Cour constitutionnelle
Arrêt n° 172/2023
du 14 décembre 2023
Numéro du rôle : 7904
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 35 de l’ordonnance de la Commission communautaire commune du 25 avril 2019 « réglant l’octroi des prestations familiales », posée par le Tribunal du travail francophone de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt et K. Jadin, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par jugement du 20 décembre 2022, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 27 décembre 2022, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 35 de l’ordonnance du 25 avril 2019 de la Commission communautaire commune réglant l’octroi des prestations familiales (ci-après ‘ l’ordonnance ’) en ce qu’il impute 10 € entre le 1er janvier 2020 et le 31 décembre 2025 sur le montant des allocations familiales de 150 €, 160 € et 170 € prévus à l’article 7 de l’ordonnance pour tous les enfants nés avant la date d’entrée en vigueur de l’ordonnance,
viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution lus, le cas échéant, en combinaison avec l’article 23 de la Constitution et l’obligation de standstill :
en ce que cette réduction de 10 € est appliquée de façon identique à des enfants se trouvant pourtant dans des situations différentes par application de l’article 39 de l’ordonnance, à savoir d’une part aux enfants ayant basculé dès le 1er janvier 2020 dans le nouveau régime des allocations familiales leur étant plus favorable que le précédent et d’autre part aux enfants ayant basculé dans le nouveau régime des allocations familiales entre le 1er janvier 2020 et le
2
31 décembre 2025 en raison d’un changement d’allocataire alors que ce régime leur est moins favorable ? ».
Iriscare, assisté et représenté par Me M. Kaiser, Me M. Verdussen et Me C. Jadot, avocats au barreau de Bruxelles, a introduit un mémoire.
Par ordonnance du 18 octobre 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs M. Pâques et Y. Kherbache, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 8 novembre 2023 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 8 novembre 2023.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Par un arrêt du 23 juin 2021, la Cour d’appel de Bruxelles juge qu’à partir du 1er juillet 2021, H.A. percevra les allocations familiales pour ses quatre enfants. Auparavant, ces allocations familiales étaient versées à son ex-
mari, qui est le père des enfants, et dont H.A. est divorcée depuis le 4 avril 2018. En juin 2021, son ex-mari a perçu 964,14 euros à titre d’allocations familiales. Le 7 juillet 2021, H.A. introduit une demande d’allocations familiales chez Famiris, qui répond favorablement à sa demande. En septembre 2021, elle reçoit 601,80 euros à titre d’allocations familiales.
H.A. introduit un recours devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles afin de percevoir le même montant que celui qui était versé à son ex-mari. Par un jugement du 20 décembre 2022, ce Tribunal constate que la différence entre les montants versés découle, d’une part, du transfert de la compétence des allocations familiales et, d’autre part, du système établi, dans ce cadre, par l’ordonnance de la Commission communautaire commune du 25 avril 2019 « réglant l’octroi des prestations familiales » (ci-après : l’ordonnance du 25 avril 2019). Cette ordonnance prévoit que le montant déterminé en vertu du régime antérieur, fixé par l’autorité fédérale, est maintenu lorsqu’il est supérieur à celui qui est fixé par l’ordonnance du 25 avril 2019, étant entendu que ce régime transitoire cesse de produire ses effets, notamment, à l’occasion d’un changement d’allocataire, ce qui est le cas pour la partie demanderesse devant la juridiction a quo. Par ailleurs, en ce qui concerne les enfants nés avant le 1er janvier 2020, l’ordonnance du 25 avril 2019, qui s’applique à la partie demanderesse devant la juridiction a quo à la suite du changement d’allocataire, prévoit que le montant de base des allocations familiales est réduit de dix euros entre le 1er janvier 2020 et le 31 décembre 2025.
Selon la juridiction a quo, la partie demanderesse subit dans une certaine mesure une « double peine », dès lors qu’à la suite du changement d’allocataire, le montant des allocations perçus est non seulement inférieur à celui qui était applicable en vertu du régime fédéral antérieur, mais il fait en outre l’objet de la réduction précitée jusqu’au 31 décembre 2025. Cette juridiction s’interroge dès lors sur la compatibilité du système de réduction du montant des allocations familiales, prévu par l’article 35 de l’ordonnance du 25 avril 2019, avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 23 de la Constitution.
3
III. En droit
-A-
A.1. À titre préalable, Iriscare, l’Office bicommunautaire de la santé, de l’aide aux personnes et des prestations familiales en Région de Bruxelles-Capitale, précise que la question préjudicielle est limitée à l’article 35 de l’ordonnance du 25 avril 2019. Il rappelle qu’il n’appartient pas à la Cour d’apprécier si un système de sécurité sociale est équitable, mais uniquement d’examiner si le législateur a traité de manière discriminatoire des catégories de personnes comparables. Par ailleurs, il appartient en principe au législateur, lorsqu’il décide d’introduire une nouvelle réglementation, d’évaluer s’il convient de prévoir des mesures transitoires. Il n’y a violation du principe d’égalité et de non-discrimination que si le régime transitoire donne lieu à une différence de traitement injustifiée ou s’il est porté une atteinte excessive au principe de la confiance légitime.
A.2.1. Iriscare constate que la question préjudicielle invite la Cour à comparer, d’une part, l’enfant qui perçoit des allocations familiales sur la base du régime prévu par l’ordonnance du 25 avril 2019 parce que celui-
ci est plus favorable que le régime fédéral antérieur, ce qui entraîne la réduction de dix euros sur le montant des allocations familiales versées pendant la période du 1er janvier 2020 au 31 décembre 2025, et, d’autre part, l’enfant qui, après avoir continué à bénéficier d’allocations calculées sur la base du régime fédéral antérieur parce que celui-ci est plus favorable que le régime prévu par l’ordonnance du 25 avril 2019, se voit appliquer ce second système, moins avantageux, à la suite d’un changement d’allocataire, mais aussi la réduction de dix euros précitée.
A.2.2. Iriscare soutient que cette comparaison n’est pas pertinente au regard de la disposition en cause, qui vise à assurer l’équilibre budgétaire pour les enfants qui basculent dans le régime prévu par l’ordonnance du 25 avril 2019, c’est-à-dire lorsqu’ils ne bénéficient pas, ou plus, du régime transitoire. Le fait de recevoir un montant plus ou moins favorable par rapport à celui qui était perçu antérieurement ainsi que le motif du basculement dans le nouveau régime sont des éléments étrangers à l’objectif poursuivi. Partant, il n’existe pas de lien de pertinence entre les catégories visées par la question préjudicielle et la disposition en cause. En réalité, tous les enfants sont traités de manière identique dans le cadre de cette disposition, de sorte qu’il n’existe aucune discrimination.
A.2.3. Par ailleurs, selon Iriscare, les termes de la comparaison sont erronés dès lors qu’il est difficile de déterminer si un régime est plus ou moins favorable pour l’enfant à partir du moment où l’allocataire change. Le problème du recul significatif des droits des personnes qui relèvent du champ d’application de l’ordonnance du 25 avril 2019 est réglé par l’application des suppléments sociaux, dont ne peut pas bénéficier la partie demanderesse devant la juridiction a quo. En outre, cette partie ne démontre pas que la diminution du montant des allocations lui cause des difficultés financières et lui fait courir le risque de perdre des droits sociaux.
A.3.1. À titre subsidiaire, Iriscare estime que le traitement identique des catégories de personnes visées par la question préjudicielle repose sur un critère objectif, à savoir l’existence d’une cause objective de justification à ne pas être maintenu dans le régime antérieur transitoire et dérogatoire au droit commun. Plus précisément, il s’agit du fait de ne pas remplir les conditions pour bénéficier des mesures transitoires prévues par l’article 39 de l’ordonnance du 25 avril 2019 et d’être né avant le 1er janvier 2020. Le critère précité n’est pas laissé à l’appréciation subjective des autorités.
A.3.2. En outre, Iriscare précise que ce critère est pertinent au regard de l’objectif poursuivi par la disposition en cause, à savoir la préservation de l’équilibre budgétaire à l’occasion du transfert de la compétence des allocations familiales dans le cadre de la sixième réforme de l’État. Le fait de basculer dans le nouveau système en raison d’une cause objective de justification à ne pas être maintenu dans le régime transitoire est pertinent, que ce soit en raison du caractère plus favorable des montants perçus ou en raison d’un changement d’allocataire. Cette seconde raison, qui relève de la modification d’un des éléments constitutifs du droit acquis, est un des motifs de discontinuité entraînant la fin d’un régime transitoire. En réalité, le fait d’avoir bénéficié pendant un certain temps des dispositions transitoires entraînant un montant plus favorable démontre la nécessité qui sous-tend la disposition en cause, c’est-à-dire garantir sur le plan budgétaire que la réforme des allocations familiales puisse aussi s’appliquer aux enfants nés avant le 1er janvier 2020.
4
A.4.1. Enfin, Iriscare allègue que la mesure prévue par la disposition en cause est proportionnée à l’objectif poursuivi.
A.4.2. En ce qui concerne les articles 10 et 11 de la Constitution lus isolément, Iriscare considère que la diminution de dix euros sur le montant des allocations familiales n’a pas d’effets disproportionnés dès lors que celle-ci ne s’applique que pour une durée déterminée. En outre, le législateur dispose d’un large pouvoir d’appréciation en matière socio-économique. Par ailleurs, depuis la sixième réforme de l’État, les entités fédérées disposent de la liberté de fixer les conditions d’accès au régime d’allocations familiales, qui peuvent différer de celles des autres entités. En réalité, la disposition en cause ne constitue qu’un ajustement circonstancié du taux de base des allocations familiales pour tous les enfants nés avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 25 avril 2019, afin de garantir sa mise en place sur le plan budgétaire et le caractère soutenable des dispositions transitoires dont la famille de la partie demanderesse devant la juridiction a quo a bénéficié. Iriscare précise également que la Commission communautaire commune a souhaité garantir le degré de protection existant la veille de la date d’entrée en vigueur de l’ordonnance du 25 avril 2019, sauf dans le cas où celle-ci permet l’octroi d’un montant plus favorable ou dans le cas d’un changement d’allocataire. Le régime transitoire prévu par l’article 39 de cette ordonnance préserve les droits acquis, dès lors que les éléments constitutifs de ceux-ci sont figés pendant une période de référence, ce qui permet de respecter le principe de la confiance légitime. À l’inverse, il ne serait plus possible de garantir ce principe s’il était possible de remettre en cause rétroactivement et de manière illimitée dans le temps un des éléments constitutifs ayant déterminé les droits acquis. Par ailleurs, selon Iriscare, s’il avait été possible qu’un législateur décide de tenir compte du fait qu’un enfant perçoive moins que par le passé en raison du changement d’allocataire, le débat aurait été reporté à d’autres enfants pour lesquels on ne tiendrait pas non plus compte de ce dont ils auraient bénéficié sous l’ancien régime.
Il y a donc lieu de conclure à la proportionnalité du système, de manière similaire à ce que la Cour a jugé par son arrêt n° 198/2019 du 5 décembre 2019 (ECLI:BE:GHCC:2019:ARR.198) à propos du régime d’allocations familiales prévu par l’autorité flamande. Lorsqu’un législateur prévoit un régime transitoire onéreux, il doit prévoir des conditions au maintien de ce système, afin d’atténuer le coût de la transition et de maintenir les droits acquis.
Cependant, il est également logique que le régime transitoire prenne fin à un certain moment, en l’espèce dès lors qu’un des éléments du système se modifie dans les faits. Enfin, Iriscare souligne le fait que le montant des allocations familiales peut être majoré au moyen des suppléments sociaux prévus par les articles 9 et suivants de l’ordonnance du 25 avril 2019, auxquels la partie demanderesse devant la juridiction a quo ne peut toutefois pas prétendre en l’espèce.
A.4.3. En ce qui concerne les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 23 de la Constitution, Iriscare considère que le recul du degré de protection du droit concerné est limité dès lors que la diminution n’est que de dix euros par mois, qu’elle ne vise que le taux de base des allocations familiales et qu’elle ne s’applique que jusqu’au 31 décembre 2025.
Dans l’hypothèse où le recul précité devait tout de même être qualifié de significatif, il y aurait lieu de considérer que la mesure est justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général, à savoir le maintien de l’équilibre budgétaire dans la réforme du secteur des allocations familiales. En outre, il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur l’opportunité de l’ampleur des moyens que le législateur entend consacrer dans son budget à une politique déterminée, ainsi qu’elle l’a jugé par son arrêt n° 195/2019 du 5 décembre 2019
(ECLI:BE:GHCC:2019:ARR.195) à propos du régime d’allocations familiales prévu par la Région wallonne.
-B-
B.1.1. La question préjudicielle porte sur l’article 35 de l’ordonnance de la Commission communautaire commune du 25 avril 2019 « réglant l’octroi des prestations familiales » (ci-
après : l’ordonnance du 25 avril 2019), qui dispose :
5
« Pour les enfants nés avant la date d’entrée en vigueur de la présente ordonnance, à l’égard de la période comprise entre cette date d’entrée en vigueur et le 31 décembre 2025, les montants de 150, 160 et 170 euros prévus à l’article 7, sont diminués, chacun, de 10 euros ».
Cette disposition prévoit une réduction systématique de dix euros des montants de base des allocations familiales dus sur la base de cette ordonnance, jusqu’au 31 décembre 2025, pour les enfants bénéficiaires nés avant le 1er janvier 2020.
B.1.2. L’exposé des motifs de l’ordonnance du 25 avril 2019 précise à cet égard :
« Les montants de base des allocations familiales, à l’égard des enfants nés avant la date d’entrée en vigueur de l’ordonnance, soit le 1er janvier 2020, sont diminués de 10 euros jusqu’au 31 décembre 2025. Ce phasage est établi afin de ne pas compromettre l’équilibre financier du système mis en place par l’ordonnance, dans les premières années de son application » (Doc. parl., Assemblée réunie de la Commission communautaire commune, 2018-2019, B-160/1, p. 7).
Et
« Cette manière progressive de procéder ne constitue pas une nouveauté en matière d’octroi des prestations familiales. Elle fut, par exemple, utilisée lors de la réforme ayant eu pour objet le paiement des allocations familiales dues en faveur des enfants présentant une affection (article 63 LGAF). Ces enfants ont été soumis au nouveau système d’évaluation et donc, d’octroi des allocations familiales, tranche d’âges par tranche d’âges.
Cette solution est apparue raisonnable et proportionnée. Elle a été considérée, en tout cas, comme plus adaptée qu’une mesure de saut d’index qui aurait été opérée avant la reprise de la gestion et du paiement par la Cocom et aurait pu permettre d’équilibrer les comptes à partir de 2020. Cette dernière option a été écartée puisqu’elle aurait eu pour effet de toucher indistinctement tous les enfants bénéficiaires – et donc ceux appartenant aux catégories les plus fragilisées – avant le 1er janvier 2020. Le système retenu, au contraire, compte tenu de la mesure de droits acquis […], a pour effet d’être, pour un temps limité, moins favorable aux familles entrant dans le système à dater du 1er janvier 2020, pour des enfants nés avant cette date. Ces familles, compte tenu de ce contexte, ne sont pas à considérer comme porteuses d’attentes légitimes qui seraient mises à mal lors de l’entrée en vigueur de la réforme » (ibid., pp. 8-9).
Le rapport de Commission ajoute :
6
« Dans la mesure où il s’agit d’octroyer systématiquement, au moment du basculement, le montant le plus élevé, ce système de transition est évidemment plus coûteux. Il n’était pas question pour nous de sacrifier le taux de base élevé pour un système de transition. Cela reviendrait à pénaliser tous les enfants à naître pour préserver les enfants déjà nés au moment de la transition.
Une solution permettant de limiter les coûts du système avec basculement tout en ménageant le taux de base a été d’introduire un modèle de transition pour les enfants nés avant le 1er janvier 2020.
La comparaison entre l’ancien et le nouveau système, pour ces enfants, ne se fait pas sur la base du modèle 150-160-170, mais sur un modèle 140-150-160, et ce jusqu’en 2025 inclus.
Ce phasage est établi afin de garantir l’équilibre financier du système mis en place, dans les premières années de son application » (Doc. parl., Assemblée réunie de la Commission communautaire commune, 2018-2019, B-160/2, pp. 6-7).
Et
« La décision d’octroyer le montant de base le plus élevé possible eu égard au budget disponible est un choix politique. Le régime des droits acquis maintient le niveau de protection sociale des familles bruxelloises qui, avant le 1er janvier 2020, bénéficiaient d’allocations familiales plus élevées. Si l’ancien système est plus avantageux, les allocataires continueront de percevoir ce montant.
Une diminution du montant de base de 10 euros pour les enfants nés avant le 1er janvier 2020 engendrera une économie de 30 millions d’euros en 2020 (ce modèle permet d’économiser 40 millions d’euros alors que le montant des droits acquis augmente de 10 millions d’euros). Etant donné que seuls les enfants nés en 2020 ont droit au montant de 150 euros, ce qui génère un surcoût de 2 millions d’euros, ce sont presque exclusivement les montants du modèle transitoire qui seront octroyés. Ce montant de 2 millions d’euros est calculé comme suit : nombre d’enfants nés par années à Bruxelles (environ 1.100) x 150 x 12.
Davantage de familles seraient avantagées par le régime fédéral actuel si une économie supplémentaire avait été faite sur le montant de base, ce qui augmenterait la différence entre les deux modèles et donc le montant total des droits acquis » (ibid., pp. 28-29).
B.2. La question préjudicielle porte sur la compatibilité de l’article 35 de l’ordonnance du 25 avril 2019 avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 23 de la Constitution, en ce que la réduction de dix euros appliquée sur le montant de base des allocations familiales s’applique de manière identique aux enfants nés avant le 1er janvier 2020, dont certains se trouvent dans des situations différentes par application de l’article 39 de l’ordonnance précitée.
7
B.3.1. L’article 39 de l’ordonnance du 25 avril 2019 établit un régime transitoire entre le système des allocations familiales instauré par la loi générale du 19 décembre 1939 relative aux allocations familiales (ci-après : la LGAF) et par la loi du 20 juillet 1971 « instituant des prestations familiales garanties » (ci-après : la loi du 20 juillet 1971) et le régime des allocations familiales institué par l’ordonnance du 25 avril 2019.
B.3.2. Concrètement, en vertu de cette disposition, le montant des allocations familiales qu’un allocataire a perçu dans le régime de la LGAF et de la loi du 20 juillet 1971 au mois de décembre 2019 est comparé au montant des allocations familiales auquel le même allocataire a droit sur la base de l’ordonnance du 25 avril 2019 en tenant compte des montants diminués fixés à l’article 35 de cette ordonnance. S’il apparaît, au terme de cette comparaison, que le montant des allocations familiales dû à un allocataire pour décembre 2019 dans le régime de la LGAF et de la loi du 20 juillet 1971 est supérieur à celui qui résulte de l’application de l’ordonnance du 25 avril 2019, l’allocataire continuera à percevoir les allocations familiales sur la base de l’ancien système des prestations familiales.
Conformément à l’article 39, alinéa 2, 1°, de l’ordonnance du 25 avril 2019, le régime transitoire n’est plus applicable en cas de changement d’allocataire, comme c’est le cas pour la partie demanderesse devant la juridiction a quo. Dans cette hypothèse, le montant des allocations familiales est calculé sur la base de l’ordonnance du 25 avril 2019, même s’il est inférieur au montant perçu par l’allocataire précédent en vertu du régime de la LGAF et de la loi du 20 juillet 1971.
B.4.1. La question préjudicielle invite la Cour à examiner l’identité de traitement de deux catégories d’enfants qui relèvent du champ d’application de la disposition en cause, à savoir ceux qui ont basculé dès le 1er janvier 2020 dans le régime des allocations familiales prévu par l’ordonnance du 25 avril 2019 parce que celui-ci était plus favorable que le régime de la LGAF
et de la loi du 20 juillet 1971, d’une part, et ceux qui ont basculé dans le régime des allocations familiales prévu par l’ordonnance du 25 avril 2019 à la suite d’un changement d’allocataire alors que celui-ci est moins favorable, d’autre part.
8
B.4.2. Il ressort des motifs du jugement de renvoi que la Cour est uniquement interrogée sur l’article 35 de l’ordonnance du 25 avril 2019, « lu en combinaison avec l’article 39 » de la même ordonnance, et non sur la constitutionnalité de cette dernière disposition considérée isolément, dès lors que la juridiction a quo a explicitement limité la portée de la question à cette disposition et a explicitement refusé de saisir la Cour au sujet de l’article 39 de l’ordonnance du 25 avril 2019.
B.5. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée. Ce principe s’oppose, par ailleurs, à ce que soient traitées de manière identique, sans qu’apparaisse une justification raisonnable, des catégories de personnes se trouvant dans des situations qui, au regard de la mesure critiquée, sont essentiellement différentes.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-
discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.6.1. Selon Iriscare, la comparaison entre les catégories de personnes visées par la question préjudicielle ne serait pas pertinente au regard de la disposition en cause. Par ailleurs, ces catégories de personnes se trouveraient dans des situations similaires, de sorte que le traitement identique ne saurait être constitutif d’une discrimination.
B.6.2. La question préjudicielle précise que la Cour est interrogée sur la constitutionnalité de l’identité de traitement – à savoir la réduction de dix euros jusqu’au 31 décembre 2025 du montant des allocations familiales prévu à l’article 7 de l’ordonnance du 25 avril 2019 pour tous les enfants nés avant la date de l’entrée en vigueur de l’ordonnance – d’enfants « se trouvant pourtant dans des situations différentes par application de l’article 39 de l’ordonnance ».
9
B.6.3. Les catégories de personnes visées se trouvent dans des situations essentiellement différentes au regard de la disposition en cause, dès lors que, d’une part, le motif de basculement dans le régime des allocations familiales prévu par l’ordonnance du 25 avril 2019 diffère pour chacune d’entre elles et que, d’autre part, par l’effet de ce basculement, le montant des allocations perçues augmente pour l’une alors qu’il diminue pour l’autre.
B.7. La Cour doit examiner si cette identité de traitement de catégories de personnes se trouvant dans des situations essentiellement différentes au regard de la disposition en cause est raisonnablement justifiée.
B.8. En matière socio-économique, le législateur dispose d’un large pouvoir d’appréciation. Il n’appartient à la Cour de sanctionner le choix politique posé par le législateur ordonnantiel et les motifs qui le fondent que s’ils sont dépourvus de justification raisonnable.
B.9. Il ressort des travaux préparatoires cités en B.1.2 que par la disposition en cause, le législateur ordonnantiel souhaitait ne pas compromettre l’équilibre budgétaire du système d’allocations familiales mis en place par l’ordonnance du 25 avril 2019 dans les premières années de son application. Il s’agit d’un objectif légitime.
B.10.1. Les travaux préparatoires mettent, en outre, en évidence que la disposition en cause a vocation à viser les enfants appartenant à des familles pour lesquelles le nouveau régime d’allocations familiales est, par hypothèse, plus avantageux que le régime institué par la LGAF
et la loi du 20 juillet 1971 et qui ont basculé dans ce nouveau régime le 1er janvier 2020.
En séance plénière, un membre a affirmé à cet égard :
« Même si pendant cinq ans, les enfants nés avant 2020 percevront 10 euros de moins que le montant de base, ce modèle constitue le meilleur moyen pour trouver un équilibre budgétaire et assurer la viabilité du système. Aucune famille n'est perdante puisque le système prévoit le paiement du différentiel au cas où l’ancien montant s'avère plus avantageux que le nouveau »
(C.R.I., Assemblée réunie de la Commission communautaire commune, 2018-2019, 5 avril 2019, n° 20, p. 18).
10
B.10.2. Partant, le législateur ordonnantiel a souhaité, par la disposition en cause, imputer le coût du régime transitoire établi par l’article 39 de l’ordonnance du 25 avril 2019 sur les enfants appartenant à des familles pour lesquelles le nouveau régime apparaît plus favorable au 1er janvier 2020. Ces familles ne peuvent pas être considérées comme étant « porteuses d’attentes légitimes qui seraient mises à mal lors de l’entrée en vigueur de la réforme » (Doc.
Parl., Assemblée réunie de la Commission communautaire commune, 2018-2019, B-160/2, pp. 8-9).
B.11. La réduction de dix euros du montant des allocations familiales de base prévue par la disposition en cause constitue une mesure qui peut contribuer au maintien de l’équilibre budgétaire d’une réforme en matière d’allocations familiales sans porter atteinte aux droits déjà acquis.
B.12.1. La disposition en cause n’est toutefois pas raisonnablement justifiée si elle est appliquée à l’égard des enfants qui appartiennent à des familles, qui, au 1er janvier 2020, ont continué de bénéficier des allocations calculées sur la base du régime institué par la LGAF et la loi du 20 juillet 1971, parce que celui-ci était plus favorable, et qui, par l’effet d’un changement d’allocataire, perçoivent ensuite un montant moins favorable, calculé sur la base de l’ordonnance du 25 avril 2019.
B.12.2. Il ressort en effet de ce qui est dit en B.10.2, que le législateur ordonnantiel a souhaité imputer le coût du régime transitoire prévu par l’article 39 de l’ordonnance du 25 avril 2019 sur les enfants appartenant à des familles pour lesquelles le nouveau régime apparaît plus favorable au 1er janvier 2020 et dont les attentes légitimes ne sont pas mises à mal par l’entrée en vigueur de l’ordonnance. Dès lors, à l’égard des enfants qui appartiennent à des familles qui ont basculé dès le 1er janvier 2020 dans le régime prévu par l’ordonnance du 25 avril 2019 au motif qu’il était plus favorable, la disposition en cause réduit un bénéfice par rapport au montant perçu dans le régime antérieur.
B.12.3. La disposition en cause produit, en revanche, des effets disproportionnés à l’égard des enfants de la seconde catégorie, ayant basculé, entre le 1er janvier 2020 et le 31 décembre 2025, en raison d’un changement d’allocataire, dans le nouveau régime des allocations familiales, par hypothèse moins favorable, puisqu’elle revient à ajouter une diminution à la perte qui est subie par rapport à l’ancienne situation.
11
B.12.4. En outre, les enfants de la seconde catégorie contribuent déjà à l’objectif d’équilibre budgétaire. En effet, le montant des allocations familiales auquel les enfants de cette famille ont droit, au moment du changement d’allocataire, est par hypothèse moins avantageux que celui auquel ils avaient droit sur la base du régime institué par la LGAF et la loi du 20 juillet 1971.
B.12.5. L’identité de traitement des deux catégories d’enfants qui relèvent du champ d’application de la disposition en cause, à savoir ceux qui ont basculé dès le 1er janvier 2020
dans le régime des allocations familiales prévu par l’ordonnance du 25 avril 2019 parce que celui-ci était plus favorable que le régime de la LGAF et de la loi du 20 juillet 1971, d’une part, et ceux qui ont basculé dans le régime des allocations familiales prévu par l’ordonnance du 25 avril 2019 à la suite d’un changement d’allocataire alors que celui-ci est moins favorable, d’autre part, n’est pas raisonnablement justifiée.
B.13. L’article 35 de l’ordonnance du 25 avril 2019 n’est pas compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’il s’applique aux enfants qui, au 1er janvier 2020, ont continué de bénéficier des allocations calculées sur la base du régime institué par la LGAF
et la loi du 20 juillet 1971, parce que celui-ci leur était plus favorable que le système prévu par l’ordonnance du 25 avril 2019, et qui, par l’effet d’un changement d’allocataire, ont perçu ensuite un montant moins favorable calculé sur la base de cette ordonnance.
12
Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
En ce qu’il s’applique aux enfants qui, au 1er janvier 2020, ont continué de bénéficier des allocations calculées sur la base du régime institué par la loi générale du 19 décembre 1939
relative aux allocations familiales et la loi du 20 juillet 1971 « instituant des prestations familiales garanties », et qui, par l’effet d’un changement d’allocataire, ont perçu ensuite un montant moins favorable, l’article 35 de l’ordonnance de la Commission communautaire commune du 25 avril 2019 « réglant l’octroi des prestations familiales » viole les articles 10 et 11 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 14 décembre 2023.
Le greffier, Le président,
F. Meersschaut P. Nihoul