GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE LEKIĆ c. SLOVÉNIE
(Requête no 36480/07)
ARRÊT
STRASBOURG
11 décembre 2018
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Lekić c. Slovénie,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Angelika Nußberger,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Ganna Yudkivska,
Robert Spano,
Ledi Bianku,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Faris Vehabović,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani,
Jovan Ilievski,
Péter Paczolay, juges,
Boštjan Zalar, juge ad hoc,
et de Søren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 14 mars et 19 septembre 2018,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36480/07) dirigée contre la République de Slovénie et dont un ressortissant de cet État, M. Ljubomir Lekić (« le requérant »), a saisi la Cour le 4 août 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
Le requérant a été représenté devant la Cour par Me S. Zdolšek, avocat exerçant à Ljubljana, en Slovénie, puis par Me A. Saccuci, avocat exerçant à Rome, en Italie. Le gouvernement slovène (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme Jovin Hrastnik, procureur général.
2. Dans sa requête, le requérant se plaignait de la radiation d’une société à responsabilité limitée dont il était associé minoritaire et de la mise en jeu de sa responsabilité personnelle au titre d’une dette de cette société.
3. La requête fut attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). M. Marko Bošnjak, juge élu au titre de la Slovénie, s’étant trouvé empêché de siéger dans l’affaire (article 28 du règlement), le président de la quatrième section décida de désigner M. Boštjan Zalar pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du règlement). Par un arrêt rendu le 14 février 2017, une chambre de cette section déclara à l’unanimité la requête recevable quant au grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et irrecevable pour le surplus, et elle conclut à la non-violation dudit article. La chambre était composée de András Sajó, président, de Vincent A. De Gaetano, Nona Tsotsoria, Paulo Pinto de Albuquerque, Iulia Motoc, Gabriele Kucsko-Stadlmayer et Boštjan Zalar, juges, et de Marialena Tsirli, greffière de section. Le 18 septembre 2017, faisant droit à une demande formée par le requérant, le collège de la Grande Chambre décida de renvoyer l’affaire devant celle-ci (article 43 de la Convention).
4. La composition de la Grande Chambre a ensuite été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Le 18 décembre 2017, la Grande Chambre a rejeté les exceptions qui avaient été soulevées par le requérant quant à la participation de M. Boštjan Zalar à la procédure devant elle.
5. Les deux parties ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement). La Cour a par ailleurs reçu des observations du Malta Institute of Management (« Institut maltais de gestion ») et de la Civilna iniciativa nasilno izbrisanih podjetij (« Initiative civile des sociétés radiées d’office »), auxquels le président avait donné l’autorisation d’intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 §§ 3 et 4 du règlement).
6. Une audience s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 14 mars 2018.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MmesB. Jovin Hrastnik,
N. Pintar Gosenca,agents ;
– pour le requérant
M.A. Saccucci,
MmeG. Borgna,
MM. M. Zamboni, conseil,
D. Lekić,conseiller.
La Cour a entendu M. Saccucci, Mme Borgna, M. Zamboni et Mme Jovin Hrastnik en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par les juges.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
7. Le requérant est né en 1956 ; il réside à Ljubljana.
8. Le 8 octobre 1992, il devint actionnaire de L.E., qui à cette époque était une société anonyme de droit slovène au capital de 2 995 250 tolars slovènes (SIT)[1]. Son apport s’élevait à 332 805,55 SIT[2], soit 11,11 % du capital social de la société, qui comptait neuf actionnaires.
9. Le 2 février 1993, il fut embauché par L.E. en tant que chef du service informatique, chargé par ailleurs d’assister le directeur financier dans ses tâches de comptabilité.
10. Le 19 février 1993, MM. J. Za. et M. D., deux actionnaires et dirigeants qui occupaient des fonctions clés dans la société, trouvèrent la mort dans un accident de voiture. M. J. Za. resta pourtant inscrit comme actionnaire de L.E. Quant à M. M. D., ses actions furent reprises par Mme D. D. Deux autres actionnaires (MM. J. Zu. et D. P.) furent gravement blessés mais demeurèrent actionnaires de L.E. À la suite de ces événements, le requérant prit les fonctions de directeur par intérim de L.E. le 29 avril 1993, puis de directeur général le 23 février 1995. En cette qualité, il était le représentant de la société.
11. En 1993, une société d’État, la Société slovène des chemins de fer, engagea au civil contre L.E. une action en paiement de trois créances nées d’opérations commerciales, dont le montant total s’élevait approximativement à 5 000 000 SIT. Dans cette affaire, le requérant représenta L.E. à toutes les audiences sauf la dernière, qui eut lieu le 22 novembre 2000.
12. Le 9 août 1995, un autre actionnaire de L.E., M. M. K., décéda mais resta inscrit en qualité d’actionnaire.
13. En novembre 1995, comme elle y était tenue, L.E. se mit en conformité avec la loi de 1993 relative aux sociétés (paragraphe 35 ci‑dessous) et devint en même temps une société à responsabilité limitée (paragraphe 33 ci‑dessous). À cette époque, la société se trouvait déjà en situation d’illiquidité et d’insolvabilité.
14. Le 6 mai 1996, l’assemblée générale de L.E. démit le requérant de ses fonctions de directeur général. Faute pour les associés d’avoir nommé un nouveau dirigeant comme la loi le leur imposait (paragraphe 37 ci‑dessous), la révocation du requérant ne fut pas inscrite au registre des sociétés et l’intéressé y demeura inscrit en qualité de directeur général.
15. Le 19 juin 1997, à l’initiative du requérant, l’assemblée générale de L.E. décida d’entamer une procédure de liquidation. Le 23 juin 1997, le requérant déposa pour le compte de L.E. une demande de liquidation dans laquelle il déclarait que la société se trouvait en situation d’insolvabilité depuis un moment déjà et que le montant total de ses dettes s’élevait à 22 393 952 SIT. Le 16 juillet 1997, le tribunal compétent impartit à L.E. un délai de 15 jours pour acquitter les frais, payables d’avance, de publication de l’ordonnance de liquidation au Journal officiel, qui s’élevaient à 150 000 SIT[3]. Le requérant explique que certains de ses associés se déclarèrent opposés au versement de cette somme, préférant attendre que le tribunal compétent prononçât d’office la liquidation de la société, conformément à la législation qui était alors applicable (paragraphe 40 ci‑dessous).
16. Le 31 juillet 1997, le requérant cessa de travailler pour L.E.
17. Le 25 septembre 1997, un autre associé de L.E., M. J. Zu., décéda. Il resta toutefois inscrit en qualité d’associé.
18. Le 15 octobre 1997, la demande de liquidation de L.E. fut rejetée au motif que la société n’avait pas réglé la somme payable d’avance.
19. Le 22 novembre 2000, le tribunal de district (Okrožno sodišče) de Ljubljana condamna L.E. à verser à la Société slovène des chemins de fer les sommes réclamées, majorées d’intérêts (paragraphe 11 ci-dessus). L.E. ne fit pas appel de ce jugement, qui devint définitif le 12 janvier 2001.
20. Informé par l’autorité compétente que L.E. était restée douze mois consécutifs sans effectuer la moindre opération sur son compte bancaire, le tribunal de district de Ljubljana, agissant en sa qualité de tribunal du registre des sociétés, engagea le 19 janvier 2001 une procédure de radiation de la société, conformément à la loi de 1999 sur les opérations financières des sociétés (paragraphes 41 à 52 ci-dessous).
21. Le même jour, la décision d’ouverture de la procédure de radiation fut inscrite au registre des sociétés. Elle fut envoyée à l’adresse de L.E. qui figurait sur le registre, mais comme aucun de ses représentants n’était présent pour la recevoir, un avis de passage indiquant qu’elle pouvait être retirée au bureau de poste fut déposé dans la boîte aux lettres. Le 12 février 2001, la décision fut renvoyée au tribunal du registre des sociétés, avec la mention que son destinataire ne s’était pas présenté pour la retirer. Elle fut alors publiée sur le panneau d’affichage du tribunal, comme le droit interne le prescrivait.
22. Ni L.E. ni ses associés ne contestèrent la décision du 19 janvier 2001. Par conséquent, le 11 mai 2001, le tribunal du registre des sociétés ordonna la radiation de L.E. La décision fut publiée au Journal officiel le 30 mai 2001[4]. Le tribunal tenta, là encore, de la notifier à L.E. en l’envoyant à son siège social, mais elle lui fut renvoyée le 4 juin 2001 avec la mention que son destinataire ne s’était pas présenté pour la retirer. Une fois encore, la décision fut publiée sur le panneau d’affichage du tribunal. Ni L.E. ni aucun de ses associés ne se prévalurent du droit de faire appel qui était le leur, de sorte que la décision de radiation devint définitive le 17 août 2001.
23. Le 25 septembre 2001, L.E. fut radiée du registre des sociétés et cessa donc d’exister. L’avis de radiation fut publié au Journal officiel le 6 février 2002[5]. Au moment de la radiation de la société, neuf associés, dont le requérant, étaient inscrits au registre des sociétés. Le requérant affirme qu’il n’apprit la radiation de sa société que le 22 décembre 2004, lorsqu’un autre acte lui fut notifié (paragraphe 24 ci‑dessous).
24. Le 5 avril 2002, le créancier susmentionné saisit le tribunal local de Ljubljana d’une demande d’exécution du jugement mentionné au paragraphe 19 ci-dessus. Le 5 juin 2002, le tribunal délivra un mandat d’exécution ordonnant la saisie et la vente de l’ensemble des biens mobiliers corporels du requérant et de six autres associés de L.E., qu’il révoqua par la suite à l’égard de MM. J. Za., M. K. et J. Zu., qui étaient décédés (paragraphes 10, 12 et 17 ci-dessus). Le 30 novembre 2004, le tribunal, étendant à la demande du créancier la portée du mandat délivré, ordonna le paiement de la créance qu’il avait reconnue par prélèvement direct des sommes dues sur le salaire du requérant et sur les pensions de trois autres associés de L.E. L’ordonnance fut notifiée au requérant le 22 décembre 2004.
25. Le 29 décembre 2004, le requérant forma contre le mandat d’exécution un recours dans lequel il reprochait au tribunal local de n’avoir ni établi la nature de ses fonctions effectives au sein de la société ni admis qu’il en était un associé passif (paragraphe 51 ci‑dessous), éléments qu’il estimait propres à le dégager de toute responsabilité à l’égard des dettes de la société. Il arguait également que la créance de la Société des chemins de fer à l’égard de L.E. était née avant qu’il ne prît ses fonctions dans celle-ci. Il plaidait par ailleurs que c’était à la société créancière de prouver qu’il avait été un associé actif de L.E. Il sollicitait enfin un sursis à exécution.
26. Dans son jugement du 12 mars 2005, le tribunal local de Ljubljana estima que la charge de la preuve du statut d’associé passif pesait sur le requérant et que celui‑ci n’avait pas prouvé qu’il n’avait pas été un associé actif de L.E. Il établit que dès lors que l’intéressé détenait 11,11 % du capital de la société il avait joui des droits reconnus à tout associé minoritaire, qu’il avait en outre été salarié de la société et qu’il avait activement participé à sa gestion depuis avril 1993. Il observa qu’en sa qualité de directeur par intérim, puis de directeur général, le requérant avait été autorisé à agir pour le compte de la société. Il ajouta qu’après avoir démissionné de ses fonctions de directeur général le requérant avait encore participé activement à la gestion de la société ; il releva notamment que c’était l’intéressé qui avait signé la demande d’ouverture d’une procédure de liquidation. Enfin, il considéra qu’en tant qu’associé minoritaire le requérant aurait pu, et aurait dû, proposer la nomination d’un nouveau dirigeant par l’assemblée générale, le droit interne imposant à toutes les sociétés à responsabilité limitée d’avoir au moins un dirigeant. Pour ces motifs, le tribunal rejeta le recours. Il repoussa également la demande du requérant tendant à l’obtention d’un sursis à exécution, estimant que l’intéressé n’avait pas démontré que l’exécution lui causerait un préjudice grave ou irréparable.
27. Saisie d’un recours par le requérant, la cour d’appel de Ljubljana rendit le 9 février 2006 une décision de rejet essentiellement fondée sur les mêmes motifs que ceux énoncés par le tribunal de première instance. Elle releva notamment que la Cour constitutionnelle avait considéré que la mesure prévue par la loi sur les opérations financières des sociétés, qui avait pour effet de lever le voile de la personnalité morale, était conforme au principe de la séparation entre les avoirs d’une société et ceux de ses associés, et qu’elle était donc compatible avec la Constitution. Elle jugea dépourvue de pertinence la question de savoir si le requérant était devenu associé de L.E. avant ou après la naissance de la créance. Elle estima que dès lors que le requérant était devenu associé de la société, il en avait accepté tant l’actif que le passif. Elle considéra par ailleurs qu’il importait peu de savoir si le requérant avait ou non exercé ses fonctions de dirigeant de L.E. jusqu’à la dissolution de la société. Ce qui était déterminant à ses yeux, c’était que l’intéressé avait participé activement à la gestion de la société et qu’il avait joui des droits conférés aux associés minoritaires par l’article 445 de la loi de 1993 relative aux sociétés (paragraphe 37 ci‑dessous). Elle ajouta que, contrairement à l’article 6 de la loi de 1993 relative aux sociétés, qui imposait la charge de prouver leurs allégations aux créanciers d’une société cherchant à faire condamner tel ou tel de ses associés pour abus de la personnalité morale (paragraphe 34 ci-dessous), la loi sur les opérations financières des sociétés avait introduit une présomption « irréfragable » de responsabilité solidaire des associés d’une société radiée à l’égard de ses dettes en souffrance. Conformément à la décision de la Cour constitutionnelle, les associés ne pouvaient être exonérés de leur responsabilité personnelle que s’ils apportaient la preuve de leur qualité d’associé « passif » (paragraphes 46 et 51 ci-dessous). Enfin, la cour d’appel considéra que si le requérant avait effectivement formé une demande de liquidation, cet élément était dénué de pertinence dès lors qu’à l’époque L.E. n’avait pas versé la somme payable d’avance et que la demande avait donc été rejetée (paragraphes 15 et 18 ci‑dessus).
28. Le 5 mai 2006, le requérant forma deux recours devant la Cour constitutionnelle. Dans le premier, il tirait argument de ce que les décisions rendues dans le cadre de la procédure de radiation engagée contre L.E. avaient été notifiées à la société uniquement et non à lui personnellement. Dans le second, il contestait l’issue de la procédure d’exécution engagée à son encontre.
29. Le 31 janvier 2007, la Cour constitutionnelle rejeta le recours introduit par le requérant au sujet de la procédure de radiation. L’arrêt fut notifié au requérant le 5 février 2007. La Cour constitutionnelle y constatait que, la société L.E. ayant déjà été radiée, le requérant ne pouvait faire valoir aucun intérêt juridique à contester la décision rendue par le tribunal du registre des sociétés. Elle estimait dès lors que même une issue favorable du recours constitutionnel ne pouvait améliorer la situation de l’intéressé.
30. Le 9 juillet 2007, la Cour constitutionnelle rejeta également pour défaut manifeste de fondement le recours relatif à la procédure d’exécution. Elle considéra que les juridictions inférieures avaient correctement appliqué à la situation individuelle du requérant les critères qu’elle-même avait définis pour distinguer les associés actifs des associés passifs.
31. En 2010, le jugement du 22 novembre 2000 fut partiellement exécuté par retenue sur le salaire du requérant. Le 23 septembre 2011, le requérant transigea avec la Société slovène des chemins de fer et lui versa la somme convenue. La procédure d’exécution dirigée contre le requérant fut close le 28 septembre 2011. M. Lekić versa au total 32 795 EUR à la Société des chemins de fer. Le montant versé par les autres associés de L.E. à cet égard n’a pu être déterminé.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La loi de 1988 relative aux sociétés[6]
32. Cette loi entra en vigueur dans l’ex-République fédérative socialiste de Yougoslavie, qui à l’époque comprenait la Slovénie, le 1er janvier 1989. Elle établissait un cadre juridique pour la propriété privée des entreprises : elle autorisait la constitution d’entreprises privées par toutes sortes d’investisseurs, avec un capital social relativement faible. Elle resta en vigueur après l’accession à l’indépendance de la Slovénie en 1991 et fut abrogée par la loi de 1993 relative aux sociétés (paragraphe 33 ci‑dessous).
B. La loi de 1993 relative aux sociétés[7]
33. Cette loi fut promulguée après l’accession à l’indépendance de la Slovénie. Elle fut en vigueur du 10 juillet 1993 au 4 mai 2006. Elle distinguait deux grandes catégories de sociétés dont, par principe, les membres ne pouvaient voir leur responsabilité engagée pour les obligations de la société envers ses créanciers : les sociétés anonymes (delniška družba), cotées, et les sociétés à responsabilité limitée (družba z omejeno odgovornostjo), non cotées. Le capital social minimal s’élevait à 6 000 000 SIT pour les sociétés anonymes et à 2 100 000 SIT pour les sociétés à responsabilité limitée (articles 172 et 410, respectivement)[8]. Initialement constituée en société anonyme, la société visée par la présente espèce fut transformée en société à responsabilité limitée en 1995 (paragraphe 13 ci‑dessus) ; en conséquence, seul le régime juridique applicable à ce second type de société est présenté ci‑après.
34. Comme cela a été indiqué ci‑dessus, les associés de sociétés à responsabilité limitée ne pouvaient, par principe, voir leur responsabilité engagée pour les obligations de la société envers ses créanciers (article 407). Le voile de la personnalité morale ne pouvait être levé que dans les cas suivants : utilisation abusive de la personnalité morale de la société par des associés en vue d’atteindre un objectif qu’il leur était interdit de poursuivre en leur qualité de personnes physiques ; utilisation abusive et génératrice d’un préjudice pour ses créanciers de la personnalité morale de la société par des associés ; utilisation illégale des actifs de la société par les associés à des fins personnelles ; ou réduction de l’actif de la société à des fins personnelles ou au profit de tiers par des associés qui savaient ou auraient dû savoir que la société ne serait pas en mesure d’honorer ses engagements (article 6). L’examen de ces affaires relevait de la compétence des juridictions de droit commun.
35. Par ailleurs, les associés d’une société à responsabilité limitée pouvaient voir leur responsabilité engagée pour les dettes de la société en cas de radiation d’office de la société par le tribunal compétent pour manquement à l’obligation de se conformer aux nouvelles règles dans un délai d’environ dix-huit mois à compter de l’entrée en vigueur de la loi (article 580(6)). Le 9 octobre 2002, la Cour constitutionnelle, établissant une distinction entre associés participant activement à la gestion de la société et associés « passifs », annula partiellement cette disposition. Pour elle, seuls les anciens associés actifs d’une société pouvaient être tenus pour personnellement responsables des dettes contractées par celle-ci (paragraphe 51 ci‑dessous).
36. L’article 413 de la loi prévoyait que toute société devait être inscrite au registre des sociétés par l’un de ses dirigeants. En vertu des articles 47, 48 et 413, toute demande d’inscription au registre devait contenir, entre autres, la liste des associés et le montant de leurs apports, ainsi que l’adresse du siège social de la société. De plus, toute modification des éléments inscrits au registre devait être notifiée au tribunal du registre dans un délai de trois jours (modifications concernant la liste des associés et le montant de leurs apports) ou de quinze jours (modifications concernant l’adresse du siège social).
37. En vertu de l’article 449, toute société à responsabilité limitée devait compter un dirigeant au moins. Certaines décisions importantes concernant la gestion et le fonctionnement de la société (nomination des dirigeants, répartition des bénéfices, etc.) devaient toutefois être adoptées dans le cadre d’une assemblée générale. L’article 445 prévoyait que les associés qui détenaient un dixième au moins du capital social pouvaient exiger la convocation d’une assemblée générale. Dans un tel cas, ils étaient tenus de préciser l’ordre du jour de l’assemblée, ainsi que les motifs de sa convocation. Ces associés pouvaient également demander l’inscription d’un point particulier à l’ordre du jour d’une assemblée générale déjà convoquée. Par ailleurs, en vertu de l’article 446, les dirigeants de sociétés à responsabilité limitée étaient tenus de répondre aux questions des associés concernant les affaires de la société et de leur donner accès à ses livres et registres.
38. La dissolution des sociétés était régie par les articles 371 à 398 et par les articles 455 et 456. Premièrement, la liquidation d’une société pouvait résulter d’une résolution spéciale adoptée par la société elle-même. Dans un tel cas, la décision devait être approuvée par une majorité des associés représentant les trois quarts au moins du capital social. Deuxièmement, la liquidation pouvait être prononcée par le tribunal, notamment en cas de chute du capital social à un niveau inférieur au seuil fixé par la loi ou d’incapacité de la société à honorer ses dettes. Troisièmement, tout associé détenant un dixième au moins du capital social de la société pouvait engager une action en liquidation devant le tribunal compétent s’il estimait que les objectifs de la société ne pouvaient pas être atteints dans une mesure suffisante ou s’il existait un autre motif raisonnable de dissolution. Dans tous ces cas de figure, les créanciers de la société pouvaient déclarer leurs créances au liquidateur et en obtenir le règlement sur l’actif de la société. Enfin, les associés pouvaient dissoudre la société sans procéder à sa liquidation, en demandant sa radiation du registre des sociétés et en joignant à leur demande un acte notarié par lequel tous déclaraient que la société s’était acquittée de l’ensemble de ses obligations, que tout litige éventuel avec ses salariés avait été réglé et qu’ils acceptaient de répondre solidairement de toute dette en souffrance. À la différence de la procédure de liquidation décrite ci-dessus, la procédure de radiation ne permettait pas aux créanciers de faire valoir leurs créances sur la société. Ceux‑ci pouvaient en revanche se retourner contre les anciens associés de la société dans l’année suivant la publication de l’avis de radiation au registre des sociétés.
39. En vertu de l’article 436(2), un associé pouvait se retirer de la société s’il avait de bonnes raisons de le faire.
C. La loi de 1993 sur l’insolvabilité[9]
40. Cette loi fut en vigueur du 1er janvier 1994 au 1er octobre 2008. En 1997, le législateur la modifia afin de répondre au problème que posait le nombre élevé de sociétés inactives et insolvables. Une modification du 1er juillet 1997 autorisa les tribunaux à ouvrir d’office des procédures de liquidation à l’égard de sociétés qui soit étaient restées trois mois consécutifs sans verser de salaires, soit avaient des comptes bloqués ou se trouvaient en situation d’illiquidité depuis douze mois. Les sociétés insolvables qui sollicitaient elles-mêmes l’ouverture d’une procédure de liquidation devaient payer par anticipation les frais de publication au Journal officiel de l’ordonnance de liquidation. Après qu’il eut été établi que la procédure de liquidation d’office par le tribunal ne constituait pas une réponse viable au problème des sociétés inactives, compte tenu de leur nombre important (plus de 6 000 au début de l’année 1999) et du coût élevé que l’État aurait eu à supporter dans ce cadre (environ 900 000 000 SIT[10] selon les travaux préparatoires ayant conduit à l’adoption de la loi sur les opérations financières), les dispositions y relatives furent abrogées par une autre modification législative, qui entra en vigueur le 1er juillet 1999.
D. La loi de 1999 sur les opérations financières des sociétés[11]
41. Cette loi fut en vigueur du 23 juillet 1999 au 15 janvier 2008. Elle introduisait de nouvelles façons de traiter le problème des sociétés inactives. Le législateur avait relevé qu’un grand nombre de sociétés privées se trouvaient dans l’incapacité d’honorer leurs dettes, ce qui contribuait à un manque de rigueur dans les aspects financiers des actes juridiques concernant ces sociétés et plaçait leurs créanciers dans une situation précaire. De fait, il ressort des travaux préparatoires menés en vue de l’adoption de la loi sur les opérations financières des sociétés qu’au 28 février 1999, 6 587 sociétés avaient leurs comptes gelés depuis plus d’un an, que leurs dettes s’élevaient à 84 452 000 000 SIT[12] et que 6 083 d’entre elles (92 %) n’avaient aucun salarié. La nouvelle loi imposait donc aux sociétés de conduire leurs affaires de manière à être toujours en mesure de s’acquitter de leurs obligations en temps utile (article 5). De plus, les sociétés devaient maintenir un niveau de capital adapté au volume et aux types d’opérations et d’activités menées, mais aussi aux risques encourus (article 6). À cet égard, la direction de chaque société devait s’assurer que celle-ci conduisait ses affaires conformément à la loi et aux principes applicables aux opérations financières (article 8), qu’elle surveillait régulièrement les risques encourus dans le cadre de son activité et qu’elle prenait des mesures appropriées pour s’en prémunir (article 9).
42. Si une société venait à se trouver en situation d’illiquidité et à ne plus être en mesure de faire face à son passif exigible, sa direction devait adopter les mesures nécessaires pour restaurer sa liquidité et, si ces mesures ne produisaient aucun résultat dans les deux mois, entamer une procédure de liquidation (article 12). De même, si une société devenait insolvable, son actif devenant inférieur à son passif, sa direction avait l’obligation de demander, dans un délai maximum de deux mois, l’ouverture d’une procédure de liquidation (article 13). En cas de non‑respect de ces obligations, les dirigeants de la société concernée pouvaient être tenus pour personnellement responsables de tout préjudice causé aux créanciers du fait d’un tel manquement. Dans certains cas, les membres du conseil de surveillance et les associés pouvaient également voir leur responsabilité personnelle engagée pour les préjudices causés aux créanciers (articles 19 à 22).
43. Les sociétés qui ne suivaient pas les procédures prescrites aux fins de rétablissement de leur solvabilité ou de cessation de leurs activités en cas d’insolvabilité devaient être radiées d’office du registre des sociétés, sans ouverture préalable d’une procédure de liquidation. Ce système permettait de dissoudre des sociétés sans recenser leurs actifs et sans les utiliser pour rembourser les créanciers. En vertu de l’article 25 de la loi, il y avait lieu d’ouvrir une procédure de radiation si, par exemple, on pouvait supposer que la société en question n’avait aucun actif, ce qui était considéré comme établi si, pendant douze mois consécutifs, la société n’avait effectué aucune opération sur le compte qu’elle avait déclaré. Les établissements chargés d’exécuter les opérations de paiement pour le compte de la société avaient l’obligation d’informer le tribunal du registre des sociétés compétent de pareille absence d’activité dans un délai d’un mois à compter du constat par eux d’une telle situation (article 26(2)).
44. Après avoir établi que les conditions étaient remplies, le tribunal du registre des sociétés devait ouvrir d’office une procédure de radiation. La décision d’ouverture d’une telle procédure était notifiée à la société concernée et inscrite au registre des sociétés (article 29). La société elle‑même ou l’un de ses associés ou créanciers pouvaient s’y opposer dans un délai de deux mois, pour l’un des motifs suivants : i) les conditions de radiation avaient été établies de manière erronée ou n’étaient pas réunies ; ii) une autre procédure de dissolution, de liquidation notamment, avait été engagée ; ou iii) une demande de liquidation avait été déposée pour le compte de la société, et le demandeur avait réglé les frais payables d’avance ou avait bénéficié d’une dispense à cet égard (article 30).
45. En l’absence de recours contre la décision d’ouvrir une procédure de radiation, ou en cas de rejet de pareil recours, le tribunal du registre des sociétés devait rendre une décision de radiation, laquelle était notifiée à la société concernée et publiée au Journal officiel (articles 32 et 33). Cette décision pouvait être contestée par la société dans les trente jours suivant sa notification à celle-ci, ou par ses associés ou ses créanciers dans les trente jours suivant sa publication au Journal officiel (article 34). En l’absence de recours, ou en cas de rejet du recours ayant pu être formé, la décision de radiation devenait définitive, le tribunal radiait la société du registre des sociétés et un avis de radiation était publié au Journal officiel (article 35).
46. Afin de protéger les créanciers des sociétés radiées, la loi sur les opérations financières des sociétés prévoyait la mise en jeu de la responsabilité personnelle des associés : en vertu de l’article 27(4) de cette loi, combiné avec l’article 394 de la loi de 1993 sur les sociétés, les associés d’une société étaient réputés avoir consenti à être tenus pour solidairement responsables du reliquat des dettes de la société radiée. Les créanciers de cette dernière pouvaient leur réclamer le remboursement de leurs créances dans l’année suivant la publication de l’avis de radiation au Journal officiel.
47. En raison de l’étendue de ses répercussions, la loi sur les opérations financières des sociétés prévoyait que ses dispositions relatives aux mesures visant à garantir l’adéquation du capital et la solvabilité des sociétés prendraient effet six mois après son entrée en vigueur. Elle prévoyait une prise d’effet plus tardive encore pour ses dispositions régissant la procédure de radiation. Elle disposait notamment que la présomption d’absence d’actifs ne trouverait à s’appliquer que dans les cas où la société concernée n’aurait effectué aucune opération sur son compte bancaire pendant douze mois consécutifs après son entrée en vigueur (le 23 juillet 2000).
48. Le régime ainsi introduit par la loi sur les opérations financières des sociétés fut attaqué devant la Cour constitutionnelle par de nombreux anciens associés de sociétés radiées. Le 9 octobre 2002, la haute juridiction rejeta partiellement leurs recours (décision no U-I-135/00), jugeant que la mesure de radiation d’une société inactive n’ayant aucun actif n’était pas contraire à la Constitution. Retenant que les sociétés économiquement inactives ne se livraient à aucune activité commerciale, ne généraient aucun revenu et ne faisaient aucun paiement, et que par ailleurs leur situation financière était ignorée de leurs créanciers, qui pouvaient présumer qu’elles disposaient d’un minimum d’actifs, elle considéra que ces sociétés représentaient une menace pour la sécurité des opérations juridiques ainsi que pour leurs créanciers.
49. Les recourants soutenaient également qu’ils n’avaient pas été en mesure de protéger leurs droits dans le cadre de la procédure de radiation, les décisions d’ouverture de la procédure et de radiation ne leur ayant pas été notifiées à eux personnellement. En réponse à cet argument, la Cour constitutionnelle considéra que, combinée avec la publication d’un avis au registre des sociétés du tribunal ou au Journal officiel, la notification de ces actes à la société concernée avait revêtu un caractère suffisant. Observant que la mesure contestée s’appliquait à diverses formes de sociétés, dont certaines comptaient de nombreux associés ou actionnaires, elle estima qu’une notification à personne des décisions serait trop chronophage, voire impossible dans certains cas.
50. S’agissant de la responsabilité personnelle des anciens associés, la Cour constitutionnelle confirma qu’en principe ceux-ci pouvaient légitimement s’attendre à ce que leur responsabilité pour les engagements de la société ne dépassât pas le montant de leurs apports. Elle nota toutefois que les sociétés avaient l’obligation de veiller à ce que le montant de leur capital social fût adapté à la nature de leur activité et à ce qu’il ne tombât pas en-deçà du seuil légal. Elle releva que les sociétés dont le capital social était insuffisant étaient beaucoup plus faibles économiquement que celles qui se trouvaient en conformité avec la loi, et qu’elles mettaient de ce fait en péril la sécurité des opérations juridiques en général. Et la Cour constitutionnelle de poursuivre :
« (...)
37. Au vu de ce qui précède, la levée du voile de la personnalité morale était effectivement la mesure qui offrait la meilleure protection possible du bien juridique menacé, des créanciers et de la sécurité des opérations juridiques en général. L’alourdissement de la responsabilité des associés était motivé par des raisons impérieuses d’intérêt général (protection des créanciers). Il a été annoncé à l’avance, et son déclenchement dans des cas concrets dépend entièrement d’éléments qui sont du ressort des sociétés et/ou de leurs associés. Les unes et les autres ont eu suffisamment de temps pour s’adapter aux nouvelles règles et éviter une détérioration de leur situation juridique. En conséquence, la levée du voile de la personnalité morale telle que motivée par les raisons susmentionnées n’emporte pas violation du principe de la prééminence du droit.
(...)
49. (...) En effet, la nécessité d’une protection accrue des créanciers est d’autant plus justifiée dans le cadre de la [loi sur les opérations financières des sociétés] que celle-ci ne prévoit aucune procédure de satisfaction des créanciers en cas de dissolution, ni, en cas de surendettement potentiel, aucune procédure permettant au moins d’assurer la mise en œuvre du régime de responsabilité habituellement applicable aux sociétés à responsabilité limitée (qui prévoit le remboursement des créances sur l’actif de la société et l’égalité de traitement entre créanciers).
(...) »
51. La Cour constitutionnelle reconnut néanmoins la diversité des situations, en droit et en fait, des associés des sociétés radiées, et elle établit une distinction entre les associés « actifs », qui pouvaient peser sur le fonctionnement de la société, et les associés « passifs », qui ne jouissaient pas d’un tel pouvoir. Elle valida la législation pour autant qu’elle s’appliquait aux premiers, mais l’annula pour autant qu’elle concernait les seconds. Conformément à cette décision, les tribunaux appelés à statuer sur la responsabilité personnelle d’anciens associés ou actionnaires devaient donc déterminer en premier lieu pour chacun s’il avait ou non exercé une influence sur les activités de la société concernée. Ils devaient fonder leur appréciation sur plusieurs éléments, dont le type de société (société anonyme ou société à responsabilité limitée), la qualité de chaque associé ou actionnaire (personne physique ou personne morale) et les relations internes entre eux. Ils pouvaient par ailleurs s’appuyer sur les critères d’ordre général définis par la loi de 1993 sur les sociétés relativement à la levée du voile de la personnalité morale (paragraphe 34 ci-dessus). Sur la distinction entre sociétés anonymes et sociétés à responsabilité limitée, telle L.E., la Cour constitutionnelle s’exprima en ces termes :
« 44. Les associés des sociétés à responsabilité limitée sont dans une situation différente pour ce qui est de la gestion de la société. (...) Généralement, [une société à responsabilité limitée] compte moins d’associés entretenant des liens étroits avec elle qu’une société anonyme, dont le conseil d’administration jouit d’une plus grande autonomie et dont l’assemblée générale joue un rôle moindre. Le dirigeant d’une société à responsabilité limitée est le subordonné de ses associés car ce sont eux qui le nomment et le révoquent. Les associés jouissent également d’un droit d’accès aux informations et aux registres de la société, ce qui leur permet de participer à sa gestion de manière responsable. Par l’effet de la loi comme du contrat qui les lie à leur société, les associés jouissent du droit fondamental de gérer celle-ci. Ils détiennent ce droit à titre individuel, l’assemblée générale, organe dont l’existence n’est même pas obligatoire, étant simplement un moyen parmi d’autres d’adopter des décisions. L’une de leurs obligations principales est de maintenir la valeur du capital social [note de bas de page : l’obligation pour les sociétés de veiller au maintien de la valeur de leur capital social vise à éviter que certaines se retrouvent en situation de sous-capitalisation. La levée du voile de la personnalité morale est une sanction qui peut être décidée à l’égard des associés d’une société sous‑capitalisée]. »
52. Estimant qu’elle portait atteinte à plusieurs principes du droit des sociétés et qu’elle avait des effets négatifs importants sur la situation des anciens associés des sociétés radiées, le législateur décida en 2007 de modifier la loi sur les opérations financières des sociétés et d’exonérer les associés de leur responsabilité personnelle pour les dettes de leurs sociétés. Dans sa nouvelle version, la loi disposait que toutes les procédures judiciaires et administratives en cours par lesquelles les créanciers de sociétés radiées cherchaient à recouvrer leurs créances auprès de leurs anciens associés devaient être closes d’office. Un certain nombre de créanciers qui avaient entamé des actions contre des associés de sociétés radiées et qui étaient donc sur le point de perdre toute possibilité de recouvrer leurs créances formèrent un recours contre la nouvelle législation. Le 21 juin 2007, la Cour constitutionnelle fit droit à leur demande et annula les dispositions contestées, estimant qu’elles n’offraient pas aux créanciers un niveau de protection adéquat (décision no U-I-117/07). Elle s’exprima notamment comme suit (paragraphes 15 à 17 de la décision) :
« (...)
15. (...) En l’absence de liquidation, le fait de dégager les associés actifs de leur responsabilité solidaire illimitée, comme le prévoit [la modification attaquée], signifie qu’en cas de radiation aucune procédure n’est prévue pour que puisse au moins s’appliquer le régime de responsabilité habituellement applicable aux sociétés à responsabilité limitée (qui prévoit le remboursement des créances sur l’actif de la société et l’égalité de traitement entre les créanciers).
16. Le Gouvernement soutient que les créanciers ont la possibilité de protéger leurs droits par d’autres moyens, notamment en formant une demande de liquidation. Dès l’instant, toutefois, où une procédure de radiation a été engagée, il n’est plus possible d’introduire une demande de liquidation. (...)
17. La Cour constitutionnelle conclut par conséquent que pour les cas de dissolution par radiation sans liquidation, le législateur n’a pas prévu de procédure propre à garantir ... la protection des créanciers de la société concernée (...)
(...) »
E. La loi de 2007 relative aux opérations financières et à l’insolvabilité[13]
53. Adoptée en remplacement de la loi sur les opérations financières des sociétés, cette loi est en vigueur depuis le 15 janvier 2008. Elle prévoit toujours, en l’assortissant de conditions légèrement différentes, la possibilité de radier une société du registre des sociétés sans ouverture préalable d’une procédure de liquidation.
F. La loi de 2011 sur la responsabilité des associés et actionnaires pour les engagements souscrits par leurs sociétés[14]
54. Cette loi est en vigueur depuis le 17 novembre 2011. Dès lors qu’à l’instar de la version modifiée de la loi sur les opérations financières des sociétés (paragraphe 52 ci-dessus) elle exonérait les anciens associés de sociétés radiées de toute responsabilité personnelle pour les dettes de leur société, la Cour constitutionnelle fut de nouveau invitée à déterminer si elle ménageait un juste équilibre entre les intérêts des anciens associés de sociétés radiées et ceux de leurs créanciers. La haute juridiction a conclu que, dans les cas où la créance aurait été reconnue par une décision judiciaire ou ferait l’objet d’une procédure judiciaire en cours, de même que dans ceux où le créancier n’aurait pas encore engagé d’action contre les anciens associés de la société radiée mais pourrait légitimement s’attendre à pouvoir le faire, il n’existait aucun motif constitutionnellement recevable de porter atteinte aux droits acquis du créancier. Elle a toutefois admis l’exonération au bénéfice des associés de sociétés radiées après l’entrée en vigueur de la loi.
G. La loi de 2018 relative au sursis à statuer dans les procédures engagées contre les associés de sociétés radiées[15]
55. Entrée en vigueur le 27 avril 2018, cette loi prévoit la suspension dans l’attente de l’issue de la présente espèce de toutes les procédures engagées contre des associés de sociétés radiées en vertu de la loi sur les opérations financières des sociétés ou de la loi de 2007 relative aux opérations financières et à l’insolvabilité. Si la Cour conclut en définitive à l’absence de violation de la Convention, les procédures suspendues reprendront.
III. DROIT COMPARÉ
56. Tant les parties que l’Institut maltais de gestion ont fourni des informations sur la manière dont la question de la responsabilité des associés de sociétés à responsabilité limitée pour les dettes de leurs sociétés est réglementée dans les cinq anciennes républiques de l’ex‑RFSY[16] autres que la Slovénie (la Bosnie‑Herzégovine, la Croatie, l’ex‑République yougoslave de Macédoine, le Monténégro et la Serbie), en Allemagne, en Autriche, en Estonie, en Italie, à Malte, aux Pays-Bas, en Pologne, en République tchèque, en Roumanie, en Russie et en Suède. Dans la plupart de ces pays (notamment dans toutes les anciennes républiques de l’ex‑RFSY), le droit interne (législatif ou jurisprudentiel) prévoit la levée du voile de la personnalité morale en cas d’usage abusif de celle-ci. Les motifs de levée du voile de la personnalité morale sont analogues à ceux énoncés à l’article 6 de la loi slovène de 1993 sur les sociétés (paragraphe 34 ci‑dessus) : utilisation abusive de la personnalité morale de la société par des associés en vue d’atteindre un objectif qu’il leur était interdit de poursuivre en leur qualité de personnes physiques ; utilisation abusive et génératrice d’un préjudice pour les créanciers de la personnalité morale de la société par des associés ; utilisation illégale des actifs de la société par des associés à des fins personnelles ; ou réduction de l’actif de la société à des fins personnelles ou au profit de tiers par des associés qui savaient ou auraient dû savoir que la société ne serait pas en mesure d’honorer ses engagements.
De plus, en Serbie, les associés qui détenaient une participation de contrôle dans une société à responsabilité limitée radiée d’office par le tribunal sont responsables de ses dettes, qu’ils aient fait ou non un usage abusif de sa personnalité morale.
EN DROIT
57. Le requérant voit dans le fait que les autorités ne lui ont pas notifié à lui personnellement les décisions rendues dans le cadre de la procédure de radiation de la société L.E. une violation de son droit d’accès à un tribunal tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, dont les passages pertinents se lisent ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
Invoquant l’article 1 du Protocole no 1, il se plaint par ailleurs, en substance, d’avoir vu sa responsabilité personnelle engagée au titre d’une dette de la société L.E. L’article 1 du Protocole no 1 est ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
I. SUR L’OBJET DU LITIGE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE
58. Le Gouvernement soutient qu’en l’espèce la Cour devrait se pencher uniquement sur la question de la radiation de L.E. Il estime que le grief du requérant concernant la mise en jeu de sa responsabilité pour une dette de L.E. devrait plutôt être examiné dans le cadre d’une autre requête (no 3292/08) présentée par l’intéressé en vertu de la Convention et dont il précise ne pas encore avoir reçu communication.
59. Le requérant ne se prononce pas sur ce point.
60. La Cour a jugé à maintes reprises que « l’affaire » renvoyée devant la Grande Chambre englobe tous les aspects de la requête que la chambre a examinés dans son arrêt (K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, §§ 140‑141, CEDH 2001‑VII). Certes, le requérant a formé deux requêtes devant la Cour et il a exposé son grief relatif à la mise en jeu de sa responsabilité de façon plus détaillée dans la seconde. Ce grief était toutefois aussi formulé dans la requête à l’origine de la présente espèce, il a été communiqué au gouvernement défendeur et la chambre l’a examiné dans son arrêt. En conséquence, la Grande Chambre a aussi compétence pour en connaître.
II. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT
A. Concernant la procédure de radiation de L.E.
1. Thèses des parties
61. Le Gouvernement soutient qu’un recours constitutionnel n’était pas un recours effectif relativement à la procédure de radiation et qu’il était inapte à déclencher l’ouverture d’un nouveau délai de six mois pour saisir la Cour. Il plaide à cet égard que la procédure de radiation engagée contre L.E. et la procédure d’exécution engagée par la suite contre le requérant étaient totalement indépendantes l’une de l’autre. Il explique que, contrairement à la procédure de radiation, la procédure d’exécution a été engagée non pas d’office par le tribunal, mais à la demande d’un créancier de L.E. Il ajoute que l’issue de la procédure d’exécution n’aurait pas pu influer sur celle de la procédure de radiation : même si le tribunal de l’exécution avait reconnu au requérant la qualité d’associé passif (ce qui aurait dégagé l’intéressé de sa responsabilité), L.E. n’aurait pas été réintégrée dans le registre.
62. Le requérant soutient quant à lui qu’un recours constitutionnel est en principe un recours effectif, et il renvoie au constat de la chambre selon lequel la Cour constitutionnelle n’avait pas rejeté son recours pour tardiveté.
2. Appréciation de la Cour
63. En vertu de l’article 35 § 4 de la Convention, la Cour peut « à tout stade de la procédure » rejeter une requête qu’elle juge irrecevable. Dès lors, même au stade de l’examen au fond d’une requête, elle peut réexaminer une décision de recevabilité s’il lui paraît que la requête aurait dû être déclarée irrecevable pour l’un des motifs énumérés dans les trois premiers paragraphes de l’article 35 de la Convention (Azinas c. Chypre [GC], no 56679/00, § 32, CEDH 2004‑III, et Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, §§ 28-31, 29 juin 2012). Il s’ensuit que la Grande Chambre est compétente pour examiner la question du respect de la règle des six mois.
64. Le délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 vise à assurer la sécurité juridique en garantissant que les affaires qui soulèvent des questions au regard de la Convention puissent être examinées dans un délai raisonnable et que les décisions passées ne soient pas indéfiniment susceptibles d’être remises en cause. Il marque la limite temporelle du contrôle opéré par les organes de la Convention et indique aux particuliers comme aux autorités publiques la période au-delà de laquelle ce contrôle ne peut plus s’exercer. (Sabri Güneş, précité, §§ 39-40)
65. Les règles énoncées à l’article 35 § 1 concernant l’épuisement des voies de recours internes et le délai de six mois sont étroitement liées, car non seulement elles figurent dans le même article mais, de plus, elles sont exprimées dans une même phrase, dont la construction grammaticale implique une telle corrélation. Ainsi, en règle générale, le délai de six mois commence à courir à la date de la décision définitive intervenue dans le cadre du processus d’épuisement des voies de recours internes. À peine de méconnaître le principe de subsidiarité, on ne saurait interpréter l’article 35 § 1 d’une manière qui exigerait qu’un requérant saisisse la Cour de son grief avant que la situation relative à la question en jeu n’ait fait l’objet d’une décision définitive au niveau interne. Dans le cadre de cette disposition, seuls les recours normaux et effectifs peuvent toutefois être pris en compte, car un requérant ne peut pas repousser le délai strict imposé par la Convention en essayant d’adresser des requêtes inopportunes ou abusives à des instances ou institutions qui n’ont pas le pouvoir ou la compétence nécessaires pour accorder sur le fondement de la Convention une réparation effective concernant le grief en question (voir, parmi beaucoup d’autres, Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, §§ 130-132, 19 décembre 2017). Il s’ensuit que si le requérant use d’un recours voué à l’échec, la décision sur ce recours ne peut être prise en compte aux fins du calcul du délai de six mois (Jeronovičs c. Lettonie [GC], no 44898/10, § 75, 5 juillet 2016).
66. La chambre a rejeté l’exception du Gouvernement concernant le délai de six mois au motif que la Cour avait été saisie dans les six mois suivant la notification de la décision de la Cour constitutionnelle sur la procédure de radiation.
67. La Cour rappelle que les requérants dans les affaires slovènes sont en principe tenus de former un recours constitutionnel avant de saisir la Cour (Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 296, CEDH 2012 (extraits)). En l’espèce, la décision de la Cour constitutionnelle portant rejet du recours formé par le requérant a été rendue le 31 janvier 2007 et notifiée à l’intéressé le 5 février 2007. Le requérant a introduit sa requête devant la Cour le 4 août 2007, soit dans les six mois suivant la notification de la décision de la Cour constitutionnelle.
68. La Cour a noté que le requérant avait eu connaissance de la décision de radiation le 22 décembre 2004 et qu’il avait formé un recours constitutionnel contre cette décision le 5 mai 2006. Elle ne peut spéculer sur le point de savoir si le recours constitutionnel du requérant était tardif au regard du droit interne, ni s’il était pour cette raison voué à l’échec, puisque la Cour constitutionnelle ne l’a pas rejeté pour tardiveté (paragraphe 29 ci-dessus). Elle ne peut donc souscrire à l’argument consistant à dire que le recours constitutionnel devrait être ignoré aux fins du calcul du délai de six mois pour saisir la Cour.
69. En conséquence, la Cour rejette cette exception préliminaire.
B. Concernant la procédure d’exécution dirigée contre le requérant
1. Thèses des parties
70. Le Gouvernement soutient que dès lors qu’il a transigé avec son créancier en 2011 et qu’il a versé la somme convenue, le requérant ne peut pas se dire victime.
71. Le requérant n’a pas formulé d’observations sur ce point particulier.
2. Appréciation de la Cour
72. La Cour observe que, dans l’arrêt de la chambre, l’exception du Gouvernement relative à la qualité de victime du requérant a été rejetée au motif qu’avant de transiger l’intéressé avait usé de toutes les voies de recours internes dont il disposait pour contester la mise en jeu de sa responsabilité pour la dette en question. Il avait de surcroît introduit devant la Cour la requête à l’origine de la présente affaire. Ainsi qu’il l’avait expliqué, les termes de la transaction lui étaient plus favorables que la responsabilité découlant du droit interne et c’était dans le seul but d’éviter un préjudice plus grand qu’il avait accepté de la conclure. La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de ce raisonnement. En effet, le simple fait pour le requérant d’avoir satisfait à l’obligation qui lui était imposée ne le prive pas de la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention.
73. En conséquence, la Cour rejette cette exception préliminaire.
III. SUR LE FOND
A. L’arrêt de la chambre
74. La chambre a considéré que l’engagement de la responsabilité du requérant pour le paiement des dettes de la société L.E. pouvait être regardé comme une mesure destinée à sanctionner l’intéressé pour être resté en défaut, en sa qualité d’associé exerçant une influence sur les activités de la société, de remplir les obligations qui incombaient à celle-ci. Elle a donc jugé que la mesure contestée relevait de la réglementation par l’État du fonctionnement du marché, des pratiques des sociétés et de la gestion des biens de celles-ci. Néanmoins, tenant compte également du grief relatif à la procédure de radiation, elle a décidé d’examiner l’affaire à la lumière de la norme générale établie par l’article 1 du Protocole no 1.
75. S’agissant de la question de la légalité, la chambre a conclu que « la règle établie par la loi sur les opérations financières des sociétés et modifiée par la Cour constitutionnelle était suffisamment accessible et prévisible, et que, partant, la mesure contestée avait une base légale suffisante en droit slovène pour satisfaire aux exigences de l’article 1 du Protocole no 1 ». Au vu, par ailleurs, de sa conclusion selon laquelle le requérant aurait pu participer effectivement à la procédure de radiation s’il avait fait preuve de la diligence à laquelle il était tenu, la chambre a souscrit à l’approche pragmatique adoptée par les autorités internes en matière de notification de documents dans le cadre des procédures de radiation, d’autant que le système était assorti, pour la contestation des décisions d’ouverture de procédures de radiation, mais aussi des décisions de radiation, de délais relativement longs. Elle a conclu que la procédure de radiation offrait au requérant des garanties procédurales suffisantes et qu’elle répondait donc à l’exigence de légalité de l’article 1 du Protocole no 1.
76. De l’avis de la chambre, la loi sur les opérations financières des sociétés visait à rétablir la stabilité sur le marché commercial et poursuivait donc un but légitime.
77. Quant à la proportionnalité de la mesure litigieuse, la chambre a estimé que le mépris par L.E. du droit des sociétés et des principes de saine gouvernance appelait une réponse forte de la part des autorités, qui avaient ainsi légitimement pu mettre en jeu la responsabilité personnelle des associés ayant pu commettre des irrégularités dans le cadre du fonctionnement de la société. Elle a notamment évoqué à cet égard l’état de sous-capitalisation de la société, son insolvabilité prolongée et l’inaction de sa direction (voir, en particulier, les paragraphes 122 à 128 de l’arrêt de la chambre). Elle a par ailleurs observé que l’abaissement en‑deçà du seuil légal du capital de la société, puis sa réduction à néant, de même que le caractère nettement tardif de la demande d’ouverture d’une procédure de liquidation, avaient eu d’importantes répercussions négatives sur la situation du créancier de la société. Elle a conclu que « compte tenu de l’ample marge d’appréciation dont les États contractants disposent en matière de politique économique, (...) la mesure contestée ne représentait pas pour le requérant une charge individuelle exorbitante dans les circonstances particulières de la cause. » Elle a donc jugé qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
B. Thèses des parties
1. Le requérant
78. Comme cela a été indiqué ci-dessus, le requérant se plaint d’une violation de son droit d’accès à un tribunal tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, faute pour les autorités de lui avoir notifié à lui personnellement les décisions adoptées dans le cadre de la procédure de radiation de la société L.E. Il expose que l’adresse de son domicile qui figurait dans le registre des sociétés était exacte. Pour preuve, les actes relatifs à la procédure civile qui opposait la Société slovène des chemins de fer et L.E. lui auraient été notifiés à ladite adresse sans aucun problème (paragraphe 11 ci-dessus). Par conséquent, rien ne justifiait selon lui de ne notifier qu’à L.E. les décisions rendues dans le cadre de la procédure de radiation, sachant qu’à l’époque L.E. avait cessé ses activités depuis quatre ans. Et le requérant de renvoyer à plusieurs arrêts dans lesquels la Cour aurait constaté une violation de l’article 6 § 1 de la Convention pour défaut de notification à personne, dont Díaz Ochoa c. Espagne (no 423/03, 22 juin 2006), S.C. Raisa M. Shipping S.R.L. c. Roumanie (no 37576/05, 8 janvier 2013), Zavodnik c. Slovénie (no 53723/13, 21 mai 2015) et Aždajić c. Slovénie (no 71872/12, 8 octobre 2015).
79. Le requérant plaide en outre que la mise en jeu de sa responsabilité personnelle pour une dette de L.E. dans le cadre de la procédure d’exécution engagée contre lui par la Société slovène des Chemins de fer s’analyse en une ingérence dans l’exercice de son droit au respect de ses biens, au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Plus précisément, il y voit une mesure de réglementation de l’usage des biens, au sens du deuxième alinéa de cet article. Néanmoins, il invite la Cour à examiner le grief qu’il tire de l’engagement de sa responsabilité dans un contexte plus large, à la lumière de la norme générale établie par l’article 1 du Protocole no 1, en tenant compte, notamment, de la décision de radiation de la société L.E. rendue en 2001.
80. Le requérant soutient que le droit interne n’était pas suffisamment précis et prévisible, et que la mesure contestée était de ce fait illégale. En ce qui concerne l’exigence de prévisibilité, il explique qu’au moment de l’entrée en vigueur de la loi sur les opérations financières des sociétés il n’était pas évident que sa responsabilité personnelle pût en définitive être engagée à l’égard d’une quelconque dette de L.E. Selon lui, en effet, la loi sur les opérations financières des sociétés ne prévoyait pas explicitement pareille possibilité mais se contentait de renvoyer à un autre texte : en vertu de son article 27(4), les associés d’une société radiée en application de la loi sur les opérations financières des sociétés étaient présumés avoir produit la déclaration prévue par l’article 394(1) de la loi de 1993 sur les sociétés, laquelle disposait qu’une société pouvait être radiée à la demande de ses associés sans qu’il fût nécessaire de solliciter l’ouverture d’une procédure de liquidation dès lors que ceux-ci, par voie d’acte notarié, déclaraient que la société s’était acquittée de l’ensemble de ses obligations, que tout litige éventuel avec ses salariés avait été réglé et qu’ils acceptaient d’être tenus pour solidairement responsables de toute dette en souffrance de la société. Quant à l’exigence de précision, le requérant estime que les critères énoncés par la Cour constitutionnelle dans sa décision de 2002 étaient loin d’être clairs. Il ajoute que le régime litigieux de responsabilité personnelle des associés pour les dettes des sociétés radiées avait fait l’objet de plusieurs réformes, ce qui avait d’après lui contribué à rendre la situation confuse.
81. Estimant que la législation contestée ne poursuivait aucun but légitime, le requérant soutient qu’en l’espèce il n’y a pas lieu d’accorder une ample marge d’appréciation à l’État défendeur. Il considère que la présente affaire doit être distinguée des affaires Berger-Krall et autres c. Slovénie, (no 14717/04, 12 juin 2014) et Jahn et autres c. Allemagne [GC], (nos 46720/99 et 2 autres, CEDH 2005‑VI), qui portaient respectivement sur les droits d’occupation relatifs à des appartements en propriété collective qui étaient situés dans l’ex-République fédérative socialiste de Yougoslavie (« l’ex-RFSY ») et sur le contexte unique de la réunification allemande.
82. Il plaide enfin que la mesure litigieuse était disproportionnée. Se référant à l’arrêt Agrotexim et autres c. Grèce (24 octobre 1995, § 66, série A no 330‑A) et à plusieurs décisions ultérieures, il soutient que, d’après la jurisprudence de la Cour, la levée du voile de la personnalité morale ne se justifie que dans des circonstances exceptionnelles, absentes selon lui en l’espèce. Invoquant l’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne (« la CJUE ») le 21 octobre 2010 dans l’affaire Idryma Typou AE c. Ypourgos Typou kai Meson Mazikis Enimerosis (C‑81/09, ECLI:EU:C:2010:622), il estime que la mesure contestée est également contraire aux principes fondamentaux du droit des sociétés applicable dans l’Union européenne. Il invite la Cour à appliquer la jurisprudence Vaskrsić (Vaskrsić c. Slovénie, no 31371/12, 25 avril 2017) et à conclure à une violation de l’article 1 du Protocole no 1 malgré sa relative passivité à l’égard du devenir de la société L.E. et de ses dettes en souffrance. Il plaide l’absence de mauvaise foi dans son chef et estime qu’il s’agit là d’un élément déterminant. À cet égard, il indique qu’il chercha à obtenir la dissolution de L.E. en entamant une procédure de liquidation mais qu’il échoua dans sa tentative, faute pour L.E. d’avoir pu en assumer le coût. Il estime par ailleurs que le juste équilibre entre l’intérêt général et ses droits de propriété a été rompu par l’obligation qui lui a été faite d’apporter la preuve du statut d’associé « passif » qu’il revendiquait. Il ajoute qu’en tout état de cause il n’a occupé un poste de direction au sein de L.E. que pendant deux ans environ, ce qui ne suffisait pas, selon lui, pour l’obliger à répondre personnellement des dettes de la société. Expliquant que la Société slovène des chemins de fer a recouvré l’intégralité de sa créance et que lui s’est retrouvé sans rien, il estime que la mesure litigieuse était profondément injuste. Il considère donc qu’il a eu à supporter une charge exorbitante.
2. Le Gouvernement
83. En ce qui concerne l’argument du requérant consistant à dire qu’il a été tenu à l’écart de la procédure de radiation, le Gouvernement soutient que l’intéressé a eu une possibilité équitable d’y prendre part, même si ni la décision d’ouverture de la procédure ni la décision de radiation ne lui ont été notifiées à lui personnellement. Il expose que, conformément à la pratique habituelle, les deux décisions ont été dûment notifiées à l’adresse du siège social de L.E. Il ajoute que la décision d’ouvrir une procédure de radiation fut inscrite au registre des sociétés, qui était aisément consultable par le public, et que la décision de radiation fut publiée au Journal officiel. Selon lui, le requérant et les autres associés de L.E. auraient ainsi pu prendre connaissance de chacune de ces décisions de deux manières différentes s’ils avaient fait preuve de toute la diligence requise. Le Gouvernement invoque de surcroît la longueur – deux mois dans le premier cas et trente jours dans le second – des délais dans lesquels il était possible de faire opposition à l’ouverture d’une procédure de radiation ou de former un recours contre la décision de radiation. Il se réfère par ailleurs à l’appréciation de la Cour constitutionnelle de Slovénie selon laquelle la notification à tous les associés d’une société inactive des décisions rendues dans le cadre d’une procédure de radiation serait très chronophage, voire impossible dans certains cas, compte tenu du nombre de personnes concernées et du fait que les sociétés ne déclaraient pas tous les changements pertinents au tribunal du registre des sociétés (paragraphe 49 ci-dessus). MM. J. Za., M. K. et J. Zu. seraient ainsi restés inscrits en qualité d’associés de L.E. après leur décès (paragraphes 10, 12 et 17 ci-dessus) et le requérant serait resté inscrit en qualité de directeur général de L.E. après sa révocation (paragraphe 14 ci-dessus).
84. Le Gouvernement soutient par ailleurs que la mise en jeu de la responsabilité personnelle du requérant pour une dette de L.E. s’analyse en une mesure de réglementation de l’usage des biens, au sens du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1. En ce qui concerne la légalité de cette mesure, il argue que les dispositions applicables du droit interne étaient accessibles, claires et prévisibles. Il renvoie sur ce point à plusieurs décisions dans lesquelles le critère établi par la Cour constitutionnelle aurait systématiquement été appliqué. Les tribunaux internes y auraient jugé que les associés qui détenaient 10 % au moins du capital social d’une société radiée devaient répondre personnellement des dettes de la société, mais que les associés qui détenaient une part moindre ne pouvaient voir leur responsabilité personnelle ainsi engagée. Quant à l’argument du requérant selon lequel le régime de responsabilité personnelle litigieux a fait l’objet de nombreuses réformes, le Gouvernement expose que celles-ci sont postérieures à la clôture de la procédure d’exécution incriminée et qu’elles ne sont donc pas pertinentes.
85. Le Gouvernement plaide par ailleurs que la législation critiquée était conforme à l’intérêt général. Il indique que les données officielles prises en compte lors de la préparation de la loi sur les opérations financières des sociétés montraient qu’au 28 février 1999, 6 587 sociétés avaient leurs comptes gelés depuis plus d’un an, que leurs dettes s’élevaient à 84 452 000 000 SIT et que 6 083 d’entre elles (92 %) n’avaient aucun salarié. Il explique que la seule autre solution qui s’offrait aux autorités slovènes à l’époque était d’ouvrir d’office des procédures de liquidation, mais que procéder ainsi aurait pris trente ans et aurait coûté 900 000 000 SIT à l’État. La Cour constitutionnelle aurait du reste estimé que la mesure litigieuse visait à protéger les créanciers et à sécuriser les opérations juridiques en général et qu’elle était dès lors conforme à l’intérêt général (paragraphes 48 et 50 ci-dessus).
86. Le Gouvernement argue enfin que la mesure litigieuse était proportionnée. En sa qualité de dirigeant de la société, le requérant aurait eu l’obligation soit de s’assurer que la société ne manquait pas de liquidités et était solvable, soit de demander sa liquidation. En outre, détenteur de 11,11 % du capital de la société, il aurait été en mesure d’influer sur son fonctionnement. Il aurait par ailleurs eu la possibilité de se retirer de L.E. à tout moment (à cet égard, le Gouvernement renvoie à la décision de la cour d’appel de Ljubljana no II Ip 2915/2010) et disposé d’assez de temps pour prendre connaissance de la loi sur les opérations financières des sociétés (dont les dispositions pertinentes auraient commencé à s’appliquer un an après son entrée en vigueur) et pour échapper à la mesure litigieuse. Il n’aurait toutefois pas fait preuve de la diligence requise.
87. Le Gouvernement invite la Cour à également tenir compte des éléments suivants : les associés d’une société radiée auraient hérité non seulement de son passif, mais aussi de son actif ; les créanciers d’une société radiée auraient disposé d’un an seulement pour engager une procédure contre ses associés en vue de recouvrer leurs créances ; et le requérant aurait eu la possibilité de faire valoir ses arguments dans le cadre de la procédure d’exécution, de même que devant la Cour constitutionnelle. Quant à la jurisprudence Vaskrsić invoquée par le requérant, le Gouvernement l’estime dépourvue de pertinence. L’affaire en question aurait en effet concerné la vente aux enchères publiques du domicile d’un requérant aux fins de remboursement d’une créance d’un faible montant (124 EUR) alors que d’autres voies d’exécution auraient été disponibles. Le Gouvernement ajoute que si le requérant estimait avoir payé plus que les autres associés actifs de L.E., il aurait dû engager contre eux une action civile en remboursement.
88. Enfin, le Gouvernement affirme que les observations écrites de l’Initiative civile des sociétés radiées d’office (résumées au paragraphe 90 ci-dessous) sont truffées d’éléments erronés. En particulier, il y aurait une contradiction totale entre la jurisprudence des juridictions internes et l’assertion de l’association selon laquelle les personnes qui, au moment de la radiation d’une société, ne comptaient plus au nombre de ses associés devaient elles aussi répondre de ses dettes, sans pouvoir contester l’engagement de leur responsabilité dans le cadre des procédures judiciaires engagées contre elles par les créanciers de la société.
3. Les tiers intervenants
89. L’Institut maltais de gestion défend l’idée que le contournement de la personnalité morale d’une société ne se justifie que dans des cas exceptionnels, lorsqu’il est prouvé au-delà de tout doute raisonnable que cette personnalité a fait l’objet d’un usage abusif. Il considère que la charge de la preuve de l’abus devrait peser sur la partie qui l’allègue : en d’autres termes, l’abus ne devrait pas être déduit ou présumé. Il présente à cet égard un exposé de la situation à Malte.
90. L’Initiative civile des sociétés radiées d’office estime quant à elle que la loi sur les opérations financières des sociétés imposait une charge exorbitante aux associés de sociétés inactives. Elle explique qu’en vertu de l’un des principes fondamentaux du droit des sociétés, les associés d’une société ne sont pas personnellement responsables de ses dettes, à moins qu’il ne soit prouvé qu’ils ont fait un usage abusif de sa personnalité morale (ce serait ce qu’on appellerait lever ou percer le voile de la personnalité morale). La loi sur les opérations financières des sociétés aurait ignoré ce principe. Conformément à son article 37(3), elle aurait commencé à s’appliquer trois mois à peine après son adoption[17]. Les sociétés n’auraient donc pas eu le temps d’agir pour échapper à son application. L’association explique qu’étant donné que le registre des sociétés n’était pas à jour (les sociétés ne notifiant pas toujours tous les changements pertinents au tribunal du registre), les personnes qui, au moment de la radiation d’une société, ne comptaient plus au nombre de ses associés devaient elles aussi répondre de ses dettes, sans pouvoir contester l’engagement de leur responsabilité dans le cadre des procédures judiciaires engagées contre elles par les créanciers de la société. Elle reconnaît que la décision rendue par la Cour constitutionnelle en 2002 a eu pour effet de limiter la responsabilité pour les dettes des sociétés radiées aux seuls associés actifs (c’est-à-dire aux associés qui pouvaient influer sur le fonctionnement de la société), mais elle estime que cette jurisprudence a créé de la confusion dans le système juridique slovène. Les tentatives d’abrogation des règles de mise en jeu de la responsabilité personnelle des associés introduites par la loi sur les opérations financières des sociétés auraient encore aggravé cette confusion. De plus, les associés de sociétés radiées n’auraient pas eu la faculté de recouvrer les créances de leurs sociétés, alors qu’ils devaient répondre de leurs dettes. L’Association des juges, l’Institut de droit comparé de la faculté de droit de l’université de Ljubljana et la Chambre de commerce et d’industrie[18] se seraient certes prononcés, parmi d’autres, en faveur de l’adoption de la loi sur les opérations financières des sociétés, mais il y aurait eu collusion entre ces organisations et des forces politiques de gauche. Enfin, l’association présente des chiffres : près de 25 000 sociétés auraient été radiées, ce qui signifierait que pas moins de 50 000 personnes (soit 2,5 % de la population slovène) seraient concernées dans l’hypothèse où, pour chacune d’elles, la responsabilité d’au moins deux associés aurait été engagée.
C. Appréciation de la Cour
1. Portée de l’appréciation de la Cour
91. Le requérant voit dans le fait que les autorités ne lui ont pas notifié à lui personnellement les décisions rendues dans le cadre de la procédure de radiation de la société L.E. une violation de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 78 ci-dessus). Maîtresse de la qualification juridique des faits (voir, par exemple, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 124, 20 mars 2018), la Cour, eu égard aux exigences procédurales inhérentes à l’article 1 du Protocole no 1 (paragraphe 95 ci‑dessous), juge qu’il y a lieu d’examiner ce grief dans le cadre de celui, relatif à la mise en jeu de sa responsabilité personnelle, formulé par le requérant sous l’angle de cette dernière disposition (voir, mutatis mutandis, Forminster Enterprises Limited c. République tchèque, no 38238/04, § 59, 9 octobre 2008)
2. Norme applicable
a) Principes généraux
92. Ainsi que la Cour l’a dit à maintes reprises, l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, qui figure dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. La deuxième et la troisième, qui ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au respect des biens, doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, entre autres, Ališić et autres c. Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie, Slovénie et l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 60642/08, § 98, CEDH 2014).
b) Application des principes généraux au cas d’espèce
93. La décision d’engager la responsabilité personnelle du requérant à l’égard d’une dette de L.E. s’analyse sans conteste en une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit au respect de ses biens, au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Les parties conviennent également que, prise isolément, la mesure litigieuse doit être considérée comme une mesure qui visait à réglementer l’usage de biens. Tenant compte du contexte dans lequel elle s’est inscrite, et notamment de la décision de 2001 portant radiation de L.E., la Cour examinera toutefois l’affaire à la lumière du principe général établi par la première norme de l’article 1 du Protocole no 1.
3. Légalité de l’ingérence
a) Principes généraux
94. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans l’exercice du droit au respect des biens soit légale : la seconde phrase du premier alinéa de cet article n’autorise une privation de propriété que « dans les conditions prévues par la loi », et le second alinéa reconnaît aux États le droit de réglementer l’usage des biens en mettant en vigueur des « lois ». De plus, la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux de toute société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC] (fond), no 25701/94, § 79, CEDH 2000‑XII, et Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 147, CEDH 2004‑V).
95. Le principe de légalité présuppose également que les normes du droit interne répondent à certaines exigences de qualité. À cet égard, il convient de noter que le terme « loi » (« law ») figurant à l’article 1 du Protocole no 1 renvoie au même concept que lorsqu’il est utilisé dans le reste de la Convention (voir, par exemple, Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 96, 25 octobre 2012). Il s’ensuit que les normes de droit sur lesquelles se fonde l’ingérence doivent être suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (voir, parmi beaucoup d’autres, Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 109-110, CEDH 2000‑I). En particulier, une norme est « prévisible » lorsqu’elle offre une certaine garantie contre des atteintes arbitraires de la puissance publique (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 143, CEDH 2012). Toute ingérence dans l’exercice du droit au respect des biens doit, par conséquent, s’accompagner de garanties procédurales offrant à la personne ou à l’entité concernées une possibilité raisonnable d’exposer sa cause aux autorités compétentes, de manière à permettre une contestation effective des mesures litigieuses. Pour s’assurer du respect de cette condition, il y a lieu de considérer l’ensemble des procédures judiciaires et administratives applicables (Jokela c. Finlande, no 28856/95, § 45, CEDH 2002‑IV, Capital Bank AD c. Bulgarie, no 49429/99, § 134, CEDH 2005‑XII, et Stolyarova c. Russie, no 15711/13, § 43, 29 janvier 2015).
b) Application des principes généraux au cas d’espèce
96. Se tournant vers les circonstances de la présente espèce, la Cour note d’emblée que la mise en jeu de la responsabilité personnelle du requérant pour une dette de L.E. se fondait sur l’article 27(4) de la loi sur les opérations financières des sociétés, qui disposait que les associés d’une société radiée pour être restée douze mois consécutifs sans effectuer la moindre opération de paiement sur ses comptes seraient réputés avoir fait la déclaration prévue à l’article 394(1) de la loi de 1993 sur les sociétés (à savoir qu’ils acceptaient d’être tenus pour solidairement responsables des dettes en souffrance de la société). La loi sur les opérations financières des sociétés fut publiée au Journal officiel le 8 juillet 1999 et entra en vigueur le 23 juillet de la même année. La Cour considère que la réglementation introduite par cette loi était accessible au requérant et que son contenu était suffisamment clair pour lui permettre de prévoir que sa société risquait d’être radiée du registre des sociétés et que lui-même risquait de voir sa responsabilité personnelle engagée pour les dettes de la société.
97. Selon la jurisprudence de la Cour, la prévisibilité de la loi ne s’oppose pas à ce que la personne concernée soit amenée à recourir à des conseils juridiques éclairés pour évaluer, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé. Il en va spécialement ainsi des professionnels, habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier. Aussi peut-on attendre d’eux qu’ils mettent un soin particulier à évaluer les risques qu’il comporte (voir, entre autres, Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 125, 17 mai 2016, et Cantoni c. France, 15 novembre 1996, § 35, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V). Le même raisonnement peut s’appliquer relativement aux personnes qui exercent des activités commerciales (voir, par analogie, Špaček, s.r.o., c. République tchèque, no 26449/95, § 59, 9 novembre 1999, et Forminster Enterprises, précité, § 65). En sa qualité d’associé minoritaire et d’ancien directeur général de L.E., le requérant devait avoir parfaitement connaissance non seulement de la situation dans laquelle se trouvait la société, mais aussi des procédures civiles engagées contre elle par ses créanciers (paragraphe 11 ci‑dessus). En conséquence, la Cour estime qu’on pouvait attendre du requérant qu’il consacrât une certaine attention aux problèmes auxquels L.E. avait à faire face. Pour elle, le requérant devait avoir pris connaissance du droit interne applicable aux sociétés, et en particulier aux sociétés insolvables, et aucun avertissement particulier n’avait à lui être adressé quant aux répercussions de la loi sur les opérations financières des sociétés.
98. À cet égard, il convient de distinguer la présente espèce de l’affaire Zolotas c. Grèce (no 2) (no 66610/09, CEDH 2013), qui concernait une loi, introduite en 1942 (pendant l’occupation de la Grèce par les puissances de l’Axe) et ratifiée en 1946, en vertu de laquelle tout dépôt sur un compte bancaire revenait définitivement à l’État dès lors que le titulaire du compte était resté vingt ans sans réclamer les fonds ainsi déposés et sans effectuer la moindre opération sur le compte. Dans ladite affaire, la Cour avait jugé, notamment, que le juste équilibre requis par l’article 1 du Protocole no 1 avait été rompu par le fait que le requérant n’avait pas été informé de la date à laquelle le délai de prescription était censé arriver à échéance, et qu’il n’avait donc pas eu la possibilité d’interrompre la prescription. Il importe de noter que, contrairement au requérant en l’espèce, le requérant dans ladite affaire était un simple particulier, non rompu au droit civil ou bancaire. La présente espèce présente plus de similitudes avec l’affaire J.A. Pye (Oxford) Ltd et J.A. Pye (Oxford) Land Ltd c. Royaume-Uni ([GC], no 44302/02, CEDH 2007‑III), dans laquelle la Cour a examiné la proportionnalité de la privation de la propriété d’un terrain qui avait été imposée aux sociétés requérantes au motif que le terrain en question avait été occupé, quoique sans titre, par les propriétaires d’un terrain adjacent pendant douze ans. La Cour a considéré, notamment, que le fait de ne pas informer le propriétaire officiel en temps utile de l’expiration prochaine du délai d’usucapion n’avait pas compromis le juste équilibre requis par l’article 1 du Protocole no 1.
99. Il est vrai que, comme le fait observer le requérant, la décision rendue par la Cour constitutionnelle en 2002 a atténué l’effet des dispositions relatives à la responsabilité des associés qui étaient prévues par la loi sur les opérations financières des sociétés, en vertu desquelles tous les associés de sociétés radiées devaient, quel que fût leur rôle, répondre personnellement des dettes de leur société (paragraphes 48 à 51 ci-dessus). Cela étant, le fait que ladite décision ait été rendue plus de deux ans après l’entrée en vigueur des dispositions concernées n’a eu aucune incidence sur la situation du requérant, puisque sa responsabilité personnelle à l’égard des dettes de L.E. a été établie lors de la procédure d’exécution qui fut engagée en avril 2002 (paragraphe 24 ci-dessus) et prit fin en juillet 2007 (paragraphe 30 ci-dessus). Tout au long de cette procédure, dont il n’a eu connaissance qu’en décembre 2004 (paragraphe 24 ci-dessus), le requérant a soutenu qu’il n’était pas un associé actif de L.E., invoquant la décision susmentionnée de la Cour constitutionnelle à l’appui de son moyen principal dirigé contre l’exécution. La Cour considère donc que le fait que la distinction entre associés actifs et associés passifs n’a été faite qu’en octobre 2002 n’a eu aucune incidence sur l’exercice par le requérant de ses droits.
100. En outre, le critère établi par la Cour constitutionnelle à cet égard, à savoir la distinction entre « associés actifs », à même d’influer sur la gestion de la société, et « associés passifs », dépourvus d’un tel pouvoir (paragraphe 51 ci-dessus), était limpide. Il a de fait engendré une jurisprudence interne constante selon laquelle les associés de sociétés radiées qui avant la radiation détenaient 10 % au moins du capital de leur société devaient répondre personnellement de ses dettes, contrairement à ceux dont la part était inférieure à 10 %. La Cour estime que ce seuil de 10 % n’était pas arbitraire compte tenu des droits que la loi conférait aux associés détenant au moins 10 % du capital de leur société : le droit d’être informé des affaires de la société ; le droit de consulter ses livres et registres ; le droit de demander la convocation d’une assemblée générale ; le droit de demander l’inclusion d’un point à l’ordre du jour d’une assemblée générale ; et le droit de saisir le tribunal compétent d’une demande de liquidation de la société (paragraphes 37 et 38 ci-dessus). Des organisations internationales compétentes dans ce domaine, dont l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et le Fonds monétaire international (FMI), appliquent un critère similaire pour distinguer les investisseurs qui n’exercent aucun contrôle sur la société (investisseurs de portefeuille) de ceux qui exercent une influence sur sa gestion (investisseurs directs). À cet égard, l’ouvrage intitulé Définition de référence de l’OCDE des investissements directs internationaux, quatrième édition 2008 comporte les passages suivants (pp. 22-23)[19] :
« 29. (...) C’est cette volonté d’influencer ou de contrôler de façon significative la gestion d’une entreprise qui distingue l’investissement direct de l’investissement étranger de portefeuille : dans le second cas, l’investisseur s’intéresse principalement aux revenus découlant de l’acquisition et de la vente d’actions et autres valeurs mobilières, sans chercher à exercer un contrôle ou une influence sur la gestion des actifs correspondant à son investissement. Par leur nature même, les relations d’investissement direct peuvent conduire à assurer un financement durable et stable et des transferts de technologie afin de maximiser au fil du temps la production et les résultats de l’entreprise multinationale. Les investisseurs de portefeuille ne cherchent en aucun cas à établir une quelconque relation durable. C’est la rentabilité des actifs qui constitue le principal déterminant de leur décision d’acheter ou de vendre des valeurs mobilières.
(...)
31. On a pu dire que dans la pratique, plusieurs facteurs peuvent déterminer l’influence qu’un investisseur direct exerce sur l’entreprise d’investissement direct. Toutefois, dans un souci de cohérence et de comparabilité des statistiques d’IDI entre les pays, l’application stricte d’un critère numérique est recommandée pour définir l’investissement direct. En conséquence, l’existence d’un investissement direct est considérée comme établie dès lors que l’investisseur direct détient directement ou indirectement au moins 10 % des droits de vote de l’entreprise d’investissement direct. En d’autres termes, le seuil de 10 % est le critère retenu pour déterminer si un investisseur exerce (ou non) une influence sur la gestion d’une entreprise et, partant, si une relation d’investissement direct existe ou non. »
101. En ce qui concerne l’argument du requérant consistant à dire que les réformes apportées ultérieurement au régime de responsabilité personnelle des associés pour les dettes des sociétés radiées ont contribué à la confusion générale, la Cour partage entièrement l’avis du Gouvernement selon lequel les réformes en question sont dénuées de pertinence en l’espèce car postérieures à la clôture de la procédure d’exécution engagée contre le requérant (en d’autres termes, postérieures à la date à laquelle la décision relative à la mise en jeu de la responsabilité personnelle du requérant est devenue définitive).
102. Quant au grief du requérant tiré de ce qu’on ne lui a pas notifié à lui personnellement les décisions rendues dans les procédures de radiation (paragraphe 91 ci-dessus), la Cour a constaté aux paragraphes 96 et 97 ci‑dessus que le requérant aurait dû prévoir que sa société risquait d’être radiée du registre des sociétés et que lui-même risquait d’avoir à répondre personnellement de ses dettes. En conséquence, seul ou avec les autres associés de la société, il aurait dû faire le nécessaire pour recueillir le courrier adressé à sa société (voir Hennings c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 26, série A no 251‑A). Impuissants à trouver un moyen pour dissoudre leur société, les associés de L.E., tant qu’ils maintenaient l’existence, fût-elle formelle, de celle-ci, auraient dû accomplir un minimum d’actes de gestion. Compte tenu, en outre, des délais raisonnablement longs dont disposaient les associés pour contester les décisions rendues dans le cadre des procédures de radiation (paragraphes 44 et 45 ci-dessus), la Cour juge que la notification des décisions pertinentes à L.E. et leur publication au registre des sociétés ou, selon le cas, au Journal officiel était suffisante.
103. La présente espèce peut être distinguée des affaires invoquées par le requérant dans ses observations (paragraphe 78 ci-dessus). Ces affaires portaient sur des procédures civiles qui avaient été engagées contre les requérants eux‑mêmes sur le fondement de la législation générale. Dans la présente espèce, à l’inverse, la procédure de radiation litigieuse fut engagée contre L.E. (et non contre le requérant, donc) en vertu d’une loi spécifique dont le but était précisément de dissoudre au plus vite les nombreuses sociétés qui étaient inactives à l’époque. Cette mesure avait été jugée nécessaire dans la phase de transition d’une économie socialiste à une économie de marché (voir, à cet égard, les conclusions de la Cour constitutionnelle résumées aux paragraphes 48 et 49 ci-dessus). En outre, le requérant a eu à répondre personnellement d’une dette de L.E. non dans la procédure de radiation de la société mais dans la procédure d’exécution engagée ultérieurement contre lui par un créancier de L.E., et tout au long de celle-ci il a pu présenter les arguments qu’il jugeait pertinents pour la défense de sa cause.
104. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que l’ingérence répondait aux conditions prévues par la loi, au sens de l’article 1 du Protocole no 1.
4. But de l’ingérence
a) Principes généraux
105. Une ingérence de la puissance publique dans la jouissance du droit au respect des biens ne peut se justifier que si elle sert un intérêt général légitime. Aux fins de la présente analyse, la Cour juge utile de rappeler les passages suivants de l’arrêt Jahn et autres (précité, § 91) :
« 91. La Cour estime que, grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’« utilité publique ». Dans le mécanisme de protection créé par la Convention, il leur appartient par conséquent de se prononcer les premières sur l’existence d’un problème d’intérêt général justifiant des privations de propriété. Dès lors, elles jouissent ici d’une certaine marge d’appréciation, comme en d’autres domaines auxquels s’étendent les garanties de la Convention.
De plus, la notion d’« utilité publique » est ample par nature. En particulier, la décision d’adopter des lois portant privation de propriété implique d’ordinaire l’examen de questions politiques, économiques et sociales. Estimant normal que le législateur dispose d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale, la Cour respecte la manière dont il conçoit les impératifs de l’« utilité publique », sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable (James et autres, précité, p. 32, § 46, Ex-roi de Grèce et autres, précité, § 87, et Zvolský et Zvolská c. République tchèque, no 46129/99, § 67 in fine, CEDH 2002-IX). Cela vaut nécessairement, sinon a fortiori, pour des changements aussi radicaux que ceux qui sont intervenus lors de la réunification allemande, où il y a eu passage vers un système d’économie de marché. »
b) Application des principes généraux au cas d’espèce
106. Il ressort des travaux préparatoires de la loi sur les opérations financières des sociétés que celle-ci avait pour objectif principal d’assurer la stabilité sur le marché commercial et de renforcer la discipline financière. Le passage d’une économie socialiste à une économie de marché s’était accompagné d’une série d’effets indésirables, dont l’existence d’un nombre important de sociétés, créées sous le régime de l’ex‑République fédérative socialiste de Yougoslavie, qui étaient inactives et avaient des dettes mais aucun actif. Le législateur estima que l’ouverture d’office, par les tribunaux, de procédures de liquidation à l’égard de ces sociétés, seule solution disponible à l’époque, aurait saturé les tribunaux pendant une trentaine d’années et emporté de lourdes conséquences financières pour l’État (paragraphe 85 ci-dessus). C’est pour cette raison que la loi sur les opérations financières des sociétés introduisit la possibilité de radier des sociétés d’office, sans avoir à procéder à leur liquidation. La loi comportait en outre une disposition, l’article 27(4), qui visait à protéger les créanciers des sociétés visées. Tel que modifié par la Cour constitutionnelle en 2002, ce texte disposait que les anciens associés de sociétés radiées sur le fondement de la loi sur les opérations financières des sociétés devaient répondre des dettes contractées par leur société s’ils avaient été en mesure d’influer sur sa gestion (voir aussi Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie, nos 11082/06 et 13772/05, § 877, 25 juillet 2013). Tenant compte de la marge d’appréciation particulièrement large dont jouissent les autorités internes en matière de politique économique et sociale (Jahn et autres, précité, § 91, Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie, précité, § 98, et Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, §§ 113-114, 13 décembre 2016), la Cour ne voit aucune raison de douter que la mesure contestée répondait à l’intérêt général. Dans des situations telles que la détérioration du marché commercial à cause d’un nombre élevé de sociétés inactives et insolvables, il peut être primordial pour l’État d’intervenir afin d’éviter qu’un préjudice irréparable ne soit causé à l’économie et de renforcer la sécurité juridique et la confiance des acteurs du marché.
5. Sur la question de savoir si l’ingérence a ou non ménagé un « juste équilibre » entre les intérêts en présence
a) Principes généraux
107. La Cour rappelle que la Convention ne permet pas l’actio popularis. Selon sa jurisprudence constante, lorsqu’elle se trouve saisie d’une affaire qui tire son origine d’une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34 de la Convention, elle a pour tâche non pas d’examiner le droit interne dans l’abstrait mais de rechercher si la manière dont ce droit a été appliqué au requérant ou l’a touché a emporté violation de la Convention (voir, entre autres, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 101, CEDH 2014, Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 136, CEDH 2015, et Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, § 164, CEDH 2015, avec les références citées).
108. La Cour souligne ensuite le rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention. Conformément au principe de subsidiarité, c’est en premier lieu aux Parties contractantes qu’il incombe de garantir le respect des droits et libertés définis dans la Convention et ses Protocoles, et elles disposent pour ce faire d’une marge d’appréciation soumise au contrôle de la Cour. Ainsi que la Cour l’a indiqué à maintes reprises, les autorités nationales, du fait de leur légitimité démocratique, sont en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux (voir, entre autres, Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], no 36022/97, § 97, CEDH 2003-VIII, Vistiņš et Perepjolkins, précité, § 98, et Garib c. Pays-Bas [GC], no 43494/09, § 137, 6 novembre 2017).
109. Lorsque le législateur jouit d’une marge d’appréciation, celle-ci s’applique en principe tant à la décision de légiférer ou non sur un sujet donné que, le cas échéant, aux règles détaillées établies de manière à ce que la législation adoptée soit conforme à la Convention et ménage un équilibre entre les intérêts publics et les intérêts privés éventuellement en conflit. Cela étant, la Cour a dit à plusieurs reprises que les choix opérés par le législateur n’échappaient pas à son contrôle, et elle s’est dans un certain nombre d’affaires penchée sur la qualité de l’examen qui avait été effectué par les autorités parlementaires et judiciaires nationales de la nécessité de telle ou telle mesure qui était contestée devant elle. Elle a considéré qu’il y avait lieu de tenir compte du risque d’abus que pouvait emporter l’assouplissement d’une mesure générale, et que ce risque était un facteur qu’il appartenait avant tout à l’État d’apprécier. Elle a également jugé qu’une mesure générale était un moyen plus pratique pour parvenir à l’objectif légitime visé qu’une disposition permettant un examen au cas par cas lorsque pareille disposition emportait un risque de grande insécurité juridique, de litiges, de frais et de retards ou de discrimination et d’arbitraire (Animal Defenders International c. Royaume‑Uni [GC], no 48876/08, § 108, CEDH 2013, avec les références citées). Il lui incombe d’examiner attentivement les arguments dont le législateur a tenu compte pour parvenir aux solutions retenues par lui et de rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts de l’État ou du public en général et ceux des individus directement touchés par les solutions en question (comparer avec Correia de Matos c. Portugal [GC], no 56402/12, § 129, 4 avril 2018).
110. La recherche de cet équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure appliquée par l’État. Dans chaque affaire où est alléguée la violation de cette disposition, la Cour doit donc vérifier si, en raison de l’action ou de l’inaction de l’État, la personne concernée a dû supporter une charge disproportionnée et excessive (voir, par exemple, Broniowski, précité, § 150, et Sargsyan c. Azerbaïdjan [GC], no 40167/06, § 227, CEDH 2015).
111. Enfin, dans l’affaire Agrotexim et autres, invoquée par le requérant dans ses observations, la Cour a dit que la levée du voile de la personnalité morale ne se justifiait que dans des circonstances exceptionnelles. Cette conclusion ne venait pas en réponse à une question, telle que celle soulevée en l’espèce, consistant à savoir si une atteinte ayant été portée au droit au respect des biens des requérants pouvait passer pour justifiée au regard de l’article 1 du Protocole no 1, mais à la question de savoir si un actionnaire pouvait se voir reconnaître la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention à raison d’actes ayant été dirigés contre le patrimoine de sa société. Apparemment, la décision de la Cour procédait de l’idée que dès lors qu’une société jouissait d’une personnalité morale distincte de la personnalité de ses actionnaires, c’était à elle, et non à ses actionnaires, qu’il appartenait de saisir la Cour sur le fondement de l’article 1 du Protocole no 1, sauf si des circonstances exceptionnelles l’en empêchaient. La Cour a observé (ibidem, § 66) que la jurisprudence des cours suprêmes de certains États membres du Conseil de l’Europe allait dans le même sens et que la Cour internationale de justice avait également consacré ce principe relativement à la protection diplomatique de sociétés (arrêt Barcelona Traction, Light and Power Company Limited, rendu le 5 février 1970, Recueil des arrêts 1970, pp. 39 et 40, §§ 55 à 58). Traitant des deux volets de ce principe, la CIJ s’était ainsi exprimée dans la partie pertinente dudit arrêt :
« 55. La Cour examinera maintenant divers autres motifs pour lesquels on pourrait concevoir que le Gouvernement belge soit justifié à présenter une demande pour le compte des actionnaires de la Barcelona Traction.
56. Pour les raisons indiquées précédemment, la Cour doit se référer ici au droit interne. Il s’est trouvé parfois que la forme de la société anonyme et sa personnalité morale n’aient pas été employées aux seules fins initialement prévues ; parfois la société anonyme n’a pu protéger les droits de ceux qui lui confiaient leurs ressources financières. Il en est inévitablement résulté un risque d’abus, comme cela a été le cas pour bien d’autres institutions juridiques. Là comme ailleurs, le droit a dû devant la réalité économique prévoir des mesures protectrices et des recours, aussi bien dans l’intérêt de ceux qui font partie de la société que de ceux qui, se situant au dehors, ont à traiter avec elle : le droit a reconnu que l’existence indépendante de la personnalité morale ne saurait être considérée comme un absolu. C’est dans cette perspective que l’on a estimé justifié et équitable de « lever le voile social » ou de « faire abstraction de la personnalité juridique » dans certaines circonstances ou à certaines fins. Les nombreux précédents du droit interne montrent que le voile est levé, par exemple, pour empêcher qu’on abuse des privilèges de la personne morale, comme dans des cas de fraude ou d’agissements coupables, pour protéger des tiers tels que le créancier ou l’acheteur, ou pour assurer le respect de prescriptions légales ou d’obligations.
57. Par suite la levée du voile est le plus souvent utilisée de l’extérieur, dans l’intérêt de ceux qui traitent avec la société. Elle a cependant été aussi mise en œuvre de l’intérieur, dans l’intérêt notamment des actionnaires, mais seulement dans des circonstances exceptionnelles.
58. Conformément au principe énoncé ci-dessus, on peut admettre que la levée du voile, procédé exceptionnel admis par le droit interne à l’égard d’une institution qu’il a lui-même créée, joue un rôle analogue en droit international. Il en découle que, dans l’ordre international également, il peut en principe y avoir des circonstances spéciales qui justifient la levée du voile dans l’intérêt des actionnaires. »
La Cour a appliqué le critère développé dans le cadre de l’affaire Agrotexim à plusieurs reprises, dans le cadre de requêtes introduites par des actionnaires qui souhaitaient être identifiés à leurs sociétés aux fins de l’établissement de la qualité de « victime » — autrement dit, pour reprendre les termes de l’arrêt rendu par la CIJ, qui sollicitaient une levée du voile social « de l’intérieur » (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, §§ 90 à 95, avec les références citées). La jurisprudence Agrotexim ne peut donc être transposée directement aux fins du règlement d’affaires qui, comme la présente espèce, concernent la levée du voile social d’une société à responsabilité limitée dans l’intérêt de ses créanciers — autrement dit, pour reprendre les termes de l’arrêt rendu par la CIJ, « de l’extérieur ». À cet égard, la Cour a reconnu que lorsqu’une société à responsabilité limitée n’est utilisée que comme une façade servant à dissimuler les actes frauduleux de ses propriétaires ou gérants, la levée du voile social peut être une solution adaptée pour la défense des droits de ses créanciers (Khodorkovskiy et Lebedev, précité, § 877). En outre, dans plusieurs affaires introduites par des créanciers de sociétés à responsabilité limitée ou banques détenues par l’État, la Cour a notamment conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 au motif que l’État défendeur, se cachant derrière le voile social, avait refusé d’acquitter une dette de la société ou de la banque concernées (Ališić et autres, précité, § 114 et 115, avec les références citées). À cet égard, la Cour a notamment cherché à déterminer si l’État avait détourné au détriment de la société et de ses associés des fonds appartenant à la société, s’il avait porté atteinte à son indépendance ou s’il avait abusé d’une autre manière de sa personnalité morale (ibidem). Cette approche est également conforme à celle adoptée par plusieurs États contractants (voir, au paragraphe 56 ci-dessus, les éléments de droit comparé communiqués par les parties et par l’un des tiers intervenants dans la présente espèce).
112. La Cour va maintenant chercher à déterminer si, en l’espèce, un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts en présence (c’est-à-dire entre l’intérêt que le requérant avait à ne pas être tenu pour responsable des dettes de L.E., l’intérêt que le créancier de L.E. avait à être remboursé intégralement de sa créance et l’intérêt général que présentait la préservation de relations économiques stables). Lorsqu’elle examinera la question de savoir si l’intéressé a dû supporter une charge individuelle excessive au regard de l’article 1 du Protocole no 1, elle tiendra compte, le cas échéant, du principe selon lequel l’engagement de la responsabilité d’un associé d’une société à responsabilité limitée pour les dettes de cette société, et donc la levée du voile social, doit être rendu nécessaire par des circonstances exceptionnelles et être contrebalancé par des garanties spécifiques.
b) Application des principes généraux au cas d’espèce
113. La Cour rappelle tout d’abord qu’avant l’entrée en vigueur de la loi sur les opérations financières des sociétés, le droit slovène n’autorisait la levée du voile de la personnalité morale aux fins d’engagement de la responsabilité personnelle d’un associé que dans certains cas, qui se trouvaient définis à l’article 6 de la loi de 1993 sur les sociétés (paragraphe 34 ci-dessus), tels l’utilisation abusive de la société ou l’abus de biens sociaux. Des dispositions similaires ont été introduites dans le droit interne de plusieurs États contractants (paragraphe 56 ci-dessus).
114. Cela étant, ainsi qu’il ressort des travaux préparatoires de la loi sur les opérations financières des sociétés, l’article 6 de la loi de 1993 sur les sociétés n’était plus adapté à la Slovénie de la fin des années 1990. À cette époque, en effet, des milliers de sociétés créées sous le régime de l’ex‑République fédérative socialiste de Yougoslavie n’existaient plus que sur le papier, étaient lourdement endettées et ne disposaient d’aucun actif. C’est la raison pour laquelle le législateur national décida de mettre en place de nouvelles solutions pour régler le problème.
115. Tout d’abord, la Cour observe que la loi sur les opérations financières des sociétés emportait incontestablement de lourdes conséquences pour de nombreux particuliers, dont le requérant, qu’elle rendait personnellement responsables des dettes de leurs sociétés respectives. Cela dit, le caractère exceptionnel des circonstances propres à justifier la levée du voile de la personnalité morale a essentiellement trait à la nature des questions devant être tranchées par le tribunal interne compétent, et non à la fréquence des situations concernées. Il ne signifie pas que pareille mesure ne puisse se justifier qu’en de rares occasions (voir, mutatis mutandis, Miller c. Suède, no 55853/00, § 29, 8 février 2005, relativement à une question relevant de l’article 6).
116. Il ressort également des travaux préparatoires de la loi sur les opérations financières des sociétés (paragraphe 41 ci-dessus) que cette loi fut introduite pour répondre à un problème qui était à la fois grave et répandu dans la Slovénie post-socialiste, puisqu’il touchait pas moins de 6 500 sociétés et obérait certaines des conditions les plus élémentaires censées être satisfaites par les sociétés dans une économie de marché. C’est aussi l’urgence de la situation qui semble avoir, à l’époque, été à l’origine de l’introduction de nouvelles règles sur la levée du voile de la personnalité morale, qui engageaient la responsabilité des associés des sociétés inactives pour les dettes de ces sociétés en présumant qu’ils avaient la volonté de dissoudre leur société et qu’ils acceptaient de répondre solidairement de ses dettes. Par ailleurs, en vertu de la décision de la Cour constitutionnelle, seuls les associés s’étant trouvés dans une situation propre à leur donner un pouvoir effectif d’influer sur la gestion de leur société pouvaient voir leur responsabilité engagée de la sorte (paragraphe 51 ci-dessus). Pour le reste, la Cour constitutionnelle considéra, entre autres, que le besoin d’offrir aux créanciers une protection supplémentaire s’était trouvé renforcé par l’adoption de la loi sur les opérations financières des sociétés, qui ne prévoyait aucune procédure permettant de garantir le remboursement des créanciers en cas de dissolution de ces sociétés, ou, en cas de surendettement potentiel, d’au moins assurer la mise en œuvre du régime de responsabilité habituellement applicable aux sociétés à responsabilité limitée (décision no U-I-135/00 du 9 octobre 2002, § 49, citée au paragraphe 50 ci-dessus).
117. Il est vrai que ces règles ont fait l’objet d’au moins deux séries de modifications législatives et recours devant la Cour constitutionnelle. La loi sur les opérations financières des sociétés fut modifiée une première fois en 2007, dans le sens d’une suppression de la responsabilité personnelle des associés, mais la Cour constitutionnelle annula cette modification la même année afin de protéger les créanciers (paragraphe 52 ci-dessus). Lorsqu’en 2011 le législateur tenta une nouvelle fois de dégager les associés de leur responsabilité personnelle (paragraphe 54 ci-dessus), la Cour constitutionnelle valida cette modification mais en la limitant aux sociétés radiées après l’entrée en vigueur de la loi.
118. Il se dégage des passages pertinents des travaux préparatoires et des motifs énoncés par la Cour constitutionnelle qu’à l’époque, et notamment en 2002 lorsque la Cour constitutionnelle rendit sa décision, les autorités compétentes déployèrent des efforts sérieux pour ménager un juste équilibre entre les intérêts des créanciers de sociétés radiées et ceux des associés de pareilles sociétés. L’évaluation qui a été faite par le parlement et les juridictions internes de la nécessité de cette législation et des mesures adoptées a été d’une qualité propre à justifier une ample marge d’appréciation quant aux choix législatifs et judiciaires opérés (Animal Defenders International, précité, § 109). La divergence de vues entre le législateur national, d’une part, et la Cour constitutionnelle, d’autre part, doit être vue comme relevant de cette marge d’appréciation. Celle-ci n’est toutefois pas illimitée : elle va de pair avec un contrôle européen exercé par la Cour, qui doit dire en dernier ressort si l’ingérence incriminée se concilie avec les droits du requérant découlant de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, mutatis mutandis, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 58, CEDH 1999‑III).
119. En l’espèce, les tribunaux internes examinèrent la question de savoir si le requérant devait être considéré comme devant répondre personnellement d’une dette de L.E. dans le cadre de la procédure d’exécution engagée contre lui par la Société slovène des chemins de fer. Dans son jugement du 12 mars 2005, le tribunal local de Ljubljana estima que la charge de la preuve du statut d’associé passif pesait sur le requérant et que celui‑ci n’avait pas prouvé qu’il n’avait pas été un associé actif de L.E. Il établit que dès lors que l’intéressé détenait 11,11 % du capital de la société il avait joui des droits reconnus à tout associé minoritaire, qu’il avait en outre été salarié de la société et qu’il avait activement participé à sa gestion depuis avril 1993. Il observa qu’en sa qualité de directeur par intérim, puis de directeur général, le requérant avait été autorisé à agir pour le compte de la société. Il ajouta qu’après avoir démissionné de ses fonctions de directeur général le requérant avait encore participé activement à la gestion de la société ; il releva notamment que c’était l’intéressé qui avait signé la demande d’ouverture d’une procédure de liquidation. Enfin, il considéra qu’en tant qu’associé minoritaire le requérant aurait pu, et aurait dû, proposer la nomination d’un nouveau dirigeant par l’assemblée générale, le droit interne imposant à toutes les sociétés à responsabilité limitée d’avoir au moins un dirigeant.
120. Le 9 février 2006, la cour d’appel de Ljubljana rejeta, essentiellement pour les mêmes motifs que ceux énoncés par le tribunal de première instance, le recours dont le requérant l’avait saisie. Elle releva notamment que la Cour constitutionnelle avait considéré que la mesure prévue par la loi sur les opérations financières des sociétés, qui avait pour effet de lever le voile de la personnalité morale, était conforme au principe de la séparation entre les avoirs d’une société et ceux de ses associés, et qu’elle était donc compatible avec la Constitution. Elle jugea dépourvue de pertinence la question de savoir si le requérant était devenu associé de L.E. avant ou après la naissance de la créance. Elle estima que dès lors que le requérant était devenu associé de la société, il en avait accepté tant l’actif que le passif. Elle considéra par ailleurs qu’il importait peu de savoir si le requérant avait ou non exercé ses fonctions de dirigeant de L.E. jusqu’à la dissolution de la société. Ce qui était déterminant à ses yeux, c’était que l’intéressé avait participé activement à la gestion de la société et qu’il avait joui des droits conférés aux associés minoritaires par l’article 445 de la loi de 1993 relative aux sociétés (paragraphe 37 ci-dessous). Elle ajouta que, contrairement à l’article 6 de la loi de 1993 relative aux sociétés, qui imposait la charge de prouver leurs allégations aux créanciers d’une société cherchant à faire condamner tel ou tel de ses associés pour abus de la personnalité morale (paragraphe 34 ci-dessous), la loi sur les opérations financières des sociétés avait introduit une présomption « irréfragable » de responsabilité solidaire des associés d’une société radiée à l’égard de ses dettes. Conformément à la décision rendue en 2002 par la Cour constitutionnelle, les associés ne pouvaient être exonérés de leur responsabilité personnelle que s’ils prouvaient qu’ils avaient été des associés « passifs » (paragraphes 46 et 51 ci‑dessous). Enfin, la cour d’appel considéra que si le requérant avait effectivement formé une demande de liquidation, cet élément était dénué de pertinence dès lors qu’à l’époque L.E. n’avait pas versé la somme payable d’avance et que la demande avait donc été rejetée (paragraphes 15 et 18 ci‑dessus).
121. Le 9 juillet 2007, la Cour constitutionnelle confirma que les juridictions inférieures avaient correctement appliqué à la situation personnelle du requérant les critères qu’elle avait définis pour distinguer les associés actifs des associés passifs. Elle rejeta donc le grief du requérant pour défaut manifeste de fondement.
122. La Cour ne voit aucune raison de s’écarter en substance des conclusions des juridictions internes rappelées ci-dessus. Elle n’est pas convaincue par l’argument du requérant selon lequel les tribunaux internes auraient dû accorder plus d’importance aux autres éléments qu’il avait avancés et l’exonérer de toute responsabilité personnelle. En principe, la Cour n’a pas pour tâche de réexaminer les constatations de fait des juridictions internes. Par ailleurs, comme elle l’a reconnu dans sa jurisprudence, tout système juridique connaît des présomptions de fait ou de droit. La Convention n’y met évidemment pas obstacle en principe, mais en matière pénale elle oblige les États contractants à ne pas dépasser à cet égard un certain seuil (voir Salabiaku c. France, 7 octobre 1988, § 28, série A no 141‑A). La Cour estime que l’on peut a fortiori accepter des présomptions dans le domaine du droit des sociétés, où le droit au respect des biens peut être en jeu. En outre, rien ne donne à penser que la manière dont la charge de la preuve a été appliquée dans le cas du requérant ait outrepassé ce seuil (paragraphe 100 ci-dessus).
123. En ce qui concerne la situation particulière de L.E., la Cour observe que cette société est passée du statut de société anonyme à celui de société à responsabilité limitée en novembre 1995 (paragraphe 13 ci‑dessus). Comme l’a expliqué la Cour constitutionnelle slovène (décision no U-I-135/00, § 44, citée au paragraphe 51 ci-dessus), les sociétés à responsabilité limitée étaient très différentes des sociétés anonymes, notamment quant à la question de la responsabilité de leurs membres. Le requérant a admis que L.E. était déjà insolvable au moment de son changement de statut. Partant, force est de conclure que dès sa transformation en société à responsabilité limitée, L.E. était sous-capitalisée et contrevenait aux règles applicables du droit des sociétés. De plus, alors qu’elle se trouvait depuis 1995 dans l’incapacité de rétablir sa liquidité et sa solvabilité, la société ne demanda l’ouverture d’une procédure de liquidation que deux ans plus tard, à un moment où elle n’avait de toute évidence plus aucun actif. Elle ne versa pas le montant de 626 EUR payable d’avance au titre des frais de procédure, préférant attendre que le tribunal ouvrît d’office la procédure de liquidation. Le législateur modifia toutefois la législation pertinente et supprima la possibilité d’ouverture d’office d’une procédure de liquidation, et la loi sur les opérations financières des sociétés introduisit des dispositions plus strictes concernant le fonctionnement des sociétés.
124. Il convient de noter à cet égard que les dispositions litigieuses de la loi sur les opérations financières des sociétés ne devinrent applicables qu’un an après l’entrée en vigueur de la loi. Cette prise d’effet différée d’un an était propre à donner à L.E. et ses associés suffisamment de temps pour leur permettre d’engager les procédures nécessaires à la dissolution de la société et d’échapper ainsi à l’application de la loi sur les opérations financières des sociétés (comparer avec Vékony c. Hongrie, no 65681/13, § 34, 13 janvier 2015, où la Cour a jugé que le requérant n’avait pas disposé d’assez de temps pour s’adapter à la nouvelle situation). Les associés auraient certes eu l’obligation de payer les frais de liquidation, mais ils auraient évité la radiation de la société et n’auraient pas été tenus pour personnellement responsables de ses dettes. En définitive, la société continua d’exister malgré son incapacité à payer ses dettes ou à exercer les activités pour lesquelles elle avait été constituée. À cet égard, la Cour ne voit aucune raison de mettre en doute l’avis de la Cour constitutionnelle, invoqué par le Gouvernement, selon lequel les sociétés dans une telle situation représentaient une menace pour le bon fonctionnement du marché.
125. En outre, l’abaissement en-deçà du seuil légal du capital de la société, puis sa réduction à néant, de même que le caractère nettement tardif de la demande d’ouverture d’une procédure de liquidation, entraînèrent d’importantes répercussions négatives sur la situation du créancier de la société, à savoir la Société slovène des chemins de fer, qui se retrouva dans une incertitude prolongée quant au paiement de sa créance. Les choses auraient pu connaître une tournure moins longue si L.E. avait demandé l’ouverture d’une procédure de liquidation en temps utile, après avoir fait le constat de son incapacité à reconstituer un capital minimum suffisant pour poursuivre ses activités.
126. Invoquant l’arrêt rendu par la CJUE le 21 octobre 2010 dans l’affaire Idryma Typou AE c. Ypourgos Typou kai Meson Mazikis Enimerosis (C-81/09, ECLI:EU:C:2010:622), le requérant voit dans la mesure litigieuse une violation des principes fondamentaux du droit des sociétés applicable dans l’Union européenne. Son argument ne semble toutefois pas refléter exactement le contenu dudit arrêt, dont le paragraphe 42 énonce clairement :
« (...) [S]’il ressort d’un examen du droit des États membres (...) que, dans la plupart des cas, les actionnaires des sociétés énumérées à l’article 1er de la première directive ne sont pas tenus de répondre personnellement des dettes d’une société par actions ou d’une société à responsabilité limitée, on ne saurait en conclure qu’il s’agit d’un principe général du droit des sociétés applicable en toutes circonstances et sans exception. »
Dans cette affaire, la CJUE a conclu à la violation des principes de liberté d’établissement et de libre circulation des capitaux au motif que la mesure nationale en cause permettait de tenir les actionnaires d’une société anonyme de télévision pour responsables des amendes infligées à cette société, de manière à les faire veiller à ce que ladite société respectât la législation et les règles de déontologie helléniques, alors que les pouvoirs qui étaient reconnus à ces actionnaires par les règles applicables au fonctionnement des organes des sociétés anonymes ne leur en donnaient pas la possibilité matérielle (paragraphe 57 de l’arrêt). Or la loi sur les opérations financières des sociétés, telle que modifiée par la décision de la Cour constitutionnelle de 2002, disposait au contraire que seuls les associés ayant le pouvoir d’influer de manière active sur le fonctionnement de la société étaient responsables de ses dettes. Par ailleurs, la CJUE a également considéré que l’effet dissuasif de la mesure incriminée dans ladite affaire était plus important pour les investisseurs d’autres États membres que pour les investisseurs hellènes. Pareil argument n’a pas été avancé en l’espèce.
127. Il convient également de souligner que le montant correspondant à la part de la dette que le requérant dut acquitter (paragraphe 31 ci-dessus) était relativement faible. En outre, la Société slovène des chemins de fer ne concentra pas son attention sur le seul requérant : elle engagea également des poursuites contre les autres associés de L.E. (paragraphe 24 ci-dessus). En tout état de cause, le requérant n’a pas déclaré, et il a encore moins démontré, avoir subi un préjudice important à cet égard (comparer avec Vaskrsić, précité, § 83). En conséquence, la Cour n’a aucune raison factuelle de juger disproportionnée la mesure litigieuse, qui était fondée sur une disposition législative en vertu de laquelle le requérant assumait une responsabilité illimitée pour les dettes en souffrance de L.E.
128. À cet égard, la Cour a également pris note du mécanisme de garantie qui, comme le Gouvernement l’a expliqué sans être contredit par le requérant (paragraphe 87 ci-dessus), était prévu par la loi sur les opérations financières des sociétés : les associés d’une société radiée héritaient non seulement de son passif, mais aussi de son actif, et les créanciers disposaient d’un délai de un an seulement pour engager une procédure contre les associés en vue de recouvrer leurs créances. En outre, si le requérant considérait qu’il avait payé plus que les autres associés actifs de L.E., il aurait pu engager contre eux au civil une action en remboursement.
129. Au vu des considérations qui précèdent, et en particulier de la participation du requérant à la gestion de la société, du montant qu’il dut acquitter (paragraphe 127 ci-dessus) et du contexte national qui prévalait à l’époque (paragraphe 106 ci-dessus), la Cour considère qu’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre le but recherché et les moyens employés. Dans les circonstances spécifiques de l’affaire, la mesure litigieuse n’a pas eu pour effet de faire peser sur le requérant une charge spéciale et exorbitante, et l’ample marge d’appréciation reconnue à l’État dans ce domaine n’a donc pas été outrepassée (paragraphes 105 et 118 ci‑dessus).
6. Conclusion
130. Par conséquent, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Rejette, à l’unanimité, les exceptions préliminaires du Gouvernement ;
2. Dit, par quinze voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 11 décembre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Søren PrebensenGuido Raimondi
Adjoint au greffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante commune aux juges Raimondi, Nuβberger, Lemmens, Ravarani, Paczolay et Zalar ;
– opinion dissidente commune aux juges Turković et Mourou-Vikström.
G.R.
S.C.P.
OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES RAIMONDI, NUSSBERGER, LEMMENS, RAVARANI, PACZOLAY ET ZALAR
(Traduction)
1. Nous avons voté avec la majorité pour le constat de non-violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
Avec tout le respect que nous devons à la majorité, nous exprimons toutefois notre désaccord avec le passage suivant de l’arrêt : « l’engagement de la responsabilité d’un associé d’une société à responsabilité limitée pour les dettes de cette société, et donc la levée du voile social, doit être rendu nécessaire par des circonstances exceptionnelles et être contrebalancé par des garanties spécifiques » (paragraphe 112 de l’arrêt). Nous considérons que dans une affaire telle que celle-ci, une référence à des « circonstances exceptionnelles » est inopportune ou trompeuse.
A. L’exigence de « circonstances exceptionnelles » n’aurait pas dû être introduite dans le cadre de l’exercice d’appréciation du « juste équilibre »
2. L’établissement des conditions régissant l’octroi de la personnalité morale à une société créée par une ou plusieurs personnes relève du droit interne, de même que le degré de séparation entre la personnalité morale de la société et celle de ses associés ou actionnaires. Lorsque le droit interne dispose qu’une société constituée selon une forme juridique donnée jouit d’une personnalité morale distincte de celle de ses membres, les juridictions, internes comme internationales, doivent tenir compte des caractéristiques propres à la personnalité morale ainsi conférée. En conséquence, seule la société peut en principe agir pour faire valoir ses droits et seule la société peut être tenue pour responsable des obligations qui lui incombent.
3. Il existe des exceptions à ce principe. Ainsi que la Cour internationale de justice l’a expliqué dans l’arrêt Barcelona Traction, cité au paragraphe 111 du présent arrêt, la levée du voile social est admise par le droit interne de nombreux États, voire de tous, « aussi bien dans l’intérêt de ceux qui font partie de la société que de ceux qui, se situant au dehors, ont à traiter avec elle » (Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited (Belgique c. Espagne), arrêt du 5 février 1970, CIJ, Recueil 1970, p. 40, § 56). La Cour internationale de justice a relevé une différence de fréquence entre les deux situations : si « la levée du voile est le plus souvent utilisée de l’extérieur, dans l’intérêt de ceux qui traitent avec la société[,] (...) [e]lle a cependant été aussi mise en œuvre de l’intérieur, dans l’intérêt notamment des actionnaires, mais seulement dans des circonstances exceptionnelles » (ibidem, p. 40, § 57). Se fondant sur son analyse des législations internes, la Cour internationale de justice a conclu que la levée du voile social, « procédé exceptionnel admis par le droit interne à l’égard d’une institution qu’il a lui-même créée », « jou[ait] un rôle analogue en droit international » ; elle a en outre précisé qu’il pouvait « y avoir des circonstances spéciales qui justifient la levée du voile dans l’intérêt des actionnaires » (ibidem, p. 40, § 58).
L’affaire Barcelona Traction concernait une requête présentée par un État au nom d’actionnaires qui étaient ses ressortissants. La Cour européenne des droits de l’homme s’est fondée sur cet arrêt lorsqu’elle a eu à décider si des actionnaires (ayant eux-mêmes la personnalité morale) pouvaient la saisir d’une requête alléguant la violation de droits garantis à leur société. Elle s’est exprimée dans ces termes (Agrotexim et autres c. Grèce, 24 octobre 1995, § 66, série A no 330‑A) :
« (...) la Cour n’estime justifié de lever le « voile social » ou de faire abstraction de la personnalité juridique d’une société que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsqu’il est clairement établi que celle-ci se trouve dans l’impossibilité de saisir par l’intermédiaire de ses organes statutaires ou - en cas de liquidation - par ses liquidateurs les organes de la Convention. »
Nous aimerions souligner que dans des situations telles que celles examinées dans le cadre des affaires Barcelona Traction et Agrotexim, la levée du voile social intervient en vertu d’un principe général du droit (des sociétés) qui s’applique en faveur des actionnaires. Dans ce contexte précis, l’exigence de « circonstances exceptionnelles » est parfaitement compréhensible et clairement applicable : la levée du voile social apparaît comme une dérogation à la règle générale, établie par la loi, qui prévoit une séparation entre la personnalité morale de la société et celle de ses actionnaires.
4. La présente espèce est d’une nature différente. La majorité en convient et reconnaît même que « [l]a jurisprudence Agrotexim ne peut (...) être transposée directement aux fins du règlement d’affaires qui, comme la présente espèce, concernent la levée du voile social d’une société à responsabilité limitée dans l’intérêt de ses créanciers » (paragraphe 111 de l’arrêt). Elle conclut néanmoins, comme nous l’avons dit plus haut, que la levée du voile social dans un cas comme celui de l’espèce ne peut être conforme aux exigences de la Convention que lorsqu’elle est « rendu[e] nécessaire par des circonstances exceptionnelles » (paragraphe 112 de l’arrêt). Bien que la majorité s’en défende dans l’arrêt, il nous semble qu’il s’agit là d’une transposition plutôt directe au cas d’espèce du critère Agrotexim.
La qualité des bénéficiaires de la levée du voile social – actionnaires (comme dans les affaires Barcelona Traction et Agrotexim) ou créanciers (comme en l’espèce) – n’est pas le seul élément qui différencie les deux types d’affaires. Une autre différence, plus fondamentale encore, réside dans la base légale de la levée du voile social : dans le premier cas, la levée du voile social découle, ainsi que nous l’avons expliqué ci-dessus, d’un principe général du droit qui permet de déroger à la règle générale établie par le législateur ; dans le second, c’est la loi elle-même qui prévoit qu’il est possible de déroger, dans certaines conditions, à la règle générale qui veut que les actionnaires ne soient pas tenus pour personnellement responsables des dettes de la société[20].
Nous estimons qu’il n’appartient pas à la Cour de restreindre la marge d’appréciation dont jouissent les législateurs nationaux pour façonner comme ils l’entendent la personnalité morale des sociétés. Plus précisément, nous sommes d’avis qu’en principe[21] rien ne devrait empêcher le législateur national de décider qu’un actionnaire peut être tenu pour personnellement responsable des dettes de sa société, et de déterminer dans quelles situations il peut ou doit l’être. Juger que le législateur peut en décider uniquement « dans des circonstances exceptionnelles » (notion pour le moins vague, et par conséquent laissée dans les faits à l’appréciation de la Cour) constitue, selon nous, une restriction injustifiée de la latitude dont jouissent les législateurs nationaux.
Nous ne voyons pas comment pareille restriction peut être dérivée de l’article 1 du Protocole no 1. En réalité, la majorité transforme un principe relevant (simplement) du droit des sociétés (à savoir le principe de séparation entre la personnalité morale d’une société et celle de ses actionnaires ou associés, avec la limitation corrélative de la responsabilité desdits actionnaires ou associés, principe auquel le législateur peut librement déroger) en un principe conventionnel (auquel le législateur ne peut décider de déroger que « dans des circonstances exceptionnelles »).
Enfin, nous considérons qu’en ajoutant l’exigence de « circonstances exceptionnelles » aux principes généraux devant s’appliquer, la majorité introduit une incertitude. En effet, en ce qui concerne l’application des principes, l’exigence de « circonstances exceptionnelles » n’est mentionnée qu’au paragraphe 115 de l’arrêt. La majorité explique que « le caractère exceptionnel des circonstances propres à justifier la levée du voile de la personnalité morale a essentiellement trait à la nature des questions devant être tranchées par le tribunal interne compétent, et non à la fréquence des situations concernées » et que, par conséquent, « [i]l ne signifie pas que pareille mesure ne puisse se justifier qu’en de rares occasions ». Dans la partie de l’arrêt relative au critère du juste équilibre (paragraphes 116 à 129) de l’arrêt, en revanche, il n’en est plus fait mention.
B. Le juste équilibre en l’espèce
5. Le fait de laisser complètement de côté le critère des « circonstances exceptionnelles » ne signifie pas que les choix du législateur échappent au contrôle de la Cour. Comme nous l’avons dit ci-dessus, la Convention impose au législateur, lorsqu’il porte atteinte aux droits de propriété des particuliers, de ménager un juste équilibre entre les droits des personnes directement touchées par les solutions retenues par lui et les intérêts concurrents de l’État ou du public en général (paragraphe 109 de l’arrêt).
Pour apprécier si l’on a préservé un juste équilibre entre les divers intérêts en présence, il est nécessaire de tenir compte de l’ensemble des circonstances de la cause. La question de savoir si ces circonstances revêtent un caractère « exceptionnel », quelle que soit la signification que l’on prête à ce terme, est sans importance à nos yeux. Nous considérons le système établi par le législateur comme un fait.
Ce qui importe, c’est de déterminer si le législateur avait des raisons pertinentes et suffisantes d’intervenir, si le rapport de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par les mesures appliquées était raisonnable (paragraphe 110 de l’arrêt), et si le requérant a dû supporter une charge individuelle et excessive (paragraphes 110 et 112 de l’arrêt).
6. Nous pouvons être brefs sur la question de savoir si un juste équilibre a été ménagé en l’espèce.
Pour commencer, nous observons que l’atteinte portée aux droits du requérant découlait d’une mesure générale adoptée par le législateur. En effet, la loi sur les opérations financières des sociétés définissait les cas dans lesquels un actionnaire pouvait être tenu pour personnellement responsable des dettes de sa société. Tout ce que les juridictions avaient donc à faire, à part, bien sûr, déterminer si l’atteinte portée au droit du requérant au respect de ses biens était compatible avec les normes de la Convention, c’était d’établir si, oui ou non, la situation dans laquelle se trouvait le requérant correspondait à l’un des cas prévus par la loi (comparer avec Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 114, CEDH 2006‑IV).
Pour déterminer si une mesure générale a ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en présence, la Cour doit avant tout étudier les choix législatifs à l’origine de la mesure en question. Cela étant, la manière dont une mesure générale a été appliquée aux faits d’une cause donnée permet de se rendre compte de ses répercussions pratiques et est donc pertinente pour l’appréciation de sa proportionnalité, de sorte qu’elle demeure un facteur à prendre en compte (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 108, CEDH 2013 (extraits), et Correia de Matos c. Portugal [GC], no 56402/12, § 129, 4 avril 2018).
7. À cet égard, nous souscrivons à la démarche générale que la majorité a adoptée dans le cadre de l’application à l’espèce des principes généraux : elle a commencé par examiner le cadre législatif en tant que tel (paragraphes 113 à 118 de l’arrêt), puis elle s’est penchée sur l’application de ce cadre au cas d’espèce (paragraphes 119 à 128 de l’arrêt).
En particulier, comme nos collègues de la majorité nous estimons que le législateur a établi un système qui permettait de ménager un juste équilibre entre les intérêts des créanciers de sociétés radiées et ceux de leurs associés (paragraphe 118 de l’arrêt), et plus précisément que l’évaluation faite par le parlement et les juridictions internes de la nécessité de cette législation et des mesures adoptées a été d’une qualité propre à justifier une ample marge d’appréciation quant aux choix législatifs et judiciaires opérés (ibidem)[22]. Enfin, nous pensons qu’au regard des circonstances de l’espèce, le requérant n’a pas eu à supporter une charge individuelle excessive (paragraphe 129 de l’arrêt).
Sur la base de ce raisonnement, nous partageons la conclusion selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 en l’espèce.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES TURKOVIĆ ET MOUROU-VIKSTRÖM
1. Nous ne pouvons respectueusement pas nous rallier à la majorité qui a conclu à une absence de violation de l’article 1 du Protocole no 1.
A. Cadre général d’application et portée de la loi FOCA (Financial Operations of Companies Act 1999 ou Loi sur les opérations financières des sociétés de 1999)
2. Nous estimons que le législateur peut librement déroger au principe de séparation entre la personnalité juridique d’une société et celle de ses associés, mais pas de manière rétroactive, pour des dettes contractées à une époque où la doctrine du voile de la personnalité morale était applicable et certainement pas de manière large et indifférenciée. En pareilles circonstances, les associés doivent pouvoir légitimement s’attendre à ce qu’une levée du voile de la personnalité morale de leur société et une atteinte à leurs droits de propriété ne puissent être ordonnées que dans des cas où l’intérêt public l’exige et si pareille mesure est nécessaire dans une société démocratique. Nous estimons également que seules des circonstances exceptionnelles peuvent justifier une levée du voile de la personnalité morale. Nous n’en avons toutefois identifié aucune dans la présente affaire. Par ailleurs, la loi ne prescrivait pas la mise en balance des intérêts en jeu et les juridictions internes ne se sont pas livrées à un tel exercice.
3. En votant la loi FOCA, entrée en vigueur le 23 juillet 1999, les autorités nationales ont voulu régler le problème de milliers de société dites « dormantes » ou inactives qui, très lourdement endettées, et pour la plupart (92 %) sans force salariale, leur paraissait représenter une menace pour l’économie slovène.
4. Toutefois, ce nouveau texte législatif était destiné à apporter une solution simple et efficace à une situation que l’État avait lui-même laissé se développer et dont il portait par conséquent une part de responsabilité. La loi FOCA a été adoptée en 1989, deux ans avant l’accession à l’indépendance de la Slovénie en 1991. Une fois indépendante et émancipée du système socialiste, la Slovénie a fait le choix de continuer à appliquer cette loi, alors qu’elle n’y était nullement obligée. C’est donc une décision de politique économique prise par l’État nouvellement indépendant. Il est à ce titre important de relever que les problèmes créés par l’application de la loi sont, dans une large mesure, apparus après l’indépendance et n’ont pas été hérités de l’époque socialiste antérieure (la majorité en a jugé différemment, voir le paragraphe 106 de l’arrêt). S’il avait réagi en temps utile, l’État slovène aurait donc pu éviter cette situation ou, à tout le moins, en atténuer fortement les conséquences.
5. En tout état de cause, le législateur pouvait-il implicitement considérer que la transition vers une économie de marché et l’existence, certes problématique, d’une multitude de sociétés « mortes-vivantes » – que l’État a laissé se développer – pouvaient constituer de manière générale et objective, sans analyse au cas par cas, des circonstances exceptionnelles justifiant la levée du voile de la personnalité morale ?
6. D’autres États de l’ex-Yougoslavie eurent eux aussi à faire face au même problème, mais ils n’introduisirent pas de mesures aussi drastiques pour les associés et ils n’eurent pas à en subir de lourdes conséquences. Contrairement à la majorité, nous considérons que la situation en Slovénie ne s’apparentait pas à des circonstances exceptionnelles qui, sous réserve de garanties spécifiques, auraient justifié une levée du voile de la personnalité morale (paragraphe 106, combiné avec les paragraphes 112 et 116 de l’arrêt). En outre, la majorité a omis de préciser ce qu’elle considère comme des circonstances exceptionnelles. Nous considérons que dans le cadre d’affaires où le voile de la personnalité morale est levé afin d’engager de la responsabilité des associés, il est impossible de transposer directement le critère qui avait établi dans l’affaire Agrotexim et autres c. Grèce (24 octobre 1995, § 66, série A no 330‑A), où des actionnaires demandaient à être identifiés à leurs sociétés aux fins de l’établissement de la qualité de « victime » au sens de l’article 34, ce qui leur aurait permis de défendre leurs intérêts devant la Cour européenne des droits de l’homme.
7. Le mécanisme mis en place par la loi FOCA prévoyait que les associés « actifs » (c’est-à-dire ceux détenant 10 % au moins du capital de leur société) devaient en demander la liquidation dans un délai de un an après l’entrée en vigueur de la loi, et qu’à défaut, ils seraient tenus pour responsables des dettes, sur leurs propres deniers. Le nouveau dispositif fut introduit pour éviter des procédures de liquidation longues et coûteuses pour l’État (paragraphe 43 de l’arrêt). Toutefois, cette procédure simplifiée de radiation des sociétés inactives risquait d’empêcher les créanciers de ces sociétés d’obtenir le règlement de leurs créances sur l’actif des sociétés radiées et de protéger ainsi leurs intérêts (paragraphe 52 de l’arrêt). La levée du voile de la personnalité morale fut donc introduite afin de répondre à « l’intérêt général » que représentait la protection des créanciers, alors qu’elle aurait également dû tenir compte des intérêts des associés (paragraphe 50 de l’arrêt). En agissant ainsi, l’État privilégia la protection des intérêts des créanciers au détriment de la protection des intérêts des associés. De fait, il fit donc reposer l’intégralité des coûts de la procédure simplifiée sur les épaules des associés qui, comme les créanciers, n’avaient fait que prendre des décisions commerciales dans les limites des risques inhérents à la gestion d’une entreprise. Les associés furent contraints de payer à cause des orientations de politique générale inadaptées prises par l’État mais aussi des mauvaises décisions prises par eux-mêmes et par les créanciers, et enfin du fait de la situation économique dégradée dans laquelle la Slovénie se trouvait à l’époque. Nous considérons par conséquent que les associés ont eu à supporter une charge excessive dans le cadre de la mise en œuvre des mesures qui visaient à permettre la radiation simplifiée des sociétés inactives.
8. Il s’agit là, à notre sens, d’une disposition manifestement déraisonnable, faisant peser un poids exorbitant sur certains associés du seul fait qu’ils n’ont pas mis en œuvre les procédures de liquidation. Ceux qui ont pris l’initiative des procédures devant conduire à la liquidation sont libérés de toute responsabilité personnelle sur leurs biens propres (paragraphe 42 de l’arrêt). Leur patrimoine se trouve alors à l’abri et protégé par la loi par le seul accomplissement d’une formalité administrative. Il s’agit là d’une sanction très dure qui met en place une punition financière sans véritable limite alors qu’une simple amende et une injonction de payer les frais de liquidation aurait suffi. Il n’était pas nécessaire de prendre une mesure si drastique à l’encontre d’associés qui n’avaient fait aucune utilisation abusive de la personnalité morale de leur société (en d’autres termes, qui ne s’étaient rendus coupables d’aucun délit, qui ne s’étaient pas soustraits à une obligation fiscale, qui n’avaient pas créé une société écran, qui n’avaient pris aucune décision contraire à la politique publique, qui n’avaient pas utilisé la société à des fins contraires aux droits fondamentaux, etc.).
9. Dans le même temps, la levée du voile de la personnalité morale était une mesure destinée à protéger les créanciers de sociétés visées par une procédure de radiation simplifiée. Le degré de protection ainsi accordé aux créanciers pouvait être plus élevé que dans le cadre d’une procédure de liquidation, puisque les associés voyaient leur responsabilité engagée à hauteur de la totalité de leur patrimoine, alors que les sociétés inactives n’avaient souvent aucun actif. La loi FOCA a donc eu pour effet de créer une situation qui avantageait les créanciers au détriment des associés relativement aux dettes contractées avant l’entrée en vigueur de la loi FOCA.
10. En outre, une fois la société radiée, les associés n’avaient plus à leur disposition aucun moyen pour échapper à leur responsabilité personnelle. Celle-ci devenait dans la pratique automatique dès lors qu’il était établi qu’ils détenaient au moins 10 % du capital. Il n’y avait donc aucune possibilité de prendre en compte des circonstances personnelles ou de limiter le montant réclamé. Aucune analyse de la proportionnalité n’avait été sollicitée ni rendue possible par la loi. La loi FOCA rompait ainsi de manière brutale avec le principe selon lequel la charge de la preuve pèse sur les créanciers en matière de levée du voile de la personnalité morale.
11. Le Gouvernement n’est pas parvenu à caractériser, de manière satisfaisante, l’intérêt général qui a prévalu à l’adoption de la loi. Remettre en cause la protection des associés qui se pensaient à l’abri de la structure même de sociétés à responsabilité limitée peut-il être considéré comme une mesure visant à favoriser l’intérêt commun ? Une protection inconditionnelle des créanciers peut-elle être considérée comme une « raison impérieuse d’intérêt général » (paragraphe 50 de l’arrêt) ? La réponse est négative, d’autant plus qu’une analyse de la proportionnalité de la mesure n’est pas prévue par la loi et qu’elle n’a pas été réalisée au plan national où le cas n’a été envisagé que sous l’angle de l’article 6, à défaut de toute analyse au regard de l’article 1 du Protocole no 1. Comme nous l’avons précédemment relevé, l’État avait en sa possession des moyens moins drastiques, soit pour contraindre les associés de bonne foi à mettre en liquidation les sociétés dormantes, soit pour les sanctionner de manière proportionnée pour ne pas l’avoir fait.
12. Nous estimons, contrairement à la majorité, que la loi FOCA ne répondait pas aux exigences de proportionnalité. Elle a conduit à une fragilisation des acteurs de l’économie, notamment des petits investisseurs. Le législateur a mis en place un système qui a créé entre la protection des intérêts des créanciers et la protection des intérêts des associés ayant agi de bonne foi un déséquilibre défavorable à ces derniers. Il l’a d’ailleurs reconnu. La loi FOCA eut en effet une courte durée de vie et fut appliquée pendant un court laps de temps. Elle fut supprimée dès 2011 car jugée injuste pour les associés et, sur le long terme, néfaste pour l’économie (paragraphe 54 de l’arrêt). De fait, elle n’était pas justifiée par l’intérêt général, ou, tout au moins, elle ne ménageait pas un juste équilibre entre l’intérêt général et celui des associés.
13. De fait, les conséquences de son application au patrimoine des associés concernés furent clairement démesurées.
B. L’application de la loi au requérant
14. Les conditions dans lesquelles le requérant a accédé à un poste de responsabilité au sein de la société L.E. sont particulièrement révélatrices. Ayant acquis une participation modeste de 11,11 % du capital en 1992, il fut employé en 1993 au sein du service informatique de l’entreprise. Il ne devint Directeur par intérim que le 23 février 1993, et Directeur général le 23 février 1995, suite à un grave accident ayant causé la mort de deux principaux dirigeants et blessé deux autres actionnaires. Ainsi, ce sont les circonstances dramatiques qui ont conduit le requérant, presque « malgré lui », à des fonctions de direction.
15. Au vu des conditions d’accès du requérant à des responsabilités au sein de la société L.E. et de son profil, nous ne pensons pas, contrairement à l’analyse de la majorité, que le requérant puisse être considéré comme un homme d’affaire averti, au fait des règles de la gestion économique d’une société et des procédures de droit commercial, même s’il est vrai qu’il aurait pu se tenir informé des règles applicables et de ses responsabilités personnelles en cherchant conseil auprès d’un homme de loi. Étant donné, toutefois, que la société ne dégageait aucun bénéfice, on peut se demander s’il avait les moyens de le faire.
16. En 1993, la société des chemins de fer slovènes engagea contre la société L.E. une action civile en paiement d’une créance née bien avant l’entrée du requérant dans la société.
17. Dès 1996, le requérant prit la décision de démissionner de son poste de Directeur général, et ce alors que la société avait acquis le statut de SARL depuis 1995. Il a donc clairement manifesté sa volonté de quitter la société, alors qu’il pouvait légitimement se croire protégé par le voile de la personnalité morale. Son intention n’était pas de dissimuler un quelconque comportement abusif ou de commettre des irrégularités mais de s’extraire de toute position de contrôle. Une erreur de consignation sur les registres de la société a eu pour conséquence de le maintenir au poste de directeur général.
18. En 1997, il initia pour le compte de la société L.E. une procédure de liquidation comme tout associé minoritaire pouvait le faire en vertu des articles 445 et 455 de la loi sur les sociétés de 1993. Toutefois, les frais de publication au Journal officiel ne furent pas réglés, et ce en raison du refus des autres associés de s’acquitter du montant, selon les explications du requérant. Compte tenu de cette explication, qui n’est d’ailleurs pas contredite par le gouvernement, est-il raisonnable d’exiger qu’il s’acquitte seul des frais ? Peut-on considérer qu’il a failli à titre personnel ? La réponse est, selon nous, négative, dans la mesure où l’obligation de paiement doit reposer sur l’ensemble des associés, même si légalement le requérant aurait pu s’en acquitter seul. La responsabilité collective des différentes composantes de la SARL doit être cherchée et non celle unique d’un associé, qui plus est, démissionnaire dès 1995.
19. Par ailleurs, la décision de radiation de la société L.E. n’a pas été notifiée personnellement au requérant, ni à aucun des autres associés, alors qu’il aurait dû être tenu au courant compte tenu des importantes répercussions qui allaient affecter son patrimoine. La notification de la décision de radiation au seul siège de la société L.E. ne peut pas être considérée comme ayant placé le requérant dans une position lui permettant d’être informé et de pouvoir contester la mesure.
20. La levée du voile pour atteindre le patrimoine personnel d’un associé d’une entité à responsabilité limitée a pour objet de sanctionner les abus, les agissements frauduleux, les comportements blâmables d’un associé qui se servirait de la protection pour dissimuler ses turpitudes. Or, il n’est ni prouvé, ni allégué, que le requérant a agi de manière irrégulière en l’espèce. La levée du voile n’est donc destinée qu’à chercher à recouvrer le paiement d’une dette à la création de laquelle il est parfaitement étranger puisqu’il ne détenait aucune participation au sein de la société à l’époque où elle est née. Il n’avait aucun moyen d’influer sur la décision ayant fait naître la dette envers la société des chemins de fer slovènes et s’est trouvé tenu de rembourser une somme de 32 795 euros, étant précisé qu’il n’y aucune limite légale au montant qui peut lui être demandé. Si la dette avait été d’un montant dix ou cent fois supérieur, il aurait été tenu au remboursement intégral, au même titre, et ce sans prise en compte de sa situation personnelle.
21. La levée du voile de la personnalité morale a donc eu des conséquences disproportionnées sur le patrimoine du requérant.
22. Au vu de l’ensemble de ces éléments, nous estimons qu’il y a une violation de l’article 1 du Protocole no 1 (protection de la propriété) de la Convention.
* * *
[1]. Le 8 octobre 1992, cette somme équivalait à environ 32 500 ÉCU. L’unité de compte européenne (ÉCU) fut utilisée par la Communauté européenne avant d’être remplacée, à parité, par l’euro (EUR) le 1er janvier 1999. Le 11 juillet 2006, les ministres des Finances de l’Union européenne ont adopté une décision qui autorisait la Slovénie à rejoindre la zone euro à compter du 1er janvier 2007 et fixait le taux de change applicable dans ce cadre à 239,64 tolars slovènes pour un euro. Selon ce taux de change, le montant en question équivaut à environ 12 500 EUR.
[2]. Selon le taux de change actuel (note de bas de page no 1 ci‑dessus), ce montant équivaut à 1 389 EUR.
[3]. Selon le taux de change actuel (note de bas de page no 1 ci‑dessus), ce montant équivaut à 626 EUR.
[4]. Journal officiel no 42/2001.
[5]. Journal officiel no 10/2002.
[6]. Zakon o podjetjih : loi publiée le 31 décembre 1988 dans le numéro 77/88 du Journal officiel de la République fédérative socialiste de Yougoslavie ; modifications publiées dans les numéros 40/89, 46/90 et 61/90 du Journal officiel de la République fédérative socialiste de Yougoslavie.
[7]. Zakon o gospodarskih družbah : loi publiée le 10 juin 1993 dans le numéro 30/93 du Journal officiel de la République de Slovénie ; une version consolidée fut publiée le 17 février 2005 dans le numéro 15/05 du Journal officiel de la République de Slovénie.
[8]. Selon le taux de change actuel (note de bas de page no 1 ci‑dessus), ces montants équivalent respectivement à 25 038 EUR et 8 763 EUR.
[9]. Zakon o prisilni poravnavi, stečaju in likvidaciji : loi publiée le 17 décembre 1993 dans le numéro 67/93 du Journal officiel de la République de Slovénie ; modifications publiées dans les numéros 39/97 et 52/99 du Journal officiel de la République de Slovénie.
[10]. Selon le taux de change actuel (note de bas de page no 1 ci‑dessus), ce montant équivaut à 3 756 000 EUR.
[11]. Zakon o finančnem poslovanju podjetij : loi publiée le 8 juillet 1999 dans le numéro 54/99 du Journal officiel de la République de Slovénie ; modifications publiées dans les numéros 110/99 et 31/07du Journal officiel de la République de Slovénie.
[12]. Selon le taux de change actuel (note de bas de page no 1 ci‑dessus), ce montant équivaut à environ 352 412 000 EUR.
[13]. Zakon o finančnem poslovanju, postopkih zaradi insolventnosti in prisilnem prenehanju : loi publiée le 31 décembre 2007 dans le numéro 126/07 du Journal officiel de la République de Slovénie ; une version consolidée a été publiée dans le numéro 13/14 du Journal officiel de la République de Slovénie, et des modifications ultérieures ont été publiées dans les numéros 10/15 et 27/16 du Journal officiel de la République de Slovénie.
[14]. Zakon o postopkih za uveljavitev ali odpustitev odgovornosti družbenikov za obveznosti izbrisanih gospodarskih družb : loi publiée le 2 novembre 2011 dans le numéro 87/11 du Journal officiel.
[15]. Zakon o prekinitvi postopkov proti družbenikom izbrisanih družb : loi publiée le 26 avril 2018 dans le numéro 30/18 du Journal officiel.
[16]. La République fédérative socialiste de Yougloslavie regroupait six Républiques – la Bosnie–Herzégovine, la Croatie, la Macédoine, le Monténégro, la Serbie et la Slovénie –, ainsi que deux provinces autonomes, le Kosovo et la Voïvodine. Elle fut dissoute en 1991/1992 (voir l’avis no 11 délivré par la Commission d’arbitrage de la conférence internationale pour la paix en Yougoslavie – la « Commission Badinter »).
[17]. L’article 37(3) de la loi sur les opérations financières des sociétés concernait la radiation des sociétés qui ne s'étaient pas conformées à la loi de 1993 sur les sociétés. La disposition pertinente en l'espèce est plutôt l'article 40(3) de la même loi, qui prévoyait une prise d'effet différée d'un an concernant la radiation des sociétés inactives.
[18]. Fondée il y a plus de 160 ans, la Chambre de commerce et d’industrie de Slovénie regroupe à ce jour 7 000 sociétés de tous types établies dans tout le pays. Cette association professionnelle indépendante, la plus influente de Slovénie, représente les intérêts de ses membres. Il s’agit d’une organisation non gouvernementale sans but lucratif.
[19]. Voir aussi Manuel de la balance des paiements et de la position extérieure globale, sixième édition (MBP6), FMI, 2009.
[20]. Nous ne nous prononçons pas sur la question de savoir dans quelle mesure, en l’absence d’une disposition législative explicite, un principe général du droit permet de lever le voile social d’une société dans l’intérêt de tiers, tels des créanciers. Cette question fut brièvement évoquée dans l’arrêt Barcelona Traction (ibidem, p. 40, § 56, in fine), mais elle n’est pas pertinente en l’espèce.
[21]. Nous disons « en principe », car le législateur est limité par l’obligation de ménager un juste équilibre entre les droits et intérêts en présence (paragraphe 5 ci-dessous).
[22]. Nous parvenons à cette conclusion nonobstant le fait que la Cour constitutionnelle a jugé que la mesure litigieuse contenue dans la loi sur les opérations financières des sociétés ne s’analysait pas en une atteinte aux droits garantis aux actionnaires par l’article 1 du Protocole no 1 (paragraphe 38 de l’arrêt no U-I-135/00 rendu par la Cour constitutionnelle le 9 octobre 2002, mentionné aux paragraphes 48 à 52 du présent arrêt).