal de Salekhard, les supports électroniques et certains documents saisis n’avaient jamais été qualifiés de preuves dans l’affaire pénale. Aucune décision formelle ne fut rendue concernant la demande de restitution des unités centrales d’ordinateurs.

16. Le 1er août 2014, un juge unique de la cour de Iamalo-Nenets refusa de soumettre le pourvoi en cassation des sociétés requérantes à l’examen du présidium de la même cour. Il observa que les intéressées pouvaient faire des copies des documents dont elles estimaient avoir besoin.

17. Faute de restitution des unités centrales et de certains documents, les sociétés requérantes saisirent la justice d’un nouveau recours fondé sur l’article 125 du CPP.

18. Par une décision du 29 octobre 2014, le tribunal de Salekhard constata que l’enquêteur avait omis de prendre une décision concernant le sort des objets qui n’étaient pas qualifiés de preuves dans l’affaire pénale, et il jugea que cette omission était illégale et injustifiée (незаконным и необоснованным). Le même jour, il rendit une ordonnance particulière (частное постановление) en attirant l’attention du comité d’instruction sur les violations de la loi procédurale à l’occasion de l’inexécution par l’enquêteur des décisions judiciaires rendues en application de l’article 125 du CPP (voir les détails dans le paragraphe 32 ci-dessous).

19. Il apparaît que, à la date des observations des parties, en 2019, les autorités de poursuite n’ont pris aucune décision formelle sur le sort des unités centrales en cause.

3. Les faits se rapportant à la requête no 48168/17 introduite par Mme Shapiro et 19 sociétés
1. Les saisies des biens des requérantes ordonnées en 2007 et 2010

20. À une date non précisée dans le dossier, l’enquêteur demanda au tribunal de Salekhard d’autoriser les saisies de tous les biens immeubles, véhicules et avoirs bancaires connus des requérantes.

21. Par une ordonnance du 2 mai 2007, le tribunal de Salekhard autorisa la saisie demandée. Il nota que Mme Shapiro était l’associée unique des 19 sociétés et la considéra de ce fait comme la seule propriétaire des biens qui auraient été acquis au moyen d’activités criminelles. L’ordonnance ne précisait pas quelles restrictions au droit de propriété découlaient de la saisie.

22. Le 23 août 2007, la cour de Iamalo-Nenets confirma cette ordonnance en cassation. Elle fit siennes les conclusions du tribunal et rajouta que l’ordonnance de saisie ne faisait pas obstacle en soi à une mainlevée ultérieure de la saisie, conformément à l’article 115 § 9 du CPP (paragraphe 54 ci-dessous).

23. Par cinq ordonnances des 30 mars, 12 avril et 29 avril 2010, le tribunal du district Basmanny (ville de Moscou) ordonna la saisie des avoirs bancaires existants et futurs des sociétés OOO Rosa, OOO Spetsavtomatika, OOO Plyus-S, OOO Sever, OOO Stroitel-3, OOO Stil-S, OOO SK Stroykompleks, OOO Laska-S, OOO Saturn-S, OOO Alfa-S, OOO Plyus et OOO Stroymontazhproyekt. La saisie consistait en une interdiction de disposer des avoirs.

24. Le tribunal tint compte de l’argument de l’enquêteur selon lequel les sociétés requérantes, dirigées par Mme Shapiro, continuaient à exercer des activités commerciales de mise en location des locaux saisis et à encaisser des loyers.

Les 9 et 11 août 2010, la cour de la ville de Moscou rejeta en cassation les recours contre les ordonnances de saisie des avoirs bancaires.

2. Les tentatives d’obtention des mainlevées des saisies

a) Les demandes de mainlevée et les recours fondés sur l’article 125 du CPP exercés par les sociétés requérantes

25. Le 17 décembre 2012, les sociétés requérantes demandèrent à l’enquêteur de lever les saisies de leurs biens, en application de l’article 115 § 9 du CPP.

26. Par deux décisions du 19 décembre 2012, l’enquêteur rejeta cette demande. Les motifs du rejet étaient les suivants : les saisies étaient destinées à garantir l’exécution d’une future confiscation des biens de Mme Shapiro en tant que sanction pénale ; le CPP ne prévoyait pas de délai pour une saisie et celle-ci pouvait être maintenue même en cas de suspension de l’enquête ; la durée de l’enquête pénale et sa suspension résultaient directement de la fuite de Mme Shapiro ; le CPP n’imposait ni une limitation de la valeur des biens saisissables ni une appréciation par un expert de la valeur de tels biens ; les biens saisis subissaient une dépréciation indépendamment du fait de leur saisie, simplement par l’effet du passage du temps.

27. Les sociétés requérantes contestèrent ces décisions par la voie du recours fondé sur l’article 125 du CPP. Le 23 avril 2014, le tribunal de Salekhard, se référant à l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 31 janvier 2011 (paragraphe 55 ci-dessous), accueillit leur recours. Le tribunal nota qu’aucune action civile n’avait été formée en l’espèce et que la sanction de confiscation n’avait été introduite dans le code pénal qu’en 2006 alors que les infractions reprochées à Mme Shapiro avaient été commises entre 2002 et 2004. Il estima que la saisie de la totalité des biens n’était pas proportionnée au préjudice allégué. Il conclut qu’il n’y avait plus de raisons de maintenir cette mesure (отсутствие оснований для сохранения такой меры). Il déclara que les décisions de l’enquêteur étaient illégales et injustifiées et lui enjoignit de redresser les violations du CPP constatées en l’espèce.

28. Le 30 juin 2014, la cour de Iamalo-Nenets rejeta l’appel du procureur contre la décision du tribunal de Salekhard. Elle fit siennes les conclusions du tribunal et ajouta que le mandat d’arrêt délivré à l’égard de Mme Shapiro ne pouvait pas justifier le maintien prolongé des saisies, d’autant plus que les biens des sociétés requérantes n’appartenaient pas à Mme Shapiro.

29. Le 14 juillet 2014, l’enquêteur réexamina les demandes de mainlevée des requérantes et rendit une nouvelle décision de refus à l’égard des sociétés OOO Rosa, OOO Signal, OOO Soyuz, OOO Spetsavtomatika et OOO Spetsservis seulement, pour les mêmes motifs que ceux exposés précédemment.

30. À une date non précisée dans le dossier, toutes les sociétés requérantes formèrent un nouveau recours prévu par l’article 125 du CPP. Dans ce recours, elles se plaignaient d’une inexécution persistante par l’enquêteur des décisions judiciaires du 21 mars 2014 (paragraphe 14 ci‑dessus) et du 23 avril 2014 (paragraphe 27 ci-dessus).

31. Par une décision du 29 octobre 2014, le tribunal de Salekhard accueillit partiellement le recours en considérant d’emblée que « si une décision de justice rendue en application de l’article 125 du CPP rest[ait] inexécutée par les autorités de poursuite, le plaignant [pouvait] former un recours contre ce manquement ». Il estima que l’enquêteur avait manqué à son obligation d’exécuter la décision du 23 avril 2014 dans laquelle il avait été clairement conclu à l’absence de raisons pour maintenir les saisies, et que le réexamen par l’enquêteur de cette conclusion du tribunal était inadmissible. Le tribunal de Salekhard observa aussi que, dans la décision du 14 juillet 2014 (paragraphe 29 ci-dessus), l’enquêteur n’avait pris aucune décision quant aux demandes des 14 autres sociétés.

Il enjoignit à l’enquêteur de remédier à toutes ces défaillances.

32. Le même jour, le tribunal de Salekhard rendit une ordonnance particulière (частное постановление) à l’attention du comité d’instruction. Dans cette ordonnance, il releva que l’enquêteur avait passé outre l’obligation qui lui avait été imposée par le tribunal de remédier aux défaillances constatées, ce qui était inadmissible, et que l’enquêteur n’avait toujours pas exécuté les décisions judiciaires des 21 mars et 23 avril 2014.

33. Le 22 janvier 2015, l’enquêteur rejeta une nouvelle fois la demande des sociétés requérantes de mainlevée des saisies, pour les mêmes motifs que ceux avancés précédemment. Il considéra que la mainlevée des saisies entraînerait inévitablement la disparition des biens.

34. Par les décisions des 9 et 12 février 2017, l’enquêteur rejeta, toujours pour les mêmes motifs, deux nouvelles demandes de la société OOO Stroymontazhproekt de lever la saisie de ses biens.

35. Par deux lettres adressées aux sociétés requérantes les 25 juin et 7 août 2018, l’enquêteur informa celles-ci que les saisies de leurs biens n’avaient pas été levées « faute de fondements légaux » à cela (ввиду отсутствия законных оснований).

b) Les demandes de mainlevée et les recours fondés sur l’article 125 du CPP exercés par Mme Shapiro

36. Le 17 octobre 2012, Mme Shapiro demanda à l’enquêteur de lever la saisie de ses biens. Par une décision du 19 octobre 2012, celui-ci rejeta la demande de l’intéressée pour des motifs similaires à ceux exposés dans les décisions du 19 décembre 2012 (paragraphe 26 ci-dessus). Mme Shapiro contesta cette décision par la voie du recours fondé sur l’article 125 du CPP.

37. Le 14 février 2014, le tribunal de Salekhard accueillit son recours. Il nota que les infractions imputées à Mme Shapiro n’étaient pas passibles, à l’époque de leur commission, de confiscation comme sanction pénale, qu’aucune action civile n’avait été formée, et que la valeur totale des biens saisis dépassait plusieurs fois le montant du préjudice allégué. Le tribunal conclut que le maintien de la saisie n’était plus pertinent (утратил свою актуальность) et qu’il faisait supporter à la plaignante une charge injustifiée (необоснованное бремя) sans lien avec les besoins réels de l’enquête. Par conséquent, le tribunal de Salekhard jugea que la décision de l’enquêteur était illégale et injustifiée et lui enjoignit de remédier aux défaillances constatées.

38. Le 17 avril 2014, la cour de Iamalo-Nenets rejeta l’appel du procureur contre cette décision. Elle souligna que l’absence d’indication dans le CPP de délais pour la saisie des biens de la personne mise en examen ne permettait pas de maintenir une telle saisie indéfiniment.

39. Le 14 juillet 2014, l’enquêteur refusa une nouvelle fois de lever la saisie des biens de Mme Shapiro pour les mêmes motifs que ceux exposés précédemment. Il ajouta que les infractions imputées à l’intéressée étaient passibles d’une amende. Mme Shapiro forma un nouveau recours contre cette décision.

40. Le 27 octobre 2014, le tribunal de Salekhard accueillit le recours et déclara que la décision de l’enquêteur était illégale et injustifiée. Il constata qu’une action civile avait été formée pour un montant de près de 4 millions de RUB, ce qui était largement inférieur à la valeur des biens saisis, et il estima que le maintien de la saisie avait perdu sa pertinence.

41. Par des décisions du 31 décembre 2014 et du 27 août 2016, l’enquêteur rejeta, toujours pour les mêmes motifs, deux nouvelles demandes de Mme Shapiro visant à obtenir la levée de la saisie de ses biens.

c) Le recours fondé sur l’article 115.1 du CPP exercé par Mme Shapiro

42. À une date non précisée dans le dossier, Mme Shapiro adressa au tribunal de Salekhard une demande, en application des articles 115 § 9 et 115.1 du CPP (paragraphes 54 et 58 ci-dessous), de levée des saisies de ses biens et de ceux des sociétés requérantes ou d’assortir ces saisies d’un délai.

43. Par une décision du 31 mars 2016, le tribunal rejeta la demande sans examen au motif que seul l’enquêteur, en tant « [qu’]autorité chargée de l’affaire » était compétent pour statuer sur celle-ci.

44. Le 30 mai 2016, la cour de Iamalo-Nenets confirma cette décision en appel. Elle ajouta que le tribunal ne pourrait ordonner la mainlevée d’une saisie en application de l’article 115.1 du CPP que lorsqu’il examinerait une demande de l’enquêteur visant à prolonger le délai d’une telle saisie, et que la requérante pourrait adresser à l’enquêteur une nouvelle demande de mainlevée et contester en justice, le cas échéant, la décision de refus.

45. Mme Shapiro se pourvut en cassation en indiquant, inter alia, que, en l’absence d’une demande de l’enquêteur au tribunal visant à fixer un délai pour les saisies, elle avait dû saisir la justice directement. Le 24 août 2016, un juge unique de la cour de Iamalo-Nenets refusa de transmettre le pourvoi en cassation pour examen au présidium de la même juridiction. Il fit siennes les conclusions du tribunal de Salekhard et de la cour de Iamalo-Nenets et ajouta que l’article 115.1 du CPP s’appliquait seulement aux demandes des personnes tierces à une procédure pénale, ce qui n’était pas le cas de Mme Shapiro.

3. L’action en indemnisation pour inexécution prolongée de la décision de justice

46. À une date non précisée dans le dossier, les sociétés requérantes formèrent un recours en justice en application de la loi sur l’indemnisation telle que modifiée à compter du 1er janvier 2017 (paragraphe 64 ci-dessous). Se plaignant d’une violation de leur droit à l’exécution dans un délai raisonnable de la décision du 23 avril 2014 rendue par le tribunal de Salekhard (paragraphe 27 ci-dessus), elles demandaient une indemnisation. Les sociétés requérantes indiquaient, en particulier, qu’elles mettaient en location la plupart des immeubles saisis et que le maintien des saisies avait un impact négatif sur leur réputation professionnelle et rendait difficile la gestion de leurs affaires.

47. Par une décision du 28 juin 2017, le tribunal de Salekhard rejeta la demande sans examen. D’une part, il estima que la loi fédérale précitée n’avait pas de portée rétroactive. D’autre part, il considéra que les tribunaux statuant en application de l’article 125 du CPP n’étaient pas compétents pour ordonner la mainlevée d’une saisie et que la décision du 23 avril 2014 n’imposait pas à l’enquêteur de lever les saisies mais lui enjoignait seulement de remédier aux défaillances constatées.

48. Par une décision du 3 août 2017 envoyée aux sociétés requérantes le 9 août 2017, la cour de Iamalo-Nenets rejeta l’appel de celles-ci contre la décision du 28 juin 2017. Le 17 janvier 2018, un juge unique de la cour de Iamalo-Nenets refusa de transmettre le pourvoi en cassation des sociétés requérantes pour examen par le présidium de la même juridiction.

2. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. Sur le régime juridique des biens saisis (изъятые) comme preuves matérielles dans une affaire pénale

49. Selon l’article 81 § 4 du CPP, les objets et documents saisis par les autorités de poursuite dans le cadre d’une enquête pénale mais non qualifiés de preuves matérielles doivent être restitués aux personnes à qui ils ont été saisis. Depuis le 10 août 2012, cet article est complété par une mention selon laquelle la restitution doit être faite en tenant compte de l’exigence de délai raisonnable de la procédure pénale.

50. Le 15 juillet 2016, le nouvel article 81.1 a été introduit dans le CPP. Cet article réglemente le régime juridique des objets – y compris les supports électroniques - et documents saisis dans le cadre d’une enquête concernant les infractions de nature économique (dont l’escroquerie et le détournement de fonds). Selon cet article, les objets et documents saisis doivent être qualifiés de preuves matérielles dans un délai maximal de dix jours à compter de leur saisie. Ce délai peut être prolongé pour 30 jours dans certaines circonstances exceptionnelles. Les objets et documents qui ne sont pas qualifiés de preuves matérielles doivent être restitués dans un délai maximal de cinq jours à compter du moment où d’autres objets et documents ont été qualifiés de preuves.

51. Selon l’article 82 § 2 (5) du CPP, en vigueur à compter du 10 août 2012, les supports électroniques qui sont des preuves matérielles dans le cadre d’une affaire pénale doivent être restitués à leur possesseur légitime après avoir été examinés et après avoir fait l’objet des autres mesures d’instruction nécessaires, si cette restitution est possible sans porter préjudice aux intérêts de l’enquête pénale.

52. Dans sa décision du 11 janvier 2018 no 1-P, la Cour constitutionnelle s’est prononcée sur la portée des articles 81.1 et 82 du CPP. Elle a indiqué que, lorsque, dans le cadre d’une enquête pénale concernant des infractions de nature économique, les autorités de poursuite saisissent des biens appartenant à des personnes tierces utilisés dans le cadre des activités professionnelles de celles-ci, après avoir conduit les mesures d’instruction nécessaires relatives à ces biens, les autorités doivent aussitôt les restituer à leur propriétaire ou possesseur pour conservation (незамедлительно возвращаются собственнику или владельцу на ответственное хранение), si cela est possible sans porter préjudice aux intérêts de l’enquête pénale.

2. Sur les saisies (аресты) des biens dans le cadre d’une affaire pénale

53. L’article 115 du CPP réglemente la mesure de saisie des biens dans le cadre d’une procédure pénale. Selon cet article, la saisie peut être opérée pour assurer l’exécution d’un jugement de condamnation dans sa partie concernant l’action civile, l’imposition d’une amende, ou encore la confiscation des biens.

54. L’article 115 § 9 du CPP dispose que, lorsqu’une saisie n’est plus nécessaire, elle est levée par une autorité chargée de l’affaire pénale.

55. Dans son arrêt no 1-P du 31 janvier 2011, la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnelles certaines dispositions de l’article 115 du CPP au motif qu’elles ne prévoyaient pas de recours effectif pour les propriétaires dépossédés de leurs biens en cas de suspension d’une enquête pénale pour cause de fuite de l’inculpé.

56. Dans son arrêt no 25-P du 21 octobre 2014, la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnelles certaines dispositions de l’article 115 du CPP en ce que cette norme ne prévoyait pas de « mécanisme légal approprié » pour la « protection judiciaire effective » des droits des tiers dont le droit de propriété avait été affecté par l’application prolongée d’une mesure de saisie. Elle a estimé en particulier que la mesure de saisie, par sa nature même, devait être temporaire et être assortie de garanties procédurales, et que le maintien de la saisie devait être assorti d’un contrôle judiciaire effectif.

57. En application de ces deux arrêts, le 15 septembre 2015, certaines dispositions du CPP ont été modifiées. En particulier, l’article 115 du CPP prévoit désormais que, lors de la réalisation d’une saisie, un procès-verbal doit être dressé et mentionner que la personne dépossédée a la possibilité de former un recours contre l’ordonnance de saisie, de demander une modification des restrictions à la propriété ou de solliciter la mainlevée de la mesure. En outre, désormais, le tribunal autorisant la saisie des biens des personnes tierces doit fixer un délai de validité de la mesure (article 115 § 3 du CPP). À l’expiration du délai, si le tribunal n’autorise pas une prolongation de celui-ci, la saisie est levée (article 115 § 9 du CPP).

58. Le nouvel article 115.1 du CPP, en vigueur à compter du 15 septembre 2015, décrit les modalités de l’autorisation judiciaire de prolongation du délai de saisie des biens des personnes tierces à la procédure pénale (voir, pour plus de détails, Lachikhina c. Russie (no 38783/07, §§ 36-39, 10 octobre 2017)). Dans sa décision no 1182-O du 23 juin 2016, la Cour constitutionnelle a estimé que les dispositions des articles 115 et 115.1 du CPP n’exonéraient pas le tribunal de l’obligation de statuer sur le fond des demandes émanant des personnes tierces tendant à la mainlevée de la saisie de leurs biens.

3. Sur le recours prévu par l’article 125 du code de procédure pénale

59. Les dispositions pertinentes en l’espèce de l’article 125 du CPP relatif au contrôle juridictionnel des décisions et des actes ou omissions d’un enquêteur ou d’un procureur sont exposées dans l’arrêt Roman Zakharov c. Russie [GC] (no 47143/06, §§ 89–91, CEDH 2015).

60. Le 10 février 2009, le plénum de la Cour suprême a rendu son arrêt no 1 relatif à la portée de l’article 125 du CPP. Dans cet arrêt, la Cour suprême a déclaré que, lorsque le tribunal constate le caractère illégal ou injustifié d’une décision, d’un acte ou d’une omission d’un enquêteur, il lui enjoint de remédier à la défaillance constatée (устранить допущенное нарушение).

61. Dans ce même arrêt, la Cour suprême a également jugé que, si les autorités de poursuite n’exécutaient pas une décision judiciaire définitive rendue en application de l’article 125 du CPP, le justiciable pouvait former contre cette inaction un nouveau recours fondé sur l’article 125 du CPP. Dans ce dernier cas, la Cour suprême a suggéré aux tribunaux de rendre une ordonnance particulière, conformément à l’article 29 § 4 du CPP (paragraphe 62 ci-dessous), en attirant l’attention des fonctionnaires sur les violations de la loi nécessitant la prise de mesures appropriées par ces derniers.

4. D’autres dispositions pertinentes

62. Selon l’article 29 § 4 du CPP, lorsque, dans le cadre de l’examen d’une affaire pénale, le tribunal découvre, entre autres, des violations de la loi commises par les autorités de poursuite, il peut rendre une ordonnance particulière (частное определение) en attirant l’attention des fonctionnaires et entités compétents sur ces violations nécessitant la prise de mesures appropriées. Si le tribunal l’estime nécessaire, il peut également rendre une ordonnance particulière dans d’autres cas.

63. Le 15 septembre 2015, la loi fédérale no 68-FZ (« la loi sur l’indemnisation ») a été modifiée. Depuis cette date, en cas de violation du délai raisonnable d’application d’une mesure de saisie des biens de personnes tierces à une procédure pénale, ces personnes peuvent former une action en indemnisation pour violation du droit à un délai raisonnable, à condition que la saisie soit maintenue depuis plus de quatre ans.

64. Le 1er janvier 2017, la loi sur l’indemnisation a encore été modifiée. Désormais, elle contient des dispositions qui étendent sa portée aux affaires relatives à la non-exécution de jugements internes imposant des obligations en nature à diverses autorités nationales (voir, pour plus de détails, Shtolts et autres c. Russie (déc.), nos 77056/14, 17236/15 et 14023/16, §§ 26 et 31-41, 31 janvier 2018).

EN DROIT

1. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

65. Compte tenu de la similitude des requêtes, la Cour estime approprié de les examiner conjointement en un seul arrêt.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du protocole no 1 à LA CONVENTION

66. Les requérantes allèguent que les mesures de saisies de leurs biens, en place depuis plusieurs années, et la rétention de certains objets par les autorités ont violé leur droit au respect de leurs biens prévu par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Cet article est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

1. Sur la recevabilité
1. Thèses des parties

67. Le Gouvernement estime que la requête no 48168/17 est tardive car elle a été introduite le 1er juillet 2017, soit plus de six mois après la dernière décision définitive dans l’affaire à ses yeux, à savoir la décision du 29 octobre 2014 du tribunal de Salekhard (paragraphe 31 ci-dessus). Selon le Gouvernement, les requérantes qui se plaignent d’une inexécution de cette décision auraient dû saisir la Cour dans un « délai raisonnable » et non deux ans et sept mois après le prononcé de ladite décision.

68. Les requérantes combattent cette thèse. Elles estiment que les saisies prolongées de leurs biens et le manquement persistant des enquêteurs à exécuter les décisions judiciaires s’analysent en une « situation continue » au sens de la Convention. Elles soutiennent que, au lieu de lever les saisies et de restituer les biens, comme cela leur aurait été ordonné par les tribunaux, les enquêteurs ont de nouveau rejeté leurs demandes en ce sens et leur ont implicitement suggéré d’entamer de nouveaux recours fondés sur l’article 125 du CPP. Or, aux yeux des requérantes, dans ces circonstances, ces nouveaux recours auraient été sans effet.

69. Les requérantes indiquent par ailleurs avoir tenté d’exercer une action en indemnisation pour violation de leur droit à l’exécution des décisions dans un délai raisonnable, conformément à la loi sur l’indemnisation telle que modifiée le 1er janvier 2017 (paragraphe 64 ci‑dessus). Elles disent qu’elles ont introduit leur requête dans les six mois à compter de cette date et ont fourni à la Cour les résultats de l’examen de leur action dans les six mois à compter de la dernière décision rendue sur leur action en indemnisation.

2. Appréciation de la Cour

70. Rappelant que le respect du délai de six mois constitue une condition de recevabilité à soulever, le cas échéant, d’office, la Cour analysera cette question pour les deux présentes requêtes.

71. La Cour observe que les unités centrales d’ordinateurs ont été saisies en 2006 et les saisies des autres biens des requérantes ont été ordonnées en 2007 et 2010, donc plusieurs années avant l’introduction des requêtes. Elle constate que les biens précités sont toujours saisis.

72. La Cour considère que la saisie en tant que telle constitue un acte instantané (Delev c. Bulgarie (déc.), no 1116/03, § 34, 13 novembre 2013, avec les références qui y sont citées). Ainsi, pour autant que les griefs concernent la réalisation des saisies (изъятие) et les ordonnances de saisie des biens (аресты), y compris la légalité de ces mesures, elle estime que les griefs sont tardifs (voir, mutatis mutandis, Forminster Enterprises Limited c. République tchèque, no 38238/04, § 71, 9 octobre 2008) et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 § 1 de la Convention.

73. La Cour estime, en revanche, que la rétention persistante des objets saisis par les autorités et le maintien des saisies s’analysent en une situation continue (voir, dans le contexte de la compétence ratione temporis de la Cour, Vasilescu c. Roumanie, 22 mai 1998, § 48, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III, et Karamitrov et autres c. Bulgarie, no 53321/99, § 71, 10 janvier 2008 ; dans le contexte d’un conflit politique rendant impossible l’accès des requérants à leurs biens, Sargsyan c. Azerbaïdjan (déc.) [GC], no 40167/06, §§ 136-140, 14 décembre 2011, et Chiragov et autres c. Arménie (déc.) [GC], no 13216/05, §§ 137-141, 14 décembre 2011 ; voir également Delev, décision précitée, § 34, et, récemment, Uzan et autres c. Turquie, no 19620/05 et 3 autres, §§ 178-179, 5 mars 2019 ; voir également, mutatis mutandis, Petyo Petkov c. Bulgarie, no 32130/03, 7 janvier 2010, une affaire dans laquelle les autorités avaient saisi la voiture du requérant en février 2002, le procureur avait rejeté la demande de restitution formulée par le requérant en décembre 2002 et la requête avait été introduite en septembre 2003, et dans laquelle la Cour a implicitement admis que celle-ci n’était pas tardive).

En effet, les saisies étant censées être des mesures temporaires, les requérantes demeurent propriétaires des biens mais se voient appliquer des restrictions continues à leur droit de propriété.

74. La Cour rappelle que, lorsque la violation alléguée consiste en une situation continue, le délai de six mois ne commence à courir qu’à la date à laquelle cette situation a pris fin (voir, par exemple, Hüseyin Kaplan c. Turquie, no 24508/09, § 31, 1er octobre 2013, avec les références citées). En même temps, la Cour a déjà jugé qu’une situation continue ne pouvait repousser indéfiniment l’application de la règle des six mois. Dans les décisions précitées Sargsyan et Chiragov et autres, la Cour a estimé que les requérants alléguant des violations continues de leur droit de propriété ne devaient pas rester passifs pendant des années face à une situation qui n’évoluait plus et qu’ils devaient saisir la Cour une fois qu’ils s’étaient rendu compte, ou auraient dû se rendre compte, qu’il n’y avait pas de perspective réaliste de recouvrer l’accès à leurs biens dans un avenir prévisible. Cependant, la Cour n’a pas jugé approprié d’indiquer un délai concret dans lequel le requérant doit introduire une requête conformément à l’article 34 de la Convention (Sargsyan, décision précitée, §§ 136-141, et Chiragov et autres, décision précitée, §§ 137-142).

75. En l’espèce, la Cour relève que, face à la rétention continue de leurs biens et au maintien des saisies, les requérantes ne sont pas restées passives. Après les décisions judiciaires des 27 et 29 octobre 2014 (paragraphes 31 et 40 ci-dessus), elles ont obtenu plusieurs nouvelles décisions des enquêteurs. En outre, elles ont tenté d’obtenir une indemnisation pour inexécution de la décision du 23 avril 2014, et Mme Shapiro a aussi tenté d’obtenir une mainlevée des saisies directement en justice. Aucune des parties n’a allégué que ces deux recours étaient d’emblée voués à l’échec, surtout vu l’interprétation des articles 115 et 115.1 par la Cour constitutionnelle (paragraphe 58 ci-dessus).

76. Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que, dans les circonstances particulières de l’espèce, les requérantes ont agi sans délai excessif et que le grief tiré des restrictions continues à leur droit de propriété n’est pas tardif. Il s’ensuit que l’exception d’irrecevabilité du Gouvernement doit être rejetée.

77. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

78. Concernant la requête no 7896/15, le Gouvernement allègue que tous les objets saisis lors des perquisitions en 2006 ont été qualifiés de preuves dans l’affaire pénale. Il argue que les autorités n’ont jamais empêché les sociétés requérantes de faire des copies des documents saisis par leurs propres moyens. Il en conclut que les droits des requérantes n’ont pas été violés.

79. Concernant la requête no 48167/17, le Gouvernement soutient que les saisies n’ont pas empêché les requérantes d’utiliser les biens qui sont restés en leur possession.

80. Concernant les deux requêtes, le Gouvernement estime que le maintien des saisies et la rétention continue des biens étaient nécessaires et justifiés tout au long de l’enquête pénale. Il argue que l’enquête se trouve suspendue précisément à cause de la fuite de Mme Shapiro, qui serait donc la seule responsable du préjudice que toutes les requérantes prétendent avoir subi.

b) Les requérantes

81. Les sociétés requérantes de la requête no 7896/15 allèguent que seules quelques centaines de documents saisis ont été qualifiés de preuves dans l’affaire pénale, ce qui, selon elles, n’a pas été le cas des unités centrales. Elles arguent également que les enquêteurs n’ont jamais démontré en quoi il était nécessaire de retenir les unités centrales pendant tout ce temps, d’autant plus que celles-ci n’ont fait l’objet d’aucune mesure d’instruction depuis 2007.

82. Les sociétés requérantes concluent que la rétention continue des unités centrales pendant une période de près de 12 ans est illégale et disproportionnée, notamment en ce qu’elle aurait rendu impossible l’exercice de leurs activités statutaires.

83. Les requérantes dans la requête no 48168/17 soutiennent que, du fait des saisies, elles ont perdu le contrôle de la quasi-totalité de leurs biens. Elles estiment que ces mesures ont été illégales, arbitraires et disproportionnées eu égard notamment à leur durée. Elles allèguent que, à l’exception d’une action civile visant à obtenir 4 millions de RUB, aucune autre action civile n’a jamais été formée dans l’affaire pénale, et que les infractions imputées à Mme Shapiro ne sont pas passibles de confiscation. Elles concluent que le maintien des saisies de tous leurs biens n’est pas nécessaire.

84. Les requérantes des deux requêtes estiment que, à cause d’une attitude à leurs yeux arbitraire et abusive des autorités de poursuite dans leur affaire, les mesures temporaires de saisie sont devenues des mesures définitives assimilables à des confiscations de fait.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’existence d’une ingérence et sur la règle applicable

85. Il ne fait pas polémique entre les parties que les biens saisis constituaient les « biens » des requérantes au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

86. La Cour rappelle que la saisie d’objets pour les besoins d’une procédure pénale s’analyse en une ingérence relevant de la réglementation de l’usage des biens (Lachikhina, précité, § 58, avec les références citées).

b) Sur la justification de l’ingérence dans le droit de propriété

87. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ne prohibe pas la saisie des biens dans le cadre d’une procédure pénale. Toutefois, pour répondre aux exigences inhérentes à cet article, la saisie doit être prévue par la législation interne, poursuivre un but légitime et être proportionnée au but poursuivi (Lachikhina, précité, § 59).

1. En ce qui concerne la rétention des unités centrales d’ordinateurs dans la requête no 7896/15

88. La Cour observe que, en l’espèce, contrairement à ce que prétend le Gouvernement, les unités centrales d’ordinateurs n’ont jamais été qualifiées de preuves matérielles dans l’affaire pénale (voir les conclusions des tribunaux sur ce point dans les paragraphes 15 et 18 ci-dessus).

89. Elle relève que, selon l’article 81 § 4 du CPP, les objets et documents saisis par les autorités de poursuite dans le cadre d’une enquête pénale mais non qualifiés de preuves matérielles doivent être restitués aux personnes à qui ils ont été saisis. Si, initialement, aucun délai pour une telle restitution n’a été mentionné dans la loi, depuis le 10 août 2012, la restitution doit être effectuée dans le respect du « délai raisonnable de la procédure », et, depuis le 15 juillet 2016, de tels objets doivent être restitués dans les cinq jours après la décision de l’enquêteur déclarant que d’autres objets sont des preuves (paragraphes 49-51 ci-dessus).

90. Il s’ensuit que la rétention des unités centrales depuis 2006, alors qu’elles ne constituent pas des preuves, est contraire aux articles 81 § 4 et 81.1 du CPP, et, par conséquent, « illégale » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

91. Bien que cette conclusion rende superflu l’examen de l’existence d’un but légitime et de la proportionnalité de la mesure, la Cour ne peut s’empêcher de relever, à titre surabondant, que ladite rétention ne poursuivait aucun but légitime. En effet, ni les autorités internes ni le Gouvernement n’ont avancé l’existence d’un but rendant nécessaire la rétention des objets qui n’étaient pas qualifiés de preuves et qui ne représentaient apparemment pas d’intérêt pour l’enquête. De son côté, la Cour ne parvient pas à discerner de raison justifiant une telle rétention pendant près de 13 ans (voir, mutatis mutandis, Begu c. Roumanie, no 20448/02, §§ 162-163, 15 mars 2011, s’agissant des biens mis sous scellés et retenus alors qu’ils ne constituaient pas des preuves ou des indices dans l’affaire).

Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

2. En ce qui concerne le maintien des saisies des biens des requérantes dans la requête no 48168/17

92. S’agissant de la légalité du maintien de la saisie des biens personnels de Mme Shapiro – personne mise en examen -, la Cour constate que le CPP ne prévoit aucun délai pour le maintien de la saisie. S’agissant de la légalité du maintien des saisies des sociétés requérantes – personnes tierces à la procédure pénale -, la Cour observe qu’il ressort de la lecture des articles 115 et 115.1 du CPP que, depuis septembre 2015, de telles saisies doivent être assorties d’un délai ou levées par un tribunal (paragraphes 57‑58). Cependant, il n’est pas clair si le maintien indéfini des saisies est devenu contraire au CPP à compter de cette date, et les parties n’ont pas avancé d’arguments sur ce point. La Cour estime qu’elle n’est pas compétente pour trancher ce point et donc se prononcer sur la légalité de la mesure.

93. Par ailleurs, la Cour admet que le maintien des saisies poursuivait au moins deux buts légitimes – le paiement d’une amende en tant que sanction pénale et la protection des intérêts des parties civiles.

94. Néanmoins, elle considère que le maintien des saisies de quasiment tous les immeubles, véhicules et avoirs bancaires des requérantes pendant plusieurs années était disproportionné. En effet, elle note que les tribunaux, dans leurs décisions rendues en application de l’article 125 du CPP, ont conclu qu’il n’y avait plus de raisons justifiant le maintien des saisies, que celles-ci étaient excessivement longues, qu’elles n’étaient pas proportionnées au préjudice allégué, qu’elles n’étaient plus pertinentes et qu’elles imposaient une charge injustifiée aux intéressées (paragraphes 27, 28, 31, 37 et 40 ci-dessus). La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de ces conclusions. Elle ajoute seulement que, près de quatre ans et demi après le prononcé de ces décisions judiciaires, à la date des observations des parties, en 2019, les saisies en question n’avaient pas été levées, ce qui, à son avis, ne fait qu’aggraver le caractère disproportionné de l’ingérence.

Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 § 1 ET 13 DE LA CONVENTION

95. Les requérantes se plaignent d’une inexécution persistante par les enquêteurs des décisions judiciaires relatives à la rétention des objets et au maintien des saisies, et d’une absence d’un recours interne effectif pour se voir restituer leurs biens retenus et pour obtenir une mainlevée des saisies. Elles invoquent les articles 6 § 1 et 13 de la Convention, ainsi libellés en leurs parties pertinentes en l’espèce :

Article 6 § 1

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

1. Thèses des parties

96. Le Gouvernement soutient que l’article 125 du CPP représente un mécanisme interne suffisant pour la protection contre les abus des pouvoirs éventuels commis par les autorités de poursuite. En outre, il indique que les parties à la procédure pénale peuvent se plaindre auprès du procureur d’une durée excessive de la procédure. Le Gouvernement n’a pas présenté d’observations sur les griefs concernant l’inexécution alléguée des décisions de justice.

97. Les requérantes admettent que le recours fondé sur l’article 125 du CPP constitue en théorie un recours efficace contre les éventuels abus par les autorités de poursuite, et que, dans leur cas, les tribunaux statuant sur ces recours ont protégé les droits patrimoniaux des intéressés. Elles soutiennent que, néanmoins, aucune juridiction ne peut contraindre l’enquêteur à restituer les objets saisis et à lever les saisies ou allouer une indemnisation pour manquement de l’enquêteur à adopter ces mesures. Les requérantes concluent qu’elles ne disposaient en l’espèce d’aucun recours pour protéger leur droit au respect de leurs biens.

2. Appréciation de la Cour

98. La Cour relève que ces griefs sont liés à celui examiné ci-dessus. Eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (paragraphes 90, 91 et 94 ci-dessus), elle estime qu’il est inutile d’examiner la question de savoir si, en l’espèce, il y a eu violation des articles 6 et 13 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Forminster Enterprises Limited, précité, §§ 58-59, où la Cour a décidé d’examiner le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention en tant que partie du grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention s’agissant d’une saisie prolongée de parts sociales, ainsi que East West Alliance Limited c. Ukraine, no 19336/04, §§ 219-222, 23 janvier 2014, Ünsped Paket Servisi SaN. Ve TiC. A.Ş. c. Bulgarie, no 3503/08, §§ 48-51, 13 octobre 2015, et Barkanov c. Russie, no 45825/11, § 68, 16 octobre 2018).

4. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

99. Invoquant en substance l’article 6 §§ 1, 2 et 3 et l’article 13 de la Convention, Mme Shapiro dénonce différentes violations en lien avec les poursuites pénales dont elle faisait l’objet. La Cour constate que ces griefs sont essentiellement les mêmes que ceux ayant déjà été déclarés irrecevables dans plusieurs requêtes précédemment introduites par l’intéressée. Il s’ensuit que ces griefs doivent être rejetés, en application de l’article 35 § 2 b) de la Convention.

100. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et l’article 13 de la Convention, Mme Shapiro se plaint d’une liquidation arbitraire d’une société non requérante dont elle était l’associée unique. Invoquant les mêmes articles, toutes les requérantes dénoncent : le vol des véhicules saisis et de certains matériaux de construction ; le pillage de certains immeubles saisis ; le vol de certaines sommes déposées dans une banque ; la perte d’autres sommes déposées dans une autre banque à la suite du retrait de la licence de celle-ci et de l’ouverture d’une procédure de liquidation ; l’absence d’enquête interne effective concernant les faits de vol et de pillage ; l’absence d’allocation de dommages-intérêts à ces égards.

101. La Cour juge, à la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, que les griefs susmentionnés sont en partie prématurés, en partie irrecevables pour non-épuisement des voies de recours internes et que, pour le reste, ils ne révèlent aucune apparence de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention. Il s’ensuit que ces griefs doivent être rejetés, au sens de l’article 35 §§ 1 et 3 a) de la Convention.

5. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

102. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage
1. Thèses des parties

103. Au titre du préjudice matériel dont elles s’estiment victimes, les requérantes demandent la restitution de leurs biens et la mainlevée des saisies. Les requérantes de la requête no 48168/17 réclament, si la mainlevée n’est pas possible, le remboursement de la valeur totale des immeubles (2,8 milliards de roubles (RUB)) et des avoirs bancaires (368 millions de RUB) saisis.

104. En outre, les requérantes demandent une indemnisation du préjudice réel qu’elles disent avoir subi :

- 22 000 000 RUB pour à la valeur de l’un des immeubles saisis et prétendument pillé ;

- 31 440 000 RUB pour la valeur totale de 39 véhicules saisis et prétendument volés ;

- 106 926 639 RUB pour les sommes déposées sur certains comptes bancaires et prétendument volées ;

- 200 000 RUB pour la valeur des matériaux de construction stockés dans l’un des immeubles saisis et prétendument volés.

105. Enfin, elles réclament les sommes suivantes pour manque à gagner :

- 34 475 766 RUB d’intérêts (« lost income ») pour l’argent déposé dans des banques et prétendument volé ou disparu ;

- une somme non précisée correspondant à des intérêts pour l’indisponibilité des avoirs bancaires saisis (« unearned interest on the deposit »), obtenue par addition des intérêts annuels entre 2007 et 2018 pour chaque somme d’argent déposée et saisie sur chaque compte bancaire, intérêts étant compris entre 6,75 % et 7,10 % en fonction de l’année et de la société ;

. une somme non précisée pour la réduction et/ou la cessation d’activités de construction et de mise en location des locaux. Les sociétés requérantes allèguent à cet égard que les saisies ont constitué un obstacle à l’exercice au même niveau qu’auparavant de leurs activités statutaires et qu’elles ont eu un impact négatif sur leur réputation professionnelle.

106. Mme Shapiro demande également une indemnisation de 2 647 000 RUB pour une liquidation qu’elle dit frauduleuse d’une société non requérante dont elle était l’associée unique. Cette somme correspond, selon elle, au capital social de la société liquidée.

107. S’agissant du préjudice moral, les sociétés requérantes demandent 25 000 euros (EUR) chacune à ce titre, et Mme Shapiro demande personnellement 100 000 EUR, soutenant que les poursuites pénales à son encontre, la suspension de l’enquête et la perte du contrôle de ses biens, alors qu’elle serait totalement innocente, lui ont causé de graves souffrances psychiques et une dépression.

108. Les sociétés requérantes dans la requête no 7896/15 allèguent que la saisie et la rétention de leurs ordinateurs par les autorités font obstacle en soi à une estimation du dommage matériel causé par l’ingérence, car, en l’absence des biens retenus, elles ne peuvent ni exercer leurs activités statutaires ni prouver l’innocence de Mme Shapiro. Pour cette raison, elles demandent 100 000 EUR pour préjudice moral.

109. Le Gouvernement estime qu’aucune indemnisation n’est due aux requérantes, car les ordonnances de saisie sont selon lui conformes à l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. En outre, il considère que les demandes relatives à un manque à gagner sont spéculatives et non étayées, et que les demandes relatives à un préjudice moral sont clairement excessives. Il invite la Cour à rejeter la totalité des demandes de satisfaction équitable au motif que, dans tous les cas, les droits des requérantes n’ont pas été violés.

2. Appréciation de la Cour

a) Rappel des principes généraux

110. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique au regard de la Convention de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci. Les États contractants parties à une affaire sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour se conformer à un arrêt constatant une violation. Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’État défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir elle-même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 de la Convention habilite la Cour à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (Sargsyan c. Azerbaïdjan (satisfaction équitable) [GC], no 40167/06, § 35, 12 décembre 2017, Chiragov et autres c. Arménie (satisfaction équitable) [GC], no 13216/05, § 53, 12 décembre 2017).

La Cour rappelle également que, conformément aux principes dégagés par sa jurisprudence constante, la forme et le montant de la satisfaction équitable tendant à la réparation d’un préjudice diffèrent selon les cas et dépendent directement de la nature de la violation constatée (voir, par exemple, Nurmiyeva c. Russie, no 57273/13, § 45, 27 novembre 2018), et qu’il doit y avoir un lien de causalité entre le dommage allégué par le requérant et la violation de la Convention (P., C. et S. c. Royaume‑Uni, no 56547/00, § 147, CEDH 2002‑VI, avec les références citées, ainsi que Sargsyan, arrêt précité, § 36, et Chiragov et autres, arrêt précité, § 54).

111. Elle rappelle enfin que toute saisie entraîne par nature des dommages et n’implique pas en soi un droit d’être indemnisé pour tout dommage subi (Atanassov et Ovtcharov c. Bulgarie, no 61596/00, § 43, 17 janvier 2008, et Simonjan-Heikinheimo c. Finlande, (déc.), no 6321/03, 2 septembre 2008), mais le préjudice subi ne doit pas dépasser les limites de l’inévitable (Borjonov c. Russie, no 18274/04, § 61, 22 janvier 2009, avec les références citées).

b) Application des principes généraux en l’espèce

112. En l’espèce, le constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention découle de la rétention illégale et sans but légitime des unités centrales d’ordinateurs (requête no 7896/15), ainsi que du maintien disproportionné des saisies des biens des requérantes (requête no 48168/17).

113. Dans ces circonstances, la Cour estime que, concernant la requête no 7896/15, le redressement approprié serait la restitution des unités centrales d’ordinateurs. En l’absence d’une demande quantifiable de la part des sociétés requérantes, la Cour n’est pas en mesure d’allouer un montant correspondant à la valeur de ces biens ou un montant déterminé. Concernant la requête no 48168/17, elle considère qu’un redressement approprié serait de donner effet aux décisions judiciaires des 23 avril et 29 octobre 2014 (paragraphes 27 et 31 ci-dessus) s’agissant de toutes les sociétés requérantes, et des 14 février et 27 octobre 2014 (paragraphes 37 et 40 ci‑dessus) s’agissant de Mme Shapiro.

114. La Cour observe en outre que les requérantes ont formulé plusieurs demandes tendant à la réparation des préjudices matériel et moral qu’elles estiment avoir subis.

Quant aux demandes de réparation du préjudice matériel allégué, la Cour estime que les sociétés requérantes n’ont pas démontré dans quelle mesure le maintien des saisies, devenu disproportionné dès avril 2014, a eu des conséquences sur leurs activités, d’autant plus qu’elles ont reconnu en 2017 qu’elles continuaient à mettre en location les immeubles saisis (paragraphe 46 ci-dessus). Dans ces conditions, la demande d’indemnisation des sociétés requérantes pour la réduction ou la cessation de leurs activités statutaires doit être rejetée.

115. Quant à la demande d’intérêts pour les avoirs bancaires saisis, la Cour ne peut pas accepter les calculs faites par les requérantes. En effet, une partie desdits calculs concerne la période antérieure à 2014, alors que ce n’était qu’en 2014 que les saisies ont été déclarées disproportionnées. En outre, les requérantes n’expliquent pas à quoi correspondent les taux d’intérêts demandés et pourquoi ces taux diffèrent en fonction chaque société. Par ailleurs, certains intérêts sont calculés à partir de sommes d’argent qui n’avaient pas été saisies. Pour ces raisons, la Cour rejette cette partie de la demande.

116. Enfin, la Cour estime que les pertes alléguées pour lesquelles les requérantes demandent une indemnisation à titre de préjudice matériel réel n’ont aucun lien direct avec le maintien disproportionné des saisies, et indique que ces demandes se rapportent aux griefs pour lesquels aucune violation n’a été constatée (voir aussi, mutatis mutandis, Forminster Enterprises Limited c. République tchèque (satisfaction équitable), no 38238/04, § 18, 10 mars 2011). Il s’ensuit que ces demandes doivent également être rejetées.

117. La Cour tient à préciser que le rejet par elle des demandes à titre de préjudice matériel ne fait pas obstacle à ce que les requérantes demandent une indemnisation, y compris les intérêts pour l’indisponibilité des avoirs bancaires, devant les juridictions internes par l’intermédiaire de tout mécanisme légal approprié, si elles démontrent l’existence d’un tel préjudice découlant des mesures contestées.

118. Enfin, la Cour relève que les sociétés requérantes disposent du droit de réclamer devant les juridictions russes une indemnisation du préjudice moral en raison du délai prolongé de l’application des mesures de saisies, en vertu de la loi sur l’indemnisation (paragraphe 63 ci-dessus). Compte tenu de tous les éléments dont elle dispose, la Cour juge que le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante quant au dommage moral subi par les requérantes.

2. Frais et dépens
1. Thèses des parties

119. Les sociétés requérantes de la requête no 7896/15 demandent 15 000 EUR, une somme correspondant selon elles à 34 jours de travail, à raison de 8 heures par jour, de leur représentante devant la Cour, Mme Visentin. Les requérantes dans la requête no 48168/17 demandent 110 220 EUR pour 1 336 heures de travail fournies par Mme Visentin.

120. Les requérantes produisent plusieurs contrats de services juridiques conclus principalement par Mme Shapiro, dans les intérêts des sociétés requérantes, mais aussi par certaines d’elles. Selon ces contrats, le taux horaire pratiqué par Mme Visentin est de 150 EUR, le taux journalier est de 660 EUR, et le travail fourni par celle-ci concerne tant les saisies et la rétention des biens que d’autres griefs non communiqués et irrecevables.

121. Toutes les requérantes réclament également le remboursement de 8 215 461 RUB (l’équivalent de près de 111 000 EUR à la date des observations) pour les frais et dépens qu’elles disent avoir engagés devant les juridictions internes. Selon les requérantes, cette somme inclut les services juridiques et les frais de déplacement des avocats et juristes dans le cadre de plusieurs procédures internes.

122. Selon les documents fournis par les requérantes, les avocats ayant participé aux procédures liées à la rétention des objets et documents et au maintien des saisies leur ont facturé 548 heures de travail au taux horaire de 300 EUR, soit un montant total de 6 183 611 RUB comprenant les frais de déplacement (l’équivalent de 83 562 EUR à la date des observations). Ces mêmes avocats leur auraient facturé 27 600 EUR supplémentaires, dont des frais de déplacement, pour services juridiques dans les intérêts des sociétés OOO Stroymontazhproyekt et OOO Signal dans le cadre des saisies des biens desdites sociétés.

123. Les sociétés requérantes indiquent que la juriste ayant participé à la procédure concernant la demande d’indemnisation pour violation du droit à l’exécution des décisions dans un délai raisonnable (paragraphes 46-48 ci‑dessus) leur a facturé 69 heures de travail à un taux horaire compris entre 2 000 et 3 000 RUB, soit un montant total de 229 900 RUB comprenant les frais de déplacement (l’équivalent de 3 100 EUR à la date des observations).

124. Sans commenter les documents fournis par les requérantes (conventions d’honoraires, décomptes d’heures et reçus), le Gouvernement argue que les demandes ne sont pas étayées, que la somme de 15 000 EUR concernant la requête no 7896/15 est exagérée, et que les frais de 8 215 461 RUB concernant la requête no 48168/17 ne se rapportent pas aux griefs faisant l’objet d’un examen par la Cour.

2. Appréciation de la Cour

125. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002).

126. En l’espèce, la Cour observe que les frais de représentation et d’assistance des requérantes par Mme Visentin ne se rapportent que partiellement à un travail juridique fourni en lien avec les griefs pour lesquels des violations ont été constatées. En outre, elle estime que la facturation de 1 336 heures de travail sur les requêtes (représentant près de 167 jours de travail à temps plein) est clairement excessive par rapport à la complexité de l’affaire (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 57, CEDH 2000‑XI).

127. Compte tenu des éléments dont elle dispose et eu égard en particulier à la complexité de l’affaire, au nombre des requérantes et au travail effectué par Mme Visentin, la Cour accorde un montant forfaitaire de 10 000 EUR pour la procédure au titre de la Convention conjointement à toutes les requérantes.

128. Quant aux frais engagés devant les instances internes, la Cour estime que les frais qui se rapportent directement aux présentes requêtes n’ont pas nécessairement tous été exposés et ne sont pas raisonnables. Aux yeux de la Cour, le taux horaire de 300 EUR en particulier est clairement excessif en comparaison avec les taux horaires moyens de près de 40,5 EUR pratiqués par les avocats dans la région de Iamalo-Nenets. En outre, le nombre d’heures de travail ne semble pas justifié par la complexité de l’affaire, et plusieurs déplacements n’apparaissent pas ayant été nécessaires. Enfin, les demandes présentées font apparaître qu’il y a eu un certain nombre de fois un chevauchement et une duplication des travaux.

129. Compte tenu de tous les éléments dont elle dispose, la Cour estime raisonnable d’allouer conjointement aux requérantes un montant forfaitaire de 10 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes.

3. Intérêts moratoires

130. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Déclare les requêtes recevables quant aux griefs tirés de la rétention continue des biens et du maintien des saisies, et irrecevables pour le surplus ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs tirés des articles 6 § 1 et 13 de la Convention ;
5. Dit que le constat d’une violation constitue une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les requérantes ;
6. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux requérantes, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

1. 10 000 EUR (dix mille euros), conjointement à toutes les requérantes, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour les honoraires de Mme Visentin ;
2. 10 000 EUR (dix mille euros), conjointement à toutes les requérantes, plus tout montant pouvant être dû par à titre d’impôt, pour frais et dépens engagés au niveau interne ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 décembre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stephen PhillipsPaul Lemmens
GreffierPrésident

ANNEXE

Liste des requêtes

No

|

Requête No

|

Nom de l’affaire

|

Introduite le

|

Requérant

Date de naissance / création

Lieu de résidence / siège social

Nationalité / droit

---|---|---|---|---

1

|

7896/15

|

OOO SK Stroykompleks et OOO Signal c. Russie

|

31/01/2015

|

OOO SK STROYKOMPLEKS

19/07/2000, Korolev, russe

OOO SIGNAL

15/02/1989, Labytnangi, russe

2

|

48168/17

|

Shapiro et autres c. Russie

|

01/07/2017

|

Yelena Iosifovna SHAPIRO

15/08/1960, Petah Tikva,

Israélienne et russe

OOO STIL-S

26/02/2003, Salekhard, russe

OOO LASKA-S

13/02/2004, Salekhard, russe

OOO SIBIR

22/07/2004, Labytnangi, russe

OOO SATURN-S

22/07/2004, Salekhard, russe

OOO PLYUS-S

04/08/2003, Salekhard, russe

OOO PLYUS

17/06/2003, Salekhard, russe

OOO ALFA-S

22/07/2004, Salekhard, russe

OOO FAVORIT

10/11/2004, Labytnangy, russe

OOO POLYUS

10/11/2004, Labytnangy, russe

OOO FORTUNA

22/07/2004, Labytnangy, russe

OOO STROYMONTAZHPROYEKT

10/07/1997, Labytnangy, russe

OOO SOYUZ

15/02/2004, Labytnangy, russe

OOO SEVER

18/08/2003, Salekhard, russe

OOO SIGNAL

15/02/1989, Labytnangi, russe

OOO SPETSSERVIS

17/04/2002, Labytnangi, russe

OOO SPETSAVTOMATIKA

17/07/2002, Salekhard, russe

OOO ROSA

08/08/2003, Salekhard, russe

OOO SK STROYKOMPLEKS

19/07/2000, Korolev, russe

OOO STROITEL-3

24/03/2003, Moscou, russe


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-199192
Date de la décision : 17/12/2019
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (Article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Privation de propriété;Article 1 al. 2 du Protocole n° 1 - Réglementer l'usage des biens)

Parties
Demandeurs : OOO SK STROYKOMPLEKS ET AUTRES
Défendeurs : RUSSIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : VISENTIN M.

Origine de la décision
Date de l'import : 05/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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