Vu le pourvoi, enregistré le 1er août 2012 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présenté par le ministre chargé du budget ; le ministre demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler l'arrêt n° 11NT03076 du 7 juin 2012 par lequel la cour administrative d'appel de Nantes, après avoir annulé le jugement n° 07-900 du 11 février 2009 du tribunal administratif de Caen, a condamné l'Etat à payer à la commune de Cherbourg-Octeville la somme de 928 880 euros, avec intérêts au taux légal à compter du 27 décembre 2006 ;
2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
Vu la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Jean-Marie Deligne, maître des requêtes en service extraordinaire,
- les conclusions de Mme Claire Legras, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Barthélemy, Matuchansky, Vexliard, Poupot, avocat de la commune de Cherbourg-Octeville ;
1. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la commune de Cherbourg-Octeville, estimant que les bases d'imposition à la taxe professionnelle de l'établissement industriel exploité sur le territoire de cette commune par la direction des constructions navales (DCN) avaient été sous évaluées de 1996 à 2001, a présenté à l'administration fiscale, le 22 décembre 2006, une demande tendant au versement d'une indemnité d'un montant correspondant aux recettes fiscales perdues de ce fait ; qu'après le rejet implicite de cette réclamation par le directeur des services fiscaux de la Manche, elle a saisi le tribunal administratif de Caen qui, par un jugement du 11 février 2009, a rejeté sa demande tendant à la condamnation de l'Etat ; que par un arrêt du 16 novembre 2011, le Conseil d'Etat a annulé l'arrêt de la cour administrative d'appel de Nantes du 29 septembre 2010 rejetant l'appel formé par la commune contre le jugement du tribunal administratif de Caen et a renvoyé l'affaire à la cour administrative d'appel de Nantes ; que, par un arrêt du 7 juin 2012, la cour, après avoir écarté l'exception de prescription quadriennale des créances sur l'Etat soulevée par le ministre, a fait partiellement droit aux prétentions de la commune en condamnant l'Etat à lui verser la somme de 928 880 euros, dont 441 898 euros au titre de l'année 2001, majorée des intérêts au taux légal, ceux-ci étant capitalisés pour produire eux-mêmes intérêts ; que le ministre chargé du budget se pourvoit en cassation contre cet arrêt ;
Sur la prescription quadriennale :
2. Considérant qu'aux termes de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 : " Sont prescrites au profit de l'Etat, des départements et des communes (...) toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis " ; qu'aux termes de l'article 3 de la même loi : " La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir (...), ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance (...) " ; que le point de départ de la prescription quadriennale est la date à laquelle la victime est en mesure de connaître l'origine du dommage ou du moins de disposer d'indications suffisantes selon lesquelles ce dommage pourrait être imputable au fait de l'administration ;
3. Considérant que la cour administrative d'appel de Nantes a relevé que l'augmentation importante des bases de la taxe professionnelle déclarées par la DCN en 2002 par rapport aux bases déclarées les années précédentes n'avait été portée à la connaissance de la commune de Cherbourg-Octeville qu'au cours de l'année 2002, lorsque le service des impôts lui a communiqué les bases de la taxe professionnelle due au titre de cette année ; qu'en déduisant de cette circonstance que la commune pouvait, jusqu'en 2002, être légitimement regardée comme ignorant l'existence de la créance qu'elle était susceptible de détenir sur l'Etat du fait d'une sous-évaluation des bases de taxe professionnelle pour les années 1996 à 2001, la cour a porté sur les faits qui lui étaient soumis une appréciation souveraine non arguée de dénaturation ; qu'en en déduisant que la créance dont se prévalait la commune n'était pas prescrite lorsque celle-ci a, le 22 décembre 2006, adressé à l'administration fiscale une demande d'indemnité en réparation des préjudices qu'elle estimait avoir subis du fait des fautes commises par l'administration fiscale à l'occasion de l'établissement et du recouvrement de la taxe professionnelle due par la DCN au titre des années antérieures à l'année 2002, la cour n'a pas commis d'erreur de droit ;
Sur la responsabilité de l'Etat :
4. Considérant qu'une faute commise par l'administration lors de l'exécution d'opérations se rattachant aux procédures d'établissement ou de recouvrement de l'impôt est de nature à engager la responsabilité de l'Etat à l'égard d'une collectivité territoriale ou de toute autre personne publique si elle lui a directement causé un préjudice ; qu'un tel préjudice peut être constitué des conséquences matérielles des décisions prises par l'administration et notamment du fait de ne pas avoir perçu des impôts ou taxes qui auraient dû être mis en recouvrement ; que l'administration peut invoquer le fait du contribuable ou, s'il n'est pas le contribuable, du demandeur d'indemnité comme cause d'atténuation ou d'exonération de sa responsabilité ;
5. Considérant, d'une part, qu'en ce qui concerne les bases de la taxe professionnelle due au titre de l'année 2001, après avoir constaté que le service des impôts s'était abstenu d'engager une procédure de contrôle avant le 31 décembre 2004, date d'expiration du délai de reprise, alors que, par un courrier du 19 juillet 2004, la commune de Cherbourg-Octeville avait attiré son attention sur la très forte augmentation des bases déclarées par la DCN, qui révélait, selon elle, une insuffisance de déclaration au titre des années précédentes, et qu'elle lui avait expressément demandé de procéder à la rectification des bases de la taxe professionnelle due au titre de l'année 2001, la cour a pu en déduire, sans commettre d'erreur de qualification juridique des faits, que l'administration fiscale avait commis une faute de nature à engager sa responsabilité à l'égard de la commune ;
6. Considérant, d'autre part, qu'en ce qui concerne les années antérieures, qui étaient prescrites à la date de la demande présentée par la commune, la cour a jugé, en se fondant uniquement sur l'existence de deux litiges qui avaient opposé l'administration fiscale et la DCN " sur des impositions des années 1980 ", que l'administration, en ne procédant pas à une vérification des bases d'imposition à la taxe professionnelle de la DCN, avait commis une faute de nature à engager sa responsabilité ; qu'en statuant ainsi, la cour a inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis ;
Sur le montant du préjudice subi par la commune au titre de l'année 2001:
7. Considérant qu'en vertu des règles gouvernant l'attribution de la charge de la preuve devant le juge administratif, applicables sauf loi contraire, s'il incombe, en principe, à chaque partie d'établir les faits nécessaires au succès de sa prétention, les éléments de preuve qu'une partie est seule en mesure de détenir ne sauraient être réclamés qu'à celle-ci ;
8. Considérant qu'après avoir constaté que la forte variation de la valeur locative des matériels et outillages déclarés au titre de 2001 et 2002 était principalement due à la circonstance que la valeur locative avait été irrégulièrement déclarée hors taxe par la DCN jusqu'en 2001, puis régulièrement déclarée taxe sur la valeur ajoutée comprise à compter de 2002, la cour a jugé que le ministre n'établissait pas que la DCN n'aurait pas déclaré hors taxe, jusqu'en 2001, la totalité des immobilisations et des loyers des équipements et biens immobiliers pris en location, pour en déduire que le préjudice subi par la commune au titre de l'année 2001, constitué de sa perte de recettes, était égal au produit du taux de la taxe professionnelle alors en vigueur par le montant de la taxe sur la valeur ajoutée calculée sur la valeur des matériels et outillages utilisés par la DCN, après application de l'abattement de 16 % prévu par l'article 1472 A bis du code général des impôts alors en vigueur ; qu'en statuant ainsi, la cour n'a ni méconnu les règles qui gouvernent la charge de la preuve, ni entaché son arrêt de dénaturation des faits ;
9. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que l'arrêt de la cour administrative d'appel de Nantes doit être annulé en tant seulement qu'il retient la responsabilité des services fiscaux au titre des années antérieures à 2001 ;
10. Considérant que, par application des dispositions du second alinéa de l'article L. 821-2 du code de justice administrative, il y a lieu de statuer définitivement sur l'affaire, en tant qu'elle concerne la responsabilité de l'Etat au titre des années antérieures à 2001 ;
11. Considérant qu'à la date du courrier du 19 juillet 2004 par lequel la commune de Cherbourg-Octeville a attiré l'attention des services fiscaux sur une possible sous-évaluation des bases d'imposition à la taxe professionnelle de la DCN, les bases déclarées au titre d'années antérieures à 2001 ne pouvaient plus faire l'objet de rehaussements ; que la circonstance que les services fiscaux n'aient pas spontanément engagé, avant l'expiration du délai de reprise, une vérification des bases déclarées par la DCN de 1996 à 2000 au titre de son établissement de Cherbourg-Octeville n'est pas, à elle seule, de nature à caractériser une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat, en l'absence de circonstances particulières qui, alors même que la taxe professionnelle est un impôt déclaratif, auraient dû nécessairement conduire l'administration à engager une vérification et à procéder à un rehaussement des bases d'imposition ; que l'existence de litiges portant sur les cotisations de taxe professionnelle dues par la DCN au titre d'années plus anciennes, invoquée par la commune, ne constitue pas une telle circonstance particulière ;
12 Considérant qu'il résulte de ce qui précède, et sans qu'il soit besoin de se prononcer sur l'exception de prescription quadriennale opposée par le ministre, que la commune de Cherbourg-Octeville n'est pas fondée à se plaindre de ce que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Caen a rejeté sa demande, en tant qu'elle portait sur la responsabilité de l'Etat au titre des années 1996 à 2000 ;
13. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de mettre à la charge de l'Etat le versement à la commune de Cherbourg-Octeville la somme de 2 000 euros au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ;
D E C I D E :
--------------
Article 1er : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Nantes du 7 juin 2012 est annulé en tant qu'il condamne l'Etat à indemniser la commune de Cherbourg-Octeville du préjudice invoqué au titre des années 1998, 1999 et 2000 et annule le jugement du tribunal administratif de Caen en tant qu'il statue sur le même préjudice.
Article 2 : Le surplus des conclusions du pourvoi du ministre est rejeté.
Article 3 : La requête de la commune de Cherbourg-Octeville devant la cour administrative d'appel de Nantes est rejetée en tant qu'elle porte sur le préjudice mentionné à l'article 1er.
Article 4 : L'indemnité mise à la charge de l'Etat, avant application des intérêts, est réduite de 928 880 euros à 441 898 euros.
Article 5 : L'Etat versera à la comme de Cherbourg-Octeville la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 6 : La présente décision sera notifiée au ministre des finances et des comptes publics et à la commune de Cherbourg-Octeville.