DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE AKVARDAR c. TURQUIE
(Requête no 48171/10)
ARRÊT
Art 1 P 1 • Respect des biens • Perte d’une indemnité d’expropriation • Somme laissée à l’abandon sur un compte spécial dans l’attente de l’issue d’un litige sur la détermination des propriétaires, sans notification aux parties • Compte clôturé comme inactif
STRASBOURG
29 octobre 2019
DÉFINITIF
24/02/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Akvardar c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Robert Spano, président,
Marko Bošnjak,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Ivana Jelić,
Arnfinn Bårdsen,
Saadet Yüksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 octobre 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 48171/10) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Rıfat Namık Akvardar (« le requérant »), a saisi la Cour le 17 juillet 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me N. Yılmaz, avocat à Antalya. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le requérant alléguait en particulier une atteinte à son droit au respect de ses biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention en raison du défaut d’indemnisation pour l’expropriation de biens ayant appartenu à ses de cujus.
4. Le 4 décembre 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1940 et réside à Istanbul.
A. Le contentieux relatif à la propriété
6. En 1958, à l’issue de travaux cadastraux réalisés à Antalya, la parcelle no 2 de l’îlot 556 (d’une superficie de 552 250 m2) et la parcelle no 3 de l’îlot 570 (d’une superficie de 1 837 750 m2) situées à Bahçelievler, un quartier du centre d’Antalya, furent enregistrées comme propriétés indivises du Trésor public et de certains particuliers, dont les de cujus du requérant, selon une répartition en parts inégales.
7. Pour ce faire, les services du cadastre se fondèrent notamment sur un titre de propriété daté de 1848, qui désignait comme propriétaires, chacun pour un tiers, les dénommés Bakırcı Yorgi, Arap Süleyman Efendi et Hacı Bekirzade Hacı Mehmet.
8. Les particuliers qui furent désignés comme propriétaires à l’issue de ces travaux cadastraux étaient les descendants de ces trois personnes. Les de cujus du requérant étaient les héritiers de Hacı Bekirzade Hacı Mehmet.
9. Le 2 août 1958, plusieurs personnes contestèrent les conclusions cadastrales en justice.
10. À l’issue de la procédure, le 29 juin 2004, le tribunal du cadastre décida d’inscrire les parcelles litigieuses au registre foncier comme propriétés indivises du Trésor public et d’un certain nombre de particuliers, dont les de cujus du requérant.
11. Il considéra que les biens comportaient en tout 414 720 parts, dont 138 240 appartenaient au Trésor public.
12. Le 20 décembre 2005, la Cour de cassation entérina la solution retenue par le tribunal du cadastre.
13. Le 13 juillet 2006, la haute juridiction rejeta la demande en rectification d’arrêt formée devant elle.
B. Les opérations d’expropriation sur les parcelles en cause
14. Entre 1964 et 1991, alors que le contentieux sur la propriété était encore pendant, diverses administrations procédèrent à des opérations d’expropriation sur les parcelles en cause.
15. Ainsi, en 1976, la Direction générale du foncier public (Devlet Arsa Ofisi Genel Müdülügü – « la DGFP »), une administration chargée notamment de la constitution de réserves foncières, décida d’exproprier une partie des parcelles litigieuses, d’une surface de 216 342 m2.
16. L’objectif de cette expropriation était la construction d’établissements touristiques conformément aux dispositions du plan d’urbanisme relatif à la zone concernée.
17. Arguant qu’en raison du contentieux cadastral, qui était alors en cours, le registre foncier n’indiquait pas les noms des propriétaires de la surface expropriée, l’administration expropriante demanda au tribunal de grande instance d’Antalya (« le TGI ») de désigner un curateur (kayyum) afin que les intérêts des propriétaires fussent représentés.
18. Le 29 mars 1977, le TGI désigna M.E. comme curateur.
19. Celui-ci saisit le TGI d’une demande d’annulation de sa désignation, à laquelle le tribunal fit droit par un jugement du 2 mai 1977.
20. Le 27 décembre 1977, la Cour de cassation annula toutefois cette décision, et, le 31 avril 1977, le TGI désigna à nouveau M.E. comme curateur.
21. La valeur du terrain exproprié fut estimée par l’administration à 21 643 200 anciennes livres turques (TRL), soit environ 100 TRL le mètre carré.
22. Le 11 mai 1978, l’administration expropriante décida de mettre la somme de 21 643 200 TRL, qui avait été bloquée sur un compte bancaire auprès de l’établissement Emlak Kredi Bankası, à la disposition du curateur afin que celui-ci pût pourvoir à la gestion des biens.
23. Le 18 mai 1978, se prononçant sur une action en augmentation de l’indemnité d’expropriation introduite par le curateur, le TGI porta ladite indemnité à 32 451 300 TRL, estimant le prix au mètre carré à 150 TRL.
24. Le jugement ainsi rendu par le TGI fut confirmé par la Cour de cassation et devint définitif le 13 décembre 1982.
25. Entre-temps, le 1er août 1978, la DGFP avait publié dans le quotidien Hürses un avis d’expropriation qui mentionnait les parcelles litigieuses et indiquait que M.E. avait été désigné comme curateur.
26. À la suite de la confirmation du jugement du TGI par la Cour de cassation, le curateur formula auprès du service de l’exécution d’Ankara une demande de recouvrement des sommes dues (correspondant au montant du complément d’indemnité, soit 10 817 100 TRL, et des intérêts y afférents, ainsi qu’au montant des frais et dépens laissés à la charge de l’administration expropriante).
27. D’après les documents comptables de l’administration, un paiement total de 13 421 904 TRL fut effectué : la somme de 8 250 647 TRL fut versée au service de l’exécution et la somme de 5 171 257 TRL à la trésorerie d’Üçkapılar (Antalya).
28. Par la suite, le terrain exproprié fut cédé au Trésor public en vue de son utilisation par le ministère de la Culture et du Tourisme. Il fit l’objet d’une division lors d’une révision du plan d’urbanisme, et les références cadastrales (numéros d’îlots et de parcelles) furent modifiées en conséquence.
29. Le requérant précise que deux hôtels de luxe ont été construits sur le terrain en question.
30. Le Gouvernement indique que les indemnités d’expropriation qui avaient initialement été bloquées sur un compte de l’établissement Emlak Kredi Bankası en vue de leur versement aux propriétaires légitimes des biens litigieux ont par la suite été transférées à l’agence d’Anafartalar de la Ziraat Bankası à Antalya. Aucune trace des fonds n’aurait cependant pu être retrouvée en raison de la destruction par cet établissement des documents et registres relatifs à la période concernée.
C. Les actions en indemnisation pour expropriation de fait
31. Le 5 décembre 2006, le requérant saisit le TGI de deux demandes d’obtention d’indemnités d’expropriation relativement à deux terrains (îlot 3298, parcelle no 2 et îlot 3702, parcelle no 1) qui étaient issus de la division des 216 342 m2 expropriés.
32. Ces demandes étaient dirigées contre le Trésor public, l’Administration du logement collectif (« le TOKI »), qui avait succédé à la DGPF, et les sociétés privées devenues propriétaires des parcelles litigieuses, sur lesquelles, d’après le requérant, les hôtels susmentionnés avaient été construits.
33. Par deux jugements du 15 juillet 2008, le TGI débouta le requérant. Il considéra que, dès lors qu’un curateur avait été désigné, que la procédure d’expropriation lui avait été notifiée et qu’il avait participé aux diverses étapes de la procédure, l’expropriation devait être considérée comme régulière. Il conclut qu’il ne pouvait donc être fait état d’une expropriation de fait.
34. Le jugement concernant la parcelle no 2 de l’îlot 3298 fut confirmé le 4 juin 2009 par la Cour de cassation. Le requérant introduisit une demande en rectification d’arrêt, qui fut rejetée le 21 décembre 2009. L’arrêt y afférent fut notifié le 18 janvier 2010.
35. Le jugement concernant l’autre terrain fut quant à lui confirmé le 11 juin 2009. La demande en rectification d’arrêt présentée par le requérant fut rejetée le 2 mars 2010, et l’arrêt rendu à cette occasion par la haute juridiction fut notifié le 9 avril 2010.
D. La réouverture de la procédure devant le tribunal du cadastre
36. Le 13 août 2018, cinq personnes demandèrent au tribunal du cadastre de rouvrir la procédure qui avait donné lieu au jugement du 29 juin 2004, soutenant que cette décision était entachée d’une erreur au sujet des héritiers de Arap Süleyman Efendi.
37. Dans le cadre de leur demande, ces plaignants alléguaient être des descendants de Arap Süleyman Efendi et, par conséquent, des ayants droit de ce dernier. Ils exposaient, à cet égard, qu’une procédure avait été engagée aux fins de l’annulation de l’acte de notoriété ayant établi la dévolution successorale (veraset ilamı) de Arap Süleyman Efendi, sur lequel le tribunal du cadastre s’était fondé.
38. Le tribunal du cadastre décida de rouvrir la procédure et ordonna l’inscription sur le registre foncier d’une mention indiquant qu’un contentieux sur la propriété était en cours.
E. Le recours individuel devant la Cour constitutionnelle
39. À une date non précisée, le requérant ainsi que l’un des héritiers des autres personnes qui avaient été désignées comme copropriétaires par le tribunal du cadastre saisirent la Cour constitutionnelle d’un recours individuel au sujet d’une autre partie du terrain visé au paragraphe 6 ci‑dessus.
40. Le 11 mars 2013, la juridiction constitutionnelle rejeta ce recours pour incompétence ratione temporis.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
41. Le requérant allègue une violation de son droit au respect de ses biens.
42. Il se plaint essentiellement de ne pas avoir obtenu le versement de la part des indemnités d’expropriation censée lui revenir. En outre, il soutient en substance que l’expropriation litigieuse ne visait pas un but d’intérêt général, puisque des établissements hôteliers privés auraient été érigés sur les terrains en cause, et qu’elle ne reposait pas sur une base légale, dès lors que la procédure prévue n’aurait pas été respectée. Sur ce dernier point, il allègue notamment que les autorités ont eu recours à un curateur de manière abusive, de surcroît sans procéder à la notification de la décision portant désignation de celui-ci aux ayants droit. Il estime qu’en agissant de la sorte les autorités ont pu mener les opérations d’expropriation à leur guise à l’abri du regard et du contrôle des propriétaires légitimes.
43. En s’appuyant sur les mêmes faits, le requérant se plaint également de ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable devant le TGI ; il invoque l’article 6 de la Convention à cet égard.
44. Le Gouvernement conteste ces thèses.
45. La Cour rappelle qu’en vertu du principe jura novit curia elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par le requérant en vertu de la Convention et de ses Protocoles et qu’elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). En l’espèce, elle estime que les griefs de l’intéressé appellent un examen exclusivement sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
46. Le Gouvernement soulève plusieurs exceptions d’irrecevabilité, dont le requérant conteste la pertinence.
1. Sur la compatibilité ratione materiae et ratione temporis de la requête
47. Le Gouvernement soutient que la requête est incompatible ratione temporis avec les dispositions de la Convention. Il estime que la privation d’un droit de propriété ou d’un autre droit réel constitue en principe un acte instantané et ne crée pas une situation continue de « privation d’un droit » (voir, entre autres, Malhous c. République tchèque (déc.) [GC], no 33071/96, CEDH 2000-XII). Il indique qu’en l’espèce l’expropriation litigieuse a eu lieu bien avant le 28 janvier 1987, date à laquelle le droit de recours individuel devant la Cour a été reconnu par la Turquie. Il se réfère à cet égard à la décision d’irrecevabilité rendue en l’affaire La Compagnie des Filles de la Charité de Saint-Vincent de Paul c. Turquie ((déc.), no 19579/07, 27 janvier 2015).
48. Par ailleurs, le Gouvernement plaide que, les biens litigieux ayant, selon lui, été expropriés de manière conforme au droit interne avant la date susmentionnée, la doléance du requérant concerne un simple espoir de se voir reconnaître un droit de propriété que l’intéressé aurait été dans l’impossibilité d’exercer effectivement. Il estime que cet espoir ne peut être considéré comme un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Dès lors, la requête serait également irrecevable pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention. À cet égard, le Gouvernement précise qu’il est de jurisprudence bien établie que cette disposition ne peut être interprétée comme faisant peser sur les États contractants une obligation générale de restituer les biens leur ayant été transférés avant qu’ils ne ratifient la Convention (Bergauer et autres c. République tchèque (déc.), no 17120/04, 13 décembre 2005).
49. La Cour observe que c’est lorsque les tribunaux ont établi de manière définitive que les de cujus du requérant faisaient partie des propriétaires des biens litigieux que ce dernier a acquis le droit de percevoir les indemnités d’expropriation qui avaient été bloquées sur un compte bancaire en vue de leur versement aux personnes qui seraient désignées comme propriétaires par le tribunal du cadastre.
50. Le droit du requérant à obtenir une indemnisation est donc né avec le jugement du tribunal du cadastre du 29 juin 2004, lequel est devenu définitif le 13 juillet 2006, dates bien postérieures au 28 janvier 1987.
51. Par ailleurs, la Cour relève que ce droit à obtenir des indemnités d’expropriation constitue à n’en pas douter un intérêt patrimonial protégé par la Convention.
52. Il s’ensuit que, dès lors qu’elles ont trait au grief tiré de l’absence d’indemnisation, les exceptions d’irrecevabilité soulevées en l’espèce quant à la compétence ratione materiae et ratione temporis de la Cour ne sont pas fondées.
53. Cela étant, la Cour estime qu’il en va différemment en ce qui concerne les griefs relatifs à la procédure d’expropriation stricto sensu (allégations d’absence d’intérêt général et de défaut de base légale de la procédure d’expropriation). En effet, cette procédure s’étant achevée avant le 28 janvier 1987, les griefs y afférents sont incompatibles ratione temporis avec les dispositions de la Convention.
2. Sur le respect du délai de six mois
54. Le Gouvernement soutient également que le délai de six mois n’a pas été respecté. À cet égard, il dit que la requête a été introduite le 20 juillet 2010 alors que la dernière décision interne définitive aurait été notifiée le 18 janvier 2010.
55. La Cour observe que la requête a été introduite en deux temps. En effet, le requérant a présenté deux formulaires distincts – un pour chacun des deux terrains en litige –, et ces formulaires ont été considérés comme constituant une seule et même requête.
56. La Cour note que l’exception du Gouvernement concerne la partie de la requête relative à la parcelle no 2 de l’îlot 3298.
57. Elle relève ensuite que le grief relatif à cette parcelle a été introduit le 17 juillet 2010, et non le 20 juillet comme l’affirme le Gouvernement.
58. Cette dernière date, qui est celle du cachet qui a été apposé par le greffe sur le formulaire de requête, correspond à la date à laquelle le document est parvenu à la Cour. Or il est de jurisprudence constante que la date d’introduction d’une requête n’est pas la date d’arrivée de celle-ci au greffe, mais la date de sa remise à la poste (Arslan c. Turquie (déc.), no 36747/02, 21 novembre 2002). Il s’agit en l’espèce du 17 juillet 2010.
59. La partie de la requête relative à la parcelle no 2 de l’îlot 3298 a donc été introduite dans le délai de six mois.
60. Quant à la partie du grief concernant l’autre parcelle, la Cour observe que, à supposer qu’elle soit elle aussi visée par l’exception du Gouvernement, elle ne se heurte pas, elle non plus, à l’exigence du délai de six mois.
3. Sur l’épuisement des voies de recours internes
a. Le recours individuel devant la Cour constitutionnelle
61. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes puisqu’il n’aurait pas introduit de recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Il précise que ce recours individuel a été instauré le 23 septembre 2012 et que la Cour l’a considéré comme étant une voie de droit à exercer (Hasan Uzun c. Turquie (déc.), no 10755/13, §§ 68 à 71, 30 avril 2013).
62. Pour le Gouvernement, bien que la requête ait été introduite avant l’entrée en vigueur de cette voie de recours, l’obligation d’épuiser les nouvelles voies de recours internes pèse même sur les personnes ayant introduit leur requête avant la mise en place desdits recours. Le Gouvernement cite à cet égard l’affaire Brusco c. Italie ((déc.), no 69789/01, 6 septembre 2001). En outre, il considère que la Cour constitutionnelle s’estime compétente lorsque la violation en cause a débuté avant le 23 septembre 2012 et qu’elle se poursuit au-delà.
63. La Cour rappelle d’emblée que le respect de la règle de l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie normalement à la date d’introduction de la requête devant elle (Naydenov c. Bulgarie, no 17353/03, § 50, 26 novembre 2009). Elle note qu’en l’espèce la requête a été introduite plusieurs années avant l’entrée en vigueur du recours mentionné par le Gouvernement.
64. Elle rappelle aussi que certaines circonstances peuvent néanmoins justifier qu’elle s’écarte de la règle générale évoquée au paragraphe précédent (Öztünç c. Turquie, no 14777/08, §§ 51 à 53, 9 février 2016). Elle n’aperçoit cependant aucune circonstance de la sorte en l’espèce.
65. Par ailleurs, la Cour observe que les procédures engagées par le requérant aux fins de l’obtention d’indemnités se sont achevées en 2010 et que le Gouvernement n’a fourni aucun exemple d’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle dans un cas similaire, ou comparable, à celui du requérant où cette dernière se serait estimée compétente ratione temporis en considérant que la violation alléguée avait un caractère continu.
66. Au demeurant, la Cour constate que, à l’occasion d’un recours individuel – introduit notamment par le requérant – concernant une autre partie du terrain mentionné au paragraphe 6, qui avait été expropriée de la même manière, la Cour constitutionnelle a estimé que l’affaire n’entrait pas dans son champ de compétence ratione temporis (paragraphes 39 et 40 ci‑dessus).
67. Compte tenu de ces éléments, la Cour rejette l’exception du Gouvernement.
b. La réouverture de la procédure devant le tribunal du cadastre
68. Le Gouvernement soulève également une exception d’irrecevabilité fondée sur la circonstance que la procédure afférente à une demande de réouverture de l’instance devant le tribunal du cadastre, introduite par des tiers, est actuellement pendante devant les juridictions nationales.
69. Il soutient que ces dernières pourraient, à l’issue de cette procédure, modifier la décision rendue à l’endroit du requérant, par exemple en concluant à l’absence de droit de propriété de celui-ci.
70. Il estime que les voies de recours internes ne peuvent passer pour avoir été épuisées tant que ladite procédure est pendante.
71. Le requérant rétorque que la demande susmentionnée vise l’héritage de Arap Süleyman Efendi, qu’elle a été dirigée contre les personnes ayant été désignées comme les ayants droit de ce dernier (paragraphes 36 à 38 ci‑dessus) et qu’elle ne le concerne donc pas. À cet égard, il expose que, n’étant pas l’un des héritiers de Arap Süleyman Efendi, mais de Hacı Bekirzade Hacı Mehmet (paragraphe 8 ci-dessus), il ne fait pas partie de ces personnes.
72. La Cour souscrit à l’argument du requérant et rejette l’exception du Gouvernement.
4. Conclusion
73. La Cour constate que la partie de la requête relative à l’absence d’indemnisation n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle déclare dès lors la requête recevable pour autant qu’elle concerne cette partie, et irrecevable pour le surplus.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
74. Le requérant se plaint de ne pas avoir perçu la part des indemnités d’expropriation censée lui revenir, et il voit dans cette circonstance une violation de son droit au respect de ses biens. Il réitère ses arguments relatifs à la désignation d’un curateur et au défaut de notification faite à ses de cujus, dont, selon lui, l’identification ne posait pas de difficultés eu égard au fait que ceux-ci étaient parties à la procédure devant le tribunal du cadastre.
75. Le Gouvernement estime que les autorités ont rempli leurs obligations en consignant les indemnités d’expropriation sur des comptes bancaires bloqués en vue de leur versement ultérieur aux propriétaires qui devaient être désignés à l’issue de la procédure relative au contentieux cadastral.
76. Il précise que le curateur avait été dûment informé de la situation et qu’une annonce avait été passée dans la presse aux fins de l’information des bénéficiaires potentiels alors même que la loi n’aurait pas exigé une telle modalité.
77. Par ailleurs, le Gouvernement reproche au requérant et à ses de cujus de ne pas avoir retiré les sommes en question et de ne pas les avoir non plus réclamées, ni à l’issue de la procédure d’expropriation ni même après le jugement rendu par le tribunal du cadastre le 29 juin 2004.
78. Le requérant rétorque que ce n’est qu’à la date à laquelle le jugement du tribunal du cadastre est devenu définitif qu’il a acquis la possibilité de demander des indemnités d’expropriation. Or, selon lui, les fonds versés sur les comptes bancaires bloqués n’étaient plus disponibles à cette date. À ce propos, le requérant soutient que, d’après la législation bancaire, le solde des comptes restés inactifs pendant plus de dix ans est versé aux autorités.
79. Le Gouvernement confirme que la législation bancaire prévoit le versement du solde des comptes « dormants » au Fonds de garantie des dépôts bancaires (« le TMSF ») après l’écoulement d’un délai de dix ans.
80. En l’occurrence, la Ziraat Bankası ayant, selon lui, détruit ses archives après l’écoulement dudit délai, le Gouvernement se dit dans l’impossibilité de déterminer avec précision ce qu’il est advenu des fonds.
81. Il précise cependant que le requérant ou ses de cujus avaient la possibilité de demander au curateur de réaliser des opérations sur les comptes en question aux fins de l’interruption du cours du délai de prescription de dix ans. En cas de refus de celui-ci, le requérant ou ses de cujus auraient disposé de la possibilité de saisir la justice pour l’y contraindre. Or ils se seraient montrés négligents sur ce point. Aussi, en vertu de l’adage nemo auditur propriam turpitudinem allegans, le requérant ne serait pas fondé à se prévaloir de ses propres erreurs ou de celles de ses de cujus.
82. Le requérant réplique qu’il n’a été procédé à aucune notification à l’endroit des personnes concernées, qu’en conséquence lui-même et ses de cujus ignoraient tout autant l’existence d’une procédure d’expropriation formelle que la nomination d’un curateur et que, dès lors, l’on ne peut leur reprocher de s’être montrés négligents. Selon lui, le recours à la notification par voie de publication avait pour but de soustraire la procédure d’expropriation aux contrôles des propriétaires des biens en cause.
2. Appréciation de la Cour
83. La Cour observe que le grief sous examen concerne l’impossibilité pour le requérant d’obtenir le versement de la part des indemnités d’expropriation censée lui revenir en vertu du jugement du tribunal du cadastre en date du 29 juin 2004, qui avait déclaré ses de cujus copropriétaires des parcelles d’origine.
84. Une telle ingérence constitue une privation de propriété relevant de la seconde norme de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, entre autres, Sud Parisienne de Construction c. France, no 33704/04, §§ 31-32, 11 février 2010 ; et pour les trois normes de la disposition précitée, voir, entre autres, Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 55, CEDH 1999-II, et G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 289, 28 juin 2018).
85. La Cour observe que les indemnités d’expropriation ont été déposées sur un compte bloqué aux fins de leur versement, à l’issue du contentieux cadastral, aux personnes qui seraient désignées comme propriétaires.
86. La question que la Cour est appelée à trancher est celle de savoir si le requérant a perçu ou a été en mesure de percevoir la part des indemnités qui lui revenait.
87. En l’occurrence, la Cour note que, avant que le jugement du tribunal du cadastre du 29 juin 2004 ne soit confirmé par la Cour de cassation et ne devienne définitif en 2006, le requérant n’était pas juridiquement en mesure de prétendre à une part des indemnités puisque ses de cujus n’avaient pas encore été désignés comme propriétaires.
88. Pour la Cour, une telle impossibilité d’obtenir le paiement des indemnités tant que le contentieux sur la propriété n’a pas été définitivement tranché est tout à fait compréhensible puisque ce contentieux a précisément pour objet de déterminer les personnes qui étaient les propriétaires légitimes des biens à la date de l’expropriation et qui sont par conséquent les bénéficiaires des indemnités bloquées par l’administration sur des comptes en banque.
89. Or il apparaît en l’espèce que, à l’issue du contentieux cadastral, les fonds n’étaient plus disponibles, de sorte que le requérant n’a pas été en mesure d’en obtenir le versement, bien que ses de cujus aient été reconnus comme copropriétaires des biens expropriés, et par là même bénéficiaires d’une partie des indemnités.
90. À cet égard, la Cour prend note de l’information fournie par le Gouvernement selon laquelle les autorités n’ont pas retrouvé la trace des fonds auprès des établissements bancaires et ne sont pas en mesure de déterminer ce qu’il en est advenu.
91. Elle relève que les parties semblent l’une et l’autre penser que les fonds ont pu être versés au TMSF, c’est-à-dire à l’État, en vertu de la législation relative aux comptes bancaires inactifs.
92. À supposer que tel ait été le cas, la Cour rappelle qu’elle a déjà eu à connaître de la compatibilité avec la Convention d’une législation en vertu de laquelle tout dépôt sur un compte bancaire revenait définitivement à l’État dès lors que le titulaire du compte était resté vingt ans sans réclamer les fonds ainsi déposés et sans effectuer la moindre opération sur le compte (Zolotas c. Grèce (no 2), no 66610/09, §§ 45 à 55, CEDH 2013 (extraits)). À cette occasion, elle a indiqué que la prescription poursuivait un but légitime et d’intérêt public, à savoir la liquidation, pour des raisons d’économie sociale, « des rapports juridiques créés dans un passé si lointain que leur existence devient incertaine ». Elle a précisé que ce système de prescription était raisonnable, étant donné que le délai de vingt ans était ample et qu’il n’était pas difficile ni impossible aux intéressés d’arrêter la prescription. Elle a néanmoins considéré que l’application d’une mesure aussi radicale que la prescription des prétentions afférentes à un compte bancaire était de nature à placer les détenteurs des comptes dans une situation désavantageuse par rapport à la banque ou même à l’État. Ainsi, la Cour a jugé, notamment, que le juste équilibre requis par l’article 1 du Protocole no 1 avait été rompu par le fait que le requérant n’avait pas été informé de la date à laquelle le délai de prescription était censé arriver à échéance, et qu’il n’avait donc pas eu la possibilité d’interrompre la prescription.
93. En l’espèce, la Cour observe que le Gouvernement reproche au requérant de s’être montré négligent, affirmant que, même si ses de cujus n’avaient pas encore été désignés comme propriétaires, l’intéressé aurait pu demander au curateur de réaliser une opération sur le compte aux fins de l’interruption du délai de prescription.
94. À ce sujet, la Cour considère que l’on ne pouvait raisonnablement s’attendre à voir le requérant ou ses de cujus entamer une quelconque démarche auprès du curateur, étant donné que ni la nomination de ce dernier ni l’expropriation ne leur avaient jamais été notifiées directement (voir paragraphe 25 ci-dessus). Si une notification a bien été faite, elle l’a été par voie de publication dans la presse, ce qui ne permet pas nécessairement de s’assurer que les intéressés aient pu en être informés.
95. La Cour constate que ce mode de notification, qui peut souvent engendrer des conséquences fâcheuses pour son destinataire, n’a pas été utilisé en dernier recours par les autorités. Celles-ci ne semblent pas s’être interrogées sur l’opportunité d’accomplir au préalable d’autres démarches aux fins de l’identification des intéressés (comparer avec l’affaire Dilipak et Karakaya c. Turquie, nos 7942/05 et 24838/05, §§ 81 à 85, 4 mars 2014, concernant la compatibilité avec le droit à un procès équitable du recours à la notification par voie de publication sans que soient accomplies au préalable les diligences nécessaires à la détermination de l’adresse du requérant). Sur ce point, force est de constater que les de cujus du requérant étaient parties à la procédure judiciaire relative à la propriété des biens expropriés et que c’est l’existence même de cette procédure qui avait conduit à la nomination d’un curateur. Il est par conséquent difficilement compréhensible que les autorités n’aient pas cherché à obtenir l’identité et l’adresse des parties à ladite procédure pour leur notifier la décision d’expropriation et ses suites.
96. Dans ces conditions, rien ne permet d’affirmer que le requérant ou ses de cujus avaient été dûment informés de l’existence d’une procédure d’expropriation formelle et de la nomination d’un curateur chargé de représenter leurs intérêts, et encore moins qu’ils étaient en mesure d’interrompre le délai de prescription.
97. Compte tenu des éléments qui précèdent, la Cour constate que le requérant n’a jamais perçu la part des indemnités d’expropriation qui lui revenait, ni été concrètement en mesure de l’obtenir avant que les sommes en question ne disparaissent, et que cette situation n’est pas le résultat d’une quelconque négligence de sa part ou de la part de ses de cujus.
98. Dès lors, même à supposer qu’elle reposât sur une base légale et qu’elle poursuivît un but légitime, l’ingérence litigieuse a rompu le juste équilibre voulu par l’article 1 du Protocole no 1.
99. Il s’ensuit qu’il y a eu une violation de la disposition susmentionnée.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
100. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
101. Le requérant n’a pas présenté, dans le délai qui lui a été imparti pour la présentation de ses observations sur le fond, de demande de satisfaction équitable ni réitéré celle qui était contenue dans son formulaire de requête. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.
102. Cette considération ne porte toutefois pas préjudice à un éventuel droit à la réouverture de la procédure que les dispositions de droit interne pourraient accorder au requérant.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant à l’impossibilité pour le requérant d’obtenir la part des indemnités d’expropriation censée lui revenir, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 29 octobre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident